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Poèmes de Walt Whitman

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The Project Gutenberg eBook of Poèmes de Walt Whitman

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Title: Poèmes de Walt Whitman

Author: Walt Whitman

Translator: Léon Bazalgette

Release date: January 1, 2015 [eBook #47846]
Most recently updated: October 24, 2024

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images available at The Internet Archive)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POÈMES DE WALT WHITMAN ***

POÈMES DE WALT WHITMAN

AU
MERCURE DE FRANGE
26, Rue de Condé, 26
PARIS
EN VENTE:

Feuilles d’Herbe, de Walt Whitman, traduction intégrale d’après l’édition définitive, par Léon Bazalgette, avec deux portraits de l’Auteur

2 vol.

Walt Whitman, l’Homme et son œuvre, par Léon Bazalgette (avec un portrait et un autographe)

1 vol.
SOUS PRESSE:

Pages de Journal, de Walt Whitman, traduction par Léon Bazalgette

1 vol.

Le «Poème-Évangile» de Walt Whitman, par Léon Bazalgette

1 vol.

POÈMES

DE

WALT WHITMAN

Version française de Léon BAZALGETTE

Avec un Portrait

colophon

Éditions de l’Effort Libre

F. RIEDER & Cie, Éditeurs
101, Rue de Vaugirard, PARIS
——
MCMXIV

 

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE
dix exemplaires sur Hollande Van Gelder

TABLE

NOTE DU TRADUCTEUR

Parmi les papiers laissés par le poète se trouve cette note de sa main: «Introduire dans quelque poème un passage à l’effet de dénoncer et de menacer qui que ce soit qui, traduisant mes poèmes en une autre langue, ne traduira pas chaque verset et, cela, sans rien ajouter ni retrancher.»

C’est surtout aux faiseurs d’éditions expurgées—abhorrées par lui—que cette menace s’adressait. Mais alors même que nous comprendrions l’avis ci-dessus en sa plus large acception, la publication de morceaux choisis d’un livre que son auteur nous invite à considérer, non comme un simple recueil, mais comme un tout vivant dont l’intégrité lui importait «pour des raisons», semble néanmoins justifiée par d’autres raisons, sans que celles-ci soient nécessairement irréductibles à celles-là. La plus évidente de nos raisons est le désir de donner, sous un format de poche et à un prix très modique, un aperçu des Poèmes de Walt Whitman au public nombreux et précieux pour lequel les sept cents pages compactes de la version complète des Feuilles d’herbe (toute son œuvre poétique, c’est-à-dire la matière d’une dizaine de moyens volumes de vers) constituent un obstacle que ce public n’ose franchir sans savoir si l’effort en vaut la peine.

Toutefois, si cette publication nous paraît justifiée en principe, il est certain qu’elle ne le sera pleinement que dans la mesure où on la tiendra surtout pour une sorte d’introduction à la connaissance du livre entier, qui vaut bien davantage que n’importe laquelle, ou la somme même, de ses parties. Celui qui ignore Walt Whitman trouvera ici assez de substance pour avoir un avant-goût de sa personnalité et de son art. D’autre part, le lecteur qui ne trouvera en ce choix rien qui lui parle spécialement ne trouvera probablement guère davantage dans le livre complet.

Nous désirons aussi qu’il soit bien entendu que les «morceaux» qui suivent n’ont pas été «choisis», parce que supérieurs au reste, à notre avis. Notre sélection a d’abord été déterminée par des nécessités matérielles: désirant, en effet, ne donner que des pièces entières, les longs poèmes se trouvaient à peu près exclus d’un aussi mince volume. Et, en choisissant parmi les autres, nous avons peut-être été guidés par une certaine préférence, non pour les plus beaux, mais pour les moins ardus, ceux qui ne déroutent pas le lecteur au premier contact et où il a accès de plain-pied,—comme plus efficacement préparatoires à la diffusion et à la compréhension d’une œuvre dont nombre de lecteurs jusqu’ici ont su admirer les proportions, la nouveauté, l’accent, mais dont trop peu encore ont senti toute la beauté profonde, l’intensité d’émotion et ce que nous serions tenté d’appeler la musique intérieure.

MON LEGS

A vous, qui que vous soyez, (en baignant de mon souffle cette feuille-ci, pour qu’elle lève—en la pressant un moment de mes mains vivantes;
—Tenez! sentez à mes poignets comme bat mon pouls! comme le sang de mon cœur se gonfle et se contracte!)
Je vous lègue, en tout et pour tout, Moi-même, avec promesse de ne vous abandonner jamais,
En foi de quoi je signe mon nom,
Walt Whitman

(Deux Ruisseaux, Edition 1876.)

EN COMMENÇANT MES ÉTUDES

En commençant mes études le premier pas m’a plu si fort,
Le simple fait de la conscience, ces formes, la motilité,
Le moindre insecte ou animal, les sens, la vue, l’amour,
Le premier pas, dis-je, m’a frappé d’un tel respect et plu si fort,
Que je ne suis guère allé et n’ai guère eu envie d’aller plus loin,
Mais de m’arrêter à musarder tout le temps pour chanter cela en chants extasiés.

EN TOURNÉES A TRAVERS LES ÉTATS

J’ENTENDS CHANTER L’AMÉRIQUE

NE ME FERMEZ PAS VOS PORTES

UNE FEMME M’ATTEND

Une femme m’attend, elle contient tout, rien ne fait défaut,
Cependant tout ferait défaut si le sexe manquait, ou si manquait pour l’humecter l’homme qu’il faut.

SORTIE DE LA FOULE, OCÉAN QUI ROULE

COMBIEN DE TEMPS FUMES-NOUS TROMPÉS NOUS DEUX

Combien de temps fûmes-nous trompés, nous deux!
Aujourd’hui métamorphosés, nous nous évadons promptement comme la Nature s’évade,
Nous sommes la Nature, longtemps nous avons été absents, mais à présent nous revenons,
Nous devenons plantes, troncs, feuillages, racines, écorce,
Nous sommes encastrés dans le sol, nous sommes rochers,
Nous sommes chênes, nous poussons côte à côte dans les clairières,

Nous broutons, nous sommes deux bêtes sauvages, mêlées aux troupeaux, primesautières à l’égal des autres,
Nous sommes deux poissons nageant de conserve dans la mer,
Nous sommes ce que sont les fleurs de l’acacia, nous laissons tomber des senteurs par les chemins, de l’aube au crépuscule,
Nous sommes également l’ordure grossière des bêtes, des plantes, des minéraux,
Nous sommes deux éperviers adonnés aux rapines, nous planons dans l’air et regardons en bas,
Nous sommes deux soleils resplendissants, c’est nous qui nous balançons arrondis et stellaires, nous sommes tels que deux comètes,
Nous rôdons dans les bois, quadrupèdes armés de griffes, nous bondissons sur notre proie,
Nous sommes deux nuages voyageant là-haut, les matins et les soirs,
Nous sommes des mers qui se mêlent, nous sommes deux de ces vagues joyeuses qui roulent l’une sur l’autre et s’entr’inondent,
Nous sommes neige, pluie, froid, ténèbres, nous sommes chaque produit et chaque influence du globe,
Nous avons fait des tours et des tours, tous les deux, avant de nous retrouver de nouveau chez nous,
Nous avons épuisé tout hormis la liberté, tout hormis notre propre joie.

JE VOUS AI ENTENDUS, DOUX ET SOLENNELS
CHANTS DE L’ORGUE

Je vous ai entendus, doux et solennels chants de l’orgue, dimanche dernier comme je passais le matin devant l’église,
Vents d’automne, j’ai entendu en traversant les bois à la brune vos soupirs qui se prolongeaient là-haut si désolés,
J’ai entendu à l’opéra chanter l’absolu ténor italien, j’ai entendu chanter le soprano au milieu d’un quartette;
Cœur de mon aimée! Toi aussi je t’ai entendu murmurer tout bas à travers l’un de ses poignets passé autour de ma tête,
J’ai entendu cette nuit, lorsque tout était silencieux, ton battement faire tinter des clochettes à mon oreille.

POUR TOI, O DÉMOCRATIE

CHRONIQUEURS DES ÂGES FUTURS

VOUS NE TROUVEREZ ICI QUE DES RACINES

CITÉ D’ORGIES

A UN ÉTRANGER

EN CE MOMENT OU JE SUIS SEUL

En ce moment où je suis seul, gros de pensées et de désirs,
Il me semble qu’il y a d’autres hommes en d’autres contrées pareillement gros de pensées et de désirs,
Il me semble qu’en promenant mes regards au loin je puis les apercevoir en Allemagne, en Italie, en France, en Espagne,
Ou là-bas loin, très loin, en Chine ou en Russie ou au Japon, parlant d’autres dialectes,
Et il me semble que si je pouvais connaître ces hommes-là, je m’attacherais à eux comme je le suis aux hommes de mon pays,
Oh! je sais que nous serions frères et amis,
Je sais que je serais heureux avec eux.

EN FENDANT DE LA MAIN L’HERBE DES PRAIRIES

En fendant de la main l’herbe des prairies et en respirant son odeur particulière,
Je lui demande des concordances spirituelles,
Je demande le plus copieux et le plus étroit compagnonnage entre les hommes,
Je demande que s’élèvent les brins d’herbe des mots, des actes, des individus,
Ceux du plein air, rudes, ensoleillés, frais, nourrissants,
Ceux qui vont leur chemin, le torse droit, qui s’avancent avec liberté et autorité, qui précèdent au lieu de suivre,
Ceux qu’anime une audace indomptable, ceux dont la chair est forte et pure, exempte de taches,
Ceux qui regardent nonchalamment en plein visage les Présidents et les gouverneurs, comme pour leur dire: Qui êtes-vous?
Ceux que remplit une passion sortie de la terre, les simples, les sans-gêne, les insoumis,
Ceux de l’Amérique intérieure.

DÉBORDANT DE VIE A CETTE HEURE

Débordant de vie à cette heure, dense et visible,
Dans ma quarantième année, l’an quatre-vingt-trois de ces Etats,
A quelqu’un qui vivra dans un siècle d’ici ou dans n’importe quel nombre de siècles,
A vous qui n’êtes pas encore né, j’adresse ces chants, m’efforçant de vous atteindre.
Quand vous lirez ceci, moi qui étais visible alors, serai devenu invisible;
Alors ce sera vous, dense et visible, qui vous rendrez compte de mes poèmes, qui vous efforcerez de m’atteindre,
Vous figurant combien vous seriez heureux si je pouvais être avec vous et devenir votre camarade;
Qu’il en soit alors comme si j’étais avec vous. (Ne soyez pas trop certain que je ne suis pas avec vous à cette heure.)

SUR LE BAC DE BROOKLYN

1
Marée montante au-dessous de moi! Je te vois face à face!
Nuages de l’ouest, soleil là-bas pour une demi-heure encore, je vous vois aussi face à face.
Foules d’hommes et de femmes vêtus de vos habits ordinaires, combien curieux vous êtes pour moi!
Ceux qui, par centaines et centaines, passent sur les bacs pour regagner leur logis sont plus curieux à mes yeux que vous ne le supposez,
Et vous qui passerez d’un rivage à l’autre dans des années d’ici, vous êtes davantage pour moi et davantage dans mes méditations que vous ne pourriez le supposer.
2
Moi aussi, maintes et maintes fois, j’ai traversé la Rivière jadis,
J’ai observé les mouettes en décembre, je les ai vues planer haut dans l’air sur leurs ailes immobiles en balançant leur corps,
J’ai vu comment le jaune étincelant éclairait des parties de leur corps et laissait le reste dans l’ombre opaque,
Je les ai vues décrire des cercles lents et s’éloigner graduellement vers le midi,
J’ai vu la réflexion dans l’eau du ciel d’été,
J’ai eu les yeux éblouis par la traînée scintillante des rayons,
J’ai regardé les beaux rais centrifuges de lumière autour de l’image de ma tête ensoleillée,

Contemplé la brume enveloppant les collines du côté du sud et du sud-ouest,
Contemplé les vapeurs qui s’envolaient en flocons teintés de violet,
Dirigé mes regards vers la baie inférieure pour observer l’arrivée des vaisseaux,
Je les ai vus approcher, j’ai vu ce qui se faisait à bord de ceux qui passaient près de moi,
J’ai vu les voiles blanches des goélettes et des sloops, j’ai vu les navires à l’ancre,
Les matelots à l’œuvre dans les haubans ou à califourchon sur les vergues,
Les mâts ronds, le balancement des coques, les minces flammes serpentines,
Les grands et les petits vapeurs en marche, les pilotes dans leur cabine,
Le sillage blanc laissé par leur passage, le tournoiement rapide et frémissant des aubes,
Les pavillons de toutes les nations, qu’on amène au coucher du soleil,
Les vagues dentelées dans le crépuscule, les calices qui se creusent, les gambades des crêtes et leur chatoiement,
L’étendue au loin devenant de plus en plus sombre, les murs gris des entrepôts de granit aux docks,
Sur la Rivière un groupe formant tache d’ombre, le grand remorqueur flanqué de gabares collées à lui de chaque côté, le bateau à foin, l’allège attardée,
Sur la rive voisine les flammes vomies par les cheminées
des fonderies brûlant hautes et coruscantes dans la nuit,
Projetant leurs vacillements noirs contrastés de furieuses lueurs rouges et jaunes sur le sommet des maisons et jusque dans les rues en crevasses.
Ce n’est pas sur vous seuls que tombent les lambeaux d’ombre,
L’ombre a jeté ses lambeaux également sur moi,
Le meilleur de ce que j’avais fait me semblait alors vide et douteux,
Mes grandes pensées, que du moins je supposais telles, ne se prouvaient-elles pas mesquines en réalité?
Et ce n’est pas vous seul qui savez ce que c’est que d’être mauvais,

Je suis celui qui a su ce que c’était que d’être mauvais,
Moi aussi j’ai noué l’antique nœud des contradictions,
J’ai bavardé, rougi de honte, conçu de l’irritation, menti, volé, porté de l’envie,
J’ai eu de la ruse, de la colère, de la concupiscence, des ardeurs de désir dont je n’osais pas parler,
J’ai été entêté, vain, avide, borné, sournois, lâche, méchant,
Le loup, le serpent, le pourceau n’étaient pas absents de moi,
Le regard fourbe, le mot léger, le désir adultère ne manquaient pas non plus,
Refus, haines, atermoiements, bassesse, fainéantise, rien de tout cela n’était absent,
J’ai été comme les autres, me suis mêlé aux jours et aux fortunes des autres,
J’ai été appelé par mon plus petit nom par des jeunes gens aux voix claires et fortes, lorsqu’ils me voyaient approcher ou passer,
J’ai senti le contact de leurs bras autour de mon cou quand j’étais debout ou de leur chair négligemment appuyée contre moi quand j’étais assis,
J’ai vu nombre de gens que j’aimais dans la rue, sur le bac ou dans la réunion publique, et cependant ne leur ai jamais adressé la parole,
J’ai vécu la même vie que les autres, la même éternelle vie de rire, de grignotage et de sommeil,
J’ai joué le rôle qui marque toujours sur l’acteur ou l’actrice,

Le même vieux rôle, le rôle qui est ce que nous le faisons, aussi grand que nous le voulons,
Ou aussi petit que nous le voulons, ou tout à la fois grand et petit.
Coule toujours, Rivière! Monte avec le flux et dévale avec le reflux!
Gambadez encore, vagues, avec vos dentelures et vos crêtes!
Glorieux nuages du couchant! Inondez-moi de votre splendeur, moi ou les hommes et les femmes de générations après moi!
Passez d’une rive à l’autre, foules innombrables de passagers!
Dressez-vous, mâts élancés de Manhattan! Dressez-vous, collines admirables de Brooklyn!
Palpite, cerveau curieux et frustré! Darde des questions et des réponses!

Arrête-toi ici et partout, éternel flot des choses en fusion!
Rassasiez-vous, yeux aimants et assoiffés, dans les demeures, les rues ou les assemblées!
Retentissez, voix des jeunes hommes! Sonores et musicales, appelez-moi par mon plus petit nom!
Vis, vieille vie! Joue le rôle qui marque sur l’acteur ou l’actrice!
Joue l’éternel rôle, le rôle qui est grand ou petit selon ce que nous le faisons!
Examinez, vous qui me lisez, s’il ne se peut pas que je sois en train de vous regarder par des voies inconnues;
Sois solide, lisse qui surplombe la Rivière, pour soutenir ceux qui s’appuient nonchalamment et qui cependant sont emportés avec le courant rapide;
Volez encore, oiseaux de mer! Volez de côté ou tournoyez en larges cercles hauts dans l’air;
Reflète le ciel d’été, eau, et retiens-le fidèlement jusqu’à ce que tous les regards penchés vers toi aient eu le temps de te le prendre!
Divergez, beaux rais de lumière, de l’image de ma tête ou de la tête de quiconque, dans l’eau ensoleillée!
Avancez-vous encore, navires venus de la baie inférieure!
Passez et repassez, goélettes aux voiles blanches, sloops, allèges!
Flottez au vent, pavillons de toutes les nations! Soyez amenés ponctuellement au coucher du soleil!
Lancez haut vos flammes, cheminées des fonderies!

Projetez vos lueurs jaunes et rouges sur le faîte des maisons!
Apparences, maintenant aussi bien que désormais, indiquez ce que vous êtes,
Et toi, membrane nécessaire, continue d’envelopper l’âme,
Qu’à mon corps, pour ce qui est de moi, et qu’au vôtre, pour ce qui est de vous, soient attachés nos plus divins arômes,
Prospérez, villes—amenez vos marchandises, déroulez vos spectacles, amples et suffisantes Rivières,
Epands-toi, chose qu’aucune autre peut-être ne dépasse en spiritualité,
Conservez vos places, objets que nuls autres ne dépassent en solidité.

UN CHANT DE JOIES

Oh faire le chant le plus gonflé d’allégresse!
Rempli de musique—rempli de tout ce qui est l’homme, la femme, l’enfant!
Rempli d’occupations communes—rempli de grains et d’arbres.
Oh faire une place aux cris des animaux—Oh à la promptitude et l’équilibre des poissons, si je pouvais!
Oh faire entrer dans un chant les gouttes de pluie qui tombent!
Oh faire entrer le soleil et le mouvement des vagues dans un chant!
O la joie de mon esprit—il s’est envolé de sa cage—il fend l’espace comme l’éclair!
Il ne me suffit pas d’avoir à ma disposition ce globe ou une certaine portion du temps,
Je veux avoir des milliers de globes et le temps tout entier.

A VOUS

Qui que vous soyez, j’ai peur que vous ne suiviez le chemin des rêves,
J’ai peur que ces prétendues réalités ne soient destinées à fondre sous vos pieds et vos mains,
En ce moment même vos traits, vos joies, vos paroles, votre logis, votre emploi, vos mœurs, vos ennuis, vos folies, votre costume, vos crimes, se séparent de vous et se dissipent,
Votre âme et votre corps réels apparaissent devant moi,
Ils surgissent dégagés des affaires, du négoce, des boutiques, du travail, des fermes, des vêtements, de la maison, des achats et des ventes, du manger et du boire, de la souffrance et de la mort.
Qui que vous soyez, à présent je pose ma main sur vous afin que vous soyez mon poème,
Mes lèvres vous murmurent à l’oreille:
J’ai chéri bien des femmes et des hommes, mais je n’en chéris aucun plus que vous.

A LA FRÉGATE

AUX RICHES QUI DONNENT

Ce que vous me donnez je l’accepte de bon cœur,
Une modeste pitance, une cabane et un jardin, un peu d’argent, lorsque je rassemble mes poèmes,
Une chambre de voyageur et un déjeuner lorsque je voyage à travers les Etats—pourquoi rougirais-je de reconnaître ces dons? pourquoi les quémander?
Car je ne suis pas un homme qui n’offre rien aux hommes et aux femmes,
Car à chacun et à chacune je confère l’accès à tous les dons de l’univers.

CITÉ DES VAISSEAUX

L’ÉTRANGE VEILLÉE QU’UNE NUIT J’AI PASSÉE
SUR LE CHAMP DE BATAILLE

L’étrange veillée qu’une nuit j’ai passée sur le champ de bataille...
Lorsque toi, mon fils et mon camarade, tu tombas à mon côté, ce jour-là,
Je ne te jetai qu’un seul regard, auquel tes chers yeux répondirent d’un regard que je n’oublierai jamais,
Et la main que tu soulevas de terre où tu gisais, ô enfant, ne fit que toucher la mienne;
Ensuite je m’élançai en avant dans la mêlée, où le combat se disputait avec des chances égales,
Jusqu’à ce que, relevé de mon poste tard dans la nuit, je pus enfin retourner vers l’endroit où tu étais tombé,
Et te trouvai si glacé dans la mort, camarade chéri, je trouvai ton corps, fils des baisers rendus, (jamais plus rendus sur cette terre),
J’exposai ton visage à la lueur des étoiles,—singulière était la scène, le vent nocturne passait frais et léger,
Et longtemps je demeurai là à te veiller, sur le champ
de bataille qui s’étendait autour de moi confusément;
Veillée prodigieuse, veillée délicieuse, là, dans la nuit muette et parfumée,
Mais pas une larme ne tomba de mes yeux, pas même un soupir profond ne m’échappa,—longtemps, longtemps, je te contemplai,
Puis, m’étendant à demi sur la terre, je me tins à ton côté, le menton appuyé sur les mains,
Passant des heures suaves, des heures immortelles et mystiques, avec toi, camarade chéri,—sans une larme, sans un mot;
Veillée de silence, de tendresse et de mort, veillée pour toi, mon fils et mon soldat,
Pendant que là-haut les astres passaient en silence et que vers l’est d’autres montaient insensiblement,
Veillée suprême pour toi, brave enfant, (je n’ai pu te sauver, soudaine a été ta mort,
Vivant je t’ai aimé et entouré de ma sollicitude fidèlement, je crois que nous nous reverrons sûrement);
Et lorsque traînaient les dernières ombres de la nuit, au moment précis où pointa l’aube,
J’enroulai mon camarade dans sa couverture, j’enveloppai bien son corps,
Je repliai bien la couverture, la bordai soigneusement par-dessus la tête et soigneusement sous les pieds,
Et là, baigné dans le soleil levant, je déposai mon fils dans sa tombe, dans sa tombe sommairement creusée,
Terminant ainsi mon étrange veillée, ma veillée nocturne
sur le champ de bataille enveloppé d’ombre,
Veillée pour mon enfant des baisers rendus, (jamais plus rendus sur cette terre),
Veillée pour mon camarade soudainement tué, veillée que je n’oublierai jamais, ni comment, lorsque le jour vint à luire,
Je me levai de la terre glacée et enroulai bien mon soldat dans sa couverture,
Et l’ensevelis là où il tomba.

LE PANSEUR DE PLAIES

1

DONNEZ-MOI LE SPLENDIDE SOLEIL SILENCIEUX

1
Gardez votre splendide soleil silencieux,
Garde tes forêts, ô Nature, et les endroits paisibles à l’orée des bois,
Garde tes champs de trèfle et de phléole, tes champs de maïs et tes vergers,
Garde le champ de sarrasin en fleurs où bourdonnent les abeilles de septembre;
Donnez-moi les visages et les rues—donnez-moi ces fantômes qui défilent incessants et interminables le long des trottoirs!
Donnez-moi les yeux innombrables—donnez-moi les femmes—donnez-moi les camarades et les amis par milliers!
Que j’en voie de nouveaux chaque jour—que j’en tienne de nouveaux par la main chaque jour!
Donnez-moi des spectacles pareils—donnez-moi les rues de Manhattan!
Donnez-moi Broadway, avec les soldats qui défilent—donnez-moi la sonorité des trompettes et des tambours!
(Les soldats qui passent par compagnies ou par régiments—les uns qui partent, enflammés et insouciants,
D’autres, leur temps fini, qui reviennent en rangs éclaircis, jeunes et pourtant très vieux, usés, marchant sans faire attention à rien);
Donnez-moi les rivages et les quais, avec leur lourde frange de noirs navires!

O que tout cela soit pour moi! O la vie intense, pleine à déborder et diverse!
La vie des théâtres, des cabarets, des hôtels énormes, pour moi!
La buvette du bateau à vapeur! La cohue des excursionnistes pour moi! La procession à la lueur des torches!
La brigade aux rangs épais qui part pour la guerre, suivie de fourgons militaires où s’entassent les approvisionnements;
Du monde à l’infini, s’écoulant comme un flot, avec des voix fortes, des passions, des spectacles imposants,
Les rues de Manhattan avec leur palpitation puissante, avec des tambours qui battent comme à présent,
Le chœur perpétuel et bruyant, le glissement et le cliquetis des fusils, (la vue même des blessés),
Les houles de Manhattan, avec leur chœur turbulent et musical!
Les visages et les yeux de Manhattan à jamais pour moi.

O GARS DES PRAIRIES AU VISAGE TANNÉ

O gars des prairies au visage tanné,
Avant que tu n’arrives au camp, bien des présents y furent reçus et bien accueillis,
Des compliments, des cadeaux et de la nourriture fortifiante,—et puis toi, enfin, parmi les recrues,
Tu es venu, taciturne, n’ayant rien à donner,—nous n’avons fait qu’échanger un regard,
Et dans ce regard, oh oui! tu m’as donné plus que tous les présents du monde.

RÉCONCILIATION

Mot au-dessus de tous les mots, beau comme le firmament!
Il est beau que la guerre et tous ses actes de carnage doivent avec le temps être totalement abolis,
Que les mains des deux sœurs, la Mort et la Nuit, lavent et relavent toujours, incessantes et tendres, ce monde maculé;
Car mon ennemi est mort, un homme divin comme moi-même est mort,
Je regarde l’endroit où il est étendu, immobile et le visage blanc, dans son cercueil—je m’approche,
Je me penche et effleure de mes lèvres le visage blanc dans le cercueil.

IL Y AVAIT UNE FOIS UN ENFANT QUI SORTAIT
CHAQUE JOUR

Il y avait une fois un enfant qui sortait chaque jour,
Et au premier objet sur lequel se posaient ses regards, il devenait cet objet,
Et cet objet devenait une part de lui-même pour tout le jour ou une partie du jour,
Ou pour nombre d’années ou d’immenses cycles d’années.
Les précoces lilas devinrent une part de cet enfant,
Et l’herbe et les volubilis blancs et rouges et le trèfle blanc et rouge, et le chant du moucherolle brun,
Et les agneaux de Mars et les petits rose pâle de la truie et le poulain de la jument et le veau de la vache,
Et la couvée caquetante de la basse-cour ou celle qui s’ébat dans la bourbe au bord de la mare,
Et les poissons qui se suspendent si curieusement sous l’eau et le superbe et curieux liquide,
Et les plantes aquatiques avec leurs gracieuses têtes aplaties, tout cela devint une part de lui-même.
La mère au logis qui posait calmement les plats sur la table pour le souper,
La mère, avec sa voix douce, son bonnet et sa robe d’une propreté exquise, la saine odeur que répandaient sa personne et ses vêtements quand elle passait près de vous,
Le père vigoureux, étroit, mâle, positif, coléreux, injuste,
Le coup donné, les mots violents et soudains, les
conditions rigides posées par le père, les promesses captieuses,
Les usages familiaux, la conversation, la compagnie, les meubles, les aspirations d’un cœur gonflé,
L’affection qui ne veut pas être contredite, le sentiment de ce qui est réel, la pensée que si cela après tout était irréel,
Les doutes des jours et les doutes des nuits, les curiosités touchant le si et le comment,
Si ce qui apparaît d’une certaine façon est bien ainsi, ou si tout cela n’est que lueurs fugitives et simples petites taches?
Les hommes et les femmes qui se pressent dans les rues, que sont-ils, sinon des lueurs fugitives et de simples petites taches?
Les rues elles-mêmes et les façades des maisons et les marchandises aux devantures,
Les voitures, les attelages, les quais aux solides planches, la foule énorme de passagers aux bacs,
Le village sur la hauteur vu de loin au coucher du soleil, la Rivière qui l’en sépare,
Les ombres, l’auréole et la brume, la lumière tombant sur les toits bruns et les pignons blancs à une lieue de là,
La goélette proche qui descend paresseuse en jusant, le petit bateau qu’elle remorque mollement à son arrière,
Les vagues qui se bousculent précipitées, leurs crêtes à l’écroulement subit, leur claquement,
Les strates de nuages colorés, la longue barre de teinte
marron qui s’étend solitaire là-bas, la pureté de l’étendue où elle repose immobile,
Le bord de l’horizon, le vol des goélands, l’odeur des marais salants et du limon de la plage,
Tout cela devint une part de cet enfant qui sortait chaque jour, et qui sort à présent et qui sortira à jamais chaque jour.

LA MORGUE

Aux portes de la morgue en la cité,
Comme je flânais oisif cherchant à m’isoler du tumulte,
Je m’arrête curieux—voyez donc! cette dépouille de paria, une pauvre prostituée morte qu’on apporte,
On dépose là son cadavre que nul n’a réclamé, et il gît sur le pavé de briques humide;
La femme divine, son corps—je vois le corps—je ne regarde que cela,
Cette demeure hier débordante de passion et de beauté, je ne remarque rien autre chose,
Ni le silence si glacial, ni l’eau qui coule du robinet, ni les odeurs cadavériques ne m’impressionnent,
Mais seule la demeure—cette prodigieuse demeure—cette délicate et splendide demeure—cette ruine!
Cette immortelle demeure plus somptueuse que toutes les rangées d’édifices qui furent jamais construits!

Ou que le Capitole au dôme blanc surmonté d’une majestueuse figure, ou que toutes les vieilles cathédrales aux flèches altières,
Cette petite demeure à elle seule est plus que tout cela—pauvre demeure, demeure désespérée!
Belle et terrible épave—logement d’une âme—âme elle-même,
Maison que nul ne réclame, maison abandonnée—accepte un souffle de mes lèvres tremblantes,
Accepte une larme qui tombe pendant que je m’éloigne en pensant à toi,
Demeure d’amour défunte—demeure de folie et de crime, tombée en poussière, broyée,
Demeure de vie, naguère pleine de paroles et de rires—mais, hélas! pauvre demeure, tu étais déjà morte en ce temps-là,
Depuis des mois, des années, tu étais une maison garnie, résonnante—mais morte, morte, morte.

CET ENGRAIS

1

A UN RÉVOLUTIONNAIRE D’EUROPE VAINCU

Courage malgré tout, mon frère ou ma sœur!
Va toujours—la Liberté exige qu’on la serve quoi qu’il arrive;
Cela ne compte pas qui se laisse réduire par un ou deux échecs ou par un nombre indéfini d’échecs,
Ou par l’indifférence ou l’ingratitude du peuple, ou par n’importe quelle déloyauté,
Ou par les crocs montrés du pouvoir, les soldats, les canons, les codes pénals.
Ce en quoi nous croyons reste en attente invisible et perpétuelle à travers tous les continents,
N’invite personne, ne promet rien, sied dans le calme et la lumière, positif et maître de soi, ne connaît pas le découragement,
Attendant patiemment, attendant son heure.

DE DERRIÈRE CE MASQUE

(Pour faire face à un portrait)

1

LA VOIX

1
Je chante la voix, la mesure, la concentration, la détermination et le pouvoir divin de prononcer les mots;
Etes-vous parvenu à vous faire des poumons solides et des lèvres souples, après de longs essais? Les avez-vous obtenus tels à la suite d’un exercice vigoureux?
Les tenez-vous de votre constitution?
Parcourez-vous ces larges régions avec autant de largeur en vous-même qu’elles en ont?
Etes-vous bien arrivé à posséder le pouvoir divin de prononcer les mots?
Car ce n’est qu’à la fin, après beaucoup d’années, après avoir connu la chasteté, l’amitié, la procréation, la prudence et la nudité,

Après avoir foulé la terre et affronté fleuves et lacs,
Après avoir débarrassé sa gorge de ses entraves, après avoir absorbé les âges, les tempéraments, les races, après avoir connu le savoir, la liberté, les crimes,
Après avoir acquis une foi complète, après s’être clarifié et exalté, après avoir écarté les obstacles,
Après toutes ces expériences et bien davantage, qu’il est tout au plus possible que vienne à un homme ou à une femme le pouvoir divin de prononcer les mots;
Mais alors vers cet homme ou cette femme tout se précipite à flots—rien ne résiste, tout est là,
Armées, vaisseaux, antiquité, bibliothèques, peintures, machines, villes, haine, désespoir, amitié, douleur, vol, meurtre, aspiration, tout cela se forme en rangs serrés,
Tout cela sort selon que cet homme ou cette femme en a besoin, pour défiler docilement par sa bouche.

A CELUI QUI FUT CRUCIFIÉ

Mon esprit s’unit au tien, cher frère,
Ne t’inquiète pas de ce que beaucoup qui chantent les louanges de ton nom ne te comprennent pas,
Car moi, qui ne chante pas les louanges de ton nom, je te comprends,
C’est avec joie, ô mon camarade, que je te mentionne spécialement pour te saluer et pour saluer ceux qui furent avec toi, avant et depuis, et aussi ceux qui viendront,
Afin que tous nous travaillions ensemble,—transmettant la même charge et le même héritage,
Nous, le petit nombre des égaux, à qui importent peu les pays et les temps,

Nous, qui embrassons tous les continents, toutes les castes, qui admettons toutes les théologies,
Nous, les compatissants, les discerneurs, nous la commune mesure des hommes,
Nous qui nous promenons en silence au milieu des disputes et des affirmations, mais qui ne rejetons pas les disputeurs ni rien de ce qu’on affirme,
Nous entendons leurs braillements et leur tumulte assourdissant, de toute part nous assaillent leurs divisions, leurs jalousies, leurs récriminations,
Ils forment autour de nous un cercle péremptoire pour nous enfermer, mon camarade,
Pourtant, rebelles aux emprises, nous parcourons librement la terre entière, nous voyageons dans tous les sens jusqu’à ce que nous imprimions notre marque ineffaçable sur le temps et sur les âges divers,
Jusqu’à ce que nous saturions le temps et les âges, afin que les hommes et les femmes des races, des âges à venir, s’attestent frères et amis comme nous le sommes.

A UNE FILLE PUBLIQUE

MIRACLES

QUE SUIS-JE, APRÈS TOUT

COSMOS

QUI VEUT APPRENDRE MA LEÇON ENTIÈRE?

Qui veut apprendre ma leçon entière?
Patron, ouvrier, apprenti, ecclésiastique et athée,
Idiot et penseur sage, parents et enfants, marchand, commis, garçon et client,
Directeur, écrivain, artiste, écolier—approchez et commencez;
Ce n’est pas une leçon—elle abaisse les barrières pour vous donner accès à une autre leçon,
Et de celle-ci à une autre, et de chacune à une autre encore.

TOUJOURS CETTE MUSIQUE AUTOUR DE MOI

OH TOUJOURS VIVRE ET TOUJOURS MOURIR

A QUELQU’UN QUI VA BIENTOT MOURIR

L’INVOCATION SUPRÊME

A la fin, tendrement,
Au travers des murs de la puissante maison fortifiée,
Eludant les verrous hermétiquement joints, la protection des portes solidement closes,
Que je sois emporté comme un souffle.
Que je sorte en glissant sans bruit;
Avec la clef de la douceur ouvre les serrures—avec un murmure,
Ouvre les portes toutes grandes, ô âme.
Tendrement—ne sois pas impatiente,
(Forte est ton emprise, ô chair mortelle,
Forte est ton emprise, ô amour.)

TOI, GLOBE LA-HAUT

Toi, globe là-haut dans ton éblouissement total! Toi, midi brûlant d’octobre!
Qui inondes de lumière éclatante le sable gris de la plage,
La mer proche au sifflement rauque avec ses perspectives lointaines et son écume,
Et ses traînées fauves et ses ombres et son immensité bleue;
O soleil resplendissant de midi! A toi j’adresse un mot spécial.
Ecoute-moi, souverain!
C’est ton amant qui te parle, car toujours je t’ai adoré,
Même poupon je me chauffais à tes rayons, plus tard, heureux gamin, seul à l’orée d’un bois, tes rayons qui de loin me touchaient suffisaient à mon bonheur,
Et jeune ou vieux ou homme mûri, tu as été pour moi tel qu’en ce jour où je darde vers toi mon invocation.

VISAGES

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A UNE LOCOMOTIVE EN HIVER

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