Poèmes de Walt Whitman
The Project Gutenberg eBook of Poèmes de Walt Whitman
Title: Poèmes de Walt Whitman
Author: Walt Whitman
Translator: Léon Bazalgette
Release date: January 1, 2015 [eBook #47846]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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POÈMES DE WALT WHITMAN
| AU MERCURE DE FRANGE 26, Rue de Condé, 26 PARIS | |
| EN VENTE: | |
Feuilles d’Herbe, de Walt Whitman, traduction intégrale d’après l’édition définitive, par Léon Bazalgette, avec deux portraits de l’Auteur |
2 vol. |
Walt Whitman, l’Homme et son œuvre, par Léon Bazalgette (avec un portrait et un autographe) |
1 vol. |
| SOUS PRESSE: | |
Pages de Journal, de Walt Whitman, traduction par Léon Bazalgette |
1 vol. |
Le «Poème-Évangile» de Walt Whitman, par Léon Bazalgette |
1 vol. |
POÈMES
DE
WALT WHITMAN
Version française de Léon BAZALGETTE
Avec un Portrait
Éditions de l’Effort Libre
F. RIEDER & Cie, Éditeurs
101, Rue de Vaugirard, PARIS
——
MCMXIV
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
dix exemplaires sur Hollande Van Gelder
| TABLE |
NOTE DU TRADUCTEUR
Parmi les papiers laissés par le poète se trouve cette note de sa main: «Introduire dans quelque poème un passage à l’effet de dénoncer et de menacer qui que ce soit qui, traduisant mes poèmes en une autre langue, ne traduira pas chaque verset et, cela, sans rien ajouter ni retrancher.»
C’est surtout aux faiseurs d’éditions expurgées—abhorrées par lui—que cette menace s’adressait. Mais alors même que nous comprendrions l’avis ci-dessus en sa plus large acception, la publication de morceaux choisis d’un livre que son auteur nous invite à considérer, non comme un simple recueil, mais comme un tout vivant dont l’intégrité lui importait «pour des raisons», semble néanmoins justifiée par d’autres raisons, sans que celles-ci soient nécessairement irréductibles à celles-là. La plus évidente de nos raisons est le désir de donner, sous un format de poche et à un prix très modique, un aperçu des Poèmes de Walt Whitman au public nombreux et précieux pour lequel les sept cents pages compactes de la version complète des Feuilles d’herbe (toute son œuvre poétique, c’est-à-dire la matière d’une dizaine de moyens volumes de vers) constituent un obstacle que ce public n’ose franchir sans savoir si l’effort en vaut la peine.
Toutefois, si cette publication nous paraît justifiée en principe, il est certain qu’elle ne le sera pleinement que dans la mesure où on la tiendra surtout pour une sorte d’introduction à la connaissance du livre entier, qui vaut bien davantage que n’importe laquelle, ou la somme même, de ses parties. Celui qui ignore Walt Whitman trouvera ici assez de substance pour avoir un avant-goût de sa personnalité et de son art. D’autre part, le lecteur qui ne trouvera en ce choix rien qui lui parle spécialement ne trouvera probablement guère davantage dans le livre complet.
Nous désirons aussi qu’il soit bien entendu que les «morceaux» qui suivent n’ont pas été «choisis», parce que supérieurs au reste, à notre avis. Notre sélection a d’abord été déterminée par des nécessités matérielles: désirant, en effet, ne donner que des pièces entières, les longs poèmes se trouvaient à peu près exclus d’un aussi mince volume. Et, en choisissant parmi les autres, nous avons peut-être été guidés par une certaine préférence, non pour les plus beaux, mais pour les moins ardus, ceux qui ne déroutent pas le lecteur au premier contact et où il a accès de plain-pied,—comme plus efficacement préparatoires à la diffusion et à la compréhension d’une œuvre dont nombre de lecteurs jusqu’ici ont su admirer les proportions, la nouveauté, l’accent, mais dont trop peu encore ont senti toute la beauté profonde, l’intensité d’émotion et ce que nous serions tenté d’appeler la musique intérieure.
MON LEGS
—Tenez! sentez à mes poignets comme bat mon pouls! comme le sang de mon cœur se gonfle et se contracte!)
Je vous lègue, en tout et pour tout, Moi-même, avec promesse de ne vous abandonner jamais,
En foi de quoi je signe mon nom,
(Deux Ruisseaux, Edition 1876.)
EN COMMENÇANT MES ÉTUDES
Le simple fait de la conscience, ces formes, la motilité,
Le moindre insecte ou animal, les sens, la vue, l’amour,
Le premier pas, dis-je, m’a frappé d’un tel respect et plu si fort,
Que je ne suis guère allé et n’ai guère eu envie d’aller plus loin,
Mais de m’arrêter à musarder tout le temps pour chanter cela en chants extasiés.
EN TOURNÉES A TRAVERS LES ÉTATS
J’ENTENDS CHANTER L’AMÉRIQUE
Celles des ouvriers, chacun chantant la sienne joyeuse et forte comme elle doit l’être,
Le charpentier qui chante la sienne en mesurant sa planche ou sa poutre,
Le maçon qui chante la sienne en se préparant au travail ou en le quittant,
Le batelier qui chante ce qui est de sa partie dans son bateau, le marinier qui chante sur le pont du vapeur,
Le cordonnier qui chante assis sur son banc, le chapelier qui chante debout,
Le chant du bûcheron, celui du garçon de ferme en route dans le matin, ou au repos de midi ou à la tombée du jour,
Le délicieux chant de la mère, ou de la jeune femme à son ouvrage, ou de la jeune fille qui coud ou qui lave,
Chacun chantant ce qui lui est propre à lui ou à elle et à nul autre,
Le jour, ce qui appartient au jour—le soir, un groupe de jeunes gars, robustes, cordiaux,
Qui chantent à pleine voix leurs mélodieuses et mâles chansons.
NE ME FERMEZ PAS VOS PORTES
Car ce qui manquait sur tous vos rayons chargés, et dont on a pourtant le plus besoin, je l’apporte;
Surgi de la guerre, j’ai fait un livre,
Les mots de mon livre ne sont rien, ce à quoi je veux en venir est tout,
Un livre à part, qui est sans lien avec les autres et n’est point perçu par l’intellect,
Mais vous, forces latentes qu’on tait, vous en pénétrerez toutes les pages.
UNE FEMME M’ATTEND
Cependant tout ferait défaut si le sexe manquait, ou si manquait pour l’humecter l’homme qu’il faut.
Les intentions, les preuves, la pureté, la délicatesse, les résultats, les promulgations,
Les chants, les ordres, la santé, l’orgueil, le mystère de la maternité, le lait séminal,
Tous les espoirs, les bienfaits et les dons, toutes les passions, les tendresses, les beautés, tous les plaisirs de la terre,
Tous les gouvernements, les juges, les dieux, les puissants de la terre,
Tout cela est contenu dans le sexe, en fait partie et le justifie.
Je ne puis vous laisser partir, je voudrais vous faire du bien,
Je suis fait pour vous, et vous êtes faites pour moi, et ce n’est pas de nous seuls qu’il s’agit, mais d’autres êtres,
Car, enveloppés en vous, dorment de plus grands héros et de plus grands bardes,
Qui refusent de s’éveiller au contact d’un autre homme que moi.
J’enferme en vous un millier d’années du futur,
Je greffe sur vous les greffes de ce qu’il y a de plus cher pour moi et pour l’Amérique,
Les gouttes que je distille en vos corps feront germer des femmes impétueuses et athlétiques, des artistes, des musiciens et des chantres nouveaux,
Les enfants que je procrée de vous doivent procréer des enfants à leur tour,
Je prétendrai alors que des hommes et des femmes accomplis sortent de mes épanchements d’amour,
J’attendrai d’eux qu’ils s’entr’aiment avec d’autres, comme moi et vous nous nous entr’aimons maintenant,
Je compterai sur les fruits qui naîtront de leurs ondées ruisselantes, comme je compte sur les fruits qui naîtront des ondées ruisselantes que je dispense en ce moment,
Je serai dans l’expectative des moissons d’amour qui lèveront des naissances, des vies, des morts, des immortalités qu’aujourd’hui je plante si amoureusement.
SORTIE DE LA FOULE, OCÉAN QUI ROULE
Et m’a murmuré: Je t’aime, je mourrai bientôt,
J’ai accompli un long voyage uniquement pour te contempler, te toucher,
Car je ne pourrais pas mourir avant de t’avoir une fois contemplé,
Et j’aurais eu peur de te perdre plus tard.
Retourne en paix à l’océan, ma bien-aimée,
Moi aussi je fais partie de cet océan, ma bien-aimée, nous ne sommes pas tellement séparés,
Regarde le grand globe terrestre, la cohésion de tout, comme tout cela est parfait!
Quant à moi et à toi, si la mer irrésistible doit nous séparer,
Et pour une heure nous emporter vers des points contraires, elle ne peut cependant nous tenir à jamais éloignés l’un de l’autre;
Ne sois pas impatiente—un petit moment—sache-le, je salue l’air, l’océan et la terre,
Chaque jour au coucher du soleil, pour ta chère vie, mon aimée.
COMBIEN DE TEMPS FUMES-NOUS TROMPÉS NOUS DEUX
Aujourd’hui métamorphosés, nous nous évadons promptement comme la Nature s’évade,
Nous sommes la Nature, longtemps nous avons été absents, mais à présent nous revenons,
Nous devenons plantes, troncs, feuillages, racines, écorce,
Nous sommes encastrés dans le sol, nous sommes rochers,
Nous sommes chênes, nous poussons côte à côte dans les clairières,
Nous broutons, nous sommes deux bêtes sauvages, mêlées aux troupeaux, primesautières à l’égal des autres,
Nous sommes deux poissons nageant de conserve dans la mer,
Nous sommes ce que sont les fleurs de l’acacia, nous laissons tomber des senteurs par les chemins, de l’aube au crépuscule,
Nous sommes également l’ordure grossière des bêtes, des plantes, des minéraux,
Nous sommes deux éperviers adonnés aux rapines, nous planons dans l’air et regardons en bas,
Nous sommes deux soleils resplendissants, c’est nous qui nous balançons arrondis et stellaires, nous sommes tels que deux comètes,
Nous rôdons dans les bois, quadrupèdes armés de griffes, nous bondissons sur notre proie,
Nous sommes deux nuages voyageant là-haut, les matins et les soirs,
Nous sommes des mers qui se mêlent, nous sommes deux de ces vagues joyeuses qui roulent l’une sur l’autre et s’entr’inondent,
Nous sommes neige, pluie, froid, ténèbres, nous sommes chaque produit et chaque influence du globe,
Nous avons fait des tours et des tours, tous les deux, avant de nous retrouver de nouveau chez nous,
Nous avons épuisé tout hormis la liberté, tout hormis notre propre joie.
JE VOUS AI ENTENDUS, DOUX ET SOLENNELS
CHANTS DE L’ORGUE
Vents d’automne, j’ai entendu en traversant les bois à la brune vos soupirs qui se prolongeaient là-haut si désolés,
J’ai entendu à l’opéra chanter l’absolu ténor italien, j’ai entendu chanter le soprano au milieu d’un quartette;
Cœur de mon aimée! Toi aussi je t’ai entendu murmurer tout bas à travers l’un de ses poignets passé autour de ma tête,
J’ai entendu cette nuit, lorsque tout était silencieux, ton battement faire tinter des clochettes à mon oreille.
POUR TOI, O DÉMOCRATIE
CHRONIQUEURS DES ÂGES FUTURS
Tenez, je veux vous faire pénétrer sous cette enveloppe impassible, je veux vous apprendre ce que vous devrez dire de moi:
Publiez mon nom et accrochez mon portrait comme celui de l’ami le plus tendre,
Portrait de l’ami, du cher camarade dont son ami, son cher camarade était le plus épris,
Qui n’était pas orgueilleux de ses chants, mais de l’immesurable océan d’amour qui refluait en dedans de lui, et l’épanchait sans compter,
Qui souvent se promenait en des chemins solitaires en songeant à ses amis chers, à ses tendres compagnons,
Qui, tristement songeur loin de celui qu’il aimait, passa souvent des nuits sans sommeil et chagrines,
Qui connut trop bien la mortelle, mortelle crainte que celui qu’il aimait pût être secrètement indifférent envers lui,
Dont les jours les plus heureux se passèrent très loin à travers champs, dans les bois, sur les coteaux, à errer avec un autre la main dans la main, tous deux isolés des hommes,
Qui souvent flâna dans les rues, entourant de son bras l’épaule d’un ami, et le bras de son ami également appuyé sur la sienne.
VOUS NE TROUVEREZ ICI QUE DES RACINES
Des senteurs rapportées des bois sauvages et des étangs aux hommes et aux femmes,
De la surelle excrue sur un sein et des œillets d’amour, des doigts qui s’enroulent plus étroitement que la vigne,
Des ramages jaillis de la gorge des oiseaux cachés dans le feuillage, à l’heure où le soleil est levé,
Des brises de la terre et de l’amour soufflées des rivages vivants vers vous portés sur la mer vivante, vers vous, ô marins!
Des baies amollies par le gel et des ramilles de Mars offertes toutes fraîches aux jeunes gens qui errent dans la campagne au temps où l’hiver s’adoucit,
Des bourgeons d’amour mis devant vous et en dedans de vous, qui que vous soyez,
Bourgeons qui s’ouvriront aux mêmes conditions que toujours:
Si vous leur versez la chaleur du soleil ils s’ouvriront pour vous verser forme, couleur et parfum,
Si vous devenez l’aliment et l’ondée, ils deviendront des fleurs, des fruits, de hautes branches et des arbres.
CITÉ D’ORGIES
Cité qui sera fameuse un jour parce qu’au cœur de toi j’ai vécu et chanté,
Ce ne sont pas tes pompes, tes tableaux mouvants ni tes spectacles qui me payent de retour,
Ni les rangées interminables de tes maisons, ni les navires aux quais,
Ni les défilés dans les rues, ni les vitrines brillantes remplies de marchandises,
Ni de converser avec des gens instruits, ni de prendre part aux soirées et aux fêtes,
Non, pas cela,—mais lorsque je passe, ô Manhattan, le fréquent et rapide éclair des yeux qui m’offrent l’affection,
Qui répondent aux miens,—voilà ce qui me paye de retour,
Seuls, des amis, un perpétuel cortège d’amis, me payent de retour.
A UN ÉTRANGER
Tu dois être sûrement celui que je cherchais ou celle que je cherchais (cela me revient comme le souvenir d’un rêve),
J’ai sûrement vécu une vie de joie quelque part avec toi,
Tout s’évoque au moment où nous passons rapidement l’un près de l’autre, fluides, affectueux, chastes, mûrs,
Tu as grandi avec moi, tu as été un garçon ou une fillette avec moi,
J’ai mangé et j’ai dormi avec toi, ton corps a cessé d’être uniquement ta chose et n’a pas permis au mien d’être uniquement ma chose,
Et tu me donnes le plaisir de tes yeux, de ton visage, de ta chair, lorsque nous nous croisons, et tu prends en échange celui de ma barbe, de ma poitrine, de mes mains,
Je ne te parlerai pas, je penserai à toi quand je serai seul ou quand je m’éveillerai seul la nuit,
J’attendrai, je ne doute pas que nous nous rencontrerons une autre fois,
Je prendrai garde à ne pas te perdre.
EN CE MOMENT OU JE SUIS SEUL
Il me semble qu’il y a d’autres hommes en d’autres contrées pareillement gros de pensées et de désirs,
Il me semble qu’en promenant mes regards au loin je puis les apercevoir en Allemagne, en Italie, en France, en Espagne,
Ou là-bas loin, très loin, en Chine ou en Russie ou au Japon, parlant d’autres dialectes,
Et il me semble que si je pouvais connaître ces hommes-là, je m’attacherais à eux comme je le suis aux hommes de mon pays,
Oh! je sais que nous serions frères et amis,
Je sais que je serais heureux avec eux.
EN FENDANT DE LA MAIN L’HERBE DES PRAIRIES
Je lui demande des concordances spirituelles,
Je demande le plus copieux et le plus étroit compagnonnage entre les hommes,
Je demande que s’élèvent les brins d’herbe des mots, des actes, des individus,
Ceux du plein air, rudes, ensoleillés, frais, nourrissants,
Ceux qui vont leur chemin, le torse droit, qui s’avancent avec liberté et autorité, qui précèdent au lieu de suivre,
Ceux qu’anime une audace indomptable, ceux dont la chair est forte et pure, exempte de taches,
Ceux qui regardent nonchalamment en plein visage les Présidents et les gouverneurs, comme pour leur dire: Qui êtes-vous?
Ceux que remplit une passion sortie de la terre, les simples, les sans-gêne, les insoumis,
Ceux de l’Amérique intérieure.
DÉBORDANT DE VIE A CETTE HEURE
Dans ma quarantième année, l’an quatre-vingt-trois de ces Etats,
A quelqu’un qui vivra dans un siècle d’ici ou dans n’importe quel nombre de siècles,
A vous qui n’êtes pas encore né, j’adresse ces chants, m’efforçant de vous atteindre.
Alors ce sera vous, dense et visible, qui vous rendrez compte de mes poèmes, qui vous efforcerez de m’atteindre,
Vous figurant combien vous seriez heureux si je pouvais être avec vous et devenir votre camarade;
Qu’il en soit alors comme si j’étais avec vous. (Ne soyez pas trop certain que je ne suis pas avec vous à cette heure.)
SUR LE BAC DE BROOKLYN
Nuages de l’ouest, soleil là-bas pour une demi-heure encore, je vous vois aussi face à face.
Ceux qui, par centaines et centaines, passent sur les bacs pour regagner leur logis sont plus curieux à mes yeux que vous ne le supposez,
Et vous qui passerez d’un rivage à l’autre dans des années d’ici, vous êtes davantage pour moi et davantage dans mes méditations que vous ne pourriez le supposer.
Au plan simple, compact, solidement assemblé, le plan dont moi-même je suis séparé, dont chacun est séparé, tout en en faisant partie,
Aux similitudes du passé et à celles du futur,
Aux gloires enfilées comme des perles aux moindres choses que je vois ou entends, lorsque je me promène dans la rue et que je traverse la Rivière,
Au courant qui si impétueusement se précipite et qui nage avec moi bien loin,
Aux autres qui doivent me suivre, aux liens entre eux et moi,
A la certitude qu’il en viendra d’autres, d’autres avec leur vie, leur amour, d’autres qui verront et qui entendront.
Je suis avec vous, hommes et femmes d’une génération ou d’autant de générations que ce soit après moi,
Tout comme vous, ce que vous ressentez lorsque vous contemplez la Rivière et le ciel, je l’ai ressenti,
Tout comme n’importe lequel d’entre vous fait partie d’une foule vivante, j’ai fait partie d’une foule,
Tout comme vous qui êtes rafraîchi par la joie de la Rivière et du flot clair, j’ai été rafraîchi,
Tout comme vous qui vous tenez debout appuyé contre la lisse et êtes cependant emporté avec le courant rapide, je me suis tenu à la même place et j’ai été cependant emporté,
Tout comme vous regardez les innombrables mâts des navires et les cheminées des vapeurs pressées comme des troncs,—j’ai regardé, moi aussi.
J’ai observé les mouettes en décembre, je les ai vues planer haut dans l’air sur leurs ailes immobiles en balançant leur corps,
J’ai vu comment le jaune étincelant éclairait des parties de leur corps et laissait le reste dans l’ombre opaque,
Je les ai vues décrire des cercles lents et s’éloigner graduellement vers le midi,
J’ai vu la réflexion dans l’eau du ciel d’été,
J’ai eu les yeux éblouis par la traînée scintillante des rayons,
J’ai regardé les beaux rais centrifuges de lumière autour de l’image de ma tête ensoleillée,
Contemplé la brume enveloppant les collines du côté du sud et du sud-ouest,
Contemplé les vapeurs qui s’envolaient en flocons teintés de violet,
Dirigé mes regards vers la baie inférieure pour observer l’arrivée des vaisseaux,
Je les ai vus approcher, j’ai vu ce qui se faisait à bord de ceux qui passaient près de moi,
J’ai vu les voiles blanches des goélettes et des sloops, j’ai vu les navires à l’ancre,
Les matelots à l’œuvre dans les haubans ou à califourchon sur les vergues,
Les mâts ronds, le balancement des coques, les minces flammes serpentines,
Les grands et les petits vapeurs en marche, les pilotes dans leur cabine,
Le sillage blanc laissé par leur passage, le tournoiement rapide et frémissant des aubes,
Les pavillons de toutes les nations, qu’on amène au coucher du soleil,
Les vagues dentelées dans le crépuscule, les calices qui se creusent, les gambades des crêtes et leur chatoiement,
L’étendue au loin devenant de plus en plus sombre, les murs gris des entrepôts de granit aux docks,
Sur la Rivière un groupe formant tache d’ombre, le grand remorqueur flanqué de gabares collées à lui de chaque côté, le bateau à foin, l’allège attardée,
Sur la rive voisine les flammes vomies par les cheminées des fonderies brûlant hautes et coruscantes dans la nuit,
Projetant leurs vacillements noirs contrastés de furieuses lueurs rouges et jaunes sur le sommet des maisons et jusque dans les rues en crevasses.
Moi aussi j’ai vécu et Brooklyn aux amples collines a été mien,
Moi aussi je me suis promené dans les rues de l’île Manhattan, et baigné dans les eaux qui l’entourent,
Moi aussi j’ai senti s’agiter en moi de brusques, d’étranges doutes,
Le jour parmi la foule des gens parfois ils m’ont assailli,
Quand je rentrais à pied chez moi tard dans la soirée ou quand j’étais couché dans mon lit, ils m’ont assailli,
Moi aussi j’étais un fragment solidifié de cette fonte éternellement en fusion qu’est le flot mouvant des choses,
Moi aussi j’avais reçu l’identité par mon corps,
Ce que j’étais, j’ai su que je l’étais par mon corps, et ce que je serais, j’ai su que je le serais par mon corps.
L’ombre a jeté ses lambeaux également sur moi,
Le meilleur de ce que j’avais fait me semblait alors vide et douteux,
Mes grandes pensées, que du moins je supposais telles, ne se prouvaient-elles pas mesquines en réalité?
Et ce n’est pas vous seul qui savez ce que c’est que d’être mauvais,
Je suis celui qui a su ce que c’était que d’être mauvais,
Moi aussi j’ai noué l’antique nœud des contradictions,
J’ai bavardé, rougi de honte, conçu de l’irritation, menti, volé, porté de l’envie,
J’ai eu de la ruse, de la colère, de la concupiscence, des ardeurs de désir dont je n’osais pas parler,
J’ai été entêté, vain, avide, borné, sournois, lâche, méchant,
Le loup, le serpent, le pourceau n’étaient pas absents de moi,
Le regard fourbe, le mot léger, le désir adultère ne manquaient pas non plus,
Refus, haines, atermoiements, bassesse, fainéantise, rien de tout cela n’était absent,
J’ai été comme les autres, me suis mêlé aux jours et aux fortunes des autres,
J’ai été appelé par mon plus petit nom par des jeunes gens aux voix claires et fortes, lorsqu’ils me voyaient approcher ou passer,
J’ai senti le contact de leurs bras autour de mon cou quand j’étais debout ou de leur chair négligemment appuyée contre moi quand j’étais assis,
J’ai vu nombre de gens que j’aimais dans la rue, sur le bac ou dans la réunion publique, et cependant ne leur ai jamais adressé la parole,
J’ai vécu la même vie que les autres, la même éternelle vie de rire, de grignotage et de sommeil,
J’ai joué le rôle qui marque toujours sur l’acteur ou l’actrice,
Le même vieux rôle, le rôle qui est ce que nous le faisons, aussi grand que nous le voulons,
Ou aussi petit que nous le voulons, ou tout à la fois grand et petit.
Que la Rivière, le soleil couchant et les vagues dentelées de la marée montante?
Que les mouettes balançant leur corps, le bateau à foin dans le crépuscule, et l’allège attardée?
Quels dieux peuvent dépasser ceux-là qui m’étreignent la main et qui, d’une voix que j’adore, s’empressent de m’appeler tout haut par mon plus petit nom lorsque j’approche?
Quoi de plus subtil que cela qui m’attache à la femme ou à l’homme qui me regarde au visage?
Que cela qui me transfuse en vous à cette minute et verse en votre être mon intention?
Gambadez encore, vagues, avec vos dentelures et vos crêtes!
Glorieux nuages du couchant! Inondez-moi de votre splendeur, moi ou les hommes et les femmes de générations après moi!
Passez d’une rive à l’autre, foules innombrables de passagers!
Dressez-vous, mâts élancés de Manhattan! Dressez-vous, collines admirables de Brooklyn!
Palpite, cerveau curieux et frustré! Darde des questions et des réponses!
Arrête-toi ici et partout, éternel flot des choses en fusion!
Rassasiez-vous, yeux aimants et assoiffés, dans les demeures, les rues ou les assemblées!
Retentissez, voix des jeunes hommes! Sonores et musicales, appelez-moi par mon plus petit nom!
Vis, vieille vie! Joue le rôle qui marque sur l’acteur ou l’actrice!
Joue l’éternel rôle, le rôle qui est grand ou petit selon ce que nous le faisons!
Examinez, vous qui me lisez, s’il ne se peut pas que je sois en train de vous regarder par des voies inconnues;
Sois solide, lisse qui surplombe la Rivière, pour soutenir ceux qui s’appuient nonchalamment et qui cependant sont emportés avec le courant rapide;
Volez encore, oiseaux de mer! Volez de côté ou tournoyez en larges cercles hauts dans l’air;
Reflète le ciel d’été, eau, et retiens-le fidèlement jusqu’à ce que tous les regards penchés vers toi aient eu le temps de te le prendre!
Divergez, beaux rais de lumière, de l’image de ma tête ou de la tête de quiconque, dans l’eau ensoleillée!
Avancez-vous encore, navires venus de la baie inférieure!
Passez et repassez, goélettes aux voiles blanches, sloops, allèges!
Flottez au vent, pavillons de toutes les nations! Soyez amenés ponctuellement au coucher du soleil!
Lancez haut vos flammes, cheminées des fonderies!
Projetez vos lueurs jaunes et rouges sur le faîte des maisons!
Apparences, maintenant aussi bien que désormais, indiquez ce que vous êtes,
Et toi, membrane nécessaire, continue d’envelopper l’âme,
Qu’à mon corps, pour ce qui est de moi, et qu’au vôtre, pour ce qui est de vous, soient attachés nos plus divins arômes,
Prospérez, villes—amenez vos marchandises, déroulez vos spectacles, amples et suffisantes Rivières,
Epands-toi, chose qu’aucune autre peut-être ne dépasse en spiritualité,
Conservez vos places, objets que nuls autres ne dépassent en solidité.
UN CHANT DE JOIES
Rempli de musique—rempli de tout ce qui est l’homme, la femme, l’enfant!
Rempli d’occupations communes—rempli de grains et d’arbres.
Oh faire entrer dans un chant les gouttes de pluie qui tombent!
Oh faire entrer le soleil et le mouvement des vagues dans un chant!
Il ne me suffit pas d’avoir à ma disposition ce globe ou une certaine portion du temps,
Je veux avoir des milliers de globes et le temps tout entier.
Entendre le chuintement de la vapeur, le cri perçant et joyeux, le sifflet, le rire de la locomotive!
Foncer avec un élan irrésistible et s’élancer à toute vitesse dans les lointains.
La joie de calmer et de verser la paix, la joie de la concorde et de l’harmonie.
Continuer d’y être employé toute ma vie,
Les relents humides et salins, la grève, les herbes marines découvertes à marée basse,
Les pêcheurs à l’œuvre, le pêcheur d’anguilles, et le pêcheur de clams à l’œuvre;
Je viens avec mon râteau et ma bêche pour les clams, je viens avec ma fouine pour les anguilles,
La mer est-elle retirée? Je me joins au groupe des chercheurs de coquillages sur les plaines de sable,
Je ris et besogne avec eux, je plaisante à l’ouvrage comme un jeune homme ardent;
En hiver je prends mon panier à anguilles et ma fouine et je me mets en route à pied sur la glace—j’emporte une hachette pour tailler des trous dans la glace,
Regardez-moi partir gaîment ou revenir dans l’après-midi, chaudement vêtu, accompagné de ma bande de gars endurcis,
Ma bande de grands gars et de gamins, qui n’aiment être avec nul autre autant qu’avec moi,
Le jour pour travailler avec moi, la nuit pour dormir avec moi.
Voraces, ils se jettent comme des fous sur l’amorce, et se tenant près de la surface, ils semblent remplir l’eau sur des milles d’étendue;
Une autre fois je pêche des bars rayés dans la baie de Chesapeake et je suis un des hommes du bord au visage hâlé;
Une autre fois, pêchant à la traîne des temnodons sauteurs au large de Paumanok, je suis debout le corps tendu,
Mon pied gauche est posé sur le plat-bord, de mon bras droit je lance très loin la mince corde enroulée,
Autour de moi sont en vue cinquante embarcations, mes compagnes, qui virent et s’éloignent rapidement.
Le coulage de la fonte, la fonderie elle-même, sa haute toiture grossière, le large espace abrité,
La fournaise, le liquide bouillant que l’on verse et qui court.
Je sens le mouvement du navire sous moi, je sens les brises de l’Atlantique qui m’éventent,
J’entends de nouveau le cri jeté du haut du mât: Elle souffle là!
De nouveau j’escalade les haubans pour regarder avec les autres, nous descendons comme des fous,
Je saute dans l’embarcation qu’on a mise à la mer, nous ramons vers le point où s’étale notre proie,
Nous approchons furtivement et en silence, je vois la masse grosse comme une montagne, assoupie dans une torpeur léthargique,
Je vois le harponneur debout, je vois l’arme partir comme un trait de son bras robuste;
Oh voici que rapide, très loin sur l’océan, la baleine blessée, qui s’enfonce et nage du côté du vent, me remorque de nouveau,
Je la vois de nouveau émerger pour respirer, nos rames de nouveau nous rapprochent d’elle,
Je vois la lance qu’on lui plante au côté, qu’on enfonce, qu’on retourne dans la plaie,
De nouveau nous nous éloignons en hâte, je la vois qui replonge, rapidement la vie l’abandonne,
Elle jette du sang lorsqu’elle reparaît, je la vois nager en cercles de plus en plus étroits et couper l’eau vivement—je la vois qui meurt,
Elle fait un bond convulsif au centre du cercle, puis retombe, allongée et immobile, dans l’écume rougie de sang.
J’ai plus de quatre-vingts ans, je suis la plus vénérable des mères,
Comme mon cerveau est clair—comme tout le monde est attiré vers moi!
Quelle est cette force d’attraction supérieure à toutes celles auparavant éprouvées? Quelle est cette fleur de vieillesse qui est davantage que la fleur de jeunesse?
Quelle est donc cette beauté qui descend sur moi et s’élève de moi?
Mon âme, qui m’est retournée dans les vibrations qui vont d’eux à moi, par la vue, l’ouïe, le toucher, la raison, l’énonciation, la comparaison, la mémoire et le reste;
La vie réelle de mes sens et de ma chair dépasse mes sens et ma chair,
Mon corps ne veut plus entendre parler des matérialités, ni ma vue de mes yeux matériels,
En ce jour il m’est prouvé sans conteste que ce ne sont pas mes yeux matériels qui voient finalement,
Ni mon corps matériel qui, en fin de compte, aime, marche, rit, crie, embrasse, procrée.
Ne ployer l’échine devant quiconque, n’avoir d’égard pour personne, pour nul tyran connu ou inconnu,
Marcher avec un maintien très droit, d’un pas souple et élastique,
Regarder avec un calme regard ou d’un coup d’œil en éclair,
Parler d’une voix pleine et sonore sortant d’un large coffre,
Confronter de votre personnalité toutes les autres personnalités de la terre.
Connais-tu les joies de la pensée et sa tristesse ardente?
Les joies du cœur libre et esseulé, du cœur tendre et assombri?
Les joies de la promenade solitaire, l’esprit courbé et cependant fier, la souffrance et le combat?
Les agonies de la lutte athlétique, les extases, les joies des solennelles méditations pendant les jours et les nuits?
Les joies de la pensée de la Mort, des grandes sphères du Temps et de l’Espace?
Les joies prophétiques en songeant à de meilleurs, à de plus hauts idéals d’amour, à l’épouse divine, au camarade pur, éternel et parfait?
Joies qui t’appartiennent, ô toi l’impérissable, joies dignes de toi, ô âme!
A VOUS
J’ai peur que ces prétendues réalités ne soient destinées à fondre sous vos pieds et vos mains,
En ce moment même vos traits, vos joies, vos paroles, votre logis, votre emploi, vos mœurs, vos ennuis, vos folies, votre costume, vos crimes, se séparent de vous et se dissipent,
Votre âme et votre corps réels apparaissent devant moi,
Ils surgissent dégagés des affaires, du négoce, des boutiques, du travail, des fermes, des vêtements, de la maison, des achats et des ventes, du manger et du boire, de la souffrance et de la mort.
Mes lèvres vous murmurent à l’oreille:
J’ai chéri bien des femmes et des hommes, mais je n’en chéris aucun plus que vous.
J’aurais dû me diriger droit vers vous il y a longtemps déjà,
C’est de vous seul que j’aurais dû jaser, c’est vous seul que j’aurais dû chanter.
Vous n’avez pas su ce que vous étiez, vous avez sommeillé toute votre vie, replié sur vous-même,
C’est comme si vous aviez tenu fermées vos paupières la plupart du temps,
Ce que vous avez fait vous est déjà payé en dérisions,
(Votre épargne, votre savoir, vos prières, si ce n’est pas en moqueries qu’ils vous sont payés, qu’est-ce donc qu’ils vous rapportent?)
Il n’y a pas de vertu, pas de beauté chez l’homme ou la femme qui n’existent aussi bien en vous,
Pas de courage, pas d’endurance chez les autres qui n’existent aussi bien en vous,
Pas de plaisir qui attende d’autres humains sans qu’un plaisir égal ne vous attende.
Quant à moi, je ne donne rien à personne à moins de vous donner scrupuleusement la même chose à vous,
Je ne chante les chants de la gloire de personne, pas même de Dieu, de meilleur cœur que je ne chante les chants de la gloire qui est vôtre.
A LA FRÉGATE
Qui t’éveilles rafraîchie, portée sur tes ailes prodigieuses,
(L’orage furieux a éclaté? Tu t’es élevée au-dessus de lui,
Et tu t’es reposée sur le firmament, ton esclave qui t’a bercée),
Toi qui es maintenant un point bleu planant loin, loin dans le ciel,
Tandis que sur le pont du navire où je suis monté à la lumière, je t’observe,
(Moi-même qui ne suis qu’une petite tache, un point sur l’énorme masse flottante du monde.)
Après que les furieuses vagues de la nuit ont parsemé le rivage d’épaves,
Avec le jour, à présent réapparu, si joyeux et serein,
L’aube rosée et moelleuse, le soleil dardant ses premiers rayons,
La limpide étendue de l’air azuré,
Toi aussi tu réapparais.
Pour tenir tête au ciel et à la terre, à la mer et à l’ouragan,
Toi, barque des airs, qui jamais ne ferles tes voiles,
Qui passes des jours, des semaines même, à voguer sans fatigue, tournant en cercles à travers les espaces, tes royaumes,
Qui regardes au crépuscule le Sénégal, au matin l’Amérique,
Qui te joues parmi les éclairs et les nuées grosses de foudre,
Au milieu d’eux, en tes aventures, si tu avais mon âme,
Quelles joies! quelles joies seraient les tiennes!
AUX RICHES QUI DONNENT
Une modeste pitance, une cabane et un jardin, un peu d’argent, lorsque je rassemble mes poèmes,
Une chambre de voyageur et un déjeuner lorsque je voyage à travers les Etats—pourquoi rougirais-je de reconnaître ces dons? pourquoi les quémander?
Car je ne suis pas un homme qui n’offre rien aux hommes et aux femmes,
Car à chacun et à chacune je confère l’accès à tous les dons de l’univers.
CITÉ DES VAISSEAUX
(O les vaisseaux noirs! O les vaisseaux farouches!
O les splendides vapeurs et voiliers à la proue effilée!)
Cité du monde! (car ici confluent toutes les races,
Ici tous les pays de la terre collaborent);
Cité de la mer! Cité des flux précipités et chatoyants!
Cité dont les flots joyeux accourent ou dévalent sans cesse, entrant et sortant en tourbillons semés de remous et d’écume!
Cité des quais de marchandises et des magasins—cité des façades géantes de marbre et de fer!
Cité fière et passionnée—cité fougueuse, folle, extravagante!
Debout, ô cité—tu n’es pas faite seulement pour la paix, mais sois vraiment toi-même, sois guerrière!
N’aie pas peur—ne te soumets à nul autre modèle que les tiens, ô cité!
Regarde-moi—incarne-moi comme je t’ai incarnée!
Je n’ai rien rejeté de ce que tu m’as offert,—ceux que tu as adoptés je les ai adoptés,
Bonne ou mauvaise je ne te discute jamais—je chéris tout—je ne condamne rien,
Je chante et célèbre tout ce qui est tien—cependant je ne chante plus la paix:
En paix, j’ai chanté la paix, mais à présent le tambour de guerre est mon instrument,
Et la guerre, la guerre rouge, est le chant que je vais chantant par tes rues, ô cité!
L’ÉTRANGE VEILLÉE QU’UNE NUIT J’AI PASSÉE
SUR LE CHAMP DE BATAILLE
Lorsque toi, mon fils et mon camarade, tu tombas à mon côté, ce jour-là,
Je ne te jetai qu’un seul regard, auquel tes chers yeux répondirent d’un regard que je n’oublierai jamais,
Et la main que tu soulevas de terre où tu gisais, ô enfant, ne fit que toucher la mienne;
Ensuite je m’élançai en avant dans la mêlée, où le combat se disputait avec des chances égales,
Jusqu’à ce que, relevé de mon poste tard dans la nuit, je pus enfin retourner vers l’endroit où tu étais tombé,
Et te trouvai si glacé dans la mort, camarade chéri, je trouvai ton corps, fils des baisers rendus, (jamais plus rendus sur cette terre),
J’exposai ton visage à la lueur des étoiles,—singulière était la scène, le vent nocturne passait frais et léger,
Et longtemps je demeurai là à te veiller, sur le champ de bataille qui s’étendait autour de moi confusément;
Veillée prodigieuse, veillée délicieuse, là, dans la nuit muette et parfumée,
Mais pas une larme ne tomba de mes yeux, pas même un soupir profond ne m’échappa,—longtemps, longtemps, je te contemplai,
Puis, m’étendant à demi sur la terre, je me tins à ton côté, le menton appuyé sur les mains,
Passant des heures suaves, des heures immortelles et mystiques, avec toi, camarade chéri,—sans une larme, sans un mot;
Veillée de silence, de tendresse et de mort, veillée pour toi, mon fils et mon soldat,
Pendant que là-haut les astres passaient en silence et que vers l’est d’autres montaient insensiblement,
Veillée suprême pour toi, brave enfant, (je n’ai pu te sauver, soudaine a été ta mort,
Vivant je t’ai aimé et entouré de ma sollicitude fidèlement, je crois que nous nous reverrons sûrement);
Et lorsque traînaient les dernières ombres de la nuit, au moment précis où pointa l’aube,
J’enroulai mon camarade dans sa couverture, j’enveloppai bien son corps,
Je repliai bien la couverture, la bordai soigneusement par-dessus la tête et soigneusement sous les pieds,
Et là, baigné dans le soleil levant, je déposai mon fils dans sa tombe, dans sa tombe sommairement creusée,
Terminant ainsi mon étrange veillée, ma veillée nocturne sur le champ de bataille enveloppé d’ombre,
Veillée pour mon enfant des baisers rendus, (jamais plus rendus sur cette terre),
Veillée pour mon camarade soudainement tué, veillée que je n’oublierai jamais, ni comment, lorsque le jour vint à luire,
Je me levai de la terre glacée et enroulai bien mon soldat dans sa couverture,
Et l’ensevelis là où il tomba.
LE PANSEUR DE PLAIES
Remonter le cours des ans et les faire revivre, en réponse aux enfants,
A ces jeunes gens et à ces fillettes qui m’aiment et que j’entends me dire: Raconte-nous, grand-père,
(Dans mon agitation et mon courroux, j’avais pensé battre l’alarme et pousser à une guerre sans merci,
Mais bientôt mes doigts ont défailli, mon visage s’est incliné et je me suis résigné
A m’asseoir au chevet des blessés pour leur verser du calme, ou à veiller en silence les morts);
Viens nous parler, à des années de distance, de ces scènes, de ces passions furieuses, de ces coups du sort,
De ces héros que nul n’a surpassés, (fut-on tellement brave d’un côté? de l’autre on le fut tout autant),
Apporte-nous aujourd’hui ton témoignage, dépeins les plus puissantes armées de la terre,
Qu’as-tu vu de ces armées si rapides et si prodigieuses pour nous le raconter?
Quelle est la suprême, la plus profonde impression qui demeure en toi? Des paniques étranges,
Des rencontres si acharnées, ou des sièges formidables, qu’est-ce qui reste en toi de plus profond?
Des jours d’autrefois sur lesquels vous m’interrogez, voici les plus étranges et soudains que vos paroles me rappellent:
Soldat alerte, j’arrive, après une longue marche, couvert de sueur et de poussière,
J’arrive à point nommé, je m’élance dans la mêlée, je hurle dans la ruée d’une charge victorieuse,
Je pénètre dans les ouvrages conquis.... Mais voyez donc! Telle une rivière au rapide cours, ces jours-là s’évanouissent,
Ils passent, disparaissent, s’effacent—et je n’insiste pas sur les périls ou les joies du soldat,
(Je me rappelle fort bien celles-ci comme ceux-là,—multiples étaient les épreuves, rares les joies, pourtant j’étais heureux.)
Mais dans le silence, dans mes rêves projetant leurs visions,
Tandis que va le monde de gain, d’apparence et de gaieté,
Où tout sitôt passé est oublié, où les vagues balayent les empreintes sur le sable,
Je retourne là-bas, et les genoux fléchis je franchis les portes, (Alors, vous là-haut,
Qui que vous soyez, suivez-moi sans bruit et ayez le cœur solide.)
Les genoux fléchis et la main sûre, à panser les plaies,
Je suis ferme avec chacun, aiguës sont les tortures, mais inévitables,
L’un d’eux tourne vers moi ses yeux suppliants—pauvre petit! je ne te connais pas,
Pourtant je crois que je ne pourrais refuser en ce moment de mourir pour toi, si cela devait te sauver.
Je défais la charpie où le sang s’est coagulé, j’enlève une escarre, je lave le pus et le sang,
Le soldat est renversé sur son oreiller, la tête tournée et retombée sur le côté,
Ses yeux sont clos, son visage pâle, il n’ose pas regarder le moignon sanglant,
Et il ne l’a pas encore regardé.
Je retourne là-bas, je revis l’autrefois, je parcours les hôpitaux,
Je verse d’une main balsamique la paix aux meurtris et aux blessés,
Je reste auprès des insomnieux toute la sombre nuit, il en est de si jeunes,
Il en est qui souffrent tellement, j’évoque l’épreuve délicieuse et cruelle,
(Les bras aimants de maints soldats se sont noués autour de ce cou pour s’y appuyer,
Le baiser de maints soldats demeure sur ces lèvres barbues).
DONNEZ-MOI LE SPLENDIDE SOLEIL SILENCIEUX
Donnez-moi le fruit juteux de l’automne cueilli mûr et rouge dans le verger,
Donnez-moi un champ où l’herbe croît luxuriante,
Donnez-moi un arbre, donnez-moi la vigne sur sa treille,
Donnez-moi le maïs et le blé nouveaux, donnez-moi les animaux qui se meuvent avec sérénité et enseignent le contentement,
Donnez-moi ces soirs de silence absolu qui s’épandent sur les hauts plateaux à l’ouest du Mississipi, où je puisse lever les yeux vers les étoiles,
Donnez-moi un jardin aux fleurs magnifiques, emplissant de parfums l’aurore, où je puisse me promener tranquille,
Donnez-moi comme épouse une femme à l’haleine pure dont je ne me fatiguerai jamais,
Donnez-moi un enfant accompli, donnez-moi, très loin à l’écart des bruits du monde, une vie domestique et champêtre,
Donnez-moi de ramager pour mes seules oreilles, en mon isolement reclus, des chants spontanés,
Donnez-moi la solitude, donnez-moi la Nature, redonne-moi, ô Nature, tes saines primitivités!
Je demande sans cesse que cela me soit accordé, cela jaillit de mon cœur en cris,
Et cependant, tout en le réclamant sans relâche, je reste attaché à ma ville,
Les jours se suivent et les années se suivent, ô ville, et je foule toujours tes rues,
Où tu me tiens enchaîné pour un certain temps, refusant de me laisser partir,
M’accordant néanmoins de quoi faire de moi un homme rassasié, d’âme enrichie, avec les visages qu’à jamais tu me donnes;
(Oh je vois ce que je cherchais à fuir, je résiste à mes cris, je les refoule,
Je vois que mon âme foulait aux pieds ce qu’elle demandait.)
Garde tes forêts, ô Nature, et les endroits paisibles à l’orée des bois,
Garde tes champs de trèfle et de phléole, tes champs de maïs et tes vergers,
Garde le champ de sarrasin en fleurs où bourdonnent les abeilles de septembre;
Donnez-moi les visages et les rues—donnez-moi ces fantômes qui défilent incessants et interminables le long des trottoirs!
Donnez-moi les yeux innombrables—donnez-moi les femmes—donnez-moi les camarades et les amis par milliers!
Que j’en voie de nouveaux chaque jour—que j’en tienne de nouveaux par la main chaque jour!
Donnez-moi des spectacles pareils—donnez-moi les rues de Manhattan!
Donnez-moi Broadway, avec les soldats qui défilent—donnez-moi la sonorité des trompettes et des tambours!
(Les soldats qui passent par compagnies ou par régiments—les uns qui partent, enflammés et insouciants,
D’autres, leur temps fini, qui reviennent en rangs éclaircis, jeunes et pourtant très vieux, usés, marchant sans faire attention à rien);
Donnez-moi les rivages et les quais, avec leur lourde frange de noirs navires!
O que tout cela soit pour moi! O la vie intense, pleine à déborder et diverse!
La vie des théâtres, des cabarets, des hôtels énormes, pour moi!
La buvette du bateau à vapeur! La cohue des excursionnistes pour moi! La procession à la lueur des torches!
La brigade aux rangs épais qui part pour la guerre, suivie de fourgons militaires où s’entassent les approvisionnements;
Du monde à l’infini, s’écoulant comme un flot, avec des voix fortes, des passions, des spectacles imposants,
Les rues de Manhattan avec leur palpitation puissante, avec des tambours qui battent comme à présent,
Le chœur perpétuel et bruyant, le glissement et le cliquetis des fusils, (la vue même des blessés),
Les houles de Manhattan, avec leur chœur turbulent et musical!
Les visages et les yeux de Manhattan à jamais pour moi.
O GARS DES PRAIRIES AU VISAGE TANNÉ
Avant que tu n’arrives au camp, bien des présents y furent reçus et bien accueillis,
Des compliments, des cadeaux et de la nourriture fortifiante,—et puis toi, enfin, parmi les recrues,
Tu es venu, taciturne, n’ayant rien à donner,—nous n’avons fait qu’échanger un regard,
Et dans ce regard, oh oui! tu m’as donné plus que tous les présents du monde.
RÉCONCILIATION
Il est beau que la guerre et tous ses actes de carnage doivent avec le temps être totalement abolis,
Que les mains des deux sœurs, la Mort et la Nuit, lavent et relavent toujours, incessantes et tendres, ce monde maculé;
Car mon ennemi est mort, un homme divin comme moi-même est mort,
Je regarde l’endroit où il est étendu, immobile et le visage blanc, dans son cercueil—je m’approche,
Je me penche et effleure de mes lèvres le visage blanc dans le cercueil.
IL Y AVAIT UNE FOIS UN ENFANT QUI SORTAIT
CHAQUE JOUR
Et au premier objet sur lequel se posaient ses regards, il devenait cet objet,
Et cet objet devenait une part de lui-même pour tout le jour ou une partie du jour,
Ou pour nombre d’années ou d’immenses cycles d’années.
Et l’herbe et les volubilis blancs et rouges et le trèfle blanc et rouge, et le chant du moucherolle brun,
Et les agneaux de Mars et les petits rose pâle de la truie et le poulain de la jument et le veau de la vache,
Et la couvée caquetante de la basse-cour ou celle qui s’ébat dans la bourbe au bord de la mare,
Et les poissons qui se suspendent si curieusement sous l’eau et le superbe et curieux liquide,
Et les plantes aquatiques avec leurs gracieuses têtes aplaties, tout cela devint une part de lui-même.
Les pousses des grains d’hiver, et celles du maïs jaune clair, et les racines comestibles du jardin,
Et les pommiers couverts de fleurs et de fruits ensuite, et les baies sauvages et les herbes les plus communes le long des routes,
Et le vieil ivrogne qui rentrait chez lui en titubant, du hangar de la taverne où il venait de se relever,
Et la maîtresse d’école qui passait pour se rendre à sa classe,
Et les enfants qui passaient aussi, les uns amicaux, les autres querelleurs,
Et les jouvencelles aux joues fraîches et à la mise soignée, et le négrillon et la négrillonne aux pieds nus,
Et toutes les visions changeantes de la ville et de la campagne, partout où il allait.
La mère, avec sa voix douce, son bonnet et sa robe d’une propreté exquise, la saine odeur que répandaient sa personne et ses vêtements quand elle passait près de vous,
Le père vigoureux, étroit, mâle, positif, coléreux, injuste,
Le coup donné, les mots violents et soudains, les conditions rigides posées par le père, les promesses captieuses,
Les usages familiaux, la conversation, la compagnie, les meubles, les aspirations d’un cœur gonflé,
L’affection qui ne veut pas être contredite, le sentiment de ce qui est réel, la pensée que si cela après tout était irréel,
Les doutes des jours et les doutes des nuits, les curiosités touchant le si et le comment,
Si ce qui apparaît d’une certaine façon est bien ainsi, ou si tout cela n’est que lueurs fugitives et simples petites taches?
Les hommes et les femmes qui se pressent dans les rues, que sont-ils, sinon des lueurs fugitives et de simples petites taches?
Les rues elles-mêmes et les façades des maisons et les marchandises aux devantures,
Les voitures, les attelages, les quais aux solides planches, la foule énorme de passagers aux bacs,
Le village sur la hauteur vu de loin au coucher du soleil, la Rivière qui l’en sépare,
Les ombres, l’auréole et la brume, la lumière tombant sur les toits bruns et les pignons blancs à une lieue de là,
La goélette proche qui descend paresseuse en jusant, le petit bateau qu’elle remorque mollement à son arrière,
Les vagues qui se bousculent précipitées, leurs crêtes à l’écroulement subit, leur claquement,
Les strates de nuages colorés, la longue barre de teinte marron qui s’étend solitaire là-bas, la pureté de l’étendue où elle repose immobile,
Le bord de l’horizon, le vol des goélands, l’odeur des marais salants et du limon de la plage,
Tout cela devint une part de cet enfant qui sortait chaque jour, et qui sort à présent et qui sortira à jamais chaque jour.
LA MORGUE
Comme je flânais oisif cherchant à m’isoler du tumulte,
Je m’arrête curieux—voyez donc! cette dépouille de paria, une pauvre prostituée morte qu’on apporte,
On dépose là son cadavre que nul n’a réclamé, et il gît sur le pavé de briques humide;
La femme divine, son corps—je vois le corps—je ne regarde que cela,
Cette demeure hier débordante de passion et de beauté, je ne remarque rien autre chose,
Ni le silence si glacial, ni l’eau qui coule du robinet, ni les odeurs cadavériques ne m’impressionnent,
Mais seule la demeure—cette prodigieuse demeure—cette délicate et splendide demeure—cette ruine!
Cette immortelle demeure plus somptueuse que toutes les rangées d’édifices qui furent jamais construits!
Ou que le Capitole au dôme blanc surmonté d’une majestueuse figure, ou que toutes les vieilles cathédrales aux flèches altières,
Cette petite demeure à elle seule est plus que tout cela—pauvre demeure, demeure désespérée!
Belle et terrible épave—logement d’une âme—âme elle-même,
Maison que nul ne réclame, maison abandonnée—accepte un souffle de mes lèvres tremblantes,
Accepte une larme qui tombe pendant que je m’éloigne en pensant à toi,
Demeure d’amour défunte—demeure de folie et de crime, tombée en poussière, broyée,
Demeure de vie, naguère pleine de paroles et de rires—mais, hélas! pauvre demeure, tu étais déjà morte en ce temps-là,
Depuis des mois, des années, tu étais une maison garnie, résonnante—mais morte, morte, morte.
CET ENGRAIS
Je m’écarte des bois silencieux que j’adorais,
Je ne veux plus maintenant m’en aller errer par les pâturages,
Je ne veux plus dépouiller mon corps de ses vêtements pour me rencontrer avec mon amante, la mer,
Je ne veux plus toucher de ma chair la terre, comme une autre chair qui me renouvelle.
De ces ivrognes et de ces goinfres de tant de générations?
Où as-tu détourné tout ce liquide et toute cette carne ignobles?
Je n’en vois aucune trace sur toi aujourd’hui, mais peut-être suis-je induit en erreur,
Je creuserai un sillon avec ma charrue, j’enfoncerai ma bêche dans la glèbe et la retournerai sens dessus dessous,
Je suis sûr que je mettrai à découvert quelque quartier de cette viande putride.
Cette chimie qui fait que les vents ne sont réellement pas pestilentiels,
Que cela n’est pas une tromperie, ces flots verts et transparents de la mer qui me poursuit si amoureusement,
Que je peux sans danger lui permettre de lécher de ses langues tout mon corps nu,
Qu’elle ne me communiquera pas les fièvres qui se sont déposées en elle,
Que tout est à jamais pur,
Que l’eau froide du puits a si bon goût,
Que les mûres sont si parfumées et si juteuses,
Que les fruits du plant de pommiers et du plant d’orangers, que les melons, les raisins, les pêches, les prunes, que rien de tout cela ne m’empoisonnera,
Que lorsque je m’étends sur l’herbe je n’attrape aucun mal,
Bien que probablement chaque brin d’herbe sorte de ce qui fut naguère une maladie contagieuse.
A UN RÉVOLUTIONNAIRE D’EUROPE VAINCU
Va toujours—la Liberté exige qu’on la serve quoi qu’il arrive;
Cela ne compte pas qui se laisse réduire par un ou deux échecs ou par un nombre indéfini d’échecs,
Ou par l’indifférence ou l’ingratitude du peuple, ou par n’importe quelle déloyauté,
Ou par les crocs montrés du pouvoir, les soldats, les canons, les codes pénals.
N’invite personne, ne promet rien, sied dans le calme et la lumière, positif et maître de soi, ne connaît pas le découragement,
Attendant patiemment, attendant son heure.
Mais des chants d’insurrection également,
Car je suis le poète juré de tous les rebelles audacieux par le monde entier,
Et celui qui m’accompagne laisse la paix et la routine derrière lui,
Et sa vie est l’enjeu qu’il risque de perdre à tout moment.)
La bataille fait rage, coupée de maintes alarmes retentissantes, de marches en avant et de retraites fréquentes,
Le mécréant triomphe ou s’imagine triompher,
La prison, l’échafaud, le garrot, les menottes, le collier de fer et les boules de plomb font leur œuvre,
Les héros connus ou anonymes passent en d’autres sphères,
Les grands orateurs ou écrivains sont exilés, ils végètent avec leur nostalgie en des terres lointaines,
La cause sommeille, les gorges les plus puissantes sentent leur propre sang qui les étouffe,
Les jeunes hommes inclinent leurs paupières vers le sol quand ils se rencontrent;
Mais malgré tout cela la Liberté n’est pas sortie de la place, ni le mécréant entré en pleine possession de sa victoire.
Et quand toute vie et toutes les âmes des hommes et des femmes auront été rayées d’une quelconque partie de la terre,
Alors seulement la liberté ou l’idée de liberté sera rayée de cette partie de la terre,
Et le mécréant entrera en pleine possession de sa victoire.
DE DERRIÈRE CE MASQUE
(Pour faire face à un portrait)
Ces lumières et ces ombres, ce drame du tout,
Ce rideau commun du visage, contenu en moi pour moi-même, en vous pour vous-même, en chacun pour lui-même,
(Tragédies, douleurs, rires, larmes—ô cieux!
Les drames passionnés et débordants que cache ce rideau!)
Cette surface lisse et brillante comme le plus pur et le plus serein ciel de Dieu,
Cette pellicule recouvrant un gouffre satanique en ébullition,
Cette carte géographique du cœur, ce continent minuscule et sans bornes, cet insondable océan;
Du fond des circonvolutions de ce globe,
Cet orbe astronomique plus subtil que le soleil ou la lune, que Jupiter, Vénus ou Mars,
Cette condensation de l’univers, (bien plus, c’est ici le seul univers,
C’est ici l’idée, enveloppés tout entiers en cette mystique parcelle de chair);
Du fond de ces yeux burinés,—dardant vers vous son éclair pour passer de là aux temps futurs,
Pour s’élancer et tourner, furtif, à travers les espaces,—jailli de ces yeux-là,
A vous, qui que vous soyez, j’adresse un regard.
La jeunesse, depuis longtemps enfuie, et l’âge mûr qui décline,
(Tel le premier volume, lu et mis de côté, d’un roman, puis le second,
Chants, hypothèses, spéculations, qui tôt s’achèvera),
Tardant un moment ici, je me tourne pour vous faire face,
Comme sur une route ou par l’huis de quelque fissure fortuite ou par une fenêtre ouverte,
Je m’arrête, je m’incline et me découvre, je vous salue, vous particulièrement,
Pour attirer votre âme et la nouer à la mienne inséparablement, cette fois,
Et poursuivre ensuite mon voyage.
LA VOIX
Etes-vous parvenu à vous faire des poumons solides et des lèvres souples, après de longs essais? Les avez-vous obtenus tels à la suite d’un exercice vigoureux?
Les tenez-vous de votre constitution?
Parcourez-vous ces larges régions avec autant de largeur en vous-même qu’elles en ont?
Etes-vous bien arrivé à posséder le pouvoir divin de prononcer les mots?
Car ce n’est qu’à la fin, après beaucoup d’années, après avoir connu la chasteté, l’amitié, la procréation, la prudence et la nudité,
Après avoir foulé la terre et affronté fleuves et lacs,
Après avoir débarrassé sa gorge de ses entraves, après avoir absorbé les âges, les tempéraments, les races, après avoir connu le savoir, la liberté, les crimes,
Après avoir acquis une foi complète, après s’être clarifié et exalté, après avoir écarté les obstacles,
Après toutes ces expériences et bien davantage, qu’il est tout au plus possible que vienne à un homme ou à une femme le pouvoir divin de prononcer les mots;
Mais alors vers cet homme ou cette femme tout se précipite à flots—rien ne résiste, tout est là,
Armées, vaisseaux, antiquité, bibliothèques, peintures, machines, villes, haine, désespoir, amitié, douleur, vol, meurtre, aspiration, tout cela se forme en rangs serrés,
Tout cela sort selon que cet homme ou cette femme en a besoin, pour défiler docilement par sa bouche.
Celui qui me parle d’une voix juste, je le suivrai sûrement quel qu’il soit,
Comme les flots de la mer suivent la lune, en silence, à pas fluides, n’importe où autour du globe.
Tout est en attente de voix justes;
Où est l’organe exercé et parfait? Où est l’âme développée?
Car je vois que tous les mots qui en sortent ont des sons neufs, plus profonds et plus purs, qui seraient impossibles à de moindres conditions.
A CELUI QUI FUT CRUCIFIÉ
Ne t’inquiète pas de ce que beaucoup qui chantent les louanges de ton nom ne te comprennent pas,
Car moi, qui ne chante pas les louanges de ton nom, je te comprends,
C’est avec joie, ô mon camarade, que je te mentionne spécialement pour te saluer et pour saluer ceux qui furent avec toi, avant et depuis, et aussi ceux qui viendront,
Afin que tous nous travaillions ensemble,—transmettant la même charge et le même héritage,
Nous, le petit nombre des égaux, à qui importent peu les pays et les temps,
Nous, qui embrassons tous les continents, toutes les castes, qui admettons toutes les théologies,
Nous, les compatissants, les discerneurs, nous la commune mesure des hommes,
Nous qui nous promenons en silence au milieu des disputes et des affirmations, mais qui ne rejetons pas les disputeurs ni rien de ce qu’on affirme,
Nous entendons leurs braillements et leur tumulte assourdissant, de toute part nous assaillent leurs divisions, leurs jalousies, leurs récriminations,
Ils forment autour de nous un cercle péremptoire pour nous enfermer, mon camarade,
Pourtant, rebelles aux emprises, nous parcourons librement la terre entière, nous voyageons dans tous les sens jusqu’à ce que nous imprimions notre marque ineffaçable sur le temps et sur les âges divers,
Jusqu’à ce que nous saturions le temps et les âges, afin que les hommes et les femmes des races, des âges à venir, s’attestent frères et amis comme nous le sommes.
A UNE FILLE PUBLIQUE
Jusqu’à ce que le soleil te rejette, je ne te rejetterai pas,
Jusqu’à ce que les eaux refusent de luire et les feuilles de frissonner pour toi, mes paroles ne refuseront pas de luire et de frissonner pour toi.
MIRACLES
Je ne connais, quant à moi, rien autre que des miracles,
Que je me promène dans les rues de Manhattan,
Ou darde ma vue par-dessus les toits des maisons vers le ciel,
Ou marche le long de la plage, baignant mes pieds nus dans la frange des vagues,
Ou me tienne sous les arbres dans les bois,
Ou cause le jour avec quelqu’un que j’aime ou dorme la nuit avec une personne que j’aime,
Ou sois à table assis avec d’autres dîneurs,
Ou regarde les étrangers qui sont en face de moi dans le tram,
Ou observe les abeilles s’activant un après-midi d’été autour de la ruche,
Ou les animaux qui paissent dans les champs,
Ou les oiseaux, ou le prodige des insectes dans l’air,
Ou le prodige du soleil couchant ou des étoiles brillant d’un éclat si tranquille,
Ou l’exquis croissant, délicat et mince, de la nouvelle lune au printemps;
Toutes ces choses et les autres, sans en excepter une seule, sont pour moi des miracles,
Chacune se rapportant au tout, sans cesser d’être distincte et à sa place.
QUE SUIS-JE, APRÈS TOUT
COSMOS
Celui qui est l’amplitude de la terre, et la rudesse, et la sexualité de la terre, et la grande charité de la terre, et son équilibre aussi,
Celui qui n’a pas regardé pour rien par les fenêtres de ses yeux, ou dont le cerveau n’a pas donné audience à ses messagers pour rien,
Celui qui contient les croyants et les incroyants, celui qui est le plus majestueux aimeur,
Celui ou celle qui renferme exactement sa proportion trinitaire de réalisme, de spiritualisme et d’élément esthétique ou intellectuel,
Celui qui, ayant considéré le corps, trouve que tous ses organes et toutes ses parties sont bien,
Celui ou celle qui, à l’aide de la théorie de la terre et de celle de son corps, comprend par des analogies subtiles toutes les autres théories,
La théorie d’une ville, d’un poème et de la large politique de ces Etats;
Celui qui croit non seulement en notre globe avec son soleil et sa lune, mais en les autres globes avec leurs soleils et leurs lunes,
Celui ou celle qui, en construisant sa demeure, non pour un jour, mais pour tout le temps, voit les races, les âges, les périodes, les générations,
Le passé, le futur qui y habitent, comme l’espace, inséparablement unis.
QUI VEUT APPRENDRE MA LEÇON ENTIÈRE?
Patron, ouvrier, apprenti, ecclésiastique et athée,
Idiot et penseur sage, parents et enfants, marchand, commis, garçon et client,
Directeur, écrivain, artiste, écolier—approchez et commencez;
Ce n’est pas une leçon—elle abaisse les barrières pour vous donner accès à une autre leçon,
Et de celle-ci à une autre, et de chacune à une autre encore.
Je suis de la même sorte, car je suis leur ami,
Je les aime de pair à égal, je ne m’arrête pas à leur tirer mes révérences.
Car tous nous sommes immortels;
Je sais que cela est prodigieux, mais ma vue est également prodigieuse, et la façon dont j’ai été conçu dans le sein de ma mère est également prodigieuse,
Et de poupon que j’étais, en être venu, après un couple d’étés et d’hivers passés à ramper dans l’inconscience, à pouvoir parler et marcher, tout cela est également prodigieux.
TOUJOURS CETTE MUSIQUE AUTOUR DE MOI
Mais à présent que j’entends le choral, il me transporte;
J’entends une voix de ténor, vigoureuse, qui monte avec une puissance saine, avec des notes joyeuses d’aube,
Une voix de soprano qui, par moments, plane légère au-dessus des crêtes de vagues immenses,
Une voix de basse transparente, qui frissonne suavement en dessous et parmi l’univers,
J’entends des chœurs triomphants, des lamentations funèbres accompagnées par des flûtes et des violons délicieux, et de tout cela je m’emplis;
Je n’entends pas seulement le volume des sons, je suis remué par leurs précieuses significations,
Je prête l’oreille aux différentes voix qui viennent se marier au chœur ou s’en détachent, qui s’efforcent, qui luttent avec une ardeur véhémente pour se surpasser l’une l’autre en émotion;
Je ne crois pas que les musiciens se connaissent eux-mêmes—mais je crois qu’à présent je commence à les connaître.
OH TOUJOURS VIVRE ET TOUJOURS MOURIR
O ce qui est enterré de moi-même dans le passé et le présent,
O ce moi, tandis qu’à grands pas je m’avance, matériel, visible, impérieux, autant que jamais;
O ce moi, ce que je fus durant des années, aujourd’hui mort, (je ne me lamente pas, je suis satisfait);
Oh me débarrasser de ces cadavres de moi-même, qu’en me retournant je considère, là-bas où je les ai jetés,
Continuer mon chemin (Oh vivre! vivre toujours!) et laisser derrière moi les cadavres.
A QUELQU’UN QUI VA BIENTOT MOURIR
Vous allez mourir—que d’autres vous disent ce qu’il leur plaît, moi je ne puis mentir,
Je suis strict et impitoyable, mais je vous chéris—vous n’en réchapperez pas.
Je ne raisonne pas, je courbe la tête profondément et l’enveloppe à moitié,
Je demeure en silence près de vous, je ne vous quitte pas un instant,
Je suis davantage qu’un garde-malade, davantage qu’un parent ou un voisin,
Je vous absous de tout, hormis de votre moi spirituel-corporel, c’est-à-dire éternel, votre moi réchappera sûrement,
Le cadavre que vous quitterez ne sera qu’une dépouille excrémentielle.
L’INVOCATION SUPRÊME
Au travers des murs de la puissante maison fortifiée,
Eludant les verrous hermétiquement joints, la protection des portes solidement closes,
Que je sois emporté comme un souffle.
Avec la clef de la douceur ouvre les serrures—avec un murmure,
Ouvre les portes toutes grandes, ô âme.
(Forte est ton emprise, ô chair mortelle,
Forte est ton emprise, ô amour.)
TOI, GLOBE LA-HAUT
Qui inondes de lumière éclatante le sable gris de la plage,
La mer proche au sifflement rauque avec ses perspectives lointaines et son écume,
Et ses traînées fauves et ses ombres et son immensité bleue;
O soleil resplendissant de midi! A toi j’adresse un mot spécial.
C’est ton amant qui te parle, car toujours je t’ai adoré,
Même poupon je me chauffais à tes rayons, plus tard, heureux gamin, seul à l’orée d’un bois, tes rayons qui de loin me touchaient suffisaient à mon bonheur,
Et jeune ou vieux ou homme mûri, tu as été pour moi tel qu’en ce jour où je darde vers toi mon invocation.
Je sais que toute la Nature cède devant l’homme digne,
Quoique ne répondant pas avec des mots, les cieux, les arbres entendent sa voix—et toi aussi, ô soleil;
Quant à tes douleurs effroyables, tes perturbations, tes percées soudaines et tes flèches de flamme gigantesques,
Je les comprends, car moi aussi je connais ces flammes et ces perturbations.)
VISAGES
Visages d’amitié, de rigueur stricte, de prudence, de suavité, d’idéalité,
Le visage où se reflète la prescience du spirituel, l’ordinaire visage de bonté, toujours bienvenu,
Le visage qui est comme un chant, les visages magnifiques des avocats et des juges selon la nature, larges au sommet postérieur du crâne,
Ceux des chasseurs et des pêcheurs bombés aux sourcils, ceux rasés et blêmes des bourgeois orthodoxes,
Le visage pur, exalté, gonflé de désir, interrogateur de l’artiste,
Le visage de laideur d’une âme magnifique, le visage de beauté qu’on déteste ou qu’on méprise,
Les visages sacrés des petits enfants, le visage illuminé de la mère aux petits nombreux,
Le visage de l’intrigue d’amour, le visage de la vénération,
Le visage qu’on dirait d’un rêve, le visage tel qu’un roc immobile,
Le visage vidé de son bien et de son mal, visage émasculé,
Faucon sauvage aux ailes rognées par les ciseaux,
Etalon qui a cédé à la fin aux courroies et au fer du châtreur.
Ses bancs de glace, lorsqu’ils passent, lourds et chancelants, font un bruit pareil à un broiement.
Ce visage est plein d’herbes amères, celui-ci est un vomitif, ils n’ont pas besoin d’étiquettes,
Et en voici d’autres évoquant les rayons de la pharmacie, le laudanum, le caoutchouc ou l’axonge.
Oh! il n’est pas en votre pouvoir de me tromper.
Je vois s’écouler votre flot circulaire, jamais effacé,
Je vois par-dessous les bords de vos masques ignobles et hagards.
Je vois les hauts casques des sapeurs, je vois les bâtons des coureurs qui ouvrent un passage,
J’entends les tambours de la victoire.
Et la fleur parle à l’homme aux hanches souples près des palis du jardin:
Viens, s’écrie-t-elle, viens près de moi, homme aux souples hanches,
Reste à mes côtés afin que je m’appuie sur toi aussi haut que je le pourrais,
Remplis-moi de ton miel pâle, penche-toi sur moi,
Frotte contre moi ta barbe irritante, frotte-la contre mon sein et mes épaules.
Faites silence! Le contentement m’inonde.