Plus fort que la haine
X
Quelques jours après, elle trouva dans son courrier une enveloppe furieusement parfumée, portant son adresse en caractères d'un demi-centimètre de haut, ce qui est, pour les élégantes d'aujourd'hui, l'écriture à la mode et la solution de ce problème: dire le moins de choses possible dans une page.
L'enveloppe contenait un morceau de carton gris perle, rayé de larges bandes d'argent, avec un chiffre à peu près invisible à l'oeil nu. En revanche, on aurait pu lire à cinq pas les lignes suivantes:
«Excusez-moi, madame, si je vous dérange à titre de voisine de campagne, quêtant pour les pauvres. Une de mes amies, la duchesse de Lautaret, organise en face de nous, à Meillerie, des régates de bienfaisance; moi-même je m'occupe de fréter un vapeur pour transporter là-bas les habitants de notre rive qui veulent bien payer leur ticket un peu trop cher. Vous devinez où ira le bénéfice. J'ai déjà recruté quelques passagers, et serais très heureuse si je pouvais porter votre nom et celui de M. de Sénac sur ma liste. Tout cela n'est guère correct, je l'avoue; mais il s'agit de nos pauvres compatriotes de Savoie, et nous sommes en Suisse, terre de la liberté.
»Votre voisine et servante,
»MAGDELAINE CHANDOLIN.»
Thérèse passa le billet à son mari d'un côté de la table à l'autre—ils étaient à déjeuner—et parut s'absorber complètement dans la lecture d'une autre lettre; mais sa main tremblait un peu.
—Quelle écriture! quel papier! quel chiffre! dit Albert, extrêmement ennuyé de voir le sujet scabreux ramené sur le tapis. Jusqu'à cette manière prétentieuse d'écrire son prénom: Ma-gue-de-laine!
—C'est la forme hébraïque, nota sérieusement Thérèse, tout en continuant sa propre lecture.
Albert se leva de table et se mit à marcher de long en large, raisonnant tout haut:
—Évidemment, notre étourdie de cousine a mis en train ses manoeuvres diplomatiques sans attendre ma réponse. Vous ne supposez point, j'imagine, qu'il y a eu nouvel échange de correspondance entre nous; encore moins que j'ai rien fait pour nous attirer cette invitation indiscrète?
—Ce n'est qu'une quête pour les pauvres, ce qui supprime toute indiscrétion.
—Oui, mais madame Chandolin sait de quoi il retourne. Si nous acceptons, c'est un traité d'alliance. Un refus nous rend les ennemis de… la grande amie du président Montoussé. Voilà le joli dilemme où nous place la folie d'Herma. Toute sa vie elle n'a su faire que des bêtises! Parbleu! il ne nous manquait plus que d'avoir une Polonaise pour nous diriger dans nos embarras!
Thérèse ne disait rien pour attiser cette belle colère, la jugeant peut-être un peu factice.
—Enfin, ma chère, il s'agit de savoir ce que vous décidez, reprit Sénac, en piaffant sous lui pareil à ces chevaux qui pointent toujours à la barrière qu'ils ont heurtée une fois.
Mais Thérèse, un certain soir, s'était juré qu'on ne l'accuserait plus d'être jalouse. Elle répondit:
—Je décide en faveur des pauvres. J'ignore et veux ignorer ce que madame Chandolin peut avoir sur la conscience. Ne jugeons point les autres, afin de n'être point jugés.
—Ou plutôt afin d'être bien jugés. Voilà ce que diront les sceptiques.
—Faut-il pas que vous perdiez un procès qui est juste, pour leur faire plaisir?
—Oh! oh! ma chère femme, nous faisons de bien grands progrès dans la sagesse humaine!
—Il n'était que temps! Est-ce aujourd'hui que nous allons chez notre voisine?
—Rien ne presse. Pour le moment, une lettre suffirait.
—J'aime autant qu'on ne voie pas votre écriture ni la mienne dans les petits papiers de cette dame.
—Comme vous voudrez, dit Albert.
Au fond de lui-même il était vexé, car il devinait bien pourquoi sa femme faisait si fort la brave. Mais il n'en laissa rien voir, dominé par ce point d'honneur conjugal qui, comme l'autre, mène parfois sur le terrain deux adversaires qui meurent d'envie de s'embrasser.
Donc, le lendemain, ils allèrent chez la belle Magdelaine de même qu'ils seraient allés en Belgique: pour se faire voir réciproquement qu'ils n'étaient pas gens à reculer.
—Madame, dit un peu froidement Thérèse, je viens m'inscrire sur votre feuille de passages pour Meillerie. Vous êtes mille fois bonne de nous avoir offert des places.
—Comment donc, madame! Je serais allée vous les offrir chez vous sans les bruits calomnieux qui couraient sur votre santé. On vous disait souffrante, et, de fait, on ne vous a vue nulle part sur les bords du lac.
—J'y suis venue, je l'avoue, pour me reposer. Mais on peut bien se fatiguer un jour pour les pauvres.
Une jeune femme, non moins élégante que la maîtresse de la maison, causait à l'autre bout du hall avec un jeune homme à la cravate inquiétante. La pièce étant fort vaste, ils ne s'étaient pas dérangés.
—Venez ici, Valentine, cria madame Chandolin, nous n'avons pas souvent d'aussi belles visites.
Ainsi rappelés à l'ordre, les deux causeurs interrompirent leur duo et s'avancèrent sans enthousiasme. Magdelaine les nomma aux Sénac:
—Vicomtesse de Navacelles, prince de Cadempino.
Elle ajouta, s'adressant à Thérèse:
—Quant à celui que j'aurais voulu vous présenter avant tous les autres, je veux dire M. Chandolin, il est sorti pour faire de la photographie.
—C'est donc qu'il évite les jolis modèles comme d'autres les recherchent, répondit galamment Sénac.
En même temps, il jetait au prince un regard qui semblait dire:
«Comment n'avez-vous pas trouvé ça?»
Cadempino fit semblant de vouloir lui sauter au cou.
—Oh! ces Français! que d'esprit! que de galanterie!
—Le modèle vivant, expliqua Magdelaine, est dédaigné par mon mari. La nature seule l'intéresse. On peut même dire qu'elle l'absorbe. Il ne rentre souvent qu'au soleil couché.
—Mon Dieu! fit observer Sénac avec une pointe d'ironie, voilà le côté faible de cet art. On ne peut pas photographier la nuit.
Pendant ce temps-là, Thérèse était en butte aux compliments du prince qui, cette fois, faisait semblant de vouloir se jeter à genoux. Mais son accent montrait tout de suite à qui l'on avait affaire, et l'on se sentait rassuré.
—La comtesse de Sénac! la plou belle des comtesses blondes de Paris, la madona aux cheveux d'or, comme nous l'appelons! Oh! ces cheveux! Oune manteau royal, j'en souis soûr, quand ils se déroulent!
Thérèse, un peu inquiète, regarda son mari, mais cet unique échantillon de l'espèce visible pour l'instant causait avec madame de Navacelles, non plus agité que si Cadempino eût exalté les charmes d'une fresque de Pompéi. Obligée de se défendre elle-même, la comtesse essaya de déverser sur madame Chandolin cette lave de volcan.
—Il me semble, dit-elle en regardant la belle Magdelaine, que, sous le rapport du blond, j'ai trouvé ici une rivale.
—Non! c'est trop drôle! s'écria la prétendue rivale en se renversant dans son fauteuil pour mieux rire. Valentine, écoutez ça! Madame de Sénac qui me fait des compliments sur la couleur de mes cheveux! Vous qui racontez si bien, je vous recommande le mot.
Valentine de Navacelles, brunette mûrissante, au visage mat un peu bouffi, s'esclaffa de rire sans qu'on entendît le moindre son sortir de sa bouche gourmande. Elle mit ses mains sur ses hanches, balança une demi-douzaine de fois sa tête d'une épaule à l'autre, et dit avec profondeur:
—Je le donnerai à Dumas pour sa prochaine pièce.
La pauvre Thérèse se demandait avec frayeur ce qu'elle avait pu dire de si prodigieux. La maîtresse de maison eut pitié d'elle.
—Chère madame, il faut vous confesser que j'ai les cheveux les plus bêtes du monde: ni bruns ni blonds; entre les deux. Je me teins sans scrupule, comme vous voyez. Or, il n'y a pas deux mois, je faisais mes emplettes de départ avec madame de Navacelles. Nous sommes entrées chez mon coiffeur pour lui demander ma provision de teinture. Et savez-vous ce que je lui ai prescrit? D'attraper le blond merveilleux de la comtesse de Sénac. Ma foi! il n'y a pas à dire,—ça y est! Comme on se retrouve!
Thérèse leva mélancoliquement les yeux vers la glace pour voir si «ça y était» réellement.
Albert, trouvant sa femme un peu morose, vint à son secours:
—Vous êtes embarrassée, ma chère? Je le comprends; vous n'êtes pas habituée à des compliments aussi flatteurs. Mais si nous parlions un peu des régates?
Madame Chandolin développa son programme:
—Le vapeur est loué et le meilleur tapissier de Genève le décore. Nous aurons à bord un orchestre pour faire danser, et un restaurant, pas trop mauvais, j'espère. Le matin des régates nous partons d'ici; nous déjeunons en route. Le soir, après les courses, nous dînons à bord, en rade de Meillerie, par tables séparées. Madame de Sénac voudra bien me faire l'honneur de s'asseoir à la mienne. J'ai déjà notre chère duchesse avec ses invités, puis quelques amis: Luzinargues le journaliste, notre futur ministre des finances Bérisal, le président Montoussé…
—… Futur garde des sceaux, continua Sénac avec une gravité imperturbable. Je vois que nous serons en bonne compagnie et j'espère que, pour cette fois, M. Chandolin délaissera la nature morte.
Au même instant, on remit une lettre à madame Chandolin qui en prit lecture, en s'excusant, et manifesta une joie complète.
—Nous aurons toute la coterie Thilorier, fit-elle en passant la lettre à son amie Valentine. Lise m'annonce huit ou dix personnes.
—Qu'appelez-vous la coterie Thilorier? demanda Sénac. La chose m'intéresse, puisque nous sommes embarqués sur le même navire.
L'humeur de Valentine commençait à souffrir de l'admiration trop peu déguisée du prince pour madame de Sénac. Elle répondit assez aigrement:
—Le salon de Lise Thilorier est connu de tous les Parisiens.
—Ma chère, vous voyez bien que non, riposta Magdelaine, prenant le parti du comte. Il ne faut pas croire tout ce que cette ennuyeuse vous raconte sur son propre mérite.
—Si elle vous ennuie, pourquoi vous réjouissez-vous de l'avoir sur votre bateau?
—Oh! par pure charité. La recette des pauvres s'augmente d'autant.
Si je n'écoutais que mon goût…
—Cependant, à Paris, je ne puis aller chez elle sans vous y trouver.
—Oui; j'y vais passer une demi-heure toutes les fois que je peux. C'est toujours trente minutes pendant lesquelles je suis sûre qu'on m'épargne.
Albert de Sénac suivait avec la satisfaction d'un dilettante la conversation des deux amies. Pour la détendre un peu, Magdelaine changea d'interlocuteur et s'adressant à lui:
—N'ayez pas peur, fit-elle. L'observateur que je devine en vous ne regrettera point de pouvoir étudier ce monde-là pendant quelques heures. Lise Thilorier est une femme bien douée, assez bonne au fond, qui connut, comme auraient dit nos pères, d'autres plaisirs que ceux de l'esprit. Elle serait encore agréable sans le snobbisme intellectuel qui est devenu toute sa vie. Certes, je ne lui fais pas un crime de rechercher les gens d'esprit et de réputation; mais elle voit ces deux avantages par leur petit côté. L'esprit, pour elle, c'est le mot; la gloire c'est le salon. Il y a vingt ans qu'elle travaille à s'en faire un. Aujourd'hui, le salon Thilorier existe, et même c'est une des forces du Paris artificiel que créent peu à peu le journalisme, la réclame et l'admiration réciproque. Cette force provient de ce que la maîtresse de la maison et les gens qui la fréquentent sont fort unis, ayant besoin les uns des autres. Tout homme de littérature ou de théâtre, tout artiste, tout personnage, en un mot, vivant de la notoriété, commettrait une grande faute en n'allant pas chez Lise. Pour ceux-là, c'est une petite Bourse où l'on fait monter les cours de la célébrité et où l'on prépare les émissions du succès. Pour les simples curieux, c'est un musée Grévin où les figures sont vivantes et parlent à merveille, sans compter que l'on dîne chez les Thilorier comme nulle part.
Cependant Cadempino en était arrivé aux grandes déclarations. Il jurait à Thérèse, parlant à sa personne, n'avoir jamais rencontré «de créature humaine plou sédouisante»; mais il le jurait à tue-tête, ce qui ôtait à ses paroles toute arrière-pensée coupable. Néanmoins Albert vit sa femme si malheureuse qu'il jugea bon de l'arracher à son supplice.
Quand ils furent seuls:
—Tu ne connais pas les princes italiens, dit-il pour la remettre, les Napolitains surtout. J'imagine que la principauté de Cadempino est située au flanc du Vésuve. Rassure-toi. Les Italiens ne sont vainqueurs que quand on les aide, et comme tu n'aideras pas celui-là…
—Tais-toi, dit-elle. Je ne te reconnais plus. Tu ne prends plus rien au sérieux.
—Chère femme!… fit Albert en pressant le bras de sa compagne sous le sien. Une seule chose est sérieuse et le sera toujours: toi! Ce que nous traversons maintenant n'est qu'un mauvais rêve. Nous l'oublierons bientôt quand la paix sera revenue.
—Hélas! répondit-elle, j'ai peur au contraire que nous ayons rêvé jusqu'ici, et que ce soit maintenant la réalité qui nous entoure!
Le grand jour venu, les Sénac trouvèrent sur le bateau une réunion assez nombreuse de Français en villégiature sur ces rives pittoresques. Deux femmes se disputaient l'empire, mais sans crainte de guerre civile, car Magdelaine Chandolin se contentait de la couronne de la beauté, laissant à Lise le sceptre de l'esprit. Chacune s'installa au milieu de sa cour, l'une à bâbord, l'autre à tribord, près du gouvernail. Le reste du pont fut cédé aux indigènes et aux passagers cosmopolites, menu fretin dont on acceptait l'argent, mais rien de plus. Le vapeur coquettement pavoisé mit le cap sur Meillerie; la journée s'annonçait radieuse.
—Et maintenant, messieurs, dit madame Thilorier, ayons de l'esprit. Comtesse, venez près de moi. Voue trouverez ici un poète pour vous chanter, un lauréat du Salon pour vous peindre, un romancier pour conter les passions que vous allez faire, dans cette seule journée, «sur la terre et sur l'onde».
Alors elle commença les présentations, nommant à Thérèse les personnes qu'elle venait d'indiquer et bien d'autres encore, parmi lesquelles Thilorier père, Thilorier fils,—dix-huit ans—et Jeanne Thilorier, blondinette un peu plus âgée, presque jolie, mais gâtée par l'absence complète de naturel. Un académicien pour dames, un député de la gauche, dernier débris de la République athénienne, un jeune homme qui se faisait la tête de Louis-Philippe et dont le père avait été l'ami de madame Récamier, défilèrent successivement devant Thérèse; mais Désormes, le fameux critique du Globe, se contenta de se soulever de son banc, sans la regarder. Il lisait son propre article dans son propre journal, arrivé le matin de Paris.
Chose effrayante! Tous ces gens avaient de l'esprit, et ils en avaient toujours, sauf Thilorier père, devenu bête comme les artilleurs deviennent sourds. Dans cette société, le moindre éternuement était spirituel; certains bruits de mouchoirs faisaient rire tout le monde, ou du moins tous les initiés du cénacle. Au bout de cinq minutes, la pauvre Thérèse qui n'avait encore rien dit d'étincelant se rendit compte que le cercle attendait le «mot» dont elle devait payer son entrée. Naturellement le mot ne vint pas, et la malheureuse découvrit, pour la première fois de sa vie, qu'elle manquait déplorablement d'intelligence. Elle chercha des yeux Albert qui, prudemment, avait choisi sa place dans le clan Chandolin, du côté des jolies femmes. A voir l'air gracieux qu'avait Magdelaine en l'écoutant, les affaires de Cadaroux devenaient mauvaises.
Cependant le clan Thilorier renonçant à faire briller la comtesse allumait les premières fusées de la conversation. Le jeune Abel eut un mot avant les autres. Ce n'était pas un mot de premier ordre, mais enfin c'était un mot. L'heureuse mère fit un porte-voix de ses deux mains et, s'adressant à sa fille qui écoutait langoureusement l'académicien loin de toute oreille indiscrète:
—Jeanne! cria-t-elle d'une voix de fausset, ton frère vient d'être brillant.
Et Thérèse comprit ce que cette parole voulait dire.
Désirant, malgré tout, être bonne à quelque chose, elle se donna courageusement le rôle de comparse et se livra sans défense à Désormes, dont l'auditoire ordinaire était un peu distrait. Le grand homme, qui avait achevé de lire son feuilleton, roulant sur lui, Désormes, à propos de Victor Hugo, entreprit de le commenter à sa voisine. Mais la malheureuse commit une faute qui la déclassa terriblement: elle laissa voir qu'elle ne lisait jamais le Globe. Tout à coup Lise Thilorier, qui n'aimait que les conversations générales, fit sa rentrée par cette phrase inattendue:
—Victor Hugo! jamais je ne lui pardonnerai d'avoir manqué son rôle. Avec un peu plus de tenue politique et sociale, cet homme-là aurait eu un salon comme Paris n'en connaîtra jamais.
Thérèse regarda celle qui venait de parler pour voir si elle était sérieuse. Quant à Désormes, il ôta son pince-nez, regarda en l'air, un peu de côté, à la façon d'une pie qui médite sur son perchoir, et répondit modestement.
—Je n'ai pas vu cela dans mon étude; mais je garde l'idée: Le salon qu'aurait pu avoir Victor Hugo. C'est un sujet, cela!
Madame de Sénac ouvrait de grands yeux; le critique s'y trompa, voyant de l'admiration dans ce qui n'était que l'ahurissement poussé à son comble. Cette personne attentive, qui l'écoutait sans interrompre, poussant des «oh!» et des «ah!» pleins de déférence, commençait à lui plaire par son tact discret, à ce point qu'il lui décerna un brevet d'esprit par une phrase incidente. Elle aurait pu le gagner autrement, mais le moyen qu'elle avait pris, sans s'en douter, ne manque jamais et vaut qu'on le recommande.
Pendant ce temps-là, Sénac faisait florès auprès des dames. Les judicieux conseils d'Herma de Boisboucher lui revenaient à la mémoire. Certes, il fût mort plutôt que d'implorer directement les bons offices de la séduisante amie de son président. Mais si la belle prenait fantaisie de servir sa cause, était-il déshonoré pour si peu? Même au milieu de toute la gaieté capiteuse de ses voisines, son procès le rendait parfois un peu sombre. Dans un moment où nul ne pouvait l'entendre:
—Voyons, lui dit Magdelaine à voix basse, ne soyez pas lugubre. L'autre soir, après votre visite, j'ai consulté les astres. Ils vous annoncent la victoire sur tous vos ennemis.
—Merci! bel astrologue, répondit Sénac. Mais ce délicieux chapeau ne ressemble guère à celui de Nostradamus.
Et, moitié fâché, moitié content, il pensa:
«Cette folle d'Herma lui a déjà conté toute mon histoire.»
Au déjeuner, qui fut servi bientôt, le camp de l'intelligence et le camp de la beauté se mêlèrent pacifiquement. Albert fut félicité de l'esprit de sa femme; celle-ci reçut des louanges sur la galanterie charmante de son mari, ce qui leur causa visiblement un plaisir inégal. Mais Thérèse avait promis de n'être plus jalouse. Elle n'avait pas promis d'avoir faim et mangea du bout des dents.
A peine arrivé à Meillerie, le bateau fut enlevé à l'abordage par une troupe élégante et joyeuse conduite par la duchesse en personne. Chacun reconnut ses amis; les groupes se formèrent et l'on débarqua bras dessus bras dessous pour aller voir les régates. Madame de Lautaret, qui présidait l'estrade d'honneur, mit Thérèse à sa droite et Magdelaine à sa gauche. Valentine avait retrouvé Cadempino, venu de son côté pour ne pas donner trop beau jeu aux bonnes langues du groupe Thilorier. Un écho fâcheux pouvait arriver aux oreilles d'un mari peu commode retenu en France par la saison des chasses.
Bérisal était à son poste derrière madame Chandolin. Son chapeau haut de forme, ses favoris où la neige commençait à paraître et son ventre déjà lourd lui donnaient la mine d'un magistrat, tandis que le président Montoussé avec son chapeau de paille cerclé d'un ruban bleu, son gilet blanc, sa jaquette flottant autour d'un torse maigre, pouvait passer pour le type de l'agent de change favori des dames. Il s'était fait présenter à la comtesse de Sénac par Magdelaine, et, tout en débitant les banalités de circonstance, il tournait sur la nouvelle venue un regard discrètement curieux, où l'on pouvait deviner qu'il connaissait déjà son histoire, ce qui la contrariait péniblement.
Un petit homme assez laid, portant les cheveux taillés en brosse et la barbe en collier, à l'américaine, circulait partout, son carnet à la main, frappant sur l'épaule des commissaires et des yachtsmen, gourmandant les agents de police, questionnant les femmes à propos de leurs toilettes et prenant des notes sous leur dictée.
Tout en écrivant, il madrigalisait à sa manière:
—Exquise! adorable! Vous me ruinez! Voilà une taille et un costume qui vont allonger encore mon télégramme. J'en aurai pour vingt-cinq louis. Au moins, êtes-vous abonnée?
Il passa devant la duchesse:
—Nous dépassons dix-sept mille, rien qu'à Meillerie, fit-il d'un air très sérieux. Et vous, madame Chandolin, qu'est-ce que vous nous donnez pour la recette du bateau? Vous ne savez pas encore? C'est ennuyeux. Comment voulez-vous que je fasse mon article?
Apercevant Thérèse, qu'il ne connaissait pas, il demanda son nom à madame de Lautaret, sans se donner trop de peine pour n'être pas entendu; puis il prit des notes sur son carnet, en dévisageant la comtesse avec un flegme imperturbable.
—Tout à fait réussie, murmura-t-il en ébauchant un sourire accompagné d'un léger salut.
Et comme Montoussé se rangeait pour lui livrer passage:
—Veinard de président! grommela-t-il de son même ton froid. Vous n'avez rien à faire qu'à papillonner auprès des jolies femmes! Moi, je tombe de fatigue. En voilà une chaleur!
Il s'éloigna ruisselant. Thérèse, tout interloquée, demanda:
—Qui est donc ce monsieur si affairé et si peu cérémonieux?
—Vous ne le connaissez pas? C'est Luzignargues, le journaliste.
—Grand Dieu! Est-ce qu'il va mettre mon nom dans son journal?
Déjà elle se figurait la colère de son mari. Mais elle l'aperçut au même instant, comme il serrait la main de Luzignargues, avec un peu d'ennui, mais sans amertume.
Évidemment, il était résigné d'avance à toutes les épreuves pénibles ou bizarres de la journée.
Les régates furent courues au milieu des hourras des spectateurs populaires; le public élégant sommeillait quelque peu dans les tribunes. Après le dernier coup de canon d'arrivée, la duchesse donna le signal de la retraite et fut suivie de son cortège. Mais tout à coup on vit surgir Luzignargues, s'essuyant plus que jamais le cou, les cheveux et la figure.
—Mesdames, dit-il gravement, je viens d'expédier mon télégramme à
Paris; ma tâche est finie; le journaliste va vous quitter…
Il s'arrêta et prit un temps, comme un acteur à la mode, sûr de son effet. Des protestations féminines s'élevèrent.
—… Mais l'homme du monde vous reste, acheva-t-il avec un beau geste de la main droite.
Alors, tandis que des applaudissements éclataient, il prit possession de son nouveau rôle en offrant son bras à Thérèse, qui l'accepta machinalement.
—Où dînez-vous, comtesse?
Dans le trouble croissant d'une stupéfaction inexprimable, elle balbutia:
—Mais, sur le bateau, je crois… Madame Chandolin a organisé…
—Charmant! dit Luzignargues. Je lâche le banquet officiel. Nous sommes à la campagne; je m'invite sans façon.
Il se dirigea vers la jetée, entraînant la comtesse dont le découragement n'avait plus de bornes. Comme elle cherchait des yeux son mari, elle l'aperçut au bras de madame Chandolin, avec Bérisal et Montoussé en serre-files. Ce fut le dernier coup. Elle baissa la tête sous la main de la destinée, et se laissa conduire, songeant au temps où les Sénac se faisaient des ennemis par un choix de relations trop difficile.
Sur le bateau, on retrouva les Thilorier qui, dédaignant les banquettes de la tribune, étaient restés à bord où ils avaient eu deux plaisirs au lieu d'un. Car, tout en suivant d'un oeil distrait le vol des périssoires et le virage des canots aux grandes voiles blanches, ils avaient assisté à une passe brillante de l'éternel tournoi entre Désormes le critique et Laverjane le romancier. Le fond de la dispute était toujours le même; les arguments seuls variaient.
—Vous êtes incapable de créer, disait l'un. Vous êtes des fakirs, résumant tout l'univers créé dans la contemplation de votre nombril auguste. Vous n'avez jamais pu réussir une pièce de théâtre, pas même une simple nouvelle.
—Vous manquez d'érudition, répondait l'autre, et, depuis que vous avez remplacé l'imagination par le document et l'analyse, vous ne créez pas plus que nous.
—Qu'est-ce qu'un critique, sinon le gardien du sérail des beautés littéraires? Et de quel droit vous présentez-vous au public, dont vous encombrez l'attention, comme un pacha brillant, magnifique et rassasié de victoires? Si l'on vous prenait au mot!…
—Vous, romanciers contemporains, vous êtes les époux vieillis et fatigués de la pauvre littérature. Entre elle et vous, tout se passe en belles paroles. Vos respects forcés, aussi bien que vos simulacres de brutalité ou de gaillardise, cachent une même impuissance, l'impuissance du siècle qui finit. Allez! si le public nous préfère, c'est que nous avons un avantage qui vous manque: l'érudition.
Le combat ne prit fin qu'à l'arrivée de madame de Lautaret et de son cortège, complété au dernier moment par Cadempino et Valentine qui semblèrent sortir d'entre deux pavés. On se mit à table comme on put. Les places manquaient, la chère était médiocre et la seule recherche qu'on pût y trouver était la recherche de l'économie. Magdelaine Chandolin, officiellement responsable envers les souscripteurs, était doublement vexée à cause de la présence de Luzignargues habitué aux menus plantureux de la duchesse. Pour l'achever de peindre, comme on finissait de passer le rôti découpé en atomes, on entendit la voix d'Abel Thilorier qui criait d'un bout de la table à l'autre, ce qui était le genre favori de la famille:
—Maman! c'est moi qui ai la truffe!
Cette saillie d'enfant terrible souleva des bravos, presque aussitôt couverts par l'orchestre du bord qui faisait aux convives français la galante surprise de jouer leur hymne national. Thérèse regarda son mari qui mordait sa moustache. Il était écrit qu'aucun plaisir ne manquerait à leur journée, pas même celui de dîner aux accords de la Marseillaise. Fort heureusement, une pluie bienfaisante empêcha le bal d'avoir lieu et l'on regagna de bonne heure l'autre rive du lac.
—Pauvre amie! pardonne-moi, dit Albert quand il se trouva seul avec sa femme. C'est moi qui t'ai entraînée dans ce guêpier. Mais je te jure que tout cela n'aura qu'un temps. Laisse-moi seulement me tirer des griffes de Cadaroux. Montoussé, qui est fin comme l'ambre, ne m'a dit qu'un mot, juste assez pour me faire voir qu'il est au courant et qu'il n'est point dupe de ce chantage. Que veux-tu? Il faut se défendre contre les coquins avec leurs armes. Nous redeviendrons nous-mêmes quand nous pourrons, bientôt.
Il va sans dire que madame Chandolin ne partageait nullement la manière de voir des Sénac sur la durée promise à leur amitié nouvellement éclose. Elle y allait, comme on dit, bon jeu bon argent, car elle trouvait Thérèse charmante, en toute sincérité, et la protégée d'une duchesse de bon aloi eût fait preuve de modestie bien méritoire en jugeant la comtesse de Sénac trop grande dame pour elle. Cette singulière personne, vicieuse avec intelligence, appréciait l'honnêteté chez ses amies comme elle considérait l'opulence chez ses amis: pour en tirer son avantage. Avec une adresse rare, elle habitua peu à peu les Sénac à la voir arriver aux Aiguebelles en voisine qui ne compte pas ses visites. Sans qu'ils pussent dire eux-mêmes comment la chose s'était faite, ils en étaient venus assez vite à lui parler de leur procès, dont elle saisit le fort et le faible avec l'intelligence d'une femme rompue au langage des affaires. Jamais elle ne prononçait le nom de Montoussé; mais un jour, sans avoir l'air d'y toucher, elle invita ses voisins chez elle avec le président. Albert sortit de là tout réconforté et dit à Thérèse:
—Je viens d'avoir une excellente conversation avec Montoussé, au fumoir. Nous étions seuls, et j'ai pu lui faire entendre tout ce que je désirais.
Quelques jours après, la saison devenant moins chaude, madame de Sénac vit qu'elle aurait besoin d'aller à Lausanne, pour des emplettes. Comme elle ne connaissait pas l'endroit, elle demanda quelques adresses à Magdelaine. Celle-ci, battant des mains, répondit:
—La bonne idée! Valentine et moi combinons une course à Lausanne.
Faisons-la ensemble.
Jour fut pris pour le lendemain. Albert avait une longue lettre à écrire à son avocat (l'heure fatale de la rentrée des tribunaux approchait). Il fut donc convenu que les trois femmes seraient seules pour leur expédition. Une fois sur le bateau, Magdelaine et Valentine causèrent de leurs emplettes et, par des transitions habilement ménagées, en arrivèrent à charger madame de Sénac d'un assez grand nombre d'achats dans les magasins qu'elle devait visiter pour son propre compte. A peine débarquées, les deux amies disparurent, se disant fort pressées par cent autres commissions. Quant à Thérèse, elle n'avait pas fait cent pas qu'elle tombait sur Montoussé, venu de Thonon par hasard, disait-il. Ce qu'il n'ajoutait point, c'est que le même hasard lui avait donné Bérisal comme compagnon et inspiré à Cadempino de venir de Vevey, par le train, une heure plus tôt.
—Permettez-moi de vous guider dans la ville, demanda le président.
J'en connais les détours et vous épargnerai bien du temps.
Son teint fleuri, ses yeux brillants, son sourire vainqueur déplurent à Thérèse qui, d'un autre côté, trouvait à bon droit la rencontre un peu suspecte.
—Monsieur le président, fit-elle avec une révérence assez froide, j'ai tant d'affaires aujourd'hui qu'il me faudra prendre une voiture.
Il ouvrit de grand yeux, pour voir s'il avait devant lui une plaideuse par trop habile ou par trop farouche. Mais elle était déjà loin, le laissant là planté sur ses jambes, comme une statue de la Justice en désarroi. Le bonhomme était fixé. Jamais plus les Sénac n'entendirent parler de lui… avant le jour de l'audience.
Cependant Thérèse courait les boutiques pour venir à bout de ses commissions—et de celles des autres—avant le passage du bateau. Elle rejoignit à bord ses compagnes qui riaient tout bas et chuchotaient, se disant exténuées, bien qu'elles revinssent les mains vides. La comtesse leur distribua ses paquets; on fit les comptes. Les deux charmantes personnes semblaient avoir quelque peine à rester sérieuses, derrière leurs voiles épais.
En rentrant, Thérèse conta son odyssée par détails à son mari, qui l'écouta froidement en apparence, bien qu'il fronçât les sourcils à plus d'un passage du compte rendu. Quand elle eut fini:
—C'est bien, décida-t-il. Nous ferons nos malles demain et nous partirons le soir.
—Pourquoi?
—Parce que tu es la plus chère et la plus honnête des créatures. Parce qu'il me serait désagréable d'avoir à jeter madame Chandolin hors de chez moi, et Montoussé dans le lac. Parce qu'il faut être de son siècle jusqu'à un certain point; mais pas au delà.
—Enfin! s'écria Thérèse en l'embrassant, je te retrouve! Ah! oui; partons!
Elle s'envola toute joyeuse pour donner les premiers ordres et écrire à la fidèle Mrs Crowe que le retour était avancé.
Resté seul sur la terrasse où la nuit tombait doucement, Sénac, beaucoup moins gai, s'abandonnait à la mélancolie qui l'avait visité plus d'une fois durant cet après-midi de solitude. Il se demandait par quelle fatalité rien de ce qu'il avait prévu, désiré pour son bonheur, et surtout pour celui de Thérèse, ne s'était accompli. Ainsi qu'un navire dont la boussole est dérangée par quelque courant mystérieux, leur existence avait dévié loin des pures et lumineuses routes qu'ils s'étaient tracées. Déjà ils connaissaient les intimités douteuses, l'égalité sans prestige, l'écoeurante poursuite des patronages suspects. On aurait dit qu'un pouvoir jaloux se donnait la tâche de réduire à néant leurs aspirations les plus généreuses. Les pauvres de l'obscur village dont ils voulaient devenir les bienfaiteurs se tournaient contre eux; l'influence politique s'échappait des mains du gentilhomme calomnié. Enfin sa noble et sainte femme, cette radieuse Thérèse dont l'âme loyale semblait ignorer jusqu'à l'existence de certaines hontes, voilà que d'avilissantes admirations s'attachaient à ses pas, voilà que de vulgaires coquines s'en servaient pour abriter leur rendez-vous!
Et soudain, à l'évocation de la chère image, une angoisse douloureuse traversa le coeur abattu de Sénac. Depuis quelque temps, il voyait un travail mystérieux s'accomplir dans l'être entier de sa femme. Il se sentait non pas moins aimé, mais aimé de cette façon immatérielle, qu'il avait connue jadis, au début. Thérèse avait de nouveau pour lui des tendresses d'ange gardien planant au-dessus de la terre. Après avoir, pendant quelques semaines inoubliables, abaissé vers les roses de l'amour terrestre son vol alangui, elle semblait à cette heure s'élever encore une fois vers la sereine région des étoiles dont la clarté luit sans jamais s'éteindre, mais sans embraser.
Pourquoi changeait-elle ainsi?
Quelques heures plus tard, il lui posa cette question, d'une voix tremblante d'amour, tremblante aussi de l'inquiétude passionnée de Pygmalion sentant la chair redevenir marbre sous ses caresses. Thérèse lui répondit:
—O mon bien-aimé! avec bonheur, pour toi, je donnerais ma vie à l'instant même où je te parle. Ne crains rien: nous serons l'un à l'autre jusqu'au dernier soupir de nos poitrines. Si je te perdais, je n'aurais plus qu'à mourir. Mais, précisément, pour que rien n'éloigne ton coeur du mien, je dois veiller sur mon amour lui-même, afin qu'il ne devienne point jaloux. Un certain jour, une révélation m'a éclairée. J'ai compris que ma jalousie allait tuer ta tendresse. Alors j'ai étouffé en quelques heures—tu ne sauras jamais avec quelles tortures—la jalousie naissante en moi comme une fièvre mortelle. Je l'ai éteinte, je l'ai exterminée pour toujours; elle ne reviendra plus. Mais, après cette immolation, j'ai appris encore l'existence d'un autre mystère.
—Parle! Qu'as-tu appris? demanda Sénac avec effroi.
Elle détourna un peu son visage, bien qu'une veilleuse mourante l'éclairât à peine, et répondit, avec un soupir étrange:
—Deux choses vivent et meurent inséparables dans le coeur d'une femme: la jalousie et la passion.
Cette nuit-là, ce ne fut pas sous les paupières de Thérèse que deux larmes roulèrent longtemps, amères et silencieuses.
XI
Vingt-quatre heures après, la petite villa des bords du lac était fermée, et les voisins, trouvaient dans ce départ subit un aliment de conversation, d'autant mieux apprécié que les soirées commençaient à devenir longues.
Pourquoi le comte avait-il emmené sa femme si brusquement? Valentine et Magdelaine s'en doutaient bien un peu, mais elles se posèrent, dès la première minute, en personnes dont la bouche est fermée par l'amitié,—quelques-uns disaient par des motifs de discrétion plus personnels.
En vain, madame Thilorier voulut faire parler ces deux taciturnes.
Elle n'en put rien tirer et devint méchante.
—Bon! dit-elle. Cachez le cadavre, ou même les trois cadavres. On pourrait, je pense, les découvrir sans beaucoup de peine.
Madame Chandolin regarda dans le blanc des yeux l'imprudente Lise, dont les frasques, pour être lointaines, n'étaient pas oubliées et, détachant bien les mots:
—Oh! chère madame, répliqua-t-elle, à tant faire, j'aime encore mieux avoir à cacher des cadavres que des squelettes.
Pendant ce temps-là, Thérèse retrouvait avec joie sa maison et la bonne Mrs Crowe, qui s'ennuyait fort à l'attendre depuis six semaines.
—Comme vous avez l'air fatigué! dit l'Écossaise. On dirait que vous venez de faire le tour du monde.
—Vous ne vous trompez guère, ma pauvre amie, soupira la comtesse.
Je viens de faire le tour d'un monde que je ne connaissais pas encore.
J'espère que m'en voilà revenue pour longtemps.
Elle ne laissa point passer la journée du lendemain sans se faire conduire au couvent de l'avenue Kléber, tandis que Sénac allait savoir si maître Guidon était de retour. La tante et la nièce causèrent longtemps, ou plutôt Thérèse, qui en avait gros sur le coeur, fit à la Révérende Mère de Chavornay une confession générale de tous les désappointements qu'elle avait eus depuis sa rentrée dans le monde.
—La conclusion de toute cette histoire, résuma-t-elle, c'est que je fus bien peu clairvoyante ou que je suis bien maladroite. Jusqu'ici, je n'ai commis que des erreurs, sauf sur un point: il n'est pas d'homme plus digne d'être aimé que celui auquel j'appartiens.
—Allons! fit la religieuse en souriant, votre sort n'est déjà pas si misérable.
—Aussi, chaque jour, je remercie Dieu. Mais, pour le reste, je n'ai pas sujet de m'enorgueillir. Je me croyais faite pour la perfection de votre vie, et je me trompais…
—Ah! chère enfant, murmura la religieuse à demi-voix, je sais bien pourquoi vous êtes faite!
—J'ai voulu sauver l'existence et convertir l'âme de mon frère, poursuivit la jeune femme; je n'ai pas pu. J'ai voulu trouver et donner le bonheur ici-bas; mon mari m'a rendue jalouse et je l'ai révolté par cette jalousie. Nous comptions nous servir d'une grande fortune pour accomplir le bien; la fortune est menacée, le bien déjà fait, compromis. Nous nous étions proposé de porter fièrement notre nom et l'honneur de nos races parmi le monde; le monde nous a montré—du moins il peut s'attribuer cette victoire—que c'est lui qui est sage, que nous sommes fous. Savez-vous que j'en suis venue à souhaiter une chose qui serait la guérison de tous ces maux? Peut-être que si nous perdions notre procès…
—Trêve de folies! dit la religieuse. Si vous le perdiez, je sais ce qui arriverait: votre mari mourrait de vous voir pauvre.
—Vous avez raison, fit Thérèse devenue pâle. Aussi, ma bonne tante, nous allons, s'il vous plaît, réciter une prière à la chapelle, et j'y allumerai un gros cierge, cela vaudra mieux que de nouer des relations… utiles.
—Parfaitement, ma chère petite. Vous allumerez un gros cierge; et moi j'en allumerai un autre encore plus gros.
—Pour obtenir la même grâce?
—Non: pour en obtenir une autre, que je vous dirai plus tard, quand
Dieu nous l'aura donnée.
Là-dessus la tante et la nièce allèrent faire leurs dévotions, après quoi Thérèse regagna son hôtel du quai d'Orsay, l'âme plus légère, et toute contente de penser qu'au milieu d'octobre Paris est le lieu du monde où l'on trouve le plus facilement la solitude.
Cependant, comme elle traversait le vestibule en ôtant ses gants, elle aperçut un visiteur à qui le valet de pied venait de répondre que ses maîtres étaient absents, et qui se retirait, le visage bouleversé, comme s'il avait appris la nouvelle d'une catastrophe. En apercevant Thérèse, il s'arrêta court. Il ne rougit pas, mais sa pâleur devint plus chaude et moins maladive. Il était jeune et semblait étranger, soit qu'on examinât son costume très simple, mais où manquait l'insaisissable note parisienne, soit que l'on rencontrât le regard fiévreux de ses yeux noirs, «qui lui mangeaient le visage», pour employer l'expression populaire. La comtesse n'essaya pas de se rappeler son nom, persuadée que le personnage lui était inconnu. Elle passait avec une légère inclination, supposant que la visite était pour son mari. D'une voix dont l'émotion rendait plus vibrant encore le timbre méridional, cet homme balbutia:
—Pardonnez-moi, madame. Si… si j'osais vous prier de me recevoir… seulement cinq minutes…
Il y avait dans ses paroles une prière très humble, presque désespérée. Madame de Sénac ne douta point qu'il ne s'agît d'une de ces infortunes cachées qu'elle secourait souvent, et dont son coeur miséricordieux devinait les angoisses timides.
Sans répondre, au lieu de monter l'escalier, elle fit signe au valet de pied d'ouvrir la porte du cabinet d'Albert, où, fréquemment elle donnait des audiences de ce genre. Elle entra, invitant d'un geste, le personnage à la suivre. Quand ils furent seuls:
—Puis-je vous être utile en quelque chose? demanda-t-elle.
—Non, madame, fit l'étranger avec un sourire dont la tristesse navrait. Plût au ciel qu'il me fût donné, à moi, de vous servir comme j'ai tâché de le faire!
Thérèse le regardait, au comble de la surprise. Alors, courbant la tête comme si la honte de ce qu'il allait dire pesait sur lui, le jeune homme ajouta, faisant un effort visible:
—Vous ne m'avez pas reconnu? D'autres en seraient humiliés, mais moi je m'en réjouis. M'auriez-vous accordé, autrement, l'honneur que vous me faites en daignant me recevoir? Je me nomme Fortunat Cadaroux.
Thérèse tressaillit de la tête aux pieds. Elle se souvenait des incidents qui avaient troublé son séjour à Sénac, des rencontres qu'elle avait faites, des actes étranges qu'elle avait surpris. Elle savait qu'une folie avait atteint ce jeune homme, et quelle folie! Et, devant elle, à Paris, ce fou reparaissait! Le temps, l'absence, ne l'avaient donc point guéri? Comme elle jetait les yeux sur Cadaroux, passablement effrayée, elle s'aperçut qu'il tremblait comme une feuille, ce qui lui donna de la hardiesse en même temps que de la pitié.
—Si je ne vous ai pas reconnu, dit-elle, c'est qu'il y a dans votre visage quelque chose de changé…
—En effet, répondit-il avec un sourire triste; j'ai la barbe d'un anachorète. Ah! madame, je suis heureux que vous ne m'ayez pas reconnu. Ce hasard seul pouvait me permettre d'accomplir un dessein…
Thérèse recula d'un pas vers la cheminée. Cadaroux, n'osant faire un geste, de crainte d'augmenter cette frayeur, poursuivit d'une voix suppliante:
—De grâce, n'ayez pas peur de moi! Vous avez cru que je venais vous demander l'aumône? Je vous la demande, en effet; une aumône de justice. Je suis arrivé ce matin, de là-bas, tout exprès pour vous dire quelques paroles. Non seulement vous pouvez, mais vous devez les entendre, car vous êtes une sainte et une reine, obligée de rendre justice à chacun.
L'incohérence qui semblait se manifester dans ce discours ne rendait pas celle qui l'entendait beaucoup plus rassurée; mais sa défiance avait changé de nature. La folie, la véritable folie était-elle venue? Que voulait dire cet illuminé? Il continua, semblant réciter une leçon depuis longtemps préparée:
—Je suis le fils d'un père qui veut vous ruiner, qui vous ruinera peut-être. Mais je ne l'approuve point; je n'ai aucune part dans ses intentions ni dans ses actes. Si les juges vous condamnent, leur sentence pourra s'appuyer sur des textes de loi; mais elle sera inique aux yeux de la conscience. Le comte de Sénac est aussi étranger que moi aux erreurs commises. D'ailleurs, il les a déjà payées chèrement. Donc, si d'autres vous font une guerre injuste, si le nom que je porte est pour vous un nom maudit, que ma personne, du moins, reste en dehors de votre haine. Moi, je… je ne vous hais point…
Il s'arrêta; l'émotion lui serrait la gorge. Il détourna son visage où deux larmes roulaient. Thérèse, déjà touchée mais toujours défiante, lui répondit doucement:
—Nous ne maudirons jamais personne, quoi qu'il arrive. Mais, si vous estimez que ceux qui vous entourent sont dans une voie injuste, pourquoi ne leur parlez-vous pas comme vous venez de me parler? Vos remontrances pourraient les convaincre.
—Mes remontrances! répliqua le jeune homme. Elles ont été entendues plus d'une fois. Elles ont produit ce résultat: de me faire chasser par mon père.
—Est-ce possible! s'écria Thérèse en joignant les mains. Heureusement que vous avez un cabinet, des clients à Marseille: ne l'ai-je pas entendu dire autrefois? D'ailleurs, les juges vont prononcer, et le désaccord entre vous et votre famille n'aura plus de raison d'être. Vous reprendrez alors votre place au foyer: c'est votre devoir.
—Jamais, madame! Le fossé de la grande route m'inspire moins d'éloignement que le «foyer» autour duquel on a tenu conseil contre vous! Quant à la carrière que j'avais, je ne m'en sens plus digne. Pour demander justice au nom des autres, il faut porter un nom qu'aucune injustice n'a souillé.
—Vous allez vivre à Paris? questionna la comtesse peu satisfaite, malgré tout, de ce voisinage.
Fortunat leva les yeux sur elle avec un sourire triste, car il comprenait le sens de l'interrogation.
—Oh! madame, fit-il, vivre à Paris n'est point si aisé pour moi. Plusieurs bonnes raisons m'en empêchent. La meilleure est que je ne veux pas quitter Sénac.
—J'avais cru comprendre que votre père…
—Il m'a fermé sa porte; vous avez bien compris. Mais j'ai trouvé un gîte, chez un ami,—un de nos amis communs, ajouta-t-il en souriant.
—Où donc? demanda Thérèse, pleine de pitié envers cet homme qui souffrait pour elle. Je ne vois guère, dans le petit village de Sénac, de gîte possible, ni…
Elle hésitait à terminer sa phrase. Fortunat s'enhardit jusqu'à l'achever.
—Ni d'amis communs? Vous oubliez le passeur du bac. Il a deux chambres: j'en ai loué une et je mange avec lui. Ne me plaignez pas. De ma fenêtre on voit le Rhône, c'est-à-dire le plus beau spectacle qu'il y ait au monde pour mes yeux. Nous pêchons la nuit. Signol est un maître en l'art d'accommoder le succulent poisson du fleuve. Mais vous le savez, madame. Vingt fois il m'a raconté ce jour, inoubliable pour lui, où, passant devant sa porte, vous lui fîtes l'honneur insigne de goûter à sa friture.
La comtesse oublia de répondre, car un autre souvenir moins agréable lui revenait: la photographie donnée au vieillard comme récompense terrestre de sa conversion, et l'épisode malencontreux qui avait suivi. Ce jour-là, pour la première fois, un homme l'avait gravement blessée, et cet homme était sous ses yeux! Elle revoyait toute la scène, le chemin désert longeant le fleuve, les hauts peupliers à peine verdissants, la petite porte qu'il lui tardait si fort d'atteindre, et ce jeune insensé, les cheveux en désordre, prêt à bondir dans le Rhône pour expier son crime. Certes, il l'expiait rudement à cette heure. Il méritait une véritable estime, une grande pitié. Mais si la folie passée allait reparaître!
Toutes ses frayeurs la reprirent, grâce au souvenir imprudemment évoqué.
—Monsieur, fit-elle avec un mouvement qui montra que l'audience était finie, je répéterai à mon mari tout ce que je viens d'entendre. Il vous en saura gré et vous en jugera mieux, ainsi qu'il doit le faire.
—Veuillez lui dire aussi, madame, ajouta le visiteur déjà debout, qu'il ne lutte point contre un adversaire de l'espèce commune, simplement désireux de voir sa cause triompher. Pour mon père, quoiqu'il aime l'argent, le gain matériel du procès n'est que l'accessoire. Il considère qu'on l'a blessé; il se vengera par tous les moyens; il se venge même sur son fils!
—Ah! l'horrible chose que la haine! gémit Thérèse, glacée de la perspective qu'on lui laissait voir. Si vous consentiez… Peut-être serait-il bon que M. de Sénac vous entendît lui-même, un de ces jours.
—Le voudrait-il? Recevrais-je de lui l'accueil… patient que vous venez de m'accorder? C'est douteux, madame, convenez-en. Convenez aussi que je ne peux guère accepter le rôle de conseil contre mon père. Enfin, ajouta-t-il en souriant, les hôtels de Paris coûtent plus cher que l'appartement meublé et la pension qui m'attendent chez Signol.
—Mais ce voyage? demanda la comtesse, à qui se révéla soudain le dénuement complet du malheureux Fortunat. C'est une grosse dépense… Et vous l'avez faite pour nous dire… ce que je viens d'entendre?
—Un de mes amis de Marseille, journaliste, m'a procuré un permis. C'est le voyage, au contraire, qui ne coûte rien. Je repartirai ce soir, très heureux.
Madame de Sénac ne put retenir un geste de surprise en entendant cette parole dans la bouche d'un homme si maltraité par le sort.
—Le mot semble vous étonner, dit le jeune homme? Oui, je suis très heureux. Je n'ai plus sur le coeur le poids lourd que j'y sentais: votre colère et votre mépris. N'est-ce donc rien que cela? Non, madame, en vérité, je ne me souviens pas d'avoir été aussi heureux de ma vie.
Ses yeux brillaient d'un éclat qui démentait cruellement ces félicitations adressées à lui-même. D'une voix plus calme il ajouta, sans la moindre emphase:
—Et je doute que cette vie se prolonge beaucoup, désormais.
Thérèse, d'un coup d'oeil, lut en lui. Elle songea, non sans frémir, à ses parties de pêche, la nuit, sur le Rhône. Elle aperçut, dans une sorte de vision, le vieux passeur ramenant son bateau vers la rive, au clair de lune, mais ne ramenant pas son compagnon. Elle dit de l'accent doux et grave qu'elle avait pour parler aux malades et aux pauvres:
—Dieu seul connaît l'heure et peut la décider. Ceux qui usurpent son pouvoir sur notre vie sont criminels et méprisables. Je vous estime hautement; je pourrai vous estimer toujours, n'est-ce pas?
Il ferma les yeux et réfléchit quelques secondes, puis il répondit, presque à voix basse:
—Oui, madame, je vous le jure, toujours!
—Priez-vous quelquefois? demanda-t-elle encore.
—On ne m'a guère appris, avoua-t-il avec un pâle sourire.
—Cela s'apprend sans peine, continua Thérèse. Moi, je prierai pour vous de toute mon âme.
Vibrant d'émotion, il sembla recueillir, pendant quelques secondes, le rayon de grâce céleste qui tombait sur lui des yeux de la jeune femme.
—Voilà donc, murmura-t-il en passant la main sur son front, comment s'accomplissent les miracles! Qui m'aurait dit que j'allais partir d'ici comme j'en pars: avec la foi en Dieu!
Il sortit, laissant la jeune femme étrangement agitée. Elle médita longtemps. Elle se souvenait d'une parole qu'Albert de Sénac lui avait dite un jour, au milieu des ruines de Louqsor: «Si, jusqu'à cette heure, j'avais vécu sans croire en Dieu, je proclamerais son nom maintenant. Je dirais, comme ont fait des martyrs allant s'offrir aux lions:—Votre Dieu est mon Dieu, parce que je vous aime.» Et, par un de ces scrupules raffinés que connaissent les femmes très fidèles, elle eut comme un regret d'avoir accompli chez un autre homme ce miracle qu'elle n'avait pas eu besoin d'opérer chez son mari, croyant comme elle: la conversion.
Elle attendait le retour d'Albert pour lui conter dans ses moindres détails la curieuse entrevue. Mais, aux premiers mots qu'elle prononça, le comte laissa voir un agacement peu ordinaire.
—Tout d'abord, laissez-moi vous prévenir d'une chose, fit-il. Ce jeune homme a la cervelle en fâcheux état. Sa démarche d'aujourd'hui, sa conduite en général, bien des faits de son existence que vous ignorez sont d'un fou. Je regrette de n'avoir pas été là pour vous épargner le danger de quelque avanie.
Thérèse aurait pu répondre qu'elle en savait plus long que personne sur les secrets de Fortunat et sur son genre de démence. Mais elle se tut, comprenant que son auditeur était mal préparé à entendre l'apologie d'un Cadaroux, Pendant plusieurs jours, elle conserva une impression mélancolique. Elle songeait à ces deux hommes si différents dans leur naissance et leur destinée. Elle n'avait point à les comparer, et cependant une question qu'elle ne pouvait chasser lui venait à la pensée:
—Lequel, dans sa vie, aura le plus souffert pour moi et pour la justice?
XII
Vers la fin de novembre, le procès des Sénac fut plaidé… et perdu, malgré la superbe défense de Guidon du Bouquet. Le tribunal correctionnel, présidé par Montoussé, déclara que la Société anonyme des Ciments coopératifs était nulle dès l'origine, par suite de souscriptions fictives. D'ailleurs, le comte de Sénac et ce qui restait de ses collègues, traités favorablement, s'en tirèrent avec une simple amende. Cadaroux, la chose va sans dire, eût préféré un peu de prison; mais il se contenta—pour le moment—de ce que les juges lui donnaient.
L'affaire ne fit pas grand bruit d'abord, n'étant pas de celles qui passionnent le public. Le monde n'était pas à Paris; Thérèse échappa aux visites de condoléance.
Elle n'avait pas eu besoin d'interroger Albert quand il revint du Palais, tant son air accablé et malheureux suffisait à dire de quel côté la balance de Thémis avait penché. Après avoir causé un quart d'heure avec lui, elle comprit avec effroi qu'un rôle très imprévu et très lourd allait commencer pour elle: celui de lieutenant général d'une armée vaincue, obligé de prendre le commandement et de couvrir la retraite.
A force d'encouragements, de consolations, d'appels à l'énergie, Thérèse parvint à relever le sang-froid de son mari. Elle l'obligea doucement à faire connaître la situation sans réticences.
—Nous allons appeler du jugement, expliqua-t-il. Condamné de nouveau, je suis définitivement reconnu coupable d'avoir fondé une société sur des bases irrégulières. Un second procès, appuyé sur ce jugement, m'obligera au payement du capital. Avec les frais, c'est la ruine complète, l'hôtel où nous sommes vendu, la vieille tour de Sénac mise aux enchères, bientôt achetée par Cadaroux!… C'est l'effondrement du nom après celui de la fortune. La voilà, cette situation que tu veux connaître! Quant à Montoussé…
Elle arrêta d'un geste la fin de la phrase dont il était facile de prévoir le sens.
—Tais-toi! fit-elle. On nous avait prévenus. Dieu garde les gens comme nous d'avoir des procès, au temps où nous sommes!
Quelques jours après, Cadaroux fit formuler des offres officieuses «en vue de conciliation».
Moyennant l'abandon pur et simple de la terre et du château de Sénac «tel qu'il se comporte, avec les meubles, tentures, tableaux, objets d'art, provisions et effets quelconques qui le garnissent», le généreux vainqueur se faisait fort d'obtenir la renonciation à leurs droits actuels et éventifs de tous les porteurs d'actions, et la remise desdites actions au complet entre les mains d'Albert, promesse d'une exécution facile, car le vieux renard savait bien où étaient les titres.
Guidon du Bouquet, saisi de la proposition par son confrère, l'avocat du Bouscatié, pria son client de passer chez lui, et s'acquitta de son ambassade avec les précautions que commandaient les circonstances. Mais, malgré tout ce qu'il put faire, le comte entra dans une fureur à peine contenue, surprenante chez un homme de ce caractère et de cette éducation. Certaines épreuves matérielles, surtout quand elles sont prolongées, finissent par avoir raison des âmes les plus élevées et les plus fortes.
La première explosion calmée, on délibéra sérieusement; le cas était difficile. Sénac, sans raconter certains incidents de sa villégiature au bord du lac de Genève, laissa comprendre qu'il y avait rencontré Montoussé, et que le président n'avait pas lieu de se vanter de cette rencontre.
—Vous ne m'en aviez jamais dit un mot, répliqua le défenseur d'Albert qui devina tout. Avouez, mon cher comte, que nous ne sommes pas heureux. Au lieu d'un adversaire dans des conditions habituelles, nous avons en face de nous un animal féroce altéré de vengeance, et le premier de nos juges nous en veut à mort. Enfin, passons. Peut-être que nous aurons la chance d'avoir en appel un président qui n'aura rien contre nous. Quant à la proposition qui vous est faite, je vous conseillerais immédiatement de l'accepter, vu la valeur matériellement médiocre de la cession réclamée, si vous étiez un simple raffineur enrichi dans les sucres. Mais le comte de Sénac doit défendre la terre du nom jusqu'à son dernier sou. Voilà mon avis, et je vous le donne sans grand mérite, car je sais bien que c'est le vôtre.
—Mon cher maître, c'est parler en galant homme, répondit Sénac. Vous n'oubliez qu'une chose: ma femme. Si la déroute est complète, il faudra vendre, non pas seulement le château de Sénac, mais encore l'hôtel Quilliane où elle est née et dans lequel j'ai fermé les yeux à son pauvre frère, mon ami, dernier de sa race.
—Non, car la comtesse, d'ici là, sera séparée de biens. Je vous avais prié d'en conférer avec elle.
—Je l'ai fait, mais ce mot de séparation l'a mise aux champs, bien qu'il s'agisse de nos fortunes et non pas de nos personnes. Je n'ai pas insisté, me réservant de revenir à la charge au moment suprême.
Guidon arpentait son cabinet à grands pas. Quand Albert eut fini de parler:
—Monsieur, dit l'avocat, je suis et je reste fort honoré que vous m'ayez choisi pour défenseur. Mais si j'avais su d'avance que mes clients se laissaient conduire et déterminer par des sentiments aussi peu ordinaires au reste des hommes, je vous avoue que j'aurais décliné la commission.
—Mon cher Guidon, tout s'enchaîne. Si ma femme et moi étions des êtres comme tout le monde, nous ne nous serions pas épousés. Enfin, prenez patience: vos maux touchent à leur terme. Je vous autorise à écrire ce soir à mon adversaire que Sénac et le domaine sont à lui.
Pour le coup, maître Guidon faillit tomber à la renverse.
—Monsieur le comte, s'écria-t-il, dans l'état où je vous vois, si j'écrivais cette lettre-là ce soir, vous me tueriez demain matin.
—Ne craignez rien, répondit le pauvre Albert, qui, pour être juste, n'avait pas l'air à cette heure d'un homme capable de tuer personne. Avec ou sans ma tour, je n'en serai pas moins un Sénac authentique, et je me trouverai bien partout, pourvu que je voie ma femme heureuse. Quant à elle, pourvu qu'elle me conserve, qu'elle ait des malades à soigner, des enfants pauvres à instruire!… Chère créature! Délivrons-la de ce cauchemar; il est temps! Écrivez la lettre, mon cher Guidon, et faites préparer la transaction en règle. Je signerai.
Mais sa main ne devait plus donner de signature avant bien des jours. Le soir même, un singulier malaise s'emparait de lui. Le lendemain commençait une fièvre violente, et Thérèse avait devant elle une inquiétude auprès de laquelle toutes les autres n'étaient rien. Pendant la nuit suivante, le malade se mit à divaguer. Il se croyait à Sénac et faisait ses adieux à la vieille demeure, en des termes déchirants qui auraient brisé le coeur de sa malheureuse femme, sans la pieuse espérance qui la soutenait.
Pendant deux semaines, la comtesse connut la véritable et poignante signification de ces mots: la lutte pour la vie. Presque constamment aidée, jamais remplacée, par la fidèle Kathleen, elle soigna son mari sans dormir, sans manger autrement que sur ses genoux, vingt fois interrompue; à peine pouvait-elle prier. Mais elle savait que sa tante de Chavornay priait pour deux.
Si l'on n'avait entendu le bruit sourd des voitures sur la chaussée, l'on aurait pu croire que, d'un coup de baguette, une fée malfaisante avait transporté l'hôtel du quai d'Orsay dans un désert perdu. Toute communication avec le monde extérieur semblait coupée. Aucune visite n'était admise; les cartes s'amoncelaient sur la table du vestibule à côté des journaux intacts. Mrs Crowe avait reçu la mission d'ouvrir les lettres et d'y répondre quand elles demandaient des nouvelles, ce qui était le cas neuf fois sur dix. Quant au procès, Thérèse n'y donnait pas plus d'importance qu'elle n'en eût accordé jadis à la réclamation d'un fournisseur envoyant sa facture.
Un jour, enfin, le docteur dit à madame de Sénac:
—Notre malade est sauvé. Mais ne me remerciez pas; car, s'il était votre enfant au lieu d'être votre mari, je vous assure qu'il ne vous devrait pas beaucoup plus sa vie.
Ce jour-là, elle fit pour la première fois depuis longtemps une véritable prière.
Un mois s'écoula. Sénac n'était plus en danger, mais on pouvait à peine dire qu'il fût en convalescence, car il se refusait à quitter son lit, prétextant une faiblesse que ce régime débilitant n'était pas fait pour combattre. Son sentiment véritable était une sorte de répugnance instinctive pour la santé. Cette chambre étroitement close, où il n'entendait plus parler de ce qui rongeait sa vie, lui semblait un lieu d'asile inviolé. En y restant, il croyait échapper à Cadaroux lui-même. Hélas! le malheureux se trompait!
La stupeur que sa condamnation avait produite en province ne se peut exprimer. Cadaroux, en joueur habile qui sent la veine derrière lui, se garda bien de s'endormir sur ses premiers gains. La maladie d'Albert était un atout de plus. Il en profita et, dans des vues ténébreuses que l'on comprendra bientôt, il introduisit prématurément une instance en responsabilité civile devant le tribunal du ressort. Pour aller au-devant des objections qu'on pouvait lui faire, il criait sur les toits:
—Ce n'est qu'une procédure conservatoire. Le jugement que je veux obtenir tombera de lui-même si mon adversaire triomphe dans son appel. Mais il me garantit contre une vente fictive ou frauduleuse du domaine. Tout ce que je risque c'est de supporter quelques frais judiciaires en pure perte. Ils ne seront pas perdus pour tout le monde.
Ce dernier argument n'était pas d'un sot et tombait d'autant mieux, que toute la gent chicanière de la petite ville pleurait encore le plantureux gâteau que les juges de Paris s'étaient adjugé. Aussi la part offerte par Cadaroux à ces appétits déçus fut attaquée sans perdre une heure. Si l'on attendait que le comte fût assez guéri pour s'occuper de ses affaires, adieu aux miettes du festin!
Le Bouscatié semblait avoir la chance à ses ordres. Tout fut bâclé avec une hâte qui surprendra moins, si l'on observe que les magistrats de cet infime tribunal ne pouvaient pas toujours tenir leurs audiences, faute de procès à juger. Autre détail utile à connaître: le député de l'arrondissement, cousin par alliance de Cadaroux, était chef de cabinet d'un ministre. Décidément, il ne fallait pas avoir le vieux Saturnin pour ennemi.
Corbassière, bien entendu, signifiait régulièrement les actes à la grille du château et empochait les honoraires; mais il ne se gênait pas pour dire au concierge que toutes ces paperasses ne signifiaient pas grand'chose.
—N'empêche, répondait l'honnête serviteur que vos grimoires vont donner un tracas de plus à madame la comtesse, qui n'en a pas besoin.
—Rien ne presse de l'en fatiguer, reprenait Corbassière de la meilleure foi du monde. Nous ne sommes qu'au commencement. Si M. le comte guérit, avec un avoué de moyenne force et des protections, il peut nous faire traîner trois ans ou même davantage.
En attendant, le famélique tribunal venait de condamner par défaut Albert de Sénac «et ses collègues» à payer aux actionnaires de la Société, c'est-à-dire à Cadaroux, la bagatelle de trois millions, montant du capital social. Un matin, Corbassière entra tout gaillard dans le pavillon du concierge, devenu son ami.
—Vous n'auriez pas trois millions sur vous? demanda-t-il en goguenardant.
Et comme son interlocuteur le regardait, à moitié fou d'ahurissement:
—Bon! ricana l'huissier, si vous n'avez pas la somme, ne vous tourmentez pas; je repasserai. Plaisanterie à part, je ne comprends pas le Bouscatié. Il les a fait veiller toute la nuit au greffe, pour copier le jugement, comme s'il avait cru que j'allais lui rapporter ses trois millions. A quoi veut-il en venir? Tout cela ne signifie rien. Mais, n'importe, c'est un beau commandement. Je n'en ferai pas, deux fois dans ma vie un pareil. Trois millions!…
Corbassière s'en alla, riant à se tenir les côtes, lui qui pleurait aux trois quarts quand il travaillait pour de bon. Mais, un matin, Cadaroux vint le trouver dans sa misérable étude, et lui enjoignit, comme la chose la plus simple d'aller saisir le mobilier du château. Le brave officier ministériel bondit sur sa chaise de paille à la briser.
—Comment! s'écria-t-il. Vous voulez une saisie! A quoi bon? Vous savez parfaitement que, dans l'état, le comte ne laissera pas procéder à la vente. Il n'a qu'un signe à faire pour l'empêcher, au point où nous en sommes. Une saisie au château, monsieur Cadaroux! Et contre un défendeur en appel, gravement malade! Permettez-moi de vous le dire, c'est de la procédure vexatoire.
—Corbassière, mon ami, gardez vos conseils pour ceux qui vous les demandent. Je vous conseille de ne point tergiverser. J'en ai fait sauter qui avaient sur les épaules des robes plus longues que la vôtre.
—C'est bien, monsieur, répondit l'huissier tout pâle d'émotion; vous aurez votre saisie, puisque vous la voulez.
—Quel jour?
—Lundi prochain, mon premier jour libre. A moins que, d'ici-là…
—Vous voulez dire: à moins d'opposition. Prenez garde, mon brave! Ne jouez pas au plus fin avec le père Cadaroux. L'opposition peut venir, j'en conviens, mais nous saurons si elle est venue toute seule. Faites attention de marcher droit. Comme vous dites, je veux ma saisie. Faites-la; le reste me regarde. D'ailleurs, il y a plus de six mois que les appartements du château sont fermés. Vous rendrez service en les faisant ouvrir et en donnant de l'air aux robes de la comtesse.
Le vieux jacobin s'éloigna, dégonflant sa haine dans un mauvais rire qu'il sembla lancer contre la vieille tour. Et le petit huissier, serrant le dos sous sa redingote râpée, demeura seul entre les quatre murs de sa pauvre étude. Ses yeux attristés en firent le tour, s'arrêtant sur les objets familiers qui étaient son gagne-pain: le parapluie jauni par le soleil et l'averse, le manteau usé, les grosses bottes qui connaissaient tous les chemins du canton, la sacoche d'où étaient sortis, pour tant de malheureux, le désespoir et la ruine. Alors, avec un grand soupir, ce héros obscur s'assit devant son bureau de sapin et couvrit lentement une feuille blanche de son écriture régulière.
Le brave Corbassière, en ce moment, ne riait plus.
XIII
Un dimanche de la fin de décembre, Thérèse de Sénac put aller entendre la messe, devoir depuis longtemps remplacé par d'autres moins doux. Rentrée de bonne heure chez elle, tout heureuse de savoir la guérison du malade en bon train, calmée par la prière, elle trouva son mari, que Mrs Crowe venait de quitter, fort occupé à lire une lettre.
—Oh! cher, s'écria-t-elle, que fais-tu? Quelle imprudence! Tu sais bien que c'est défendu!
D'une voix affaiblie, dans laquelle on sentait une extrême lassitude, il répondit:
—Je le sais. Mon intention n'était pas de lire. Je m'amusais seulement à examiner les enveloppes. Une adresse m'a frappé… le timbre du bureau de Sénac… l'écriture de l'huissier Corbassière… Ah! pauvre enfant! combien d'autres lettres du même genre tu m'as cachées!
—De Corbassière? Pas une seule, je te le jure. Qu'est-ce qu'il écrit? Dans quel état je te trouve!
—Je l'avais dit à Guidon. Il vaut mieux se rendre, soupira le malade. Il est écrit là-haut que nous ne pourrons pas nous tirer des griffes de ce démon.
Il se retourna vers la muraille, vaincu, découragé, n'espérant plus rien. Il regrettait les heures qu'il avait passées dans une léthargie inconsciente. L'annonce que l'heure de sa mort était venue l'aurait réjoui comme un soulagement.
Thérèse, pendant ce temps-là, parcourait la missive en rassemblant tout son courage, sans se douter qu'il n'en avait pas moins fallu à Corbassière pour l'écrire.
«Monsieur le comte de Sénac, ou, en cas d'empêchement, à madame la comtesse.
»Le jugement par défaut, rendu contre vous à la requête de M. Cadaroux par le tribunal civil de ***, n'ayant pas jusqu'ici été frappé d'opposition, et la sommation pour le payement de trois millions n'ayant été suivie d'aucun résultat, j'ai reçu des ordres pour une saisie que je ne puis, dans l'état, me refuser à pratiquer. Elle aura lieu après-demain lundi dans la matinée, et je vous en informe, monsieur le comte, bien que mon client m'ait donné des instructions tout opposées. Mais je suis probablement la cause involontaire de ce qui arrive. J'ai lieu de supposer, d'après le silence complet gardé par vous depuis le commencement de l'action accessoire ouverte en province, que vous n'en avez pas eu connaissance, et ce fait à peine croyable s'explique par deux motifs. D'une part, l'instance a été conduite avec une rapidité exceptionnelle devant notre tribunal, à qui on la présentait comme ayant pour but de mettre un gage à l'abri. De l'autre, vous sachant malade et ne jugeant pas moi-même les choses dans toute leur vérité, je fus le premier à ôter toute inquiétude à votre concierge, habitué d'ailleurs à conserver les pièces de procédure, qui vous étaient signifiées, jusqu'ici, en double, à votre domicile à Paris.
»Quoi qu'il en soit, l'ignorance à laquelle j'ai contribué sans doute n'existera plus. Il reste juste le temps d'accomplir la formalité très simple qui suspendra la saisie. Votre homme d'affaires avisera.
Votre serviteur dévoué,
CORBASSIÈRE.»
Thérèse avait encore son chapeau et sa pelisse. Elle sonna.
—Dites qu'on ne dételle pas: je vais sortir, commanda-t-elle. Priez
Mrs Crowe de venir immédiatement.
Elle posa doucement la main sur l'épaule de son mari qui se retourna.
—Donnez-moi l'adresse de l'avocat, dit-elle; je cours lui porter cette lettre. Il paraît que le mal actuel est facilement réparable. Vite l'adresse!
Albert indiqua le domicile de maître Guidon du Bouquet.
—Pauvre amie! soupira-t-il. Quelle succession d'épreuves pour vous.
Ah! Dieu! si je les avais prévues!…
—Courage! fit Thérèse, elles finiront. Cher, si vous voulez que j'oublie tout le reste, achevez bien vite de guérir.
Elle sortit, presque surprise elle-même de se sentir si forte et si calme en face de devoirs tout nouveaux. D'ailleurs, la lettre qu'elle emportait pour la faire lire à Guidon parlait d'une formalité facile à remplir, et, sans doute, le grand avocat parisien ne serait pas embarrassé là où Corbassière, le petit huissier de campagne, voyait un remède facile. Donc elle n'éprouvait pas une inquiétude extrême. Néanmoins, la course lui parut longue, du quai d'Orsay à la rue de Provence, où demeurait Guidon.
—Monsieur est parti hier pour la chasse, lui répondit le concierge. Il reviendra demain soir. On ne trouve jamais monsieur chez lui le dimanche.
Elle réfléchit une seconde en face de cet imprévu désastreux. Mais peut-être qu'on pouvait joindre l'homme de loi, s'il tirait des faisans dans les bois de Meudon ou de Saint-Germain. Une nouvelle réponse qu'elle reçut lui ôta cette espérance: Guidon mitraillait les canards en Sologne.
La comtesse de Sénac regagna son coupé sans perdre la tête et se fit conduire à l'avenue Kléber, où elle prit l'adresse de Champenois.
—Vous n'avez pas à craindre la même réponse qu'on vous a donnée tout à l'heure, lui dit madame de Chavornay. Celui-ci n'a jamais touché un fusil de sa vie.
Aussi n'était-il pas à la chasse, mais à l'inauguration d'une statue «en Avignon» avec son habit à palmes vertes.
Cette fois les tempes de Thérèse battaient fiévreusement, tandis qu'elle rentrait à la maison, au grand trot de ses chevaux. Si bien trempée que fût son âme, elle avait l'âme d'une femme, sujette aux réactions instantanées et complètes. Le découragement venait à grands pas.
«Dieu aurait-il décidé que nous subirons l'épreuve tout entière?» songeait-elle.
Déjà cette voiture, ces chevaux qui l'emportaient rapidement, ces fourrures qui l'enveloppaient, tout cet ensemble d'un luxe qu'elle avait toujours connu, prenaient à ses yeux l'apparence précaire de choses empruntées, qu'il faudra rendre quelque jour. Aller à pied, vêtue comme une bourgeoise pauvre, ne l'effrayait guère, elle qui s'était crue appelée à passer toute sa vie dans une robe de bure. Mais son mari à peine sauvé d'une maladie grave!… Pourrait-il supporter le coup?
Quand elle fut près de lui, elle affecta de dire d'un air très calme:
—Guidon est à la chasse. Mais il rentrera demain soir.
On aurait pu penser qu'Albert n'avait pas entendu sa femme. Il regardait devant lui, sans parler, ne trahissant son trouble que par l'agitation nerveuse de ses mains. Dans ses yeux commençait à luire une volonté puissante qui fit tressaillir sa femme de joie, tant la vie se laissait voir dans ce rayonnement. Au bout de quelques minutes, il dit:
—Je partirai ce soir pour Sénac.
Thérèse passa de l'espérance à la consternation, croyant que le délire apparaissait de nouveau. Il reprit:
—Je vais mieux. Je peux partir; il faut que je parte.
—Que ferez-vous là-bas? lui demanda Thérèse.
Il répondit, accoudé sur son séant, ne se souvenant plus de sa faiblesse encore grande:
—Je ne sais pas ce que je ferai, mais, d'une façon ou de l'autre, j'empêcherai que les bottes crottées d'un huissier de campagne ne déshonorent ma maison. Séance tenante, le moindre avoué de la petite ville rédigera et signifiera l'opposition; c'est l'affaire de deux heures.
—Alors, ne suffirait-il pas d'écrire?
—Non. C'est une attaque par surprise que ce misérable a voulu tenter. Une matinée perdue, un facteur qui s'enivre, un imbécile d'homme d'affaires qui ne comprend pas, et Cadaroux triomphe. Je partirai.
Thérèse demanda, tremblante à ce danger qu'elle estimait plus grand que tous les autres:
—Qu'importe, après tout, si l'opposition ne vient qu'après la…?
Elle hésitait à prononcer le mot de saisie, comme si ces deux syllabes eussent caché quelque sens infâme.
—Vous voyez bien! dit Albert. Le seul nom de cette chose flétrissante vous brûle les lèvres. Que Corbassière, demain, accomplisse chez nous sa visite domiciliaire, nous n'en serons évidemment ni plus pauvres ni plus riches; mais, pour empêcher cette profanation, je suis prêt à risquer ma vie. Le vieux château ne semblerait plus le même qu'avant. Un déshonneur aurait effleuré ses murailles.
Thérèse n'avait pas quitté son mari des yeux pendant qu'il parlait ainsi. D'un mouvement plus prompt que la pensée, elle tomba sur ses genoux au pied du lit.
—Si tu m'aimes, pria-t-elle, permets que je parte à ta place! Donne-moi cette preuve de confiance. Tu m'as traitée, jusqu'ici, comme une enfant inutile; traite-moi comme une amie; laisse-moi t'aider. A quoi bon jouer ta santé, c'est-à-dire mon bonheur? Demain, au petit jour, je serai là-bas. Une heure plus tard, l'homme d'affaires de la petite ville aura ma visite. Dans quarante-huit heures, je serai de retour près de toi. Cher, si tu me permets d'aller à Sénac, je serai si heureuse, si heureuse! Et je me sens si sûre de réussir!
—Tu seras heureuse? dit Albert. Mais moi? Je ne vivrai pas jusqu'à ton retour… Quelle fatigue! quels ennuis! quelles complications, peut-être!
—Bah! fit-elle, moitié plaisante, moitié sérieuse; tu cherches vainement à m'effrayer. Ne suis-je pas le dernier des Quilliane?…
—N'oublie pas qu'un de tes cheveux m'est plus cher que la tour de Sénac et tous ses souvenirs. Je t'aime et je te bénis. Tu es pour moi plus que le monde entier. Ah! ces heures qui vont s'écouler jusqu'à ton retour seront les plus longues de ma vie. Jure-moi d'être ici mardi matin, quand même tu devrais tout gagner en restant, et tout perdre par ton retour.
—Mardi matin je serai ici, dit-elle en appuyant la tête sur le coeur d'Albert.
Mrs Crowe, de son côté, promit de ne pas quitter Albert ni jour ni nuit, de le distraire de son mieux, d'envoyer des télégrammes. Le reste de l'après-midi passa très vite. L'heure de l'express venue, on fit avancer un fiacre; Thérèse y monta seule, n'emportant qu'un rouleau de couvertures. Les domestiques devaient ignorer le but de son voyage, connu seulement d'elle-même, de son mari et de Kathleen.
L'approche du jour se devinait à peine quand elle descendit à la gare qui desservait l'habitation. Là, elle était comme chez elle, et tous les fronts se découvrirent à son arrivée. Sans attendre qu'on lui procurât un véhicule plus confortable, elle s'installa dans une carriole qui portait les sacs de la poste au bourg voisin. Sur le bord du Rhône, elle mit pied à terre à la porte d'une auberge misérable qui servait d'abri aux voyageurs attendant le bac; mais, dans la crainte que le passeur n'entendît pas les appels, tout signal étant impossible dans l'obscurité, l'aubergiste offrit à la comtesse de lui faire traverser le fleuve dans son propre bateau. Elle accepta; les eaux étaient tranquilles. D'ailleurs, ce trajet accompli tant de fois n'avait rien qui pût l'effrayer. Tout au contraire, à peine embarquée, elle se sentit plongée dans un bien-être comparable à celui que procure un bain après une nuit de fatigue.
La température était adoucie jusqu'à devenir amollissante. Aucun souffle n'agitait l'air. De gros nuages très lourds, d'apparence débonnaire malgré leur teinte sombre, pendaient au ciel, se détachant sur des fonds d'un bleu vert dont le jour naissant modifiait à chaque minute le coloris fantastique. L'atmosphère était si calme qu'aucun mouvement, aucune variation de forme ne se distinguait dans ces masses, de telle façon qu'elles semblaient faire partie intégrante du paysage, et continuer le rideau plus anguleux des hautes montagnes qui se détachaient à l'Orient, sur la pourpre encore incertaine de l'aurore. Tout paraissait endormi d'un heureux sommeil. L'eau noire, où les rames s'enfonçaient sans bruit, murmurait à peine. On aurait cru la barque immobile. Après le bruit, l'agitation, la vitesse folle de l'express à peine quitté, ce flottement silencieux avait la volupté engourdissante d'un rêve agréable. Thérèse, le menton appuyé sur sa main, commençait à perdre la notion du temps, du lieu, de son être lui-même, du pourquoi des choses qui l'entouraient, du comment de ce qu'elle avait à faire. Une sorte de sommeil de l'esprit s'emparait d'elle sans qu'elle tachât d'y résister. Elle se disait:
«Jusqu'à l'autre rive, je n'ai pas besoin de moi-même. Ces cinq minutes de repos sont une faveur de Dieu depuis longtemps inconnue dans ma vie. O ma pauvre âme, reposons-nous!»
Mais, à ce moment, trois notes argentines venues de loin glissèrent sur l'eau et frappèrent son oreille. C'était l'Angelus, tinté par la cloche de Sénac, la cloche dont elle était marraine, sa cloche, dont la voix filiale, saluant son arrivée, semblait lui répondre:
«Quelque chose, pour les âmes comme la tienne, vaut mieux encore que le repos: c'est la prière. Dieu t'aime, il t'écoutera.»
Aussitôt, baissant la tête, elle fit le signe de la croix. Le batelier, par instinct, se découvrit et leva ses rames. Trois coups de nouveau, puis trois coups encore tintèrent.
—Bonhomme, dit la jeune femme, sa prière achevée, marchons vite, maintenant; j'ai une forte journée à faire aujourd'hui.
Cinq minutes après, l'autre rive émergea, d'abord confuse, de la demi-obscurité. Bientôt une maison blanche parut s'avancer vers les voyageurs. A l'une des fenêtres, ouverte à l'air pur du matin, une forme vague était accoudée.
—Holà! père Signol, cria gaiement l'homme qui ramait. Voilà comme on laisse échapper la pratique en restant au lit.
—Le père Signol était levé avant toi, répondit une voix qui n'était pas celle du vieillard. Nous avons déjà pêché pendant trois heures; il étend ses filets. Mais toi, qu'est-ce que tu viens faire chez nous, maraudeur?
L'aubergiste, batelier par occasion, répondit:
—Pardon! Je vous avais pris pour un autre, monsieur Fortunat. C'est madame la comtesse qui est arrivée par le train et qui m'a demandé de lui faire passer le Rhône.
L'embarcation touchait déjà la rive; quand Thérèse posa le pied sur le plat-bord pour sauter à terre, un homme se trouva debout devant elle, tête nue, étendant la main pour la soutenir.
—Bonjour, monsieur, dit-elle gravement, les doigts posés sur le bras du jeune Cadaroux. Vous êtes surpris de me voir, mais la surprise ne sera pas pour vous seul. Personne ne m'attend.
—Mon Dieu! fit-il en cherchant à dominer son trouble, j'espère que rien de fâcheux n'est arrivé.
Sans répondre, elle tira sa bourse et mit une pièce d'argent dans la main de son batelier. L'homme s'offrit à porter jusqu'au château le menu bagage de la comtesse.
—Je m'en charge; tu peux retourner chez toi, dit Fortunat; du moins si madame le permet.
Thérèse hésita une seconde à rester seule avec le compagnon que le hasard lui donnait. Mais bientôt elle fut décidée. A cette heure elle connaissait mieux Fortunat. Quel homme, plus efficacement, pouvait l'aider dans la circonstance?
—Monsieur, dit-elle simplement, je vous remercie et j'accepte.
Le bateau s'éloigna.
Il faisait alors assez jour pour distinguer l'étroite jetée de cailloux cimentés qui servait de débarcadère aux piétons, et rejoignait le chemin de halage, bordé par la clôture du parc. La voyageuse et son compagnon suivirent encore une fois le bord du fleuve, à l'endroit même où, quelques mois plus tôt, s'était passée moins tranquillement leur première entrevue. Thérèse avait la clef de la petite porte. Elle la tendit à Fortunat qui fit jouer, non sans un peu d'effort, le pêne rouillé. La comtesse de Sénac était dans son domaine, mais il fallait gravir pendant dix minutes les sentiers du parc avant d'arriver au château dont la tour massive commençait à se montrer, clairement colorée d'une teinte rose.
Quand elle se vit assez loin du chemin pour être à l'abri des curieux, Thérèse s'arrêta près d'un banc.
—Monsieur, dit-elle au jeune homme qui l'avait suivie en silence, voulez-vous, s'il vous plaît, poser ici mon sac et ma couverture? J'ai besoin de vous parler.
Incapable de prononcer une parole, il obéit. La seule chose que la comtesse n'aurait pu obtenir de lui eût été de dire s'il était en état de veille ou de rêve. Sans s'amuser à des phrases banales:
—Vous vous souvenez de la visite que vous nous avez faite à Paris? continua madame de Sénac. Vous savez quelles inquiétudes m'a données mon mari? Auprès du danger de mort, les autres menaces deviennent peu de chose.
—Votre deuil eût été le deuil de ce village, répondit Fortunat; votre joie est sa joie. Pendant bien des jours, n'osant me présenter moi-même au château, j'y ai fait monter chaque matin le vieux passeur pour prendre des nouvelles.
—Grâce à Dieu, nous sommes tranquilles sur ce point. Mais, la mort écartée, l'autre danger se rapproche, et c'est pour le combattre que je suis venue.
—Toute seule, par cette nuit d'hiver? Oh! madame, quelle honte pour moi de porter le nom que je porte! Et quel désespoir de me sentir inutile!
—Laissez-moi m'expliquer, dit la comtesse; vous allez voir. Vous êtes si peu inutile que, tout à l'heure, j'ai béni Dieu de vous avoir mis sur ma route. J'avais besoin d'un dévouement sûr, d'un conseil habile: je les ai trouvés, puisque vous voilà.
Il répondit, sachant qu'il n'aurait pas deux instants pareils dans sa vie:
—Madame, je suis bien heureux! Cette nuit encore, sur le Rhône, pendant les longues heures silencieuses de la pêche, voulez-vous savoir quel rêve je faisais, pour la centième fois? Ne craignez rien. Les châtelaines du moyen âge n'étaient pas mieux protégées derrière les murailles de cette tour, que vous ne l'êtes à cette heure, seule avec le dernier des Bouscatié. Car, précisément, tout mon rêve était de me rendre utile un jour, de telle sorte que vous soyez forcée de vous souvenir de moi sans haine et… très longtemps.
—Écoutez-moi, et je pense que votre rêve pourra s'accomplir, dit
Thérèse dont la voix trahissait une fiévreuse anxiété.
D'un signe, il montra qu'il écoutait. Alors, en quelques mots, la comtesse raconta la surprise terrible apportée la veille par la lettre de Corbassière. Quand le récit fut achevé:
—Je vous avais bien prévenue de prendre garde à mon père, soupira le jeune homme.
—Oui; mais vous ne m'aviez pas prévenue que mon attention serait détournée par un ennemi plus perfide encore: la maladie. Je ne lisais plus une lettre. Ah! si vous saviez!
—Je comprends tout, répondit Fortunat. Je devine ce qu'a été ce départ, ce voyage!… Et dire qu'il suffisait d'un télégramme! A quoi servent-ils donc, les hommes d'affaires de Paris?
—A rien, le dimanche, répondit la comtesse en souriant à demi.
J'espère que ceux de Sénac me donneront plus facilement leur aide.
—Comptez sur moi, répondit Fortunat. Je cours à la ville pour parer le coup odieux qui vous frappe. Mais si nous voulons réussir, il ne faut pas que mon père soupçonne cet entretien. Donc, permettez-moi de sortir par où nous sommes entrés et montez seule au château. Dans quelques heures, par le même chemin, je vous apporterai des nouvelles, de bonnes nouvelles, n'en doutez pas.
Sans attendre aucune réponse, il gagna la petite porte dont il avait encore la clef dans sa main. Quant à la comtesse, elle reprit sa route vers sa demeure, où son apparition inattendue, à cette heure matinale, produisit une surprise voisine de l'épouvante. Elle rassura le gardien et sa femme, commanda qu'on fît du feu dans sa chambre et s'y retira, moins pour prendre du repos que pour rasseoir ses idées. L'excitation d'une nuit sans sommeil, jointe aux incidents continuels qui se succédaient depuis vingt-quatre heures, mettait la fièvre dans son cerveau et troublait son jugement. Elle se posait mille questions ou, pour mieux dire, tout devenait question dans son esprit agité. Elle se demandait:
«Ai-je bien fait d'entreprendre ce voyage toute seule? Était-ce une imprudence d'abandonner Albert? Que dirait-il en voyant de quel homme j'ai réclamé l'appui? Et cet homme, que pense-t-il de moi? Pour le reste de mes jours, me voilà son obligée. Du moins, sera-t-il assez prompt, assez heureux, assez habile pour réussir?…»
Elle ne put rester longtemps en place. Tous les objets de cette chambre où elle avait été si heureuse l'attiraient: tous prenaient une voix pour lui dire: «Sauve-nous!» Car, dans son ignorance, avec son imagination surexcitée, elle se représentait une saisie comme une scène approchant du pillage. Elle se figurait ces bahuts ouverts, ces vêtements qui étaient un peu de sa pudeur violés par des mains sordides, ces tiroirs condamnés à trahir les chers souvenirs qu'on cache…
Un jour, au bras d'Albert, elle était entrée à l'Hôtel des ventes pour voir l'exposition d'un mobilier fameux. Elle n'y était pas restée longtemps. Ces dentelles engourdies d'un froid mystérieux, ces robes affaissées comme des cadavres déshonorés, ces livres gisant ainsi que des captifs dans un bazar d'esclaves, ces bijoux ternis, ces éventails caressant de leurs derniers parfums d'ignobles brocanteurs, toutes ces humiliations navrantes de vaincus sans espoir et sans révolte l'avaient glacée jusqu'à l'âme. Elle s'était enfuie, emportant comme une vision sinistre ce Mane, Thecel, Pharès lu sur la muraille: «Par suite de saisie.»
Dans cette âme d'une sensibilité merveilleuse, toute impression pénible laissait une blessure prête à se rouvrir au moindre choc. Thérèse, au bout d'une heure de solitude, tandis qu'on la croyait endormie, sentait son coeur défaillir à la seule pensée de Corbassière entrant dans cette chambre. Aurait-elle assez de force pour l'affronter dignement? A cette minute, avec une lâcheté qu'elle s'avouait, la malheureuse regrettait amèrement d'être venue. Qu'importent certains malheurs qui ne touchent pas à la vie de ceux qu'on aime, si l'on n'en est pas témoin?
«Hélas! pensa-t-elle, cette honte ne toucherait-t-elle pas à sa vie?»
Ramenée à cette autre angoisse plus insupportable encore, Thérèse prit sa fourrure, couvrit ses cheveux d'un voile et, sans avertir personne, gagna la plate-forme de la tour. De cet observatoire, elle pouvait découvrir au loin celui que Dieu enverrait: le sauveur ou l'ennemi. Sur la route qui conduisait à la ville, ses yeux cherchaient en vain l'un ou l'autre, Fortunat ou Corbassière. Nul être humain ne se montrait, sauf une paysanne revenant du marché et poussant son âne devant elle. Dix heures sonnèrent à l'église, dix heures seulement! Comme l'attente pouvait être encore longue! Et cependant, elle n'osait pas quitter son poste; elle ne voulait pas se montrer à ses gens, à tout ce petit monde qui la regardait comme une souveraine; souveraine, hélas! cruellement menacée dans son prestige!
Elle attendit, s'efforçant de se distraire par la vue de cet immense panorama tant admiré le premier jour. Mais alors elle avait son mari près d'elle, et, sur cette plaine aujourd'hui morne et grise, un soleil radieux avivait les toits rouges des maisons, le manteau vert des prairies. Et l'espoir dans l'avenir, cet autre soleil, bien pâle à cette heure, lui aussi, brillait sur eux comme un astre ignorant de tout déclin. Elle entendait encore les paroles qu'Albert lui disait, les mains dans ses mains, la regardant avec ces yeux fidèles qui avaient failli se fermer pour toujours. Qu'il était loin, le bonheur espéré, promis!…
Une heure de plus s'était écoulée; sur la route déserte rien n'apparaissait, ni la crainte ni l'espoir. Mais tout à coup, presque au pied de la tour, un promeneur se montra sous les arbres dénudés de la petite place, en avant de la grille du château. Il semblait très occupé à lire son journal; Thérèse le reconnut: c'était Cadaroux. Elle comprit qu'il était là pour jouir de son triomphe, pour voir l'arrivée de Corbassière, pour sonner la fanfare de la victoire tandis que l'huissier franchirait cette porte condamnée à s'ouvrir devant lui. Alors elle oublia toutes ces sublimes immolations de la nature qui faisaient dans un temps la règle de sa vie: la résignation, l'humilité devant l'épreuve, l'héroïsme douloureux de la perfection des âmes saintes. Elle sentit qu'elle serait reconnaissante de tout son coeur, jusqu'au dernier jour, envers l'homme qui confondrait l'espoir de cet ennemi acharné à son oeuvre… Mais ce point noir, là-bas?…
Elle saisit ses jumelles: le point noir était un homme qui courait. Il courait, il tâchait de courir; souvent il était obligé de reprendre haleine. Il semblait épuisé; mais, après quelques secondes, il se hâtait de nouveau dans la direction du village.
—C'est lui! pensa Thérèse. Un huissier qui vient faire une saisie ne court pas. Il a réussi et veut abréger mon inquiétude. Que Dieu le récompense!
Bientôt elle put reconnaître Fortunat. Il atteignait les premières maisons. Allait-il prendre la route ordinaire du château? Si le père et le fils se rencontraient devant la grille, quelle scène violente! La comtesse tremblait en y pensant. Elle aurait voulu faire des signes. Mais c'eût été une folie à cette distance, et, d'ailleurs, elle devait rester cachée derrière les créneaux de la tour, afin de n'être point aperçue du promeneur sinistre qui tirait sa montre et donnait des signes d'impatience, comme un amoureux dont le bonheur se fait attendre.
Fortunat s'était arrêté; entre les deux chemins il hésita une seconde. Madame de Sénac lui cria par la pensée:
«Au nom du ciel! la petite porte!…»
Il s'essuya le front une dernière fois, et s'engagea dans le sentier qui descendait au Rhône en contournant le village. Thérèse poussa un grand soupir de soulagement et descendit pour aller à la rencontre du messager, porteur de bonnes nouvelles sans doute. Elle gagna le parc sans être vue. Comme elle approchait de la muraille longeant le fleuve, la porte s'ouvrit pour donner passage à Fortunat, que la fatigue de sa course rendait livide.
—Madame, dit-il d'une voix haletante, soyez en repos. Corbassière ne viendra pas.
—Pourquoi vous être hâté à ce point? demanda la jeune femme.
La joie le rendit moins pâle et ses yeux brillèrent, tandis qu'il faisait cette question:
—Vous m'avez vu?
—Oui, du haut de la tour. J'aurais voulu vous crier d'aller moins vite.
—Vous voyez bien que vous m'attendiez avec impatience. J'en étais sûr: voilà pourquoi j'ai couru. Quand on a le bonheur de vous servir, madame, il faut faire bien et faire vite.
—Avez-vous eu beaucoup de peine à réussir?
—Non, sauf qu'il m'a fallu inventer un gros mensonge. Comme j'entrais en ville, Corbassière en sortait, armé de toutes pièces: «Mon père m'envoie vous dire de suspendre,» ai-je dit. Comment se serait-il méfié d'un ambassadeur semblable? «Votre père a raison, m'a-t-il répondu. Nous faisons de vilaine besogne, sans compter qu'elle n'eût servi à rien. L'opposition est signifiée?» J'ai répondu affirmativement. Ce n'était pas vrai alors; ce sera vrai dans deux heures. Maintenant, pour plusieurs mois, vous voilà tranquille.
—Que Dieu vous pardonne votre mensonge! fit Thérèse. Mais si cet homme ne vous avait pas écouté?
—Mal lui en aurait pris, madame. D'une façon ou de l'autre, par force ou par persuasion, je ne l'aurais pas laissé venir jusqu'à votre grille.
—Ne me servez jamais en commettant une chose défendue, répondit Thérèse gravement. L'injustice, quoi qu'on prétende, est toujours punie dès ce monde.
—Madame, répondit Fortunat, vous venez de prononcer la sentence de mon père.
Tous deux, un instant, gardèrent le silence, impressionnés par leurs propres paroles. Fortunat reprit:
—Vous verrai-je encore avant votre départ?
—Non, répondit Thérèse avec une douce fermeté. Je pars ce soir…
Donnez-moi la main et sachez qu'à jamais je suis votre obligée.
Il prit les doigts qu'on lui tendait; ses yeux enveloppèrent le noble visage qu'une visible émotion embellissait encore, puis il dit, en baisant sa propre main qui venait de toucher celle de la comtesse:
—Merci, madame! Je vous assure que nous sommes quittes.
Après cet adieu si simple et si digne de part et d'autre, il s'éloigna. Jamais plus ces deux êtres ne devaient se revoir en ce monde. Pendant ce temps-là Saturnin Cadaroux, inquiet du retard de Corbassière, rentrait chez lui, faisait atteler et gagnait la ville, afin de savoir ce qui était survenu.
Le reste de la journée passa vite pour Thérèse, qui trouva un prétexte motivant, aux yeux des rares personnes qui la virent, sa courte apparition à Sénac. Le télégramme envoyé par elle et celui de Kathleen, tous deux rassurants, s'étaient croisés dans l'après-midi. Sans mettre le pied hors de son parc, elle avait pu visiter son hôpital et son école, dont Albert, depuis sa convalescence, avait permis la réouverture. Tout lui semblait bon, facile, agréable, dans ce cher petit coin d'où elle venait d'éloigner l'ennemi avec le secours d'un allié fidèle. Paris, au contraire, lui devenait odieux. Même l'hôtel de famille, tant aimé jamais, semblait avoir perdu le prestige sacré du souvenir. Trop d'heures lugubres ou poignantes y avaient sonné pour elle!
Sur le soir, un coucher de soleil radieux vint achever de la réjouir. L'air était doux et, parmi les massifs de la pelouse, avec de grands bruits de feuilles sèches remuées, les merles sifflaient leurs courts appels, veloutés comme des ritournelles de flûte.
«Voilà où le bonheur nous attend, pensa Thérèse. Dès que le cher malade sera guéri, nous y viendrons, pour en sortir le moins possible.»
Mais, sur son front, une inquiétude passa. Tout n'était pas fini. L'homme qu'elle avait vu le matin se promener devant la grille voulait, lui aussi, vivre et mourir dans ces murs. La grande bataille n'était pas livrée. Qui serait le vainqueur?…
L'heure du départ avait sonné. Après un dîner campagnard servi près du grand feu de la cuisine, Thérèse, accompagnée du garde, prit le chemin du Rhône pour passer le bac et regagner la station. Elle s'attendait à rencontrer Fortunat; mais le jeune homme ne se laissa pas voir. Signol prit le gouvernail en main, et la poulie qui retenait le bateau contre la force du courant se mit à rouler en criant sur le long câble. Selon son habitude, la comtesse avait lié conversation avec le vieux passeur, qu'elle s'étonnait de trouver mélancolique et taciturne.
—Madame, répondit le marinier, d'une voix qui tremblait de colère autant que de chagrin, c'est la dernière fois que nous naviguons ensemble. On me chasse. Tout à l'heure, cette bête sauvage de Cadaroux m'a signifié mon renvoi. Il faut obéir; il est le maire de la commune; le bac dépend de lui. Me voilà sans maison et sans travail!
—On vous chasse, pauvre homme! s'écria Thérèse. Et pourquoi?
—Je suis trop vieux, mes forces diminuent, et les gens qui passent le Rhône courent du danger avec moi: c'est le prétexte. Mais tout le monde sait pourquoi le Bouscatié veut me faire crever de faim. Dans cette maison, qui n'est pas la mienne, j'ai recueilli son fils, qu'il voudrait voir mort. Le garçon, depuis l'âge de dix ans, cherche toujours on ne sait quoi, une chose inconnue qu'il n'a pas encore trouvée. Mais avant peu il la trouvera… derrière les cyprès du cimetière. Pour moi, je n'ai plus qu'un désir en ce monde. C'est de voir Saturnin là où je souhaite qu'il aille. Si le bon Dieu me donne ce plaisir, je le tiens quitte du reste, pour cette vie et pour l'autre.
—Ne blasphémez pas, répondit doucement Thérèse. Vous n'êtes pas le seul à qui cet homme a causé du mal. Faites comme moi: pardonnez.
—Oui-da! reprit le vieux passeur en secouant sa tête aux lignes violentes. Vous avez pardonné, madame la comtesse? Possible pour vous. Mais cette rude besogne-là, comme beaucoup d'autres, se fait mal avec l'estomac vide. Il y a quarante ans que j'habite la maison du bac, si bien que j'avais oublié qu'elle n'était pas à moi. Mille diables! Saturnin m'en a bien fait souvenir, tout à l'heure. Ses yeux luisaient de colère quand il m'a dit: «Je t'apprendrai à donner asile au fainéant qui se tourne contre son père.» Allons! allons! Je voudrais bien voir à l'oeuvre celui qui va me remplacer, quand le soleil de mai fond les neiges, quand le Rhône devient un torrent qui emporte les maisons comme des brins de paille! Ah! brigand! nous verrons si j'étais trop vieux et trop faible! Et tu veux me faire mendier, maudite carogne!…
—Vous ne mendierez pas, dit la comtesse que ces imprécations sauvages faisaient pâlir. Soyez tranquille. Dès demain j'enverrai des ordres…
—Pour qu'on me reçoive dans votre hôpital, fit le vieillard, la gorge serrée. Merci, madame, cela vaut mieux que rien. J'aurai le temps de prier Dieu toute la journée et je sais déjà un nom qu'il entendra souvent.
—Le mien, j'espère? demanda Thérèse qui se défiait de la ferveur de ce chrétien mal converti.
—Non, madame: celui de Saturnin.
Le bateau venait de toucher la rive gauche. La comtesse découragée n'essaya pas de rappeler le vieillard au précepte du pardon, sentant bien qu'elle y perdrait sa peine.
Toujours cette lamentable différence entre ce qui devrait être et ce qui est!
Précédée du garde qui portait une lanterne, elle gagna la station du chemin de fer et, bientôt après, le train l'emportait vers Paris, encore plus étourdie que fatiguée des incidents qu'elle traversait depuis vingt-quatre heures. Elle voulut dormir et, pour se calmer, elle se dit qu'après tout elle avait gagné la bataille. Elle se figura le soulagement qu'avait éprouvé son mari en lisant sa dépêche, la joie qui l'attendait elle-même au retour, dans quelques heures. Une pensée, pendant la moitié de la nuit, la tint éveillée:
—Maintenant, que va devenir Fortunat? Je ne peux pas le recueillir, lui!…
Le lendemain, dans la matinée, elle était auprès d'Albert, ne pouvant croire que cette première séparation de leur vie conjugale avait duré à peine deux jours. Comme un lieutenant qui fait son rapport, elle raconta par le menu son expédition, attendant, pour sa peine et son succès, la récompense d'un rayon de joie dans les chers yeux. Mais, à mesure qu'elle poursuivait son récit, le visage du convalescent prenait une expression plus soucieuse. Péniblement surprise, elle regarda son mari qui se détournait d'un air farouche.
—N'es-tu pas content de ta femme? dit-elle en lui prenant les mains.
Regrettes-tu de m'avoir laissé partir?
—Ah! gronda Sénac, toujours ce jeune homme! Tu parles de lui, maintenant, comme d'un sauveur!
Pour toute réponse elle serra sur son coeur la tête du convalescent avec une sorte de pitié tendre. Et tandis qu'elle le rassurait par de chaudes paroles, par des baisers—plus maternels que ceux qu'elle aurait donnés jadis—elle retenait des larmes amères, comprenant cet involontaire talion qu'elle infligeait à son tour: la jalousie.
XIV
L'hiver touchait à sa fin. Le voyage de Thérèse, les incidents qui l'avaient motivé ou accompagné n'étaient connus de personne à Paris, sauf de sa tante. Son mari allait mieux; mais, pour le monde, elle le faisait moins bien portant qu'il n'était, afin de pouvoir tenir sa porte fermée et de s'affranchir de toute obligation importune. Ce n'était pas que le ménage eût pris la résolution de fuir le commerce des humains. Seulement, en face de l'inconnu qui pesait lourdement sur l'avenir, il était plus sage d'attendre. Si, quelque jour, l'orage devait emporter au loin leur existence, il valait mieux que le monde n'eût à s'occuper que de deux victimes déjà presque oubliées. Quelques centaines de cartes avaient plu dans le courant de janvier; de rares visiteurs forçaient la consigne, mais leur nombre devenait plus rare chaque jour. Madame de Boisboucher, pour l'instant brouillée avec le Faubourg, semblait ne plus se souvenir de son cousin. Peut-être lui-même n'était-il pas étranger à cette froideur, ayant connu les inconvénients de l'excès contraire.
Madame de Sénac luttait de son mieux contre l'incertitude énervante de la crise qu'elle traversait. Après deux ans de mariage, parvenue aux approches de la trentaine, ce chiffre fatidique de l'âge des femmes, elle se voyait moins éclairée sur son avenir qu'elle n'était dix ans plus tôt. Sa fortune, le lieu où se passerait sa vie, le repos même de son bonheur le plus intime, hélas! tout restait en question.
Dans ses fréquentes visites à l'avenue Kléber, elle confiait ses angoisses trop justifiées à la Révérende Mère de Chavornay dont l'esprit solide, pratique, tout d'une pièce, était mal fait pour les comprendre. On aurait dit que la bonne religieuse avait contre sa nièce quelque grief inavoué, qui la maintenait dans un état d'irritation latente envers la jeune femme.
—Ma chère enfant, lui dit-elle un jour, vous avez mal aux nerfs. Bonté divine! si jamais on m'avait dit que Thérèse de Quilliane serait… comment appelez-vous cela: une névrosée?
—Ma pauvre tante, vous ne savez pas ce que c'est que de se demander chaque soir: «Où serai-je dans six mois?»
—Ma pauvre nièce, vous avez failli savoir ce que c'est que de répéter chaque matin: «Dans vingt années, sauf accident, je serai à cette même place, vêtue de la même robe, faisant la même chose, avec les mêmes personnes!» Croyez-moi: l'absence de la moindre possibilité de changement dans l'avenir peut aussi paraître lourde, à certains jours.
—Suis-je donc la première qui soit venue se plaindre à vous que la vie n'a pas tenu ce qu'elle promettait?
—Oh! non. Mais vous êtes à peu près la seule qui n'ait pas ajouté comme dernière ombre au tableau: «Et, par là-dessus, mon mari me trompe!» Sans compter d'autres ombres…
Un soupir gros de charitables réticences, qui souleva la poitrine de la religieuse, vint achever la phrase. Apparemment qu'en outre des plaintes elle recevait aussi des confessions.
—Ma chère petite, conclut cette femme d'expérience, vous méditez trop. Il faut nous abandonner cette pratique, à nous autres dont c'est le métier; et encore, faites attention que je n'aurais pas voulu, pour tout l'or du monde, être carmélite. Désirez-vous que je vous dise la vérité? Vous êtes parmi les heureuses de ce monde, au premier rang. Je comprends que ce procès vous ennuie, mais il n'est pas perdu. Et, si vous le perdez, patience! Votre vieille tante est là. Ce qui est à Dieu est à Dieu. Ce qui est à Quilliane est à Quilliane: vous ne mourrez pas de faim. Prenez courage et, pour cela, regardez un peu plus autour de vous. Et puis, faites beaucoup de bien. Ce sera autant de sauvé des griffes de Cadaroux, quoi qu'il arrive.
Quand Thérèse fut partie, madame de Chavornay s'en alla toute pensive à travers les longs corridors. Elle songeait:
«Mon Dieu! ne restez pas trop longtemps sans faire disparaître le seul vrai malheur de sa vie, celui dont je ne me consolerais pas, si j'étais à sa place! Car, de tous les sacrifices que je vous ai faits, vous savez bien, Seigneur, quel a été, quel est encore le plus grand. Mais il vous plaît de faire dominer dans le coeur des pauvres femmes tantôt l'amour de l'épouse, tantôt l'amour de la mère. Mon Dieu, en échange de ces deux amours que j'ai mis sur l'autel, envoyez la bénédiction suprême à cette enfant, vous qui l'avez créée trop parfaite pour le monde, et cependant trop tendre pour l'éternel veuvage!»
L'époque du jugement d'appel approchait. Les séances interminables chez Guidon avaient recommencé pour Albert. Quant à Thérèse, elle avait senti le besoin de s'étourdir, mais d'une façon qui n'est pas l'ordinaire. Elle se jeta dans la charité, comme d'autres, en pareil cas, se ruent vers le plaisir, brisant son corps par la fatigue, domptant chacun de ses sens par les contacts les plus affreux, comme pour se démontrer à elle-même qu'auprès de certaines détresses physiques ou morales, son existence était un ciel, ses inquiétudes une volupté.
On la vit alors demander une place parmi ces femmes du grand monde, qui consacrent leur charité à la plus effroyablement cruelle des mille dévastations dont l'être humain peut connaître le martyre. Soyez sans crainte, nobles héroïnes de la guerre sainte contre la torture et la mort! On ne saura même pas le nom divin que vous avez choisi pour symboliser l'agonie de ces filles du peuple dont, chaque matin, vous voyez s'émietter la poitrine et les membres. Lutter contre le dégoût, supporter la vue de ce hideux travail ordinairement caché par la tombe, vaincre l'évanouissement qui met sa sueur froide à vos fronts, ce n'est pas, en effet, ce que vous accomplissez de plus rare. Vous obtenez qu'on respecte autour de vous le silence qui entoure vos exploits sublimes. Le «chroniqueur» lui-même, ce grand divulgateur de vos secrets, ignore celui-là, bien que vous lui ayez livré tous les autres, vos talents, votre beauté, vos fêtes. Et le roman du jour, qui proclame, analyse ou invente vos faiblesses, passe à côté de cette gloire sans la remarquer, à moins qu'il ne la dédaigne comme sans intérêt pour son oeuvre.
Un certain vendredi, vers quatre heures, le coupé de Thérèse prit la direction d'un des faubourgs les moins connus, voyage aventureux qu'il avait fallu étudier sur la carte, comme la navigation d'une passe peu fréquentée. Dans cette rue déserte, étroite, bordée de magasins et de dépôts, rien ne manquait de ce qui peut froisser l'instinct d'une femme délicate, car la débauche est toujours le Scylla de ce Charybde aux abois sinistres: la misère d'une grande ville.
La comtesse mit pied à terre devant une porte élevée qu'aucun insigne, aucune inscription ne désignait aux passants: c'était là. Dans sa poitrine, elle sentait son coeur se révolter d'avance, à la seule pensée de ce qu'elle allait voir, bien qu'elle eût visité cent fois son hôpital de Sénac. Mais elle savait qu'entre ce spectacle et celui qui l'attendait, il y avait la différence qui sépare le Purgatoire de l'Enfer, s'il est permis d'appliquer ce nom sans espérance aux douleurs dont le seul remède se trouve dans l'espoir sans fin.
Une concierge au costume sombre accueillit madame de Sénac et lui fit traverser la cour par une avenue bordée de lilas, seuls ornements de cet espace dont les moindres recoins, transformés en planches de légumes, donnaient l'idée d'une administration rigoureusement économe. Thérèse fut d'abord introduite dans une petite pièce, moitié salon de bourgeoise pauvre, moitié parloir de couvent, où elle fut priée d'attendre. Sur la table se trouvait un album; elle l'ouvrit et ne put retenir un mouvement en arrière: les pages ne contenaient que des photographies représentant les sujets les plus «intéressants» de cet hôpital, d'où nulle malade ne sort vivante. Certaines pages contenaient des portraits de mortes; c'étaient les moins épouvantables.
Presque aussitôt une femme vêtue de noir entra. Le monde, avant son veuvage, l'avait connue; mais, depuis de longues années, sa vie se passait dans cette maison fondée avec sa fortune, et, chose vingt fois plus difficile, gouvernée par sa haute intelligence. Le lieu n'était pas fait pour inspirer de vaines phrases. Madame *** s'avança vers la comtesse, lui tendant les mains:
—Soyez la bienvenue, madame; j'ai entendu dire que vous êtes du métier. Vous nous faites concurrence en province.
—Oh! non, répondit la comtesse en montrant l'album. D'après ce que j'ai vu là, mon hôpital de Sénac est un lieu de plaisance à côté du vôtre.
Une cloche intérieure sonna. Madame ***, qui ne s'était pas assise,—elle s'asseyait rarement,—fit un signe de la main à sa visiteuse.
—Permettez-moi de vous conduire au Salut, dit-elle. Ensuite nous travaillerons.
Dans la petite chapelle, qui s'ouvrait sur les deux salles, d'autres femmes en noir priaient déjà, au milieu d'une atmosphère étrange, où le parfum de l'encens mystique se mêlait aux sinistres odeurs du phénol, parfum des réalités lugubres.
L'office, très court, terminé, une vingtaine de pieuses infirmières, les unes résidentes et attitrées, les autres surnuméraires comme Thérèse, se réunirent à la pharmacie où chacune prit, dans un tiroir séparé, son tablier, ses manches et sa trousse. Puis le pansement du soir des quatre-vingts cancéreuses commença.
Déjà, d'un bout à l'autre des salles, retentissaient des appels fiévreux, impatients, désespérés, et, dans ces bouches condamnées la plupart à se taire bientôt pour toujours, la note gouailleuse de l'accent parisien surprenait comme une sinistre bouffonnerie.
—Vite! vite! A moi d'abord! Je suis sûre que l'heure est passée! On voit qu'il n'est pas malade, le curé: il a mis le temps à dire ses oremus!
Quelques-unes de ces malheureuses hurlaient de désir, implorant, ainsi que la plus divine volupté, cette minute divine, unique dans leur journée, pendant laquelle une goutte de morphine endormait leurs souffrances. Les seringues d'argent, de lit en lit, accomplirent leur tâche. Bientôt les salles furent plongées dans un silence profond; pour celles qui étaient bien portantes, l'heure pénible commençait.
Thérèse, en sa qualité de débutante, fut chargée d'une des moins atteintes, grande femme robuste dont elle n'aurait pu dire si elle avait dix-huit ans ou cinquante: sur ce qui avait été un visage, des coussins de charpie arrosés de phénol remplaçaient le nez et les joues. D'une bonne humeur presque effrayante en pareil lieu, cette condamnée à mort ne tarissait pas de bons mots sur elle-même. Ses plaies lavées, ses coussins de charpie renouvelés, elle dit à Thérèse:
—Merci, ma petite dame. Vous êtes nouvelle, encore un peu lente. Mais l'habitude viendra. Vous avez des dispositions et je vous promets ma pratique. Entre jolies femmes, on se doit ça. Mon Dieu! oui; vous me croirez si vous voulez: j'ai été aussi jolie que vous. Tout de même, si vous me refaites ma frimousse d'autrefois, je dirai que vous êtes habile.
—Vous verrez que tout ira bien. On en a guéri de plus malades, répondit Thérèse, avertie de ne pas ménager ces mensonges toujours crus comme des oracles.
La malade subitement devint très sérieuse. Une lueur triste passa dans ses yeux.
—Je sais qu'on en revient, fit-elle. Mais il y a un plaisir de la vie que je ne connaîtrai plus: ma pauvre tabatière!
Sortie de cette première épreuve relativement facile, madame de Sénac eut à soutenir d'autres luttes plus méritoires. Elle visita des plaies qui laissaient à nu l'ossature d'un membre entier. Par d'effroyables excavations lentement creusées dans la chair elle vit, parfois, le coeur battre et les poumons se soulever. Mais elle tint bon jusqu'au bout, soutenue par sa foi, par sa volonté et surtout par l'exemple des autres héroïnes dont elle partageait le rude labeur. Quelques-unes la connaissaient; la plupart se connaissent entre elles. D'un signe de tête très léger, à peine d'une phrase discrète elles se saluaient. Plusieurs devaient se retrouver le soir à l'Opéra ou parmi le monde le plus élégant; mais, dans cette maison presque clandestine d'un faubourg, elles semblaient se cacher l'une de l'autre, ainsi qu'il arrive à certaines, en ces rencontres moins avouables qu'il convient de taire et d'oublier.
Albert attendait sa femme dans leur petit salon.
—Chères mains, n'en faites pas trop! dit-il en baisant les jolis doigts, coquettement parfumés à cette heure. (Ils savaient quelle caresse les attendait.)
—Je n'en ferai jamais trop, répondit la jeune femme, pour remercier Dieu qui t'a conservé à moi, qui me rend si heureuse, tandis qu'il envoie de pareilles tortures à quelques êtres humains.
—Est-ce que tu comptes retourner là-bas? demanda-t-il. Tu es toute pâle.
—Je retournerai, dit-elle gravement, ne serait-ce que pour voir un côté estimable, consolant, de ce monde que j'ai souvent méprisé.
Dès lors elle eut, chaque semaine, son «jour de pansement», journée complète, commencée aux premières heures, à peine interrompue au moment du repas qu'elle venait prendre avec son mari. Hélas! plus l'époque du jugement approchait, plus elle se confirmait dans une certitude qui lui causait un trouble douloureux. Des symptômes, à peine sensibles pour d'autres yeux que les siens, lui faisaient voir en effet qu'un désastre de fortune serait une crise funeste au bonheur de sa vie. Déjà elle songeait avec un soupir à leur chère intimité d'autrefois. Souvent, quand il sortait de ses interminables conférences avec Guidon, Albert surprenait sa femme par des mouvements d'humeur, par de brusques sorties sur des motifs insignifiants, ou, ce qui la choquait plus que tout le reste, par des allusions qu'il ne pouvait retenir aux services qu'elle avait demandés à Fortunat, qu'elle en avait acceptés. En d'autres occasions, il manifestait un découragement à peine croyable chez un homme qu'on aurait jugé supérieur à tous par l'énergie.
—Souviens-toi! lui dit-elle un jour. Pendant deux ans tu as lutté «contre Dieu même», c'étaient tes paroles. Est-il donc plus difficile de lutter contre Cadaroux? Quoi qu'il arrive, peut-on nous ôter l'un à l'autre? Va! si tu crains pour mon propre courage, tu peux être sans inquiétude, ami! Tu me verras sourire, plus souvent qu'aujourd'hui, peut-être. Redeviens toi-même! Ne m'as-tu pas raconté que les chevaux de sang restent debout les derniers dans les fatigues de la guerre?
—Oui, répondit-il d'une voix sourde. Mais je ne t'ai pas dit qu'ils valent mieux que les autres pour tourner la meule.
Vers le commencement de mai, la Chambre des appels de police correctionnelle confirma le premier jugement. Dès lors, les catastrophes les plus extrêmes devenaient probables; mais, contrairement à ce qu'on aurait pu croire, Sénac redevint digne de lui-même quand tout espoir sembla perdu. Le gentilhomme retrouva sa fermeté pour faire tête à l'orage, et marcher à la ruine comme ses pères marchaient à l'échafaud. Thérèse le secondait en femme de race, ouvrant ses portes aux visiteurs encore une fois nombreux. De même que mille personnes prennent le deuil à la mort d'un Montmorency, pour se donner de belles alliances, de même on ne rencontra plus que des gens qui vous disaient, la larme à l'oeil:
—Êtes-vous allé chez les Sénac? Ils sont bien courageux. Hier je disais à la pauvre jeune femme…
Il faut avoir passé par là pour comprendre ce que dut souffrir Thérèse, en face de ce défilé qui tenait à la fois d'une cérémonie d'enterrement et d'une promenade à l'Hôtel des ventes, un jour d'exposition curieuse. Tous ces braves gens qui venaient l'assurer de leur sympathie, examinaient toute sa personne d'un même regard froid. Puis, tandis qu'ils débitaient leurs conseils et leurs consolations, leurs yeux faisaient le tour de la pièce majestueuse, comme pour s'en graver une suprême image dans la mémoire.
En somme, le monde voyait disparaître ce jeune ménage qui lui avait toujours échappé, avec le même sentiment d'estime malveillante qu'il avait eu, dès le premier jour, pour ces deux insoumis, indifférents à ses faveurs, supérieurs à ses petitesses. Leur dernier crime, non moins offensant que les autres, était de ne vouloir pas être plaints. On les en punit en les plaignant avec une emphase retentissante. Les plus féroces leur demandaient:
—Enfin, voyons, qu'allez-vous faire, mes pauvres amis?
D'aucuns, beaucoup plus rares, montrèrent qu'ils les connaissaient bien en leur offrant leur bourse. Ils ne se seraient pas risqués beaucoup plus en offrant tout le grain de leur aire à deux aigles blessés. Enfin, rien ne manqua aux cérémonies dont le monde accompagne la disparition des vaincus de la vie, pas même l'oraison funèbre que Javerlhac prononça en vingt mots. Quelqu'un ayant exprimé devant lui cette opinion que les Sénac n'étaient pas de leur siècle:
—Pas de leur siècle! fit-il. Je crois bien! Ils n'étaient même pas de leur planète.
Cependant Guidon du Bouquet, jugeant le moment venu, posait les premiers jalons d'une demande en séparation de biens à introduire par la comtesse, quitte à s'en voir désavoué.
Mais une procédure plus expéditive allait appeler Cadaroux devant une juridiction dont il n'avait pas prévu la compétence.
XV
Depuis plusieurs semaines, le père Signol avait un successeur à la maison du bac; mais, soit à cause de l'esprit d'indépendance qui le distinguait, soit pour ne pas s'éloigner, même de trois cents mètres, du Rhône, son «père nourricier», il avait refusé l'asile offert par la comtesse dans son hôpital. On se doute bien, d'ailleurs, que le brave homme n'y avait rien perdu, et, selon toute probabilité, ce n'était pas avec ses seuls moyens qu'il s'était installé et qu'il vivait assez doucement dans une chaumière au bord de l'eau, à quelque distance du village, en aval du bac.
Fortunat l'y avait suivi, à l'inexprimable colère de Saturnin, frustré d'une partie de sa vengeance par cette cohabitation nouvelle. Le jeune homme semblait prendre à son installation un intérêt et un plaisir tout particuliers. Aussi bien, pour une cause que l'on va voir, l'existence pour lui n'était plus la même. En peu de jours, vêtu comme un ouvrier, il avait blanchi les murailles de la petite maison, repeint les fenêtres et la porte, réparé la palissade. L'intérieur se garnissait d'un mobilier simple mais suffisant. Le jardinet s'emplissait de fleurs et de légumes, et, devant la barrière, des poules picoraient sur le chemin de halage le grain tombé du bât du meunier.
Parfois, à la nuit tombante, une femme venant du village par des sentes détournées se glissait dans l'humble logis, après s'être assurée que personne ne l'épiait. C'était la mère de Fortunat, jadis plus ardente que son mari lui-même dans sa rancune contre les Sénac, à ce point que la conduite de son fils l'avait révoltée comme une défection honteuse. Mais, avec le temps, cette première flamme de la haine s'était assoupie dans le coeur de la vieille Corse, ou plutôt le sentiment maternel avait, repris le dessus. Alors elle avait tâché d'adoucir son mari: vains efforts! Peut-être Cadaroux, livré à lui-même, se fût-il calmé, surtout avant l'époque où l'on put croire que ses machinations le conduiraient à la fortune. Malheureusement, il avait près de lui, dans la personne de sa fille Reine, le démon de la discorde! Lætitia comprit bientôt que la réconciliation qu'elle désirait à cette heure était impossible. En même temps, cette mère infortunée se vit menacée dans la vie de son fils comme elle était déjà frappée dans sa tendresse. Une ou deux fois, se cachant comme une coupable, elle était parvenue à l'apercevoir, et, sur ce visage amaigri, dévoré par un mal dont elle ne soupçonnait pas la cause la plus douloureuse, elle avait lu des prédictions sinistres.
Quand le jeune homme, enveloppé dans la vengeance qui frappait le vieux batelier, dut chercher un autre asile, sa mère, dans une entrevue soigneusement dissimulée, le conjura, les larmes aux yeux, de revenir au toit paternel. Mais Fortunat ne lui répondit que par le serment de ne jamais rentrer dans une maison souillée par la plus horrible injustice, à moins que le désistement de son père ne vînt mettre un terme aux indignités déjà commises. Hélas! le procès marchait trop bien pour qu'il pût être question de ne pas en presser l'issue.
Alors la pauvre mère n'eut plus qu'un désir: apporter dans l'exil de son fils tout l'adoucissement possible. Quand le vieux Signol, grâce à la générosité de la comtesse, eut loué la petite chaumière des bords du Rhône, Lætitia vint visiter la masure. Avec des peines infinies, elle fit accepter à son fils, pour rendre cet abri moins sordide, les quelques louis qu'elle avait pu soustraire à la comptabilité méticuleuse de son seigneur et maître. De cette façon, le vieux batelier et celui qu'il appelait toujours son pensionnaire furent logés décemment, grâce à un fonds commun provenant des deux sources le moins faites en apparence pour se confondre.
Chose encore plus inattendue! la vieille Corse en vint assez vite à se prendre pour Thérèse de Sénac d'une passion véritable, sans se douter que ce sentiment pénétrait en elle comme un reflet. Fortunat, qui avait aimé tendrement sa mère quand il était relativement heureux, se mit à l'adorer quand il retrouva, dans ce coeur rude mais sincère, le seul écho qui pût répondre au sien. Elle eut enfin part à ses confidences. Il lui conta sa rencontre avec Thérèse, au bord du Rhône, presque à l'aube du jour, quand la vaillante châtelaine était venue défendre l'honneur de son toit. L'âme passionnée de cette femme de soixante ans, dont les cheveux restaient noirs comme l'ébène, s'exaltait à ces récits dont elle s'augmentait encore le romanesque attrait. Quoi! elle avait pu haïr cette belle comtesse qui traitait Fortunat comme un ami, comme un frère; qui lui confiait son intérêt, son estime, sa personne, sa réputation elle-même!… C'était un culte véritable qu'elle avait à cette heure, elle aussi, pour cette ennemie d'hier, et, plus d'une fois, elle s'était demandé si «l'enfant» n'éprouvait pas autre chose encore que du dévouement pour la grande dame.
Mais Fortunat trompait sa mère de son mieux, en ne la laissant lire que sur une des faces de son coeur.
Un matin, Reine Cadaroux eut une lettre de son père, qui était à Paris depuis plusieurs jours afin d'assister au jugement. Le Bouscatié racontait son triomphe en quelques lignes terminées par cette plaisanterie sinistre: «J'ai idée, cette fois, qu'ils peuvent accorder les violons pour la danse.» En attendant mieux, ce fut Reine elle-même qui se mit à danser, tant elle était joyeuse. Puis, allant à la fenêtre, elle envoya, suprême insulte! un baiser vers la Tour, en disant:
—A bientôt, ma belle! Mère, vous ne riez pas en songeant à la figure que nos châtelains font en ce moment?
Non, elle ne riait pas, la pauvre Lætitia. Elle songeait à la figure que ferait son fils, quand elle pourrait aller le trouver, vers la brune, pour lui porter le message fatal!
Le soleil était couché. Fortunat comptait les minutes, car il savait que le procès devait être jugé de la veille. Il attendait sa mère dans sa chambre, dont la fenêtre ouverte laissait pénétrer les voix grondantes du Rhône enflé par une crue de printemps. Sur la berge, le vieux Signol debout, immobile, fumait sa pipe, magnétisé par la fuite régulière des eaux chargées d'épaves. Lætitia parut bientôt. Elle ouvrit la porte; son fils courut à sa rencontre.
—Eh bien? fit-il, enveloppant sa mère d'un regard fiévreux.
—Mauvaise nouvelles!
—Pour qui?
—Pour toi, sventurato!
Il avait compris. Il se laissa tomber sur une chaise, tandis que sa mère, debout près de lui, posait ses mains sur la tête brûlante de «l'enfant». Bientôt, aspirant l'air pour ne pas défaillir, il se dégagea et s'approcha de la fenêtre ouverte. Il faisait presque nuit; la sourde menace des eaux devenait plus sinistre à mesure qu'augmentaient les ténèbres. La rive gauche, à peine marquée par des collines détachées sur le ciel, semblait éloignée d'une lieue. La ciel était sombre et bas; la pluie commençait à tomber doucement. Fortunat, pendant une longue minute, garda le silence comme pour mettre son âme à l'unisson de la tristesse de la nature.
—Ma mère, dit-il tout à coup d'une voix faible, bientôt nous ne nous verrons plus!
Lætitia n'avait pas conservé ses oreilles de vingt ans. Elle fit répéter la phrase qu'elle n'avait point entendue.
—Nous allons nous quitter, répéta le jeune homme avec plus de force.
Elle joignit les mains, et, glacée d'une affreuse épouvante, elle demanda:
—Où iras-tu donc?
—Là-bas!
De son bras étendu, Fortunat désignait l'horizon vague des montagnes, sur l'autre rive. Sa mère crut qu'il montrait le Rhône.
—Malheureux! cria-t-elle. Tu veux mourir!
—Non! répondit-il en la rassurant d'un geste. Soyez sans crainte. Elle m'a défendu de me tuer!
À cette parole qui lui brisait le coeur, Lætitia fut sur le point de s'écrier: «Et moi!» Mais elle se tut, comme foudroyée par le secret qu'elle découvrait.
—Que gagneras-tu à partir? dit-elle.
—Ce que j'y gagnerai? De ne pas voir la comtesse de Sénac chassée de son château, sans que, cette fois, je puisse la défendre. Ah! pourquoi suis-je né?
—Je t'en prie, calme-toi! dit la mère en se mettant à genoux devant son fils. Voyons! que faut-il faire? Cherchons un moyen. Écoute: si je pouvais… Ton père est encore à Paris pour quelques jours. Si je pouvais, pendant son absence, mettre la main sur ces papiers?… Je les connais. Que de fois il me les a montrés en me disant: «Voici la clef du château de Sénac.» Quand je les aurais pris, tu les donnerais à la comtesse. Et alors, tout serait fini. Tu pourrais rester!
—Pauvre mère! dit Fortunat. Que ne peut-elle vous entendre! Hélas! le moyen ne serait pas bon. D'abord, mon père vous tuerait si vous faisiez cela. Ensuite, croyez-vous que la comtesse consentirait à se servir d'une arme volée,—même pour se défendre? Vous ne la connaissez pas! Et puis, voyez-vous, même si elle revenait… Mon Dieu! c'est ce jour-là que je devrais partir!
—Mais pourquoi? pourquoi, au nom du ciel?
Le jeune homme se tut. Pendant quelques secondes on entendit seulement la grande voix du fleuve roulant ses eaux pressées, à la lumière vague des étoiles qui commençaient à se montrer. Fortunat hésitait encore à dévoiler son coeur, même à sa mère. Il luttait contre la douce tentation de laisser son amour vivant derrière lui, dans une oreille humaine. Enfin, il céda. Ne venait-il pas de trouver un dépositaire digne de cet héritage? Et, surtout, qu'avait-il à révéler qui ne fût à la gloire de son idole?
—Il y a une chose que vous ne savez pas, dit-il en s'approchant pour être entendu sans trop élever la voix. J'aime comme un misérable fou la comtesse de Sénac… et j'en meurs!
Lætitia, élevée dans le pays où toutes les passions sont puissantes, parut à peine étonnée. Ses yeux brillaient, dans l'ombre, d'un feu singulier. Elle murmura, sans apercevoir elle-même tout ce qu'il y avait au fond de sa pensée:
—Lui as-tu parlé?
—J'ai parlé! répondit le jeune homme en embrassant doucement sa mère au front. J'ai dit une parole qui méritait toute sa colère; et cependant elle ne s'est point irritée. Si vous l'aviez entendue! Si vous aviez vu son regard! C'est une grande dame, assurément; mais, de plus, c'est une sainte. Une créature comme elle n'a besoin ni de mots pompeux, ni d'indignation bruyante. Elle m'a dit une phrase, une seule phrase que je n'oublierai jamais; tout a été fini!… Et je l'aime toujours, je l'aimerai jusqu'à ma mort—dont je lui ai juré de ne point avancer l'heure… Mais je sens qu'il ne faut plus que nous nous rencontrions ici-bas. J'ai eu d'elle tout ce que je puis rêver: le bonheur de la servir. Elle m'a touché la main. Elle m'estime. Elle ne m'oubliera jamais… Ne détournez pas la tête: j'ai sa promesse! Quand sa bouche a dit une chose, la vérité même a parlé. Maintenant, quoi qu'il arrive, que le malheur l'atteigne sans espoir ou qu'elle soit délivrée de toute crainte, que puis-je pour elle? Rien. Mon rôle est fini dans sa vie… Je pars!
—Où iras-tu?
Comme il allait répondre, une clameur lointaine arriva du Rhône, portée par la brise que la nuit soulevait. Des voix qui semblaient se rapprocher criaient: «Au secours!»
Fortunat courut à sa fenêtre et répondit par un «holà!» vigoureux.
Le père Signol, toujours debout au bord du fleuve, ôta sa pipe de sa bouche et grommela tout haut:
—Ils ont le temps d'appeler, d'ici à la mer!
En même temps, une masse noire passa sur l'eau comme une flèche, à vingt brasses de la maison. Deux voix se distinguaient. L'une cria: «Signol!» L'autre, moins forte, prononça un autre nom. Fortunat, les cheveux hérissés de frayeur, se rapprocha de sa mère qui n'avait rien entendu.
—Mon père est à Paris? demanda-t-il tout tremblant.
La vieille femme répondit, sans comprendre l'agitation de son fils:
—Je ne l'attends que dans plusieurs jours. Pourquoi?…
—Fortunat! hurlait encore la voix, que la brise apportait plus distincte.
En deux bonds, le jeune homme fut au bas de l'escalier et sauta dans la légère nacelle retenue par un cadenas à l'anneau de fer.
—La clef! Signol, vite la clef! N'avez-vous pas entendu?… En barque, et démarrons!
Le vieux batelier, la main sur ses yeux, regardait le point noir prêt à disparaître pour toujours. Avec un calme sinistre, qui cachait mal une effroyable expression de triomphe, il répondit:
—C'est l'embarcation du bac qui vient de partir à la dérive. J'avais bien dit qu'un jour ou l'autre cet apprenti causerait un malheur. Ah! ah! ils ne me trouvaient plus assez fort!… Non, par le diable! je ne me serais pas senti assez fort pour passer le Rhône, quand il monte d'un demi-pied par heure!
Et, satisfait de la vengeance longtemps appelée, l'homme restait immobile, prêtant encore l'oreille. Les voix s'entendaient toujours, mais déjà de bien loin.
—La clef! malheureux! criait Fortunat. Êtes-vous donc le dernier des monstres? La clef! Ah! bandit! Je l'aurai de force!
Il allait se précipiter sur l'implacable vieillard. Signol mit la main dans sa vareuse et dit tranquillement:
—Partir sur cette coque de noix, dans les ténèbres, avec un courant qu'un cheval au galop ne suivrait pas! Je jure que nous ne serions pas plus certains de mourir vous et moi, si nous avions la main du bourreau sur l'épaule. Non, jeune homme, vous ne me prendrez pas la clef.
Tout en parlant il l'avait sortie de sa poche. Il fit un mouvement de la main, on entendit le bruit d'un objet lourd qui tombe dans l'eau; en même temps, pour la dernière fois, les clameurs sinistres des deux victimes entraînées parvenaient à la rive.
—Signol, gémit Fortunat, tu n'as donc pas reconnu cette voix qui m'appelle? On aurait dit celle de mon père!…
Et il se mit à courir le long du fleuve, comme s'il avait pu espérer, à moins d'un miracle de Dieu, d'atteindre ceux qui allaient mourir.
L'obscurité empêchait de voir la physionomie du vieux passeur. On l'entendit répondre, d'une voix grave comme celle d'un juge:
—Si c'est le Bouscatié qui appelle, que Dieu ait pitié de son âme et lui pardonne! Mais c'est assez d'une mort dans la famille, pour cette nuit! Je viens de vous sauver la vie.
A cet instant, madame Cadaroux, folle d'angoisse, arrivait sur la berge. En n'apercevant pas son fils, elle poussa des cris de détresse.
Fortunat reparut bientôt. Ses jambes chancelaient sous lui.
—Ma mère, dit-il d'une voix méconnaissable, rentrons à la maison; je vous accompagne.
Elle le regarda; encore confondue de terreur; elle n'avait compris que vaguement la scène.
—Tu reviens chez nous?
Ensemble ils partirent. Lætitia multipliait les questions. Son fils, sans lui répondre, la tirait après lui dans une course rapide, hâté d'arriver, espérant encore qu'il s'était trompé, qu'un indice, une preuve quelconque allait lui démontrer que son père était bien loin du Rhône à cette heure. En voyant son frère sur le seuil où il n'avait point paru depuis longtemps, Reine eut une exclamation où la joie n'entrait pour rien. De sa voix aigre-douce, elle grommela:
—Je te préviens que le père peut te surprendre d'un moment à l'autre. Une dépêche vient d'arriver, nous avertissant de l'attendre ce soir. Gare à ton dos, s'il te trouve à la maison!
Fortunat bondit sur le lugubre papier bleu que sa soeur lui tendait. A peine il put lire cet arrêt de mort:
«Je me suis décidé à partir aujourd'hui. Dînerons ensemble.»
Avec un cri terrible, il s'évanouit.
* * * * *
Le lendemain, vers le coucher du soleil, un fermier de la riche plaine arlésienne surveillait, du haut de la levée battue par les eaux, la décroissance du fleuve. A Mollégés, le Rhône, devenu large comme un golfe, débarrassé de toute résistance, maître du pays jusqu'à la mer, calmait sa rage et ralentissait sa marche, ainsi que fait un vainqueur, sûr désormais de sa conquête. Déjà le remous causé en cet endroit par l'écluse naturelle du seuil de la Crau, se faisait sentir et annonçait la baisse prochaine du fleuve. Sous les arbres qui croissaient magnifiques et nombreux dans le limon, des amas de roseaux mélangés d'écume jaunâtre formaient de grandes îles flottantes. Le fermier joyeux songeait qu'on allait pouvoir dormir tranquille cette nuit-là, sans craindre la rupture des digues, signal toujours craint d'une fuite précipitée et désastreuse.
Soudain, une masse plus lourde, enchevêtrée dans un buisson, frappa sa vue. L'homme, une main sur ses yeux, considéra l'objet attentivement et parut bientôt fixé sur sa nature. A cette même place, il avait déjà vu bien des fois une face grimaçante, sinistrement grotesque, comme celle que lui montrait l'épave humaine échouée à dix pas de la levée.
—Un négadis! fit le paysan, sans s'émouvoir.
Après cette exclamation peu pathétique, il rentra chez lui et, fort tranquillement, comme il sied à un homme habitué à ces aventures, il envoya un pâtre avertir «la justice» d'Arles. Puis il se mit à table avec sa famille, et, durant tout le repas, il fut question de la gênante habitude qu'ont les négadis du Rhône de venir s'arrêter à Mollégés. Toutefois l'indifférence devint de la stupéfaction quand on reconnut, par les papiers du mort, qu'il arrivait de Paris et même qu'il était venu bon train: sa note d'hôtel était acquittée de l'avant-veille. D'autres papiers firent voir qu'il était maire d'une commune appelée Sénac, dans l'Ardèche, et, sans doute, propriétaire d'un château féodal, car son portefeuille contenait la photographie d'un donjon à l'apparence majestueuse. Comme, en outre, il avait de l'argent, on lui accorda les honneurs d'un drap blanc sur de la paille fraîche, dans une salle basse de la maison. Puis on envoya ce télégramme:
«Adjoint Sénac (Ardèche).
«Maire de votre commune trouvé mort sur notre territoire. Envoyez instructions.»
Le batelier n'a jamais reparu. Sans doute, comme l'avait prophétisé le vieux Signol, il est allé «jusqu'à la mer».