Portraits et souvenirs
Souvenirs
UNE TRAVERSÉE EN BRETAGNE
Tout le monde connaît ce dialogue du Bourgeois gentilhomme, entre M. Jourdain, qui parle de feu son père, et un farceur qui se moque de lui:
M. Jourdain.—Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu'il a été marchand.
Covielle.—Lui marchand? C'est pure médisance, il ne l'a jamais été. Tout ce qu'il faisait, c'est qu'il était fort obligeant, fort officieux; et comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui, et en donnait à ses amis pour de l'argent.
Comme beaucoup de choses comiques, cette définition du commerce, pour ironique et plaisante qu'elle soit, est parfaitement juste. L'argent n'est pas le but du commerce. Les hommes ont besoin de beauté, de vérité, de choses utiles: les artistes cherchent pour eux le beau; les savants, le vrai; les commerçants, l'utile. L'argent vient ensuite comme une juste rémunération du service rendu, de l'effort et du temps dépensés. Si l'argent entre en première ligne, tout disparaît: l'art devient cabotinage, la science charlatanisme, le commerce escroquerie; il ne s'agit plus de fournir aux gens ce qui leur est nécessaire, mais de leur en donner l'apparence, pour leur extorquer en retour, à peu de frais, le plus d'argent possible. Il n'y a pas à se le dissimuler: notre civilisation moderne entre dans cette voie. C'est ainsi qu'il y avait autrefois des auberges pour les voyageurs, et qu'il faut maintenant des voyageurs pour les auberges, où ils jouent le rôle du charbon dans les locomotives. On rencontre encore heureusement, par-ci par-là, de bonnes auberges qui vous donnent, pour un prix honnête, tout le confortable que vous êtes en droit d'exiger. Mais cela n'est rien en comparaison des auberges de l'âge d'or, comme il y en avait encore dans ma jeunesse. Je me souviens qu'une fois, en Bretagne, après une journée d'aventures sur terre et sur mer, harassé, exténué, j'arrivai à l'heure de la soupe dans une de ces hôtelleries d'antan. La table d'hôte méritait bien son nom, car l'hôte y présidait lui-même avec sa famille, accueillant les voyageurs comme des amis. On apporta un énorme gigot, parfumé et cuit à point, d'où le jus coulait comme d'une fontaine; l'hôte le découpa avec art et servit les convives de la meilleure grâce du monde. On ne mangeait jamais assez à son gré.
—Mais voyez donc cette petite tranche, vous disait-il, comme elle a bonne mine! Vous ne pouvez pas la refuser.
Et il fallait s'exécuter.
J'avais un bras de mer à traverser et ne savais comment faire.
—Justement, me dit l'hôte, un bateau part demain; le capitaine consentira sans doute à vous prendre.
Le lendemain matin, j'allai voir le bateau qui était assez grand, ponté, à deux mâts, ayant trois hommes d'équipage sans compter le capitaine, un tout jeune homme presque imberbe, brun et trapu, avec de grands yeux bleus dont la douceur n'excluait pas l'énergie. Il était d'une politesse et d'une réserve extrêmes, et me prit à son bord sans difficulté. Quand la direction du bateau fut bien déterminée, sa marche assurée, le capitaine disparut dans une écoutille; je crus qu'il allait dormir.
Quelques minutes après, un son fin, agreste, résonna dans les flancs du navire. Le capitaine jouait du hautbois! Pendant toute la traversée, il joua les airs de son pays, ces airs d'un caractère si sauvage à la fois et si charmeur, qui reposent si bien de la musique trop civilisée, rafraîchissent l'âme comme une brise salée. Le soleil brillait de tout son éclat dans un ciel d'un bleu intense; de belles vagues écumeuses se succédaient à intervalles réguliers, et le navire, toutes voiles dehors, incliné légèrement sur le côté droit, suivait leur mouvement dans un rythme voluptueux. J'ai connu des heures plus enivrantes, je n'en ai pas connu de plus délicieuses. Pour être véridique, je dois avouer que deux femmes assises sur le plancher, pâles, l'œil fixe et hagard, paraissaient éprouver des impressions bien différentes des miennes.
Nous approchions du terme de cet heureux voyage. Le hautbois se tut; le capitaine remonta sur le pont. Je m'approchai, et lui demandai ce que je lui devais pour la traversée.
Il recula d'un pas, rougit jusqu'aux yeux.
—Mais... me dit-il d'un air offensé, vous ne me devez rien!...
Et me voilà, à mon tour, rougissant, fort embarrassé de mon personnage, désolé d'avoir blessé cet honnête garçon.
—Au moins, lui dis-je, me permettrez-vous de donner quelque chose à vos hommes?
—Faites, je ne peux pas vous en empêcher.
Et il se détourna pudiquement pour ne pas voir.
J'espérais le rejoindre, l'inviter à déjeuner, lui faire accepter au moins un verre de bière; mais le lendemain mon œil interrogea vainement la mer et l'horizon; dès l'aurore, le poétique navire et son harmonieux capitaine avaient disparu.
Ces mœurs primitives, ce désintéressement existent-ils encore quelque part?
UN ENGAGEMENT D'ARTISTE
Il est de fausses laideurs, comme de fausses maigreurs; la grande Rachel cumulait ces deux spécialités. Un seul mot la peint tout entière: elle était exquise, et l'exquis n'est pas à la portée de tout le monde; aussi les avis, à peu près unanimes sur son talent, ne l'étaient pas sur ses charmes. Elle donnait aux artistes la vision d'une statue antique marchant et agissant sur la scène, sans en avoir réellement les formes; son visage hébraïque n'avait rien de grec ni de romain, et elle était grecque, et elle était romaine. A l'Opéra, dans le ballet de Sylvia, Mlle Marquet, une vraie belle, en Diane irritée sortant de son temple et prenant une flèche dans son carquois pour la décocher au sacrilège Orion, causait une impression presque terrifiante par la splendeur sculpturale de ses bras, qui ne pouvaient appartenir qu'à une déesse. Tels n'étaient pas les bras de Rachel: minces, flexueux, ils offraient ces contours délicats, ces lignes serpentines que nous a montrés depuis l'impératrice Eugénie, dans tout l'éclat d'une beauté qui éblouissait l'Europe.
Les lignes serpentines, les contours délicats n'étaient pour rien dans le charme d'une actrice de zarzuela que j'ai applaudie plusieurs fois sur un théâtre d'Espagne. Grosse, courte, ramassée, elle semblait, au premier aspect, dénuée de toute grâce et de toute élégance. Dès qu'elle ouvrait la bouche et faisait un geste, elle se transfigurait; avec une voix de qualité médiocre, mais étendue et sympathique, elle donnait aux chansons locales, si séduisantes par elles-mêmes, une séduction nouvelle; il y avait au même théâtre une grande brune, admirablement belle, qu'elle éclipsait complètement.
Cette cantatrice au charme énigmatique me faisait songer a une autre, d'un ordre tout différent, artiste plus que célèbre, astre dont les rayons fulgurants ont incendié le ciel de l'art pendant de longues années. A un talent grandiose, elle joignait une beauté tragique dont le caractère était parfois l'objet de discussions passionnées. En ce temps-là, un violoniste très connu était souvent appelé dans la ville de N., où la musique était alors fort en honneur, grâce à l'influence d'un homme charmant, amateur éclairé, très aimé et apprécié pour son haut mérite et ses rares qualités, faisant a N., comme on dit, la pluie et le beau temps, et chargé de la mission délicate de choisir les artistes destinés a être la principale attraction des fêtes musicales.
Un jour, à l'issue d'un concert auquel le violoniste avait pris part, l'homme influent lui confiait ses inquiétudes au sujet de la saison suivante. Le public, ayant le goût difficile, ne voulait entendre que des chanteurs de premier ordre; on avait fait venir plusieurs fois M. X., Mme Y., Mlle Z., on ne savait plus à quel saint se vouer.
—Il me semble, lui dit le violoniste, que vous n'avez jamais engagé Mme ***; c'est le plus grand talent qui existe.
—Tout le monde est d'accord là-dessus; mais il paraît que sa beauté n'est pas à la hauteur de son talent; mes compatriotes, vous le savez, aiment beaucoup les jolies femmes; je craindrais qu'elle ne réussit pas.
—Je ne partage pas vos craintes; elle a une taille admirable, des bras de statue, un cou de déesse, en un mot, une séduction qui ne se définit pas. Engagez-la et vous verrez.
—J'aimerais mieux voir avant. Ne pourriez-vous me présenter?
—Qu'à cela ne tienne; rien n'est plus facile.
Quelque temps après, l'amateur de musique venait à Paris, et la présentation était organisée chez la cantatrice. Elle habitait un ravissant hôtel, que le tout-Paris artiste et lettré d'alors a traversé dans d'inoubliables soirées. En y entrant, on était charmé, dès l'abord, par l'élégance sévère du lieu, qui n'avait rien de commun avec les nids capitonnés d'aujourd'hui: des meubles sérieux, des tableaux de prix, un orgue dont les tuyaux luisaient vaguement au fond d'une galerie; pas de colifichets, de bibelots inutiles; pas de palmes ni de couronnes. On sentait vaguement flotter dans l'air le parfum de l'encens brûlé en l'honneur de l'art, non de l'artiste.
Le visiteur est introduit et subit pendant quelques minutes l'influence du milieu. Une porte s'ouvre; elle paraît vêtue avec une savante simplicité, tenant à la main un gobelet ancien d'un travail précieux, rempli de fleurs, et s'avance tranquillement, de l'air d'une femme qui se croit seule chez elle et vaque aux soins de son intérieur. Elle s'arrête surprise, reste un moment immobile, la bouche entr'ouverte, comme interloquée. Le charme opéra, instantané, foudroyant. La grande artiste avait une érudition immense, un esprit de démon; son interlocuteur était un avocat des plus brillants. Leur conversation fut un feu d'artifice qui eut pour bouquet l'engagement de l'étoile, aux conditions qu'elle voulut.
—Quelle femme! disait l'amateur au violoniste en sortant de cette entrevue; quelle nature! mais elle est merveilleuse! mais elle est adorable! Ceux qui m'en avaient parlé n'y connaissent rien!...
GEORGES BIZET
Certain jour, au concert du Châtelet, en écoutant le ravissant Scherzo de Georges Bizet, en assistant à son triomphe, en voyant la salle enfiévrée d'enthousiasme, le public acclamant l'œuvre et l'auteur, criant bis à perdre haleine, je me reportais à vingt ans en arrière, je me retrouvais aux débuts de ce même Scherzo, mal exécuté, mal écouté, tombant sous l'inattention et l'indifférence générale, et ne se relevant pas le lendemain; car l'insuccès, alors, pour nous autres jeunes Français, c'était la mort! Le succès lui-même n'assurait pas toujours une seconde audition dans ces concerts dont le chef me disait: «Faites des chefs-d'œuvre, comme Beethoven, et je les jouerai!»
On imagine sans peine quel résultat devait produire ce système, au point de vue de l'encouragement et de la production.
Quelques années plus tard, les circonstances étaient autres, et l'accès des concerts ne nous était plus fermé. En revanche, la crise théâtrale commençait, cette crise qui dure encore, bien que la situation semble s'améliorer.
—Puisqu'on ne veut pas de nous au théâtre, disais-je souvent a Georges Bizet, réfugions-nous au concert!
—Tu en parles à ton aise, me répondait-il, je ne suis pas fait pour la symphonie; il me faut le théâtre, je ne puis rien sans lui.
Il se trompait évidemment; un musicien de cette valeur est partout à sa place. Il subissait l'influence de l'éducation reçue dans les classes de composition du Conservatoire, visant uniquement le concours du prix de Rome, qui est un prix de musique dramatique. Car, soit dit en passant, et si étrange que cela puisse paraître, il n'y a pas de prix au Conservatoire, et il n'y a pas de concours pour les élèves des classes de composition, sauf des prix de contrepoint et de fugue, et le Grand Prix de l'Institut est le seul moyen qu'aient les élèves de couronner leurs études.
On se demande, maintenant que le temps, ce grand justicier, a mis autour du nom de Georges Bizet le rayonnement d'une apothéose, pourquoi ce musicien charmant, cet aimable et joyeux garçon a trouvé tant d'obstacles sur son chemin. Qu'un génie abrupt comme Berlioz, habitant les sommets inaccessibles, voie difficilement le public venir à lui, cela est dans l'ordre naturel des choses. Mais Bizet! la jeunesse, la sève, la gaieté, la bonne humeur faite homme!
Le compositeur de musique est devenu, par suite de la difficulté des temps, un être singulièrement compliqué, une sorte de diplomate au petit pied; il dissimule sans cesse, il feint de feindre, comme s'il jouait les Fausses Confidences de Marivaux; et s'il vous dit négligemment qu'il fait beau, ou qu'il pleut, ou qu'il est jour en plein midi, vous vous apercevrez longtemps après que ces paroles insignifiantes avaient un but secret, un sens caché et profond.
Tel n'était point Georges Bizet; son amour pour la franchise, fût-elle rude, s'étalait au grand jour; loyal et sincère, il ne dissimulait ni ses amitiés ni ses antipathies. C'était, entre lui et moi, un trait commun de caractère qui nous avait rapprochés. Pour le reste, nous différions du tout au tout, poursuivant un idéal différent: lui, cherchant avant tout la passion et la vie; moi, courant après la chimère de la pureté du style et de la perfection de la forme. Aussi nos causeries n'avaient-elles jamais de fin; nos discussions amicales avaient une vivacité et un charme que je n'ai plus retrouvé depuis avec personne.
Bizet n'était pas un rival, c'était un frère d'armes; je me retrempais au contact de cette haute raison parée d'une blague intarissable, de ce caractère fortement trempé que nul déboire ne pouvait abattre. Avant d'être un musicien, Georges Bizet était un homme, et c'est peut-être, plus que tout, ce qui lui a nui.
Ah! qu'ils sont coupables, ceux qui par leur hostilité ou leur indifférence nous ont privé de cinq ou six chefs-d'œuvre, qui seraient maintenant la gloire de l'École française!
LOUIS GALLET
Les lecteurs de ce livre me permettront, je l'espère, de donner un souvenir ému à Louis Gallet, mon très éminent collaborateur. L'ami incomparable, l'homme sûr et parfaitement bon qu'il a toujours été, lui assurent une place à part dans le cœur de ceux qui l'ont intimement connu. Une intelligence pénétrante et ouverte a tout, une saine raison, l'esprit naturel, le talent, l'érudition sans pédantisme, faisaient de lui un collaborateur idéal, celui que j'avais rêvé de rencontrer sans espérer d'y arriver jamais. Il savait adopter mes idées sans abdiquer sa personnalité; puisant dans un fond d'une étonnante richesse, il ajoutait aux fantaisies de mon imagination les éléments de solidité qui sans cela leur auraient manqué.
Dirais-je comment nous fûmes amenés à nous connaître et à travailler ensemble? C'était en 1871; M. du Locle était alors directeur de l'Opéra-Comique. N'ayant pu, en raison de circonstances indépendantes de sa volonté, faire représenter le Timbre d'argent, il désirait me donner une compensation et me demandait un ouvrage en un acte, facile à monter. «Vous devriez voir Louis Gallet, me dit-il, c'est un poète et un homme charmant; vous êtes faits pour vous entendre.» Voisins, par hasard, Gallet et moi, habitant l'un et l'autre les hauteurs du faubourg Saint-Honoré, nous fûmes liés bien vite; nos «atomes crochus» sympathisèrent immédiatement. Le Japon, en ce temps-là, faisait fureur: nous fîmes voile pour le Japon et la Princesse jaune vint au jour, en attendant le Déluge, Étienne Marcel et tous les autres produits d'une collaboration qui pour moi était un charme, et qui ne se lassait jamais. Sans être aucunement musicien, Gallet jugeait finement la musique; en littérature, en art, nous avions les mêmes goûts; tous deux nous aimions à nous délasser des travaux sérieux par d'innocents enfantillages, et c'était, à propos de tout et de rien, un bombardement réciproque de sonnets fantaisistes, de strophes baroques et de dessins extravagants, joute dans laquelle il avait sur moi le double avantage du poète et du peintre, car il y avait en Gallet un peintre auquel avait manqué seulement un peu de travail pour se développer; sans y mettre aucune prétention, il peignait des paysages et des marines d'après nature, très justes de ton et de sentiment. Parfois il venait en aide aux décorateurs de théâtre: le beau désert du Roi de Lahore, le délicieux couvent de Proserpine, entre autres, ont été exécutés d'après ses aquarelles.
De la volumineuse correspondance qu'il m'a laissée, je songe à extraire, quand il en sera temps, un volume qui ne sera dénué ni d'imprévu ni d'intérêt. En attendant, voici un sonnet extrait d'une suite de Sonnets précieux:
| BOUTIQUE JAPONAISE. |
| Parmi les javelots, les sabres et les casques |
| Et les gais éventails, peints d'un pinceau savant, |
| Sous l'œil de gros Boudhas aux postures fantasques, |
| Mademoiselle Fleur dort sur le frais divan. |
| A la voir aussi frêle et souple, de vieux masques |
| Ridés et craquelés ont un rire vivant, |
| Des chiens bleus de Corée et d'horribles tarasques |
| La guettent, cramponnés au soyeux paravent. |
| Très calme, elle repose. Et sur son teint de pêche |
| Ses longs cils font de l'ombre. Et son haleine fraîche |
| Souffle un parfum de thé, de menthe et de santal. |
| Un rayon d'or mourant baise sa robe mauve. |
| Sur un socle de laque un bon pélican chauve |
| La regarde dormir d'un air sentimental. |
Et c'est ainsi que, sans effort, sans y attacher d'importance, il jonglait avec les rimes dorées en manière de passe-temps. Sa puissance de travail était prodigieuse: toujours on le trouvait la plume à la main, griffonnant des paperasses pour l'Assistance publique, dont il était un des hauts fonctionnaires, rédigeant des rapports, écrivant des romans, des articles pour plusieurs revues, des comédies, des poèmes d'opéra, entretenant une effroyable correspondance; et il écrivait encore des sonnets pour se reposer.
Puis, c'étaient des discours en prose et en vers, pour des inaugurations de statues, pour des banquets littéraires; les conseils, la collaboration même, accordés aux débutants trop faibles encore pour marcher sans aide et sans appui. Comment peut-on suffire à un tel labeur? On n'y suffit pas, on y succombe. Que de fois je l'engageais à se borner, à laisser de côté des travaux dont l'urgence ne me paraissait pas démontrée? Mais le travail était pour Gallet une passion, et rien ne pouvait l'en arracher.
Selon toute apparence, son dernier travail aura été le chœur du 3º acte de Déjanire:
O terrible nuit, pleine de fantômes!
qu'il écrivit à Wimereux, dans son cottage qu'il aimait tant, d'où la vue s'étend au loin sur la mer, et même, à certains jours, jusqu'aux falaises de l'Angleterre. Il s'y trouvait ce vers:
Et des signes de feu passaient dans le ciel noir,
auquel il substitua, peu après, le suivant:
Des signes effrayants ont paru dans le ciel.
Enfin, je reçus, écrite au crayon, d'une main défaillante, la version définitive:
Des grondements d'orage ont traversé le ciel.
Ce vers est probablement le dernier qu'il ait écrit.
DOCTEUR A CAMBRIDGE
(1893)
I
De temps en temps, l'Université de Cambridge confère à certaines personnalités le titre de Docteur honoris causa; le gouvernement anglais n'est pour rien dans ces promotions, comme quelques personnes sembleraient le croire, habituées qu'elles sont à voir le gouvernement mêlé dans toutes nos affaires. Cambridge crée des docteurs en droit, lettres, sciences et musique; dans la première classe rentrent les spécialités qui ne pourraient prendre place dans les deux autres. C'est ainsi que dans la présente promotion figuraient comme docteurs en droit le Maharajah de Bhaonagar, récompensé pour avoir fondé dans son royaume des hôpitaux et des académies, et le général baron Roberts de Kandahar, ancien général en chef des armées de l'Inde, en souvenir de ses victoires. Les promotions de docteur en musique sont assez rares, et dans les années 1880, 1882, 1885, Cambridge n'a créé aucun docteur de cette sorte.
La promotion comprenait, outre les deux noms précités, ceux du baron Herschell, descendant du célèbre astronome, Lord Chancellor, président de l'Institution impériale récemment fondée pour consolider les liens entre l'Angleterre et ses colonies; de M. Julius Jupitza, professeur de philologie anglaise à Berlin, historien et poète; de M. Standish Hayes O'Grady, auteur de savants travaux sur la langue ères (ancien langage des Irlandais), et des cinq docteurs en musique, MM. Max Bruch, Pierre Tchaïkovsky, Arrigo Boïto, Édouard Grieg, et l'auteur de cette relation. Ce luxe de musiciens s'explique par ce fait que l'Université fêtait le cinquantième anniversaire de sa Société musicale (Cambridge University musical Society). Les Anglais, c'est chose convenue, ne sont pas musiciens, alors que nous le sommes jusqu'au bout des ongles; et cependant, je ne vois pas que nos Facultés des lettres et des sciences s'ajoutent l'ornement d'une Société de musique avec chœurs et orchestre, donnant dans une salle construite ad hoc et pourvue d'un orgue, des concerts de musique ancienne et moderne, indigène et étrangère. On juge les Anglais sur quelques ploutocrates (il y en a de tels en tous pays) qui donnent de grandes soirées pour lesquelles ils engagent des artistes comme des meubles de luxe, demandant des chanteurs "qui n'aient pas trop de voix, pour ne pas gêner les conversations" (le fait s'est passé pendant un de mes séjours à Londres); c'est très mal juger. Depuis que j'étudie l'Angleterre, je l'ai toujours trouvée avide de musique, patiente à l'audition, réservée dans l'appréciation, intéressée par l'art et très capable d'accueillir avec enthousiasme les œuvres et les artistes qui ont eu le don de lui plaire. Le public anglais est poli, applaudissant même ce qui l'ennuie; mais que de nuances dans ses applaudissements, et qu'il est aisé d'y démêler la vérité, quand on n'a pas d'intérêt a s'illusionner!
II
De plus habiles que moi ayant appris aux lecteurs du continent ce que sont les Universités anglaises, je me dispenserai de le faire, et parlerai seulement du plaisir que j'ai eu à visiter cette charmante ville de Cambridge, nid d'ogives dans la verdure, si originale avec tous ses colleges, vastes constructions gothiques ou Renaissance, anciennes, ou modernes du même style, ayant cours immenses, pelouses magnifiques, arbres séculaires; souvent contiguës, se communiquant et formant ainsi des ensembles de palais et de vastes espaces, où le visiteur novice s'égare facilement. Chaque collège a là jouissance d'un parc où les étudiants prennent librement leurs ébats, sans parler de la rivière (the Cam d'où Cam-brîdge, pont sur la Cam) où les rameurs s'entraînent, comme on sait. Cette vie au grand air, dont les exercices du corps prennent une bonne partie, est bien différente de celle de nos étudiants, et les ombrages d'Oxford et de Cambridge n'ont aucun rapport avec le Quartier Latin, malgré l'agrément qu'y met le jardin du Luxembourg, délices de mon enfance. Malheureusement cette éducation coûte cher et n'est pas à la portée de tout le monde. Chaque collège est pourvu d'une chapelle—s'il est permis de donner ce nom à ce qui pourrait ailleurs passer pour une cathédrale—et là, chaque jour, les élèves assistent à l'office et chantent, revêtus d'un surplis. Ce n'est pas un des côtés les moins curieux de ces Universités que leur caractère religieux, dont nos étudiants s'accommoderaient malaisément. Mais cette religion anglaise est si peu gênante! Les offices, très courts, consistent surtout à entendre de bonne musique fort bien chantée, les Anglais étant d'admirables choristes. J'ai entendu là des chœurs de Barnby, d'un beau sentiment, écrits d'une plume impeccable qui n'est pas sans parenté avec celle de Gounod, un psaume de Mendelssohn. L'église anglicane est un lieu sérieux, artistique, nullement redoutable comme notre Église catholique, où la Présence réelle, la Confession, mettent la terreur des inquiétants mystères. Entre le salon anglais, où la correction absolue s'impose, et le temple, la transition est à peine sensible, comme entre le parfait gentleman et le prêtre marié, père de famille, menant une vie élégante et ne se retranchant aucune des joies permises de la vie. Un peu plus de gravité dans le maintien ici que là, et c'est tout, ou peu s'en faut. A part certaines sectes, comme la ridicule Armée du Salut, les Anglais ne me semblent pas avoir la tendance au mysticisme qu'on leur prête d'ordinaire; ces étudiants, qui assistent tous les jours à l'office et endossent le surplis, n'ont rien dans leurs allures qui sente l'illuminisme ou la bigoterie; ils sont gais, remuants et bons vivants, ainsi qu'il sied à la jeunesse.
III
Tous ceux gui me connaissent savent à quel point je suis peu apte à recevoir des honneurs et à payer de ma personne dans les réunions d'apparat; aussi n'allais-je pas à Cambridge sans une certaine appréhension. Je me disais, pour me rassurer, qu'on ne doit point s'effaroucher des honneurs qui viennent d'eux-mêmes au-devant de vous, quand le fardeau en est partagé. J'aurais banni toute inquiétude si j'avais mieux connu la bonhomie et la simplicité, très réelle on sa grandeur, qui tempère en Angleterre la solennité.
Il me fallut d'abord, contrairement à mes habitudes, accepter l'hospitalité du président de la Société musicale, prévôt du King's College, que j'avais d'abord refusée. «Il entre tellement dans les mœurs anglaises», m'écrivait-on, «de recevoir sous son propre toit les hôtes les plus honorés, que le Comité s'exposerait à bien des reproches de la part des membres de notre Société s'il consentait à abandonner le représentant de la France à l'hospitalité d'un hôtel.» Devant une insistance exprimée en tels termes, il n'y avait qu'à céder. Tout a été dit sur l'hospitalité anglaise, et vraiment on n'en saurait trop dire; jamais obséquieuse, elle vous entoure de soins sans vous imposer aucune gêne, aucune corvée plus ou moins déguisée; et dans ces vastes demeures, pourvues en abondance de tout le confort imaginable, on a conscience de n'être pas soi-même un embarras.
Donnée principalement en l'honneur de la musique, la cérémonie proprement dite devait être précédée, la veille, d'un grand concert dont le programme avait été passablement difficile à organiser. Cinq compositeurs à produire, et même six, en y comprenant M. Stanford, directeur musical de la Société, ce n'était pas une mince affaire. En ce qui me concerne, il avait d'abord été question de mon psaume: «Cœli enarrant»; mais il dure trois quarts d'heure, il fallut y renoncer. Je tournai la difficulté en me réduisant à un morceau pour piano et orchestre, Africa, exécuté par l'auteur, sous la direction de M. Stanford. Le programme fut ainsi composé:
| 1. | Le Banquet des Phæaciens, fragment d'Ulysse (op. 41), Max Bruch. |
| 2. | Fantaisie pour piano et orchestre: Africa, Saint-Saëns. |
| 3. | Prologue de Mefistofele, Boïto. |
| 4. | Poème symphonique (op. 32): Francesca da Rimini, Tchaïkovsky. |
| 5. | Suite (op. 45), Peer Gynt, Grieg. |
| 6. | Ode (op. 52), East to West, Stanford. |
Préparé par plusieurs répétitions préalables à Londres et une dernière, le matin même du concert (qui eut lieu dans l'après-midi), réalisé dans une belle salle de dimensions moyennes, devant un public favorablement disposé, ce concert a obtenu, est-il besoin de le dire? un énorme succès; quand on invite les gens, ce n'est pas pour leur faire affront.
En France, le gros public ne connaît guère de M. Max Bruch que son concerto en Sol mineur pour violon, qui est sous l'archet de tous les violonistes; c'est assurément une de ses meilleures œuvres, mais il en a écrit beaucoup d'autres qui méritent d'être connues. Son idée de mettre en musique, pour le concert, l'Iliade et l'Odyssée, est heureuse; il y a ample matière à musique dans ces deux illustres poèmes, alors qu'ils s'adaptent difficilement à la représentation théâtrale; Ponsard on a fait l'expérience à ses dépens.
Le Banquet des Phæaciens, avec le chant des Rhapsodes accompagné par les harpes, les plaintes d'Ulysse soupirant après su patrie, ont plein de charme; les chœurs y sonnent magnifiquement et l'impression qui s'en dégage est celle que doit donner toute musique bien pensée et bien écrite. On trouverait peut-être chez nous quelle n'est pas assez pimentée; on va un peu au concert comme au feu d'artifice, avec l'espoir d'être surpris et ébloui; or M. Max Bruch ne tire jamais de fusées, n'allume pas de soleils tournants; encore que je prenne, tout le premier, grand plaisir à ces exercices, je ne saurais blâmer un artiste de faire tranquillement son œuvre et de modeler dans l'argile sacrée de nobles figures, aux belles attitudes. Même en Allemagne, où tout le monde sait le métier, le posséder à fond, écrire de la musique vraiment bonne est chose rare, et c'est l'apanage de M. Max Bruch, qui a le droit d'en être fier.
Le prologue de Mefistofele devrait être dans la mémoire de tous les amateurs de musique; il y a beau temps que je l'ai signalé à nos directeurs de concerts. L'auteur me pardonnera-t-il si je dis que ce morceau merveilleux, écrit pour le théâtre, me semble beaucoup mieux à sa place en dehors de lui? Représenter à la scène une nébuleuse derrière laquelle se dissimulent les phalanges célestes, y faire entendre les sept trompettes et les sept tonnerres de l'Apocalypse, n'est-ce pas excéder ses ressources? Seule, l'imagination peut se donner à elle-même de tels spectacles; de plus, on arrive au concert à des effets de sonorité que le théâtre ne saurait rendre. C'est pourquoi j'ai toujours regretté que nos sociétés musicales ne fassent pas connaître à notre public cette œuvre étonnante à laquelle ils donneraient toute la splendeur désirable, cette œuvre qui, par son originalité, son audace, le bonheur de son inspiration, est un des miracles de la musique moderne.
Ni les saveurs pimentées, ni les soleils d'artifice ne font défaut à la Francesca da Rimini de Tchaïkovsky, hérissée de difficultés, ne reculant devant aucune violence; le plus doux et le plus affable des hommes a déchaîné là une terrible tempête, et n'a pas eu plus de pitié pour ses exécutants et ses auditeurs que Satan pour les damnés. Tel est le talent, l'habileté suprême de l'auteur, qu'on prend plaisir à cette damnation et à cette torture. Une longue phrase mélodique, le chant d'amour de Francesca et de Paolo, plane sur cet ouragan, cette bufera infernal qui déjà, avant Tchaïkovsky, avait tenté Liszt et enfanté la symphonie Dante. La Francesca de Liszt est plus touchante, plus italienne surtout que celle du grand composteur slave, l'œuvre entière est typique, le profil de Dante y apparaît. L'art de Tchaïkovsky est plus raffiné, le dessin y est plus serré, la pâte plus savoureuse; au point de vue purement musical, l'œuvre est supérieure; l'autre satisferait plus complètement, je crois, les peintres et les poètes. En somme, elles peuvent vivre en bonne intelligence; toutes deux sont dignes du modèle, et, au point de vue du tapage, elles n'ont rien à se reprocher.
La Suite, de M. Grieg, a causé une impression de tristesse, due à l'absence de l'auteur retenu chez lui par le mauvais état de sa santé. Écrite pour un drame d'Ibsen que je ne connais point, la musique de Peer Gynt n'a rien d'étrange; elle est toute de grâce et de fraîcheur, comme sont d'ordinaire les œuvres de son auteur.
La cantate De l'Est à l'Ouest, qui terminait le concert, a été composée par M. Stanford à l'occasion de l'Exposition de Chicago, sur un poème spécialement écrit par le poète américain Swinburne, et dédiée au Président et au Peuple des États-Unis. Elle est peu développée, mais brillante et écrite de main de maître; c'est tout ce qu'on est en droit d'exiger d'une œuvre de circonstance.
Après le concert, banquet de cent couverts pour fêter le Cinquantenaire de la Société musicale; les docteurs en lettres et en droit n'y assistaient pas. J'occupais la place d'honneur, à la droite du président, et j'avais été prévenu que la tâche m'incomberait de répondre, au nom de mes confrères, au toast porté par M. Stanford; avantages dus, non a mes faibles mérites, mais au triste privilège de l'âge. Moitié manque d'habitude, moitié timidité naturelle, je redoute de parler en public; il fallut pourtant s'exécuter. D'ordinaire, en pareil cas, il me vient à l'esprit une foule de choses que je garde pour moi, n'osant les exprimer; cette fois, encouragé par un accueil extrêmement cordial et réfléchissant qu'après un demi-siècle d'existence, la timidité n'est plus de saison, j'ai dît tout ce qui me passait par la tête, «mêlant le grave au doux, le plaisant au sévère», ainsi qu'il est d'usage en Angleterre où l'on prononce des discours en toute occasion, sans prétention ni pédanterie. Mes camarades de promotion ont bien voulu se déclarer satisfaits des paroles que j'avais prononcées en leur nom.
IV
Le lendemain, mardi 13 juin, cérémonie de l'investiture dans une salle de moyenne grandeur, où l'on n'avait accès que sur invitation; une galerie circulaire était occupée parles étudiants. On a commencé par nous revêtir d'amples robes de soie, aux larges manches, mi-parties blanches et rouges, nous coiffer de mortiers de velours noir à torsade et à gland d'or; et, ainsi parés, nous avons processionné par la ville, sous un soleil torride. En tête du groupe des docteurs marchait le roi de Bahonagar, en turban d'or étincelant de fabuleuses pierreries, un collier de diamants au cou. Oserai-je avouer qu'ennemi des banalités et des tons neutres de nos habillements modernes, j'étais enchanté de l'aventure?
Les membres du cortège ayant pris place sur une estrade, la cérémonie commença par des discours en prose et en vers, en anglais et en latin. De temps en temps, un étudiant lançait une plaisanterie; on riait, l'orateur attendait patiemment qu'on eût fini de rire et reprenait son discours. J'ai connu le temps où les choses se passaient ainsi sous la coupole de l'Institut, à la distribution des prix de l'Académie des Beaux-Arts; on y a mis bon ordre, et l'agrément des séances n'y a rien gagné. Les discours terminés, un assesseur, accompagné d'un massier portant une longue masse d'argent, invite chaque docteur à se lever, et après l'avoir harangué en latin, le conduit au président revêtu d'hermine qui le salue docteur in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti, et lui donne une poignée de main, que suivent les applaudissements frénétiques de l'assistance. Les harangues sont des plus fleuries: on cite Homère et Schiller à propos de M. Max Bruch, Properce à propos de Tchaïkovsky. Voici, à titre de curiosité, celle qui m'était destinée:
Die hesterno, societas quædam arti musicæ inter nosmet-ipsos colendæ dedicata annos quinquagenta ab origine suâ prospere actos auspiciis optimis celebravit. Adera dux et signifer ipse qui Musarum in choro velut Apollinis Musagetæ vicem tam diu, tam feliciter gessit. Aderant etiam alii artis tam jucundæ Professores illustres, quorum e numero nonnullos o gentibus inter se diversis ad nos devectos titulo nostro hodie decoramus. Ceteris autem et ætate et experientia excellit vir gentis vicinæ inter lumina numeratus, qui memoria prope incredibili præditus, Musas Mnemosynes, fuisse filias suo exemplo luculenter comprobavit. Musicæ sacræ interpres quam doctus, artis musicæ existimator quam subtilis existitit! Quot terras ipse peragravit! in quot orbis terrarum regiones, coram quanta audientium multitudine, fama ejus exivit! Lætamur eum, qui olim ignis cœlestis datorem Promethea celebravit, ipsum inter tot gentes artis musicæ numera cœlestia toties tam feliciter dispersisse. Lætamur etiam Samsonis scriptorem celeberrimum Phrynes ex fabula laudis suæ coronæ flores novos nuper intexuisse.
Le dux et signifer, comparé à Apollon Musagète, est M. Stanford, depuis longtemps directeur des concerts de la Société, appelé actuellement à Londres pour occuper, au Royal College of music, un poste important.
Après la cérémonie, lunch d'apparat chez le président, prévôt du Christ's College, en l'honneur des docteurs qui y assistent, en costume, et promenade dans les jardins où l'on admire l' «arbre de Milton». On a soin de nous prévenir charitablement que cet arbre, un très antique mûrier, n'a jamais eu rien de commun avec le chantre du Paradis perdu. Et pendant que, sous les frais ombrages, mes heureux confrères se reposent en conversant avec des femmes charmantes, il me faut aller, dans la chapelle du Trinity College, pleine de curieux, m'escrimer sur l'orgue, instrument excellent et d'un maniement commode, fort heureusement. Le soir même, je me séparais de mes hôtes devenus des amis, et je rentrais à Londres, enchanté de mon voyage et de l'accueil qui m'avait été fait.
N'en pouvant parler comme il convient, j'ai omis une grande soirée, donnée le 12 juin dans les salles du Musée, soirée très brillante sous tous les rapports; je me sentais fatigué et n'y ai paru que quelques instants.
Telles furent ces fêtes, qui m'ont laissé un des meilleurs souvenirs de ma carrière d'artiste. J'en suis revenu confirmé, une fois de plus, dans l'idée que les Anglais aiment et comprennent la musique, et que l'opinion contraire est un préjugé. Ils l'aiment à leur manière, ce qui est leur droit; mais cette manière n'est pas si mauvaise, puisque l'art lui est redevable des oratorios de Haendel, des grandes symphonies de Haydn, de l'opéra Obéron de Weber, d'Élie et de la Symphonie écossaise, de Mendelssohn, de Rédemption, Mors et Vita, de Gounod, toutes œuvres écrites pour l'Angleterre, et qui, sans elle, ne seraient probablement jamais nées. J'ai toujours soutenu cette thèse, par amour de la vérité; à ce sentiment se joint maintenant celui de la reconnaissance, que je suis heureux d'avoir eu l'occasion d'exprimer.
ORPHÉE
Gluck a élevé sa grande voix, et une fois de plus il a conquis tout le monde. Qu'y a-t-il donc chez cet homme incomplet et irrégulier, incorrect même, qui emploie des moyens si simples et dont la lecture est parfois si déconcertante? D'où lui vient cette prodigieuse puissance?... Vous souvient-il du premier concert de l'Opéra et de Mme Caron chantant la scène du temple d'Alceste? ce n'était pas tout à fait «ça», il y avait trop de calme dans l'exécution, l'interprète n'avait pour elle qu'une admirable ténue de style, mais c'était assez: dès les premiers mots:—«Immortel Apollon!»—un frisson courait dans la salle. Ces choses-là ne se discutent pas.
Peut-être sera-t-on curieux de connaître la genèse de la renaissance d'Orphée. Ce serait une erreur de croire que Carvalho, grand admirateur des œuvres de Gluck, eût médité leur résurrection dans le silence du cabinet; il ne procédait pas ainsi. Carvalho, dans cette circonstance comme dans beaucoup d'autres, agissait sous l'empire d'un instinct, d'une intuition qui, bien souvent, l'a mieux servi que n'auraient pu le faire les combinaisons les plus savantes.
Donc, en ce temps-là, Mme Viardot ayant passé la première jeunesse était dans tout l'éclat de la seconde, qui valait plus encore: son talent avait mûri, s'était complété par des études incessantes; la grande cantatrice italienne s'était doublée d'une musicienne accomplie, connaissant toutes les écoles, rompue à tous les styles, pouvant interpréter avec une égale supériorité Rossini ou Haendel, Meyerbeer ou Sébastien Bach. Admirablement installée dans son hôtel de la place Vintimille, elle aurait voulu partager son temps entre Paris et Londres, où la «saison» la réclamait au printemps; mais, par un de ces phénomènes particuliers au monde des théâtres, ni l'Opéra, ni le Théâtre-Italien ne voulaient d'elle. Rossini, peu prodigue de ses démarches, était allé lui-même demander au directeur du Théâtre-Italien d'engager Mme Viardot pour jouer Otello; le directeur avait répondu à Rossini qu'il n'avait besoin de personne.
L'étoile dédaignée se consolait en brillant dans les salons et les concerts, où j'avais souvent l'honneur de lui accompagner le Roi des Aulnes de Schubert, dont elle avait fait une création terrible et fascinante au plus haut degré; elle s'était mise à l'étude, toute nouvelle pour elle, des œuvres de Gluck, probablement à l'instigation de Berlioz, dont la dévotion au dieu Gluck est bien connue. Bientôt elle devint la cantatrice spéciale de la tragédie lyrique; elle ne paraissait plus dans un concert sans y déclamer quelque fragment d'Alceste ou d'Armide, ou des deux Iphigénie, avec un succès toujours croissant.
Sur ces entrefaites, Mme Carvalho donnant à la fin d'une saison une représentation à son bénéfice, Mme Viardot fut invitée à y prendre part et y joua le dernier acte d'Otello (en italien) et le premier tableau du dernier acte du Prophète. Elle eut un tel éclat, remporta un tel triomphe que le lendemain Carvalho lui proposait un engagement pour la saison suivante: «Vous nous chanterez du Gluck,» lui dit-il.
«Du Gluck!» c'était facile à dire. Le génial impresario ne se doutait pas des difficultés qui s'élèvent dès qu'il s'agit de remettre à la scène un ouvrage de ces temps lointains. Elles sont de plusieurs ordres, et nous entraîneraient dans des dissertations techniques peu divertissantes: mieux vaut n'en point parler pour le moment. Il suffit de savoir qu'après avoir longuement étudié la question, Mme Viardot fixa son choix sur Orphée.
*
* *
Mais quel Orphée?
Il y en a deux: l'Orfeo italien et l'Orphée français. Le premier fut écrit pour voix de contralto, à l'usage d'un castrato. Le second est une adaptation de l'ouvrage pour l'Opéra de Paris, et le rôle d'Orphée y est écrit pour ténor: d'où un bouleversement complet de la partition.
Il fallait donc se substituer à l'auteur pour écrire une troisième partition,—une sorte de cote mal taillée entre la version italienne et la version française, qui permît de rétablir la voix de contralto dans le rôle d'Orphée tout en conservant les améliorations que Gluck a introduites dans son œuvre. Travail délicat, auquel Berlioz mit la main, on devine avec quel tact et quel respect.
Une des plus grandes divergences entre les deux textes se trouve à la fin du premier acte: dans Orfeo, l'acte se termine par un récitatif que suit une ritournelle tumultueuse, exprimant le désordre des éléments, pendant laquelle la scène change à vue et représente les Enfers. C'est ainsi que se conclut le premier acte dans le manuscrit de l'Orphée français; mais, dans la partition gravée, l'acte finit sur un air à roulades, d'un style ridicule. Cet air existe aussi, avec quelques légères variantes, dans une partition du compositeur italien Bertoni,—célèbre pour avoir refait, sur le même texte, l'Orfeo, en s'excusant, dans une préface hypocrite, de la liberté grande, et en pillant Gluck de la plus outrageuse façon.—L'air étant peu recommandable et d'un style qui ne se raccorde nullement avec le reste de l'ouvrage, on a pensé qu'il était de Bertoni. Berlioz le croyait, et s'est fort étonné de la présence de ce corps étranger dans le chef-d'œuvre. Or, la question étant étudiée à fond, il n'y a pas à douter: l'air est de Gluck; et c'est Bertoni qui, plus tard, le lui a emprunté. Obsédé par le ténor Legros, qui voulait à toute force un air, Gluck aura pris celui-là dans ses vieux papiers, sans prendre la peine de le retravailler et de le mettre à la hauteur du reste de la partition.
Mme Viardot, qui était bien aise, elle aussi, de chanter un grand air, mais dont le goût était plus délicat que celui du ténor Legros, entreprit de faire quelque chose avec ce morceau démodé. Elle me pria de l'aider dans cette tâche; nous l'entreprîmes avec d'autant plus d'ardeur que nous étions persuadés alors de tripoter un morceau dont l'auteur ne méritait aucun ménagement. Elle modifia les traits, substitua aux vermicelles rococo des arabesques de haut style; de mon côté, j'écrivis un autre accompagnement, se rapprochant de la manière de Mozart. Berlioz eut l'idée de rappeler dans la cadenza le motif: «Objet de mon amour»; et Mme Viardot ayant jeté sur le tout le manteau brodé de pierreries de son éblouissante exécution, il s'ensuivit que «l'Air de Bertoni», comme on l'appelait, eut un succès énorme.
J'aurais mieux aimé, pour ma part, le récitatif et le changement à vue! mais on voulait faire durer la pièce, qui est courte, le plus longtemps possible. En fin de compte, au théâtre, le succès justifie tout.
Il justifie quelquefois d'étranges choses, comme, par exemple, l'idée de substituer au morceau final de la partition: l'Amour triomphe, le chœur final d'Écho et Narcisse. Ce chœur est charmant, et comme il n'y a pas d'apparence qu'on reprenne jamais Écho et Narcisse, c'est une bonne occasion de l'entendre; soit! Mais l'Amour triomphe termine la soirée par un cri de joie qui n'est pas à dédaigner après tant de larmes. On l'a trouvé un peu vulgaire; qu'importe, si l'auteur n'était pas du même avis?
Il resterait, après cette belle restauration d'Orphée pour contralto, à nous faire entendre l'Orphée pour ténor, tel que Gluck l'avait récrit pour l'Opéra, avec le ballet qui termine la pièce à l'ancienne mode. Ce ne serait pas très facile, à cause des changements qu'a subis le diapason depuis cette époque; quelques transpositions seraient nécessaires, aucun ténor ne pouvant s'accommoder de la tessiture du rôle d'Orphée tel qu'il est noté dans la partition; mais difficulté n'est pas impossibilité, et il se pourrait bien que l'Opéra nous donnât cette fête quelque jour.
*
* *
Les «avancés», s'ils avaient un juste sentiment des réalités, seraient navrés du succès d'Orphée. Il n'y a pas à dire, c'est d'une beauté supérieure et incontestable, et c'est cependant,—allié à un magnifique sentiment d'art et à une vision très haute de l'art dramatique en particulier,—le triomphe du bel canto, du chant le plus italien qui se puisse voir! Il y a des couplets («Objet de mon amour»), les cantabili ne se comptent pas; la grande scène des Enfers n'est qu'une cavatine; ce n'est pas par ce qu'il leur dit, mais par ce qu'il leur chante qu'Orphée séduit les Furies: ce qu'il leur dit n'a pas d'importance, le verbe est dans la note et non dans la parole. Le merveilleux récit: «Quel nouveau ciel pare ces lieux» est d'une étonnante invention; Gluck, si inférieur d'ordinaire à Mozart dans le maniement de l'orchestre, s'y est montré plus symphoniste que lui, coloriste à la façon de Beethoven dans la Symphonie pastorale; mais l'exquise symphonie n'est que le fond du tableau, la voix y tient la première place, attire à elle tout l'intérêt: Gluck a été un grand réformateur, mais il eût trouvé absurde de ne pas faire chanter les personnages de ses drames lyriques et d'ôter tout l'intérêt à la voix, pour le transporter entièrement dans l'orchestre, devenu le personnage principal.
—Et pourtant, objectera-t-on, vous ne pouvez nier qu'on ait créé des chefs-d'œuvre en mettant le drame dans l'orchestre, en réduisant la part vocale à sa plus simple expression, encore que cela vous semble absurde.—Eh! oui, sans doute, parce qu'au fond il est tout à fait indifférent que cela soit ou non absurde; parce que tout art repose sur une convention, absurde en elle-même, qui cesse de l'être du moment qu'elle est acceptée; parce que ce n'est pas l'emploi de tel ou tel système qui établit la supériorité d'une œuvre, mais la valeur de son inspiration; et tous les rhéteurs du monde auront beau nous faire passer et repasser sous le nez, à satiété, les fleurs en papier de leur rhétorique, il suffira toujours d'une belle voix, chantant une phrase de Gluck ou de Mozart, pour réduire à néant leurs vaines et prétentieuses billevesées. Trois notes de Mlle Delna, et les plus belles théories s'en vont en fumée. Dura lex, sed lex.
DON GIOVANNI
On sait qu'au gré des fidèles de Bayreuth, il n'existe pas de temple au monde—même à Bayreuth—où leur culte soit célébré comme il convient, pas de directeur, de chef d'orchestre, de chanteur, de décorateur, de metteur en scène qui sache comprendre les œuvres du dieu, pas de représentation adéquate à sa pensée; en un mot, ce n'est jamais «ça»; et les fidèles ont raison, cent fois raison; ils ont seulement tort de se figurer qu'il s'agit d'une exception, alors que c'est une règle générale et que, pour les œuvres des autres, demi-dieux ou simples mortels, ce n'est jamais «ça» non plus. Les œuvres du dieu, bien au contraire, sont dans une situation privilégiée; grâce à l'armée des dévots qui veillent sur elles comme les croyants sur le tombeau de Mahomet, elles sont, bien heureusement pour nous et pour elles-mêmes, préservées de cette végétation parasite qui, sous le nom menteur de «traditions», vient peu à peu se coller aux flancs des autres ouvrages de théâtre et finit par les rendre méconnaissables; à part certaines coupures, toujours fâcheuses, mais excusées par la longueur interminable de certains actes, on les exécute, la plupart du temps, telles que l'auteur les a écrites. Quant aux autres, justes cieux! il y aurait de quoi ajouter un cercle à l'enfer du Dante, avec les supplices qui leur sont départis. On ne se contente plus, depuis longtemps, d'altérer la volonté de l'auteur, on en prend le contre-pied.
La suppression de la «voix de tête», chez les ténors, a fait prendre l'habitude de dire à plein gosier ce qui devrait se chuchoter à l'oreille; et les déclarations d'amour sont devenues des hurlements de bête qu'on égorge. Malheur à la phrase qui se terminait sur une note du médium, au morceau qui s'éteignait dans un doux murmure: phrase et morceau sont condamnés, sans appel, à se terminer sur une note aiguë, avec ce charme spécial aux locomotives annonçant leur arrivée; et pour que ce soit complet, il faut à toute force qu'un temps d'arrêt, ajouté sur l'avant-dernière note, permette de vociférer plus a l'aise. Quant aux mouvements, depuis que le vélocipède est entré dans nos mœurs, les chefs d'orchestre ne conduisent plus, ils pédalent; au lieu de battre la mesure, ils battent des «records»...
Pour moi, qui ai dans la mémoire toutes les œuvres consacrées, les ayant vu représenter alors que les vraies traditions existaient encore, je ne puis les entendre; la souffrance est trop grande de subir toutes ces horreurs et de voir avec quelle aisance elles sont perpétrées et acceptées.
Oh! non, ce n'est pas «ça», ce n'est pas «ça» du tout!
*
* *
Mais s'il y au monde quelqu'un pour qui ce ne soit pas «ça», c'est surtout Mozart.
Imaginez des acteurs de grand talent n'ayant jamais joué que Dumas, Sardou, et autres prosateurs modernes, à qui l'on ferait jouer, du jour au lendemain, le Misanthrope. Ils n'y perdraient aucune de leurs qualités; mais certaines de ces qualités seraient sans emploi, alors que d'autres, nécessaires pourtant, viendraient à leur manquer; ils seraient gênés comme dans des habits d'emprunt. Cela pourrait être curieux et intéressant; ce ne serait pas «ça».
Voilà exactement ce qui se passe quand des artistes de l'Opéra et de l'Opéra-Comique se trouvent appelés tout à coup à interpréter Don Juan. Ils font de leur mieux, et il faut leur en savoir gré. Mais comment pourraient-ils suppléer à la longue initiation, indispensable pour pénétrer tous les secrets d'un style en complet désaccord avec celui de notre époque, et dont rien ne saurait leur donner la clef? Leur éducation tournée dans un autre sens, les habitudes qu'ils ont contractées, tout les en éloigne; ils se promènent a travers le chef-d'œuvre, comme disait je ne sais plus qui, «en souris qui ne comprend rien à l'architecture de la grange qu'elle parcourt».
Par bonheur pour eux, le public qui admire la grange n'en comprend pas davantage la structure. Il est conquis par le charme d'une nature d'élite, et la plus charmeresse qui fut jamais; sans en avoir conscience, il subit celui qui émane d'une écriture impeccable et d'une élégance raffinée; mais s'il savait apprécier à leur valeur cette écriture et cette élégance, souffrirait-il qu'on y portât de cruelles atteintes? Ajouter des fautes de goût à des œuvres qui ne montrent pas dans tous leurs détails un goût très pur, c'est un péché; en ajouter à la musique de Mozart, c'est un crime. Ce crime se commet journellement et impunément. Jamais, sachez-le bien, jamais je n'ai entendu le bel air de Sarastro, dans la Flûte enchantée, sans qu'il fût gâté par un changement horrible à la fin, qui n'est pas seulement une faute de goût, mais une faute d'harmonie; et jamais je n'ai vu le public manifester la moindre aversion pour cette monstruosité.
*
* *
J'ai eu l'heureuse fortune, dans ma première jeunesse,—presque dans mon enfance,—d'entendre un Don Juan beaucoup plus près de la vérité que ceux d'aujourd'hui. Mme Grisi, Mario, Lablache e tutti quanti, soutenus par un orchestre très soigneux, l'interprétaient avec des talents de premier ordre et une grande exactitude, on pourrait presque dire avec religion. Malgré mon jeune âge, je savais la partition par cœur et aucun détail ne pouvait m'échapper. Après un demi-siècle, j'ai encore dans l'oreille le sextuor «mille torbidi pensieri», la magnifique voix de Lablache, le trait de Donna Anna sur le passage «che impensata novità», que Mme Grisi faisait avec une largeur et une précision instrumentale éloignant toute idée de «roulade» et d'ornement parasite.
C'est qu'il ne suffisait pas alors, pour être admis dans le bataillon sacré des grands chanteurs, d'avoir une voix sympathique et certaines qualités; il fallait tout, la voix, la diction et la vocalise.
Aussi n'était-on pas étonné de voir Mme Grisi, soprano dramatique, créer Don Pasquale, Lablache se faire applaudir dans des rôles aussi différents que Leporello et le père de Desdémone, Mario dans le comte Almaviva et dans Jean de Leyde, du Prophète, qu'il a interprété à Londres avec un énorme succès en compagnie de Mme Viardot, et celle-ci passer sans effort de l'austère Fidès à la sémillante Rosine, en se donnant de temps à autre le luxe d'escalader les hauteurs du rôle de Donna Anna!
Depuis j'ai revu Don Giovanni aux Italiens, avec une autre troupe, les Frezzolini, les Delle Sedie; à ceux-ci ne manquait certes pas le talent, mais la foi: prêtres de Verdi, s'ils avaient l'admiration de l'œuvre de Mozart, ils n'en avaient pas le culte; ce n'était déjà plus «ça», mais c'étaient encore de fort belles exécutions. Il faut mettre à part Mme Patti, dont la grâce piquante, la légèreté d'oiseau, la fraîcheur et la facilité d'organe, l'impeccable exécution, la simplicité savoureuse ont fait, à Paris et à Londres, une Zerline incomparable.
Puis le Théâtre-Italien a disparu, à Paris du moins, et avec lui Don Giovanni, devenu Don Juan; et nous sommes entrés dans l'ère des représentations plus ou moins brillantes ou intéressantes, mais toutes plus ou moins infidèles: car la langue italienne est indispensable au chef-d'œuvre de Mozart.
*
* *
C'est après avoir vu représenter à Paris, comme on sait, le Festin de Pierre et le Mariage de Figaro que Mozart, prouvant ainsi le sens très particulier qu'il avait du théâtre, conçut la pensée d'écrire Don Giovanni et le Nozze di Figaro. Le livret italien du second suit pas à pas la pièce de Beaumarchais; celui de Don Giovanni, au contraire, diffère beaucoup de la pièce de Molière; l'auteur, évidemment, a voulu faire da se, et Mozart, à son tour oubliant totalement Molière, a pris l'œuvre de da Ponte comme point de départ pour créer son œuvre à lui par-dessus la tête du librettiste. L'influence française est évidente dans le Nozze di Figaro, ce n'est là ni de la musique allemande, ni de la musique italienne: aussi la traduction française lui sied-elle à merveille; si elle la gêne un peu parfois (et si peu!) elle ne la dénature pas. Il en va tout autrement avec Don Giovanni; le génie de la langue italienne a passé dans cette musique, où le mot et la note ne font qu'un; la traduction la dénature et la défigure. En français, ce n'est que laid; en allemand, c'est quelque chose d'horrible.
On vous a dit, bonnes gens,—et vous l'avez cru,—que la musique de Mozart était excellente comme musique pure, mais que ce n'était pas là qu'il fallait chercher la langue du drame musical, que cette musique chantait, mais ne parlait pas; et vous avez eu tort de le croire, car on vous a trompés. L'erreur est d'ailleurs facile: cette musique est tellement parfaite au point de vue exclusivement musical et vocal, elle se suffit si complètement à elle-même qu'on peut l'admirer sans songer à autre chose. Or, par un miracle de l'art, cette musique, tout en chantant comme on n'a jamais chanté, parle aussi bien qu'il se peut; dans Don Giovanni, la justesse et la finesse de l'expression ne sont pas moins admirables que la perfection de la forme.
Et nous ne trouvons pas seulement dans cette œuvre géniale une vraie langue de drame lyrique; nous y trouvons aussi le symbole, le personnage élargi, grandi jusqu'au type et à la synthèse. Entre la Donna Anna qu'avait esquissée da Ponte et celle dessinée et peinte par Mozart, il y a un abîme; dans la création de cette étonnante figure, Mozart a montré qu'il n'était pas seulement le plus exquis des musiciens, mais un poète et un psychologue. Il faudrait pouvoir faire des citations pour montrer comment, avec des moyens tout différents de ceux usités aujourd'hui, par l'ampleur du style, par les modulations, par l'instrumentation, l'auteur est arrivé à personnifier en cette jeune patricienne la Némésis implacable, l'âme de toutes les femmes séduites et trompées poursuivant le coupable jusqu'à la mort; de plus, comme l'a si bien expliqué Hoffmann dans un de ses contes, elle est aussi la grande amoureuse, la seule femme à la taille de don Juan, qui l'eût aimé et qu'il eût aimée, et que son double crime en sépare à jamais. Ainsi que la douce Elvire n'est pas faite pour don Juan, le doux Ottavio n'est pas fait pour Donna Anna; elle croit l'aimer et lui promet sa main; en réalité, elle ne l'aime pas et ne l'épousera jamais.
J'ai parlé de la douce Elvire; ce caractère est encore une invention du musicien. Da Ponte avait créé une sorte de personnage comique, de femme «crampon»; Mozart l'a changée en une élégiaque et sympathique figure, méconnue la plupart du temps, mal interprétée et incomprise par conséquent du public. L'intention de l'auteur est pourtant bien visible dans le merveilleux trio du balcon, sacrifié d'ordinaire aux lazzi de Don Juan et de Leporello, mettant au premier plan une partie bouffe destinée par l'auteur à être accessoire. Je n'ai vu ce délicieux rôle établi comme il doit l'être que par Mme Carvalho, à Londres. Quand elle disait: «Gli vo' cavar il cor», on sentait la fragilité de cette colère, et la tendresse au fond du cœur ulcéré. Délicates nuances qui demandent, pour être rendues, un talent également délicat; et connaissez-vous quelque chose de plus rare au monde?
*
* *
«Il y a de la volute ionique dans Mozart,» disait un jour Gounod, caractérisant d'un mot pittoresque ce style, fait de charme et de pureté, source d'une impression d'art analogue a celle que nous a donnée la Grèce antique. De temps en temps, de la terre sacrée d'Hellade sort un fragment de marbre de Paros, un bras, un débris de torse, éraflé, injurié par les siècles; ce n'est plus que l'ombre du dieu créé par le ciseau du statuaire, et pourtant le charme subsiste, le style divin resplendit malgré tout. Ainsi de Don Giovanni.
Si peu qu'il y reste de Mozart, c'en est assez pour qu'une lumière en émane, dont s'illumine le ciel de l'art, lumière douce mais intense, pénétrant jusqu'au fond des cœurs; et l'on se sent en présence d'un art suprême, qui ne secoue pas violemment les nerfs, qui ne grise pas comme un breuvage frelaté, mais qui fait vibrer les cordes délicates et profondes de l'être; et l'on se demande si la musique n'a pas atteint là son zénith, si les couleurs brillantes dont elle s'est teintée depuis ne sont pas celles du couchant. Question inutile: car l'avenir, qui seul peut nous juger, seul aussi la résoudra.
Variétés
LA DÉFENSE
DE L'OPÉRA-COMIQUE
Il y aurait un livre curieux à faire sur l'intolérance en matière d'art. Cette maladie, que notre époque n'a pas inventée, sévit actuellement sur le genre aimable de l'Opéra-Comique: il devient urgent d'aviser, et je m'y hasarde, au risque d'entendre parler encore de ma versatilité, comparable a celle qui consiste a se lever le matin et à se coucher le soir, à se vêtir légèrement l'été, chaudement l'hiver, toutes choses dont personne ne songe a se scandaliser.
A l'aurore de ma jeunesse, je l'aimais beaucoup, ce vieil Opéra-Comique, en dépit de mon culte pour les Fugues de Sébastien Bach et les Symphonies de Beethoven. Fréquenter alternativement le Temple où je faisais mes dévotions, la Maison familiale avec ses joies naïves et un peu bourgeoises, me semblait tout naturel ainsi qu'à bien d'autres. De nos jours, on ne sort plus du Temple: on y vit, on y dort; mais comme le diable n'abandonne pas, ses droits, on s'échappe en cachette pour aller rire à l'opérette ou au café-concert. Mieux valait peut-être l'Opéra-Comique ouvertement accepté et cultivé; là, du moins, les auteurs ne pouvaient se présenter sans savoir leur métier, les chanteurs sans avoir de la voix et du talent. Tout le monde l'aimait alors; on était fier du genre national, on n'avait pas encore imaginé d'en rougir. Comme des nefs pavoisées, les chefs-d'œuvre du genre voguaient à pleines voiles au vent du succès. Quelles soirées et quels triomphes! Venu trop tard pour entendre Mme Damoreau qui fut, paraît-il, un éblouissement, j'eus le bonheur de voir la floraison merveilleuse des Miolan, des Ugalde, des Caroline Duprez, des Faure-Lefebvre; n'ai-je pas entendu, un soir, le Toréador et l'Ambassadrice avec Mmes Ugalde et Miolan-Carvalho comme interprètes! Le côté masculin n'était pas moins brillant avec Roger, Faure, Jourdan, Bataille et tant d'autres... Ceux-là mêmes qui n'étaient pas de grands chanteurs étaient précieux pour le soin qu'ils mettaient à conserver les traditions, à compléter un ensemble de premier ordre.
Tout aurait marché pour le mieux si la Maison et le Temple dussent vécu en bonne intelligence; mais la Maison était impie, elle dénigrait le Temple et niait les dieux. Les opéras de Mozart n'étaient pas «scéniques», Beethoven n'était pas «mélodique», les gens qui «faisaient semblant de comprendre» les Fugues de Sébastien Bach étaient des poseurs; bien mieux, la Maison voulait être Temple elle-même, il fallait se prosterner, adorer, déclarer admirables et vénérables des œuvres nées dans un sourire, ne visant qu'à plaire et à charmer. C'en était trop, Force fut de réagir et de railler un peu, ne fût-ce qu'un moment, ce vaudeville qui prétendait éclipser le drame, cette guitare qui prenait le pas sur la lyre immortelle. N'oublions pas que Meyerbeer, en ce temps-là, passait pour trop savant!
Autres temps, autres mœurs. Ce qui était trop savant n'est même plus regardé comme de la musique; quant à l'Opéra-Comique, une armée tout entière lui a déclaré une guerre implacable. Cette guerre est-elle juste? C'est ce que nous allons examiner.
L'Opéra-Comique, au dire de ses ennemis, est un genre faux et méprisable, parce que le mélange du chant et du dialogue est une chose abominable et ridicule, incompatible avec l'art. Ceux qui parlent ainsi ne cessent de vanter deux ouvrages, parfaitement beaux d'ailleurs, et de les mettre au-dessus de toute critique: ces deux ouvrages sont le Freyschütz et Fidelio, et ils sont apparentés à l'espèce décalée dont il s'agit: le chant y alterne avec le dialogue, et s'il est vrai que des mains étrangères les nient affublés de musique d'un bout à l'autre, qui nous dit que Weber et Beethoven approuveraient la transformation, s'ils pouvaient voir leurs œuvres ainsi modifiées? Nous l'ignorons. On y trouve des couplets, et même, horreur! de légères et pimpantes vocalises, que les purs affectent de ne pas voir: par de pareils objets leurs âmes sont blessées.
Pour que ce système de scènes alternativement parlées et chantées, si peu rationnel en apparence, si déplaisant au juger, dure depuis si longtemps, pour qu'il ait eu pareil succès, il finit pourtant qu'il ait son utilité. Il est utile, en effet pour bien des raisons. Il repose les auditeurs, plus nombreux qu'on ne croit, dont les nerfs résistent mal à plusieurs heures de musique ininterrompue, dont l'ouïe se base au bout d'un certain temps et devient incapable de goûter aucun son. Il permet d'adapter au genre lyrique des comédies amusantes et compliquées, dont l'intrigue ne saurait se développer sans beaucoup de mots, incompréhensibles si les mots n'arrivent pas sans obstacle a l'oreille du public. La musique intervient lorsque le sentiment prédomine sur l'action, ou que l'action prend un intérêt supérieur: certaines scènes, mises par elle en couleur et en relief, ressortant ainsi vigoureusement sur l'ensemble. Ce sont là dû sérieux avantages; ils compensent, bien au delà, le petit choc désagréable qu'on, éprouve au moment où la musique cesse pour faire place au dialogue, sans parler de la sensation contraire, de reflet délicieux qui se produit souvent dans le cas où le chant succède à la parole. Sans le dialogue,—ou le récitatif très simple en tenant lieu,—il n'y a plus de «pièces» possibles; force est de se réduire a des sujets dénués de toute complication, sous peine d'écrire des œuvres auxquelles le spectateur, non préparé par une longue étude, ne comprendra rien; tout l'intérêt se concentre alors sur la musique, et l'on ne s'aperçoit pas qu'en vertu de la loi qui veut que les extrêmes se touchent, on arrive, par un chemin détourné, au résultat que l'on fuyait: au lieu d'aller au théâtre pour entendre des voix, on y va pour écouter l'orchestre; la est toute la différence.
On veut délivrer la Comédie musicale, comme on a délivré le Drame musical. C'est parfait. Il y a bien, de-ci, de-là, quelques esprits arriérés qui se demandent si vraiment c'est en lui imposant des gestes déterminés que l'on délivre quelqu'un ou quelque chose; si la liberté ne consisterait pas tout simplement à faire ce que l'on veut; sans souci des aristarques; mais passons. L'Opéra; c'est la Tragédie: une action réduite à l'indispensable, des caractères fortement tracés, peuvent à la rigueur lui suffire. En est-il de même de la Comédie? Son essence n'est-elle pas toute différente? En renonçant a des habitudes séculaires, saura-t-elle conserver sa gaieté, sa légèreté? Problèmes que l'expérience seule peut résoudre. La Comédie musicale nouveau modèle compte déjà deux exemplaires illustres à son actif: les Maîtres-chanteurs de Nuremberg et Falstaff. Œuvres énormes, d'un maniement singulièrement difficile, fastueuses exceptions plutôt que modèles, dont la légèreté est le moindre défaut, et qui n'auraient peut-être pas eu la même fortune si leurs auteurs n'eussent attendu, pour les mettre au jour, qu'une célébrité colossale leur eût ouvert toutes les voies.
Revenons, si vous le permettez, à l'Opéra-Comique. Son histoire n'est plus à faire; elle a été faite et bien faite; elle est considérable, et c'est se moquer que de traiter par-dessous la jambe, et comme une quantité négligeable, un genre dont le livre d'or nous montre tant d'œuvres illustres. Simple comédie à ariettes dans le Devin du village, il est déjà dramatique et très musical dans le Déserteur et Richard Cœur de Lion; mais de Méhul paraît dater l'Opéra-Comique moderne, à qui toute ambition semblait permise, celui qu'on a déclaré genre national, titre de gloire dont on cherche à faire maintenant un sarcasme, presque une injure! Le vrai genre national, on l'a trop oublié, c'est le Grand Opéra français créé par Quinault, dont l'Armide eut l'honneur d'être illustrée successivement par Lully et par Gluck; c'est la Tragédie lyrique dont la qualité première était la belle déclamation, tradition fidèlement gardée jusqu'à l'invasion italienne du commencement de ce siècle. En se retournant vers le chant déclamé, vers le drame lyrique, la France ne ferait donc autre chose que de reprendre son bien sous des apparences plus modernes. Est-ce à dire que l'Opéra-Comique n'ait pas, lui aussi, sa forte dose de nationalité? A Dieu ne plaise, et tout n'était pas illusion dans cet art «national»; si cette forme de la comédie alternativement parlée et chantée n'est pas spéciale à notre pays, le caractère qu'il a su lui imprimer lui appartient en propre. Il est à la mode de le nier: la musique, dit-on, n'a pas de patrie! Nous allons bien voir, et ce n'est pas moi qui me chargerai de la démonstration.
S'il est au monde un critique faisant profession de placer l'Art en dehors des questions de frontière et de nationalité, c'est assurément M. Catulle Mendès.
C'est lui qui va nous instruire; écoutons-le:
«La gaieté des Maîtres-Chanteurs n'a aucun rapport avec la belle humeur française! elle est allemande, absolument allemande, cent fois plus allemande que la rêverie de Lohengrin, que le symbolisme de l'Anneau du Niebelung, et surtout que la passion de Tristan et Yseult. Le rire des Maîtres-Chanteurs est National.»
C'est le cri de la vérité. La gaieté allemande s'épanouit dans les Maîtres-Chanteurs comme le rire italien s'est esclaffé dans le monde entier avec l'Opéra-Bouffe; et la belle humeur française a engendré notre Opéra-Comique. C'était fou, de prétendre l'élever au-dessus de tout; il faut se garder plus encore d'en faire fi, de le rejeter comme une chose sans valeur: ce serait, comme on dit dans la langue populaire, mettre à ses pieds ce que l'on a dans ses mains. Le bon public, le vrai, n'est pas si bête; il continue malgré tout à applaudir Carmen, Manon, Mignon, Philémon et Baucis, et le Pré aux Clers, et le Domino Noir, quand on veut bien les lui faire entendre; il applaudit même encore la Dame Blanche, et il a raison.
DRAME LYRIQUE
ET DRAME MUSICAL
Nous vivons à une époque étrange: des esprits inquiets sont occupés sans cesse à tout remettre en question, pour le plaisir, parce que c' est le goût du jour, parce quo le modernisme le veut. Dans l'art, c'est une fureur, bien quo le public, sans montrer à ce mouvement une bien grande résistance, ne manifeste aucun désir de changement, tout changement répugnant à son humeur routinière; et l' on en vient à se demander si ce goût invétéré du public pour la routine n'est pas un des facteurs essentiels de la civilisation, en voyant de quel pas elle marcherait sous le fouet des énergumènes qui la poussent, sans ce frein modérateur quo nous maudissons souvent.
Pour ne parler que de la musique, il n'y en aurait déjà plus; je ceci n' est pas une plaisanterie. Après avoir voulu affranchir le drame lyrique des entraves dont gémissaient tous les esprits clairvoyants, on a déclaré tout autre musique que celle du drame lyrique moderne, indigné de l' attention des gens intelligents; puis on a disloqué la musique, supprimant complètement le chant au profit de la déclamation pure, no laissant de vraiment musical que la partie instrumentale, développée à l'excès; alors on a ôté à celle-ci toute pondération, tout équilibre; on l'a peu, à peu rendue informe et réduite en bouillie insaisissable et fluide, destinée seulement à produire des sensations, des impressions sur le système nerveux; et maintenant on vient nous dire qu'il n'en faut plus du tout.
«De toutes les formes musicales, l'opéra, est le plus transitoire, au point qu'on se demande à la lecture comment faisaient les anciennes partitions pour se comporter dramatiquement à la scène. Que subsiste-t-il aujourd'hui du répertoire de Lulli, de Haendel, de Gluck? Que restera-t-il demain de Rossini, de Meyerbeer? Seul, Mozart aura survécu, il est le seul qui tienne encore debout sur les planches; mais son école? Où sont les Spontini, les Paër, les Méhul? Une reprisa ici et là: une ouverture, un finale qu'on exécute dans les concerts, et puis rien que des noms, qui surnagent pour servir à la discussion; rien que des conceptions esthétiques..... Autre chose est la musique instrumentale ou purement vocale: Bach et Palestrina défient les siècles; mais les opéras de Haendel et de Scarlatti, essayez donc d'y aller voir!»
Cela est traduit d'un M. Richi, dans un livre publié à Stuttgard, il y a quelques années.
Et René de Récy, le regretté critique de la Revue bleue où il écrivait avec tant de solidité et d'éclat, ayant traduit ce fragment, ajoutait:
«La logique dans l'opéra! Commencez par lui donner ce que sa nature lui refuse, ce fonds de vérité relative indispensable à l'illusion artistique. Dans la tragédie ou le drame, a côté de la part du convenu, j'aperçois la part du réel; mais l'opéra n'est qu'un perpétuel défi à ma raison..... Quand j'ai là devant moi, sur la scène, des êtres humains, qui agissent et qui parlent, venir les faire chanter par surcroît, c'est vouloir m'empêcher de les prendre au sérieux. Et ne me répétez pas que, pour un héros de tragédie, chanter ou parler en vers est également bizarre; car le vers est la forme ailée du langage; il est fait de mots de la langue courante, tandis que la parole chantée n'est pas, que je sache, un moyen naturel d'exprimer sa pensée.»
Donc, l'opéra est une forme transitoire, les opéras ne font que paraître et disparaître, et il serait, par conséquent, bien inutile d'en écrire; mais il en est ainsi de toutes les manifestations de l'art dramatique. Les bibliothèques sont pleines de tragédies, de comédies, de drames qui ont vécu dramatiquement et n'existent plus que pour la lecture. Où jouerait-on Corneille, Racine ou Molière, sans le Théâtre-Français et l'Odéon qui sont forcés de les jouer? Quel théâtre pourrait jouer Shakespeare en entier et tel qu'il est écrit? On s'imagine avec peine comment les anciennes partitions se comportaient à la scène; on s'imagine plus difficilement encore comment s'y comportait le Prométhée d'Eschyle.
Oui, la forme dramatique brille un moment pour rentrer ensuite dans une ombre éternelle, dans l'ombre des bibliothèques à laquelle sont condamnées dès leur naissance les autres formes littéraires, et quand la musique entre dans cette forme, elle subit nécessairement le même sort. Mais si elle ne brille qu'un instant, quel instant glorieux! Quelle autre forme d'art peut se vanter d'agir avec cette puissance, de passionner à ce point la foule? Elle passe; mais tout passe en ce monde. La jeune fille s'épanouit en fleur de beauté; elle se marie, la maternité alourdit sa taille et flétrit son teint, la voilà pour toute sa vie une mère de famille. Dira-t-on qu'elle a eu tort d'être belle? La fourmi prend un jour des ailes et s'envole dans un rayon de soleil: cette ivresse ne dure que quelques heures. Dira-t-on que la fourmi a eu tort d'avoir des ailes?
C'est encore une bonne plaisanterie, de prétendre que Palestrina et Sébastien Bach défient les siècles; cela est bon à dire au peuple, pour employer le mot de Lucrèce Borgia au duo de Ferrare. La vérité, pour Palestrina, c'est que personne ne sait comment s'exécutait sa musique et ne pourrait dire au juste ce qu'elle signifie; aucune indication de mouvement ou d'expression ne guide les chanteurs et toute tradition est depuis longtemps perdue; ses œuvres, du plus haut intérêt, admirables sujet d'étude, sont des fossiles, que l'on restaure comme on peut pour leur donner une apparence de vie. Il a été de mode pendant longtemps de chanter la musique de Palestrina et de son école le plus lentement et le plus piano possible; et comme un chœur suffisamment nombreux et bien exercé, soutenant ainsi des sons murmurants sur des accords harmonieux, est une chose des plus agréables à entendre, le bon public se pâmait: «Palestrina! quel génie!» Oui, mais si Palestrina s'était trouvé là, il eût peut-être demandé naïvement de qui était ce joli morceau qu'on exécutait. Depuis, réfléchissant combien il est peu vraisemblable qu'on ait, pendant tout le seizième siècle, retenu sa respiration, on met des nuances dans cette musique, on varie les mouvements; Richard Wagner a ainsi restauré le Stabat mater de Palestrina, avec toute l'intelligence qu'on peut supposer. Mais c'est de la pure fantaisie.
Sébastien Bach est plus près de nous: on s'y retrouve mieux, c'est une civilisation qui touche à la nôtre. Sur les cent cinquante cantates d'église qu'il a écrites, combien en exécute-t-on, même en Allemagne? Beaucoup sont devenues matériellement inexécutables, du moins sans adaptation, l'auteur y ayant employé des instrument qui n'existent plus; les voix y sont admirablement traitées, mais d'une façon qui s'éloigne étrangement de nos habitudes modernes; il est telle de ses cantates dont l'exécution offrirait des énigmes presque impossibles à résoudre, et l'on ne comprend guère comment elles ont pu être résolues dans un temps où les instruments, mal construits, ne pouvaient avoir ni la justesse, ni l'égalité des sons, sans lesquelles cette musique hérissée de difficultés ne semblerait pas devoir être supportable. Une faible partie de l'œuvre de Sébastien Bach, ce colosse de la musique, est accessible au public; le reste ne subsiste que pour la lecture.
Et pourtant ce ne sont pas là des œuvres de théâtre!
Tout ce qu'on peut dire, c'est que la restauration des œuvres de Palestrina et de Sébastien Bach n'offre pas les mêmes difficultés que les opéras de la même époque, encore que ces difficultés semblent parfois insurmontables.
Venons maintenant à ce reproche spécieux, fait au drame lyrique, d'être un défi à la raison, qui pourrait bien aller jusqu'à admettre le vers, mais se refuserait à pousser la complaisance jusqu'à pactiser avec le chant. On pourrait répondre par la question préalable: aucun art ne peut tenir devant les exigences de la raison pure, pas plus les vers que le chant, pas plus le chant que la peinture qui représente le mouvement par l'immobilité. La réfutation, prise ainsi, serait trop facile! Tout art existe en vertu d'une convention et n'existe que par elle; que dis-je? le langage lui-même. Que signifient pour la grande majorité de mes lecteurs les caractères et les sons de la langue chinoise, de la langue indoue? rien, absolument rien. Pour obéir à la raison pure, il faudrait supprimer toute langue et toute littérature, s'en tenir au geste et à l'onomatopée.
N'allons pas si loin; ne poussons rien à l'absurde, il n'est pas nécessaire. Le vers est la forme ailée du langage, soit. Le vers est mieux encore, il est la forme pure, la forme cristallisée du langage dont la prose est l'état amorphe. Théodore de Banville a démontré comment le vers était contenu dans la prose, comment le poète ne faisait autre chose que l'en dégager.
Le chant est exactement dans le même cas; il est impossible, entendez-vous bien, impossible de parler sans chanter, non seulement en vers, mais en prose. Dès que vous élever la voix, dès qu'un sentiment un peu vif vous surexcite, vous déclamez, et, sans vous en douter, vous improvisez un récitatif, entremêlé de fragments de mélodie. Ainsi que dans la prose on rencontre à chaque instant des vers fortuits et inconscients, de même dans toute parole une oreille suffisamment délicate et exercée découvre à tout moment des séries de sons musicaux que l'on pourrait noter. Des professeurs de déclamation défendent a leurs élèves de chanter les vers: je les défie bien de faire autrement, à moins de dire toutes les syllabes sur la même note, comme on lit l'Évangile ou chaire; encore est-ce une manière de chant.
Ce chant rudimentaire est l'origine de la partie vocale du drame lyrique. Quant à l'orchestre, il est autour de nous, en nous-même, dans les mille bruits qui nous entourent, dans les battements de notre cœur:
La musique est dans tout, un hymne sort du monde!
Cette musique vague, vocale et instrumentale, le musicien l'amène à la forme musicale achevée, comme le poète extrait les vers de la prose. Le chant est donc, aussi bien que le vers, une façon naturelle d'exprimer sa pensée; l'union de la musique et de la poésie, quand elle est complète, constitue la forme lyrique parfaite, et Richard Wagner a tout à fait raison de dire que le drame lyrique est l'expression suprême du drame.
Cela est si vrai, que le drame lyrique, même incomplet, même détourné de son but, déformé, avili de toutes manières, a toujours été, depuis qu'il existe, de toutes les formes d'art, la plus attractive.
Aussi René de Récy était-il trop clairvoyant et trop sincère pour ne pas en convenir. «Cet art faux, écrivait-il, est un art nécessaire; nous pouvons en médire, mais non pas nous en passer..... Rien de plus légitime, et moi-même j'y prends un extrême plaisir. Alors à quoi bon tant disserter?»
C'est parler d'or; et un art nécessaire, indissable, auquel des esprits sérieux trouvent un plaisir extrême, ne saurait être plus faux qu'un autre, ou bien alors tous les autres sont également faux.
Pourquoi donc le battre on brèche?
Parce que, ainsi que nous le disions en commençant, on veut tout remettre en question; et aussi parce que le mysticisme, un mysticisme violent, nouveau et inattendu, s'est introduit dans la place.
Ceci mérite une étude à part.
Les incompris de l'art, ceux qui, sous prétexte que le beau est parfois difficilement accessible, s'imaginent que l'inaccessible est nécessairement beau, ont coutume de se retrancher dans leur foi artistique, cette foi dont un artiste digne de ce nom ne saurait se passer. Les artistes sérieux en parlent rarement, par la raison qui empêche les princes de parler de leur noblesse ou les millionnaires de leur fortune; mais on en parle beaucoup dans certains cénacles où l'on disserte à perte de vue sur l'art et l'esthétique. Il est arrivé qu'à force de disserter sur ces matières, on a fini par être dupe des mots et assimiler la foi artistique à la foi religieuse, qui est une chose fort différente.
La foi religieuse ne connaît que l'affirmative; si elle consent à discuter, c'est pour pulvériser son adversaire, et il ne peut en être autrement. De brillants écrivains, pour qui j'ai autant de respect que d'admiration, s'efforcent d'introduire dans nos mœurs une foi tolérante, un esprit à la fois scientifique et religieux. Quand je lis leurs admirables articles, leurs variations étincelantes sur ce sujet, je ne puis, malgré tout mon respect, éloigner de mon imagination les images irrévérencieuses du civet sans lièvre, du mariage de la carpe et du lapin. Ces grands esprits ne veulent voir que la surface de la question et négligent volontairement le fond, qu'ils connaissent mieux que personne; on est pourtant bien forcé d'y venir un jour ou l'autre. Une religion n'est une religion que par sa prétention à enseigner la vérité absolue, dont le dépôt lui a été confié par une révélation surnaturelle. On ne transige pas avec la vérité absolue. Aussi la foi engendre-t-elle logiquement l'intolérance, le fanatisme et, en dernier ressort, le mysticisme, qui est le renoncement à tout ce qui n'est pas la vérité révélée. On ne veut pas qu'il en soit ainsi, et l'on s'en prend à la logique: «Rien n'est plus faux,» dit-on couramment, comme on disait, il y a cinquante ans, «rien, n'est méprisable comme un fait». Ce sont là des modes, comme les chapeaux.
Si nous analysons la foi artistique, nous nous trouvons en présence d'un ordre d'idées tout différent. La foi artistique ne se réclame d'aucune révélation surnaturelle; elle ne saurait prétendre à l'affirmation de vérités absolues. Elle n'est qu'une conviction, formée en partie des études de l'artiste, en partie de sa façon instinctive de comprendre l'art, qui constitue sa personnalité et qu'il doit précieusement respecter. Elle a le droit de persuader et de conquérir les âmes, non de les violenter.
Or, c'est précisément le contraire que nous voyons. La foi artistique s'est faite dogmatique et autoritaire; elle lance des anathèmes, elle condamne les croyances antérieures comme des erreurs, ou les admet comme une préparation à son avènement, comme un ancien testament précurseur de la Loi nouvelle; et comme la logique, qu'on le veuille ou non, ne perd jamais ses droits, l'intolérance, le fanatisme et le mysticisme sont accourus à la suite. Notre temps, d'ailleurs, n'est pas rebelle au mysticisme dans l'art, par un phénomène de contraste qui n'est pas sans exemple. Sous la Terreur, on se plaisait à représenter sur la scène d'innocentes bucoliques; de même, à notre époque scientifique et utilitaire, on voit éclore, dans la littérature et dans l'art sous toutes ses formes, le goût du mystérieux et de l'incompréhensible. Se peut-il rien voir de plus étrange que l'énorme succès du théâtre annamite de l'Exposition de 1889, qui aurait fait, a-t-on dit, pour plus de trois cent mille francs de recettes? On n'entendait que des cris de bêtes égorgées, des miaulements ressemblant tellement à ceux des chats, qu'on se demandait avec inquiétude, après les avoir entendus, si les chats n'ont pas un langage; quant à la partie instrumentale, prenez une poulie mal graissée, votre batterie de cuisine, un chien empoisonné et battez un tapis sur le tout, vous en aurez à peu près l'idée.
Mais il était impossible d'y rien comprendre. Les ouvreuses, en femmes intelligentes, vous distribuaient des programmes quelconques, sans rapport avec ce qui se passait sur la scène, qui achevaient de vous égarer; aussi quel plaisir?
Savez-vous bien que ce succès jette un jour singulier sur celui du théâtre de Bayreuth? On sait que la majorité du public y est composée de gens venus de tous les points du globe, ignorant la langue allemande et ne sachant pas une note de musique; ils ne cherchent pas même à comprendre, et viennent là pour se faire hypnotiser. Est-ce bien la ce que l'auteur avait rêvé?
Laissons ces naïfs, et occupons-nous des adeptes, des purs. Ceux-ci sont de vrais fanatiques. L'œuvre du maître ne saurait être discutée; on l'écoute en silence, comme la parole de Dieu tombant du haut de la chaire. Si d'interminables longueurs engendrent un terrible ennui, on ne s'en préoccupe pas plus que de celui qu'exhale le chant monotone des Psaumes, à l'office des vêpres; si l'on ne peut comprendre certains passages d'une obscurité vraiment impénétrable, on humilie sa raison devant la parole divine, et des commentateurs s'exercent sur ces mystères, comme on l'a fait sur ceux de la Bible; si certaines sauvageries musicales déchirent l'oreille, on endure patiemment ces beautés cruelles, on reçoit avec joie les souffrances que le Maître nous inflige pour le bien de notre âme. On subit avec reconnaissance les fatigues d'un long pèlerinage...
Renoncement, humilité, abandon de la volonté et de la raison, amour de la souffrance, c'est tout le mysticisme. Les mystiques chrétiens espéraient une compensation dans l'autre vie; nos néo-mystiques pensent-ils revivre dans un paradis esthétique, où ils pourront adorer le Très-Saint-Drame-Musical en esprit et en vérité? Ce n'est pas impossible; rien n'est impossible.
Mais le mysticisme, source des voluptés ineffables, en si grand honneur au moyen âge, a été jugé; on sait où il mène: à l'étiolement, au nihilisme, au néant. La logique a encore fait des siennes. On nous a tracé le tableau du Drame musical (les mots «Drame lyrique» ne répondent plus aux idées actuelles) tel qu'il devrait être pour atteindre à sa perfection. Un sujet essentiellement symbolique; pas d'action: les personnage devant être des idées musicales personnifiées, non des êtres vivants et agissants. Et de déduction en déduction, on est arrivé à conclure que le drame idéal est une chimère irréalisable et qu'il ne faut plus écrire pour le théâtre!
Avec de pareilles exagérations, on finirait par faire regretter l'ancien opéra italien. C'était bien pauvre et bien plat, mais c'était au moins un cadre, sculpté et doré avec plus ou moins de goût, dans lequel apparaissaient de temps a autre de merveilleux chanteurs formés à une admirable école. Cela valait, en tout cas, beaucoup mieux que rien. A défaut d'ambroisie, plutôt manger son pain sec que de se laisser mourir de faim.
LE
THÉÂTRE AU CONCERT
Les grands concerts, par le développement et l'importance qu'ils ont pris dans ces dernières années, par l'influence qu'ils exercent sur le goût du public, méritent la plus sérieuse attention. Au temps de mon enfance, les, privilégiés de la rue Bergère étaient seuls admis à entendre les chefs-d'œuvre de la musique instrumentale; ils formaient dans le monde des amateurs une véritable aristocratie, jalouse de ses droits, et fière de ses privilèges. Le premier qui tenta de démocratiser la symphonie fut Seghers, un membre dissident de la Société des Concerts, qui dirigea pendant plusieurs années, dans une salle existant alors rue de la Chaussée-d'Antin, la Société de Sainte-Cécile. J'ai connu peu d'hommes animés d'une aussi grande passion pour la musique, d'un amour de l'art aussi profond et aussi désintéressé. Il joignait au culte des maîtres du passé une noble ardeur pour le mouvement moderne; c'est dans ses concerts qu'on a entendu pour la première fois la Symphonie romaine et le finale de Loreley de Mendelssohn (qui passait encore à cette époque pour un révolutionnaire), l'ouverture de Manfred de Schumann, l'ouverture de Tannhäuser et la marche religieuse de Lohengrin, la Fuite en Égypte de Berlioz; c'est là qu'on a exécuté les premières œuvres de Gounod et de Bizet.
L'orchestre était composé d'excellents artistes, dont quelques-uns sont devenus célèbres; l'enthousiasme du chef passait dans la vaillante troupe; mais le nerf de la guerre manquait. Pasdeloup vint, soutenu par un puissant bailleur de fonds, et éleva les fameux Concerts populaires sur les ruines de la Société de Sainte-Cécile.
Il y a une légende sur Pasdeloup; je n'ai pas la prétention de la détruire, mais cela ne n'empêchera pas d'écrire l'histoire. Avant les Concerts populaires, Pasdeloup avait commencé modestement par la Société des Jeunes Artistes, dont les concerts avaient lieu dans la salle Herz, et là, s'était montré disposé à encourager le mouvement moderne, accueillant volontiers les œuvres inédites, luttant parfois pour les exécuter contre le mauvais vouloir de son jeune et indocile orchestre. Avec les Concerts populaires, ce fut autre chose; il s'agissait de remplir une salle énorme, d'attirer le grand public, et de faire accroire qu'on lui donnait les concerts de la rue Bergère; Pasdeloup se montra exclusivement classique et germanique, inscrivant en grosses lettres sur ses affiches: Beethoven, Mozart, Haydn, Weber, Mendelssohn; ce qui voulait dire au public: La musique de ces maîtres est seule digne de vos oreilles; le reste ne mérite pas votre attention. Il opposa une barrière infranchissable à la jeune École française, à laquelle les Sociétés de Sainte-Cécile et des Jeunes Artistes avaient ouvert leurs portes, et qui ne demandait qu'à s'élancer dans la carrière. En veut-on une preuve? Un beau jour (il y avait deux ans que les Concerts populaires existaient), je suis tout surpris de voir sur l'affiche un morceau de ma façon; je vais entendre la répétition générale et, l'exécution étant bonne, je me tiens coi. Le concert a lieu, le morceau est bissé; je vais le lendemain remercier Pasdeloup, qui me reçoit tout de travers, me disant d'un ton rogue qu'il a joué le morceau parce que ça lui plaisait, et nullement pour m'être agréable, et qu'il n'a pas besoin de mes remerciements; et il s'écoula dix années sans que mon nom reparût sur ses programmes, sous prétexte que son publie n'aimait pas les œuvres nouvelles.
Une autre fois, j'eus la naïveté de lui proposer, pour un concert spirituel, l'Oratorio de Noël que j'avais écrit pour l'église de la Madeleine. Au bout de huit mesures, il se leva en s'écriant avec mépris:
«Mais, c'est du Bach!» et refusa d'en entendre davantage.
Si cet accueil m'eût été spécialement réservé, je n'en parlerais pas; mais c'était pour moi comme pour tout le monde. Une symphonie de Gounod, une de Gouvy (toutes deux charmantes, et qu'on a grand tort de laisser oublier), l'ouverture des Francs-Juges de Berlioz, l'ouverture de la Muette, voilà à peu près toutes les concessions qu'il a fuites à l'École française pendant de longues années.
On imaginera sans doute qu'il eût été possible de créer, à côté des Concerts populaires, d'autres concerts chargés d'exploiter le répertoire que Pasdeloup laissait en souffrance; mais on était alors en plein Empire, et sous ce régime de liberté auquel certaines gens voudraient nous ramener pour nous arracher à la tyrannie républicaine, on ne pouvait rien faire sans autorisation. Des tentatives eurent lieu, qui se heurtèrent à un refus formel. On ne voulait pas, disait-on, susciter une concurrence aux Concerts populaires, qui étaient «une institution». Un nommé Malibran, neveu, je crois, de l'illustre cantatrice, était cependant parvenu a obtenir cette autorisation difficile; il avait réuni des fonds, formé un orchestre, donné un premier concert qui avait eu beaucoup de succès. L'autorisation fut immédiatement retirée; le pauvre artiste, ruiné, mourut de chagrin.
Plus tard, après 1870, Pasdeloup dut changer de système. Il écrivit une lettre aux journaux dans laquelle il s'engageait à ne plus jamais exécuter une note de musique allemande, ce qui était absurde et impraticable; il le savait mieux que personne. Mais s'il ne pouvait rendre Beethoven responsable de la perte de l'Alsace, il pouvait mettre son orchestre à la disposition des compositeurs français; c'est ce qu'il fit, et l'École française fut délivrée des chaînes qui arrêtaient son essor. Il s'est beaucoup targué depuis de l'avoir inventée; la vérité est qu'il l'a paralysée aussi longtemps qu'il a pu, et ne lui est venu en aide que lorsqu'il y a trouvé son intérêt. Il lui faisait bien payer l'appui qu'il lui prêtait, par sa brusquerie, sa tyrannie, sa prétention à savoir toujours mieux que l'auteur comment un morceau devait être exécuté. «Je ne me trompe jamais, disait-il; quand on aime la musique comme je l'aime, on ne peut pas se tromper.» De fait, il l'aimait sincèrement, passionnément, autant que sa nature peu artistique le lui permettait; ce grand amour, ainsi que des services réels rendus à l'art, qu'il serait injuste de méconnaître, lui feront pardonner bien des choses, et on ne peut lui reprocher son incapacité dont il n'avait pas conscience. Elle était immense. On aura peine à croire qu'il ait fait exécuter tant de fois la Symphonie avec chœurs de Beethoven sans s'apercevoir que la partie de contralto, par une erreur du copiste, était écrite en maint endroit une octave trop haut; c'est pourtant exact. L'immense vaisseau du Cirque-d'Hiver l'a beaucoup servi, en dissimulant des défauts d'exécution qui, dans une salle moins vaste, eussent choqué tout le monde.
Laissons le passé, et occupons-nous du présent. Nous vivons maintenant dans l' abondance des beaux concerts, et l' on est fort souvent embarrassé le dimanche pour savoir où aller, parce qu'on voudrait être partout à la fois. Une seule chose m' afflige quand je regarde les affiches: c' est que la symphonie tend à disparaître, menacée par l'envahissement de la musique écrite en vue du théâtre, laquelle prend indûment sa place.
Il est en art une vérité qu'on ne devrait jamais oublier, c'est que rien de ce qui n'est pas approprié prié à sa destination ne saurait être réellement bon. Choque œuvre doit être vue dans son cadre.
Dans la pratique, cette vérité, comme beaucoup d'autres, souffre des tempéraments. De tout temps, on a songé à enrichir les programmes de concert avec des fragments empruntés au théâtre, dont il y aurait grand dommage à se priver. Les ouvrages disparus du répertoire, ceux des théâtres étrangers contiennent des pages admirables que l'on n'entendrait jamais, si les concerts n'étaient pas là pour les recueillir; mais ces infractions légitimes à une règle ne doivent pas devenir, la règle; on doit, au contraire, garder dans les concerts la première place aux œuvres écrites spécialement pour eux, sous peine de fausser le goût du public et d'amener une décadence fatale. En France, on aime tellement le théâtre qu'on en mot partout. Nos jeunes compositeurs l'ont toujours en vue; s'ils écrivent pour les concerts, au lieu d'œuvres réellement symphoniques; ce sont trop souvent des fragments scéniques qu'ils nous donnent, des marches, des fêtes, des danses et des cortèges à travers lesquels on entrevoit, au lieu du rêve idéal de la symphonie, la réalité très positive de la rampe. Les fragments d'opéras sont devenus la première attraction des concerts, comme s'il n'y avait pas, dans la musique de concert proprement dite, un aliment suffisant pour l'appétit des amateurs.
Or, il y a tout un monde.
Haydn a écrit cent dix-huit symphonies; la collection complète, en copies très correctes, est à la bibliothèque de notre Conservatoire. Beaucoup d'entre elles ne sont que de simples divertissements, écrits au jour le jour, pour les petits concerts quotidiens du prince Esterhazy; mettons que le quart mérite d'être exécuté: cela fait encore un joli chiffre. En tout cas, les magnifiques et célèbres symphonies qu'Haydn écrivit à Londres, pour les concerts de Salomon, ont un droit incontestable à la lumière du jour. Haydn est le père de la musique instrumentale moderne; qui ne connaît pas son œuvre ne saurait se mettre à un juste point de vue pour juger les œuvres actuelles; dans ses deux oratorios, la Création, les Saisons, il a déployé une fertilité d'invention, une richesse de coloris qui tiennent du prodige, et de tels effets dont nos amateurs attribuent l'invention à Mendelssohn ou à Schumann existent déjà dans ces œuvres merveilleuses. Haydn possède un atticisme étonnant, analogue à celui de nos écrivains français du temps passé. Il sait toujours s'arrêter à temps, et sa musique n'engendre jamais l'ennui. Elle n'est ni shakespearienne, ni byronnienne, c'est évident; Haydn n'était pas un agité, son style reflète la sérénité de sa belle âme. Est-ce une raison pour écarter ses œuvres? Une galerie de tableaux se couvrirait de ridicule, si elle remisait au grenier un Pérugin, sous prétexte qu'on n'y trouve pas les effets troublants d'un Ruysdaël ou d'un Delacroix. Il en est d'un répertoire de concert comme d'une galerie de peinture: tout ce qui est bon doit y trouver place. Le public, mesurant volontiers la valeur des œuvres à l'intensité des sensations qu'elles lui font éprouver, se trompe du tout au tout: c'est l'élévation des idées, leur originalité, la profondeur du sentiment et la beauté du style qui font la valeur des œuvres, non le trouble plus ou moins grand que leur audition amène dans le système nerveux. La recherche de la sensation, lorsqu'elle devient le but de la musique, la tue à bref délai, amenant en peu de temps une monotonie insupportable et une exagération mortelle.
Avec Mozart, depuis que les éditeurs Breitkopf et Haertel ont publié ses œuvres complètes, nous sommes en possession d'une mine inépuisable. Mozart improvisait constamment: il y a un choix à faire dans le monde des œuvres qu'il nous a laissées; mais le nombre des morceaux dignes d'admiration est vraiment extraordinaire. Les symphonies de Beethoven elles-mêmes n'ont pu réussir à éclipser la Symphonie en Sol mineur (sur laquelle Deldevez a écrit, dans Curiosités musicales, des lignes si fines et si instructives), la Symphonie en Ut majeur (Jupiter), dont l'adagio seul est une des merveilles de la musique. Les motets avec orchestre sont des chefs-d'œuvre, et leur vraie place est plutôt au concert qu'à l'église, où ils sembleraient aujourd'hui quelque peu mondains, comme toute la musique religieuse de la même époque; et rien n'est comparable à la collection des concertos pour piano. Il y en a une trentaine, dont les deux tiers sont de premier ordre; la variété des combinaisons, la richesse des effets, en font une création à part. On sait qu'il est de mode, chez les amateurs dits «avancés», de mépriser les concertos et, en général, tout ce qui touche à la virtuosité; si bien qu'un riche répertoire, comprenant des œuvres de Sébastien Bach, Beethoven, Mozart, Mendelssohn, Schumann, et des meilleurs, est mis à l'index. On croit montrer ainsi une réelle délicatesse de goût: on ne montre, en réalité, qu'une profonde ignorance de l'histoire et de la nature de l'art, soit dit en passant et sans intention de froisser personne.
Beethoven n'a pas écrit que ses Neuf Symphonies. On a de lui des chœurs détachés avec orchestre, et son oratorio, le Christ au mont des Oliviers, qui n'est pas de sa grande manière, mais dont le charme et la fraîcheur ne sauraient être trop vantés.
Inutile de parler de l'œuvre de Mendelssohn, il est assez connu; cependant Élie, œuvre gigantesque, complet à tous les points de vue, chef-d'œuvre et type de l'oratorio moderne, a été bien rarement exécuté à Paris. Pour ce qui est de l'oratorio ancien, qui constitue a lui seul toute une bibliothèque, on a prétendu que notre public ne se l'assimilerait pas. C'est, un préjugé, et rien de plus: les tentatives de M. Lamoureux dans ce genre avaient attiré non seulement le public, mais la foule. Si nous avions une vaste salle munie d'un orgue, une société chorale et orchestrale formée en vue de ce genre, faisant entendre l'œuvre immense (et beaucoup plus varié qu'on ne le suppose) de Haendel, ce qui est possible d'exécuter, dans celle de Bach, et tant d'œuvres modernes, depuis Mendelssohn et Schumann jusqu'à Gounod et M. Massenet, en passant par Berlioz et Liszt, croit-on que le public lui ferait défaut? Jules Simon, lorsqu'il était ministre, a caressé ce beau rêve artistique; malheureusement les ministres passent, et les idées restent... sur le carreau. Pourtant nous ayons eu, en outre des brillantes tentatives de M. Lamoureux, les exécutions plus modestes dues à l'initiative de M. Bourgault-Ducoudray, celles de la Société Concordia. Tous ces essais ont prouvé la vitalité du genre et la faveur dont il jouirait près de notre public, si celui-ci était admis a le mieux connaître.
De Berlioz, on entend la Damnation de Faust et la Symphonie fantastique, quelquefois Roméo et Juliette; on joue encore l'ouverture du Carnaval romain, plus rarement celle de Benvenuto Cellini, qui l'égale, si elle ne la surpasse. Mais l'Enfance du Christ, la symphonie Harold, les ouvertures et les chœurs détachés, tout cela aurait besoin d'exécutions réitérées pour entrer dans la mémoire et être goûté comme il convient. Nous avons des concerts dont chaque programme porte le nom de Richard Wagner, et nous n'en avons pas qui fassent le même honneur à Berlioz.
Enfin, il est souverainement injuste de ne pas exécuter les Poèmes symphoniques de Liszt, ses symphonies Faust et Dante. Musique de pianiste! a-t-on dit; mais Liszt, sur le piano, n'était pas du tout un «pianiste». A qui ne l'a pas entendu dans son éclat, il est presque impossible d'en donner une idée; Rubinstein seul pouvait le rappeler par sa puissance surhumaine, son grand sentiment artistique, son action énorme sur l'auditoire; mais de telles natures ne sauraient être semblables, et Liszt était tout autre chose. Rubinstein domptait les difficultés comme Hercule terrassait l'hydre de Lerne; devant Liszt, elles s'évanouissaient: le piano était pour lui une des formes de l'éloquence.
On l'a accusé de choses absurdes, d'avoir cherché à mettre en musique des systèmes philosophiques. Cela est complètement faux; Liszt n'a jamais traduit musicalement que des idées poétiques, et si l'on veut condamner toute musique autre que la «musique pure», alors ce n'est pas seulement la sienne qu'il faudra rejeter, mais aussi la Symphonie pastorale, les symphonies et les ouvertures caractéristiques de Mendelssohn, tout Berlioz et tout Wagner. On a prétendu que ses œuvres étaient incompréhensibles; cependant les Préludes, le Tasse ont été essayés à Paris avec un succès complet, alors que tant de pages de Berlioz, Schumann, Wagner, Mendelssohn même, n'ont pas été comprises du premier coup. Liszt a créé, avec ses Poèmes symphoniques, un genre nouveau: c'en est assez pour qu'il ait droit à une grande place dans les concerts symphoniques. En l'en exilant, comme on le fait, on ne commet pas seulement une injustice; on supprime, au détriment du public, une page essentielle de l'histoire de l'art.
Sera-t-il permis de faire remarquer qu'avec tout l'œuvre de Berlioz, les oratorios et les pièces symphoniques de Gounod et de M. Massenet, les œuvres de Bizet, de Léo Delibes, de Lalo, de Godard, de Mmes de Grandval et Holmès, d'autres encore que je pourrais nommer, celles, si captivantes, des orientalistes, Félicien David avec son Désert magique et M. Reyer avec son délicieux Sélam les œuvres éclos sous l'inspiration du Grand Concours de la Ville de Paris, nous avons tout un répertoire français qui n'est pas tant à dédaigner? Si vous voulez de l'exotique, vous pouvez prendre les symphonistes italiens, depuis Bazzini jusqu'à M. Sgambati, les Scandinaves, les Tchèques, les Hongrois, la brillante école belge, la puissante école russe, l'école allemande dont la fécondité est devenue tellement débordante qu'elle menace de se submerger elle-même; l'école anglaise qui renaît de ses cendres, l'école américaine qui commence à naître; et vous verrez que les concerts pourraient, s'ils le voulaient, ne rien devoir à la musique de théâtre; que, s'ils lui ouvrent leurs portes, ce doit être à la condition qu'elle ne mettra qu'un pied chez eux, et non quatre; et que notre public, qui croit tout connaître, ne possède qu'une faible partie des trésors auxquels il a droit.
Il me faut revenir sur l'erreur de Pasdeloup, à propos de la Symphonie avec chœurs de Beethoven; car elle est tellement invraisemblable qu'on ne me croirait pas sur parole si je n'expliquais comment elle a pu se produire. Voici les faits: Dans la partition originale, les voix de soprano, de contralto et de ténor sont écrites à la manière classique, en clefs d'ut de trois espèces: première, troisième et quatrième lignes. L'éditeur qui le premier fit une édition française de cet œuvre colossal eut l'idée, fort légitime en soi, de tout réduire en clef de sol. On sait que pour les parties de ténor, quand on les écrit en clef de sol, l'usage est de le faire à l'octave aiguë de la note réelle. Le copiste chargé de la transposition connaissait cette règle, mais, peu familiarisé sans doute avec la clef du contralto, et ne sachant s'il devait transcrire la note réelle, comme pour le soprano ou la remonter d'une octave, comme pour le ténor, il a employé tour à tour les deux systèmes, passant de l'un à l'autre suivant son caprice, souvent d'une mesure à l'autre, parfois dans le courant d'une même mesure; il en est résulté une chose sans nom, un horrible galimatias, une partie vocale qui tantôt descend dans les notes les plus graves du contralto, tantôt escalade les hauteurs les plus escarpées du soprano. C'est cette version que Pasdeloup a fait exécuter si souvent.
—Voilà bien la légèreté française! diront les Allemands. Patience, chers voisins, ne vous hâtez pas de triompher: tous vos éditeurs n'ont pas été des Breitkopf et Haertel, et l'on peut trouver de mauvais musiciens dans la patrie de Beethoven, tout comme ailleurs. Il existe une partition allemande du Freischütz, pour piano et chant, dont l'auteur, pénétré de cette idée que le piano ne saurait soutenir les sons comme les instruments de l'orchestre, a imaginé de traduire toutes les rondes par une blanche suivie de deux noires ornées d'une élégante appogiature; et là où Weber a écrit des tenues de plusieurs rondes, le rythme impitoyable est répété symétriquement à chaque mesure, aussi longtemps qu'il est nécessaire. Le beau chant de clarinette, dans l'ouverture, est soumis à ce régime extravagant.
Hélas! le ver est dans le fruit superbe, et la perfection n'est pas de ce monde!
L'ILLUSION WAGNÉRIENNE
Avant tout, le lecteur doit être prévenu qu' il ne s' agit pas ici d' une critique des œuvres bu des théories de Richard Wagner.
Il s'agit de tout autre chose.
Ceci posé, entrons en matière.
I
On connaît le prodigieux développement de la littérature wagnérienne. Depuis quarante ans, livres, brochures, revues et journaux dissertent sans trêve sur l' auteur et sur ses œuvres; à tout instant paraissent de nouvelles analyses d' œuvres mille fois analysées, de nouveaux exposés de théories mille fois exposées; et cela continue toujours, et l'on ne saurait prévoir quand cela s'arrêtera. Il va sans dire que les questions sont épuisées depuis longtemps; on rabâche les mêmes dissertations, les mêmes descriptions, les mêmes doctrines. J'ignore si le public y prend intérêt; on ne paraît pas d'ailleurs s'en inquiéter.
Cela saute aux yeux. Ce qu'on ne remarque peut-être pas autant, ce sont les aberrations étranges qui parsèment la plupart de ces nombreux écrits; et nous ne parions pas de celles inhérentes à l'incompétence inévitable des gens qui ne sont pas, comme on dit, du bâtiment. Rien n'est plus difficile que de parler musique: c'est déjà fort épineux pour les musiciens, cela est presque impossible aux autres; les plus forts, les plus subtils s'y égarent. Dernièrement, tenté par l'attrait des questions wagnériennes, un «prince de la critique», un esprit lumineux ouvrait son aile puissante, montait vers les hauts sommets, et j'admirais sa maîtrise superbe, l'audace et la sûreté de son vol, les belles courbes qu'il décrivait dans l'azur,—quand tout à coup, tel Icare, il retombe lourdement sur la terre, en déclarant que le théâtre musical peut s'aventurer dans le domaine de la philosophie, mais ne peut faire de psychologie; et comme je me frottais les yeux, j'arrive à ceci, que la musique est un art qui ne pénètre point dans l'âme et n'y circule pas par petits chemins; que son domaine dans les passions humaines se réduit aux grandes passions, dans leurs moments de pleine expansion et de pleine santé.
Me permettrez-vous, maître illustre et justement admiré, de ne pas partager en ceci votre manière de voir? Peut-être ai-je quelques droits, vous en conviendrez sans doute, à prétendre connaître un peu les ressorts secrets d'un art dans lequel je vis, depuis mon enfance, comme le poisson dans l'eau: or, toujours je l'ai vu radicalement impuissant dans le domaine de l'idée pure (et n'est-ce pas dans l'idée pure que se meut la philosophie?), tout-puissant au contraire quand il s'agit d'exprimer la passion à tous les degrés, les nuances les plus délicates du sentiment. Pénétrer dans l'âme, y circuler par petits chemins, c'est justement là son rôle de prédilection, et aussi son triomphe: la musique commence où finit la parole, elle dit l'ineffable, elle nous fait découvrir en nous-mêmes des profondeurs inconnues; elle rend des impressions, des «états d'âme» que nul mot ne saurait exprimer. Et, soit dit en passant, c'est pour cela que la musique dramatique a pu si souvent se contenter de textes médiocres ou pis encore; c'est que dans certains moments la musique est le Verbe, c'est elle qui exprime tout; la parole devient secondaire et presque inutile.
Avec son ingénieux système du Leitmotiv (ô l'affreux mot!) Richard Wagner a encore étendu le champ de l'expression musicale, en faisant comprendre, sous ce que disent les personnages, leurs plus secrètes pensées. Ce système avait été entrevu, ébauché déjà, mais on n'y prêtait guère attention avant l'apparition des œuvres où il a reçu tout son développement. En veut-on un exemple très simple, choisi entre mille? Tristan demande: «Où sommes-nous?—Près du but», répond Yseult, sur la musique même qui précédemment accompagnait les mots: «tête dévouée à la mort», qu'elle prononçait à voix basse, en regardant Tristan; et l'on comprend immédiatement de quel «but» elle veut parler. Est-ce de la philosophie cela, ou de la psychologie?
Malheureusement, comme tous les organes délicats et compliqués, celui-là est fragile; il n'a d'effet sur le spectateur qu'a la condition pour celui-ci d'entendre distinctement tous les mots et d'avoir une excellente mémoire musicale.
Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit pour le moment; le lecteur voudra bien me pardonner cette digression.
Tant que les commentateurs se bornent à décrire les beautés des œuvres wagnériennes, sauf une tendance à la partialité et à l'hyperbole dont il n'y a pas lieu de s'étonner, on n'a rien à leur reprocher; mais, dès qu'ils entrent dans le vif de la question, dès qu'ils veulent nous expliquer en quoi le drame musical diffère du drame lyrique et celui-ci de l'opéra, pourquoi le drame musical doit être nécessairement symbolique et légendaire, comment il doit être pensé musicalement, comment il doit exister dans l'orchestre et non dans les voix, comment on ne saurait appliquer à un drame musical de la musique d'opéra, quelle ont la nature essentielle du Leitmotiv, etc.; dès qu'ils veulent, en un mot, nous initier à toutes ces belles choses, un brouillard épais descend sur le style; des mots étranges, des phrases incohérentes apparaissent tout à coup, comme des diables qui sortiraient d'une boîte; bref, pour exprimer les choses par mots honorables, on n'y comprend plus rien du tout. Point n'est besoin pour cela de remonter jusqu'à la fabuleuse et éphémère Revue wagnérienne, déclarant un jour à ses lecteurs stupéfaits qu'elle serait désormais rédigée en langage intelligible; les écrivains les plus sages, les mieux pondérés, n'échappent pas à la contagion.
Doué par la nature d'un fonds de naïveté que les années n'ont pu parvenir à épuiser, j'ai longtemps cherché à comprendre. Ce n'est pas la lumière qui manque, me disais-je, c'est mon œil qui est mauvais; j'accusais mon imbécillité native, je faisais pour pénétrer le sens de ces dissertations les efforts les plus sincères; si bien qu'un jour, retrouvant ces mêmes raisonnements, inintelligibles pour moi, sous la plume d'un critique dont le style a d'ordinaire la limpidité du cristal de roche, je lui écrivis pour lui demander s'il ne pourrait, eu égard à la faiblesse de ma vue, éclairer un peu la lanterne. Il eut la gracieuseté de publier ma lettre et de la faire suivre d'une réponse—qui ne répondait à rien, n'éclaircissait rien, et laissait les choses en l'état. Dès lors, j'ai renoncé à la lutte et j'ai entrepris la recherche des causes de ce phénomène bizarre.
Il y en a probablement plusieurs. Peut-être les théories elles-mêmes, base de la discussion, n'ont-elles pas toute la clarté désirable. «Quand je relis mes anciens ouvrages théoriques,—disait un jour Richard Wagner à Villot,—je ne puis plus les comprendre.» Il ne serait pas étonnant que les autres eussent quelque peine à s'y débrouiller; et ce qui ne se conçoit pas bien, comme vous savez, ne saurait s'énoncer clairement.
Mais cela n'expliquerait pas la surabondance prodigieuse d'écrits sur le même sujet, dont nous parlions plus haut; la vague des théories n'y pourrait être pour rien. Cherchons donc, et peut-être finirons-nous par trouver d'autres causes à ces anomalies.
II
Le livre si curieux de Victor Hugo sur Shakespeare contient un chapitre que l'on devrait publier à part et mettre comme un bréviaire dans les mains de tous les artistes et de tous les critiques. C'est le chapitre intitulé: l'art et la Science.
Dans ce chapitre, le Maître démontre et établit ceci: qu'entre l'Art et la Science, ces deux lumières du monde, il existe «une différence radicale: la Science est perfectible; l'Art, non».
On l'a quelque peu accusé d'avoir voulu écrire, dans ce livre, un plaidoyer déguisé pro domo suâ. S'il était vrai, l'occasion eût été belle pour lui, dont l'influence non seulement sur la littérature, mais sur l'Art tout entier, avait été si grande, pour lui qui avait renouvelé la poésie et la langue elle-même, les reforgeant à son usage,—d'insinuer, en s'efforçant d'établir une loi du progrès dans l'Art, que son œuvre était le summum de l'art moderne.
Il a fait tout le contraire.
L'Art, dit-il, est la région des égaux. La beauté de toute chose ici-bas, c'est de pouvoir se perfectionner; la beauté de l'Art, c'est de ne pas être susceptible de perfectionnement.
L'Art marche à sa manière: il se déplace comme la Science; mais ses créations successives, contenant de l'immuable, demeurent.
Homère n'avait que quatre vents pour ses tempêtes; Virgile qui en a douze, Dante qui en a vingt-quatre, Milton qui en a trente-deux, ne les font pas plus belles.
On perd son temps quand on dit, Nescio quid majus nascitur «Iliade». L'Art n'est sujet ni à diminution ni à grossissement.
Et il termine par ce mot profond:
«...Ces génies qu'on ne dépasse pas, on peut les égaler.
«Comment?
«En étant autre.»
L'exégèse wagnérienne part d' un principe tout différent.
Pour elle, Richard Wagner n'est pas seulement un génie, c'est un Messie; le Drame, la Musique étaient jusqu'à lui dans l' enfance et préparaient son avènement; les plus grands musiciens, Sébastien Bach, Mozart, Beethoven, n'étaient que des précurseurs. Il n'y a plus rien à faire en dehors de la voie qu'il a tracée, car il est la voie, la vérité et la vie; il a révélé au monde l' évangile de l' Art parfait.
Dès lors il ne saurait plus être question de critique, mais de prosélytisme et d' apostolat; et l'on s'explique aisément ce recommencement perpétuel, cette prédication que rien ne saurait lasser. Le Christ, Bouddha sont morts depuis longtemps, et l'on commente toujours leur doctrine, on écrit encore leur vie; cela, durera autant que leur culte.
Mais si, comme nous le croyons, le principe manque de justesse; si Richard Wagner ne peut être qu'un grand génie comme Dante, comme Shakespeare (on peut s'en contenter), la fausseté du principe devra réagir sur les conséquences; et il est assez naturel dans ce cas de voir les commentateurs s'aventurer parfois en des raisonnements, incompréhensibles, sources de déductions délirantes.
«Chaque grand artiste, dit Hugo, refrappe l'art à son image.» Et c'est tout. Cela n'efface pas le passé et ne ferme pas l'avenir.
La Passion selon saint Matthieu, Don Juan, Alceste, Fidelio n'ont rien perdu de leur valeur depuis la naissance de Tristan et l'Anneau du Nibelung. Il n'y a que quatre instruments à vent dans la Passion, il n'y en a pas vingt dans Don Juan et Fidelio, il y en a trente dans Tristan, il y en a quarante dans l'Anneau du Nibelung. Rien n'y fait. Cela est si vrai que Wagner lui-même, dans les Maîtres-Chanteurs a pu, sans déchoir, en revenir presque à l'orchestre de Beethoven et de Mozart.
III
Tâchons d'examiner les questions de sang-froid.
On nous donne comme nouvelle, ou plutôt comme renouvelée des Grecs, ainsi que le noble Jeu de l'Oie, cette idée de l'union parfaite du drame, de la musique, de la mimique et des ressources décoratives du théâtre. Mille pardons, mais cette idée a toujours été la base de l'Opéra, depuis qu'il existe; on s'y prenait mal, c'est possible, mais l'intention y était. On ne s'y prenait même pas toujours aussi mal que certains veulent bien le dire; et quand Mlle Falcon jouait les Huguenots, quand Mme Malibran jouait Othello, quand Mme Viardot jouait le Prophète, l'émotion était à son comble; on s'épouvantait aux lueurs sanglantes de la Saint-Barthélemy, on tremblait pour la vie de Desdémone, on frémissait avec Fidès retrouvant dans le Prophète, entouré de toutes les pompes de l'Église, le fils qu'elle avait cru mort... et l'on n'en demandait pas davantage.
Richard Wagner a «refrappé l'art à son image»; sa formule a réalisé d'une façon nouvelle et puissante l'union intime des arts différents dont l'ensemble constitue le drame lyrique. Soit. Cette formule est-elle définitive, est-elle la vérité?
Non. Elle ne l'est pas, parce qu'elle ne peut pas l'être, parce qu'il ne peut pas y en avoir.
Parce que, s'il y en avait, l'art atteindrait à la perfection, ce qui n'est pas au pouvoir de l'esprit humain.
Parce que, s'il y en avait, l'art ne serait plus ensuite qu'un ramassis d'imitations condamnées par leur nature même à la médiocrité et à l'inutilité.
Les différentes parties dont se compose le drame lyrique tendront sans cesse à l'équilibre parfait sans y arriver jamais, à travers les solutions toujours nouvelles du problème.
Naguère on oubliait volontiers le drame pour écouter les voix, et, si l'orchestre s'avisait d'être trop intéressant, on s'en plaignait, on l'accusait de détourner l'attention.
Maintenant le public écoute l'orchestre, cherche à suivre les mille dessins qui s'enchevêtrent, le jeu chatoyant des sonorités; il oublie pour cela d'écouter ce que disent les acteurs sur la scène, et perd de vue l'action.
Le système nouveau annihile presque complètement l'art du chant, et s'en vante. Ainsi, l'instrument par excellence, le seul instrument vivant, ne sera plus chargé d'énoncer les phrases mélodiques; ce seront les autres, les instruments fabriqués par nos mains, pâles et maladroites imitations de la voix humaine, qui chanteront à sa place. N'y a-t-il pus là quelque inconvénient?
Poursuivons. L'art nouveau, en raison de son extrême complexité, impose à l'exécutant, au spectateur même, des fatigues extrêmes, des efforts parfois surhumains. Par la volupté spéciale qui se dégage d'un développement inouï jusqu'alors des ressources de l'harmonie et des combinaisons instrumentales, il engendre des surexcitations nerveuses, des exaltations extravagantes, hors du but que l'art doit se proposer. Il surmène le cerveau, au risque de le déséquilibrer. Je ne critique pas: je constate simplement. L'océan submerge, la foudre tue: la mer et l'ouragan n'en sont pas moins sublimes.
Poursuivons toujours. Il est contraire au bon sens de mettre le drame dans l'orchestre, alors que sa place est sur la scène. Vous avouerai-je que cela, dans l'espèce, m'est tout à fait égal? le Génie a ses raisons que la Raison ne connaît pas.
Mais en voilà assez, je pense, pour démontrer que cet art a ses défauts, comme tout au monde; qu'il n'est pas l'art parfait, l'art définitif après lequel il n'y aurait plus qu'à tirer l'échelle.
L'échelle est toujours là. Comme dit Hugo le premier rang est toujours libre.
IV
Hugo fait une peinture des génies, et il est curieux de voir comme elle s'applique naturellement à Richard Wagner; on dirait, par moments, qu'il a tracé son portrait. Voyez plutôt:
«...Ces hommes gravissent la montagne, entrent dans la nuée, disparaissent, reparaissent. On les épie, on les observe... La route est âpre. L' escarpement se défend... Il faut se faire son escalier, couper la glace et marcher dessus, se tailler des degrés dans la haine...
«Ces génies sont outrés...
«Ne pas donner prise est une perfection négative. Il est beau d' être attaquable...
«Les grands esprits sont importuns... il y a du vrai dans les reproches qu'on leur fait...
«Le fort, le grand, le lumineux sont, à un certain point de vue, des choses blessantes... Votre intelligence, ils la dépassent; votre imagination; ils lui font mal aux yeux; votre conscience, ils la questionnent et la fouillent; vos entrailles, ils les tordent; votre cœur; ils le brisent; votre âme, ils l'emportent...»
Ainsi, grand comme Homère et comme Eschyle, comme Shakespeare et comme Dante, d'accord. Grand génie, mais non pas Messie. Le temps des dieux est passé.
Cela ne vaudrait même pas la peine, d'être dit, s'il n'y avait, sous cette illusion, des pièges et des dangers.
Danger de l'imitation, d'abord. Tout grand artiste apporte des procédés nouveaux; ces procédés entrent dans le domaine public: chacun a le droit, le devoir même de les étudier, d'en profiter comme d'une nourriture; mais l'imitation doit s'arrêter là. Si l'on veut suivre le modèle pas à pas, si l'on n'ose s'en écarter, on se condamne, à l'impuissance; on ne fera jamais que des œuvres artificielles, sans vie comme sans portée.
Un autre danger est de s'imaginer que l'art a fait table rase, qu'il commence une carrière toute nouvelle et n'a plus rien à voir avec le passé. C'est à peu près comme si l'on s'avisait, pour faire croître un arbre, de supprimer ses racines.
Il n'y a pas d'études sérieuses sans le respect et la culture de la tradition.
«La tradition est une force, une lumière, un enseignement. Elle est le dépôt des facultés les plus profondes d'une race. Elle assure la solidarité intellectuelle des générations à travers le temps. Elle distingue la civilisation de la barbarie. On ne vent plus de ses services, on méprise ses enseignements. On injurie, on ignore les maîtres, et, chose curieuse, au même moment, on se jette dans l'imitation des étrangers. Mais, à les imiter, on perd ses qualités naturelles, et l'on ne parvient qu'à se donner leurs défauts. On a cessé d'être clair comme un bon Français, pour essayer d'être profond comme un Norvégien, ou sentimental comme un Russe. On n'a réussi qu'à être obscur et ennuyeux, et, sous prétexte de faire entrer dans notre littérature plus de vie et de beauté, on a composé des livres qui, manquant de l'une et de l'autre, manquaient aussi des vieilles traditions nationales de mouvement, d'ordre et de bon sens.»
Ainsi parle un homme éminent, M. Charles Richet, qui ne songeait probablement guère aux questions qui nous occupent lorsqu'il écrivait un article sur l'anarchie littéraire. On en pourrait écrire un autre sur l'anarchie musicale. De malheureux jeunes gens sont, actuellement persuadés que les règles doivent être mises au rebut, qu'il faut se faire des règles, à soi-même suivant son tempérament particulier; ils retournent a l'état sauvage de la musique, au temps de la diaphonie; quelques-uns en arrivent a écrire des choses informes, analogues à ce que font les enfants quand ils posent au hasard leurs petites pattes sur le clavier d'un piano...
Richard Wagner n'a pas procédé ainsi: il a plongé profondément ses racines dans le terreau de l'école, dans le sol nourricier de Sébastien Bach; et quand il s'est forgé plus tard des règles à son usage, il en avait acquis le droit.
Un autre danger est celui que courent les critiques wagnériens peu éclairés—il y en a—qui ne veulent pas connaître d'autre musique que celle de Richard Wagner, ignorent tout le reste et se livrent, faute de sujet de comparaison, à des appréciations bizarres, s'extasiant sur des futilités, s'émerveillant des choses les plus ordinaires. C'est ainsi qu'un écrivain soi-disant sérieux mandait un jour à un chef d'orchestre, auquel il donnait force conseils, que dans la musique de Wagner, crescendo et diminuendo signifiaient «en augmentant et en diminuant le son». C'est comme si l'on venait dire que dans les œuvres de Molière, un point placé à la suite d'un mot avertit le lecteur que la phrase est terminée.
Il y aurait une anthologie bien amusante à faire avec les erreurs, les non-sens, les drôleries de toute sorte qui pullulent dans la critique wagnérienne, sous l'œil du public innocent. Je laisse ce soin à de moins occupés.
LE MOUVEMENT MUSICAL
A M. JULES COMTE, DIRECTEUR DE LA REVUE DE L'ART ANCIEN ET MODERNE
Paris, le 12 novembre 1897.
Vous me demandez, mon cher ami, une étude sur le mouvement musical contemporain. Rien que cela! Savez-vous, bien ce que vous désirez? vous en êtes-vous rendu un compte bien exact? Je le crois, mais alors je me demande à mon tour comment une pareille enquête, pourrait trouver place dans votre sympathique Revue, et où je trouverais moi-même le temps nécessaire pour l'essayer. La musique a pris une telle extension,—artistique et géographique,—une telle importance dans le monde; elle s'est développée, depuis un demi-siècle, d'une si étonnante façon, qu'une enquête sur un pareil sujet ne pourrait se faire sans de longues études, ni se condenser en quelques pages: un gros volume n'y serait pas de trop. Il conviendrait en outre qu'elle fût écrite par un historien joignant à la compétence un absolu désintéressement, sachant s'élever au-dessus des querelles d'école et des caprices de la mode abandonnant même ses préférences personnelles, s'il était: nécessaire. Est-ce bien a un compositeur, arrivant nu terme d'une longue carrière qu'il convient d'assumer une pareille tâche? ne serait-il pas soupçonné de regarder inconsciemment le passé au détriment, du présent, et dans le cas où il n'agirait qu'a bon escient, ce soupçon n'aurait-il pas pour effet de lui enlever la confiance du lecteur?
Je n'ose répondre à ces questions, tant la réponse me paraît défavorable; et si je m'avance quand même sur un terrain brûlant, c'est avec l'intention de n'y faire que peu de chemin et de me retirer sous ma tente le plus tôt possible.
*
* *
Un fait domine le monde musical moderne: l'émancipation de la musique instrumentale, jusque-là vassale de la musique vocale, et tout a coup prenant son essor, révélant un monde nouveau, se posant on rivale de son ancienne dominatrice. Depuis cette révolution dont Beethoven fut le héros, les deux puissances n'ont pas cessé de lutter sans relâche, chacune ayant son domaine, l'opéra et l'oratorio pour celle-ci, le concert symphonique et la musique de chambre pour celle-là. Il y eut d'âpres combats. Puis la défection se mit de côté et d'autre dans les troupes, les combattants se mêlèrent peu à peu, si bien qu'en ce moment la confusion est partout; on se donne bien, à tâtons, quelques horions, mais le public ne paraît plus s'y intéresser; il court de l'opérette à la symphonie, du drame wagnérien à l'opéra vieux-jeu, des chefs d'orchestre allemands aux chanteurs italiens. Cet éclectisme bizarre a eu pour résultat de délivrer les compositeurs de toute espèce de tutelle; c'est pour eux la liberté absolue avec ses avantages et ses périls: ceux-ci sont nombreux.
Car, il faut le dire, le goût du public, bon ou mauvais, est un guide précieux pour l'artiste, et celui-ci, quand il a du génie—ou simplement du talent—trouve toujours moyen de bien faire en s'y conformant. C'est une idée absolument nouvelle de vouloir que l'artiste, ne consulte en tout que sa volonté, n'obéisse qu'à son caprice. Le mal n'est pas grand pour les génies: ils en sont quittes pour exiger parfois de leurs exécutants ou de leurs auditeurs des efforts dépassant ce que la faible nature humaine peut supporter. Mais les autres! ceux qui marcheraient bien avec l'aide d'un bras où d'un bâton, et qui s'aperçoivent avec terreur qu'il leur faut voler, comme s'ils avaient des ailes! et ils n'avouent pas, ils n'avoueront jamais, les malheureux, leur déroutante situation. Ils s'élancent, ils procèdent par bonds désordonnés et culbutes lamentables; et ce sont de précieuses forces perdues, trop souvent de jolies natures qui s'égarent, se perdent en des fondrières d'où, elles ne sortirent plus. Figurez-vous Marivaux cherchant a singer Shakespeare: il n'eût rien fait de bon, et nous n'aurions pas les Fausses Confidences.
*
* *
Dans un empire musical bien ordonné, le théâtre et le concert devraient être deux royaumes parfaitement distincts, de mœurs tranchées comme ils sont d'habitudes diverses, on pourrait presque dire de climats différents. Reine au concert où tout est disposé pour sa gloire, la musique n'est au théâtre qu'un des éléments d'un ensemble: elle y est souvent vassale, parfois esclave. Elle se vengeait autrefois de ces humiliations par l'ouverture, intrusion du concert dans le monde du théâtre, l'ouverture ambitieuse, longuement développée, séparée du reste de l'ouvrage comme un arc de triomphe devant la porte d'une ville. L'ouverture ainsi comprise tend à disparaître depuis que la symphonie, se glissant dans la trame du style théâtral, en accapare l'intérêt nu détriment des voix et de l'action dramatique. Envahi traîtreusement ainsi par le concert, le théâtre se venge à son tour en profitant de son avatar symphonique pour revenir au concert et en chasser la symphonie proprement dite et l'oratorio. Il n'y a plus ainsi, à proprement parler, ni concert ni théâtre, mais un genre hybride et universel, un compromis ne laissant rien à sa vraie place. Ce n'est pas le progrès qu'il était permis d'espérer quand, il y a quelque cinquante ans, le monde musical est entré on fermentation; c'est une crise, un chaos d'où sortira probablement, dans l'avenir, un ordre nouveau.
Il serait pourtant bien facile de fermer la porte du concert à la musique de théâtre, maintenant que d'autres formes lui sont nées, et qu'il n'est plus condamné a tourner dans le cercle éternel de la symphonie, de l'ouverture et du concerto. Berlioz et Liszt, chacun d'une façon différente, ont ouvert des voies nouvelles, et si l'on a trop hésité a les suivre, si l'on s'est attardé à des bagatelles, a des airs de ballet plus ou moins déguisés,—phénomène d'atavisme démontrant l'origine de la musique instrumentale, laquelle fut la danse, comme l'a si justement remarqué Richard Wagner—de brillantes exceptions se sont produites, et avec le temps, tout un répertoire s'est formé d'œuvres curieuses, intéressantes, destinées à prendre, tôt ou tard, la place qui leur est due. L'oratorio profane ou demi-sacré, déjà cultivé par Haendel dans des œuvres telles que la Fête d'Alexandre, Acis et Galathée, Allegro e pensieroso, n'a-t-il pas reparu au jour, de la façon la plus inattendue, sous le nom un peu bizarre d'ode-symphonie, avec Félicien David, puis plus brillamment encore avec le Faust et le Roméo de Berlioz, et ces œuvres n'ont-elles pas été suivies de beaucoup d'autres du même genre, auxquelles il n'a manqué pour vivre qu'un peu d'encouragement? Cet encouragement ne leur a pas été prodigué; les fragments d'opéras ont attiré à eux le plus clair de la faveur du public. Il convient toutefois de faire une exception pour l'Angleterre, qui par ses institutions permanentes de festivals réguliers entretient le culte de l'oratorio ancien et moderne et conserve ainsi une forteresse inaccessible à l'anarchie; mais en dehors de cette forteresse, l'anarchie règne là comme ailleurs.
*
* *
Nous Lasserons de côté, avec regret, la musique de chambre. Créée pour l'intimité, cette forme exquise de l'art s'est dénaturée et prostituée on s'exhibant en public, on cherchant les succès bruyants pour lesquels elle n'était point faite. En même temps, les amateurs, trouvant plus commode de pianoter que de travailler sérieusement un instrument, ont délaissé le violon et la basse pour le sempiternel piano: de ceci et de cela est venue la décadence de cette source de plaisirs délicats auxquels on préfère maintenant les émotions violentes et les secousses nerveuses, préférence prise à tort pour un progrès. Heureusement, il est permis d'espérer qu'une renaissance se prépare et que le goût des instruments à cordes se réveillant dans le public, on reviendra au quatuor, base de la musique instrumentale.
*
* *
L'Occident se gausse volontiers de l'immobilité orientale; l'Orient pourrait bien lui rendre la pareille et se moquer de son instabilité, de l'impossibilité où il est de conserver quelque temps une forme, un style de sa manie, de chercher le nouveau à tout prix, sans but et sans raison.
L'Opéra avait trouvé, à la fin du siècle dernier, une forme charmante, illustrée par Mozart, qui se prêtait à tout, et qu'il eût été sage de conserver le plus longtemps possible. Elle comprenait: le Recitativo secco, plutôt parlé que chanté, destiné à «déblayer» les situations, accompagné par le clavecin ou le piano soutenu d'un violoncelle et d'une contrebasse, ou seulement par ces deux instruments à cordes, le violoncelle remplissant l'harmonie par des accords arpégés; le Récitatif obligé, accompagné par l'orchestre, entremêlé de ritournelles; les airs, duos, trios, etc.; de grands ensembles et de grands finales dans lesquels le compositeur se donnait libre carrière. Mozart a montré comment il était possible, même dans les airs, duos et autres morceaux, de se modeler exactement sur la situation et d'échapper à la monotonie des coupes régulières. Maintenant, comme on sait, la mode exige que des actes entiers soient coulés en bronze, d'un seul jet, sans airs ni récitatifs, sans «morceaux» d'aucune sorte; le monde musical est plein de jeunes compositeurs qui s'évertuent à soulever cette massue d'Hercule. Il eût été peut-être plus sage de la laisser à celui qui l'a soulevée pour la première fois, avec une vigueur de lui seul connue; mais comme on veut paraître aussi fort, que dis-je? plus fort qu'Hercule lui-même, on masque son impuissance par une extravagance présentée sous les étiquettes de modernisme et de conviction. N'insistons pas. Comme je le disais en commençant, je craindrais de n'être pas bon juge en cette matière. Me sera-t-il permis de remarquer toutefois que le public paraît prendre peu de goût à ces exercices, et que s'il admire Hercule sans le comprendre toujours, de confiance, parce qu'il se sent d'instinct en présence d'une force indiscutable, il semble beaucoup plus froid à l'égard de ses imitateurs et successeurs?
*
* *
Nous bornerons là, si vous le voulez bien, ces réflexions sur la musique de notre temps. Ce n'est pas qu'il n'y ait beaucoup à dire encore; mais il faudrait alors entrer dans des considérations techniques, et je craindrais fort d'ennuyer vos lecteurs. Et puis, s'il faut tout avouer, j'ai peu de goût pour ces sortes de dissertations: à mon sens, dans le domaine de l'art, les théories sont peu de chose: les œuvres sont tout.
LETTRE DE LAS PALMAS
A Madame J. Adam.
30 mars 1897.
Au fond des paisibles Canaries, près de l'antique Atlas dont le sommet neigeux, doré par le soleil d'Afrique, a bien voulu laisser échapper en ma présence, par une rare faveur, quelques flocons d'une fumée blanche et légère, un hasard fait tomber sous mes yeux le remarquable article de M. Bruneau sur l'union de la prose et de la musique; et crac, j'oublie le doux farniente des Iles Fortunées, leur végétation bizarre et l'antique Atlas lui-même, et je ne pense plus qu'à dire mon mot sur cette question, soulevée naguère par Gounod à propos de son légendaire Georges Dandin, devenue peu à peu plus aiguë et enfin tout à fait actuelle depuis l'apparition sensationnelle à Messidor à l'Opéra. Gounod ne m'a jamais chanté une note de Georges Dandin et je ne connais encore rien de Messidor; je puis donc traiter la question en toute liberté d'esprit, sans crainte de me heurter à des aperçus secondaires de critique ou de personnalité.
Je m'étais pourtant bien promis de n'en jamais souffler mot. Les théories, en art, me paraissent tenir si peu de place à côté de la pratique! D'autre part, mon avis ne s'accordant pas avec celui des autres,—de ceux du moins qui prennent la parole,—je craignais de m'aventurer dans une mauvaise passe. Qu'importe après tout? Si l'on me traite de routinier et d'imbécile, où sera le mal? c'est le pis qui puisse m'arriver, et cela m'est bien indifférent!...
J'attaquerai donc le taureau par les cornes, et je dirai, tout net, que les arguments employés en faveur de la prose ne m'ont jamais convaincu.
On a mis en musique, dit-on, de la prose allemande, de la prose anglaise. Pourquoi n'y pas mettre de la prose française?
Pourquoi? Parce que le mécanisme de la langue française est tout différent de celui des autres.
L'allemand, l'anglais, sont des langues fortement accentuées et rythmées, où les longues et les brèves ont une puissance tyrannique, alors que les mêmes accents, chez nous, sont assez peu sensibles pour que beaucoup de personnes n'en aient pas conscience. Les Méridionaux prononcent âme, flamme, comme lame, femme; bête comme bette, hôte comme hotte. La cadence du vers et la rime apportent à la langue un modelé qui la rapproche de la musique, et lui fait défaut sans cela.
Dans la langue allemande, qu'il s'agisse de prose ou de vers, toutes les syllabes se prononcent distinctement. En anglais, il se fait une effroyable consommation de syllabes sacrifiées, qui disparaissent dans la prononciation, mais elles disparaissent également en prose et en vers.
Dans notre langue, il n'en est pas ainsi. Nous avons des syllabes muettes, qu'il est nécessaire de faire sentir dans le vers, et que l'on escamote en disant la prose; je sais bien qu'il est de mode d'enseigner que les vers doivent être dits comme de la prose; mais tel n'est pus l'avis des poètes, ni des fins diseurs comme M. Legouvé qui a protesté contre ce système. N'est-ce pas lui qui a cité en exemple ces vers de Racine:
| Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée |
| Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée. |
en faisant remarquer que si l'on prononçait blessé, laissé, tout le charme des vers s'évaporait? c'est pourtant ainsi que l'on prononce en prose.
Attendez, nous ne sommes pas au bout!
«Ariane, ma sœur.» En prose, à Paris du moins on prononce A-rian'; le mot n'a plus que deux syllabes; en vers, il en a quatre. Il en sera ainsi toutes les fois qu'un i, précédant une voyelle, fera avec elle deux syllabes, et que le mot se terminera par un e muet; et si l'l, suivi d'un e muet, termine un mot, le poète devra mettre ce mot devant une autre voyelle, ou le placer à la fin du vers. En prose un pareil mot se place aussi bien devant une consonne, et alors on ne prononce pas l'e muet.
Que fera le musicien? Sacrifira-t-il les e muets? Voltaire le conseillait. Je ne vois que Victor Massé qui l'ait osé franchement, dans la chanson à boire de Galathée; et là cette suppression fait merveille par l'impression d'ivresse, de débraillé qu'elle fait naître, mais qui ne saurait être à sa place dans tous les cas.
Réunira-t-il en une seule syllabe les i-a, i-é, i-o, i-on, etc.?
Un jour, j'eus l'occasion d'entendre une jeune cantatrice à qui son professeur avait fait apprendre les couplets d'Haydée:
| Il dit qu'à sa noble patrie |
| Dont l'honneur lui fut confié, |
| Il aurait tout sacrifié. |
Auber a mis quatre notes sur fut confié, sur sacrifié. Le professeur, désireux de faire chanter «comme on parle», avait imaginé de réunir deux notes sur fut, deux notes sur sa, et de faire prononcer fié en une seule syllabe, sur une seule note. L'effet était horrible, d'une vulgarité repoussante. Essayez et vous verrez.
On ne parle jamais de ces difficultés, impossibles à éluder pourtant; on reste dans le vague, on se place à un point de vue idéal, comme si les difficultés n'existaient pas. C'est la liberté, dit-on, que la prose apporte du compositeur dans les larges plis de sa phrase ample et sonore. C'est une liberté, on vient de le voir, qui comporte de terribles impedimenta, à moins qu'on ne veuille regarder comme de la prose le langage non rimé employé par Louis Gallet dans Thaïs; mais c'est là une langue spéciale, qui n'a de la prose que le nom; ce sont des vers blancs, dont l'harmonie délicate supplée ingénieusement celle de la rime. Exception dont il convient de tenir compte, mais qui ne résout pas complètement la question.
La variété infinie des périodes en prose, a dit Gounod, ouvre devant le musicien un horizon qui le délivre de la monotonie et de l'uniformité......... le vers, espèce de dada qui, une fois parti, emmène le compositeur, lequel se laisse conduire nonchalamment et finit par l'endormir dans une négligence déplorable..... la vérité de l'expression disparaît sous l'entraînement banal et irréfléchi de la routine..... la prose, au contraire, est une mine féconde...
A la place du compositeur, mettez le poète: vous avez le procès du drame en vers, le portrait de ces mauvaises tragédies qui sévissaient au commencement du siècle, dont l'alexandrin banal et routinier, d'une désolante monotonie, s'endormait dans une déplorable négligences en tuant toute vérité et toute expression. Le mouvement romantique, en réagissant contre cet art de pacotille, n'a pas pour cela rejeté le vers, et il ne semble pas que celui-ci, depuis Eschyle jusqu'à MM. Coppée et Richepin, ait jamais fait tort aux poètes qui ont écrit pour le théâtre.
Le vers, dit-on, embarrasse les musiciens qui cherchent à s'en délivrer, le brise et en font de la prose. Est-ce bien le vers qui les gêne? il ne paraît pas, d'après certains aveux échappés à Gounod dans ses lettres, que tout embarras disparaisse avec lui. «C'est quelquefois très difficile de donner à la prose une construction musicale... les ensembles en prose sont souvent difficiles... la plus grande difficulté est de déguiser l'irrégularité rythmique de la prose sous la régularité de la période musicale...» Je ne vois pas bien, dans tout cela, la délivrance promise; j'y vois plutôt de nouvelles difficultés qui s'élèvent; il paraît même qu'en certain cas elles s'élevaient assez haut pour ne pas pouvoir être surmontées; autrement que signifierait ce passage: Je veux, avant tout, que la coupe de mon dialogue soit bien arrêtée, et j'y travaille énormément...» Gounod ne s'accommodait donc pas de la prose de Molière telle quelle, il la modifiait en l'appropriant aux nouvelles conditions qu'il lui imposait. En pareil cas, n'eût-il pas été plus respectueux de la mettre en vers, comme il avait été fait déjà pour le Médecin malgré lui?
Il s'en faut de beaucoup, d'ailleurs, qu'une nécessité impérieuse force les musiciens à disloquer les vers et à en faire de la prose; ils le font le plus souvent par routine, par négligence, pour s'éviter la peine de chercher l'accord entre le texte littéraire et ce qu'ils appellent modestement leur inspiration. Parfois, en manière d'exercice, je me suis amusé à rétablir dans leur intégrité les vers détruits par le musicien, en modifiant convenablement la phrase musicale, et il s'est trouvé, presque toujours, que le passage servant d'expérience y avait gagné. Trop souvent ces mutilations barbares n'ont aucune raison d'être. Je ne citerai rien parmi les ouvrages des contemporains, mais je n'aurai qu'à prendre au hasard chez Meyerbeer, qui était atteint au plus haut degré de cette manie.
Dans le Prophète, à la place des mots:
| .....C'est la manne céleste |
| Qui vient réconforter nos pieux bataillons. |
| . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
| J'ai voulu les punir.—Tu les as surpassés! |
Il a fait chanter:
| .....C'est la manne céleste |
| Qui vient réconforter tous nos pieux bataillons. |
| . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
| J'ai voulu les punir.—Et tu les as surpassés. |
Faisant ainsi non seulement de la prose, mais de la détestable prose, sans aucun profit; car rien, absolument rien, ne l'obligeait à ces monstruosités. Ceci soit dit sans esprit de dénigrement envers un génie qu'on s'efforce aujourd'hui de déprécier contre toute justice: ce n'est pas l'absence des défauts, c'est la présence des qualités qui fait la valeur des œuvres et des hommes.
Une seule torture ne peut être épargnée aux vers que l'on met en musique, celle des «répétitions». Je ne les aime pas beaucoup pour ma part et les évite autant que je le puis; mais il est impossible de les éviter complètement: Richard Wagner lui-même n'y est pas parvenu.
Il y a là un phénomène bizarre; choquante en principe et en théorie, la répétition ne l'est pas dans la pratique, à moins qu'elle ne soit faite sans discernement.
Voyez l'air d'Alceste:
| Divinités du Styx, ministres de la mort, |
| Je n'invoquerai point votre pitié cruelle. |
Gluck le chante ainsi:
| Divinités du Styx, divinités du Styx, ministres de la mort, |
| Je n'invoquerai point votre pitié cruelle; |
| Je n'invoquerai point, je n'invoquerai point |
| Votre pitié cruelle, votre pitié cruelle. |
Lisez-le, c'est grotesque; chantez-le, cela donne le frisson.
Et ce qu'il y a de plus curieux, ce qu'on n'a peut-être pas assez remarqué, c'est que le sentiment du vers et sa forme même subsistent dans l'oreille. C'est a priori, et, sans tenir compte des faits, que l'on croit en pareil cas les vers défigurés; ils le seraient à la lecture, ils ne le sont pas lorsqu'ils sont chantés, du moins pour les auditeurs doués du sentiment musical.
Il est certain que la parole associée au chant acquiert des propriétés nouvelles, mal étudiées encore.
Il est certain que la répétition, employée avec art, ajoute à la force de l'expression sans rabaisser le vers au niveau de la prose: le tout est de savoir s'en servir. Gounod y excellait.
Que conclure de tout ceci? ce que l'on voudra. Pour moi, le vers n'est pas une entrave; et si l'on veut autre chose, il faudra toujours que ce quelque chose lui ressemble de près ou de loin, pour les raisons que je me suis efforcé d'exposer.
Ce serait au Public, en définitive, qu'il appartiendrait de prononcer; mais il ne faut pas compter sur lui. Le Public n'écoute pas les paroles! Je connais des amateurs qui s'en vantent, tout en se déclarant grands admirateurs des œuvres de Gluck et de Wagner; je me demande en vain quel sens et quel intérêt ils peuvent y trouver dans ces conditions. Et ce sont des gens intelligents! Jugez des autres!......
Si le Public écoutait les paroles, pourrait-il subir des horreurs comme les traductions de Rigoletto et de la Traviata, où le mot et la note sont en perpétuelle contradiction? il fait mieux que de les subir, il s'en délecte, il s'en pourlèche. A chaque pas, dans ces traductions comme dans beaucoup d'autres, hélas! on se heurte à de hideux contresens, dont la barbarie égale l'inutilité.
Des notes qui n'avaient d'autre raison d'être qu'une syllabe disparue, ou un accent spécial à la langue étrangère et impossible à transporter dans la nôtre, sont conservées au mépris du sens commun; les accents forts viennent se placer sur les faibles, et vice versa. On a remarqué, à l'Opéra, le Don Juan... an, que chante le Commandeur à son entrée du dernier acte: cette abomination était inutile; pour l'éviter, il n'y avait qu'à supprimer un note, à tort respectée: un tel respect est la plus sanglante des injures. Là, comme ailleurs, si l'esprit vivifie, la lettre tue.
*
* *
Cette question, au fond, est tout à fait distincte de celle de la rénovation du Drame Lyrique, de sa libération des formes surannées, à laquelle on s'efforce de la rattacher. Ah! cette libération! l'ai-je assez appelée de tous mes vœux! je n'avais pas quinze ans que je m'en préoccupais déjà, me demandant pourquoi les opéras se divisaient en morceaux, et non pas en scènes, comme les tragédies; pourquoi toujours ces morceaux coulés dans le même moule, ces insupportables «reprises du motif» séparées par des «milieux», ces coupes invariables appliquées à toutes les situations, cette assommante monotonie. On est délivré, c'est fini, nous sommes libres!—libres? c'est une question. A l'obligation d'écrire des airs, des duos, des ensembles, a succédé l'interdiction; il n'est plus permis de chanter dans les opéras, et, à ce jeu, le bel art du Chant s'étiole et tend à disparaître; encore quelques pas, et nous serons revenus à ce fameux urlo francese qu'on nous reprochait au siècle dernier. N'est-ce pas excessif, et ne saurait-on sortir d'un esclavage que pour retomber dans un autre? «Qu'on puisse aller même à la Messe», disait Béranger. Qu'on puisse écrire même un air, dirai-je à mon tour, fût-il à roulades et à «cocottes», comme celui de la Reine de la Nuit dans la Flûte Enchantée, s'il est, comme lui, un chef-d'œuvre! C'est une chose fort difficile à faire qu'un bel air, et fort difficile à chanter. On arrive aisément, dans ce genre, au poncif et à la formule, je le sais; mais croyez-vous qu'on n'y arrive pas aussi dans le genre déclamé? On y arrive tout aussi vite, et la monotonie, pour avoir changé de genre, n'en est pas pour cela moins monotone; elle est même peut-être encore un peu plus ennuyeuse......
Ce n'est pas tout. Après les opéras où l'on ne doit pas chanter, voici qu'on nous promet les ballets où il sera défendu de danser; et ce bel art de la danse, qu'aimait Théophile Gautier, cet art si intéressant et si parfaitement moderne disparaîtrait à son tour!
Le Ballet traverse actuellement une phase assez malheureuse. Naguère il régnait en maître, s'épanouissait durant des soirées entières dans de vastes ouvrages où la pantomime tenait une grande place. Le Public, capricieux, s'en est lassé; il n'a plus voulu d'action que tout juste ce qu'il en fallait pour servir de prétexte à la danse et le Ballet a perdu beaucoup de son intérêt. Où sont les beaux jours de Giselle et du Corsaire? Ce furent des modèles du genre; c'est leur tradition qu'il faudrait reprendre en l'accordant au goût du jour, si l'on veut régénérer le Ballet, au lieu de chercher le salut dans une brutale suppression de l'art de la danse que l'on demande, qui le croirait, au nom des Grecs?—Sait-on comment dansaient les Grecs? est-on bien sûr, quand ils faisaient danser des Satyres affublés d'ornements impossibles à d'écrire, que la danse exécutée en pareil cas fût essentiellement noble? Il existe, au Musée de Toulouse, une coupe de terre cuite, autour de laquelle s'enroule une ronde de Faunes et de Bacchantes; leur danse n'est rien moins que noble, elle rappelle de très près les déhanchements qu'on peut admirer au bal des Canotiers, lors de la Fête de Bougival.
Il est imprudent d'évoquer les Grecs. Deux siècles durant, au nom des Grecs et de l'art pur, on a vilipendé la Polychromie, barbarie du moyen âge; et voici qu'aujourd'hui, mieux documentés, nous nous apercevons avec stupeur que les Grecs ont été prodigieusement polychromes, et que monuments, statues, tout chez eux était peinturluré du haut en bas; et c'en est fait de tout un échafaudage de belles théories! et il se trouvé que c'est nous qui sommes les barbares, avec nos palais couleur de poussière et nos foules noires, qui nous font ressembler aux fourmis!
De grâce, si vous le pouvez, rendez-nous les beaux ballets d'autrefois, donnez une grande importance à la pantomime et à la symphonie, soyez savoureux, soyez sublimes, mais ne proscrivez pas la Danse, cet art délicieux en qui la Femme a trouvé des grâces nouvelles que la Nature ne lui connaissait pas. Il y a quelques niaiseries à supprimer, qui disparaîtraient avec la Claque, si de celle-ci on avait le courage de nous délivrer. Mme Sarah Bernhardt l'a bannie de son théâtre: pourquoi ce qui est possible chez elle ne le serait-il pas ailleurs?
Mais il est temps de m'arrêter; je bavarde, et depuis longtemps je suis sorti de mon sujet. Retournons à la mer, aux montagnes; aux cratères et aux coulées de lave, aux euphorbes bizarres, aux rétamas embaumés; hâtons-nous de jouir de tout cela pendant les quelques jours qui nous restent encore.....