← Retour

Plus fort que la haine

16px
100%

XVI

Quelques jours après, Thérèse de Sénac trouvait dans son courrier la lettre suivante:

«Madame, les journaux vous ont appris l'affreuse catastrophe; mais ils n'ont pu vous dire qu'une faible partie du drame qui hantera jusqu'au dernier jour mes oreilles et mes yeux. Dans quelque temps, ma pauvre mère vous fera ce récit. Madame, soyez bonne pour elle…

»Pardonnez-nous; l'expiation est suffisante. Pour vous, désormais, l'orage est passé. Un peu de cendres encore chaudes au fond de l'âtre où des papiers maudits achèvent de brûler, voilà tout ce qui reste de vos angoisses—permettez-moi de dire de nos angoisses passées.

»Revenez bien vite à Sénac, chez vous, parmi vos malades et vos pauvres. Le vieux Signol a repris ses fonctions que nul n'ose plus remplir. Encore une fois il vous fera passer le Rhône dans son bateau. Encore une fois vous gravirez la pente des allées, si odorantes, si fleuries aujourd'hui!

»Encore une fois vous monterez sur la vieille tour; mais, quand vous serez sur le sommet, ne regardez pas du côté de la ville: aucun danger ne vous y menace plus. Tournez les yeux vers le Levant, dans la direction des montagnes qui cachent la Grande-Chartreuse. Que vos prières aillent retrouver là, sous les grands sapins toujours verts, le dernier rejeton d'une race malheureuse qui fut l'ennemie de la vôtre et qui va finir dans le silence, mais non pas—vous le savez—dans la rancune et dans la haine qui durèrent trop longtemps!

»Soyez toujours heureuse, madame! Vous avez vaincu le malheur et vous méritiez de le vaincre. N'oubliez pas celui qui fut pour vous un humble et dévoué serviteur.

»FORTUNAT CADAROUX.»

XVII

Les Sénac sont fixés dans leur château. Selon toute apparence, Paris ne les reverra qu'en des apparitions assez courtes. Ceux qui les approchent, plus nombreux qu'autrefois, les trouvent changés; non pas plus dédaigneux de l'idéal, non pas moins fiers de leur race, non pas moins absorbés dans leur tendresse réciproque et dans leur pitié pour ceux qui souffrent, mais plus indulgents, plus résignés à la réalité médiocre, en quelque sorte plus humains. Le soin des malades et des pauvres, les relations avec les voisins, la conduite d'un domaine constamment amélioré dans l'intérêt de tous, occupent leurs moindres loisirs. Cependant, si affairée qu'elle puisse être, la comtesse est montée chaque jour, pendant bien des mois, aux vieux créneaux de la plate-forme où, son beau visage tourné vers l'Orient, elle prie pour le jeune chartreux qu'elle n'a point oublié. Plus d'une fois elle a fait en sorte d'avoir de ses nouvelles. On lui a dit qu'il serait devenu un saint moine—s'il avait le temps. Mais ses jours sont comptés. C'est à lui, à lui d'abord, que la fosse toujours ouverte sous le grand crucifix du cimetière semble adresser la solennelle admonestation. Il le sait; il en est heureux; déjà il se repose. Il n'attend, il n'espère, il ne craint plus rien ici-bas, ce mourant, déjà mort au monde. Il ne sait pas, surtout, il ne saura jamais, que, du fond de son cloître, il a rendu Albert jaloux, sans que Thérèse, durant des mois, en eût soupçon. Peut-être que, pour la première et la dernière fois de sa vie, Albert n'eut pas tout à fait tort d'être jaloux…

Un matin la comtesse, du haut de son observatoire, aperçut son mari qui marchait à grands pas sous une charmille, et, croyant n'être pas vu, jetait souvent vers les créneaux où flottait la robe de sa femme des regards chargés de tristesse. Frappée d'une idée subite, instruite, hélas! par l'expérience, elle descendit les marches et courut au promeneur, qui fut d'abord étonné de sentir dans ses bras celle qu'il croyait à la Grande-Chartreuse.

—Mais sois donc heureux! dit-elle. Que peux-tu craindre? Que te manque-t-il?

—Tiens! répondit Sénac, chacune de ces pierres, chacun de ces arbres me fera toujours souvenir que tu serais aujourd'hui loin de cette demeure, sans un autre homme. C'est lui qui te l'a donnée, en quelque sorte; ce n'est pas moi. Qui m'aurait dit qu'un inconnu prendrait une telle place dans ta vie?

—Eût-il sauvé cette vie cent fois, qu'importe? C'est toi que j'aime et pour qui je suis prête à mourir! Oh! mon ami, ne trouves-tu pas qu'il est temps de nous humilier devant l'ironie des calculs de notre sagesse? Tout ce qui n'est pas nous-mêmes a trompé notre attente. La richesse que nous pensions avoir a failli devenir pauvreté. Par notre amour nous nous sommes causé mutuellement beaucoup de souffrance. Le monde que nous méprisions, que nous méprisons encore, s'est vengé de son mieux; nos amis nous ont mal conseillés; c'est un ennemi qui nous a sauvé. Enfin, c'est le fils d'un athée, le descendant des abatteurs de croix qui renonce au monde et qui nous y laisse, nous les enfants des croyants et des justes! Ah! cher, soyons très humbles, très simples, très reconnaissants de ce qui nous est donné: faisons, pensons ce que font et pensent les autres, j'entends ceux qui sont bons, qui s'aiment, et qui sont heureux.

Amen! dit Albert en baisant les lèvres qui venaient de prononcer des paroles si sages.

Néanmoins il sentait toujours un vague déplaisir quand Thérèse, fidèle à sa reconnaissance, allait saluer au loin les cimes bleues des montagnes de l'Isère; mais jamais plus il ne laissa entendre une parole pour blâmer ces visites au sommet de la tour, ni pour les rendre plus rares. Et cependant, comme des mois s'étaient passés, elles se firent moins fréquentes; puis, pour la jeune femme alourdie, l'escalier aux rudes marches devint un chemin trop pénible. Thérèse de Sénac, cette fois, avait perdu ces ailes qui faisaient gémir la Révérende Mère de Chavornay, dont les cierges brûlaient toujours dans la chapelle.

Et lorsqu'un jour la sainte religieuse apprit la naissance d'Esther-Fortunée-Christiane de Sénac, dont elle était la marraine dignement suppléée par Kathleen Crowe, elle écrivit à sa nièce, d'une main qui commençait à trembler sous le poids de l'âge:

«Chère enfant, vous savez maintenant quelle grâce je demandais pour vous au bon Dieu. Désormais je ne suis plus inquiète. Il peut m'appeler quand il voudra. L'ange qu'il vous a donné vous apprendra enfin l'art d'être heureuse en ce monde.»

FIN

End of Project Gutenberg's Plus fort que la haine, by Léon de Tinseau

Chargement de la publicité...