Portraits et souvenirs
The Project Gutenberg eBook of Portraits et souvenirs
Title: Portraits et souvenirs
Author: Camille Saint-Saëns
Release date: June 24, 2010 [eBook #32963]
Language: French
Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at DP Europe (http://dp.rastko.net)
Portraits
et Souvenirs
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
DIX EXEMPLAIRES DE GRAND LUXE, SUR JAPON,
NUMÉROTÉS DE 1 A 10
ET
QUINZE EXEMPLAIRES DE LUXE, SUR HOLLAND,
NUMÉROTÉS DE 11 A 25Droits de traduction réservés pour toits pays,
y Compris la Suède et la Norvège.TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT ET CIE—MESNIL (EURE).
CAMILLE SAINT-SAËNS
DE L'INSTITUT
Portraits
et Souvenirs
SOCIÉTÉ D'ÉDITION ARTISTIQUE
PAVILLON DE HANOVRE
33-34, RUE LOUIS-LE-GUAND, 32-34
PARIS
A M. Gustave LARROUMET
secrétaire perpétuel
de l'académie des beaux-artsAVANT-PROPOS
On dirait qu'il s'est écoulé un siècle depuis le temps où j'écrivais Harmonie et Mélodie, «Harmonie,» alors, signifiait science; «Mélodie,» inspiration. La situation s'est retournée; les amateurs qui refusaient de tenter le moindre effort pour comprendre la musique se sont pris de passion pour l'obscur et l'incompréhensible; «quand je comprends,» disent les purs, «c'est que cela est mauvais; quand je ne comprends pas, c'est que cela est bon». Ils sont irrités ou dédaigneux si les instruments de l'orchestre ne courent pas de tous cotés comme des rats empoisonnés; un accompagnement simple et naturel leur fait hausser les épaules.
La Mélodie, naguère objet d'une redoutable idolâtrie, est vilipendée; un simple chant, accompagné naturellement, semble méprisable, et dans les compositions dépourvues de cet élément, on prétend que la mélodie est «partout». Quelle plaisanterie! Nous connaissions cela, à l'école, quand on nous apprenait à écrire des fugues où les diverses parties doivent être chantantes et vivre d'une vie propre, tout en concourant à l'ensemble; c'est ce qui constitue le style horizontal en opposition avec le style vertical en accords plaqués. Ce n'est pas là de la mélodie.
Le gros public, heureusement, est resté naïf, et peu lui importent les systèmes, pourvu qu'on réussisse à l'intéresser.
On trouvera un peu de tout dans ce volume et beaucoup moins de polémique ici que dans Harmonie et Mélodie. Des anecdotes, des souvenirs sur quelques grands musiciens que j'ai connus, un peu de critique générale. Quant à de véritables mémoires, je n'en écrirai jamais.
Portraits
HECTOR BERLIOZ
Un paradoxe fait homme, tel fut Berlioz.
S'il est une qualité qu'on ne peut refuser à ses œuvres, que ses adversaires les plus acharnés ne lui ont jamais contestée, c'est l'éclat, le coloris prodigieux de l'instrumentation. Quand on l'étudie en cherchant à se rendre compte des procédés de l'auteur, on marche d'étonnements en étonnements. Celui qui lit ses partitions sans les avoir entendues ne peut s'en faire aucune idée; les instruments paraissent disposés en dépit du sens commun; il semblerait, pour employer l'argot du métier, que cela ne dût pas sonner; et cela sonne merveilleusement. S'il y a peut-être, çà et là, des obscurités dans le style, il n'y en a pas dans l'orchestre; la lumière l'inonde et s'y joue comme dans les facettes d'un diamant.
En cela, Berlioz était guidé par un instinct mystérieux, et ses procédés échappent à l'analyse, par la raison qu'il n'en avait pas. Il l'avoue lui-même dans son Traité d'instrumentation, quand, après avoir décrit en détail tous les instruments, énuméré leurs ressources et leurs propriétés, il déclare que leur groupement est le secret du génie et qu'il est impossible de l'enseigner. Il allait trop loin; le monde est plein de musiciens qui sans le moindre génie, par des procédés sûrs et commodes, écrivent fort bien pour l'orchestre. Ce Traité d'instrumentation est lui-même une œuvre hautement paradoxale. Il débute par un avant-propos de quelques lignes, sans rapport avec le sujet, où l'auteur s'élève contre les musiciens qui abusent des modulations et ont du goût pour les dissonances, comme certains animaux en ont pour les plantes piquantes, les arbustes épineux (que dirait-il donc aujourd'hui!). Puis il aborde l'étude des instruments de l'orchestre et mêle aux vérités les plus solides, aux conseils les plus précieux, des assertions étranges, celle-ci entre autres: «La clarinette, dit-il, est peu propre à l'idylle.» Il ne voulait voir en elle qu'une voix propre à l'expression des sentiments héroïques. Mais la clarinette, très héroïque en effet, est aussi très bucolique; il n'y a qu'à se rappeler le parti qu'en a tiré Beethoven dans la Symphonie pastorale, pour en être convaincu. Le joli début agreste du Prophète, qui n'était pas encore né quand Berlioz écrivit son traité, est encore venu lui donner un démenti.
Les grandes œuvres de Berlioz, à l'époque où parut l'ouvrage dont nous parlons, étaient pour la plupart inédites; on ne les exécutait nulle part. Ne s'avisa-t-il pas de citer comme exemples, pour ainsi dire à chaque page, des fragments de ces mêmes œuvres! Que pouvaient-ils apprendre à des élèves qui n'avaient jamais l'occasion de les entendre?
Eh bien! il en est de ce traité de Berlioz comme de son instrumentation: avec toutes ces bizarreries, il est merveilleux. C'est grâce à lui que toute ma génération s'est formée, et j'ose dire qu'elle a été bien formée. Il avait cette qualité inestimable d'enflammer l'imagination, de faire aimer l'art qu'il enseignait. Ce qu'il ne vous apprenait pas, il vous donnait la soif de l'apprendre, et l'on ne sait bien que ce qu'on a appris soi-même. Ces citations, en apparence inutiles, faisaient rêver; c'était une porte ouverte sur un monde nouveau, la vue lointaine et captivante de l'avenir, de la terre promise. Une nomenclature plus exacte, avec des exemples sagement choisis, mais sèche et sans vie, eût-elle produit de meilleurs résultats? Je ne le crois pas. On n'apprend pas l'art comme les mathématiques.
Le paradoxe et le génie éclatent à la fois dans Roméo et Juliette. Le plan est inouï; jamais rien de semblable n'avait été imaginé. Le prologue (retranché malheureusement trop souvent) et la dernière partie sont lyriques; celle-ci même est dramatique, traitée en forme de finale d'opéra; le reste est symphonique, avec de rares apparitions chorales reliant par un fil ténu la première partie à la dernière et donnant de l'unité à l'ensemble. Ni lyrique, ni dramatique, ni symphonique, un peu de tout cela: construction hétéroclite où la symphonie prédomine, tel est l'ouvrage. A un pareil défi au sens commun il ne pouvait y avoir qu'une excuse: faire un chef-d'œuvre, et Berlioz n'y a pas manqué. Tout y est neuf, personnel, de cette originalité profonde qui décourage l'imitation. Le fameux Scherzo, «la Reine Mab», vaut encore mieux que sa réputation; c'est le miracle du fantastique léger et gracieux. Auprès de telles délicatesses, de telles transparences, les finesses de Mendelssohn dans le Songe d'une nuit d'été semblent épaisses. Cela tient à ce que l'insaisissable, l'impalpable ne sont pas seulement dans la sonorité, mais dans le style. Sous ce rapport, je ne vois que le chœur des génies d'Obéron qui puisse soutenir la comparaison.
Roméo et Juliette me semble être l'œuvre la plus caractéristique de Berlioz, celle qui a le plus de droits à la faveur du public. Jusqu'ici, le succès populaire, non seulement en France, mais dans le monde entier, est allé à la Damnation de Faust; et il ne faut pas désespérer néanmoins de voir un jour Roméo et Juliette prendre la place victorieuse qui lui est due.
L'esprit paradoxal se retrouve dans le critique. Berlioz a été, sans conteste possible, le premier critique musical de son époque, en dépit de la singularité parfois inexplicable de ses jugements; et pourtant la base même de la critique, l'érudition, la connaissance de l'histoire de l'art lui manquait. Bien des gens prétendent qu'en art il ne faut pas raisonner ses impression. C'est très possible, mais alors il faut se borner à prendre son plaisir où on le trouve et renoncer à juger quoi que ce soit. Un critique doit procéder autrement, faire la part du fort et du faible, ne pas exiger de Raphaël la palette de Rembrandt, des anciens peintres qui peignaient à l'œuf et à la détrempe les effets de la peinture à l'huile. Berlioz ne faisait la part de rien, que de la satisfaction ou de l'ennui qu'il avait éprouvé dans l'audition d'un ouvrage. Le passé n'existait pas pour lui; il ne comprenait pas les Maîtres anciens qu'il n'avait pas pu connaître que par la lecture. S'il a tant admiré Gluck et Spontini, c'est que dans sa jeunesse il avait vu représenter leurs œuvres à l'Opéra, interprétées par Mme Branchu, la dernière qui en ait conservé les traditions. Il disait pis que prendre de Lully, de la Servante maîtresse de Pergolèse: «Voir reprendre cet ouvrage, a-t-il dit ironiquement, assister à sa première représentation, serait un plaisir digne de l'Olympe!».
J'ai toujours présents à la mémoire son étonnement et son ravissement à l'audition d'un chœur de Sébastien Bach, que je lui fis connaître un jour; il n'en revenait pas que le grand Sébastien eût écrit des choses pareilles; et il m'avoua qu'il l'avait toujours pris pour une sorte de colossal fort-en-thème, fabricant de fugues très savantes, mais dénué de charme et de poésie. A vrai dire, il ne le connaissait pas.
Et cependant, malgré tout cela et bien d'autres choses encore, il a été un critique de premier ordre, parce qu'il a montré ce phénomène unique au monde d'un homme de génie, à l'esprit délicat et pénétrant, aux sens extraordinairement raffinés, racontant sincèrement des impressions qui n'étaient altérées par aucune préoccupation extérieure. Les pages qu'il a écrites sur les symphonies de Beethoven, sur les opéras de Gluck, sont incomparables; il faut toujours y revenir quand on veut rafraîchir son imagination, épurer son goût, se laver de toute cette poussière que l'ordinaire de la vie et de la musique met sur nos âmes d'artistes, qui ont tant à souffrir dans ce monde.
On lui a reproché sa causticité. Ce n'était pas chez lui méchanceté, mais plutôt une sorte de gaminerie, une verve comique intarissable qu'il portait dans la conversation et ne pouvait maîtriser. Je ne vois guère que Duprez sur qui cette verve se soit exercée avec quelque persistance dans des articles facétieux; et franchement le grand ténor avait bien mérité d'être un peu criblé de flèches. N'a-t-il pas narré lui-même, dans ses Mémoires, comment il avait étranglé Benvenuto Cellini, et l'auteur pouvait-il lui en être bien reconnaissant? Peut-être eût-il mieux soutenu l'ouvrage, si Berlioz eut employé pour l'y engager les arguments sonnant dont se servit Meyerbeer pour l'encourager à prolonger les représentations des Huguenots, comme le grand chanteur le raconte aussi dans le même livre, avec une inconscience et une candeur qui désarmeraient des tigres. On pourrait penser, d'après cela, que les Huguenots ne voguaient pas alors à pleines voiles et n'étaient pas portés par un courant, comme de nos jours. Le public s'étonne parfois que les œuvres modernes s'installent si difficilement au répertoire de notre Opéra: cela tient peut-être à ce que tous les compositeurs n'ont pas cent mille livres de rente. J'ai dit peut-être, je n'affirme rien.
Berlioz a été malheureux par suite de son ingéniosité à se faire souffrir lui-même, à chercher l'impossible et à le vouloir malgré tout. Il avait cette idée très fausse, et malheureusement, grâce à lui, très répandue dans le monde, que la volonté du compositeur ne doit pas compter avec les obstacles matériels. Il voulait ignorer qu'il n'en est pas du musicien comme du peintre, lequel triture sur la toile, à son gré, des matières inertes, et que le musicien doit tenir compte de la fatigue des exécutants, de leur habileté plus ou moins grande; et il demandait, dans sa jeunesse, à des orchestres bien inférieurs à ceux d'aujourd'hui, des efforts véritablement surhumains. S'il y a, dans toute musique neuve et originale, des difficultés impossibles à éviter, il en est d'autres qu'on peut épargner aux exécutants, sans dommage pour l'œuvre; mais Berlioz n'entrait pas dans ces détails. Je lui ai vu faire vingt, trente répétitions pour une seule œuvre, s'arrachant les cheveux, brisant les bâtons et les pupitres, sans obtenir le résultat désiré. Les pauvres musiciens faisaient pourtant ce qu'ils pouvaient; mais la tâche était au-dessus de leurs forces. Il a fallu qu'avec le temps nos orchestres devinssent plus habiles pour que cette musique arrivât enfin à l'oreille du public.
Deux choses avaient affligé sérieusement Berlioz: l'hostilité de l'Opéra, préférant aux Troyens le Roméo de Bellini, qui tomba à plat; la froideur de la Société des concerts à son égard. On en connaît la cause, depuis la publication du livre de Deldevez sur l'histoire de la Société; c'est à l'influence de ses chefs qu'elle était due. Influence légitime d'ailleurs pour Deldevez, musicien sérieux et érudit, ayant tous les droits à une grande autorité. Peut-être ne comprenait-il bien que la musique classique, la seule qu'il eût profondément étudiée; peut-être son antipathie pour la musique de Berlioz était-elle purement instinctive.
C'était bien pis encore avec son prédécesseur Girard, musicien très inférieur à Deldevez, chef d'orchestre dont la direction beaucoup trop vantée avait introduit dans les exécutions une foule de mauvaises habitudes, dont la direction suivante les a heureusement débarrassées. Une petite anecdote fera juger de la nature de son esprit, de la largeur de ses vues. Il me mande, un jour, qu'il désirait mettre au programme une de mes œuvres, et me fait prier d'aller le voir. J'accours, et j'apprends, dès les premiers mots, qu'il a changé d'idée; à cela je n'avais rien à objecter, étant alors un jeune blanc-bec sans importance. Girard profita de la circonstance pour me faire un cours de morale musicale et pour me dire, entre autres choses, qu'il ne fallait pas employer les trombones dans une symphonie: «Mais, lui répondis-je timidement, il me semble que Beethoven, dans la Symphonie pastorale, dans la Symphonie en Ut mineur.....—Oui, me dit-il, c'est vrai; mais il aurait peut-être mieux fait de ne pas le faire.» On comprend, avec de tels principes, ce qu'il devait penser de la Symphonie fantastique.
On sait que cet esprit rétrograde a tout à fait disparue de la rue Bergère, où Berlioz est maintenant en grand honneur, et que l'illustre Société a sur entrer dans le courant moderne sans rien perdre de ses rares qualités.
La faveur du public commençait à venir à Berlioz dans les dernières années de sa vie, et l'Enfance du Christ, par sa simplicité et sa suavité, avait combattu victorieusement le préjugé qui ne voulait voir en lui qu'un faiseur de bruit, un organisateur de charivaris. Il n'est pas mort, comme on l'a dit, de l'injustice des hommes, mais d'une gastralgie causée par son obstination à ne suivre en rien les conseils des médecins, les règles d'une hygiène bien entendue. Je vis cela clairement, sans pouvoir y remédier, dans un voyage artistique que j'eus l'honneur de faire avec lui. «Il m'arrive une chose extraordinaire, me dit-il un matin: Je ne souffre pas!» Et il me conte ses douleurs, des crampes d'estomac continuelles, et la défense qui lui est faire de prendre aucun excitant, de s'écarter d'un régime prescrit, sous peine de souffrances atroces qui iraient toujours en s'aggravant. Or il ne suivait aucune régime et prenait tout ce qui lui plaisait, sans s'inquiéter du lendemain. Le soir de ce jour, nous assistions à un banquer. Placé près de lui, je fis tout mon possible pour m'opposer au café, au champagne, aux cigares de la Havane, ce fut en vain, et le lendemain le pauvre grand homme se tordait dans ses souffrances accoutumées.
En outre de ma complète admiration, j'avais pour lui une vive affection née de la bienveillance qu'il m'avait montrée et dont j'étais fier à juste titre, ainsi que des qualités privées que je lui avais découvertes, en opposition si parfaite avec la réputation qu'il avait dans le monde, où il passait pour orgueilleux, haineux et méchant. Il était bon, au contraire, bon jusqu'à la faiblesse, reconnaissant des moindres marques d'intérêt qu'on lui témoignait, et d'une simplicité admirable qui donnait encore plus de prix à son esprit mordant et à ses saillies, parce qu'on n'y sentait jamais cette recherche de l'effet, se désir d'éblouir les gens qui gâte souvent tant de bonnes choses.
On sera sans doute étonné d'apprendre d'où était venue, à l'origine, la réputation de méchanceté de Berlioz. On l'a poursuivi, dans un certain monde, d'une haine implacable, à cause d'un article sur Hérold, non signé, dont la paternité lui avait été attribuée.
Or, voici comment se terminait le feuilleton du Journal des Débats, le 15 mars 1869, au lendemain de la mort de Berlioz:
«.....Il faut pourtant que je vous dise..... que c'est à tort si certains critiques ont reproché à Berlioz d'avoir mal parlé d'Hérold et du Pré aux Clercs. Ce n'est pas Berlioz, c'est un autre, un jeune homme ignorant et qui ne doutait de rien en ce temps-là, qui, dans un feuilleton misérable, a maltraité le chef-d'œuvre d'Hérold. Il s'en repentira toute sa vie. Or cet ignorant s'appelait (j'en ai honte!), il faut bien en convenir..... monsieur
Jules Janin.»
Ainsi, Janin, qui vivait pour ainsi dire côte à côte avec Berlioz, car ils écrivaient chaque semaine dans le même journal, a attendu qu'il fût mort pour le disculper d'un méfait qui a pesé sur toute sa vie, et dont lui, Janin, était l'auteur! Que dites-vous du procédé? N'est-ce-pas charmant, et Janin ne méritait-il pas sa réputation d'excellent homme? Que voulez-vous? Janin était gras et Berlioz était maigre; il n'en fallait pas davantage pour que le premier passât pour de bon et le second pour méchant. A quel sentiment le célèbre critique a-t-il obéi en publiant cette révélation tardive? A un remord de conscience? à un besoin d'étaler son crime au grand jour, pour en mieux jouir?...
On a reproché à Berlioz son peu d'amour pour les hommes, avoué par lui-même dans ses Mémoires; il est en cela de la famille d'Horace qui a dit: Odi profanum vulgus; de La Fontaine qui a écrit:
«Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire!»
Avec sa nature supérieure, il ne pouvait aimer la vulgarité, la grossièreté, la férocité, l'égoïsme qui jouent un rôle si considérable dans le monde et dont il avait été si souvent victime. On doit aimer l'humanité dont on fait partie, travailler si l'on peut à son amélioration, aider au progrès; c'est ce que Berlioz, dans sa sphère d'activité, a fait autant que personne en ouvrant à l'art des voies nouvelles, en prêchant toute sa vie l'amour du beau et le culte des chefs-d'œuvre. On n'a rien de plus à lui demander; le reste n'est pas le fait d'un artiste, mais d'un saint.
FRANZ LISZT
On ne saurait croire avec quel éclat, quel prestige magique apparaissait aux jeunes musiciens des premiers temps de l'époque impériale ce nom de Liszt, étrange pour nous autres Français, aigu et sifflant comme une lame d'épée qui fouette l'air, traversé par son z slave comme par le sillon de la foudre. L'artiste et l'homme semblaient appartenir au monde de la légende. Après avoir incarné sur le piano le panache du romantisme, laissé derrière lui la traînée étincelante d'un météore, Liszt avait disparu derrière le rideau de nuages qui cachait alors l'Allemagne, si différente de celle de nos jours, cette Allemagne composée d'un agglomérat de petits royaumes et duchés autonomes, hérissée de châteaux crénelés et conservant jusque dans son écriture gothique l'aspect du moyen âge pour toujours disparu de chez nous, malgré les efforts de restauration des poètes. La plupart des morceaux qu'il avait publiés semblaient inexécutables pour tout autre que lui et l'étaient en effet avec les procédés de la méthode ancienne prescrivant l'immobilité, les coudes au corps, une action limitée aux doigts et à l'avant-bras. On savait qu'à la cour de Weimar, dédaigneux de ses succès antérieurs, il s'occupait à des œuvres de haute composition, rêvant une rénovation de l'art sur laquelle couraient les bruits les plus inquiétants, comme sur tout ce qui marque l'intention d'explorer un monde nouveau, de rompre avec les traditions reçues. D'ailleurs, rien que dans les souvenirs laissés par Liszt à Paris, on trouvait ample matière aux suggestions de toute sorte. Le vrai, quand il s'agissait de lui, n'était plus vraisemblable. On racontait qu'un jour au concert du Conservatoire, après une exécution de la Symphonie pastorale, il avait osé, lui seul, la rejouer après le célèbre orchestre, à la stupéfaction de l'auditoire, stupéfaction bientôt remplacée par un immense enthousiasme; qu'un autre jour, lassé de la docilité du public, fatigué de voir ce lion, toujours prêt à dévorer qui l'affronte, lui lécher les pieds, il avait voulu l'irriter et s'était donné le luxe d'arriver en retard pour un concert aux Italiens, de visiter dans leur loge les belles dames de sa connaissance, causant et riant avec elles, jusqu'à ce que le lion se mît à gronder et à rugir; et lui s'étant assis enfin au piano devant le lion furieux, toute fureur s'était calmée, et l'on n'avait plus rien entendu que des rugissements de plaisir et d'amour.
On en racontait bien d'autres, qui n'entreraient pas dans le cadre de cette étude. On n'a que trop parlé, à propos de Liszt, de ses succès féminins, de son goût pour les princesses, de tout le côté en quelque sorte extérieur de sa personnalité; il est bien temps de s'occuper plus spécialement de son côté sérieux et du rôle considérable que Liszt a joué dans l'art contemporain.
*
* *L'influence de Liszt sur les destinées du piano a été immense; je ne vois à lui comparer que la révolution opérée par Victor Hugo dans le mécanisme de la Langue française. Elle est plus puissante que celle de Paganini dans le monde du violon, parce que ce dernier est resté confiné dans la région de l'inaccessible où lui seul pouvait vivre, tandis que Liszt, parti du même point, a daigné descendre dans les chemins praticables où peut le suivre quiconque veut prendre la peine de travailler sérieusement. Reproduire son jeu sur le piano serait impossible; comme l'a dit dans son livre étrange l'étonnante Olga Janina, ses doigts n'étaient pas des doigts humains; mais rien n'est plus facile que de marcher dans la voie qu'il a tracée, et, de fait, tout le monde y marche, qu'on en ait conscience ou non. Le grand développement de la sonorité et les moyens employés pour l'obtenir, qu'il a inventés, sont devenus une condition indispensable et la base même de l'exécution moderne. Ces moyens sont de deux sortes: les uns ayant trait aux procédés matériels de l'exécutant, à une gymnastique spéciale; les autres, à la façon d'écrire pour le piano que Liszt a complètement transformée. A l'encontre de Beethoven méprisant les fatalités de la physiologie et imposant aux doigts contrariés et surmenés sa volonté tyrannique, Liszt les prend et les exerce dans leur nature de manière à en obtenir, sans les violenter, le maximum d'effet qu'ils sont susceptibles de produire; aussi sa musique, si effrayante à première vue pour les timides, est-elle en réalité moins difficile qu'elle ne paraît, amenant par le travail un véritable entraînement de l'organisme et le rapide développement du talent. On lui doit encore l'invention de l'écriture musicale pittoresque, grâce à laquelle, par des dispositions ingénieuses et infiniment variées, l'auteur parvient à indiquer le caractère d'un passage et la façon même dont on doit s'y prendre pour l'exécuter; ces élégants procédés sont aujourd'hui d'un emploi usuel et général.
On lui doit surtout l'introduction aussi complète que possible, dans le domaine du piano, des sonorités et combinaisons orchestrales; son procédé pour atteindre ce but,—procédé qui n'est pas à la portée de tout le monde,—consiste à substituer, dans la transcription, la traduction libre à la traduction littérale. Ainsi comprise et pratiquée, la transcription devient hautement artistique; l'adaptation au piano, par Liszt, des Symphonies de Beethoven—par-dessus tout l'adaptation, pour deux pianos, de la neuvième—peut être regardée comme le chef-d'œuvre du genre. Pour être juste et rendre à chacun ce qui lui appartient, il faut reconnaître que la traduction pour piano des Neuf Symphonies avait été antérieurement tentée par Kalkbrenner, à qui elle fait un grand honneur, mais dont elle dépassait les forces; ce premier essait a très probablement donné naissance au travail colossal de Liszt.
Incarnation incontestée du piano moderne, Liszt a vu, à cause de cela, jeter le discrédit sur sa musique, dédaigneusement traitée de «musique de pianiste». La même injurieuse qualification pourrait être appliquée à l'œuvre de Robert Schumann, dont le piano est l'âme; s'il n'a pas été qualifié ainsi, c'est que Schumann,—bien malgré lui,—n'a jamais été un brillant exécutant; c'est qu'il n'a jamais déserté les hauteurs de l'art «respectable» pour s'amuser à des illustrations pittoresques sur les opéras de tous les pays, alors que Liszt, sans souci du qu'en-dira-t-on, semait à l'aventure, en prodigue, les perles et les diamants de sa débordante imagination. Il y a bien du pédantisme et du préjugé, soit dit en passant, dans le mépris qu'on affecte souvent pour des œuvres telles que la «Fantaisie sur Don Juan» ou le «Caprice sur la Valse de Faust»; car il y a là plus de talent et de véritable inspiration que dans beaucoup de productions d'apparence sérieuse et prétentieuse nullité, comme on en voit paraître tous les jours. A-t-on réfléchi que la plupart des ouvertures célèbres, par exemple celles de Zampa, d'Euryanthe, de Tannhäuser, ne sont au fond que des fantaisies sur les motifs des opéras qu'elles précèdent? Si l'on prend la peine d'étudier les Fantaisies de Liszt, on verra à quel point elles diffèrent d'un pot-pourri quelconque, des morceaux où les motifs d'opéra pris au hasard ne sont là que pour servir de canevas à des arabesques, festons et astragales; on verra comment l'auteur a sur, de n'importe quel os, tirer la moelle, comment son esprit pénétrant a découvert pour le féconder, parmi les vulgarités et les platitudes, le germe artistique le plus caché; comment, s'il s'attaque à une œuvre supérieure, comme Don Juan, il en éclaire les beautés principales et en donne un commentaire qui aide à les comprendre, à en apprécier pleinement la perfection suprême et l'immortelle modernité. Quand à l'ingéniosité de ses combinaisons pianistiques, elle est prodigieuse et l'admiration de tous ceux qui cultivent le piano lui est acquise; mais on n'a peut-être pas assez remarqué, à mon sens, que dans le moindre de ses arrangements la main du compositeur se fait sentir; le «bout de l'oreille» du grand musicien y apparaît toujours, ne fût-ce qu'un moment.
Pour un tel pianiste, évoquant par le piano l'âme de la musique, la qualification de «pianiste» cesse d'être une injure, et «musique de pianiste» devient synonyme de «musique de musicien». Qui donc, d'ailleurs, à notre époque, n'a pas subi la puissante influence du piano? Cette influence a commencé avant le piano lui-même, avec le «Clavecin bien tempéré» de Sébastien Bach. Du jour où le tempérament de l'accord eut amené la synonymie des dièses et des bémols et permis de pratiquer toutes les tonalités, l'esprit du clavier entra dans le monde (l'invention du mécanisme à marteaux, secondaire au point de vue de l'art, n'ayant produit que le développement progressif d'une sonorité inconnue au clavecin et d'immenses ressources matérielles); cet esprit est devenu le tyran dévastateur de la musique par la propagation sans limites de l'hérétique en harmonie. De cette hérésie est sorti presque tout l'art moderne: elle a été trop féconde pour qu'il soit permis de la déplorer; mais ce n'en est pas moins une hérésie destinée à disparaître en un jour probablement fort éloigné, mais fatal, par suite de l'évolution même qui lui a donné naissance. Que restera-t-il alors de l'art actuel? Peut-être le seul Berlioz, qui n'ayant pas pratiqué le piano avait un éloignement instinctif pour l'enharmonie; il est en cela l'antipode de Richard Wagner, l'enharmonie faite homme, celui qui a tiré de ce principe les plus extrêmes conséquences. Les critiques, et, à leur suite, le public, n'en mettent pas moins les têtes de Wagner et de Berlioz dans le même bonnet; cette promiscuité forcée sera l'étonnement des âges futurs.
Sans vouloir s'arrêter trop longtemps aux Fantaisies que Liszt a écrites sur des motifs d'opéras (il y en a toute une bibliothèque), il convient de ne pas passer indifférent devant ses «Illustrations du Prophète», que domine une cime aussi éblouissante qu'inattendue, la «Fantaisie et Fugue pour orgue», sur le choral Ad nos, ad salutarem undam, transition entre les arrangements plus ou moins libres de l'auteur et ses œuvres originales. Cette composition gigantesque, dont l'exécution ne dure pas moins de quarante minutes, a cette originalité que le thème sur lequel elle est construite n'y apparaît pas une seule fois dans son intégrité; il y circule d'une façon latente, comme la sève dans l'arbre. L'orgue est traité d'une façon inusitée qui augmente singulièrement ses ressources, et l'auteur semble avoir prévu par intuition les récents perfectionnements de l'instrument, comme Mozart dans sa Fantaisie et Sonate en Ut mineur avait deviné le piano moderne. Un orgue colossal, d'un maniement facile, un exécutant rompu à la fois au mécanisme de l'orgue et du piano, sont indispensable à l'exécution de cette œuvre; ce qui revient à dire que les occasions de l'entendre dans de bonnes conditions sont assez rares.
Les Soirées de Vienne les Rapsodies Hongroises, bien que formées de motifs empruntés, sont de véritables créations où se manifeste le talent le plus raffiné; les Rapsodies peuvent être considérées comme les illustrations du livre si curieux écrit par Liszt sur la musique des Bohémiens. C'est bien à tort qu'on y verrait seulement des morceaux brillants; il y a là toute une reconstitution et, si l'on peut dire, une «civilisation» de la musique d'un peuple, du plus haut intérêt artistique. L'auteur n'y a pas visé la difficulté, qui n'existait pas pour lui, mais l'effet pittoresque et la reproduction imagée du bizarre orchestre des Tziganes. Dans ses œuvres pour piano, d'ailleurs, la virtuosité n'est jamais un but, mais un moyen. Faute de se placer à ce point de vue, on prend sa musique au rebours du sens et on la rend méconnaissable.
*
* *Chose étrange! Si l'on met à part la magnifique Sonate, audacieuse et puissante, ce n'est pas dans ses œuvres originales pour le piano que ce grand artiste et ce grand pianiste a mis son génie. Schumann, Chopin le battent aisément sur ce terrain. Les Méditations religieuses, les Années de Pèlerinage contiennent cependant de bien belles ou exquises pages; mais parfois l'aile se brise à on ne sait quel plafond invisible, l'auteur paraît se consumer en efforts pour atteindre un idéal inaccessible; de là un malaise qu'on ne saurait définir, une angoisse pénible amenant une insurmontable fatigue. Il faut tirer hors de pair Scherzo et Marche, éblouissante et vertigineuse chasse infernale, dont l'exécution est malheureusement très difficile, et le triomphant Concerto en Mi bémol; mais ici l'orchestre intervient, le piano ne se suffit plus à lui-même. Tel est aussi le cas de Méphisto-Walzer (nº 1), écrite primitivement pour le piano avec l'arrière-pensée de l'orchestre à qui elle devait revenir plus tard.
Comme chez Cramer et Clémenti, c'est surtout dans les Études (auxquelles l'auteur n'attachait peut-être pas autant d'importance qu'à telle ou telle autre de ses œuvres pour piano), qu'on rencontre le musicien supérieur. L'une d'elles, Mazeppa, n'a pas eu de peine à passer du piano à l'orchestre et à devenir un des Poèmes symphoniques.
Avec ces célèbres Poèmes, si diversement jugés, avec les symphonies Dante et Faust nous voici en présence d'un Lizst tout nouveau, celui de Weimar, le grand, le vrai, que la fumée de l'encens brûlé sur les autels du piano avait voilé trop longtemps. Entrant résolument dans la voie ouverte par Beethoven avec la Symphonie pastorale et si brillamment parcourue par Berlioz, il déserte le culte de la musique pure pour celui de la musique dite «à programme» qui prétend à la peinture de sentiments et de caractères nettement déterminés; se lançant à corps perdu dans les néologismes harmoniques, il ose ce que personne n'avait osé avant lui, et s'il lui arrive parfois, suivant l'euphémisme curieux d'un de ses amis, de «dépasser les limites du beau», il fait aussi dans ce domaine d'heureuses trouvailles et de brillants découvertes. Il brise le moule de l'antique Symphonie et de la vénérable Ouverture, et proclame le règne de la musique libre de toute discipline, n'en ayant plus d'autre que celle qu'il plaît à l'auteur de créer pour la circonstance où il lui convient de se placer. A la sobriété orchestrale de la symphonie classique, il oppose tout le luxe de l'orchestre moderne, et de même qu'il avait, par des prodiges d'ingéniosité, introduit ce luxe dans le piano, il transporte dans l'orchestre sa virtuosité, créant une orchestration nouvelle d'une richesse inouïe, en profitant des ressources inexplorées qu'une fabrication perfectionnée des instruments et le développement du mécanisme chez les exécutants mettaient à sa disposition. Les procédés de Richard Wagner sont souvent cruels; ils ne tiennent aucun compte de la fatigue résultant d'efforts surhumains, ils exigent parfois l'impossible,—on s'en tire comme on peut;—ceux de Liszt n'encourent pas cette critique. Ils demandent à l'orchestre tout ce qu'il peut donner, mais rien de plus.
Liszt, comme Berlioz, fait de l'Expression le but de la musique instrumentale, vouée par la tradition au culte exclusif de la forme et de la beauté impersonnelle. Ce n'est pas qu'il les ait pour cela négligées. Où trouver des formes plus pures que dans la deuxième partie de Faust (Gretchen), dans le «Purgatoire», de Dante, dans Orphée? Mais c'est par la justesse et l'intensité de l'expression que Liszt est réellement incomparable. Sa musique parle, et pour ne pas entendre son verbe, il faut se boucher les oreilles avec le tampon du parti pris, malheureusement toujours à portée de la main. Elle dit l'indicible.
Peut-être eut-il le tort,—excusable, à mon avis,—de trop croire à son œuvre, de vouloir l'imposer trop vite au monde. Par l'attraction d'un prestige presque magique et d'une séduction que peu d'hommes ont possédée à un pareil degré, il avait groupé autour de lui et fanatisé toute une pléiade de jeunes têtes ardentes qui ne demandaient qu'à partir en guerre contre les antiques formules et à prêcher la bonne parole. Ces écervelés, que n'effrayait aucune exagération, traitaient les Symphonies de Beethoven, à l'exception de la neuvième, de «vieilles bottes éculées», et tout le reste à l'avenant. Ils révoltèrent, au lieu de l'entraîner, la grande masse des musiciens et des critiques.
C'est au plus fort de ces polémiques, alors qu'il bataillait fièrement avec sa petite mais valeureuse armée, que Liszt s'éprit des œuvres de Richard Wagner et fit apparaître sur la scène de Weimar ce triomphant Lohengrin déjà publié et que nul théâtre n'osait risquer. Dans une brochure qui eut un immense retentissement, Tannhäuser et Lohengrin, il se fit le propagateur de la nouvelle doctrine; il usa de toute son influence pour répandre les œuvres de Wagner et les installer dans les théâtres, jusque-là réfractaires; au milieu de quelle opposition, au prix de quels efforts, on s'en ferait malaisément une idée. Il est permis de supposer que Liszt, se sentant impuissant, lui seul, à soulever le monde avait rêvé une alliance avec le grand réformateur où chacun aurait eu sa part, l'un régnant sur le théâtre, l'autre sur le concert; car Wagner affichait la prétention d'écrire des œuvres complexes dont la musique n'était en quelque sorte, que la racine, formant avec la poésie et la représentation scénique un tout indivisible.
Mais Liszt, cœur généreux, toujours prêt, à se dévouer pour une belle cause, avait compté sans l'esprit envahissant de son colossal et dangereux protégé, incapable de partager l'empire du monde, fût-ce avec son meilleur ami. On sait maintenant, depuis la publication de la correspondance entre Liszt et Wagner, de quel côté fut le dévouement. Le mouvement artistique créé par Liszt fut retourné contre lui, ses œuvres écartées des concerts, au profit de celles de Wagner qui, d'après les théories de l'auteur, spécialement écrites en vue du théâtre, n'en pouvaient sortir sans devenir inintelligibles. Reprenant les arguments de l'école classique, la critique wagnérienne sapa les œuvres de Liszt par la base, en prêchant le dogme de la musique pure, et déclarant hérétique la musique descriptive.
Or, il est évident qu'une des grandes forces de Richard Wagner, un de ses moyens d'action les plus puissants sur le public a été justement le développement de la musique descriptive poussé jusques aux plus extrêmes limites; il est allé dans cette voie jusqu'au miracle, quand il est parvenu, pendant tout le premier acte du Vaisseau Fantôme, à faire entendre les bruits de la mer sans gêner l'action dramatique. Il a créé tout un monde en ce genre.
Comment se tirer d'une pareille contradiction?—D'une manière aussi ingénieuse que simple. Oui, a-t-on dit, la musique a le droit d'être descriptive, mais au théâtre seulement.
C'est un misérable sophisme. Au théâtre, bien au contraire grâce à la représentation scénique, aux «bruits de coulisse», la musique pourrait sans inconvénient être exclusivement consacrée à l'expression des sentiments.
Les ouvertures, les fragments, des œuvres de Wagner qu'on exécute au concert, qu'y deviennent-ils donc, sinon de la musique instrumentale descriptive et «à programme». Qu'est donc le prélude du troisième acte de Tannhäuser, qui prétend raconter tout ce qui se passe dans l'entracte, l'histoire du pèlerinage à Rome et de la malédiction du Pape? Que signifie la protection dont les wagnériens ont entouré Berlioz, qui n'a pas écrit une note de «musique pure»?
En voilà assez sur ce sujet. Le spectacle de l'ingratitude et de la mauvaise foi est trop répugnant pour qu'il convienne de s'y arrêter longtemps.
Gravissons plutôt les sommets lumineux de l'œuvre du maître, et laissant de côté, à regret, d'autres productions d'un vif intérêt, des marches, des chœurs, le Prométhée, contemplons les grandes compositions religieuses où il a mis le plus pur de son génie, les Messes, les Psaumes, le Christus, la Légende de Sainte Élisabeth. Dans ces régions sereines le «pianiste» disparaît. Une forte tendance au mysticisme qui se montre de temps à autre dans son œuvre, jusque dans des morceaux pour piano où elle produit quelquefois un étrange effet (comme dans «les jeux d'eau de la villa d'Este» où d'innocentes cascades deviennent à la fin la Fontaine de vie, la source de la grâce avec paroles de l'Écriture à l'appui), trouve ici sa place et son développement. C'est avec un art consommé que Liszt, à l'étonnement de beaucoup de gens, a tiré parti des voix, c'est avec une correction parfaite qu'il a traité la prosodie latine, étudiée à fond. Ce fantaisiste est un impeccable liturgique. Les parfums de l'encens, le chatoiement des vitraux, l'or des ornements sacrés, la splendeur incomparable des cathédrales se reflètent dans ses Messes au sentiment profond et au charme pénétrant. Le Credo de la Messe de Gran, avec sa magnifique ordonnance, ses belles témérités harmoniques et son puissant coloris, son effet dramatique mais nullement théâtral, de ce dramatique spécial propre au Mystère et que peut admettre l'Église, suffirait seul à classer l'auteur au premier rang des grands poètes de la musique. Aveugle qui ne le voit pas!
Dans Christus et Elisabeth, Liszt a créé un genre d'oratorio tout différent du modèle classique, découpé en tableaux variés et indépendants, où le pittoresque tient une large place. Elisabeth a la fraîcheur et la naïveté de la légende qui lui a donné naissance, et l'on se prend à regretter, en l'écoutant, que l'auteur n'ait pas écrit pour la scène; il y eût apporté sa note personnelle, un grand sentiment dramatique et un respect de la nature et des ressources de la voix humaine trop souvent absents d'œuvres célèbres que tout le monde connaît. Christus, que l'auteur regardait, je crois, comme son œuvre capitale, est d'une dimension exagérée et dépasse un peu les bornes de la patience humaine; doué de grâce et de charme plutôt que de force et de puissance, Christus paraît à la longue passablement monotone; mais il est naturellement divisé en tranches séparées, ce qui permet de l'exécuter par fragments sans mutilation.
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* *Vu dans son ensemble, l'œuvre de Liszt apparaît immense, mais inégal. Il y a un choix à faire dans les ouvrages qu'il nous a laissés. De combien de grands génies on en peut dire autant, qui n'en sont pas moins de grands génies! Attila ne diminue pas Corneille, le Concerto en trio ne diminue pas Beethoven, les Variations sur Ah! vous dirais-je, maman ne diminuent pas Mozart, le ballet de Rienzi ne diminue pas Richard Wagner. S'il y a dans le bagage de Liszt des œuvres inutiles, du moins n'en est-il pas une seule, fût-ce la plus insignifiante, qui ne porte la marque de sa griffe et l'empreinte de sa personnalité. Son principal défaut est de manquer parfois de mesure, de ne pas s'arrêter à temps, de se perdre en des digressions, des longueurs oiseuses et fatigante; il en avait conscience et allait au-devant de cette critique en indiquant lui-même des coupures dans ses partitions. Ces coupures suppriment souvent des beautés; il est possible d'en trouver de meilleures que celles indiquées par l'auteur.
La source mélodique coule abondamment dans ses œuvres, un peu trop même au gré de l'Allemagne et de ceux qui vont prendre le ton chez elle, affectant un véritable mépris pour toute phrase chantante régulièrement développée, et ne se plaisant qu'à la polyphonie, fût-elle lourde, embarrassée, inextricable et maussade; peu importe, dans un certain monde, que la musique soit dépourvue d'agrément, d'élégance, d'idées même et de véritable écriture, pourvu qu'elle soit compliquée; c'est un goût comme un autre et cela ne saurait se discuter. Mais la richesse mélodique des œuvres qui nous occupent est complétée par une non moins grande richesse harmonique. Dans son exploration hardie des harmonies nouvelles, Liszt a dépassé de beaucoup tout ce qui avait été fait avant lui; Wagner lui-même n'a pas atteint l'audace du Prélude de Faust, écrit dans une tonalité inconnue, quoique rien n'y blesse l'oreille et qu'il soit impossible d'en déranger une note.
Liszt a l'inappréciable avantage de caractériser un peuple. Schumann, c'est l'âme allemande; Chopin, c'est l'âme polonaise; Liszt, c'est l'âme magyare, faite d'un savoureux mélange de fierté, d'élégance native et d'énergie sauvage. Ces qualités s'incarnaient merveilleusement dans son jeu surnaturel, où se rencontraient les dons les plus divers, ceux même qui semblent s'exclure, comme la correction absolue et la fantaisie la plus échevelée; paré de sa fierté patricienne, il n'avait jamais l'air d'un monsieur qui joue du piano. Il semblait un apôtre, quand il jouait Saint François de Paule marchant sur les flots, et l'on croyait voir, on voyait réellement l'écume des vague furieuses voltiger autour de sa face impassible et pâle, au regard d'aigle, au profil tranchant. A des sonorités violentes, cuivrées, il faisait succéder des ténuités de rêve; des passages entiers étaient dits comme entre parenthèses. Le souvenir de l'avoir entendu console de n'être plus jeune! Sans aller jusqu'à dire, comme M. de Lenz, «celui qui aurait autant de mécanisme que lui en serait par cela même plus éloigné», il est certain que sa technique prodigieuse n'était qu'un des facteurs de son talent. Ce qui faisait en lui le génial exécutant, ce n'était pas seulement ses doigts mais le musicien et le poète qui étaient en lui, son grand cœur et sa belle âme; c'était surtout l'âme de sa race.
Son grand cœur, il apparaît tout entier dans le livre consacré à Chopin. Où d'autres auraient vu un rival, Liszt n'a voulu voir qu'un ami et s'est efforcé de montrer l'artiste créateur là où le public ne voyait qu'un séduisant virtuose. Il écrivait en français dans un style bizarre et cosmopolite, il prenait partout et jusque dans son imagination les mots dont il avait besoin; nos modernes symbolistes nous en ont fait voir bien d'autres! Malgré cela, le livre sur Chopin est des plus remarquables et aide merveilleusement à le comprendre. Je n'y vois à reprendre qu'un jugement un peu sévère sur la Polonaise-Fantaisie, une des dernières œuvres de son auteur. Elle me semble, à moi, si touchante! Découragement et désillusion, regrets de quitter la vie, pensées religieuses, espérance et confiance en l'immortalité, elle exprime tout cela sous une forme éloquente et captivante. N'est-ce donc rien?
Peut-être la crainte de paraître partial, en louant toujours, a-t-elle inspiré ce jugement qui m'étonne; cette crainte me hante aussi quelquefois moi-même, quand je parle de Liszt. On ne s'est pas fait faute de railler ce qu'on a appelé ma faiblesse pour ses œuvres. Lors même que les sentiments d'affection et de reconnaissance qu'il a su m'inspirer viendraient, comme un prisme, s'interposer entre mon regard et son image, je ne verrais rien en cela de profondément regrettable; mais je ne lui devais rien, je n'avais pas subi sa fascination personnelle, je ne l'avais encore ni vu ni entendu quand je me suis épris à la lecture de ses premiers Poèmes symphoniques, quand ils m'ont indiqué le chemin où je devais rencontrer plus tard la Danse macabre, le Rouet d'Omphale et autres œuvres de même nature; je suis donc sûr que mon jugement n'est altéré par aucune considération étrangère et j'en prends l'entière responsabilité. Le temps, qui met chaque chose en place, jugera en dernier ressort.
CHARLES GOUNOD
Il y a deux natures dans la personne artistique de Gounod: la nature chrétienne et la nature païenne, l'élève du séminaire et la pensionnaire de l'École de Rome, l'apôtre et l'aède. Parfois les deux natures se superposent, comme dans Faust donnant à l'œuvre un relief prodigieux; elles se sont juxtaposées dans Polyeucte, se nuisant par leur voisinage, par leur égalité dans le charme et dans l'éclat. Les chœurs d'Ulysse, la première Sapho, Philémon et Baucis, montrent le païen pur; les messes, les oratorios, le chrétien mystique. L'heure n'est peut-être pas venue d'apprécier comme il convient le grand artiste dont la France s'honore, dont elle s'enorgueillira plus tard; l'indispensable travail du Temps n'a pas encore mis à sa vraie place le musicien profondément original dans son apparente simplicité, le classique longtemps accusé de n'être qu'un reflet des anciens maîtres, alors qu'il ne ressemble nullement, au fond, à ses modèles: ses façons de procéder sont tellement autres, son point de départ si différent qu'on est tenté de le classer, en quelque sorte, hors de la tradition à laquelle il était, de cœur, si fortement attaché. En opposition avec l'école, légèrement colorée d'italianisme, dont Auber fut le chef, il ne saurait non plus être considéré comme faisant suite à l'école italo-allemande fondée par Haydn, ni comme héritier direct de Mozart, son génie de prédilection; les similitudes, tout extérieures, qu'il présente avec ce dernier, n'atteignent pas l'essence du style. Au fond, il n'a pas eu d'autre modèle que lui-même. Mélange d'archaïsme et de nouveauté, ses procédés devaient naturellement dérouter la critique, et il n'y a pas lieu de s'étonner s'il fut, dès l'abord, très diversement jugé, les uns l'accusant de vivre d'emprunts faits au passé; les autres, d'écrire une musique incompréhensible, que seule une poignée d'amis affectaient d'admirer. Ces temps sont loin de nous, mais la lutte dure encore, elle se continue sur un autre terrain; et tandis que le bon public, ne raisonnant pas ses impressions, s'abandonne sans contrainte au charme de Faust et de Roméo, les «amateurs éclairés» se demandent encore ce qu'ils doivent en penser. Comment le sauraient-ils? Habitués à chercher dans leur journal des opinions toutes faites, ils ont toujours été désorientés. Il y a trente ans, on attaquait Gounod au profit de l'école italienne triomphante et dominatrice, l'accusant de germanisme; maintenant que la faveur de la critique s'est tournée du côté de l'école allemande, on veut le faire passer pour italien. Immuable au milieu de ces vicissitudes, il n'a jamais été autre chose qu'un artiste français, et le plus français qui se puisse voir.
I
Les jeunes musiciens d'aujourd'hui se feraient difficilement une idée de l'état de la musique en France, au moment où parut Gounod. Le beau monde se pâmait d'admiration devant la musique italienne; on sentait encore les ondulations des grandes vagues sur lesquelles la flotte portant Rossini, Donizetti, Bellini, et les merveilleux chanteurs interprètes et collaborateurs de leurs œuvres, avait envahi l'Europe; l'astre de Verdi, encore voilé des brumes du matin, se levait à l'horizon. Pour le bon bourgeois, le véritable public, il n'existait rien en dehors de l'opéra et de l'opéra-comique français, y compris les ouvrages écrits pour la France par d'illustres étrangers.
Des deux cotés on professait le culte, l'idolâtrie de la mélodie, ou plutôt, sous cette étiquette, du motif s'implantant sans effort dans la mémoire, facile à saisir du premier coup. Une belle période, comme celle qui sert de thème à l'adagio de la Symphonie en Si bémol, de Beethoven, n'était pas «de la mélodie», et l'on pouvait, sans ridicule, définir Beethoven «l'algèbre en musique». De telles idées régnaient encore il y a vingt ans: les amateurs de curiosités, s'ils voulaient prendre la peine de jeter un coup d'œil sur l'article qui, dans mon livre Harmonie et Mélodie, donne son titre au volume, y trouveraient une critique assez vive dirigée, non contre la mélodie elle-même, mais contre l'importance exagérée qu'on lui attribuait alors. Un tel article n'aurait plus de raison d'être à notre époque, la mélodie étant regardée actuellement comme une de ces choses que la pudeur interdit de nommer.
Il y a quarante ans, on parlait de Robert le Diable et des Huguenots avec une sorte de terreur sacrée, avec onction et dévotion de Guillaume Tell Hérold, Boïeldieu, déjà classiques, Auber, Adolphe Adam se disputaient la palme de l'École française; pour Auber, le succès allait jusqu'à l'engouement, et il n'était pas permis de constater les négligences dont un œuvre aussi considérable que le sien, écrit aussi hâtivement, est nécessairement parsemé. On sait quel injuste abandon a succédé à cet enthousiasme. Ce n'est pas ici le lieu de traiter une telle question; mais, sans s'y attarder, ne peut-on exprimer le regret qu'on n'ait pas su rester à mi-chemin de deux exagérations contraires? Tandis que chez nous on ose à peine parler de la Dame Blanche, du Domino Noir, ces mêmes ouvrages tiennent encore ailleurs, même en Allemagne, une place honorable, et les étrangers leur trouvent le goût de terroir que nous nous refusons à y reconnaître. On ne veut plus que du Grand Art! C'est fort bien, mais comme de temps à autre il faut bien rire un brin, dans le vide laissé par l'opéra-comique s'est logée l'opérette. Sans vouloir médire d'un genre qui, après tout, est un genre, et dont quelques spécimens ont apporté une note nouvelle qui n'est pas sans prix, on est bien forcé de reconnaître que la création de ce genre n'a pas été un progrès, et que pour écrire, pour exécuter des ouvrages comme ceux que l'on dédaigne, il fallait dépenser une toute autre somme de talent que pour les œuvres frivoles d'aujourd'hui. Les interprètes d'antan étaient Roger, Bussine, Hermann-Léon, Jourdan, Coudere, Faure, Mmes Damoreau, Carvalho, Ugalde, Caroline Duprez, Faure-Lefebvre, et tant d'autres, artistes passés maîtres dans le chant, le jeu, l'art du dialogue. «C'était le bon temps,» comme on dit quelques fois avec moins de justesse.
En dehors de ces deux grandes masses d'auditeurs dont nous avons parlé, un petit noyau de musiciens et d'amateurs, soucieux de la musique aimée et cultivée pour elle-même, adorait dans l'ombre Haydn, Mozart et Beethoven, avec quelques échappées sur Bach et Haendel, et les curieuses tentatives, vers la musique du seizième siècle, du prince de la Moskowa. Hors de la Société des Concerts du Conservatoire et de quelques Sociétés de musique de chambre hantées seulement par quelques initiés, il était inutile de chercher à faire entendre une symphonie, un trio, un quatuor; les auditeurs n'y voyaient que du feu. Situation fâcheuse, assurément, mais comportant peut-être, à certains égards, plus d'avantages que d'inconvénients. Le public, en suivant la pente naturelle qui le menait vers le théâtre et les œuvres françaises, favorisait l'École nationale; chaque année, l'Opéra et l'Opéra-Comique faisaient ample consommation d'ouvrages nouveaux; on recherchait les primeurs autant qu'on les a évitées depuis, et tout opéra, sauf le cas d'une chute irrémédiable, était assuré d'un succès de curiosité; tout jeune compositeur bien doué et sachant son métier pouvait espérer fournir une honorable carrière. Aujourd'hui, le public sait tout, comprend tout, et ne veut ouvrir ses nobles oreilles que pour des chefs-d'œuvre: les chefs-d'œuvre étant rares, comme il y a toujours plusieurs à parier contre un qu'une œuvre nouvelle ne sera pas un chef-d'œuvre, le public ne s'intéresse plus aux nouveautés; l'École française, privée de l'indispensable aliment, se meurt d'inanition. L'Angleterre, bien avant nous, avait créé chez elle cette situation, et il eût été prudent de ne pas l'imiter. Si nous continuons dans cette voie, la France musicale ne sera bientôt plus qu'un musée où les œuvres, après avoir lutté de par le monde pour conquérir leur place au soleil, viendront goûter en paix le repos de l'immortalité.
Quand Charles Gounod, après une tentative avortée (bien heureusement pour l'art) de vie ecclésiastique, choisit définitivement la carrière musicale, celle-ci était déjà considérée comme d'un abord assez difficile. Les seuls grands concerts sérieux étant ceux du Conservatoire, inabordables pour les auteurs nouveaux, l'unique débouché était le théâtre, mais on pouvait espérer, tôt ou tard, s'y créer une place: aussi Gounod visait-il le théâtre songeant d'abord à faire le siège de l'Opéra-Comique. C'est à ce moment initial que j'eus la bonne fortune de rencontrer le jeune maître chez un de mes parents, le docteur homéopathe Hoffmann, dans le salon duquel se tenaient des réunions mondaines où Gounod était attiré par un clan de jolies femmes, clientes du docteur et admiratrices passionnées du musicien. J'avais alors dix à douze ans, lui vingt-cinq peut-être, et, par ma grande facilité musicale, par ma naïveté, mon enthousiasme, je sus attirer sa sympathie. Il écrivait, avec la collaboration d'un beau-frère de la maîtresse de la maison, un opéra-comique dont il nous chantait des fragments dans ces réunions intimes; et déjà, dans ces timides essais, on trouvait en germe sa personnalité, le souci de la pureté, de la tenue du style, de la justesse de l'expression, ces rares qualités qu'il a portées depuis à un si haut degré. Peu après, il fut remarqué par Mme Viardot, et celle-ci, après avoir obtenu pour lui d'Émile Augier le poème de Sapho, lui fit ouvrir les portes de l'Opéra. Dès lors, si son talent ne donnait pas encore tous ses fruits, on peut dire qu'il était formé, n'avait plus qu'à poursuivre son évolution. Il est difficile de savoir ce qu'il a puisé dans l'enseignement de ses maîtres, Reicha et Lesueur. Le premier lui aura sans doute appris le mécanisme de son art, ainsi qu'à tous ses élèves: froide et antipoétique, sa nature devait difficilement s'accorder avec celle d'un tel disciple. Le mysticisme de Lesueur devait lui plaire, mais pour un peu d'or que recèlent les œuvres de l'auteur des Bardes, combien de scories et d'inutilités!
Le temps passé au séminaire, la fréquentation du salon de Mme Viardot, voilà ce qui aura fortement influé sur son orientation musicale, sans oublier le don merveilleux d'une voix peu timbrée, mais exquise, que la nature lui avait octroyé.
Au séminaire, il avait appris l'art de la parole, de la belle diction, claire et châtiée, nécessaire à la chaire chrétienne; en y étudiant les textes sacrés, le désir lui était venu sans doute de les interpréter musicalement, et là dut prendre sa source le beau fleuve de musique religieuse qui n'a jamais cessé, malgré les séductions du théâtre, de couler de sa plume. Est-ce chez Lesueur, ne serait-ce pas plutôt au séminaire qu'il prit ce goût pour la grandiloquence, pour l'emphase, si souvent rencontrées dans son œuvre? On serait tenté d'y voir un défaut. Défaut ou qualité, ce caractère est rare en musique: absent des œuvres de Haydn et de Mozart, il se montre à peine dans celles de Sébastien Bach et de Beethoven; nous le trouvons, parmi les modernes, chez Verdi, chez Liszt, mais, de tous les compositeurs connus, lequel a été le plus grandiloquent, le plus emphatique? Haendel, que personne assurément n'accusera de manquer de force, ni de véritable grandeur.
Avec Mme Viardot, nous entrons dans un autre monde. Cette femme célèbre n'était pas seulement une grande cantatrice, mais une grande artiste et une encyclopédie vivante: ayant fréquenté Schumann, Chopin, Liszt, Rossini, George Sand, Ary Scheffer, Eugène Delacroix, elle connaissait tout, en littérature et en art, possédait la musique à fond, était initiée aux écoles les plus diverses, marchait à l'avant-garde du mouvement artistique; pianiste de premier ordre, elle interprétait chez elle Beethoven, Mozart, et Reber qu'elle appréciait beaucoup. Il n'est pas difficile de s'imaginer combien un pareil milieu devait être propice à l'éclosion d'un talent naissant. Le goût du chant, naturel à Gounod, se développa chez lui plus encore: aussi la voix humaine fut-elle toujours l'élément primordial, le palladium sacré de sa cité musicale.
II
S'il était vrai, comme le veut M. Camille Bellaigue, que l'expression fut la principale qualité de la musique, celle de Gounod serait la première du monde. La recherche de l'expression a toujours été son objectif: c'est pourquoi il y a si peu de notes dans sa musique, privée de toute arabesque parasite, de tout ornement destiné à l'amusement de l'oreille; chaque note y chante. Pour la même raison, la musique instrumentale, la musique pure, n'était guère son fait; après la tentative de deux symphonies dont la seconde avait remporté un assez brillant succès, il abandonna cette voie qu'il sentait ne pas être la sienne. A la fin de sa carrière, des tentatives de quatuor ne le satisferont pas davantage.
Un jour, j'étais allé lui rendre visite, au retour d'un de mes hivernages, et l'ayant trouvé, comme à l'ordinaire, écrivant dans son magnifique atelier auquel un orgue inauguré par moi-même, sur sa demande, quelques années auparavant, donnait un si grand caractère, je lui demandai ce qu'il avait produit pendant mon absence.
—J'ai écrit des quatuors, me dit-il; ils sont là.
Et il me montrait un casier placé à portée de sa main.
—Je voudrais bien savoir, lui répliquai-je, comment ils sont faits?
—Je vais te le dire. Ils sont mauvais, et je ne te les montrerai pas.
On ne saurait imaginer de quel air de bonhomie narquoise il prononçait ces paroles. Personne n'a vu ces quatuors: ils ont disparu, comme ceux qu'on avait exécutés l'année précédente et auxquels j'ai fait allusion plus haut.
Ce perpétuel souci de l'expression qui le hantait, il l'avait trouvé dans Mozart, on peut dire même qu'il l'y avait découvert. La musique de Mozart est si intéressante par elle-même qu'on s'était habitué à l'admirer pour sa forme et pour son charme, sans songer à autre chose; Gounod sut y voir l'union intime du mot et de la note, la concordance absolue des moindres détails du style avec les nuances les plus délicates du sentiment. C'était une révélation de lui entendre chanter Don Giovanni, le Nozze, la Flûte enchantée. Or, en ce temps-là on professait ouvertement que la musique de Mozart n'était pas «scénique», bien que toujours le morceau y soit modelé sur la situation. En revanche, on déclarait «scéniques» les œuvres conçues dans le système rossinien, où les morceaux se développent en toute liberté, faisant bon marché de la situation dramatique, même du sens des mots, même de la prosodie; Rossini n'était pas allé si loin. A s'élever contre de pareils abus, on risquait fort de passer pour un être dangereux et subversif; l'auteur de ces lignes en sait quelque chose, ayant été éconduit par Roqueplan, alors directeur de l'Opéra-Comique, pour avoir fait devant lui l'éloge des Noces de Figaro. Par la même raison, avant qu'il eût rien écrit pour le théâtre, Gounod avait déjà des adversaires: on prenait parti pour ou contre Sapho avant même qu'elle fût achevée. Aussi quelle soirée! Le public s'enflammait à l'audition de cette musique dont le charme le captivait malgré lui; dans les entr'notes, il se reprenait. Le finale du premier acte électrisa la salle, fut bissé avec transport; l'enthousiasme calmé, les amateurs disaient d'un air entendu: «Ce n'est pas un finale, il n'y a pas de strette!» Ils oubliaient que le superbe finale du troisième acte de Guillaume Tell n'en a pas non plus; je me trompe, il en avait primitivement une: elle fut supprimée aux répétitions, comme aurait disparu celle du premier acte de Sapho si l'auteur eût inutilement ajouté quelque chose à la période qui en forme la foudroyante conclusion.
La presse fut houleuse. Il n'entre pas dans ses habitudes d'admettre d'emblée ce qui sort des routes battues; néanmoins des critiques de premier ordre, tels que Berlioz, Adolphe Adam, avaient traité l'œuvre selon ses mérites. Peut-être le demi-succès du premier jour serait-il devenu un succès complet, si l'ouvrage avait pu continuer sa carrière; mais Mme Viardot, parvenue au terme de son engagement, ne put jouer plus de quatre fois le rôle de Sapho; une autre, de belle voix et non sans talent, reprit le rôle avec la triste figure que fait le talent à côté du génie; encore deux représentations, et cet ouvrage, qui marque une date dans l'histoire de l'opéra français, fut abandonné.
Longtemps après, on le reprit en deux actes—il en avait primitivement trois:—c'était une mutilation. Plus tard encore, sur la demande de Vaucorbeil, les auteurs l'étirèrent en quatre actes, l'agrémentant d'un ballet, et ce fut pis encore. Comment un homme de théâtre comme Augier avait-il pu consentir à démolir ainsi son œuvre? De peu d'intrigue, ainsi qu'il convenait à un tel sujet, la pièce comportait trois actes, rien de plus, rien de moins, et les ronds de jambe n'y avaient que faire. Au succès obtenu, lors de cette dernière reprise, par les morceaux de l'ancienne Sapho on pouvait juger de la faveur qui l'eût accueillie, si elle était réapparue dans l'éclat de sa fraîcheur première.
Ma grande intimité avec Gounod date des chœurs d'Ulysse. Ainsi qu'Augier, Ponsard était un familier du salon de Mme Viardot où les littérateurs les moins férus de musique étaient attirés par son mari, littérateur distingué lui-même, mis en vue par une traduction de Don Quichotte fort estimée et par des travaux sur la peinture, diversement appréciés, mais très remarqués. Ponsard, ayant songé à tirer de l'Odyssée les éléments d'une tragédie mêlée de chœurs à la manière antique, choisit Gounod pour collaborateur. Le païen nourri de poésie classique, toujours prêt à se réveiller en lui, trouvait ici un nouvel aliment. Quoi de plus séduisant dans toute l'antiquité que cette Odyssée et quel homme paraissait alors mieux placé que Ponsard pour lui donner une forme nouvelle? On trouvera, si l'on veut, dans les Mémoires d'Alexandre Dumas père, une étude très détaillée sur cet Ulysse, où les qualités et les défauts se heurtent de si étrange façon. Le grand écrivain constate que les meilleurs vers y sont justement ceux destinés à la musique; les chœurs des Nymphes, particulièrement, sont à noter, et la savoureuse mélopée qui s'unit à ces vers délicats en rehausse le charme. Cela ne ressemble à rien de ce qui avait été fait auparavant; le jeune maître avait découvert là un petit monde tout nouveau, quelque chose comme une Tempé émaillée de fleurs, où bourdonne l'abeille, où courent les ruisseaux, vierge encore des pas de l'homme.
Gounod jouait du piano fort agréablement, mais la virtuosité lui manquait et il avait quelque peine à exécuter ses partitions. Sur sa demande, j'allais, presque chaque jour, passer avec lui quelques instants, et, sur les pages toutes fraîches, nous interprétions à nous deux, tant bien, que mal—plutôt bien que mal—des fragments de l'œuvre éclose. Plein de son sujet, Gounod m'expliquait ses intentions, me communiquait ses idées, ses désirs. Sa grande préoccupation était de trouver sur la palette orchestrale une belle couleur; et loin de prendre chez les maîtres des procédés tout faits, il cherchait directement, dans l'étude des timbres, dans des combinaisons neuves, les tons nécessaires à ses pinceaux. «La sonorité, me disait-il, est encore inexplorée.» Il disait vrai: depuis ce temps, quelle floraison magique est sortie de l'orchestre moderne! Il rêvait, pour ses chœurs de nymphes, des effets aquatiques, et il avait recours à l'harmonica fait de lamelles de verre, au triangle avec sourdine, celle-ci obtenue en garnissant de peau le battant de l'instrument. Les gens du métier savent qu'au fond, c'est surtout à la musique elle-même, à l'habile emploi de l'harmonie qu'est dû le caractère de la sonorité; aussi est-ce particulièrement une double pédale de tierce et de quinte, changée plus tard en triple pédale par l'adjonction de la tonique, véritable trouvaille de génie, qui prête au premier chœur d'Ulysse tant de charme et de fraîcheur. Il est malheureusement impossible, avec des mots, d'en donner une idée; je demande pardon au lecteur de ces termes techniques, compréhensibles seulement pour les musiciens.
On comptait beaucoup, au Théâtre-Français, sur la pièce nouvelle. Un orchestre complet, choisi, des chœurs excellents, de magnifiques décors, rien ne fut épargné. Le beau rideau, reproduisant le Parnasse de Raphaël, qu'on voit encore à la Comédie, avait été peint à cette occasion. Désirant passionnément pour la musique de mon grand ami le succès qu'elle méritait, je voulais que la tragédie fût un chef-d'œuvre et je n'admettais pas qu'elle pût ne pas réussir. Hélas! la première représentation, à laquelle j'avais convié un étudiant en médecine, fervent amateur de musique, cette première fut lamentable. Un public en majeure partie purement littéraire et peu soucieux d'art musical accueillit froidement les chœurs; la pièce parut ennuyeuse, et certains vers, d'un réalisme brutal, choquèrent l'auditoire: on chuchotait, on riait. Au dernier acte, un hémistiche—Servons nous de la table—provoqua des hurlements; j'eus la douleur de voir mon ami l'étudiant, que j'étais parvenu à contenir jusque-là, rire à gorge déployée. Cette tragédie bizarre, curieuse après tout, aurait mérité peut-être des spectateurs plus patients. L'exécution était des plus brillantes: si Delaunay, l'artiste impeccable, habitué à l'emploi des amoureux, semblait mal à l'aise dans le rôle insipide de Télémaque, en revanche, Geoffroy avait trouvé dans celui d'Ulysse ample matière à déployer ses précieuses qualités. Mme Nathalie était fort belle en Minerve, descendant de son nuage au prologue, et Mme Judith avait toute la grâce pudique, toute la noblesse désirable dans le rôle de Pénélope.
Après les deux insuccès de Sapho et d'Ulysse, l'avenir de Gounod pouvait sembler douteux pour le vulgaire, non pour l'élite qui classe les artistes à leur rang: il était marqué du signe des élus.
Je me souviens qu'un jour, frappé de la nouveauté des idées et des procédés qui distinguent ces deux ouvrages, je lui dis étourdiment (il me passait tout) qu'il ne saurait jamais mieux faire. «Peut-être», me répondit-il, sur un ton étrange, et ses yeux semblaient viser un inconnu lointain et profond. Il y avait déjà Faust dans ces yeux-là....
Qu'il me soit permis de m'arrêter un instant ici pour payer mon tribut de reconnaissance au maître, qui, déjà en pleine possession de son talent, ne dédaignait pas de me faire, tout écolier que j'étais encore, le confident de ses plus intimes pensées artistiques et de verser sa science dans mon ignorance. Il dissertait avec moi comme avec un égal; c'est ainsi que je devins, sinon son élève, du moins son disciple, et que j'achevai de me former à son ombre, ou plutôt à sa clarté.
III
Dans l'entourage du jeune maître, on se montrait inquiet. Il lui fallait prendre sa revanche à l'Opéra, et pour cela trouver un bon livret, chose rare en tout temps. On lui proposa la Nonne Sanglante, que Germain Delavigne (Germain, frère du célèbre Casimir) avait tirée d'un roman anglais, je crois, avec l'aide de Scribe. C'était lui faire un assez triste cadeau: Meyerbeer, Halévy, un instant séduits par ce poème, avaient renoncé à en tirer parti; Berlioz, après en avoir écrit deux actes, l'avait abandonné. C'est que le sujet, séduisant au premier abord, était trompeur, ne comportant pas de dénouement. Deux amoureux, contrariés dans leurs projets par des parents cruels, cherchent à fuir. Justement la nuit se prépare où, chaque année, suivant une légende, la Nonne Sanglante (une jeune fille qui s'est tuée par amour vingt ans auparavant et qui porte sur son suaire une longue traînée de sang caillé) doit apparaître à minuit. Les amoureux ne croient pas à la légende: personne n'a jamais vu la nonne, tous fuyant à son approche; on ne connaît que la lueur de sa lampe sépulcrale, aperçue de loin dans les galeries du palais. La jeune fille se déguisera en spectre, et passera, une lampe à la main; nul n'osera l'approcher, et la fuite sera facile. Le fiancé arrive le premier au rendez-vous; à minuit, la lampe brille travers les arceaux, et c'est la Nonne Sanglante elle-même, prise par le jeune homme pour sa fiancée, qui vient recevoir ses serments d'amour et son anneau de fiançailles. La situation est terrible et causait à la scène une impression de cauchemar. Mais que faire ensuite de tels personnages? La Nonne emmenait le jeune homme dans une sorte d'assemblée de revenants, et lui faisait jurer de l'épouser; puis elle devenait une «femme crampon» et sa persistance à réclamer l'accomplissement du serment arraché dans la nuit fatale, cet appétit du mariage survivant à vingt années de sépulture, tournaient au comique. Selon la coutume du temps, les vers les plus médiocres émaillaient ce «poème», et un lettré comme Gounod, un novateur, un rénovateur plutôt, rêvant, comme dans l'ancien opéra français, comme chez Gluck, l'union intime de la note et de la parole, l'expression musicale d'une belle déclamation, était bien à plaindre, pressant de tels navets sur son cœur. On les a beaucoup reprochés à Scribe, ces mauvais vers, et bien injustement: il croyait devoir faire ainsi. On professait couramment alors que les bons vers nuisaient à la musique, et qu'il fallait au musicien, pour ne pas gêner son inspiration, des paroles quelconques destinées à être tripotées (on dirait aujourd'hui «tripatouillées») en toute liberté. Le public se faisait gloire de ne pas écouter les «paroles», et la graine de ce public n'est pas perdue.
Que pouvait tirer le musicien de cette pièce boiteuse et sans style, sinon une œuvre inégale et incomplète? Son entourage, cependant, s'attendait à un grand succès, et la curiosité générale était par avance fort excitée. Si la Nonne Sanglante ne réussit pas, disait-on, Gounod est perdu. La Nonne Sanglante eut douze représentations, et Gounod ne fut pas perdu pour cela, mais son étoile subit une éclipse. On ne se gênait pas pour déclarer qu'il était «vidé», que rien de bon ne sortirait désormais de sa plume. Sans partager ces opinions pessimistes, j'avais été fâcheusement surpris par certaines défaillances de cet opéra déconcertant qui renfermait pourtant de réelles beautés. N'est-ce pas à cette époque que se rapportent des projets sur un Ivan Le Terrible, qui ne vinrent jamais à maturité! La musique écrite à ce sujet fut utilisée plus tard dans d'autres ouvrages, et c'est ainsi que la marche bien connue de la Reine de Saba était destinée primitivement au cortège d'une Czarine, cortège agrémenté de conspirateurs rugissant dans l'ombre. J'entends encore Gounod chantant: «Meure! meure! meure la Czarine infidèle,—Et jetons sa dépouille au vent!»—Ne vous hâtez pas de vous voiler la face. Gluck en a fait bien d'autres, quand il a éparpillé la musique d'Elena e Paride dans ses ouvrages ultérieurs!
Nous retrouvons le vrai Gounod, quatre années plus tard, en 1858, avec le Médecin malgré lui. Il avait été chargé, quelque temps auparavant, à propos d'une représentation extraordinaire donnée à l'Opéra, d'adapter à l'orchestre moderne la musique écrite par Lully pour le Bourgeois gentilhomme; il est probable que ce travail lui aura suggéré le désir de se mesurer avec Molière. Il trouva de précieux collaborateurs dans M. Jules Barbier et Michel Carré. Ceux-ci, traités de haut par nos modernistes actuels, n'en avaient pas moins opéré une petite révolution, s'étant consacrés, après quelques succès littéraires, aux livrets d'opéra, montrant dans ce genre discrédité un souci de la langue et même un certain lyrisme qu'on n'était pas habitué à y rencontrer. Leur adaptation du Médecin malgré lui est faite avec beaucoup de goût et la musique atteint au chef-d'œuvre. Quelle joie pour moi de retrouver mon cher maître, non seulement en pleine possession de toutes les qualités qui m'avaient séduit naguère, mais grandi encore, ayant ramassé la plume de Mozart pour dessiner un orchestre pittoresque et sobre à la fois, où le style d'allure ancienne se colore de sonorités discrètement modernes, pour la joie de l'oreille et de l'esprit!
On avait choisi pour le jour de la première représentation celui de l'anniversaire de la naissance de Molière (15 janvier): la dernière scène achevée, la toile de fond disparut dans les frises, et Mme Carvalho, vêtue en Muse, chanta sur la belle phrase qui clôt le finale du premier acte de Sapho, transposée d'un demi-ton plus haut, des strophes à Molière dont elle couronna le buste, entourée de toute la troupe du Théâtre-Lyrique. La soirée fut triomphale: on avait applaudi, on avait ri; Gounod avait su faire accepter, à force de mesure et d'esprit, les plaisanteries musicales les plus salées. Le succès, pourtant, fut éphémère, et les différentes reprises de ce délicieux ouvrage n'ont pas été plus heureuses; il n'a jamais «fait d'argent», comme on dit couramment avec tant d'élégance. La raison en est bizarre: c'est le dialogue de Molière qui effarouche le public. Ce même public, cependant, ne s'en effarouche pas à la Comédie-Française, et s'étouffe à des opérettes dont le sujet et le dialogue sont autrement épicés. Monsieur Tout-le-Monde est parfois bien incompréhensible!
Nous allons arriver à Faust; mais avant de jeter un coup d'œil sur cette illustre partition, il convient de remarquer combien on se ferait du génie de Gounod une idée incomplète, si l'on se bornait à l'étude de ses œuvres dramatiques. Les travaux du théâtre n'ont jamais arrêté chez lui le cours des œuvres écrites pour l'Église. Là encore, il fut un hardi novateur, ayant apporté dans la musique religieuse non seulement ses curieuses recherches de sonorités orchestrales, mais aussi ses préoccupations au sujet de la vérité de la déclamation et de la justesse d'expression, appliquées d'une façon inusitée aux paroles latines, le tout joint à un scrupuleux souci de l'effet vocal et à un sentiment tout nouveau rapprochant l'amour divin de l'amour terrestre, sous la sauvegarde de l'ampleur et de la pureté du style. La Messe de Sainte-Cécile fut le triomphe de l'auteur dans le genre religieux, à cette époque printanière de son talent; elle fut très discutée, en raison même du grand effet qu'elle produisit: car l'effet, sous les voûtes de Saint-Eustache, en fut immense. De ce moment date aussi le fameux Prélude de Bach; ces quelques mesures, auxquelles je ne crois pas que l'auteur, quand il les écrivit, prêtât beaucoup d'importance, firent plus pour sa gloire que tout ce qu'il avait écrit jusqu'alors. Il était de mode, pour les femmes, de s'évanouir pendant le second crescendo!
La première fois que j'entendis cette petite pièce, elle ne ressemblait guère à ce qu'elle est devenue sous l'influence pernicieuse du succès. Seghers, avec un son puissant et une simplicité grandiose, tenait le violon, Gounod le piano, et un chœur à six voix, chanté sur des paroles latines, faisait entendre mystérieusement dans la pièce voisine les accords soutenant l'harmonie. Depuis, le chœur disparut, remplacé par un harmonium; les violonistes appliquèrent à la phrase extatique ces procédés trop connus qui changent l'extase en hystérie; puis la phrase instrumentale devint vocale, et il en sortit un Ave Maria, hélas! plus convulsionnaire encore; puis on alla de plus fort en plus fort, on multiplia les exécutants, on leur adjoignit l'orchestre, sans oublier la grosse caisse et les cymbales. La divine grenouille (pourquoi pas? les Chinois ont bien une tortue divine) s'enfla, s'enfla, mais ne creva point, devint plus grosse qu'un bœuf, et le public délira devant ce monstre. Le «monstre» eut toutefois le précieux avantage de rompre à tout jamais la glace entre l'auteur et le gros public, hésitant et défiant jusque-là.
IV
Faust! point culminant de l'œuvre du compositeur. L'ouvrage est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en parler: des souvenirs sur son apparition et sur sa brillante carrière peuvent seuls offrir quelque intérêt.
Le talent de Gounod s'affirmait de plus en plus. On sentait l'approche d'une bataille; le parti italien, très puissant, était préparé à entraver par tous les moyens à son usage cette manifestation décisive d'un grand musicien qui lui portait ombrage. Gœthe, Berlioz (dont le Faust très contesté encore jouissait déjà dans un certain public d'une énorme réputation) se dressaient dans l'ombre comme des sphinx redoutables. Dans le camp des amis comme dans le camp opposé, l'anxiété était à son comble.
Le rôle de Marguerite fut écrit pour Mme Ugalde qui faisait alors partie de la troupe du Théâtre-Lyrique. On a dit qu'elle avait préféré jouer la Fée Carabosse, de Victor Massé. Je crois savoir au contraire qu'après avoir répété Faust, elle dut céder bien à regret le rôle de Marguerite à Mme Carvalho pour qui avait été écrit celui de la Fée Carabosse, rentrant dans l'emploi que cette dernière avait tenu jusqu'alors. Dans ses Mémoires, Gounod n'a rien dit de tout cela, et nous ne saurons jamais pourquoi le rôle fut redemandé à Mme Ugalde, qui avait toujours rêvé la création d'un personnage dramatique. Sa voix avait changé de nature; l'emploi de chanteuse légère ne lui convenait plus et la brillante créatrice de Galathée n'eut aucun succès dans la Fée Carabosse qui sombra misérablement: peut-être, avec Mme Carvalho pour interprète, cette pauvre Fée aurait-elle eu une meilleure fortune. Faust eût-il réussi avec Mme Ugalde? Nul ne pourrait le dire, mais je sais pertinemment que dans la scène de l'église, dans le trio final, elle était des plus remarquables, et qu'elle ne s'est jamais consolée d'avoir perdu cette occasion de se montrer au public de Paris sous un nouvel aspect.
De son côté, Mme Carvalho, en jouant Faust, entrait de plain-pied dans la région des grandes amoureuses, la fauvette renonçait à des succès certains pour courir une périlleuse aventure. On sait comment son talent, qui semblait avoir donné toute sa mesure, s'accrut encore et parvint, dans Faust et Roméo, à sa plénitude.
Le rôle de Faust était destiné au ténor Guardi, un homme superbe, dont la voix exceptionnelle réunissait les ressources du ténor et du baryton, ce qui explique la «tessiture» toute particulière du rôle et l'appui qu'il cherche parfois dans les notes graves:—O mort! quand viendras-tu m'abriter sous ton aile?—Malheureusement cet organe admirable manquait de solidité. A la répétition générale, l'artiste, merveilleux de prestance et d'éclat pendant le premier acte, perdit la voix au milieu de la soirée, et il fallut renoncer à son concours. Certains détails de la pièce n'étaient pas «au point». Dans la Nuit de Walpurgis, tous les choristes hommes, transformés en sorcières, vêtus de souquenilles et chevauchant des balais, se démenaient comme des poulains échappés en soulevant des nuages de poussière, et l'effet de ce ballet n'avait pas été heureux. Il fallut se remettre à l'ouvrage, trouver un ténor; on trouva Barbot, qui possédait, à défaut d'une grande voix, un grand talent. Il faisait fort bien le trille et ne consentit à jouer le rôle qu'à la condition de pouvoir, une fois au moins dans la soirée, perler un trille en toute liberté. Il fallut lui passer cette fantaisie, et un long trille enflé et diminué avec un art consommé, digne de servir de modèle à tous les trilles de l'univers, couronna le bel air: Salut, demeure chaste et pure, où il produisait l'effet d'une jolie boucle de cheveux sur un sorbet.
Enfin, après trois semaines de travail supplémentaire, vint l'inoubliable «première». On sait que le succès fut hésitant; il ne le fut pas toutefois pour la principale interprète, et les séductions de sa voix, de sa diction, de sa personne même vinrent à bout de toutes les résistances. On déblatérait ferme dans les couloirs. «Cela ne se jouera pas quinze fois,» disaient en haussant les épaules deux éditeurs célèbres, ardents champions de l'École italienne. «Il n'y a pas de mélodie là dedans, disaient les sceptiques: ce ne sont que des souvenirs rassemblés par un érudit.» C'était ennuyeux, c'était long, c'était froid. Il fallait couper l'acte du Jardin, qui ralentissait l'action.... Oh! ce jardin de Marguerite, qui nous le rendra? Dans cet ancien Théâtre-Lyrique du boulevard du Temple, si barbarement démoli, la scène, large et profonde, était éminemment favorable aux décorations, et les peintres avaient brossé des chefs-d'œuvre; jamais, depuis, l'ensemble de Faust n'a présenté un aussi grand charme. La musique était entremêlée de dialogues, et s'il n'est pas permis de regretter cette forme première, il n'en est pas moins vrai que dans certaines parties le mélange de la parole et de l'orchestre était fort pittoresque, notamment dans la scène où Méphistophélès insulte les étudiants.
Deux fragments échappèrent à l'indifférence générale: la Kermesse, grâce au «chœur des Vieillards», et le chœur des Soldats. L'acte du Jardin, s'il avait ses détracteurs, ne laissait pas de provoquer aussi des enthousiasmes. «N'eût-on aimé qu'un chien dans sa vie», me disait une charmante femme, «on doit comprendre cette musique-là!»
Dix ans plus tard, l'œuvre définitivement acceptée, acclamée à l'étranger, entrait triomphalement à l'Opéra. Croirait-on qu'elle eut encore à vaincre, à cette occasion, quelques résistances? Beaucoup de personnes craignaient que cette musique ne fût trop intime pour le grand vaisseau de la rue Le-Peletier; d'autres espéraient, s'il faut l'avouer, qu'elle y échouerait, que l'instrumentation de Gounod ne «tiendrait» pas à côté de celle de Meyerbeer. Ce fut le contraire qui arriva: le doux orchestre emplit la salle sans écraser les voix, et celui de Meyerbeer a paru depuis un peu aigre en comparaison.
Le succès de la soirée fut pour le ballet. La place en était marquée, et il eût existé dès le principe si le Théâtre-Lyrique avait possédé un corps de ballet suffisant; il y était remplacé par une chanson à boire de peu d'intérêt, chantée par Faust devant un groupe de jolies femmes à demi couchées sur des lits antiques à la façon des courtisanes de la célèbre toile de Couture: la Décadence romaine. Les mêmes figurantes avaient formé ce tableau pendant dix ans, si bien qu'à la fin le récit de Méphistophélès—Reines de beauté—De l'antiquité—devenait légèrement ironique. A l'Opéra, Perrin, qui s'y entendait, déploya des splendeurs inouïes, et Saint-Léon, violoniste et compositeur, un maître de ballet comme on n'en a pas vu ni avant ni depuis, calqua sur cette musique de volupté la plus ingénieuse féerie qui se puisse imaginer; il est fâcheux que la tradition n'en ait pas été fidèlement conservée. Un incident comique survint à la première représentation. Tandis qu'Hélène, sous les traits de la sculpturale mademoiselle Marquet, mimait les nobles périodes de la musique, des femmes l'entouraient portant sur leurs têtes des vases d'où s'échappait en flots abondants une fumée roussâtre que le vent de la scène rabattait dans la salle, et chacun d'ouvrir avidement ses narines pour aspirer les parfums dont s'enivrait la belle Grecque. Horreur! une affreuse odeur, analogue à celle des feux de Bengale, se répandit rapidement jusqu'aux loges du fond, et les jolies spectatrices, tout effarouchées, durent chercher dans leurs mouchoirs de dentelle un rempart protecteur contre cette désagréable invasion.
Ce ballet, chef-d'œuvre du genre, Gounod faillit ne pas l'écrire. Quelque mois avant l'apparition de Faust à l'Opéra, il m'avait envoyé en ambassadeur notre jeune ami le peintre Emmanuel Jadin, chargé par lui d'une mission délicate. Au moment de commencer, Gounod avait été pris de scrupules: il était alors plongé dans les idées religieuses qui ne lui permettaient pas de se livrer à un travail aussi essentiellement profane; il me priait de m'en charger à sa place et d'aller causer avec lui de ce projet. On jugera facilement de mon embarras. Je me rendis à Saint-Cloud, j'y trouvai le maître occupé à faire dévotement une partie de cartes avec un abbé. Je me mis entièrement à sa disposition, lui objectant toutefois que la musique d'un autre, introduite au travers de la sienne, ne saurait produire un bon effet, et que si j'acceptais la tâche qui m'était offerte, c'était à la condition expresse qu'il demeurât toujours libre de reprendre sa parole et de substituer sa musique à la mienne. Je n'écrivis pas une note et n'entendis plus parler de rien.
On a beaucoup disserté sur la façon dont les auteurs de Faust avaient compris le rôle de Marguerite. Ce sujet de Faust, marqué par Gœthe d'une si forte empreinte, ne lui appartient pas tout à fait; d'autres l'avaient traité avant lui et chacun peut le reprendre à sa façon: dernièrement encore, dans Futura, Auguste Vacquerie lui donnait une forme nouvelle. Le Faust de Gœthe, depuis longtemps connu en France, avait été popularisé par les tableaux d'Ary Scheffer, et si l'on avait présenté au public la vraie Marguerite du poète, il ne l'eût pas reconnue. C'est que la Gretchen du fameux poème n'est pas une vierge de missel ou de vitrail, l'idéal rêvé, enfin rencontré; Gretchen, c'est Margot, et du lin qu'elle file pourraient être tissés les «torchons radieux» de Victor Hugo. Faust a passé sa vie dans les grimoires et les cornues, sans connaître l'amour; il retrouve sa jeunesse d'écolier, et la première fille venue lui semble une divinité. Elle lui parle de la maison, du ménage, des choses les plus terre à terre, et l'enchante. C'est un trait de nature: l'homme sérieux, l'esprit supérieur s'éprend volontiers d'une maritorne. Ce caractère du rôle de Gretchen me frappa vivement la première fois que je vis, en Allemagne, représenter les fragments arrangés pour la scène du Faust de Gœthe, et je m'étonnais que personne n'eût fait une étude sur ce sujet. Cette étude a été faite, depuis, par Paul de Saint-Victor. Amours ancillaires, séduction, abandon, infanticide, condamnation à mort et folie, telle est la trame très prosaïque sur laquelle Gœthe a brodé ses éclatantes fleurs poétiques. Sans y rien changer, les auteurs français ont fait une transposition du personnage; c'était leur droit, et le succès, en Allemagne même, leur a donné raison.
L'apparition de Méphistophélès dans la scène de l'église a donné prise à la critique. Dans le poème de Gœthe, ce n'est pas Méphistophélès, mais un «méchant esprit»—böser Geist—qui tourmente l'infortunée Gretchen. La scène (assez bizarre, en somme, car ce n'est pas d'ordinaire un méchant esprit qui inspire les remords) est poétiquement belle et très musicale. Fallait-il, pour ne pas s'en priver, introduire un nouveau personnage, un petit rôle pour lequel on eût difficilement trouvé un interprète de premier ordre? Chose à peine croyable, la censure d'alors était ai chatouilleuse qu'elle faillit interdire cette scène; et pour qui connaît les principes de Gounod en matière d'accent et de prosodie, tant en latin qu'en français, il n'est pas douteux que le chœur Quand du Seigneur le jour luira ait été primitivement écrit sur la Prose Dies irœ, dies illa, dont ladite censure n'aurait jamais permis l'audition dans un théâtre. Aujourd'hui encore, elle y tolère à peine les signes de croix, alors qu'on ne craint pas d'en tirer des effets comiques dans la très catholique Espagne.
V
Ceci étant une vue d'ensemble et non une analyse détaillée des œuvres de Gounod, nous glisserons, si vous le permettez, sur Roméo et Juliette, nous bornant à constater que le triomphe de la première heure, qui avait manqué à Faust, ne fit pas défaut à Roméo; ce fut dès l'abord un entraînement, un délire. Si Faust est plus complet, il faut convenir que nulle part le charme particulier à l'auteur n'est aussi pénétrant quo dans Roméo. L'époque de son apparition marque l'apogée de l'influence de Gounod; toutes les femmes chantaient ses mélodies, tous les jeunes compositeurs imitaient son style.
Quelque temps avant, il avait passé à côté du grand succès avec Mireille, ouvrage mal accueilli d'abord, qui s'est relevé depuis, mais défiguré par des modifications, des mutilations de toute sorte. Je n'ai jamais pu y songer sans tristesse, ayant connu dans son intégrité la partition primitive dont l'auteur m'avait fait entendre successivement tous les morceaux, et qu'il fit connaître en entier, dès qu'elle fut achevée, à quelques intimes, avec le précieux concours de Mme la vicomtesse de Grandval; Georges Bizet et moi, sur un piano et un harmonium, remplacions l'orchestre absent. L'effet de cette audition fut profond et le succès ne fit doute pour personne; mais le ver était dans le fruit superbe. Mme Carvalho, pour qui le rôle de Mireille fut écrit, était parvenue à élargir sa voix en quittant Fanchonnette pour Marguerite, mais elle ne pouvait en changer la nature au point de devenir une «Valentine». La première fois que Gounod, qui aimait à me donner la primeur de ses œuvres, me chanta la scène de la Crau, je fus effrayé des moyens vocaux qu'elle nécessitait. «Jamais, lui dis-je, Mme Carvalho ne chantera cela.—Il faudra bien qu'elle le chante!» me répondit-il en ouvrant démesurément des yeux terribles. Comme je l'avais prévu, la cantatrice recula devant la tâche qui lui était imposée. L'auteur s'obstinant, elle rendit le rôle, on échangea du papier timbré; un exploit accusait l'auteur d'exiger de son interprète des «vociférations». Puis la tempête s'apaisa: l'auteur diminua de moitié la grande scène, écrivit le délicieux rende Heureux petit berger! Le rôle s'amoindrissait. D'un autre côté, le ténor se montrait insuffisant, et son rôle, de répétition en répétition, se racornissait comme la «Peau de Chagrin» de Balzac. L'œuvre arriva devant le public, affaiblie, dénaturée; et quand survint la scène de la Crau, redoutable encore, quoique mutilée, la cantatrice, prise de peur, y échoua complètement. Avant cela, la belle scène des Revenants avait déjà manqué son effet. Le Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet n'était pas assez vaste pour se prêter à de telles illusions: en glissant sur l'eau du fleuve, les trépassés faisaient entendre des bruits fâcheux, des couics ridicules. L'issue de la soirée ne fut pas douteuse: c'était un désastre. L'œuvre méconnue n'a jamais depuis retrouvé son aplomb; on a coupé de-ci de-là, on a changé le dénouement, tantôt supprimé, tantôt, rétabli la scène fantastique, fondu le petit rôle de Vincenette dans celui de Taven la sorcière; jamais je n'ai retrouvé cette impression d'une œuvre achevée, complète, qui m'avait tant séduit chez l'auteur.
Habent sua fata... les pièces de théâtre comme les livres!
Au nombre des œuvres marquées d'un signe fatal par le Destin, il faut ranger ce Polyeucte dont Gounod voulait faire l'œuvre capitale de sa vie et qui ne lui a causé que des déceptions. Il avait trouvé dans Mme Gabrielle Krauss une admirable Pauline, mais il ne rencontra jamais le Polyeucte qu'il avait rêvé; Faure seul était capable de réaliser un tel idéal, et Faure, baryton, ne pouvait chanter un rôle de ténor. On sait qu'Ambroise Thomas eut le courage de refondre sa partition d'Hamlet pour adapter le rôle principal aux moyens de l'incomparable artiste. Gounod, à qui la même transformation fut proposée, ne put s'y résigner.
La première fois qu'il me fit entendre un fragment de Polyeucte, ce fut le chœur des païens, chanté dans la coulisse, et la barcarolle qui le suit. «Mais, lui dis-je, si vous entourez le paganisme de telles séductions, quelle figure fera près de lui le christianisme?—Je ne puis pourtant pas lui ôter ses armes,» me répondit-il avec un regard dans lequel il y avait des visions de nymphes et de déesses. Ce que je craignais arriva; les païens, sous les traits de M. Lassalle, de M. Warot, de Mlle Mauri, l'emportèrent sur les chrétiens qui parurent ennuyeux. Faut-il rappeler que le chef-d'œuvre de Corneille ne put réussir que lorsque Rachel et Beauvallot le jouèrent au Théâtre-Français? Du vivant de l'auteur, la tragédie avait paru glaciale.
On sait que le sujet de Polyeucte avait séduit Donizetti; et bien qu'il se soit élevé dans cette partition au-dessus de son style ordinaire, bien que l'ouvrage, représenté d'abord en italien (Poliuto), puis en français (les Martyrs), ait eu plus tard au Théâtre-Italien des soirées heureuses avec Tamberlick et Mme Penco, il est aujourd'hui complètement oublié. C'est pourtant un beau sujet que Polyeucte; mais l'optique de la scène est si étrange! Au théâtre, où la science et l'étude paraissent comiques, où les crimes les plus affreux ne sont pas sans attrait, l'amour divin est peu intéressant.
VI
«Les Théâtres sont les mauvais lieux de la Musique, et la chaste Muse qu'on y traîne n'y peut entrer qu'en frémissant.» Il y a du vrai dans cette boutade, que Berlioz n'aurait peut-être pas écrite si la Scène lui eût été moins hostile: elle et lui n'ont jamais pu s'entendre, et cependant le mal qu'il en pensait ne l'a jamais empêché de la désirer. On connaît ses efforts infructueux pour faire arriver les Troyens à l'Opéra, tellement à court de nouveautés en ce temps-là qu'il en fut réduit à une adaptation du Roméo de Bellini, renforcé par Dietsch de cuivres et de coups de grosse caisse, sur la demande expresse de la direction. Ce fait d'avoir préféré aux Troyens une chose quelconque sera la honte éternelle de l'Académie impériale de Musique, dont le Prophète, Faust, l'Africaine ont été les gloires. L'horreur inspirée par Berlioz au monde des théâtres est bizarre et difficile à expliquer..... Quant à la chaste Muse, elle devrait se dire que l'absolu n'est pas de ce monde, et que ce n'est pas au théâtre qu'il faut l'aller chercher. On en approche à Bayreuth; mais Bayreuth n'est pas un théâtre: Bayreuth est un temple.
Un temple! c'est bien le lieu où la chaste Muse, quand elle n'y est pas méconnue, peut entrer sans frémir: là, pas d'applaudissements, pas de recettes à assurer, pas de vanités mondaines à satisfaire, le beau cherche en lui-même et pour lui-même, sous les grandes voûtes mystérieuses et sonores, inspiratrices du respect, disposant d'avance à l'admiration à l'ampleur du style dérivant naturellement des conditions de l'exécution, la noblesse et l'élévation du sentiment posées en principe,—quoi de plus favorable à l'artiste dont la nature se prête à un tel milieu!... Berlioz réunissait toutes les qualités voulues; il l'a montré dans son Requiem et son Te Deum; mais la nature de son talent devait l'éloigner d'un genre ou l'élément vocal tient nécessairement, la première place, et, d'autre part, il se sentait peu attiré vers l'église, n'ayant pas la foi. Gounod, qui portait au doigt le monogramme du Christ, l'avait au plus haut degré, si l'on peut appeler de ce nom cette religion spéciale aux artistes chrétiens qui, au fond, n'ont jamais d'autre religion que l'Art: Raphaël, Ingres, furent de cette espèce qui garde le culte des belles formes et des nudités païennes, et s'accommoderait mal de la seule beauté morale jointe à la laideur physique. Pour eux la Grâce, la Charité, c'est toujours la Kharite qui marchait autrefois sur les pas de la déesse de Cythère et n'a fait que changer d'emploi. Ne cherchez donc pas l'ascète chez Gounod, le catholique romain, le fidèle de Saint-Pierre et des basiliques de la Ville Éternelle. Nos modernes esthètes, épris de préraphaélisme flamand, ne sauraient se plaire en sa compagnie; elle n'est pas faite pour eux, nourris qu'ils sont de protestantisme par Sébastien Bach et incapables de savourer le goût tout spécial du catholicisme, en dépit de leur culte artificiel pour Palestrina, sorte de paléontologie musicale. On serait malvenu à leur dire que le style de Sébastien Bach, en pleine floraison dans ses cantates allemandes, dans les Passions, ne saurait s'harmoniser avec les textes latins, et que sa fameuse Messe en Si mineur, en dépit de ses splendeurs musicales et des efforts de l'auteur pour modifier sa manière, n'est pas une messe: ils ne pourraient le comprendre et crieraient au sacrilège. Aussi n'essaierai-je pas de les convaincre; ce serait imiter les jongleurs japonais, lorsqu'ils donnent au public européen, dans leur langue maternelle, le programme de leurs exercices...
Gounod n'a pas cessé toute sa vie d'écrire pour l'église, d'accumuler les messes et les motets; mais c'est au commencement de sa carrière, dans la Messe de Sainte-Cécile et à la fin, dans les oratorios Rédemption et Mors et Vita, qu'il s'est élevé le plus haut.
L'apparition de la Messe de Sainte-Cécile, à l'église Saint-Eustache, causa une sorte de stupeur. Cette simplicité, cette grandeur, cette lumière sereine qui se levait sur le monde musical comme une aurore, gênaient bien des gens; on sentait l'approche d'un génie et, comme chacun sait, cette approche est généralement mal accueillie. Intellectuellement—chose étrange—l'homme est nocturne, ou tout au moins crépusculaire; la lumière lui fait peur, il faut l'y accoutumer graduellement.
Or, c'était par torrents que les rayons lumineux jaillissaient de cette Messe de Sainte-Cécile. On fut d'abord ébloui, puis charmé, puis conquis. Une nouveauté hardie, l'introduction du texte Domine, non sum dignus dans l'Agnus Dei, révélait l'artiste religieux, qui, ne se bornant pas à suivre les modèles connus, puisait dans ses études ecclésiastiques l'autorité nécessaire à des modifications liturgiques qu'un simple laïque n'eût osé se permettre.
Musicalement, Gounod montrait dans cette œuvre une qualité autrefois banale, devenue rare par suite de nos habitudes modernes exclusivement dramatiques ou instrumentales: l'art de traiter les voix, de faire de l'intérêt vocal la base même de l'œuvre, quelle que soit du reste la part faite a l'instrumentation et à ses merveilleuses conquêtes. Volontairement ou inconsciemment, Gounod a rendu par là un service immense à son art, détourné de sa voie par les puissants génies qui, trouvant dans l'orchestre une forêt vierge à défricher, ont oublié que la voix humaine était non seulement le plus beau des instruments, mais l'instrument primordial et éternel, l'Alpha et l'Oméga, le timbre vivant, celui qui subsiste quand les autres passent, se transforment et meurent.
La musique vocale est vérité, la musique instrumentale est mensonge; quel admirable mensonge! Si c'est une faute de l'avoir créée, c'est une de ces fautes dont on peut dire ce que l'Église dit du péché d'Adam: O felix culpa! Heureuse faute, grâce à laquelle Beethoven nous a donné ses neuf Symphonies, dont la dernière semble faire amende honorable en appelant à son aide, à bout de forces et désespérant d'atteindre au ciel, le concours de la voix humaine!
Il n'entre pas dans le cadre de cette étude d'analyser les nombreuses compositions religieuses que Gounod a semées le long de sa féconde et glorieuse carrière, entre la Messe de Sainte-Cécile et les grands oratorios, Rédemption, Mors et Vita, qui, par leur importance exceptionnelle, s'imposent tout particulièrement à notre attention. Nous nous occuperons exclusivement de ces deux dernières œuvres.
On ne peut contester à la doctrine chrétienne cette qualité, qu'elle est une Doctrine, c'est-à-dire un ensemble construit avec un art profond, dont toutes les parties se soutiennent solidement et dont la structure savante commande l'admiration de quiconque a pris la peine de l'étudier.
C'est cette doctrine que Gounod a réussi à résumer dans Rédemption, ou du moins la part la plus essentielle de cette doctrine, celle qui sert de titre à son œuvre.
Un prologue et trois parties suffisent à cette tâche.
Le prologue, très court, dît sommairement la création du monde, la création de l'homme et sa chute, pour arriver à la promesse de la Rédemption qui est le sujet de l'ouvrage. Puis viennent les trois grandes divisions: le Calvaire, la Résurrection, la Pentecôte.
Le Calvaire se divise en six chapitres: la marche au Calvaire, le Crucifiement, Marie au pied de la croix, les deux Larrons, la Mort de Jésus, le Centurion.
La Résurrection comprend successivement un chœur mystique:
| Mon Rédempteur! Je sais que Vous êtes la Vie! |
| Je sais que de mes os la poussière endormie, |
| Au fond du mon sépulcre entendra Votre voix; |
| Que dans ma propre chair, je verrai Votre gloire, |
| Quand la mort, absorbée un jour dans sa victoire, |
| Fuira devant le Roi des Rois. |
les Saintes Femmes au Sépulcre, l'apparition de Jésus aux Saintes Femmes, le Sanhédrin, les Saintes Femmes devant les Apôtres, l'Ascension.
La Pentecôte débute par une peinture du dernier âge de l'humanité, nouvel âge d'or qui, dans la croyance chrétienne, doit précéder la Fin du monde et l'Éternité bienheureuse; puis vient le Cénacle et le miracle de la Pentecôte, et, enfin l'Hymne apostolique, magnifique conclusion renfermant sept périodes et résumant la foi catholique.
Voilà certes un vaste programme digne d'un poète et d'un musicien. Poète, Gounod n'a pas la prétention de l'être; et cependant son texte est irréprochable, s'appuyant toujours sur l'Écriture, admirablement écrit pour la musique, cela va sans dire; d'une naïveté voulue, mais non cherchée, et qui n'exclut ni la correction ni l'éclat.
Quant à l'exécution de la partie musicale, on ne peut en exprimer, avec des mots, une idée claire; mais on peut expliquer en quoi les procédés de Gounod diffèrent de ceux des grands maîtres du passé; car la différence est profonde. Dans l'oratorio tel que nous l'a laissé l'ancienne tradition, des récitatifs plus ou moins dénués d'intérêt racontent le sujet de la «pièce»; de temps en temps, le récit s'interrompt et un air ou un chœur fait une sorte de commentaire sur ce qui précède. Rien de pareil ici. Bien que l'auteur ait donné libre cours à son riche tempérament mélodique, les récits sont dans certains cas la partie la plus attachante de l'œuvre. Ceux qui ont eu la bonne fortune d'entendre M. Faure interpréter Rédemption n'ont pas oublié l'intensité d'expression de plusieurs récitatifs, parfois renfermés dans quelques notes; la mélodie la plus pénétrante n'émeut pas plus profondément.
Le morceau le plus étonnant de Rédemption est peut-être la marche au Calvaire; c'est un morceau sans précédent, dont la haute originalité n'a pas été, a ce qu'il semble, appréciée à sa valeur. On s'est buté contre la vulgarité calculée de la marche instrumentale, sans voir que le musicien avait reproduit dans cette large peinture un effet fréquent dans les tableaux des primitifs, où soldats et bourreaux exagèrent leur laideur et leur brutalité en contraste avec la beauté mystique des saints et des saintes nimbés d'or et vêtus de pierres précieuses. A cette marche vulgaire—d'une vulgarité toute relative d'ailleurs—succède l'hymne Vexilla Regis prodeunt. «L'étendard du Roi des Rois—Au loin flotte et s'avance», dont la mélodie liturgique est enguirlandée d'harmonies exquises et de figures contrepointées de l'art le plus savant et le plus délicat. La marche reprend, et pendant qu'elle se déroule, se développe comme un long serpent, le drame parallèlement se déroule et se développe, et le récitant, les Saintes Femmes affligées, le Christ lui-même qui les exhorte et les console, font entendre successivement leurs voix touchantes; puis la marche, arrivée au terme de son évolution, éclate dans toute sa puissance, simultanément avec l'hymne liturgique, entonné par le chœur entier à l'unisson; et tout cela se combine sans effort apparent, sans que l'allure du morceau s'arrête un seul instant, avec une fusion complète de ces caractères disparates dans une majestueuse unité, avec une simplicité de moyens qui est un miracle de plus dans ce morceau miraculeux!
La simplicité des moyens employés et la grandeur des résultats obtenus, c'est d'ailleurs, avec le charme spécial et pénétrant dont il a le secret, la caractéristique de la manière de Gounod. C'est ce qui lui permet d'obtenir des effets saisissants, parfois, avec un seul accord dissonant, comme dans le chœur: O ma vigne, pourquoi me devenir amère?
Ceci n'est pas pour blâmer les génies qui prennent l'art à pleine mains, emploient à profusion toutes ses ressources. Je ne suis pas de ceux qui, admirant Ingres, croient devoir mépriser Delacroix et réciproquement. Prendre les grands artistes tels qu'ils sont, les étudier dans leur tempérament et dans leur nature, me paraît être en critique le seul moyen équitable. Ceci posé, il me sera permis de dire que ma préférence est pour la sobriété des moyens, quand elle n'entraîne pas la pauvreté des résultats; car, en art, le résultat est tout. «Les lois de la morale régissent l'art,» a dit Schumann. Cela est fort joli; mais ce n'est pas vrai. En morale, l'intention peut justifier bien des choses; en art, les meilleures intentions ne sont bonnes qu'a paver l'enfer: l'œuvre est réussie, ou elle est manquée; le reste est de nulle importance.
Nous parlions tout à l'heure des primitifs; c'est encore à eux qu'il faudrait se reporter pour trouver une impression de naïveté et de fraîcheur analogue à celle que fait éprouver l'épisode des Saintes Femmes au Tombeau, couronné par le merveilleux solo de soprano avec chœurs: Tes bontés paternelles. Il y a là comme un ressouvenir de Mendelssohn, à qui, pour être juste, il convient de reporter la première tentative de transformation de l'oratorio dans le sens moderne. Ce qui appartient en propre à Gounod, c'est le profond sentiment catholique, l'union de la tendresse humaine avec le sentiment sacré. Le mysticisme protestant, si séduisant chez Mendelssohn, si intense chez Sébastien Bach, est tout autre chose.
Nous avons dit de quelle beauté resplendit le dernier morceau, qui en sept périodes synthétise la foi chrétienne. Ce que nous ne saurions dire, c'est le rayonnement, la majesté musicale de cette conclusion, la solidité de cette architecture dont la clef de voûte est un chœur se rattachant au type bien connu des Proses que l'on chante aux grandes fêtes du catholicisme. C'est la joie de l'Église triomphante, c'est l'épanouissement du peuple fidèle dans sa foi. Interrompu par des intermèdes d'une pénétrante douceur, le chœur formidable revient toujours avec plus de force, et quand on se croit à bout de lumière, une succession fulgurante d'accords, dont la basse descend quatorze fois d'une tierce pendant que le sommet monte sans cesse, met le comble à l'éblouissement.
C'est la fin de l'œuvre.
L'oratorio Mors et Vita, suite et complément de Rédemption, est d'une conception beaucoup plus simple, et la partie musicale en fait tout l'intérêt. Le texte latin est entièrement emprunté à l'Écriture et à la liturgie.
1re partie: la Mort; 2º partie: le Jugement; 3º partie: la Vie, dont le texte est emprunté à la vision de saint Jean, la Jérusalem céleste de l'Apocalypse.
Un prologue, plus court encore que celui de la Rédemption, résume en quelques mots la Mort et la Vie. «Il est terrible de tomber entre les mains du Dieu vivant», dit le chœur. La voix du Christ répond: «Je suis la résurrection et la vie.» Le chœur redit ces paroles et c'est tout. Le drame commence.
Ce prologue fait pressentir la Jugement qui remplira la seconde partie. Il n'y a que quelques notes, et cela est terrible; on en pourrait dire ce que Hugo a dit de Baudelaire, qu'il avait créé un frisson nouveau. L'auteur a-t-il, comme Dante, vu l'enfer, pour nous en rapporter ce frisson sinistre? Après Mozart et tous les génies qui lui ont succédé jusqu'à nos jours, après l'effrayant Tuba mirum de Berlioz, il a trouvé moyen de nous faire dresser les cheveux sur la tête. C'est incroyable, mais cela est. Ici encore, je ne puis m'empêcher d'admirer l'étonnante disproportion apparente entre la grandeur de l'effet et la simplicité de moyens qui échappent à l'analyse.
Lu première partie, Mors, n'est autre chose qu'un immense Requiem, qui dure deux heures complètes. L'intérêt n'y languit pas un instant. L'auteur a donné amplement carrière à ce sentiment vocal dont nous parlions plus haut et dont il avait la spécialité. Non qu'il ait renoncé à son orchestration si habile et si fondue; il a trouvé dans le mélange de l'orgue et de l'orchestre des effets nouveaux et singulièrement heureux; mais les airs, les ensembles, les chœurs tiennent toujours la première place dans l'attention de l'auditeur; il y a même un double chœur, dans le style de Palestrina, sans aucun accompagnement, qui repose et rafraîchit l'oreille. Même impression de repos et de fraîcheur dans la délicieuse pastorale Inter oves locum præsta, si séduisante dans la voix du ténor.
Toutes les ressources vocales sont employées dans ce Requiem, y compris le style fugué dont l'abus paraîtrait fatigant à notre époque, mais dont l'usage bien compris communique à une œuvre de cette nature une autorité que rien ne saurait remplacer.
L'Agnus Dei est particulièrement saisissant. Après une succession d'harmonies douloureuses et tourmentées, surgit tout a coup dans les hauteurs du soprano une phrase merveilleuse, sur les mots: Dona eis requiem, phrase que nous retrouverons plus tard. Puis le morceau s'éteint lentement dans un long decrescendo aux sonorités mystérieuses, dont l'effet de calme pénétrant dépasse tout ce qu'on peut imaginer. C'est la volupté dans la mort, l'entrée ineffable dans le repos éternel.....
Et alors commence, s'élargît, s'élève un prodigieux épilogue.
| L'âme lève du doigt le couvercle de pierre |
| Et s'envole... |
La Lumière a brillé, un bonheur inconnu inonde l'âme délivrée des liens terrestres; toutes les forces de l'orchestre et de l'orgue se réunissent pour porter l'émotion à son comble.
Le Jugement forme la seconde partie. J'ai dit quelles terreurs sortaient de cette musique. Après le sommeil des Morts, après les trompettes de la Résurrection voici que le Juge apparaît; et ce n'est plus la terreur, c'est l'amour qu'il apporte avec lui. Développée, agrandie, c'est la belle phrase de l'Agnus Dei que chantent tous les instruments à cordes de l'orchestre auxquels viennent, se mêler les chœurs, la foule des élus rassurés par l'arrivée du Sauveur.
Après tant d'émotions, on pouvait craindre que la Jérusalem céleste no parût un peu fade, avec son azur et ses colonnes d'or et de diamants. Il n'en est rien. Dès les premiers accords, un charme si puissant se dégage, que l'on croit sentir, après l'hiver, les effluves divins du printemps. Il y a surtout un coquin de Sanctus—qu'on me pardonne cette expression,—avec des solos de violon, qui vous fait courir des flammes dans les veines. Et pourtant c'est toujours de la musique sacrée, sans aucune concession aux frivolités du siècle. Comment donc l'auteur a-t-il pu obtenir de pareils effets? C'est son secret; bien malin qui pourrait le lui prendre.
Le dernier chœur: Ego sum Alpha et Omega, atteint aux dernières limites de la simplicité grandiose; la belle phrase de l'Agnus y reparaît, et une fugue peu développée, mais impeccablement écrite et d'une grande puissance, termine le tout.
Le plan des deux oratorios est admirable, musique à part; un théologien pouvait seul accomplir une telle œuvre. Quant a leur valeur au point de vue de l'orthodoxie, je ne saurais on juger, n'étant point docteur en cette matière. Loin de moi la pensée de la mettre en doute, mais involontairement, je me reporte aux réflexions émises plus haut sur la religiosité des artistes en songeant à l'histoire peu connue de l'opéra Françoise de Rimini, destiné a Gounod dans le principe, et à la raison toute théologique pour laquelle il renonça à terminer cette partition dont il avait composé plusieurs morceaux. Il avait conçu le projet d'un épilogue: la scène, divisée en trois compartiments dans le sens de la hauteur, aurait représenté simultanément l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, et l'on aurait vu les deux amants passer de l'Enfer au Purgatoire et de la monter au ciel; il avait écrit lui-même, en vers excellents, le texte de ce prologue. Jules Barbier et Michel Carré, quoique fort peu théologiens, ne purent jamais se résoudre à une telle audace; et après de nombreuses luttes, Gounod leur rendit la pièce, qui échut à Ambroise Thomas, Bien qu'une telle aventure soit peu faite pour donner confiance dans l'autorité théologique du maître, je crois qu'un Père de l'Église n'aurait désavoué ni le texte poétique français de Rédemption, tout entier de sa main, ni la savante ordonnance des textes latins qui forment la trame de Mors et Vita.
Ce fut une grande hardiesse d'écrire une œuvre latine et catholique pour la protestante Angleterre. L'accueil, réservé d'abord, chaleureux ensuite, fait à cette œuvre sévère (si différente des oratorios de Haendel et de Mendelssohn, ne demandant rien à une concession quelconque, soit à des habitudes prises, soit à des convenances religieuses assurément respectables), est également un honneur pour l'œuvre qui s'est imposée par sa puissance, et pour le public qui s'est laissé convaincre. J'ai vu, par un de ces temps horribles, noirs et pluvieux, dont Londres a la spécialité, l'énorme salle d'Albert Hall remplie jusqu'aux galeries supérieures d'une foule de huit mille personnes, silencieuse et attentive, écoutant dévotement, en suivant des yeux le texte, une exécution colossale de Mors et Vita à laquelle prenaient part un millier d'exécutants, l'orgue gigantesque de la salle, les meilleurs solistes de l'Angleterre. A Paris, on se demande encore ce qu'il faut en penser: on en est à chercher pourquoi le Judex se déroule sur un chant d'amour. L'œuvre peut attendre: quand, de par la marche fatale du temps, dans un lointain avenir, les opéras de Gounod seront entrés pour toujours dans le sanctuaire poudreux des bibliothèques, connus des seuls érudits, la Messe de Sainte-Cécile, Rédemption, Mors et Vita resteront sur la brèche pour apprendre aux générations futures quel grand musicien illustrait la France au XIXe siècle.
VII
«Quel homme élégant que Berlioz!» me disait un jour Gounod. Le mot est profond. L'élégance de Berlioz n'apparaît pas de prime abord dans son écriture gauche et maladroite; elle est cachée dans la trame, on pourrait dire dans la chair même de son œuvre; elle existe, à l'état latent, dans sa nature prodigieuse qui ne saurait nuire à aucune autre par comparaison, nulle autre ne pouvant lui être comparée. Chez Gounod, ce serait plutôt le contraire; son écriture, d'une élégance impeccable, couvre parfois un certain fonds de vulgarité; il est peuple par moments, et, pour cela même, s'adressant facilement au peuple, est devenu populaire bien avant Berlioz, dont la Damnation de Faust n'est arrivée à la popularité qu'après la mort de son auteur. Cette vulgarité—si vulgarité il y a—pourrait se comparer à celle d'Ingres (qu'il admirait profondément); c'est comme un fond de sang plébéien, mettant des muscles en contrepoids à l'élément nerveux dont la prédominance pourrait devenir un danger; c'est l'antidote de la mièvrerie, c'est Antée retrempant ses forces en touchant le sol; cela n'a rien a voir avec la trivialité dont ses prédécesseurs les plus illustres dans l'opéra et l'opéra-comique français n'ont pas toujours su se garder. Il visait haut, mais le souci constant de l'expression devait fatalement, comme tout ce qui tient au réalisme, le ramener de temps en temps sur la terre. Ce réalisme lui-même ouvrait une voie féconde et absolument nouvelle en musique. Pour la première fois, à la peinture de l'union des cœurs et des âmes s'est ajoutée celle de la communion des épidermes, du parfum des cheveux dénoués, de l'enivrement des haleines sous les effluves du printemps. J'ai vu des natures chastes et hautement compréhensives s'effaroucher de ces innovations, accuser Gounod d'avoir rabaissé, matérialisé l'amour au théâtre. Que d'autres seraient heureux de mériter un tel reproche!
Bien d'autres nouveautés lui sont dues. Tout d'abord, il restaura des procédés abandonnés depuis longtemps sans aucun profit, et ce fut une stupeur, parmi les élèves du Conservatoire, de voir remettre en honneur des moyens surannés et discrédités, comme les «marches d'harmonie», dont le prélude de la scène religieuse de Faust offre un si remarquable exemple. Désireux de laisser à la voix tout son éclat, toute son importance, il supprima les bruits inutiles, dont personne alors ne croyait pouvoir se passer.—Un jour, avec l'imprudence de la jeunesse, je demandais à un savant professeur la raison de cet abus de trombones, de grosses caisses et de cymbales qui sévissait dans les œuvres les plus légères:
—C'est pourtant facile à comprendre, me répondit-il: vous avez des ressources dans l'orchestre; il faut bien les employer...
Gounod, qui avait pratiqué la peinture, savait qu'il n'est pas obligatoire de mettre toute sa palette sur la toile, et il ramena dans l'orchestre du théâtre la sobriété, mère des justes colorations et des nuances délicates. Il supprima les redites insupportables, les longueurs fatigantes qui déparent tant de beaux ouvrages, s'attirant par là ces critiques, incompréhensibles aujourd'hui, dans lesquelles on l'accusait d'écourter ses phrases et ses morceaux; on attendait toujours la «reprise du motif», et cette attente trompée donnait l'illusion que le motif n'est qu'ébauché, les redites ne l'ayant pas enfoncé comme un clou dans la mémoire. Aux formes convenues sur lesquelles vivait depuis longtemps le récitatif, il en substitua d'autres, serrant de plus près la Nature, qui sont entrées dans la pratique courante. Enfin, il cherchait a diminuer autant que possible le nombre des modulations, jugeant qu'un moyen d'expression aussi puissant ne doit pas être gaspillé, croyant de plus a une action spéciale des tonalités persistantes.
—Quand, depuis un quart d'heure, disait-il, l'orchestre joue en ut, les murs de la salle sont en ut, les chaises sont en ut, la sonorité est doublée.
Il aurait voulu «se bâtir une cellule dans l'accord parfait». Sobre de modulations par principe, il n'en possédait pas moins l'art au plus haut degré, cet art précieux entre tous qui est la pierre de touche du grand musicien. Il avait des tonalités, de leurs rapports entre elles, des relations, attractions et répulsions harmoniques, le sens le plus fin. Il a trouvé de nouvelles résolutions de dissonances, découvert un sens nouveau à certaines dispositions d'accords. Il a demandé aux cuivres, aux instruments à percussion, des effets de douceur et de pittoresque inattendus. Comme je le priais un jour de m'expliquer certain coup de grosse caisse d'un caractère étrangement mystique, placé au début du Gloria de la Messe de Sainte-Cécile:
—C'est le coup de canon de l'Éternité, me répondit-il.
Des effets d'une étonnante invention dans leur simplicité sortaient naturellement de sa plume: telle cette gamme lente des harpes, rideau de nuages qui se lève au milieu de l'introduction de Faust pour découvrir la phrase lumineuse de la fin. Cela paraît presque naïf, et cependant personne auparavant n'avait songé à quelque chose d'analogue. Obtenir le plus grand résultat avec le moindre effort apparent possible, réduire la peinture des effets matériels a de simples indications et concentrer l'intérêt sur l'expression des sentiments, voilà les principes sur lesquels il semble s'être appuyé; ils étaient, ils sont encore en contradiction avec les habitudes générales des compositeurs, et cependant il suffit de les énoncer pour en constater la justesse. Au système de l'indépendance mélodique, de la mélodie cherchée pour elle-même et sur laquelle les paroles s'adaptent ensuite comme elles peuvent, il préféra, comme Gluck, celui de là mélodie naissant de la déclamation, se moulant sur les mots et les mettant en relief sans rien perdre de sa propre importance, de façon que les deux forces se multiplient l'une par l'autre au lieu de se combattre; cette réforme si précieuse ne fut pas acceptée sans lutte, et, pendant des années, il lui fut reproché de sacrifier la mélodie à la mélopée: ce mot disait tout, c'était le «tarte à la crème» de la musique; sans autre explication, il vouait un homme aux dieux infernaux, le traînait aux gémonies. Comme, de plus, l'orchestre discret et coloré de Gounod lui valait le titre de symphoniste, autre mot qui dans le monde des théâtres était une sanglante injure, on voit d'ici a travers quelles épineuses broussailles l'auteur de Faust dut frayer son chemin.
Adolphe Adam, dans un article très fin sur Sapho, a montré clairement de quelle façon Gounod se rattachait aux maîtres anciens. «Nous regardons aujourd'hui, disait-il, comme une qualité ce que les maîtres regardaient autrefois comme un défaut. La musique pour eux existait dans les chœurs, les airs, dans tout ce qui préparait une situation. Mais dès que la situation arrivait, la musique cessait pour faire place au chant déclamé. Aujourd'hui nous faisons le contraire. Quand la situation commence, nous entamons le morceau de musique. C'est à peu près le premier de ces systèmes qu'a suivi M, Gounod.»
Bien que toute œuvre d'art repose sur une convention, qui ne voit d'un coup d'œil quel service immense a rendu Gounod en battant en brèche ce système qui voulait, au moment où une situation dramatique était posée, que les acteurs cessassent de jouer pour se mettre à chanter comme au concert? et c'était lui qu'on accusait de n'être pas «scénique», autre accusation terrible. Pas mélodique, pas scénique; symphoniste par-dessus, le marché, que lui restait-il? le public, conquis peu à peu par le charme et le naturel de ses œuvres et qui les a adoptées en dépit de tous les sophismes dont on lui rebattait les oreilles.
L'auteur, disait-on, entremêle récitatifs, ariettes, cavatines, duos et morceaux d'ensemble, sans qu'il soit possible d'en saisir les points d'intersection. On lui faisait un reproche de ce qui est maintenant recherché par-dessus tout, et même par-delà le sens commun, car si la liberté absolue dont nous jouissons aujourd'hui est un bienfait pour les forts, elle est un danger terrible pour les faibles qui s'y noient et n'arrivent qu'à l'informe, à l'incohérent. En ce temps-là, les aristarques prêchaient avant tout la «netteté»: la trivialité, la platitude, tous les défauts les plus vils passaient sous le couvert de ce vocable. Ne trouvant chez Gounod ni la bassesse de style qui leur était chère, ni les morceaux invariablement coupés sur le patron officiel, ils l'accusaient de manquer de netteté. Que les temps sont changés! il n'est plus permis d'être net, ni mélodique, ni vocal même; le drame doit se dérouler exclusivement dans l'orchestre, et l'on peut prévoir le temps où l'on n'écrira plus que des pantomimes; la symphonie de plus en plus développée, après avoir étouffé les voix, ne permettant plus de saisir les mots, le plus sage sera de les supprimer. L'auteur de cette étude lisait dernièrement dans un article sur son propre compte—article fort élogieux d'ailleurs—qu'il avait, au théâtre, appliqué ses idées de subordination complète de l'élément mélodique à la symphonie. Il demande la permission d'ouvrir ici une parenthèse pour protester contre de pareilles assertions. Pour lui, mélodie, déclamation, symphonie, sont des ressources que l'artiste a le droit d'employer comme il entend et qu'il a tout avantage à maintenir dans le plus parfait équilibre possible. Cet équilibre paraît avoir hautement préoccupé Gounod; il l'a réalisé à sa façon; d'autres pourront le réaliser d'une autre manière, mais le principe restera le même; c'est la Trimourti sacrée, le dieu en trois personnes créateur du Drame lyrique. Et si l'un des éléments devait l'emporter sur les autres, il n'y aurait pas à hésiter: l'élément vocal devrait prédominer. Ce n'est pas dans l'orchestre, ce n'est pas dans la Parole qu'est le Verbe du Drame lyrique, c'est dans le Chant: voilà deux cents ans que cette vérité règne sans conteste, et si, à force d'y travailler sans relâche depuis vingt ans, une armée sans cesse en activité est arrivée à faire trouver le contraire acceptable, ses idées n'ont pas pour cela pénétré dans les masses profondes; elles seront oubliées le lendemain du jour où cette croisade, unique dans l'histoire de l'art pour sa violence et sa durée, prendra fin par lassitude ou autrement. Il ne s'agit ici que de théories, nullement d'œuvres célèbres qui planent au-dessus de tous les systèmes et se moquent même, a l'occasion, avec une merveilleuse désinvolture, de ceux dont elles passent pour être la suprême expression.
VIII
La musique du xvie siècle ressemble à une sorte de jeu d'échecs où les diverses pièces vont, viennent, s'entre-croisent, sans autre fin apparente que leurs relations respectives; aucune indication de mouvements ou de nuances ne vient en éclairer le sens, et nous ignorons de quelle façon elle était exécutée. Cette incurie doit avoir une raison d'être, et si les indications manquent, c'est qu'elles n'avaient pas alors l'importance que nous leur attribuons actuellement. La forme, en effet, est tout dans cette musique; l'expression n'y existe qu'à l'état rudimentaire, et résulte de la forme elle-même. Peu à peu l'expression se crée une place dans l'art musical; les indications de lenteur et de vitesse commencent à se faire jour, celles ayant trait a l'intensité sont plus lentes à s'établir; mais l'expression ressort toujours des formes employées, qui se compliquent de plus en plus, et les nuances peuvent être sans inconvénient livrées à l'arbitraire de l'exécutant; elles n'apporteront à l'état général que des modifications peu apparentes.
Chez Sébastien Bach, où l'expression atteint une extrême puissance, elle ne vient cependant, comme importance, qu'en second lieu, et chez Mozart encore nous avons remarqué qu'on a pu s'y tromper et ne voir qu'un musicien là où il y avait un psychologue. Chez les modernes, le mouvement et la nuance sont devenus inséparables de l'idée, et les moyens de les indiquer se sont multipliés à l'excès; mais ils ne peignent encore que le plus ou moins de vitesse, le plus ou moins d'intensité, et les essais tentés pour pénétrer plus profondément dans le domaine de l'expression sont timides et insuffisants. Quand on a dit molto espressivo, leidenschaftlich avec feu, avec un sentiment contemplatif, on n'a pas dit grand'chose, et force est de s'en remettre à l'intelligence ou plutôt à l'instinct des interprètes.
A la musique de Gounod, dans laquelle l'expression, tient une place inconnue avant lui, il aurait fallu tout autre chose.
Ceux qui ont eu le divin plaisir de l'entendre lui-même, ont tous été du même avis: sa musique perdait la moitié de son charme, quand elle passait en d'autres mains. Pourquoi? parce que ces mille nuances de sentiment qu'il savait mettre dans une exécution d'apparence très simple faisaient partie de l'idée, et que l'idée, sans elles, n'apparaissait plus que lointaine et comme à demi effacée.
Sans être ni un grand chanteur ni un grand pianiste, il savait donner à certains détails en apparence insignifiants une portée inattendue, et l'on ne s'étonnait plus de la sobriété des moyens en présence du résultat acquis.
Ce n'est pas assez de dire que, chez lui, le chant ressort de la déclamation, ce qui serait également vrai chez plusieurs autres et même dans toute l'ancienne École française; il y a plus, la parole est comme un noyau sur lequel la musique se cristallise; la forme, si belle qu'elle puisse être, lui est subordonnée, et l'expression reste le but principal. Si l'on méconnaît ce point de vue, ses œuvres sont envisagées sous un faux jour et prennent une signification toute différente de celle que l'auteur a voulu leur donner. La jeunesse actuelle, éprise de formes compliquées jusqu'à l'inextricable, à cent lieues de la recherche de la vérité dans l'expression vocale et de la simple beauté, privée de l'audition directe de la musique du maître par lui-même, ne saurait la comprendre ni l'aimer. Les exécutants en ont déjà perdu la clef; la manie des mouvements accélérés, qui sévit d'un bout à l'autre du monde musical, est mortelle aux œuvres de Gounod, qui goûtait par-dessus tout une majestueuse lenteur et ne comprenait pas qu'un sentiment profond pût être exprimé dans un mouvement rapide.
Je ne voudrais rien dire de désagréable a personne, et pourtant la vérité me force à constater qu'a Paris même, où les traditions auraient dû être maintenues, les œuvres de Gounod sont défigurées. A l'Opéra-Comique, j'ai vu Mme Carvalho scandalisée des mouvements de Mireille et de Philémon et Baucis. A l'Opéra, la kermesse de Faust, dont les détails sont si curieusement dessinés, n'est plus qu'un tohu-bohu, le chœur des Vieillards, d'une raillerie si fine, qu'une charge grossière du plus mauvais goût; la grâce antique du ballet a fait place au délire d'un pandémonium. Et c'est partout ainsi, quand ce n'est pas pis encore!
Gounod, d'ailleurs, se plaignait souvent de la difficulté qu'il éprouvait à communiquer ses intentions. Il me fit voir, un jour, de quelle façon il eût désiré qu'on exécutât l'ouverture de Mireille; cela ne ressemblait en rien à ce que l'on connaît.
—C'est une calomnie, me disait-il, on me fait dire ce que je n'ai jamais pensé!
A qui la faute? Non, certes, à des artistes qui ne manquent ni de talent ni de bonne volonté. Il faut remonter plus haut, jusqu'à cette loi de nature: un organisme est d'autant plus délicat qu'il est plus élevé. L'homme meurt d'une embolie, alors que le polype est retourné comme un gant sans que sa santé en soit altérée.
Il est certain que pour une musique où les moindres nuances d'expression et de sentiment sont indispensables, un nouveau clavier d'indications eût été nécessaire.
Quoi qu'il en soit, faute d'indications suffisantes, la vraie nature de l'œuvre dramatique de Gounod ne pourra être dévoilée dans l'avenir qu'à des voyants doués de l'intuition grâce à laquelle il faisait lui-même revivre Mozart.
Pour sa musique religieuse, de nature plus simple, destinée à être entendue dans des conditions—grand nombre d'exécutants, salles ou temples vastes et sonores—qui s'opposeront toujours plus ou moins aux fantaisies des chefs d'orchestre, les mêmes inconvénients disparaissent en majeure partie. C'est une des raisons pour lesquelles je la crois, plus que toute autre, destinée à soutenir la gloire de son nom, quand le temps, qui n'a pas encore, comme nous le disions en commençant, mis en sa vraie place le grand maître français, lui aura élevé le trône d'or sur lequel il recevra l'encens des générations futures.
J'aurais voulu parler de l'homme, de son charme pénétrant, donner une idée de son esprit, de ses propos, de sa façon de rattacher la musique a l'ensemble de l'art dont elle n'était à ses yeux qu'une partie, de cette conversation éblouissante qui rassemblait par moments à certaines pages des romans de Victor Hugo. Le musicien a tout absorbé. Je borne là cette esquisse, n'ayant eu d'autre but que de réveiller des souvenirs précieux par leur objet et de dévoiler peut-être quelques aspects peu connus de l'artiste que j'ai tant admiré et tant aimé, en regrettant amèrement d'être un si médiocre peintre pour un tel tableau.
VICTOR MASSÉ
Du temps où je naissais à la jeunesse, c'est-à-dire à la vie, où je me réjouissais plusieurs jours à l'avance dans l'espoir de passer une soirée à l'Opéra-Comique, où j'y arrivais, après avoir fait queue pendant deux heures pour étouffer au parterre ou cuire au paradis, trouvant dans cet étouffement et dans cette cuisson des voluptés innomées, de ce temps datent les premiers succès de Massé. On comprendra sans peine quel souvenir j'ai gardé de la Chanteuse voilée, des Noces de Jeannette, de Galathée! Ah! l'heureux temps!
On sait ce que l'Opéra-Comique a fait longtemps des pièces en un acte; une sorte de dépotoir pour se débarrasser des gens, à la fin de chaque année théâtrale. Au temps jadis, il n'en allait pas ainsi. On montait les petits ouvrages avec soin et dans la bonne saison; s'ils réussissaient, on les faisait vivre et ils comptaient, tout autant qu'une grande pièce, à l'actif de l'auteur; sinon, ils étaient oubliés et l'auteur recommençait le lendemain.
Aujourd'hui c'est le contraire. Si le petit ouvrage réussit, on l'oublie; s'il tombe, on s'en souvient.
Victor Massé avait eu la fortune de venir dans un bon moment; de plus, il a été un musicien très français. C'est un des maîtres en qui se sont fondus le plus complètement, surtout dans ses premiers ouvrages, les éléments divers qui ont concouru à former l'École française. Plus tard, en cherchant à élargir sa manière, l'auteur de Galathée avait un peu battu les buissons.
Est-ce une erreur de mon jugement? Il me semble qu'en voulant faire grand, il faisait gros. Dans sa jeunesse, il se laissait aller à sa nature, sans arrière-pensée, montrant les plus heureux dons naturels, un sentiment pénétrant, une couleur éclatante, une vitalité prodigieuse, un charme irrésistible.
Croirait-on maintenant, pourrait-on même supposer qu'il fût traité alors de révolutionnaire, de musicien trop avancé? C'est pourtant la vérité. Il me souvient des lances que j'ai rompues pour Galathée notamment avec les musiciens de l'orchestre du théâtre; et comme je cherchais a connaître les causes de leur hostilité, je finis par découvrir cette chose affreuse: l'auteur, à mainte page de sa partition, avait divisé les altos! Il est certain qu'un homme capable de semer la division dans l'honorable corps des altos avait mérité toutes les haines!
Les temps sont bien changés. Massé est classé maintenant dans les «pompiers», avec Gounod, avec Ambroise Thomas, avec tous ceux qui n'ont pas pour les accords faux une passion immodérée, par la volée d'étourneaux qui s'est abattue depuis quelques années sur la critique musicale. Un de ces messieurs comparaît un jour la fraîche et pimpante sonnerie de cloches qui ouvre les Noces de Jeannette avec le solennel carillon de Parsifal; on devine de quel ton et avec quel dédain. C'est le comble de la balourdise. Cette sonnerie est celle du clocher de Sceaux, que Massé entendait chaque fois qu'il allait à Aulnay chez son ami Jules Barbier; il l'avait prise sur nature. Agreste, elle ne saurait convenir à une situation solennelle et mystique, et le carillon de Parsifal paraîtrait ridiculement lugubre dans une paysannerie. Mais qu'importe? Il suffit que le talent de Massé ait été français, et bien français, pour mériter le mépris de certains Français, qui semblent avoir pris pour devise: «Charité bien ordonnée commence par les autres.»
Cette devise, d'ailleurs, n'est pas spéciale à un groupe. Est-ce qu'un admirateur d'Otello n'a pas naguère émis le vœu que Verdi refît Roméo après Gounod?
Je ne récrimine pas; je constate simplement, croyant peu aux mauvaises intentions. Les Français qui déversent le mépris sur l'École française, croient probablement bien faire et agir dans l'intérêt de leur pays.
«Je ne blâme pas, disait un jour Royer-Collard à Victor Hugo, ceux qui ont agi autrement que moi. Chacun a sa conscience, et dans les choses politiques il y a beaucoup de manières d'être honnête. On a l'honnêteté qui résulte de la lumière qu'on a.»
Dans les choses artistiques, c'est tout pareil.
ANTOINE RUBINSTEIN
En ce temps-là, Chopin ayant disparu du monde, douce étoile du soir qui n'avait brillé qu'un moment, Thalberg, fatigué de succès, s'étant retiré en Italie, Liszt, délaissant le piano pour le bâton du chef d'orchestre, devenu Capellmeister à Weimar, il n'y avait plus de grands pianistes, non que le monde manquât absolument d'élégants ou brillants virtuoses, les Döhler, les Prudent, les Ravina, les Gottschalk; c'étaient, si l'on veut, des héros, ce n'étaient pas des dieux: les violonistes tenaient le haut du pavé, et si nul d'entre eux n'avait pu ramasser l'archet de Paganini, resté à l'état de miracle unique, Alard, Vieuxtemps, Sivori n'en scintillaient pas moins de l'éclat des étoiles de première grandeur, chacun de ces astres ayant ses admirateurs, voire ses fanatiques. Quant aux dieux du piano, la race en semblait à jamais éteinte, lorsqu'un beau jour apparut sur les murs de Paris une petite affiche toute en longueur, portant ce nom: Antoine Rubinstein, dont personne n'avait encore entendu parler; car le grand artiste avait la coquetterie téméraire de dédaigner le concours de la presse, et aucune réclame, aucune, vous m'entendez, n'avait annoncé son apparition. Il débuta par son concerto en Sol majeur, avec orchestre, dans cette ravissante salle Herz, de construction si originale et d'aspect si élégant, dont on ne peut plus se servir aujourd'hui. Inutile de dire que pas un auditeur payant n'était dans la salle; le lendemain, l'artiste était célèbre, et l'on s'étouffait à son second concert. J'y étais, à ce second concert; et, dès les premières notes, j'étais terrassé, attelé au char du vainqueur! Les concerts se succédèrent et je n'en manquai pas un. On me proposa de me présenter au triomphateur; mais, malgré sa jeunesse,—il n'avait alors que vingt-huit ans,—malgré sa réputation d'urbanité, il me faisait une peur horrible; l'idée de le voir de près, de lui adresser la parole, me terrifiait positivement. Ce ne fut que l'année suivante, à sa seconde apparition dans Paris, que j'osai affronter sa présence. La glace, entre nous deux, fut bien vite rompue; je conquis son amitié en déchiffrant sur le piano la partition d'orchestre de sa symphonie Océan. Je déchiffrais assez bien alors, et, de plus, sa musique symphonique, taillée à grands plans, enluminée en teintes plates, n'était pas d'une lecture très difficile.
A partir de ce jour, une vive sympathie nous réunit; la naïveté, l'évidente sincérité de mon admiration l'avaient touché. Nous fréquentant assidûment, nous jouions souvent a quatre mains, soumettant à de rudes épreuves les pianos qui nous servaient de champ de bataille, sans pitié pour les oreilles de nos auditeurs. C'était le bon temps! nous faisions de la musique avec passion, pour en faire, tout simplement, et nous n'en avions jamais fait assez. J'étais si heureux d'avoir rencontré un artiste vraiment artiste, exempt des petitesses qui parfois font un si triste cortège aux plus grands talents! Il revenait chaque hiver, et toujours grandissait son succès et se consolidait notre amitié, si bien qu'une année il me demanda de prendre la direction de l'orchestre dans les concerts qu'il se proposait de donner. J'avais peu dirigé encore et j'hésitais à accepter cette tâche; je l'acceptai cependant et fis dans ces concerts (il y en eut huit) mon éducation de chef d'orchestre. Rubinstein m'apportait à la répétition des partitions manuscrites, griffonnées, pleines de ratures, de coupures, de «paysages» de toute sorte; jamais je ne pus obtenir qu'il me fit voir la musique à l'avance; c'était trop amusant, disait-il, de me voir aux prises avec toutes ces difficultés. De plus, lorsqu'il jouait, il ne se préoccupait en aucune façon de l'orchestre qui l'accompagnait; il fallait le suivre au petit bonheur, et parfois un tel nuage de sonorités s'élevait du piano que je n'entendais plus rien et n'avais d'autre guide que lu vue de ses doigts sur le clavier.
Après cette magnifique série de huit soirées, nous étions un jour dans le foyer de la salle Pleyel, assistant à je ne sais quel concert, quand il me dit: «Je n'ai pas encore dirigé d'orchestre à Paris; donnez donc un concert pour que j'aie l'occasion de tenir le bâton!—Avec plaisir.» Nous demandons quel jour la salle serait libre: il fallait attendre trois semaines.—«Nous avons trois semaines devant nous, lui dis-je. C'est bien, j'écrirai un concerto pour la circonstance.»—Et j'écrivis le concerto en Sol mineur, qui fit ainsi ses débuts sous un illustre patronage. N'ayant pas eu le temps de le travailler au point de vue de l'exécution, je le jouai fort mal, et sauf le scherzo, qui plut du premier coup, il réussit peu; on s'accorda à trouver la première partie incohérente et le final tout a fait manqué.
A ce moment, Rubinstein et moi, nous étions à Paris presque inséparables et beaucoup de gens s'en étonnaient. Lui athlétique, infatigable, colossal de stature comme de talent, moi frêle, pâle et quelque peu poitrinaire, nous formions à nous deux un couple analogue à celui qu'avaient montré naguère Liszt et Chopin. De celui-ci je ne reproduisais que la faiblesse et la santé chancelante, ne pouvant prétendre à la succession de cet être prodigieux, de ce virtuose de salon, n'ayant que le souffle, qui, avec des pièces légères, d'apparence anodine, des études, des valses, des mazurkas, des nocturnes, a révolutionné l'art et ouvert la voie à toute la musique moderne! Je ne l'ai même pas su égaler comme poitrinaire, car il est mort de sa phtisie alors que j'ai sottement guéri de la mienne.
En revanche, Rubinstein pouvait hardiment affronter le souvenir de Liszt avec son charme irrésistible et son exécution surhumaine; très différent de lui, d'ailleurs: Liszt tenait de l'aigle et Rubinstein du lion; ceux qui ont vu cette patte de velours du fauve abattant sur le clavier sa puissante caresse n'en perdront jamais le souvenir! les deux grands artistes n'avaient de commun que la supériorité. Ni l'un ni l'autre n'étaient jamais, à aucun moment, le pianiste; même en exécutant très simplement les plus petites pièces, ils restaient grands, sans le faire exprès, par grandeur de nature incoercible; incarnations vivantes de l'art, ils imposaient une sorte de terreur sacrée en dehors de l'admiration ordinaire; aussi faisaient-ils des miracles. N'a-t-on pas vu Rubinstein, sans autre attraction que lui et un piano, emplir autant de fois qu'il le voulait d'un public frémissant cette énorme salle de l'Eden, qu'il emplissait ensuite de vibrations puissantes et variées autant qu'auraient pu l'être celles d'un orchestre? Et quand il s'adjoignait l'orchestre, lui-même, quel rôle surprenant l'instrument ne jouait-il pas sous ses doigts à travers cette mer de sonorités! la foudre, traversant une nuée orageuse, peut seule en donner l'idée,... et quelle façon de faire chanter le piano! par quel sortilège ces sons de velours avaient-ils une durée indéfinie qu'ils n'ont pas, qu'ils ne peuvent pas avoir sous les doigts des autres?
Sa personnalité débordait; qu'il jouât du Mozart, du Chopin, du Beethoven, ou du Schumann, ce qu'il jouait était toujours du Rubinstein. De cela on ne saurait le louer, ni le blâmer non plus, car il ne pouvait faire autrement: on ne voit pas la lave du volcan, comme l'eau du fleuve, couler docilement entre des digues.
Aujourd'hui, hélas! la lave est refroidie, les cordes du piano magique ne résonnent plus que dans le monde du souvenir; mais l'œuvre écrite reste: elle est considérable. Malgré sa vie nomade et ses innombrables concerts, Antoine Rubinstein a été un compositeur d'une rare fécondité, dont les œuvres se comptent par centaines.
Les critiques «dans le mouvement», avec leur procédé commode d'aller droit devant eux sans tenir compte de la réalité des choses,—proclamant, par exemple, que le public s'est tout à fait désintéressé de l'opéra-comique français et que les maîtres modernes qui ont voulu ressusciter ce genre mort y ont échoué, malgré la 1000e de Mignon, la 300e de Manon et la popularité inouïe de Carmen,—ces critiques ont déclaré que Glinka était un compositeur italien et Rubinstein un compositeur allemand, n'admettant comme vraiment russe que l'école ultramoderne dont M. Balakireff est l'illustre et très remarquable chef. A ce point de vue simpliste, Auber ne serait pas un compositeur français, Weber et Sébastien Bach lui-même ne seraient pas des composituers allemands! car le macaroni de Rossini figure sur la table d'Auber, les rayons du soleil d'Italie dorent les vitraux de Sébastien Bach, et lorsque Weber écrivait l'air célèbre du Freischütz, il ne faisait pas autre chose que d'habiller somptueusement le classique air italien, cabalette comprise. Qu'on le veuille ou non, Glinka et Rubinstein sont foncièrement russes malgré leurs alliances, et leur originalité, leur goût de terroir subsiste en dépit de tout; l'âme slave trouve en eux son expression. C'est ainsi qu'ils sont jugés par la grande majorité des Russes eux-mêmes.
Ainsi que Liszt, Rubinstein a connu la déception de ne pas voir les succès du compositeur égaler ceux du virtuose, et répondre à l'effort tenté, on peut même dire au talent dépensé. Si Liszt garde la gloire de l'invention féconde du «poème symphonique», Rubinstein a pour lui celle d'avoir cultivé tous les genres, depuis l'opéra et l'oratorio jusqu'au lied, depuis l'étude et la sonate jusqu'à la symphonie, en passant par toutes les formes de la musique de chambre, de la musique de concert. Tous deux ont porté la peine de leurs prodigieux succès personnels et de la tendance fâcheuse à la spécialisation dont le public ne sait point se défendre; tous deux, écrivant pour le piano sous l'empire de leur virtuosité exceptionnelle, ont effarouché les exécutants. Leurs œuvres ont été qualifiées de «musique de pianiste», ce qui est souverainement injuste pour Liszt, dont l'instrumentation est si pratique et si colorée, dont les moindres morceaux de piano sont imprégnés du sentiment de l'orchestre, et l'est moins pour Rubinstein de qui l'œuvre entier semble sorti du piano comme l'arbre d'un germe; son orchestre n'est pas exempt d'une sorte de gaucherie étrange, qui n'a pourtant rien de commun avec l'inexpérience. On dirait parfois qu'il place les instruments sur sa partition comme les pièces d'un échiquier, sans tenir compte des timbres et des sonorités, s'en remettant au hasard pour l'effet produit, et le hasard se livre alors a ses jeux ordinaires, alternant à son gré les tons les plus chatoyants de la palette avec de malencontreuses grisailles. L'auteur constatait lui-même que certaines de ses pièces symphoniques, quand il les jouait sur le piano, étaient ainsi plus colorées qu'a l'orchestre, et cherchait en vain la raison de cette anomalie. J'ai entendu quelquefois reprocher à la musique de Rubinstein sa structure même, ces larges plans, ces teintes plates dont nous avons déjà parlé. Peut-être ne sont-ce pas là précisément des défauts, mais des aspects nécessaires de la nature de l'auteur auxquels il faut se résigner, comme on s'accoutume aux grandes lignes, aux vastes horizons des steppes de sa patrie dont personne ne conteste la beauté. La mode, aujourd'hui, est aux complications sans fin, aux arabesques, aux modulations incessantes; mais c'est là une mode et rien de plus. Si les ciselures, les ors et les émaux de la Sainte-Chapelle de Paris ravissent l'œil et la pensée, est-ce une raison pour mépriser les surfaces nues, les lignes sévères et grandioses des temples de l'antique Égypte? Ces lignes austères ne sont-elles pas aussi suggestives que les courbes multiples et savantes de la délicate merveille du xiiie siècle? Il me semble que la fécondité, le beau caractère et la personnalité, ces qualités maîtresses qu'on ne peut refuser à Rubinstein, suffisent a le classer parmi les plus grands musiciens de notre temps et de touts les temps.
Comme presque tous les compositeurs, il rêvait les succès du théâtre, et l'Opéra de Paris l'attirait par-dessus tout. Je vois encore sa joie, quand il m'annonça qu'il avait «une promesse de M. Perrin». Il ignorait, dans sa loyale franchise, ce qu'en valait l'aune, et il ne m'appartenait pas de l'en instruire. Il alla s'établir dans la banlieue de Paris où il esquissa son Neron qu'il orchestra plus tard à Pétersbourg, et qui fut représenté, traduit en allemand, à Hambourg où cet ouvrage eut une brillante série de représentations. Les Machabées, après un éclatant triomphe à Berlin, échouèrent à Vienne; le Démon, dont on connaît à Paris les airs de ballet, a eu du succès en Russie, où plaisait surtout le sujet tiré d'un poème de Pouschkine. Féramors (Lalla-Roukh), la plus précieuse, à mon goût, de cette série d'œuvres théâtrales, a réussi à Dresde et fut jouée dans quelques villes; main on paraît avoir abandonné cet ouvrage et je ne m'explique pas cette indifférence. Il est vrai que l'auteur du poème n'a pas eu, comme Michel Carré dans la Lalla-Roukh française, l'adresse de resserrer l'action en deux actes: la pièce, en trois actes, paraît languissante. Mais quelle fine couleur orientale, quel parfum capiteux d'essence de rose, quelle fraîcheur dans cette lumineuse partition!
Exécute-t-on quelque part le Paradis perdu, œuvre des premières années, que Rubinstein était occupé a terminer quand j'ai eu le bonheur de faire sa connaissance? Il y a là un combat des anges et des démons, en style fugué, d'une animation et d'une puissance extraordinaires. A citer encore la Tour de Babel, qui a sombré à Paris sous une exécution tellement ridicule que l'auteur lui-même, assistant à ce massacre dans une avant-scène du Théâtre-Italien, ne put s'empêcher de rire en entendant les hurlements désespérés des choristes aux abois. Quelques fragments de l'œuvre avaient surnagé malgré tout et l'on aurait dû essayer, dans de bonnes conditions, une audition présentable de cette originale cantate biblique.
Rubinstein est mort confiant dans l'avenir, persuadé que le temps lui assignerait sa vraie place et que cette place serait belle. Laissons faire au temps. Les générations prochaines, ayant perdu le souvenir du pianiste écrasant et fulgurant, seront peut-être mieux placées que la nôtre pour apprécier cette masse d'œuvres si diverses et cependant marquées d'une même empreinte, sorties d'un puissant cerveau. Tant d'abondance, tant de largeur dans le parti pris, de grandeur dans la conception ne se trouvent pas à tous les coins de rue; et quand la mode des modulations à outrance sera passée, quand on sera las de chatoiements et de complications, qui sait si l'on ne sera pas heureux de retrouver la symphonie Océan, avec ses fortes brises vivifiantes et ses vagues gigantesques comme celles du Pacifique? Après s'être débattu dans les lianes de la forêt vierge et avoir respiré jusqu'à l'enivrement les parfums de la flore tropicale, qui sait si l'on ne voudra pas ouvrir ses poumons a l'air pur du steppe, se reposer l'œil sur ses horizons sans limite? Ceux qui vivront verront. En attendant, j'ai cherché à rendre hommage au grand artiste dont je m'honore d'avoir été l'ami, et à qui je serai, jusqu'à mon dernier jour, reconnaissant des marques de sympathie et des intenses joies artistiques qu'il m'a données.