← Retour

Pot-Bouille

16px
100%

Alors, brusquement, dans cette musique mourante, dans ce soulagement après tant de vacarme, on entendit une voix qui disait:

—Vous me faites du mal!

Toutes les têtes, de nouveau, s'étaient tournées vers la fenêtre. Madame
Dambreville avait bien voulu se rendre utile, en allant relever le rideau.
Et le salon regardait Auguste confus et Berthe très rouge, encore adossés à
la barre d'appui.

—Qu'y a-t-il donc, mon trésor? demanda madame Josserand d'un air empressé.

—Rien, maman…. C'est monsieur Auguste qui m'a cogné le bras, avec la fenêtre…. J'avais si chaud!

Elle rougissait davantage. Il y eut des sourires pincés, des moues de scandale. Madame Duveyrier, qui, depuis un mois, détournait son frère de Berthe, restait toute pâle, d'autant plus que l'incident avait coupé l'effet de son choeur. Pourtant, après le premier moment de surprise, on applaudissait, on la félicitait, on glissait des mots aimables pour ces messieurs. Comme ils avaient chanté! comme elle devait se donner du souci, à les faire chanter avec cet ensemble! Vraiment, on ne réussissait pas mieux au théâtre. Mais, sous ces éloges, elle entendait bien le chuchotement qui courait dans le salon: la jeune fille se trouvait trop compromise, c'était un mariage conclu.

—Hein? emballé! vint dire Trublot à Octave. Quel serin! comme s'il n'aurait pas dû la pincer, pendant que nous gueulions!… Moi, je croyais qu'il profitait: vous savez, dans les salons où l'on chante, on pince une dame, et si elle crie, on s'en fiche! personne n'entend.

Berthe, maintenant, très calme, riait de nouveau, tandis qu'Hortense regardait Auguste de son air rêche de fille diplômée; et, dans leur triomphe, reparaissaient les leçons de la mère, le mépris affiché de l'homme. Tous les invités avaient envahi le salon, se mêlant aux dames, haussant la voix. M. Josserand, le coeur troublé par l'aventure de Berthe, s'était rapproché de sa femme. Il l'écoutait avec un malaise remercier madame Dambreville des bontés dont elle accablait leur fils Léon, qu'elle changeait à son avantage, positivement. Mais ce malaise augmenta, lorsqu'il l'entendit revenir à ses filles. Elle affectait de causer bas avec madame Juzeur, tout en parlant pour Valérie et pour Clotilde, debout près d'elle.

—Mon Dieu, oui! son oncle nous l'écrivait encore aujourd'hui: Berthe aura cinquante mille francs. Ce n'est pas beaucoup sans doute, mais quand l'argent est là, et solide!

Ce mensonge le révoltait. Il ne put s'empêcher de lui toucher furtivement l'épaule. Elle le regarda, le força à baisser les yeux, devant l'expression résolue de son visage. Puis, comme madame Duveyrier s'était tournée, plus aimable, elle lui demanda avec intérêt des nouvelles de son père.

—Oh! papa doit être allé se coucher, répondit la jeune femme, tout à fait gagnée. Il travaille tant!

M. Josserand dit qu'en effet M. Vabre s'était retiré, pour avoir les idées nettes le lendemain. Et il balbutiait: un esprit bien remarquable, des facultés extraordinaires; en se demandant où il prendrait cette dot, et quelle figure il ferait, le jour du contrat.

Mais un grand bruit de chaises remuées emplissait le salon. Les dames passaient dans la salle à manger, où le thé se trouvait servi. Madame Josserand, victorieuse, s'y rendit, entourée de ses filles et de la famille Vabre. Bientôt, il ne resta plus, au milieu de la débandade des sièges, que le groupe des hommes sérieux. Campardon s'était emparé de l'abbé Mauduit: il s'agissait d'une réparation au Calvaire de Saint-Roch. L'architecte se disait tout prêt, car son diocèse d'Évreux lui donnait peu de besogne. Il avait simplement, là-bas, la construction d'une chaire et l'installation d'un calorifère et de nouveaux fourneaux dans les cuisines de monseigneur, travaux que son inspecteur suffisait à surveiller. Alors, le prêtre promit d'enlever définitivement l'affaire, dès la prochaine réunion de la fabrique. Et ils rejoignirent tous deux le groupe, où l'on complimentait Duveyrier sur la rédaction d'un arrêt, dont il s'avouait l'auteur; le président, qui était son ami, lui réservait certaines besognes aisées et brillantes, pour le mettre en vue.

—Avez-vous lu ce nouveau roman? demanda Léon, en train de feuilleter un exemplaire de la Revue des deux mondes, traînant sur une table. Il est bien écrit; mais encore un adultère, ça finit vraiment par être fastidieux!

Et la conversation tomba sur la morale. Il y avait des femmes très honnêtes, dit Campardon. Tous approuvèrent. D'ailleurs, selon l'architecte, on s'arrangeait quand même, dans un ménage, lorsqu'on savait s'entendre. Théophile Vabre fit remarquer que cela dépendait de la femme, sans s'expliquer davantage. On voulut avoir l'avis du docteur Juillerat, qui souriait; mais il s'excusa: lui, mettait la vertu dans la santé. Cependant, Duveyrier restait songeur.

—Mon Dieu! murmura-t-il enfin, ces auteurs exagèrent, l'adultère est très rare parmi les classes bien élevées…. Une femme, lorsqu'elle est d'une bonne famille, a dans l'âme une fleur….

Il était pour les grands sentiments, il prononçait le mot d'idéal avec une émotion qui lui voilait le regard. Et il donna raison à l'abbé Mauduit, quand ce dernier parla de la nécessité des croyances religieuses, chez l'épouse et chez la mère. La conversation fut ainsi ramenée vers la religion et la politique, au point où ces messieurs l'avaient laissée. Jamais l'Église ne disparaîtrait, parce qu'elle était la base de la famille, comme elle était le soutien naturel des gouvernements.

—A titre de police, je ne dis pas, murmura le docteur.

Duveyrier n'aimait point, du reste, qu'on parlât politique chez lui, et il se contenta de déclarer sévèrement, en jetant un coup d'oeil dans la salle à manger, où Berthe et Hortense bourraient Auguste de sandwichs:

—Il y a, messieurs, un fait prouvé qui tranche tout: la religion moralise le mariage.

Au même instant, Trublot, assis sur un canapé, près d'Octave, se penchait vers celui-ci.

—A propos, demanda-t-il, voulez-vous que je vous fasse inviter chez une dame où l'on s'amuse?

Et, comme son compagnon désirait savoir quel genre de dame, il ajouta, en désignant d'un signe le conseiller à la cour:

—Sa maîtresse.

—Pas possible! dit Octave stupéfait.

Trublot ouvrit et referma lentement les paupières. C'était comme ça. Quand on épousait une femme pas complaisante, dégoûtée des bobos qu'on pouvait avoir, et tapant sur son piano à rendre malades tous les chiens du quartier, on allait en ville se faire ficher de soi!

—Moralisons le mariage, messieurs, moralisons le mariage, répétait Duveyrier de son air rigide, avec son visage enflammé, où Octave voyait maintenant le sang âcre des vices secrets.

On appela ces messieurs, du fond de la salle à manger. L'abbé Mauduit, resté un moment seul, au milieu du salon vide, regardait de loin l'écrasement des invités. Son visage gras et fin exprimait une tristesse. Lui qui confessait ces dames et ces demoiselles, les connaissait toutes dans leur chair, comme le docteur Juillerat, et il avait dû finir par ne plus veiller qu'aux apparences, en maître de cérémonie jetant sur cette bourgeoisie gâtée le manteau de la religion, tremblant devant la certitude d'une débâcle finale, le jour où le chancre se montrerait au plein soleil. Parfois, des révoltes le prenaient, dans sa foi ardente et sincère de prêtre. Mais son sourire reparut, il accepta une tasse de thé que Berthe vint lui offrir, causa une minute avec elle pour couvrir de son caractère sacré le scandale de la fenêtre; et il redevenait l'homme du monde, résigné à exiger uniquement une bonne tenue de ces pénitentes, qui lui échappaient et qui auraient compromis Dieu.

—Allons, c'est propre! murmura Octave, dont le respect pour la maison recevait un nouveau coup.

Et, voyant madame Hédouin se diriger vers l'antichambre, il voulut la devancer, il suivit Trublot, qui partait. Son projet était de la reconduire. Elle refusa; minuit sonnait à peine, et elle logeait si près. Alors, une rose s'étant détachée du bouquet de son corsage, il la ramassa de dépit et affecta de la garder. Les beaux sourcils de la jeune femme se froncèrent; puis, elle dit de son air tranquille:

—Ouvrez-moi donc la porte, monsieur Octave…. Merci.

Quand elle fut descendue, le jeune homme, gêné, chercha Trublot. Mais Trublot, comme chez les Josserand, venait de disparaître. Cette fois encore il devait avoir enfilé le couloir de la cuisine.

Octave, mécontent, alla se coucher, sa rose à la main. En haut, il aperçut Marie, penchée sur la rampe, à la place où il l'avait laissée; elle guettait son pas, elle était accourue le regarder monter. Et, lorsqu'elle l'eut fait entrer chez elle:

—Jules n'est pas encore là…. Vous êtes-vous bien amusé? Y avait-il de belles toilettes?

Mais elle n'attendit pas sa réponse. Elle venait d'apercevoir la rose, elle était prise d'une gaieté d'enfant.

—C'est pour moi, cette fleur? Vous avez pensé à moi?… Ah! que vous êtes gentil! que vous êtes gentil!

Et elle avait des larmes plein les yeux, confuse, très rouge. Alors,
Octave, tout d'un coup remué, la baisa tendrement.

Vers une heure, les Josserand rentrèrent à leur tour. Adèle laissait, sur une chaise, un bougeoir avec des allumettes. Quand la famille, qui n'avait pas échangé une parole en montant, se retrouva dans la salle à manger, d'où elle était descendue désespérée, elle céda brusquement à un coup de joie folle, délirant, se prenant par les mains, dansant une danse de sauvages autour de la table; le père lui-même obéit à la contagion, la mère battait des entrechats, les filles poussaient de petits cris inarticulés; tandis que la bougie, au milieu, détachait leurs grandes ombres, qui cabriolaient le long des murs.

—Enfin, c'est fait! dit madame Josserand, essoufflée, en tombant sur un siège.

Mais elle se releva tout de suite, dans une crise d'attendrissement maternel, et elle courut poser deux gros baisers sur les joues de Berthe.

—Je suis contente, bien contente de toi, ma chérie. Tu viens de me récompenser de tous mes efforts…. Ma pauvre fille, ma pauvre fille, c'est donc vrai, cette fois!

Sa voix s'étranglait, son coeur était sur ses lèvres. Elle s'écroulait dans sa robe feu, sous le poids d'une émotion sincère et profonde, tout d'un coup anéantie, à l'heure du triomphe, par les fatigues de sa terrible campagne de trois hivers. Berthe dut jurer qu'elle n'était pas malade; car sa mère la trouvait pâle, se montrait aux petits soins, voulait absolument lui faire une tasse de tilleul. Quand la jeune fille fut couchée, elle revint pieds nus la border avec précaution, comme aux jours déjà lointains de son enfance.

Cependant, M. Josserand, la tête sur l'oreiller, l'attendait. Elle souffla la lumière, elle l'enjamba, pour se mettre au fond. Lui, réfléchissait, repris de malaise, la conscience brouillée par la promesse d'une dot de cinquante mille francs. Et il se hasarda à dire tout haut ses scrupules. Pourquoi promettre, quand on ne sait si l'on pourra tenir? Ce n'était pas honnête.

—Pas honnête! cria dans le noir madame Josserand, en retrouvant sa voix féroce. Ce qui n'est pas honnête, monsieur, c'est de laisser monter ses filles en graine; oui, en graine, tel était votre rêve peut-être!… Parbleu! nous avons le temps de nous retourner, nous en causerons, nous finirons par décider son oncle…. Et apprenez, monsieur, que, dans ma famille, on a toujours été honnête!

VI

Le lendemain, qui était un dimanche, Octave, les yeux ouverts, s'oublia une heure dans la chaleur des draps. Il s'éveillait heureux, plein de cette lucidité des paresses du matin. A quoi bon se presser? Il se trouvait bien au Bonheur des dames, il s'y décrassait de sa province, et une certitude profonde, absolue, lui venait d'avoir un jour madame Hédouin, qui ferait sa fortune; mais c'était une affaire de prudence, une longue tactique de galanterie, où se plaisait déjà son sens voluptueux de la femme. Comme il se rendormait, dressant des plans, se donnant six mois pour réussir, l'image de Marie Pichon avait achevé de calmer ses impatiences. Une femme pareille était très commode; il lui suffisait d'allonger le bras, quand il la voulait, et elle ne lui coûtait pas un sou. En attendant l'autre, certes, il ne pouvait demander mieux. Dans son demi-sommeil, ce bon marché et cette commodité finissaient par l'attendrir: il la voyait très gentille avec ses complaisances, il se promettait d'être meilleur pour elle, désormais.

—Fichtre! neuf heures! dit-il, réveillé tout à fait par la sonnerie de sa pendule. Il faut pourtant se lever.

Une pluie fine tombait. Alors, il résolut de ne pas sortir de la journée. Il accepterait une invitation à dîner chez les Pichon, qu'il refusait depuis longtemps, par terreur des Vuillaume; ça flatterait Marie, il trouverait l'occasion de l'embrasser derrière les portes; et même, comme elle demandait toujours des livres, il songea à lui faire la surprise d'en apporter tout un paquet, resté dans une de ses malles, au grenier. Lorsqu'il fut habillé, il descendit prendre, chez M. Gourd, la clef de ce grenier commun, où les locataires se débarrassaient des objets encombrants et hors d'usage.

En bas, par cette matinée humide, on étouffait, dans l'escalier chauffé, dont les faux marbres, les hautes glaces, les portes d'acajou se voilaient d'une vapeur. Sous le porche, une femme mal vêtue, la mère Pérou, à qui les Gourd donnaient quatre sous de l'heure pour les gros travaux de la maison, lavait le pavé à grande eau, en plein sous le coup d'air glacé, soufflant de la cour.

—Eh! dites donc, la vieille, frottez-moi ça plus sérieusement, que je ne trouve pas une tache! criait M. Gourd, chaudement couvert, debout sur le seuil de sa loge.

Et, comme Octave arrivait, il lui parla de la mère Pérou avec l'esprit de domination brutale, le besoin enragé de revanche des anciens domestiques, qui se font servir à leur tour.

—Une fainéante dont je ne peux rien tirer! J'aurais voulu la voir chez monsieur le duc! Ah bien! il fallait marcher droit!… Je la flanque à la porte, si elle ne m'en donne pas pour mon argent! Moi, je ne connais que ça…. Mais, pardon, monsieur Mouret, vous désirez?

Octave demanda la clef. Alors, le concierge, sans se presser, continua à lui expliquer que, s'ils avaient voulu, madame Gourd et lui, ils auraient vécu en bourgeois, à Mort-la-Ville, dans leur maison; seulement, madame Gourd adorait Paris, malgré ses jambes enflées qui l'empêchaient d'aller jusqu'au trottoir; et ils attendaient d'avoir arrondi leurs rentes, le coeur crevé d'ailleurs et reculant, chaque fois que l'envie leur venait de vivre enfin sur la petite fortune gagnée sou à sou.

—Il ne faut pas qu'on m'ennuie, conclut-il en redressant sa taille de bel homme. Je ne travaille plus pour manger…. La clef du grenier, n'est-ce pas? monsieur Mouret. Où avons-nous donc mis la clef du grenier, ma bonne?

Mais, douillettement assise, madame Gourd prenait son café au lait dans une tasse d'argent, devant un feu de bois, dont les flammes égayaient la grande pièce claire. Elle ne savait plus; peut-être au fond de la commode. Et, tout en trempant ses rôties, elle ne quittait pas des yeux la porte de l'escalier de service, à l'autre bout de la cour, plus nue et plus sévère par ce temps de pluie.

—Attention! la voilà! dit-elle brusquement, comme une femme sortait de cette porte.

Aussitôt, M. Gourd se planta devant la loge, pour barrer le chemin à la femme, qui avait ralenti le pas, l'air inquiet.

—Nous la guettons depuis ce matin, monsieur Mouret, reprit-il à demi-voix. Hier soir, nous l'avons vue passer…. Vous savez, ça vient de chez ce menuisier, là-haut, le seul ouvrier que nous ayons dans la maison, Dieu merci! Et encore, si le propriétaire m'écoutait, il garderait son cabinet vide, une chambre de bonne qui est en dehors des locations. Pour cent trente francs par an, ça ne vaut vraiment pas la peine d'avoir de la saleté chez soi….

Il s'interrompit, il demanda rudement à la femme:

—D'où venez-vous?

—Pardi! de là-haut, répondit-elle, en continuant de marcher.

Alors, il éclata.

—Nous ne voulons pas de femmes, entendez-vous! On l'a déjà dit à l'homme qui vous amène…. Si vous revenez coucher, j'irai chercher un sergent de ville, moi! et nous verrons si vous ferez encore vos cochonneries dans une maison honnête!

—Ah! vous m'embêtez! dit la femme. Je suis chez moi, je reviendrai si je veux.

Et elle s'en alla, poursuivie par les indignations de M. Gourd, qui parlait de monter chercher le propriétaire. Avait-on jamais vu! une créature pareille chez des gens comme il faut, où l'on ne tolérait pas la moindre immoralité! Et il semblait que ce cabinet habité par un ouvrier, fût le cloaque de la maison, un mauvais lieu dont la surveillance révoltait ses délicatesses et troublait ses nuits.

—Alors, cette clef? se hasarda à répéter Octave.

Mais le concierge, furieux de ce qu'un locataire avait pu voir son autorité méconnue, tombait sur la mère Pérou, voulant montrer comment il savait se faire obéir. Est-ce qu'elle se fichait de lui? Elle venait encore, avec son balai, d'éclabousser la porte de la loge. S'il la payait de sa poche, c'était pour ne pas se salir les mains, et continuellement il devait nettoyer derrière elle. Du diable s'il lui ferait encore la charité de la reprendre! elle pouvait crever. Sans répondre, cassée par la fatigue de cette besogne trop rude, la vieille continuait à frotter de ses maigres bras, se retenant de pleurer, tant ce monsieur aux larges épaules, en calotte et en pantoufles, lui causait une épouvante respectueuse.

—Je me souviens, mon chéri, cria madame Gourd de son fauteuil, où elle passait la journée, à chauffer sa grasse personne. C'est moi qui ai caché la clef sous les chemises, pour que les bonnes ne soient pas toujours fourrées dans le grenier…. Donne-la donc à monsieur Mouret.

—Encore quelque chose de propre, ces bonnes! murmura M. Gourd, qui avait gardé de sa longue domesticité la haine des gens de service. Tenez, monsieur, voici la clef; mais je vous prie de me la redescendre, car il ne peut y avoir un coin d'ouvert, sans que les bonnes aillent s'y mal conduire.

Octave, pour ne pas traverser la cour mouillée, remonta le grand escalier. Il prit seulement l'escalier de service au quatrième, en passant par la porte de communication, qui était près de sa chambre. En haut, un long couloir se coupait deux fois à angle droit, peint en jaune clair, bordé d'un soubassement d'ocre plus foncé; et, comme dans un corridor d'hôpital, les portes des chambres de domestique, également jaunes, s'espaçaient, régulières et uniformes. Un froid glacial tombait du zinc de la toiture. C'était nu et propre, avec cette odeur fade des logis pauvres.

Le grenier se trouvait sur la cour, dans l'aile de droite, tout au bout. Mais Octave, qui n'était plus monté depuis le jour de son arrivée, enfilait l'aile de gauche, lorsque, brusquement, un spectacle qu'il aperçut au fond d'une des chambres, par la porte entrebâillée, l'arrêta net de stupeur. Un monsieur, debout devant une petite glace, renouait sa cravate blanche, encore en manches de chemise.

—Comment! c'est vous! dit-il.

C'était Trublot. Lui-même, d'abord, resta pétrifié. Jamais, à cette heure, personne ne montait. Octave qui était entré, le regardait dans cette chambre à l'étroit lit de fer, à la table de toilette où un petit paquet de cheveux de femme nageait sur l'eau savonneuse; et, devant l'habit noir encore pendu parmi des tabliers, il ne put retenir ce cri:

—Vous couchez donc avec la cuisinière!

—Mais non! répondit Trublot effaré.

Puis, sentant la bêtise de ce mensonge, il se mit à rire de son air satisfait et convaincu.

—Hein? elle est drôle!… Je vous assure, mon cher, c'est très chic!

Quand il dînait en ville, il s'échappait du salon pour aller pincer les cuisinières devant leurs fourneaux; et, lorsqu'une d'elles voulait bien lui donner sa clef, il filait avant minuit, il montait l'attendre patiemment dans sa chambre, assis sur une malle, en habit noir et en cravate blanche. Le lendemain, il descendait par le grand escalier, vers dix heures, et passait devant les concierges, comme s'il avait rendu une visite matinale à quelque locataire. Pourvu qu'il fût à peu près exact chez son agent de change, son père était content. D'ailleurs, maintenant, il faisait la Bourse, de midi à trois heures. Le dimanche, il lui arrivait de rester la journée entière dans un lit de bonne, heureux, perdu, le nez au fond de l'oreiller.

—Vous qui devez être si riche un jour! dit Octave, dont le visage gardait un air de dégoût.

Alors, Trublot déclara doctement:

—Mon cher, vous ne savez pas ce que c'est, n'en parlez pas.

Et il défendit Julie, une grande Bourguignonne de quarante ans, au large visage troué de petite vérole, mais qui avait un corps de femme superbe. On aurait pu déshabiller ces dames de la maison; toutes des flûtes, pas une ne lui serait allée au genou. Avec ça, une fille parfaitement bien; et, pour le prouver, il ouvrit des tiroirs, montra un chapeau, des bijoux, des chemises garnies de dentelle, sans doute volées à madame Duveyrier. Octave, en effet, remarquait à présent une coquetterie dans la chambre, des boîtes de carton doré rangées sur la commode, un rideau de perse tendu sur les jupes, toute la pose d'une cuisinière jouant à la femme distinguée.

—Celle-là, voyez-vous, il n'y a pas à dire, répétait Trublot, on peut l'avouer…. Si elles étaient toutes comme ça!

A ce moment, un bruit vint de l'escalier de service. C'était Adèle qui remontait se laver les oreilles, madame Josserand lui ayant défendu furieusement de toucher à la viande, tant qu'elle ne les aurait pas nettoyées au savon. Trublot allongea la tête et la reconnut.

—Fermez vite la porte! dit-il très inquiet. Chut! ne parlez plus!

Il tendait l'oreille, il écoutait le pas lourd d'Adèle suivre le corridor.

—Vous couchez donc aussi avec! demanda Octave, surpris de sa pâleur, devinant qu'il redoutait une scène.

Mais Trublot, cette fois, eut une lâcheté.

—Non, par exemple! pas avec ce torchon!… Pour qui me prenez-vous, mon cher?

Il s'était assis au bord du lit, il attendait pour achever de se vêtir, en suppliant Octave de ne pas bouger; et tous deux restèrent immobiles, tant que cette malpropre d'Adèle se décrassa les oreilles, ce qui exigea dix grandes minutes. Ils entendaient la tempête de l'eau dans la cuvette.

—Il y a pourtant une chambre, entre celle-ci et la sienne, expliqua doucement Trublot, une chambre louée à un ouvrier, à un menuisier qui empoisonne le corridor avec ses soupes à l'oignon. Ce matin encore, ça m'a fait lever le coeur…. Et vous savez, maintenant, dans toutes les maisons, les cloisons des chambres de bonne sont ainsi minces comme des feuilles de papier. Je ne comprends pas les propriétaires. Ce n'est guère moral, on ne peut même remuer dans son lit…. Je trouve ça très incommode.

Lorsqu'Adèle fut descendue, il reprit sa carrure, acheva sa toilette, se servit de la pommade et des peignes de Julie. Octave ayant parlé du grenier, il voulut absolument l'y conduire, car il connaissait les moindres coins de l'étage. Et, en passant devant les portes, il nommait les bonnes, familièrement: dans ce bout du couloir, après Adèle, Lisa, la femme de chambre des Campardon, une gaillarde qui faisait ses coups dehors; puis, Victoire, leur cuisinière, une baleine échouée, soixante-dix ans, la seule qu'il respectât; puis, Françoise, entrée la veille chez madame Valérie, et dont la malle était peut-être là pour vingt-quatre heures, derrière le maigre lit où passait un tel galop de filles, qu'il fallait toujours s'informer avant de venir attendre au chaud, sous la couverture; puis, un ménage tranquille, en place chez les gens du second; puis, le cocher de ces gens, un gaillard dont il parlait avec une jalousie de beau mâle, le soupçonnant d'aller de porte en porte faire sans bruit de la bonne besogne; enfin, dans l'autre bout du couloir, il nomma encore Clémence, la femme de chambre de madame Duveyrier, que son voisin Hippolyte, le maître d'hôtel, venait retrouver maritalement tous les soirs, et la petite Louise, l'orpheline dont madame Juzeur essayait, une gamine de quinze ans, qui devait en entendre de belles, la nuit, si elle avait le sommeil léger.

—Mon cher, ne fermez pas la porte, faites cela pour moi, dit-il à Octave, quand il l'eut aidé à prendre les livres dans la malle. Vous comprenez, lorsque le grenier est ouvert, on peut s'y cacher et attendre.

Octave, ayant consenti à tromper la confiance de M. Gourd, rentra avec Trublot dans la chambre de Julie. Ce dernier y avait laissé son pardessus. Ensuite ce furent ses gants qu'il ne trouva pas; il secouait les jupes, bouleversait les couvertures, soulevait une telle poussière et une telle âcreté de linge douteux, que son compagnon, suffoqué, ouvrit la fenêtre. Elle donnait sur l'étroite cour intérieure, où prenaient jour toutes les cuisines de la maison. Et il allongeait le nez au-dessus de ce puits humide, qui exhalait des odeurs grasses d'évier mal tenu, lorsqu'un bruit de voix le fit se retirer vivement.

—La petite bavette du matin, dit Trublot à quatre pattes sous le lit, cherchant toujours. Ecoutez ça.

C'était Lisa, accoudée chez les Campardon, qui se penchait pour interroger
Julie, à deux étages au-dessous d'elle.

—Dites, ça y est donc, cette fois?

—Paraît, répondit Julie, en levant la tête. Vous savez, à part de le déculotter, elle lui a tout fait…. Hippolyte est revenu du salon tellement dégoûté, qu'il a failli avoir une indigestion.

—Si nous en faisions seulement le quart! reprit Lisa.

Mais elle disparut un instant, pour boire un bouillon que Victoire lui apportait. Elles s'entendaient bien ensemble, soignant leurs vices, la femme de chambre cachant l'ivrognerie de la cuisinière, et la cuisinière facilitant les sorties de la femme de chambre, d'où celle-ci revenait morte, les reins cassés, les paupières bleues.

—Ah! mes enfants, dit Victoire qui se pencha à son tour, coude à coude avec Lisa, vous êtes jeunes. Quand vous aurez vu ce que j'ai vu!… Chez le vieux papa Campardon, il y avait une nièce parfaitement élevée, qui allait regarder les hommes par la serrure.

—Du propre! murmura Julie de son air révolté de femme comme il faut. A la place de la petite du quatrième, c'est moi qui aurais fichu des claques à monsieur Auguste, s'il m'avait touchée, dans le salon!… Un joli coco!

Sur cette déclaration, un rire aigu sortit de la cuisine de madame Juzeur. Lisa, qui était en face, fouilla la pièce du regard, aperçut Louise, dont les quinze ans précoces s'égayaient à entendre les autres bonnes.

—Elle est du matin au soir à nous moucharder, cette gamine, dit-elle. Est-ce bête, de nous coller une enfant sur le dos! On ne pourra bientôt plus causer.

Elle n'acheva pas. Le bruit d'une fenêtre qui s'ouvrait brusquement, les mit en fuite. Il se fit un profond silence. Mais elles se risquèrent de nouveau. Hein? quoi? qu'y avait-il? Elles avaient cru que madame Valérie ou madame Josserand les surprenait.

—Pas de danger! reprit Lisa. Elles sont toutes à tremper dans des cuvettes. Leur peau les occupe trop, pour qu'elles songent à nous embêter…. C'est le seul moment de la journée où l'on respire.

—Alors, ça va toujours la même chose chez vous? demanda Julie, qui épluchait une carotte.

—Toujours, répondit Victoire. C'est fini, elle est bouchée.

Les deux autres ricanèrent, heureuses, chatouillées par ce mot qui déshabillait crûment une de ces dames.

—Mais votre grand serin d'architecte, qu'est-ce qu'il fait donc?

—Il débouche la cousine, pardi!

Elles riaient plus fort, lorsqu'elles virent, chez madame Valérie, la nouvelle bonne Françoise. C'était elle qui leur avait causé une alerte, en ouvrant la fenêtre. Et il y eut d'abord des politesses.

—Ah! c'est vous, mademoiselle.

—Mon Dieu! oui, mademoiselle. Je tâche de m'installer, mais cette cuisine est si dégoûtante!

Puis, arrivèrent les renseignements abominables.

—Vous aurez de la constance, si vous y restez. La dernière avait les bras tout griffés par l'enfant, et madame la faisait tellement tourner en bourrique, que nous l'entendions pleurer d'ici.

—Ah bien! ça ne traînera pas, dit Françoise. Je vous remercie toujours, mademoiselle.

—Où donc est-elle, votre bourgeoise? demanda curieusement Victoire.

—Elle vient de partir déjeuner chez une dame.

Lisa et Julie se démanchèrent le cou, pour échanger un regard. Elles la connaissaient, la dame. Un drôle de déjeuner, la tête en bas et les jambes en l'air! Si c'était permis, d'être menteuse à ce point! Elles ne plaignaient pas le mari, car il en méritait davantage; seulement, ça faisait honte à l'espèce humaine, qu'une femme ne se conduisît pas mieux.

—Voilà torchon! interrompit Lisa, en découvrant la bonne des Josserand, au-dessus d'elle.

Alors, à plein gosier, une volée de gros mots s'échappa de ce trou, obscur et empesté comme un puisard. Toutes, la face levée, interpellaient violemment Adèle, qui était leur souffre-douleur, la bête sale et gauche sur laquelle la maison entière tapait.

—Tiens! elle s'est lavée, ça se voit!

—Tâche encore de jeter tes vidures de poisson dans la cour, que je monte te débarbouiller avec!

—Eh! va donc manger le bon Dieu, fille à curé!… Vous savez, elle en garde dans ses dents pour se nourrir toute la semaine.

Ahurie, Adèle les regardait d'en haut, le corps à demi sorti de la fenêtre.
Elle finit par répondre:

—Laissez-moi tranquille, n'est-ce pas? ou je vous arrose.

Mais les cris et les rires redoublèrent.

—T'as marié ta maîtresse, hier soir? Hein? c'est peut-être toi qui lui apprends à faire les hommes?

—Ah! la sans-coeur! elle reste dans une boîte où l'on ne mange pas! Vrai, c'est ça qui m'exaspère contre elle!… Trop bête, envoie-les donc coucher!

Des larmes étaient venues aux yeux d'Adèle.

—Vous ne savez que des sottises, bégaya-t-elle. Ce n'est pas ma faute, si je ne mange pas.

Et les voix grandissaient, des mots aigres commençaient à s'échanger entre Lisa et la nouvelle bonne, Françoise, qui prenait parti pour Adèle, lorsque celle-ci, oubliant les injures, cédant à l'instinct de l'esprit de corps, cria:

—Méfiance! v'là madame!

Un silence de mort tomba. Toutes, brusquement, avaient replongé dans leur cuisine; et il ne montait plus, du boyau noir de l'étroite cour, que la puanteur d'évier mal tenu, comme l'exhalaison même des ordures cachées des familles, remuées là par la rancune de la domesticité. C'était l'égout de la maison, qui en charriait les hontes, tandis que les maîtres traînaient encore leurs pantoufles, et que le grand escalier déroulait la solennité des étages, dans l'étouffement muet du calorifère. Octave se souvint de la bouffée de vacarme qu'il avait reçue au visage, chez les Campardon, le jour de son arrivée.

—Elles sont bien gentilles, dit-il simplement.

Et il se penchait à son tour, il regardait les murailles, comme vexé de ne pas avoir lu tout de suite au travers, derrière les faux-marbres et le carton-pâte luisant de dorure.

—Où diable les a-t-elle fourrés? répétait Trublot qui avait fouillé jusque dans la table de nuit, pour retrouver ses gants blancs.

Enfin, il les dénicha au fond du lit même, aplatis et tout chauds. Une dernière fois, il donna un coup d'oeil à la glace, alla cacher la clef de la chambre à l'endroit convenu, au bout du corridor, sous un vieux buffet laissé par un locataire, et descendit le premier, accompagné d'Octave. Dans le grand escalier, quand il eut dépassé la porte des Josserand, il reprit tout son aplomb, boutonné très haut pour cacher son habit et sa cravate.

—Au revoir, mon cher, dit-il en forçant la voix, j'étais inquiet, j'ai passé prendre des nouvelles de ces dames…. Elles ont parfaitement dormi…. Au revoir.

Octave le regarda descendre en souriant. Puis, comme l'heure du déjeuner approchait, il résolut de reporter la clef du grenier plus tard. Au déjeuner, chez les Campardon, il s'intéressa surtout à Lisa, qui servait. Elle avait son air propre, sa mine agréable; et il l'entendait encore, la voix éraillée par les gros mots. Son flair de la femme ne l'avait pas trompé sur cette fille à poitrine plate. Du reste, madame Campardon continuait d'en être enchantée, s'étonnant de ce qu'elle ne la volait pas, ce qui était vrai, car son vice était ailleurs. En outre, elle paraissait très bonne pour Angèle, la mère se reposait entièrement sur elle.

Justement, ce matin-là, Angèle disparut au dessert, et on l'entendit qui riait dans la cuisine. Octave osa risquer une réflexion.

—Vous avez peut-être tort, de la laisser si libre avec les domestiques.

—Oh! il n'y a pas grand mal, répondit madame Campardon, de son air de langueur. Victoire a vu naître mon mari, et je suis si sûre de Lisa…. Puis, que voulez-vous? cette petite me casse la tête. Je deviendrais folle, à l'entendre toujours sauter autour de moi.

L'architecte mâchonnait gravement le bout d'un cigare.

—C'est moi, dit-il, qui force Angèle à passer, toutes les après-midi, deux heures à la cuisine. Je veux qu'elle devienne une femme de ménage. Ça l'instruit…. Elle ne sort jamais, mon cher, elle est continuellement sous notre aile. Vous verrez quel bijou nous en ferons.

Octave n'insista pas. Certains jours, Campardon lui paraissait très bête; et, comme l'architecte le pressait pour aller entendre à Saint-Roch un grand prédicateur, il refusa, s'entêtant à ne point sortir. Après avoir averti madame Campardon qu'il ne viendrait pas dîner le soir, il remontait à sa chambre, lorsqu'il sentit la clef du grenier dans sa poche. Il préféra la descendre tout de suite.

Mais, sur le palier, un spectacle imprévu l'intéressa. La porte de la chambre louée au monsieur très distingué, dont on ne disait pas le nom, se trouvait ouverte; et c'était un événement, car elle restait toujours close, comme barrée d'un silence de tombe. Sa surprise augmenta: il cherchait du regard le bureau du monsieur et découvrait à la place l'angle d'un grand lit, quand il vit sortir une dame mince, vêtue de noir, le visage caché sous une épaisse voilette. Derrière elle, la porte s'était refermée, sans bruit.

Alors, très intrigué, il descendit sur les talons de la dame, pour savoir si elle était jolie. Mais elle filait avec une légèreté inquiète, effleurant à peine la moquette de ses petites bottines, ne laissant d'autre trace, dans la maison, qu'un parfum évaporé de verveine. Comme il arrivait au vestibule, elle disparaissait, et il aperçut seulement M. Gourd, debout sous le porche, qui la saluait très bas, en ôtant sa calotte.

Lorsque le jeune homme eut rendu la clef au concierge, il tâcha de le faire causer.

—Elle a l'air bien comme il faut, dit-il. Qui est-ce?

—C'est une dame, répondit M. Gourd.

Et il ne voulut rien ajouter. Mais il se montra plus expansif, sur le monsieur du troisième. Oh! un homme de la meilleure société, qui avait loué cette chambre pour venir y travailler tranquille, une nuit par semaine.

—Tiens! il travaille! interrompit Octave. A quoi donc?

—Il a bien voulu me confier son ménage, continua M. Gourd, sans paraître avoir entendu. Et, voyez-vous, il paie rubis sur l'ongle…. Allez, monsieur, quand on fait un ménage, on sait vite si l'on a affaire à quelqu'un de propre. Celui-là, c'est tout ce qu'il y a de plus honnête: ça se voit à son linge.

Il fut obligé de se garer, Octave lui-même rentra un instant dans la loge, pour laisser passer la voiture des locataires du second, qui allaient au Bois. Les chevaux piaffaient, retenus par le cocher, les guides hautes; et, lorsque le grand landau fermé roula sous la voûte, on aperçut, derrière les glaces, deux beaux enfants, dont les têtes souriantes cachaient les profils vagues du père et de la mère. M. Gourd s'était redressé, poli, mais froid.

—En voilà qui ne font pas beaucoup de bruit dans la maison, remarqua
Octave.

—Personne ne fait de bruit, dit sèchement le concierge. Chacun vit comme il l'entend, voilà tout. Il y a des gens qui savent vivre, et il y a des gens qui ne savent pas vivre.

Les gens du second étaient jugés sévèrement, parce qu'ils ne fréquentaient personne. Ils semblaient riches, pourtant; mais le mari travaillait dans des livres, et M. Gourd se défiait, avait une moue méprisante; d'autant plus qu'on ignorait ce que le ménage pouvait fabriquer là dedans, avec son air de n'avoir besoin de personne et d'être toujours parfaitement heureux. Ça ne lui paraissait pas naturel.

Octave ouvrait la porte du vestibule, lorsque Valérie rentra. Il s'effaça poliment, pour la laisser passer devant lui.

—Vous allez bien, madame?

—Mais oui, monsieur, merci.

Elle était essoufflée, et pendant qu'elle montait, il regardait ses bottines boueuses, en songeant à ce déjeuner, la tête en bas et les jambes en l'air, dont avaient parlé les bonnes. Sans doute, elle était rentrée à pied, n'ayant pas trouvé de fiacre. Une odeur fade et chaude s'exhalait de ses jupes humides. La fatigue, une lassitude molle de toute sa chair, lui faisait par moments, malgré son effort, poser la main sur la rampe.

—Quelle vilaine journée, n'est-ce pas? madame.

—Affreuse, monsieur…. Et, avec ça, le temps est lourd.

Elle arrivait au premier, ils se saluèrent. Mais, d'un coup d'oeil, il avait vu sa face meurtrie, ses paupières grosses de sommeil, ses cheveux dépeignés sous le chapeau rattaché à la hâte; et, tout en continuant de monter, il réfléchissait, vexé, pris de colère. Alors, pourquoi pas avec lui? Il n'était ni plus bête ni plus laid que les autres.

Au troisième, devant la porte de madame Juzeur, le souvenir de sa promesse de la veille s'éveilla. Une curiosité lui venait sur cette petite femme si discrète, aux yeux de pervenche. Il sonna. Ce fut madame Juzeur elle-même qui ouvrit.

—Ah! cher monsieur, êtes-vous aimable!… Entrez donc.

Le logement avait une douceur qui sentait un peu le renfermé: des tapis et des portières partout, des meubles d'une mollesse d'édredon, l'air tiède et mort d'un coffret, capitonné de vieux satin à l'iris. Dans le salon, où les doubles rideaux mettaient un recueillement de sacristie, Octave dut s'asseoir sur un canapé, large et très bas.

—Voici la dentelle, reprit madame Juzeur, en reparaissant avec une boîte de santal, pleine de chiffons. Je veux en faire cadeau à quelqu'un et je suis curieuse d'en connaître la valeur.

C'était un bout d'ancien point d'Angleterre, très beau. Octave l'examina en connaisseur, finit par l'estimer trois cents francs. Puis, sans attendre davantage, comme leurs mains à tous deux maniaient la dentelle, il se pencha et lui baisa les doigts, des doigts menus de petite fille.

—Oh! monsieur Octave, à mon âge, vous n'y pensez pas! murmura joliment madame Juzeur, sans se fâcher.

Elle avait trente-deux ans, se disait très vieille. Et elle fit son allusion accoutumée à ses malheurs: mon Dieu! oui, après dix jours de mariage, le cruel était parti un matin et n'était pas revenu, personne n'avait jamais su pourquoi.

—Vous comprenez, continua-t-elle en levant les yeux au plafond, après des coups pareils, c'est fini pour une femme.

Octave avait gardé sa petite main tiède qui se fondait dans la sienne, et il la baisait toujours à légers coups, sur les doigts. Elle ramena les yeux vers lui, le considéra d'un air vague et tendre; puis, maternellement, elle dit ce seul mot:

—Enfant!

Se croyant encouragé, il voulut la saisir à la taille, l'attirer sur le canapé; mais elle se dégagea sans violence, elle glissa de ses bras, riant, ayant l'air de penser simplement qu'il jouait.

—Non, laissez-moi, ne me touchez pas, si vous désirez que nous restions bons amis.

—Alors, non? demanda-t-il à voix basse.

—Quoi, non? Que voulez-vous dire?… Oh! ma main, tant qu'il vous plaira!

Il lui avait repris la main. Mais, cette fois, il l'ouvrait, la baisait sur la paume; et, les yeux demi-clos, tournant le jeu en plaisanterie, elle écartait les doigts, comme une chatte qui détend ses griffes pour qu'on la chatouille sous les pattes. Elle ne lui permit pas d'aller au-dessus du poignet. Le premier jour, il y avait là une ligne sacrée, où le mal commençait.

—C'est monsieur le curé qui monte, vint dire brusquement Louise, en rentrant d'une commission.

L'orpheline avait le teint jaune et le masque écrasé des filles qu'on oublie sous les portes. Elle éclata d'un rire idiot, quand elle aperçut le monsieur qui mangeait dans la main de madame. Mais, sur un regard de celle-ci, elle se sauva.

—J'ai grand'peur de n'en rien tirer de bon, reprit madame Juzeur. Enfin, il faut bien essayer de mettre dans le droit chemin une de ces pauvres âmes…. Tenez, monsieur Mouret, passez par ici.

Elle l'emmena dans la salle à manger, pour laisser le salon au prêtre, que Louise introduisait. Là, elle l'invita à revenir causer. Cela lui ferait un peu de société; elle était toujours si seule, si triste! Heureusement, la religion la consolait.

Le soir, vers cinq heures, Octave goûta un véritable repos à s'installer chez les Pichon, en attendant le dîner. La maison l'effarait un peu; après s'être laissé prendre d'un respect de provincial, devant la gravité riche de l'escalier, il glissait à un mépris exagéré, pour ce qu'il croyait deviner derrière les hautes portes d'acajou. Il ne savait plus: ces bourgeoises, dont la vertu le glaçait d'abord, lui semblaient maintenant devoir céder sur un signe; et, lorsqu'une d'elles résistait, il restait plein de surprise et de rancune.

Marie avait rougi de joie, en le voyant poser sur le buffet le paquet de livres qu'il était monté chercher pour elle, le matin. Elle répétait:

—Etes-vous gentil, monsieur Octave! Oh! merci, merci!… Et comme c'est bien, d'être venu de bonne heure! Voulez-vous un verre d'eau sucrée avec du cognac? Ça ouvre l'appétit.

Il accepta, pour lui faire plaisir. Tout lui parut aimable, jusqu'à Pichon et aux Vuillaume, qui causaient autour de la table, remâchant lentement leur conversation de chaque dimanche. Marie, de temps à autre, courait à la cuisine, où elle soignait une épaule de mouton roulée; et il osa la suivre en plaisantant, la saisit devant le fourneau, la baisa, sur la nuque. Elle, sans un cri, sans un tressaillement, s'était retournée et le baisait à son tour sur la bouche, de ses lèvres toujours froides. Cette fraîcheur parut délicieuse au jeune homme.

—Eh bien? et votre nouveau ministre? demanda-t-il à Pichon, en revenant.

Mais l'employé eut un sursaut. Ah! il allait y avoir un nouveau ministre, à l'Instruction publique? Il n'en savait rien; dans les bureaux, on ne s'occupait jamais de ça.

—Le temps est si mauvais! continua-t-il sans transition. Pas possible d'avoir un pantalon propre!

Madame Vuillaume parlait d'une fille qui avait mal tourné, aux Batignolles.

—Vous ne me croirez pas, monsieur, dit-elle. Elle était parfaitement élevée; mais elle s'ennuyait tellement chez ses parents, que deux fois elle avait voulu se jeter dans la rue…. C'est à confondre!

—On fait griller les fenêtres, dit simplement M. Vuillaume.

Le dîner fut charmant. Tout le temps, cette conversation dura, autour du modeste couvert, qu'une petite lampe éclairait. Pichon et M. Vuillaume, étant tombés sur le personnel du ministère, ne sortaient plus des chefs et des sous-chefs: le beau-père s'entêtait sur ceux de son temps, puis se souvenait qu'ils étaient morts; tandis que, de son côté, le gendre continuait à parler des nouveaux, au milieu d'une confusion de noms inextricable. Les deux hommes pourtant, ainsi que madame Vuillaume, furent d'accord sur un point: le gros Chavignat, celui dont la femme était si laide, avait fait beaucoup trop d'enfants. C'était fou, dans sa situation de fortune. Et Octave souriait, détendu, heureux; depuis longtemps, il n'avait passé une si agréable soirée; même il finit par blâmer Chavignat avec conviction. Marie l'apaisait de son clair regard d'innocente, sans une émotion à le voir assis près de son mari, les servant tous deux selon leurs goûts, de son air un peu las d'obéissance passive.

A dix heures, les Vuillaume se levèrent, ponctuellement. Pichon mit son chapeau. Chaque dimanche, il les accompagnait à l'omnibus. C'était une habitude de déférence, prise au lendemain du mariage, et les Vuillaume se seraient trouvés très froissés, s'il avait cru pouvoir se dispenser de la course. Tous trois gagnaient la rue de Richelieu, puis la remontaient à petits pas, en fouillant du regard l'omnibus des Batignolles, qui passait toujours complet; de sorte que, souvent, Pichon allait ainsi jusqu'à Montmartre, car il ne se serait pas permis de quitter son beau-père et sa belle-mère, avant de les mettre en voiture. Comme ils marchaient très doucement, il lui fallait près de deux heures pour aller et revenir.

On échangea d'amicales poignées de main sur le palier. En rentrant avec
Marie, Octave dit tranquillement:

—Il pleut, Jules ne rentrera pas avant minuit.

Et, comme on avait couché Lilitte de bonne heure, il prit tout de suite Marie sur ses genoux, il but avec elle un reste de café dans la même tasse, en mari heureux du départ de ses invités, se retrouvant enfin chez lui, excité par une petite fête de famille, et pouvant embrasser sa femme à l'aise, les portes closes. Une chaleur endormait l'étroite pièce, où des oeufs à la neige avaient laissé une odeur de vanille. Il mettait de légers baisers sous le menton de la jeune femme, lorsqu'on frappa. Marie n'eut pas même un sursaut de peur. C'était le fils Josserand, celui qui avait une fêlure. Quand il pouvait s'échapper de l'appartement d'en face, il venait ainsi causer avec elle, attiré par sa douceur; et tous deux s'entendaient très bien, restant des dix minutes sans parler, échangeant de loin en loin des phrases qui ne se suivaient pas.

Octave, très contrarié, garda le silence.

—Ils ont du monde, bégayait Saturnin. Moi, je m'en fiche, qu'ils ne me mettent pas à table!… Alors, j'ai défait la serrure et je me suis sauvé. Ça les attrape.

—On sera inquiet, vous devriez rentrer, dit Marie, qui voyait l'impatience d'Octave.

Mais le fou riait, enchanté. Puis, avec sa parole embarrassée, il dit ce qu'on faisait chez lui. Il semblait venir chaque fois pour soulager surtout sa mémoire.

—Papa a encore travaillé toute la nuit…. Maman a giflé Berthe…. Dites, quand on se marie, ça fait du mal?

Et, comme Marie ne répondait pas, il continua, en s'animant:

—Je ne veux pas aller à la campagne, moi…. S'ils la touchent seulement, je les étrangle; la nuit, c'est facile, pendant qu'ils dorment…. Elle a le dedans de la main doux comme du papier à lettres. Mais, vous savez, l'autre est une sale fille….

Il recommençait, s'embrouillait, n'arrivait pas à exprimer ce qu'il était venu dire. Marie, enfin, le força à rentrer chez ses parents, sans qu'il eût même remarqué la présence d'Octave.

Alors, celui-ci, de peur d'être encore dérangé, voulut emmener la jeune femme dans sa chambre. Mais elle refusa, les joues brusquement envahies d'un flot de sang. Lui, ne comprenant pas cette pudeur, répétait qu'ils entendraient bien Jules remonter, qu'elle aurait le temps de se glisser chez elle; et, comme il l'entraînait, elle se fâcha tout à fait, avec une indignation de femme violentée.

—Non, pas dans votre chambre, jamais! C'est trop vilain…. Restons chez moi.

Et elle courut se réfugier au fond de son logement. Octave était encore sur le palier, surpris de cette résistance inattendue, lorsqu'un bruit violent de querelle monta de la cour. Décidément, tout s'en mêlait, il aurait mieux fait d'aller dormir. Un tel vacarme était si inusité, à une pareille heure, qu'il finit par ouvrir une fenêtre, pour écouter. En bas, M. Gourd criait:

—Je vous dis que vous ne passerez pas!… Le propriétaire est prévenu. Il va descendre vous flanquer lui-même à la porte.

—De quoi? à la porte! répondit une grosse voix. Est-ce que je ne paie pas mon terme?… Passe, Amélie, et si monsieur te touche, nous allons rire!

C'était l'ouvrier d'en haut, qui rentrait avec la femme, chassée le matin. Octave se pencha; mais, dans le trou noir de la cour, il voyait seulement de grandes ombres flottantes, que traversait un reflet de gaz venu du vestibule.

—Monsieur Vabre! monsieur Vabre! appela d'une voix pressante le concierge, bousculé par le menuisier. Vite, vite, elle va entrer!

Malgré ses mauvaises jambes, madame Gourd était allée chercher le propriétaire, en train justement de travailler à son grand ouvrage. Il descendait. Octave l'entendit répéter furieusement:

—C'est un scandale! c'est une horreur!… Jamais je ne permettrai ça chez moi!

Et, s'adressant à l'ouvrier, que sa présence parut intimider d'abord:

—Renvoyez cette femme, tout de suite, tout de suite…. Entendez-vous! nous ne voulons pas de femmes dans la maison.

—Mais c'est la mienne! répondit l'ouvrier effaré. Elle est en place, elle vient une fois par mois, quand ses maîtres le permettent…. En voilà une histoire! Ce n'est pas vous qui m'empêcherez de coucher avec ma femme, peut-être!

Du coup, le concierge et le propriétaire perdirent la tête.

—Je vous donne congé, bégayait M. Vabre. Et, en attendant, je vous défends de prendre mon immeuble pour un mauvais lieu…. Gourd, jetez donc cette créature sur le trottoir…. Oui, monsieur, je n'aime pas les mauvaises plaisanteries. On le dit, quand on est marié…. Taisez-vous, ne me manquez pas de respect davantage!

Le menuisier, bon enfant, ayant sans doute une pointe de vin, finit par se mettre à rire.

—C'est curieux tout de même…. Enfin, puisque monsieur ne veut pas, retourne chez tes maîtres, Amélie. Nous ferons un garçon une autre fois. Vrai, c'était pour faire un garçon…. Par exemple, je l'accepte volontiers, votre congé! Plus souvent que je resterais dans cette baraque! Il s'y passe de propres choses, on y rencontre du joli fumier. Ça ne veut pas de femmes chez soi, lorsque ça tolère, à chaque étage, des salopes bien mises qui mènent des vies de chien, derrière les portes!… Tas de mufes! tas de bourgeois!

Amélie s'en était allée, pour ne pas causer de plus gros ennuis à son homme; et lui, goguenard, sans colère, continua de blaguer. Pendant ce temps, M. Gourd protégeait la retraite de M. Vabre, en se permettant à voix haute des réflexions. Quelle sale chose que le peuple! Il suffisait d'un ouvrier dans une maison pour l'empester.

Octave referma la fenêtre. Mais, au moment où il retournait auprès de
Marie, un individu qui enfilait légèrement le corridor, le heurta.

—Comment! c'est encore vous! dit-il en reconnaissant Trublot.

Celui-ci resta une seconde suffoqué. Puis, il voulut expliquer sa présence.

—Oui, c'est moi…. J'ai dîné chez les Josserand, et je monte….

Octave fut révolté.

—Oh! avec ce torchon d'Adèle!… Vous juriez que non.

Alors, Trublot reprit sa carrure, l'air ravi.

—Je vous assure, mon cher, c'est très chic…. Elle a une peau, vous ne vous en doutez pas!

Ensuite, il s'emporta contre l'ouvrier, qui avait failli le faire surprendre dans l'escalier de service, avec ses sales histoires de femme. Il avait dû revenir par le grand escalier. Et, s'échappant:

—Rappelez-vous, c'est jeudi prochain que je vous mène chez la maîtresse à
Duveyrier…. Nous dînerons ensemble.

La maison retombait à son recueillement, à ce silence religieux qui semblait sortir des chastes alcôves. Octave avait rejoint Marie dans la chambre, au bord du lit conjugal, dont elle apprêtait les oreillers. En haut, la chaise se trouvant encombrée de la cuvette et d'une vieille paire de savates, Trublot s'était assis sur l'étroite couchette d'Adèle; et, en habit, cravaté de blanc, il attendait. Lorsqu'il reconnut le pas de Julie qui montait se coucher, il retint son souffle, ayant la continuelle terreur des querelles de femmes. Enfin, Adèle parut. Elle était fâchée, elle l'empoigna.

—Dis donc, toi! tu pourrais bien ne pas me marcher dessus, quand je sers à table!

—Comment, te marcher dessus?

—Bien sûr, tu ne me regardes seulement pas, tu ne dirais jamais s'il vous plaît, en demandant du pain…. Ainsi, ce soir, lorsque j'ai passé le veau, tu as eu l'air de me renier…. J'en ai assez, vois-tu! Toute la maison m'agonit de sottises. C'est trop à la fin, si tu te mets avec les autres!

Elle se déshabillait rageusement; puis, se jetant sur le vieux sommier qui craquait, elle tourna le dos. Il dut s'humilier.

Et, pendant ce temps, dans la chambre voisine, l'ouvrier qui gardait sa pointe de vin, parlait seul, d'une voix si haute, que le corridor entier l'entendait.

—Hein? c'est drôle tout de même, qu'on vous empêche de coucher avec votre femme!… Pas de femmes dans la maison, bougre de ramolli! Va donc en ce moment mettre un peu le nez sous les draps, pour voir!

VII

Depuis quinze jours, pour amener l'oncle Bachelard à doter Berthe, les
Josserand l'invitaient presque chaque soir, malgré sa malpropreté.

Quand on lui avait annoncé le mariage, il s'était contenté de donner une légère tape sur la joue de sa nièce, en disant:

—Comment! tu te maries! Ah! c'est gentil, fillette!

Et il restait sourd à toutes les allusions, exagérant son air de noceur gâteux, tombé dans les liqueurs, dès qu'on parlait d'argent devant lui.

Madame Josserand eut l'idée de l'inviter un soir avec Auguste, le futur. Peut-être la vue du jeune homme le déciderait-elle. Le moyen était héroïque, car la famille n'aimait pas montrer l'oncle, redoutant toujours de se faire du tort dans l'esprit des gens. D'ailleurs, il s'était assez bien conduit; son gilet seul avait une grande tache de sirop, attrapée sans doute au café. Mais, lorsque sa soeur, après le départ d'Auguste, l'interrogea, en lui demandant comment il le trouvait, il répondit sans se compromettre:

—Charmant, charmant.

Il fallait en finir. L'affaire pressait. Alors, madame Josserand résolut de poser carrément la situation.

—Puisque nous voilà en famille, reprit-elle, profitons-en….
Laissez-nous, mes chéries: nous avons à causer avec votre oncle…. Toi,
Berthe, veille un peu sur Saturnin, qu'il ne démonte pas encore les
serrures.

Saturnin, depuis qu'on s'occupait du mariage de sa soeur, en se cachant de lui, rôdait par les pièces, l'oeil inquiet, flairant quelque chose; et il avait des imaginations diaboliques, dont la famille restait consternée.

—J'ai pris tous mes renseignements, dit la mère, lorsqu'elle se fut enfermée avec le père et l'oncle. Voici où en sont les Vabre.

Longuement, elle donna des chiffres. Le vieux Vabre avait apporté de Versailles un demi-million. Si la maison lui avait coûté trois cent mille francs, il lui en était resté deux cent mille, qui, depuis douze ans, produisaient des intérêts. En outre, chaque année, il touchait vingt-deux mille francs de loyers; et, comme il vivait chez les Duveyrier sans presque rien dépenser, il devait par conséquent posséder en tout cinq ou six cent mille francs, plus la maison. Ainsi, de ce côté, de fort belles espérances.

—Il n'a donc pas de vice? demanda l'oncle Bachelard. Je croyais qu'il jouait à la Bourse.

Mais madame Josserand se récria. Un vieux si tranquille, plongé dans de si grands travaux! Au moins, celui-là s'était montré assez capable pour mettre une fortune de côté; et elle souriait amèrement, en regardant son mari, qui baissa la tête.

Quant aux trois enfants de M. Vabre, Auguste, Clotilde et Théophile, ils avaient eu chacun cent mille francs à la mort de leur mère. Théophile, après des entreprises ruineuses, vivait mal des miettes de cet héritage. Clotilde, sans autre passion que son piano, devait avoir placé sa part. Enfin, Auguste venait d'acheter le magasin du rez-de-chaussée et de risquer le commerce des soies, avec ses cent mille francs, longtemps gardés en réserve.

—Naturellement, dit l'oncle, le vieux ne donne rien à ses enfants, quand il les marie.

Mon Dieu! il n'aimait guère donner, le fait paraissait malheureusement certain. En mariant Clotilde, il s'était bien engagé à verser une dot de quatre-vingt mille francs; mais Duveyrier n'avait jamais vu que dix mille francs, et il ne réclamait pas, il nourrissait même son beau-père, flattant son avarice, sans doute pour mettre un jour la main sur sa fortune. De même, après avoir promis cinquante mille francs à Théophile, lors de son mariage avec Valérie, il s'était contenté d'abord de servir les intérêts, puis n'avait plus sorti un sou de sa caisse, et poussait les choses jusqu'à exiger les loyers, que le ménage lui payait, de peur d'être rayé du testament. Donc, il ne fallait pas trop compter sur les cinquante mille francs qu'Auguste devait toucher à son tour, le jour du contrat; ce serait joli déjà, si son père lui faisait grâce des termes du magasin, pendant quelques années.

—Dame! déclara Bachelard, c'est toujours dur pour des parents…. On ne paie jamais les dots.

—Revenons à Auguste, continua madame Josserand. Je vous ai dit ses espérances, et le seul danger est du côté des Duveyrier, que Berthe fera bien de surveiller de près, si elle entre dans la famille…. Actuellement, Auguste, après avoir acheté son magasin soixante mille francs, s'est lancé avec les quarante autres mille. Seulement, la somme devient insuffisante; d'autre part, il est seul, il lui faut une femme; c'est pourquoi il veut se marier…. Berthe est jolie, il la voit déjà dans son comptoir; et quant à la dot, cinquante mille francs sont une somme respectable qui l'a décidé.

L'oncle Bachelard ne sourcilla pas. Il finit par dire, d'un air attendri, qu'il avait rêvé mieux. Et il tomba sur le futur gendre: un charmant garçon, certainement; mais trop vieux, beaucoup trop vieux, trente-trois ans passés; du reste, toujours malade, la figure tirée par la migraine; enfin, l'air triste, pas assez gai pour le commerce.

—En as-tu un autre? demanda madame Josserand, dont la patience se lassait.
J'ai remué Paris avant de le trouver.

D'ailleurs, elle ne s'illusionnait guère. Elle l'éplucha.

—Oh! ce n'est pas un aigle, je le crois même assez bête…. Puis, je me méfie de ces hommes qui n'ont jamais eu de jeunesse et qui ne risquent pas une enjambée dans l'existence, sans y réfléchir quelques années. Celui-là, au sortir du collège, où ses maux de tête l'ont empêché d'achever ses études, est resté quinze ans petit employé de commerce, avant d'oser toucher à ses cent mille francs, dont son père, paraît-il, lui filoutait les intérêts…. Non, non, il n'est pas fort.

Jusque-là, M. Josserand avait gardé le silence. Il se risqua.

—Mais alors, ma bonne, pourquoi s'entêter à ce mariage. Si le jeune homme n'a pas de santé….

—Oh! pas de santé, interrompit Bachelard, ce n'est pas encore ça qui empêcherait…. Berthe ne serait plus en peine ensuite pour se remarier.

—Enfin, s'il est incapable, reprit le père, s'il doit rendre notre fille malheureuse….

—Malheureuse! cria madame Josserand. Dites tout de suite que je jette mon enfant à la tête du premier venu!… On est en famille, on le discute: il est ceci, il est cela, pas jeune, pas beau, pas intelligent. Nous causons, n'est-ce pas? c'est naturel…. Seulement, il est très bien, jamais nous ne trouverons mieux; et, voulez-vous que je le dise? c'est un parti inespéré pour Berthe. Moi, j'allais donner ma langue aux chiens, parole d'honneur!

Elle s'était levée. M. Josserand, réduit au silence, recula sa chaise.

—J'ai une seule peur, continua-t-elle en se plantant résolument devant son frère, c'est qu'il ne veuille plus, si on ne lui compte pas la dot, le jour du contrat…. Ça s'explique, il a besoin d'argent, ce garçon….

Mais, à ce moment, un souffle ardent, qu'elle entendit derrière elle, la fit se tourner. Saturnin était là, la tête passée dans l'entrebâillement de la porte, écoutant, avec des yeux de loup. Et ce fut toute une panique, car il avait volé une broche à la cuisine, pour embrocher les oies, disait-il. L'oncle Bachelard, très inquiet du tour que prenait la conversation, profita de l'alerte.

—Ne vous dérangez pas, cria-t-il de l'antichambre. Je m'en vais, j'ai un rendez-vous à minuit, avec un de mes clients, qui vient exprès du Brésil.

Quand on fut parvenu à coucher Saturnin, madame Josserand, exaspérée, déclara qu'il était impossible de le garder davantage. Il finirait par faire un malheur, si on ne l'enfermait pas dans une maison de fous. Ce n'était plus une vie, de toujours le cacher. Jamais ses soeurs ne se marieraient, tant qu'il serait là, à dégoûter et à effrayer le monde.

—Attendons encore, murmura M. Josserand, dont le coeur saignait à l'idée de cette séparation.

—Non, non! déclara la mère, je n'ai pas envie qu'il m'embroche à la fin!… Je tenais mon frère, j'allais le mettre au pied du mur…. N'importe! nous irons demain avec Berthe le relancer chez lui, et nous verrons s'il aura le toupet d'échapper à ses promesses…. D'ailleurs, Berthe doit une visite à son parrain. C'est convenable.

Le lendemain, tous trois, la mère, le père et la fille, se rendirent officiellement aux magasins de l'oncle, qui occupaient le sous-sol et le rez-de-chaussée d'une vaste maison de la rue d'Enghien. Des camions embarrassaient la porte. Dans la cour vitrée, une équipe d'emballeurs clouaient des caisses; et, par des baies ouvertes, on apercevait des coins de marchandises, des légumes secs et des coupons de soie, de la papeterie et des suifs, tout l'encombrement des mille commissions données par les clients, et des achats risqués à l'avance, aux moments de baisse. Bachelard était là avec son grand nez rouge, l'oeil encore allumé d'une ivresse de la veille, mais l'intelligence nette, retrouvant son flair et sa chance, dès qu'il retombait devant ses livres.

—Tiens! c'est vous! dit-il, très ennuyé.

Et il les reçut dans un petit cabinet, d'où il surveillait ses hommes, par un vitrage.

—Je t'ai amené Berthe, expliqua madame Josserand. Elle sait ce qu'elle te doit.

Puis, lorsque la jeune fille, après avoir embrassé son oncle, fut retournée dans la cour s'intéresser aux marchandises, sur un coup d'oeil de sa mère, celle-ci aborda résolument la question.

—Écoute, Narcisse, voici où nous en sommes…. Comptant sur ton bon coeur et sur tes promesses, je me suis engagée à donner une dot de cinquante mille francs. Si je ne la donne pas, le mariage est rompu…. Ce serait une honte, au point où en sont les choses. Tu ne peux pas nous laisser dans un embarras pareil.

Mais les yeux de Bachelard s'étaient troublés; et il bégaya, très ivre:

—Hein? quoi? tu as promis…. Faut pas promettre; mauvais, de promettre….

Il pleura misère. Ainsi, il avait acheté des crins, tout un solde, s'imaginant que les crins hausseraient; pas du tout, les crins baissaient, il était obligé de les expédier à perte. Et il se précipita, ouvrit des registres, voulut absolument montrer des factures. C'était la ruine.

—Allons donc! finit par dire M. Josserand impatienté. Je connais vos affaires, vous gagnez gros comme vous, et vous rouleriez sur l'or, si vous ne le jetiez pas par les fenêtres…. Moi, je ne vous demande rien. C'est Éléonore qui a voulu faire cette démarche. Mais, permettez-moi de vous dire, Bachelard, que vous vous êtes fichu de nous. Depuis quinze ans, chaque samedi, lorsque je viens jeter un coup d'oeil sur vos livres, vous êtes toujours à me promettre….

L'oncle l'interrompait, se frappait violemment la poitrine.

—Moi, promettre! pas possible!… Non, non, laissez-moi faire, vous verrez. Je n'aime pas qu'on demande, ça me vexe, ça me rend malade…. Vous verrez, un jour.

Madame Josserand elle-même n'en put tirer rien de plus. Il leur serrait les mains, essuyait une larme, parlait de son âme, de son amour de la famille, en les suppliant de ne pas le tourmenter davantage, en jurant devant Dieu qu'ils ne s'en repentiraient pas. Il savait son devoir, il le ferait jusqu'au bout. Berthe, plus tard, connaîtrait le coeur de son oncle.

—Et l'assurance dotale, dit-il de sa voix naturelle, les cinquante mille francs que vous aviez mis sur la tête de la petite?

Madame Josserand haussa les épaules.

—Depuis quatorze ans, c'est enterré. On t'a répété vingt fois que, dès la quatrième prime, nous n'avons pu donner les deux mille francs.

—Ça ne fait rien, murmura-t-il en clignant l'oeil, on parle de cette assurance à la famille, et on prend du temps pour payer la dot…. Jamais on ne paie une dot.

Révolté, M. Josserand se leva.

—Comment! voilà tout ce que vous trouvez à nous dire!

Mais l'oncle se méprenait, insistait sur l'usage.

—Jamais, entendez-vous! On donne un acompte, on sert la rente. Voyez monsieur Vabre lui-même…. Est-ce que le père Bachelard vous a payé la dot d'Éléonore? non, n'est-ce pas? On garde son argent, parbleu!

—Enfin, c'est une saleté que vous me conseillez! cria M. Josserand. Je mentirais, je ferais un faux en produisant la police de cette assurance….

Madame Josserand l'arrêta. L'idée suggérée par son frère, l'avait rendue grave. Elle s'étonnait de ne pas y avoir songé.

—Mon Dieu! comme tu prends feu, mon ami…. Narcisse ne te dit pas de faire un faux.

—Bien sûr, murmura l'oncle. Pas besoin de montrer les papiers.

—Il s'agit simplement de gagner du temps, continua-t-elle. Promets la dot, nous la donnerons toujours plus tard.

Alors, la conscience du brave homme éclata. Non! il refusait, il ne voulait pas se risquer une fois encore sur de pareilles pentes. Toujours on abusait de sa complaisance, pour lui faire accepter peu à peu des choses dont il tombait malade ensuite, tant elles lui barraient le coeur. Puisqu'il n'avait pas de dot à donner, il ne pouvait en promettre une.

Bachelard était allé battre le vitrage du bout des doigts, en sifflotant une sonnerie de clairon, comme pour montrer son parfait mépris devant de pareils scrupules. Madame Josserand avait écouté son mari, toute pâle d'une colère lentement amassée, et qui brusquement fit explosion.

—Eh bien! monsieur, puisqu'il en est ainsi, ce mariage se fera…. C'est la dernière chance de ma fille. Je me couperais le poignet plutôt que de la laisser échapper. Tant pis pour les autres! A la fin, quand on vous pousse, on devient capable de tout.

—Alors, madame, vous assassineriez pour marier votre fille?

Elle se leva toute droite.

—Oui! dit-elle furieusement.

Puis, elle eut un sourire. L'oncle dut calmer l'orage. A quoi bon se chamailler? Il valait mieux s'entendre. Et, tremblant encore de la querelle, éperdu et las, M. Josserand finit par vouloir bien causer de l'affaire avec Duveyrier, dont tout dépendait, selon madame Josserand. Seulement, pour prendre le conseiller en un moment de bonne humeur, l'oncle offrit à son beau-frère de le lui faire rencontrer dans une maison, où il ne savait rien refuser.

—C'est une simple entrevue, déclara M. Josserand luttant encore. Je vous jure que je ne m'engagerai pas.

—Sans doute, sans doute, dit Bachelard. Éléonore ne vous demande rien contre l'honneur.

Berthe revenait. Elle avait vu des boîtes de fruits confits, et, après de vives caresses, elle tâcha de s'en faire donner une. Mais l'oncle se trouvait repris de son bégaiement; pas possible, c'était compté, ça partait le soir même pour Saint-Pétersbourg. Lentement, il les poussait vers la rue, tandis que sa soeur, devant l'activité des vastes magasins, pleins jusqu'aux solives de toutes les marchandises imaginables, s'attardait, souffrant de cette fortune gagnée par un homme sans principes, faisant un retour amer sur l'honnêteté incapable de son mari.

—Eh bien! à demain soir, vers neuf heures, au café de Mulhouse, dit
Bachelard dans la rue, en serrant la main de M. Josserand.

Justement, le lendemain, Octave et Trublot, qui avaient dîné ensemble, avant de se rendre chez Clarisse, la maîtresse de Duveyrier, entrèrent au café de Mulhouse, pour ne pas se présenter chez elle trop tôt, bien qu'elle demeurât rue de la Cerisaie, au diable. Il était à peine huit heures. Comme ils arrivaient, un bruit violent de querelle les attira au fond, dans une salle écartée. Et, là, ils aperçurent Bachelard, déjà gris, les joues saignantes, énorme, qui se trouvait aux prises avec un petit monsieur, blême et rageur.

—Vous avez encore craché dans mon bock! criait-il de sa voix tonnante. Je ne le souffrirai pas, monsieur!

—Fichez-moi la paix, entendez-vous! ou je vous gifle! dit le petit homme, debout sur la pointe des pieds.

Alors, Bachelard haussa le ton, très provocant, sans reculer d'une semelle.

—Si vous voulez, monsieur!… Comme il vous plaira!

Et, l'autre lui ayant défoncé d'une claque son chapeau, qu'il gardait crânement sur l'oreille, même dans les cafés, il répéta avec plus d'énergie:

—Comme il vous plaira, monsieur!… Si vous voulez!

Puis, après avoir ramassé son chapeau, il s'assit d'un air superbe, il cria au garçon:

—Alfred, changez-moi mon bock!

Octave et Trublot, étonnés, avaient aperçu Gueulin à la table de l'oncle, le dos appuyé contre la banquette du fond, fumant avec une tranquillité pleine d'indifférence. Comme ils l'interrogeaient sur les causes de la querelle:

—Sais pas, répondit-il en regardant monter la fumée de son cigare. Toujours des histoires…. Oh! une bravoure à être claqué! Ne recule jamais.

Bachelard serra la main aux nouveaux venus. Il adorait la jeunesse. Quand il sut qu'ils allaient chez Clarisse, il fut ravi, car lui-même s'y rendait avec Gueulin; seulement, il fallait attendre son beau-frère Josserand, auquel il avait donné rendez-vous. Et il emplit la petite salle des éclats de sa voix, encombrant la table de toutes les consommations imaginables, pour régaler ses jeunes amis, avec la prodigalité enragée d'un homme qui ne comptait plus, dans les occasions de plaisir. Dégingandé, les dents trop neuves et le nez en flamme, sous sa calotte neigeuse de cheveux ras, il tutoyait les garçons, leur cassait les jambes, se rendait insupportable à ses voisins, au point que le patron vint deux fois le prier de sortir, s'il continuait. On l'avait chassé la veille du café de Madrid.

Mais une fille ayant paru, puis étant ressortie, après avoir fait le tour de la salle d'un air las, Octave parla des femmes. Bachelard cracha de côté, attrapa Trublot, sans même s'excuser. Les femmes lui avaient coûté trop d'argent; il se flattait de s'être payé les plus belles de Paris. Dans la commission, on ne marchandait pas là-dessus: histoire de montrer qu'on était au-dessus de ses affaires. Maintenant, il se rangeait, il voulait être aimé. Et, Octave, devant ce braillard jetant au feu les billets de banque, songeait avec surprise à l'oncle qui exagérait son ivresse bégayante, pour échapper aux entreprises de la famille.

—Ne posez donc pas, mon oncle, dit Gueulin. On a toujours plus de femmes qu'on n'en veut.

—Alors, fichu serin, demanda Bachelard, pourquoi n'en as-tu jamais?

Gueulin haussa les épaules, plein de mépris.

—Pourquoi?… Tenez! pas plus tard qu'hier, j'ai dîné avec un ami et sa maîtresse. Tout de suite, la maîtresse m'a flanqué des coups de pied, sous la table. C'était une occasion, n'est-ce pas? Eh bien! quand elle m'a demandé de la reconduire, j'ai filé, et je cours encore…. Oh! sur le moment, je ne dis pas, ça n'aurait rien eu de désagréable. Mais ensuite, ensuite, mon oncle! Peut-être une femme collante qui me serait retombée sur le dos…. Pas si bête!

Trublot l'approuvait d'un hochement de tête, car lui aussi avait renoncé aux femmes de la société, par terreur des embêtements du lendemain. Et Gueulin, sortant de son flegme, continua à donner des exemples. Un jour, en chemin de fer, une brune superbe, qu'il ne connaissait pas, s'était endormie sur son épaule; mais il avait réfléchi, qu'en aurait-il fait, en arrivant à la gare? Un autre jour, après une noce, il avait trouvé dans son lit la femme d'un voisin; hein? c'était un peu fort, et il aurait commis la bêtise, sans cette idée que, pour sûr, elle lui demanderait ensuite des bottines.

—Des occasions, mon oncle! dit-il en terminant, personne n'a des occasions comme moi! Mais je me retiens…. Tout le monde, d'ailleurs, se retient; on a peur des suites. Sans ça, parbleu! ce serait trop agréable. Bonjour, bonsoir, on ne verrait que ça dans les rues.

Bachelard, devenu rêveur, ne l'écoutait plus. Son tapage était tombé, il avait les yeux humides.

—Si vous étiez bien sages, dit-il brusquement, je vous montrerais quelque chose.

Et, après avoir payé, il les emmena. Octave lui rappela le père Josserand. Ça ne faisait rien, on reviendrait le chercher. Puis, avant de quitter la salle, l'oncle, jetant un regard furtif autour de lui, vola le sucre laissé par un consommateur, sur une table voisine.

—Suivez-moi, dit-il, quand il fut dehors. C'est à deux pas.

Il marchait grave, recueilli, sans une parole. Rue Saint-Marc, il s'arrêta devant une porte. Les trois jeunes gens allaient le suivre, lorsqu'il parut pris d'une soudaine hésitation.

—Non, allons-nous-en, je ne veux plus.

Mais ils se récrièrent. Est-ce qu'il se fichait d'eux?

—Eh bien! Gueulin ne montera pas, ni vous non plus, monsieur Trublot….
Vous n'êtes pas assez gentils, vous ne respectez rien, vous blagueriez….
Venez, monsieur Octave, vous qui êtes un garçon sérieux.

Il le fit monter devant lui, tandis que les deux autres, riant, lui criaient du trottoir de dire à ces dames bien des choses de leur part. Au quatrième, il frappa, et une vieille femme vint ouvrir.

—Comment! c'est vous, monsieur Narcisse? Fifi ne vous attendait pas ce soir.

Elle souriait, grasse, avec le visage blanc et reposé d'une soeur tourière. Dans l'étroite salle à manger où elle les introduisit, une grande jeune fille blonde, jolie, à l'air simple, brodait un devant d'autel.

—Bonjour, mon oncle, dit-elle en se levant pour présenter son front aux grosses lèvres tremblantes de Bachelard.

Lorsque ce dernier eut présenté M. Octave Mouret, un jeune homme distingué de ses amis, les deux femmes firent une révérence surannée, et l'on s'assit autour de la table, qu'une lampe à pétrole éclairait. C'était un calme intérieur de province, deux existences réglées, perdues, vivant de rien. Comme la chambre donnait sur une cour intérieure, on n'entendait même pas le bruit des voitures.

Tout de suite, pendant que Bachelard interrogeait paternellement la petite sur ses occupations et ses sentiments depuis la veille, la tante, mademoiselle Menu, confiait leur histoire à Octave, avec la naïveté familière d'une brave femme qui croyait n'avoir rien à cacher.

—Oui, monsieur, je suis de Villeneuve, près de Lille. On me connaît bien chez messieurs Mardienne frères, rue Saint-Sulpice, où j'ai été trente ans brodeuse. Puis, une cousine m'ayant laissé une maison au pays, j'ai eu la chance de la louer en viager, mille francs par an, monsieur, à des gens qui croyaient m'enterrer le lendemain, et qui sont joliment punis de leur mauvaise pensée, car je dure encore, malgré mes soixante-quinze ans.

Elle riait, montrant des dents blanches de jeune fille.

—Je ne faisais plus rien, les yeux perdus d'ailleurs, continua-t-elle, lorsque ma nièce Fanny m'est tombée sur les bras. Son père, le capitaine Menu, était mort sans laisser un sou, et pas un parent, monsieur…. Alors, j'ai dû retirer l'enfant de sa pension, j'en ai fait une brodeuse; un métier où il n'y a pas de l'eau à boire; mais, que voulez-vous? ça ou autre chose, les femmes crèvent toujours de faim…. Heureusement, elle a rencontré monsieur Narcisse. Désormais, je puis mourir.

Et, les mains jointes sur le ventre, dans son inaction d'ancienne ouvrière qui avait juré de ne plus toucher une aiguille, elle couvait Bachelard et Fifi d'un regard mouillé. Justement, le vieillard disait à la petite:

—Vrai, vous avez pensé à moi!… Et que pensiez-vous?

Fifi leva ses yeux limpides, sans cesser de tirer son fil d'or.

—Mais que vous étiez un bon ami et que je vous aimais bien.

Elle avait à peine regardé Octave, comme indifférente à cette jeunesse d'un beau garçon. Il lui souriait pourtant, surpris, touché de sa grâce, ne sachant ce qu'il devait croire; tandis que la tante, vieillie dans un célibat et une chasteté qui ne lui avaient rien coûté, continuait, en baissant la voix:

—Je l'aurais mariée, n'est-ce pas? Un ouvrier la battrait, un employé se mettrait à lui faire des enfants par-dessus la tête…. Vaut mieux encore qu'elle se conduise bien avec monsieur Narcisse, qui a l'air d'un honnête homme.

Et, élevant la voix:

—Allez, monsieur Narcisse, il n'y aurait pas de ma faute, si elle ne vous contentait pas…. Toujours, je répète: fais-lui plaisir, sois reconnaissante…. C'est naturel, je suis si contente de la savoir enfin à l'abri. On a tant de peine à caser une jeune fille, quand on n'a pas de relations!

Alors, Octave s'abandonna à l'heureuse bonhomie de cet intérieur. Dans l'air mort de la pièce, flottait une odeur de fruitier. L'aiguille de Fifi, piquant la soie, mettait seule un petit bruit régulier, comme le tic-tac d'un coucou qui aurait réglé l'embourgeoisement des amours de l'oncle. D'ailleurs, la vieille demoiselle était la probité même: elle vivait sur ses mille francs de rente, jamais elle ne touchait à l'argent de Fifi, qui le dépensait à son gré. Ses scrupules cédaient uniquement devant du vin blanc et des marrons, que sa nièce lui payait parfois, quand elle vidait la tire-lire où elle amassait des pièces de quatre sous, données comme des médailles par son bon ami.

—Mon petit poulet, déclara enfin Bachelard en se levant, nous avons des affaires…. A demain. Soyez toujours bien sage.

Il lui mit un baiser sur le front. Puis, après l'avoir contemplée avec émotion, il dit à Octave:

—Vous pouvez l'embrasser aussi, c'est une enfant.

Le jeune homme posa les lèvres sur sa peau fraîche. Elle souriait, elle était très modeste; enfin, ça se passait en famille, jamais il n'avait vu des personnes si raisonnables. L'oncle s'en allait, lorsqu'il rentra, en criant:

—J'oubliais, j'ai un petit cadeau.

Et, vidant sa poche, il donna à Fifi le sucre qu'il venait de voler au café. Elle témoigna une vive reconnaissance, elle en croqua un morceau, toute rouge de plaisir. Puis, enhardie:

—Vous n'avez pas des pièces de quatre sous, par hasard?

Bachelard se fouilla inutilement. Octave en avait une, que la jeune fille accepta en souvenir. Elle ne les accompagna pas, sans doute par décence; et ils l'entendirent qui tirait l'aiguille, ayant repris tout de suite son devant d'autel, pendant que mademoiselle Menu les reconduisait, avec son amabilité de bonne vieille.

—Hein? ça mérite d'être vu, dit Bachelard en s'arrêtant dans l'escalier. Vous savez, ça ne me coûte pas cinq louis par mois…. J'en ai assez, des coquines qui me grugeaient. Ma parole! j'avais besoin d'un coeur.

Mais, comme Octave riait, il fut pris de méfiance:

—Vous êtes un garçon trop honnête, vous n'abuserez pas de ma gentillesse…. Pas un mot à Gueulin, vous me le jurez sur l'honneur? J'attends qu'il en soit digne, pour la lui montrer…. Un ange, mon cher! On a beau dire, c'est bon, la vertu, ça rafraîchit…. Moi, j'ai toujours été pour l'idéal.

Sa voix de vieil ivrogne tremblait, des larmes gonflaient ses paupières lourdes. En bas, Trublot plaisanta, affecta de prendre le numéro de la maison; tandis que Gueulin haussait les épaules, en demandant à Octave, étonné, comment il avait trouvé la petite. L'oncle, quand une noce l'attendrissait, ne pouvait se tenir de mener les gens chez ces dames, partagé entre la vanité de montrer son trésor et la crainte de se le faire voler; puis, le lendemain, il oubliait, il retournait rue Saint-Marc avec des airs de mystère.

—Tout le monde connaît Fifi, dit Gueulin tranquillement.

Cependant, Bachelard cherchait une voiture, lorsque Octave s'écria:

—Et monsieur Josserand qui est au café!

Les autres n'y songeaient plus. M. Josserand, très contrarié de perdre sa soirée, s'impatientait sur la porte, car il ne prenait jamais rien dehors. Enfin, on partit pour la rue de la Cerisaie. Mais il fallut deux voitures, le commissionnaire et le caissier dans l'une, les trois jeunes gens dans l'autre.

Gueulin, la voix couverte par les bruits de ferraille du vieux fiacre, parla d'abord de la compagnie d'assurances, où il était employé. Les assurances, la Bourse, tout ça se valait comme embêtement, affirmait Trublot. Puis, la conversation tomba sur Duveyrier. Etait-ce malheureux, un homme riche, un magistrat, se laisser dindonner de cette façon par les femmes! Toujours il lui en avait fallu, dans les quartiers excentriques, au bout des lignes d'omnibus: petites dames en chambre, modestes et jouant un rôle de veuve; lingères ou mercières vagues, tenant des magasins sans clientèle; filles tirées de la boue, nippées, cloîtrées, chez lesquelles il allait une fois par semaine, régulièrement, ainsi qu'un employé se rend à son bureau. Trublot pourtant l'excusait: d'abord, c'était la faute de son tempérament; ensuite, on n'avait pas une sacrée femme comme la sienne. Dès la première nuit, disait-on, elle l'avait pris en horreur, dégoûtée par ses taches rouges. Aussi lui tolérait-elle volontiers des maîtresses, dont les complaisances la débarrassaient; bien qu'elle acceptât encore parfois l'abominable corvée, avec une résignation de femme honnête qui était pour tous les devoirs.

—Alors, elle est honnête, celle-là? demanda Octave intéressé.

—Oh! oui, honnête, mon chéri…. Toutes les qualités: belle, sérieuse, bien élevée, instruite, pleine de goût, chaste, et insupportable!

Au bas de la rue Montmartre, un embarras de voitures arrêta le fiacre. Les jeunes gens, qui avaient baissé la glace, entendaient la voix furieuse de Bachelard s'empoignant avec les cochers. Puis, quand la voiture se fut remise à rouler, Gueulin donna des détails sur Clarisse. Elle se nommait Clarisse Bocquet, et était la fille d'un camelot, d'un ancien petit marchand de jouets, qui maintenant exploitait les fêtes avec sa femme et toute une bande d'enfants malpropres. Duveyrier l'avait rencontrée un soir de dégel, comme un amant venait de la jeter dehors. Sans doute, cette grande diablesse répondait à un idéal longtemps cherché, car dès le lendemain il était pris, il pleurait en lui baisant les paupières, tout secoué par son besoin de cultiver la petite fleur bleue des romances, dans ses gros appétits de mâle. Clarisse avait consenti à demeurer rue de la Cerisaie, pour ne pas l'afficher; mais elle le menait bon train, s'était fait acheter vingt-cinq mille francs de meubles, le mangeait à belles dents, avec des artistes du théâtre de Montmartre.

—Moi, je m'en fiche! dit Trublot, pourvu qu'on s'amuse chez elle. Au moins, elle ne vous force pas à chanter, elle n'est pas toujours à taper sur un piano comme l'autre…. Oh! ce piano! Voyez-vous, quand on est assommé chez soi, quand on a eu le malheur d'épouser un piano mécanique qui met en fuite le monde, on serait bien bête de ne pas se faire ailleurs un petit intérieur drôlichon, où l'on puisse recevoir ses amis en pantoufles.

—Dimanche, raconta Gueulin, Clarisse voulait m'avoir à déjeuner, seul avec elle. J'ai refusé. Après ces déjeuners-là, on fait des bêtises; et j'ai eu peur de la voir s'installer chez moi, le jour où elle lâchera Duveyrier…. Vous savez qu'elle l'exècre, oh! un dégoût à en être malade. Dame! elle n'aime guère les boutons non plus, cette fille! Mais elle n'a pas la ressource de l'envoyer dehors, comme sa femme; autrement, si elle pouvait aussi le passer à sa bonne, je vous assure qu'elle se débarrasserait vite de la corvée.

Le fiacre s'arrêtait. Ils descendirent devant une maison muette et noire de la rue de la Cerisaie. Mais ils durent attendre l'autre fiacre dix grandes minutes, Bachelard ayant emmené son cocher boire un grog, après la querelle de la rue Montmartre. Dans l'escalier, d'une sévérité bourgeoise, comme M. Josserand lui posait de nouvelles questions sur l'amie de Duveyrier, l'oncle répéta simplement:

—Une femme du monde, une bonne fille…. Elle ne vous mangera pas.

Ce fut une petite bonne, la mine rose, qui vint ouvrir. Elle débarrassa ces messieurs de leurs paletots, avec des rires familiers et tendres. Un instant, Trublot la retint dans un coin de l'antichambre, en lui disant à l'oreille des choses dont elle étouffait, comme chatouillée. Mais Bachelard avait poussé la porte du salon, et tout de suite il présenta M. Josserand. Celui-ci resta un instant gêné, trouvant Clarisse laide, ne comprenant pas comment le conseiller pouvait préférer à sa femme, une des plus belles personnes de la société, cette sorte de gamin, noire et maigre, avec une tête ébouriffée de caniche. D'ailleurs, Clarisse fut charmante. Elle gardait le bagou parisien, un esprit de surface et d'emprunt, une gale de drôlerie attrapée en se frottant aux hommes. Au demeurant, l'air grande dame, quand elle voulait.

—Monsieur, trop heureuse…. Tous les amis d'Alphonse sont les miens….
Vous voilà des nôtres, la maison est à vous.

Duveyrier, prévenu par une lettre de Bachelard, fit aussi un accueil aimable à M. Josserand. Octave fut étonné de son air de jeunesse. Ce n'était plus l'homme sévère et mal à l'aise, qui ne semblait pas être chez lui, dans le salon de la rue de Choiseul. Les taches saignantes de son front tournaient au rose, ses yeux obliques luisaient d'une gaieté d'enfant, tandis que Clarisse racontait, au milieu d'un groupe, comment il s'échappait parfois pour la venir voir, pendant une suspension d'audience; juste le temps de se jeter dans un fiacre, de l'embrasser et de repartir. Alors, il se plaignit d'être accablé: quatre audiences par semaine, de onze heures à cinq heures; toujours les mêmes écheveaux de chicanes à débrouiller; ça finissait par dessécher le coeur.

—C'est vrai, dit-il en riant, on a besoin de mettre là dedans quelques roses. Je me sens meilleur ensuite.

Pourtant, il n'avait pas son ruban rouge, qu'il retirait quand il venait chez sa maîtresse; un dernier scrupule, une distinction délicate, où sa pudeur s'entêtait. Clarisse, sans vouloir le dire, en était très blessée.

Octave, qui avait tout de suite serré la main de la jeune femme en camarade, écoutait, regardait. Le salon, avec son tapis à grandes fleurs, son meuble et ses tentures de satin grenat, ressemblait beaucoup au salon de la rue de Choiseul; et, comme pour compléter cette ressemblance, plusieurs des amis du conseiller, qu'il avait vus là-bas, le soir du concert, se retrouvaient ici, formant les mêmes groupes. Mais on fumait, on parlait haut, toute une gaieté volait dans la clarté vive des bougies. Deux messieurs, allongés l'un près de l'autre, occupaient la largeur d'un divan; un autre, à califourchon sur une chaise, chauffait son dos devant la cheminée. C'était une aimable aisance, une liberté qui, du reste, n'allait pas plus loin. Jamais Clarisse ne recevait de femme, par propreté, disait-elle. Quand ses familiers se plaignaient que son salon manquât de dames, elle répondait en riant:

—Eh bien! et moi, est-ce que je ne suffis pas?

Elle avait arrangé pour Alphonse un intérieur décent, au fond très bourgeoise, ayant la passion du comme il faut, sous les continuelles culbutes de sa vie. Lorsqu'elle recevait, elle ne voulait plus être tutoyée. Ensuite, le monde parti, les portes closes, tous les amis d'Alphonse y passaient, sans compter les siens, des acteurs rasés, des peintres à fortes barbes. C'était une habitude ancienne, le besoin de se refaire un peu, derrière les talons de l'homme qui payait. De tout son salon, deux seulement n'avaient pas voulu: Gueulin, tourmenté par la peur des suites, et Trublot, dont les affections étaient ailleurs.

Justement, la petite bonne promenait des verres de punch, de son air agréable. Octave en prit un; et, se penchant à l'oreille de son ami:

—La bonne est mieux que la maîtresse.

—Parbleu! toujours! dit Trublot, avec un haussement d'épaules, plein d'une conviction dédaigneuse.

Clarisse vint causer un instant. Elle se multipliait, allait des uns aux autres, jetait un mot, un rire, un geste. Comme chaque nouvel arrivant allumait un cigare, le salon fut bientôt plein de fumée.

—Oh! les vilains hommes! cria-t-elle gentiment, en allant ouvrir une fenêtre.

Sans attendre, Bachelard installa M. Josserand dans l'embrasure de cette fenêtre, pour respirer, disait-il; puis, à l'aide d'une manoeuvre habile, il y amena Duveyrier; et, vivement, il entama l'affaire. Les deux familles s'unissaient donc par un lien étroit: il en était très honoré. Ensuite, il demanda le jour de la signature du contrat, ce qui lui servit de transition.

—Nous comptions vous rendre visite demain, Josserand et moi, pour tout régler, car nous n'ignorons pas que monsieur Auguste ne fait rien sans vous…. C'est au sujet du paiement de la dot, et ma foi, puisque nous sommes bien ici….

M. Josserand, repris d'angoisse, regardait l'enfoncement sombre de la rue de la Cerisaie, aux trottoirs déserts, aux façades mortes. Il regrettait d'être venu. On allait encore profiter de sa faiblesse, pour l'engager dans quelque sale histoire, dont il souffrirait. Une révolte lui fit interrompre son beau-frère.

—Plus tard. Ce n'est pas l'endroit, vraiment.

—Mais pourquoi donc? s'écria Duveyrier, très gracieux. Nous sommes ici mieux que partout ailleurs…. Vous disiez, monsieur?

—Nous donnons cinquante mille francs à Berthe, continua l'oncle. Seulement, ces cinquante mille francs sont représentés par une assurance dotale à échéance de vingt années, que Josserand a mise sur la tête de sa fille, lorsque celle-ci avait quatre ans. Elle ne doit donc toucher la somme que dans trois ans….

—Permettez! interrompit encore le caissier effaré.

—Non, laissez-moi finir, monsieur Duveyrier comprend parfaitement…. Nous ne voulons pas que le jeune ménage attende pendant trois années un argent dont il peut avoir besoin tout de suite, et nous nous engageons à payer la dot par échéances de dix mille francs, de six mois en six mois, quittes à nous rembourser plus tard, en touchant le capital assuré.

Il y eut un silence. M. Josserand, glacé, étranglé, regardait de nouveau la rue noire. Le conseiller sembla réfléchir un instant; peut-être flairait-il l'affaire, ravi de laisser duper ces Vabre, qu'il exécrait dans sa femme.

—Tout cela me paraît très raisonnable, dit-il enfin. C'est à nous de vous remercier…. Il est rare qu'une dot se paie intégralement.

—Jamais, monsieur! affirma l'oncle avec énergie. Ça ne se fait pas.

Et les trois hommes se serrèrent la main, en se donnant rendez-vous chez le notaire, pour le jeudi. Quand M. Josserand reparut aux lumières, il était si pâle, qu'on lui demanda s'il se trouvait indisposé. Il ne se sentait pas très bien en effet, et il se retira, sans vouloir attendre son beau-frère, qui venait de passer dans la salle à manger, où le thé classique était remplacé par du Champagne.

Cependant, Gueulin, étendu sur un canapé, près de la fenêtre, murmurait:

—Cette canaille d'oncle!

Il avait surpris une phrase sur l'assurance, et il ricanait, en confiant la vérité à Octave et à Trublot. Ça s'était fait dans sa compagnie; pas un liard à toucher, on roulait le Vabre. Puis, comme les deux autres s'égayaient de cette bonne farce, les mains sur le ventre, il ajouta avec une violence comique:

—J'ai besoin de cent francs…. Si l'oncle ne me donne pas cent francs, je vends la mèche.

Les voix montaient, le Champagne compromettait l'arrangement de décence, établi par Clarisse. Dans son salon, les fins de soirée étaient toujours un peu vives. Elle-même s'oubliait parfois. Trublot la montra à Octave, derrière une porte, pendue au cou d'un gaillard à encolure de paysan, un tailleur de pierre débarqué du Midi, et dont sa ville natale était en train de faire un artiste. Mais Duveyrier ayant poussé la porte, elle dénoua lestement ses bras, elle lui recommanda le jeune homme: M. Payan, un sculpteur du talent le plus gracieux; et Duveyrier, enchanté, promit de lui faire obtenir des travaux.

—Des travaux, des travaux, répétait Gueulin à demi-voix, il en a ici tant qu'il en veut, grand serin!

Vers deux heures, lorsque les trois jeunes gens et l'oncle quittèrent la rue de la Cerisaie, ce dernier était complètement ivre. Ils auraient voulu l'emballer dans un fiacre; mais le quartier dormait au milieu d'un solennel silence, sans un bruit de roue, sans même un pas attardé. Alors, ils se décidèrent à le soutenir. La lune s'était levée, une lune très claire qui blanchissait les trottoirs. Et, dans les rues désertes, leurs voix prenaient des sonorités graves.

—Sacredieu! l'oncle, tenez-vous donc! vous nous cassez les bras.

Lui, la gorge pleine de larmes, était devenu très tendre et très moral.

—Va-t'en, Gueulin, bégayait-il, va-t'en!… Je ne veux pas que tu voies ton oncle dans un état pareil…. Non, mon garçon, ce n'est pas convenable, va-t'en!

Et, comme son neveu le traitait de vieux filou:

—Filou, ça ne dit rien. Il faut se faire respecter…. Moi, j'estime les femmes. Toujours des femmes propres, et quand il n'y a pas du sentiment, ça me répugne…. Va-t'en, Gueulin, tu fais rougir ton oncle. Ces messieurs suffisent.

—Alors, déclara Gueulin, vous allez me donner cent francs. Vrai, j'en ai besoin pour mon loyer. On veut me jeter dehors.

A cette demande inattendue, l'ivresse de Bachelard s'aggrava, au point qu'il fallut l'arc-bouter contre le volet d'un magasin. Il balbutiait:

—Hein? quoi? cent francs…. Ne me fouillez pas. Je n'ai que des sous…. Pour que tu ailles les manger dans de mauvais lieux! Non, jamais je n'encouragerai tes vices. Je connais mon rôle, ta mère t'a confié à moi en mourant…. Vous savez, j'appelle, si l'on me fouille.

Il continua, s'emportant contre la vie dissolue de la jeunesse, revenant à la nécessité de la vertu.

—Dites donc, finit par crier Gueulin, je n'en suis pas encore à ficher dedans les familles…. Hein! vous m'entendez! Si je causais, vous me les donneriez vite, mes cent francs!

Mais, du coup, l'oncle était devenu sourd. Il poussait des grognements, il s'effondrait. Dans l'étroite rue où ils étaient alors, derrière l'église Saint-Gervais, seule une lanterne blanche brûlait avec une clarté blafarde de veilleuse, détachant sur ses vitres dépolies un numéro gigantesque. Toute une trépidation sourde sortait de la maison, dont les persiennes fermées laissaient tomber de minces filets de lumière.

—J'en ai assez, déclara Gueulin brusquement. Pardon, mon oncle, j'ai oublié là-haut mon parapluie.

Et il entra dans la maison. Bachelard s'indigna, plein de dégoût: il réclamait au moins un peu de respect pour les femmes; avec des moeurs pareilles, la France était fichue. Sur la place de l'Hôtel-de-Ville, Octave et Trublot trouvèrent enfin une voiture, dans laquelle ils le poussèrent comme un paquet.

—Rue d'Enghien, dirent-ils au cocher. Vous vous paierez…. Fouillez-le.

Le jeudi, on signa le contrat devant maître Renaudin, notaire, rue de Grammont. Au moment de partir, une scène venait encore d'éclater chez les Josserand, le père ayant, dans une révolte suprême, rendu la mère responsable du mensonge qu'on lui imposait; et ils s'étaient une fois de plus jeté leurs familles à la tête. Où voulait-on qu'il gagnât dix mille francs tous les six mois? Cet engagement le rendait fou. L'oncle Bachelard, qui se trouvait là, se donnait bien des tapes sur le coeur, débordant de nouvelles promesses, depuis qu'il s'était arrangé pour ne pas sortir un sou de sa poche, s'attendrissant et jurant qu'il ne laisserait jamais sa petite Berthe dans l'embarras. Mais le père, exaspéré, avait haussé les épaules, en lui demandant si, décidément, il le prenait pour un imbécile.

Chez le notaire, toutefois, la lecture du contrat, rédigé sur des notes fournies par Duveyrier, calma un peu M. Josserand. Il n'y était pas question de l'assurance; en outre, le premier versement de dix mille francs devait avoir lieu six mois après le mariage. Enfin, il aurait le temps de respirer. Auguste, qui écoutait avec une grande attention, laissa échapper des signes d'inquiétude; il regardait Berthe souriante, il regardait les Josserand, il regardait Duveyrier, et il finit par oser parler de l'assurance, comme d'une garantie dont il lui semblait logique de faire au moins mention. Alors, tous eurent des gestes étonnés: à quoi bon? la chose allait de soi; et l'on signa vivement, tandis que maître Renaudin, un jeune homme aimable, se taisait en passant la plume aux dames. Dehors, madame Duveyrier se permit seulement de témoigner sa surprise: jamais on n'avait ouvert la bouche d'une assurance, la dot de cinquante mille francs devait être payée par l'oncle Bachelard. Mais madame Josserand, d'un air naïf, nia avoir mis son frère en avant pour une somme si médiocre. C'était toute sa fortune que l'oncle donnerait plus tard à Berthe.

Le soir de ce jour, un fiacre vint chercher Saturnin. Sa mère avait déclaré qu'il était trop dangereux de le garder pour la cérémonie; on ne pouvait lâcher, au milieu d'une noce, un fou qui parlait d'embrocher le monde; et M. Josserand, le coeur crevé, avait dû demander l'admission du pauvre être à l'asile des Moulineaux, chez le docteur Chassagne. On fit entrer le fiacre sous le porche, au crépuscule. Saturnin descendit, tenant la main de Berthe, croyant partir avec elle pour la campagne. Mais, lorsqu'il fut dans la voiture, il se débattit furieusement, cassa les vitres, agita par les portières des poings ensanglantés. Et M. Josserand remonta en pleurant, bouleversé de ce départ au fond des ténèbres, ayant toujours dans les oreilles les hurlements du malheureux, mêlés au claquement du fouet et au galop du cheval.

Pendant le dîner, comme des larmes lui mouillaient encore les yeux, à la vue de la place de Saturnin vide désormais, il impatienta sa femme, qui, sans comprendre, cria:

—En voilà assez, n'est-ce pas? monsieur. Vous n'allez peut-être pas marier votre fille avec cette figure d'enterrement…. Tenez! sur ce que j'ai de plus sacré, sur la tombe de mon père, l'oncle payera les dix premiers mille francs, j'en réponds! Il me l'a formellement juré, en sortant de chez le notaire.

M. Josserand ne répondit même pas. Il passa la nuit à faire des bandes. Au petit jour, dans le frisson du matin, il achevait son deuxième mille et gagnait six francs. Plusieurs fois, il avait levé la tête comme d'habitude, pour écouter si Saturnin ne remuait point, à côté. Puis, la pensée de Berthe lui donnait une nouvelle fièvre de travail. Pauvre petite, elle aurait voulu être en moire blanche. Enfin, avec six francs, elle pourrait mettre davantage à son bouquet de mariée.

VIII

Le mariage à la mairie avait eu lieu le jeudi. Dès dix heures un quart, le samedi matin, des dames attendaient déjà dans le salon des Josserand, la cérémonie religieuse étant pour onze heures, à Saint-Roch. Il y avait là madame Juzeur toujours en soie noire, madame Dambreville sanglée dans une robe feuille-morte, madame Duveyrier très simple, habillée de bleu pâle. Toutes trois causaient à voix basse, au milieu de la débandade des fauteuils; tandis que, dans la chambre voisine, madame Josserand achevait d'habiller Berthe, aidée de la bonne et des deux demoiselles d'honneur, Hortense et la petite Campardon.

—Oh! ce n'est pas cela, murmura madame Duveyrier, la famille est honorable…. Mais, je l'avoue, je redoutais un peu pour mon frère Auguste, l'esprit dominateur de la mère…. Il faut tout prévoir, n'est-ce pas?

—Sans doute, dit madame Juzeur, on n'épouse pas seulement la fille, on épouse la mère souvent, et c'est bien désagréable, quand celle-ci s'impose dans le ménage.

A ce moment, la porte de la chambre s'ouvrit, Angèle s'en échappa, en criant:

—Une agrafe, au fond du tiroir de gauche…. Attendez.

Elle traversa le salon, reparut et replongea dans la chambre, laissant derrière elle, comme un sillage, le vol blanc de sa jupe, nouée à la taille par un large ruban bleu.

—Vous vous trompez, je crois, reprit madame Dambreville. La mère est trop heureuse de se débarrasser de sa fille…. Elle a l'unique passion de ses mardis. Puis, il lui reste une victime.

Mais Valérie entrait, dans une toilette rouge, d'une singularité provocante. Elle était montée trop vite, craignant d'être en retard.

—Théophile n'en finit pas, dit-elle à sa belle-soeur. Vous savez que j'ai renvoyé Françoise ce matin, et il cherche partout une cravate…. Je l'ai laissé au milieu d'un désordre!

—La question de la santé est bien grave également, continua madame
Dambreville.

—Sans doute, répondit madame Duveyrier. Nous avons consulté avec discrétion le docteur Juillerat…. Il paraît que la jeune fille est tout à fait bien constituée. Quant à la mère, elle a une de ces charpentes étonnantes; et, ma foi, cela nous a un peu décidés, car rien n'est plus ennuyeux que des parents infirmes, qui vous tombent sur les bras…. Ça vaut toujours mieux, des parents solides.

—Surtout, dit madame Juzeur de sa voix douce, lorsqu'ils ne doivent rien laisser.

Valérie s'était assise; mais, n'étant pas au courant de la conversation, essoufflée encore, elle demanda:

—Hein? de qui parlez-vous?

De nouveau, la porte s'était brusquement ouverte, et toute une querelle sortait de la chambre.

—Je te dis que le carton est resté sur la table.

—Ce n'est pas vrai, je l'ai vu là, à l'instant.

—Oh! fichue entêtée!… Vas-y toi-même.

Hortense traversa le salon, également en blanc, avec une large ceinture bleue; et elle était vieillie, les traits durs, le teint jaune, dans les pâleurs transparentes de la mousseline. Elle revint furieuse avec le bouquet de la mariée, qu'on cherchait rageusement depuis cinq minutes, au milieu de l'appartement bouleversé.

—Enfin, que voulez-vous? dit pour conclure madame Dambreville, on ne se marie jamais comme on veut…. Le plus sage est encore de s'arranger après, le mieux possible.

Cette fois, Angèle et Hortense ouvraient la porte à deux battants, pour que la mariée n'accrochât pas son voile; et Berthe parut, en robe de soie blanche, toute fleurie de fleurs blanches, la couronne blanche, le bouquet blanc, la jupe traversée d'une guirlande blanche, qui s'en allait mourir sur la traîne, en une pluie de petits boutons blancs. Dans cette blancheur, elle était charmante, avec son teint frais, ses cheveux dorés, ses yeux rieurs, sa bouche candide de fille déjà savante.

—Oh! délicieuse! s'écrièrent ces dames.

Toutes l'embrassèrent d'un air d'extase. Les Josserand, aux abois, ne sachant où prendre les deux mille francs que devait coûter la noce, cinq cents francs de toilette, et quinze cents francs pour leur part du dîner et du bal, s'étaient vus forcés d'envoyer Berthe chez le docteur Chassagne, près de Saturnin, auquel une tante venait de laisser trois mille francs; et Berthe, ayant obtenu de sortir son frère en voiture, pour le distraire un peu, l'avait étourdi de caresses dans le fiacre, puis était montée un instant avec lui chez le notaire, qui ignorait la situation du pauvre être, et où l'on n'attendait plus que sa signature. Aussi la robe de soie et les fleurs prodiguées surprenaient-elles ces dames, qui les estimaient du coin de l'oeil, tout en s'exclamant.

—Parfait! un goût exquis!

Madame Josserand, rayonnante, étalait une robe mauve, d'un mauve cruel, qui la haussait et l'arrondissait encore, dans une majesté de tour. Elle pestait contre M. Josserand, appelait Hortense pour avoir son châle, défendait violemment à Berthe de s'asseoir.

—Méfie-toi! tu vas écraser tes fleurs!

—Ne vous tourmentez pas, dit Clotilde de sa voix calme. Nous avons le temps…. Auguste doit monter nous prendre.

On attendait dans le salon, lorsque, brutalement, Théophile entra, sans chapeau, l'habit de travers, la cravate blanche nouée en corde. Sa face aux poils rares, aux dents mauvaises, était livide; ses membres d'enfant malade tremblaient de fureur.

—Qu'as-tu donc? lui demanda sa soeur, étonnée.

—Ce que j'ai, ce que j'ai….

Mais une crise de toux lui coupa la parole, et il resta là une minute, étranglant, crachant dans son mouchoir, enragé de ne pouvoir lâcher sa colère. Valérie le regardait, troublée, avertie par un instinct. Enfin, il la menaça du poing, sans même voir la mariée et les dames qui l'entouraient.

—Oui, en cherchant partout ma cravate, j'ai trouvé une lettre devant l'armoire….

Il froissait un papier entre ses doigts fébriles. Sa femme avait pâli. Elle jugea la situation; et, pour éviter le scandale d'une explication publique, elle passa dans la chambre que Berthe venait de quitter.

—Ah bien! dit-elle doucement, j'aime mieux m'en aller, s'il devient fou.

—Laisse-moi! criait Théophile à madame Duveyrier, qui tâchait de le faire taire. Je veux la confondre…. Cette fois, j'ai une preuve, et il n'y a pas de doute, oh! non!… Ça ne se passera pas comme ça, car je le connais….

Sa soeur l'avait pris par le bras, le serrait, le secouait avec autorité.

—Tais-toi! tu ne vois donc pas où tu es?… Ce n'est pas le moment, entends-tu!

Mais il repartait.

—C'est le moment!… Je me fiche des autres. Tant pis, si ça tombe aujourd'hui! Ça servira de leçon à tout le monde.

Pourtant, il baissait le ton, il s'était affaissé sur une chaise, à bout de force, près d'éclater en larmes. Une grande gêne avait envahi le salon. Poliment, madame Dambreville et madame Juzeur s'écartaient, faisaient mine de ne pas comprendre. Madame Josserand, très contrariée d'une aventure dont le scandale allait jeter un deuil sur la noce, était passée dans la chambre, pour donner du courage à Valérie. Quant à Berthe, qui étudiait sa couronne devant la glace, elle n'avait pas entendu. Aussi, à demi-voix, questionnait-elle Hortense. Il y eut un chuchotement, celle-ci lui désigna Théophile d'un coup d'oeil, ajouta des explications, tout en affectant de régulariser les plis du voile.

—Ah! dit simplement la mariée, l'air chaste et amusé, les regards fixés sur le mari, sans qu'un trouble l'émotionnât, dans son auréole de fleurs blanches.

Clotilde interrogeait tout bas son frère. Madame Josserand reparut, échangea quelques mots avec elle, puis retourna dans la pièce voisine. Ce fut un échange de notes diplomatiques. Le mari accusait Octave, ce calicot qu'il giflerait à l'église, s'il osait y venir. Justement, il jurait l'avoir vu, la veille, sur les marches de Saint-Roch, avec sa femme; d'abord, il avait douté, mais il était certain maintenant: tout s'y trouvait, la taille, la démarche. Oui, madame inventait des déjeuners chez des amies, ou bien entrait avec Camille à Saint-Roch par la porte de tout le monde, comme pour faire ses dévotions, laissait l'enfant à la garde de la loueuse de chaises, puis filait avec le monsieur par le vieux passage, un sale endroit où personne ne serait allé la chercher. Cependant, au nom d'Octave, Valérie avait eu un sourire; jamais, pas avec celui-là, elle le jurait à madame Josserand; avec personne d'ailleurs, ajouta-t-elle, mais avec celui-là moins encore qu'avec les autres; et, forte cette fois de la vérité, elle parlait à son tour d'aller confondre son mari, en lui prouvant que le billet n'était pas de l'écriture d'Octave, pas plus que ce dernier n'était le monsieur de Saint-Roch. Madame Josserand l'écoutait, l'étudiait de son regard expérimenté, uniquement préoccupée de trouver un expédient pour l'aider à tromper Théophile. Et elle lui donna les plus sages conseils.

—Laissez-moi faire, ne vous en mêlez pas…. Puisqu'il veut que ce soit monsieur Mouret, eh bien! ce sera monsieur Mouret. Il n'y a pas de mal, n'est-ce pas? à avoir été vue sur les marches d'une église avec monsieur Mouret…. La lettre seule est compromettante. Vous triompherez, quand notre jeune homme lui aura montré deux lignes de son écriture…. Surtout, dites toujours comme moi. Vous comprenez, je ne vais pas lui permettre de nous gâter un pareil jour.

Lorsqu'elle ramena Valérie très émue, Théophile de son côté disait à sa soeur, la voix étranglée:

—Je le fais pour toi, je te promets de ne pas la défigurer ici, puisque tu assures que ce ne serait guère convenable, à cause de ce mariage…. Mais, à l'église, je ne réponds de rien. Si le calicot vient me braver à l'église, au milieu de ma famille, je les extermine l'un après l'autre.

Auguste, très correct dans son habit noir, l'oeil gauche rapetissé, souffrant d'une migraine, dont il se méfiait depuis trois jours, montait à ce moment prendre sa fiancée, en compagnie de son père et de son beau-frère, tous les deux solennels. Il y eut un peu de bousculade, car on avait fini par être en retard. Deux de ces dames, madame Duveyrier et madame Dambreville, durent aider madame Josserand à mettre son châle; c'était un châle tapis, immense, à fond jaune, qu'elle continuait de sortir dans les grandes occasions, bien que la mode en fût passée, et qui la drapait d'une tenture dont l'ampleur et l'éclat révolutionnaient les rues. Il fallut encore attendre M. Josserand, en train de chercher sous les meubles un bouton de manchette, balayé la veille aux ordures. Enfin, il parut, il balbutia des excuses, l'air éperdu, heureux pourtant, et descendit le premier, en serrant fortement le bras de Berthe sous le sien. Derrière, passèrent Auguste et madame Josserand. Puis venait la queue du monde, au hasard de la sortie, troublant d'un murmure le silence grave du vestibule. Théophile s'était emparé de Duveyrier, dont il effarait la dignité avec son histoire; et il geignait à son oreille, il exigeait des conseils, tandis que, devant eux, Valérie, remise, l'attitude modeste, recevait les tendres encouragements de madame Juzeur, sans paraître remarquer les regards terribles de son mari.

—Et ton paroissien! cria tout d'un coup madame Josserand désespérée.

On était déjà dans les voitures. Angèle dut remonter chercher le paroissien de velours blanc. Enfin, on partit. Toute la maison se trouvait là, les bonnes, les concierges. Marie Pichon était descendue avec Lilitte, habillée, comme sur le point de sortir; et la vue de la mariée, si jolie et si bien mise, la remua aux larmes. M. Gourd remarqua que, seuls, les gens du second n'avaient pas bougé de chez eux: de drôles de locataires qui faisaient toujours autrement que les autres!

A Saint-Roch, la grande porte venait de s'ouvrir à deux battants. Un tapis rouge descendait jusqu'au trottoir. Il pleuvait, la matinée de mai était très froide.

—Treize marches, dit tout bas madame Juzeur à Valérie, quand elles passèrent sous la porte. Ce n'est pas bon signe.

Dès que le cortège s'engagea entre les deux haies de chaises, marchant vers le choeur, où les cierges de l'autel brillaient comme des étoiles, les orgues, sur la tête des couples, éclatèrent en un chant d'allégresse. C'était une église cossue, riante, avec ses grandes fenêtres blanches, bordées de jaune et de bleu tendre, ses soubassements de marbre rouge, revêtant les murs et les colonnes, sa chaire dorée, soutenue par les quatre évangélistes, ses chapelles latérales où luisaient des orfèvreries. Des peintures d'Opéra égayaient la voûte. Des lustres de cristal pendaient au bout de longs fils. Lorsqu'elles passaient sur les larges bouches du calorifère, les dames recevaient dans leurs jupes une haleine chaude.

—Vous êtes sûr d'avoir l'alliance? demanda madame Josserand à Auguste, qui s'installait avec Berthe sur des fauteuils, placés devant l'autel.

Il s'effara, crut l'avoir oubliée, puis la sentit dans la poche de son gilet. D'ailleurs, elle n'avait pas attendu sa réponse. Depuis son entrée, elle se haussait, fouillait du regard le monde: Trublot et Gueulin, tous deux garçons d'honneur, l'oncle Bachelard et Campardon, témoins de la mariée, Duveyrier et le docteur Juillerat, témoins du marié, puis toute la foule des connaissances, dont elle était fière. Mais elle venait d'apercevoir Octave, qui ouvrait avec empressement un passage à madame Hédouin, et elle l'avait emmené derrière un pilier, où elle lui parlait, d'une voix basse et rapide. Le jeune homme ne paraissait pas comprendre, le visage stupéfait. Pourtant, il s'inclina d'un air d'aimable obéissance.

—C'est convenu, dit à l'oreille de Valérie madame Josserand, en revenant s'asseoir sur un des fauteuils destinés à la famille, derrière ceux de Berthe et d'Auguste.

Il y avait là M. Josserand, les Vabre, les Duveyrier. Maintenant, les orgues égrenaient des gammes de petites notes claires, coupées de grands souffles. On se casait, le choeur s'emplissait, des hommes restaient dans les bas côtés. L'abbé Mauduit s'était réservé la joie de bénir l'union d'une de ses chères pénitentes. Quand il parut, en surplis, il échangea un amical sourire avec l'assistance, où il reconnaissait tous les visages. Mais des voix attaquèrent le Veni Creator, les orgues reprirent leur chant triomphal, et ce fut à ce moment que Théophile découvrit Octave, à gauche du choeur, devant la chapelle de Saint-Joseph.

Sa soeur Clotilde voulut le retenir.

—Je ne peux pas, bégaya-t-il, jamais je ne le tolérerai.

Et il força Duveyrier à le suivre, pour représenter la famille. Le Veni
Creator
continuait. Quelques têtes se tournèrent.

Théophile, qui avait parlé de gifles, fut pris d'une telle émotion en abordant Octave, qu'il ne put d'abord trouver un mot, vexé d'être petit, se haussant sur la pointe des pieds.

—Monsieur, dit-il enfin, je vous ai vu hier avec ma femme….

Mais le Veni Creator finissait, il fut effrayé, lorsqu'il entendit le son de sa voix. D'ailleurs, Duveyrier, très contrarié de l'aventure, tâchait de lui faire comprendre combien le lieu était mal choisi. Devant l'autel, la cérémonie commençait. Après avoir adressé aux époux une exhortation émue, le prêtre avait pris l'anneau nuptial pour le bénir.

Benedie, Domine Deus noster, annulum nuptialem hunc, quem nos in tuo nomine benedicimus….

Alors, Théophile osa répéter, à voix basse:

—Monsieur, vous étiez hier dans cette église avec ma femme.

Octave, étourdi encore des recommandations de madame Josserand, n'ayant pas bien compris, conta pourtant la petite histoire d'un air aisé.

—En effet, j'ai rencontré madame Vabre, et nous sommes allés voir ensemble les réparations du Calvaire, que dirige mon ami Campardon.

—Vous avouez, balbutia le mari, repris de fureur, vous avouez….

Duveyrier crut devoir lui frapper sur l'épaule, pour le calmer. Une voix perçante d'enfant de choeur répondait:

Amen.

—Et vous reconnaissez sans doute cette lettre, continua Théophile, en tendant un papier à Octave.

—Voyons, pas ici! dit le conseiller tout à fait scandalisé. Vous perdez la raison, mon cher.

Octave ouvrit la lettre. L'émotion avait grandi dans l'assistance. Des chuchotements couraient, on se poussait du coude, on regardait par-dessus les livres de messe; personne ne faisait plus la moindre attention à la cérémonie. Les deux mariés seuls restaient graves et raides devant le prêtre. Puis, Berthe elle-même tourna la tête, aperçut Théophile qui blêmissait devant Octave; et, dès lors, elle fut distraite, elle ne cessa de couler des regards luisants du côté de la chapelle de Saint-Joseph.

Cependant, le jeune homme lisait à demi-voix.

—«Mon chat, que de bonheur hier! A mardi, chapelle des Saints-Anges, dans le confessionnal.»

Le prêtre, après avoir obtenu du marié un «oui» d'homme sérieux qui ne signe rien sans lire, venait de se tourner vers la mariée.

—Vous promettez et jurez de garder à monsieur Auguste Vabre fidélité en toutes choses, comme une fidèle épouse le doit à son époux, selon le commandement de Dieu?

Mais Berthe, ayant vu la lettre, se passionnant à l'idée des gifles qu'elle espérait, n'écoutait plus, guettait par un coin de son voile. Il y eut un silence embarrassé. Enfin, elle sentit qu'on l'attendait.

—Oui, oui, répondit-elle précipitamment, au petit bonheur.

L'abbé Mauduit, étonné, avait suivi la direction de son regard; et il devina qu'une scène inusitée se passait dans un des bas côtés, il fut pris à son tour de singulières distractions. Maintenant, l'histoire avait circulé, tout le monde la connaissait. Les dames, pâles et graves, ne quittaient plus Octave des yeux. Les hommes souriaient d'un air discrètement gaillard. Et, pendant que madame Josserand rassurait madame Duveyrier par de légers haussements d'épaules, seule Valérie semblait s'intéresser au mariage, ne voyant rien autre, comme pénétrée d'attendrissement.

—«Mon chat, que de bonheur hier….» lisait de nouveau Octave, qui affectait une profonde surprise.

Puis, après avoir rendu la lettre au mari:

—Je ne comprends pas, monsieur. Cette écriture n'est pas la mienne….
Voyez plutôt.

Et, tirant un calepin où il inscrivait ses dépenses, en garçon soigneux, il le montra à Théophile.

—Comment? pas votre écriture! balbutia celui-ci. Vous vous moquez de moi, ça doit être votre écriture.

Le prêtre allait faire le signe de la croix sur la main gauche de Berthe.
Les yeux ailleurs, il se trompa, le fit sur la main droite.

In nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti.

Amen, répondit l'enfant de choeur, qui lui aussi se haussait pour voir.

Enfin, le scandale était évité. Duveyrier avait prouvé à Théophile ahuri que la lettre ne pouvait être de M. Mouret. Ce fut presque une déception pour l'assistance. Il y eut des soupirs, des mots vifs échangés. Et quand le monde, encore tumultueux, se retourna vers l'autel, Berthe et Auguste se trouvaient mariés, elle sans paraître y avoir pris garde, lui n'ayant pas perdu une parole du prêtre, tout à cette affaire, dérangé seulement par sa migraine qui lui fermait l'oeil gauche.

—Ces chers enfants! dit M. Josserand, absorbé, la voix tremblante, à M. Vabre qui, depuis le commencement de la cérémonie, s'occupait à compter les cierges allumés, se trompant toujours, et reprenant son calcul.

Mais les orgues, de nouveau, ronflaient dans la nef, l'abbé Mauduit avait reparu en chasuble, les chantres attaquaient la messe. C'était une messe en musique, d'une grande pompe. L'oncle Bachelard, qui faisait le tour des chapelles, lisait les inscriptions latines des tombeaux, sans les comprendre; celle du duc de Créquy l'intéressa particulièrement. Trublot et Gueulin avaient rejoint Octave, pour avoir des détails; et tous trois, derrière la chaire, ricanaient. Des chants s'enflaient brusquement comme des vents d'orage, des enfants de choeur balançaient des encensoirs; puis, il y avait des coups de sonnette, des silences où l'on entendait les balbutiements du prêtre à l'autel. Et Théophile ne pouvait tenir en place; il gardait Duveyrier, qu'il accablait de ses réflexions affolées, ayant perdu pied, ne comprenant pas comment le monsieur du rendez-vous n'était pas le monsieur de la lettre. Dans l'assistance, on continuait à surveiller chacun de ses gestes; toute l'église, avec ses défilés de prêtres, son latin, sa musique, son encens, commentait passionnément l'aventure. Lorsque l'abbé Mauduit, après le Pater, descendit pour donner une dernière bénédiction aux époux, il interrogea d'un regard le trouble profond des fidèles, les visages excités des femmes, les rires sournois des hommes, sous la grande lumière gaie des fenêtres, au milieu de la richesse cossue de la nef et des chapelles.

—N'avouez rien, dit madame Josserand à Valérie, comme la famille se dirigeait vers la sacristie, après la messe.

Dans la sacristie, les mariés et les témoins donnèrent d'abord des signatures. Pourtant, il fallut attendre Campardon, qui venait d'emmener des dames visiter les travaux du Calvaire, au fond du choeur, derrière une clôture en planches. Il arriva enfin, s'excusa, couvrit le registre d'un large paraphe. L'abbé Mauduit, pour honorer les deux familles, avait tenu à passer la plume, en désignant du doigt la place où l'on devait signer; et il souriait de son air d'aimable tolérance mondaine, au milieu de la pièce grave, dont les boiseries gardaient une continuelle odeur d'encens.

—Eh bien! mademoiselle, demanda Campardon à Hortense, cela ne vous donne donc pas envie d'en faire autant?

Puis, il regretta son manque de tact. Hortense, qui était l'aînée, avait pincé les lèvres. Cependant, elle comptait avoir le soir même, au bal, une réponse décisive de Verdier, qu'elle pressait de choisir entre elle et sa créature. Aussi répondit-elle d'une voix rêche:

—J'ai le temps…. Quand je voudrai.

Et elle tourna le dos à l'architecte, elle tomba sur son frère Léon, qui arrivait seulement, en retard comme toujours.

—Tu es gentil! papa et maman sont satisfaits!… Ne pas pouvoir être là, quand on marie une de vos soeurs!… Nous t'attendions au moins avec madame Dambreville.

—Madame Dambreville fait ce qu'il lui plaît, dit sèchement le jeune homme, et moi, je fais ce que je peux.

Ils étaient en froid. Léon trouvait qu'elle le gardait trop longtemps pour elle, fatigué d'une liaison dont il avait accepté les ennuis, dans le seul espoir de quelque beau mariage; et, depuis quinze jours, il la mettait en demeure de tenir ses promesses. Madame Dambreville, prise au coeur d'une rage d'amour, s'était même plainte à madame Josserand de ce qu'elle appelait les lubies de son fils. Aussi cette dernière voulut-elle le gronder, en lui reprochant de n'avoir ni tendresse ni égards pour la famille, puisqu'il affectait de manquer les cérémonies les plus solennelles. Mais, de sa voix rogue de jeune démocrate, il donna des raisons: un travail imprévu chez le député dont il était secrétaire, une conférence à préparer, toutes sortes de besognes et de courses de la dernière importance.

—C'est si vite fait pourtant, un mariage! dit madame Dambreville sans songer à sa phrase, en le suppliant du regard pour l'attendrir.

—Pas toujours! répondit-il durement.

Et il alla embrasser Berthe, puis serrer la main de son nouveau beau-frère, tandis que madame Dambreville pâlissait, torturée, se redressant dans sa toilette feuille-morte et souriant vaguement au monde qui entrait.

C'était le défilé des amis, des simples connaissances, de tous les invités entassés dans l'église, dont la queue maintenant traversait la sacristie. Les mariés, debout, donnaient des poignées de main, continuellement, toutes du même air ravi et embarrassé. Les Josserand et les Duveyrier ne suffisaient pas aux présentations. Par moments, ils se regardaient, étonnés, car Bachelard avait amené des gens que personne ne connaissait et qui parlaient trop fort. Peu à peu, montait une confusion, un écrasement, des bras tendus par-dessus les têtes, des jeunes filles serrées entre des messieurs à gros ventres, laissant des coins de leurs jupes blanches aux jambes de ces pères, de ces frères, de ces oncles encore suants de quelque vice, embourgeoisé dans un quartier tranquille. Justement, à l'écart, Gueulin et Trublot racontaient devant Octave que, la veille, Clarisse avait failli être surprise par Duveyrier et s'était résignée à le bourrer de ses complaisances, pour lui fermer les yeux.

—Tiens! murmura Gueulin, il embrasse la mariée, ça doit sentir bon.

Le monde, cependant, finit par s'écouler. Il ne restait plus que la famille et les intimes. L'infortune de Théophile avait continué de circuler, à travers les poignées de main et les compliments; même on ne causait pas d'autre chose, sous les phrases toutes faites, échangées pour la circonstance. Madame Hédouin, qui venait d'apprendre l'aventure, regardait Valérie avec l'étonnement d'une femme dont l'honnêteté était la santé même. Sans doute l'abbé Mauduit avait dû, de son côté, recevoir quelque confidence, car sa curiosité semblait satisfaite, et il montrait plus d'onction que de coutume, au milieu des misères cachées de son troupeau. Encore une plaie vive, tout d'un coup saignante, sur laquelle il lui fallait jeter le manteau de la religion! Et il voulut entretenir un instant Théophile, lui parla discrètement du pardon des injures, des desseins impénétrables de Dieu, tâchant avant tout d'étouffer le scandale, enveloppant l'assistance d'un geste de pitié et de désespoir, comme pour en dérober les hontes au ciel lui-même.

—Il est bon, le curé! il ne sait pas ce que c'est! murmura Théophile, dont ce sermon achevait de tourner la tête.

Valérie, qui gardait madame Juzeur près d'elle, par contenance, écouta avec émotion les paroles conciliantes que l'abbé Mauduit crut également devoir lui adresser. Puis, au moment où l'on sortait enfin de l'église, elle s'arrêta devant les deux pères, pour laisser Berthe passer au bras de son mari.

—Vous devez être satisfait, dit-elle à M. Josserand, voulant montrer sa liberté d'esprit. Je vous félicite.

—Oui, oui, déclara M. Vabre de sa voix pâteuse, c'est une bien grande responsabilité de moins.

Et, pendant que Trublot et Gueulin se multipliaient, afin de caser toutes les dames dans les voitures, madame Josserand, dont le châle arrêtait la circulation, s'entêta à rester la dernière sur le trottoir, pour étaler publiquement son triomphe de mère.

Le soir, le repas qui eut lieu à l'hôtel du Louvre, fut encore gâté par l'accident si malencontreux de Théophile. C'était une obsession, on en avait parlé toute l'après-midi, dans les voitures, en allant au Bois de Boulogne; et les dames concluaient toujours par cette idée que le mari aurait bien dû attendre le lendemain, pour trouver la lettre. D'ailleurs, il y avait uniquement à table les intimes des deux familles. La seule gaieté fut un toast de l'oncle Bachelard, que les Josserand n'avaient pu se dispenser d'inviter, malgré leur terreur. Il était en effet ivre dès le rôti, il leva son verre et s'embarqua dans une phrase: «Je suis heureux du bonheur que j'éprouve,» qu'il répéta, sans arriver à en sortir. On voulut bien sourire complaisamment. Auguste et Berthe, déjà brisés de fatigue, se regardaient par moments, l'air étonné de se voir l'un en face de l'autre; et, quand ils se souvenaient, ils contemplaient leur assiette avec gêne.

Près de deux cents invitations étaient lancées pour le bal. Dès neuf heures et demie, du monde arriva. Trois lustres éclairaient le grand salon rouge, dans lequel on avait simplement laissé des sièges le long des murs, en ménageant à l'un des bouts, devant la cheminée, la place du petit orchestre; en outre, un buffet se trouvait dressé au fond d'une salle voisine, et les deux familles s'étaient réservé une pièce, où elles pouvaient se retirer.

Justement, comme madame Duveyrier et madame Josserand recevaient les premiers invités, ce pauvre Théophile, qu'on surveillait depuis le matin, céda à une brutalité regrettable. Campardon priait Valérie de lui accorder la première valse. Elle riait, et le mari vit là une provocation.

—Vous riez, vous riez, balbutia-t-il. Dites-moi de qui est la lettre?…
Elle est bien de quelqu'un, cette lettre?

Il venait de mettre l'après-midi entière pour dégager cette idée du trouble où les réponses d'Octave l'avaient jeté. Maintenant, il s'y entêtait: si ce n'était pas M. Mouret, c'était donc un autre? et il exigeait un nom. Comme Valérie s'éloignait sans répondre, il lui saisit le bras, le tordit méchamment, avec une rage d'enfant exaspéré, en répétant:

—Je te le casse…. Dis-moi de qui est la lettre?

La jeune femme, effrayée, retenant un cri de douleur, était devenue toute blanche. Campardon la sentit s'abandonner contre son épaule, en proie à une de ces crises de nerfs qui la secouaient pendant des heures. Il eut à peine le temps de la conduire dans la pièce réservée aux deux familles, où il la coucha sur un canapé. Des dames l'avaient suivi, madame Juzeur, madame Dambreville, qui la délacèrent, pendant qu'il se retirait avec discrétion.

Cependant, trois ou quatre personnes au plus, dans le salon, avaient remarqué cette courte scène de violence. Madame Duveyrier et madame Josserand continuaient à recevoir les invités, dont le flot peu à peu emplissait la vaste pièce de toilettes claires et d'habits noirs. Un murmure de paroles aimables montait, des visages continuellement souriaient autour de la mariée: des faces épaisses de pères et de mères, des profils maigres de fillettes, des têtes fines et compatissantes de jeunes femmes. Dans le fond, un violon accordait sa chanterelle, qui jetait de petits cris plaintifs.

—Monsieur, je vous demande pardon, dit Théophile en abordant Octave, dont il avait rencontré les yeux, au moment où il tordait le bras de sa femme. Tout le monde, à ma place, vous aurait soupçonné, n'est-ce pas?… Mais je tiens à vous serrer la main, afin de vous prouver que j'ai reconnu mon erreur.

Il lui serra la main, il l'emmena à l'écart, torturé par le besoin de s'épancher, de trouver un confident pour vider son coeur.

—Ah! monsieur, si je vous racontais….

Et, longuement, il parla de sa femme. Jeune fille, elle était délicate, on disait en plaisantant que le mariage la remettrait. Elle manquait d'air dans la boutique de ses parents, où pendant trois mois il l'avait vue tous les soirs très gentille, obéissante, le caractère triste, mais charmant.

—Eh bien! monsieur, le mariage ne l'a pas remise, loin de là…. Au bout de quelques semaines, elle était terrible, nous ne pouvions plus nous entendre. Des querelles pour rien du tout. Des changements d'humeur à chaque minute, riant, pleurant, sans que je sache pourquoi. Et des sentiments absurdes, des idées à vous renverser, une perpétuelle démangeaison de faire enrager le monde…. Enfin, monsieur, mon intérieur est devenu un enfer.

—C'est bien curieux, murmura Octave, qui sentait la nécessité de dire quelque chose.

Alors, le mari, blême et se grandissant sur ses courtes jambes, pour dominer le ridicule, en vint à ce qu'il appelait la mauvaise conduite de cette malheureuse. Deux fois, il l'avait soupçonnée; mais il était trop honnête, une telle idée ne pouvait lui entrer dans le cerveau. Cette fois, pourtant, il fallait se rendre à l'évidence. Impossible de douter, n'est-ce pas? Et, de ses doigts tremblants, il tâtait la poche de son gilet où se trouvait la lettre.

—Encore, si elle faisait ça pour de l'argent, je comprendrais, ajouta-t-il. Mais on ne lui en donne pas, j'en suis sûr, je le saurais…. Alors, dites-moi ce qu'elle peut avoir dans la peau? Moi, je suis très gentil, elle a tout à la maison, je ne comprends pas…. Si vous comprenez, monsieur, dites-le-moi, je vous en prie.

—C'est bien curieux, bien curieux, répéta Octave, gêné de toutes ces confidences, et cherchant à se dégager.

Mais le mari ne le lâchait plus, fiévreux, travaillé d'un besoin de certitude. A ce moment, madame Juzeur reparut, alla dire un mot à l'oreille de madame Josserand, qui saluait d'une révérence l'entrée d'un grand bijoutier du Palais-Royal; et celle-ci, toute retournée, se hâta de la suivre.

—Je crois que votre femme a une crise très violente, fit remarquer Octave à Théophile.

—Laissez donc! répondit ce dernier furieux, désespéré de ne pas être malade pour qu'on le soignât aussi, elle est trop contente, d'avoir une crise! Ça met toujours le monde de son côté…. Je ne me porte pas mieux qu'elle, et je ne l'ai jamais trompée, moi!

Madame Josserand ne revenait pas. Le bruit courait, parmi les intimes, que Valérie se débattait dans des convulsions affreuses. Il aurait fallu des hommes pour la tenir; mais, comme on avait dû la déshabiller à moitié, on refusait les offres de Trublot et de Gueulin. Cependant, l'orchestre jouait un quadrille, Berthe ouvrait le bal avec Duveyrier qui dansait en magistrat, tandis que, n'ayant pu retrouver madame Josserand, Auguste leur faisait vis-à-vis avec Hortense. On cachait la crise aux mariés, pour leur éviter des émotions dangereuses. Le bal s'animait, des rires sonnaient dans la vive clarté des lustres. Une polka, dont les violons accentuaient vivement la cadence, emporta autour du salon des couples, déroulant toute une queue de longues traînes.

—Le docteur Juillerat? où est le docteur Juillerat? demanda madame
Josserand en reparaissant violemment.

Le docteur était invité, mais personne ne l'avait encore aperçu. Alors, elle ne cacha pas la sourde colère qu'elle amassait depuis le matin. Elle parla devant Octave et Campardon, sans ménager les termes.

—Je commence à en avoir assez…. Ce n'est pas drôle pour ma fille, tout ce cocuage qui n'en finit plus!

Elle cherchait Hortense, elle l'aperçut enfin causant avec un monsieur, dont elle voyait seulement le dos, mais qu'elle reconnut à ses épaules larges. C'était Verdier. Cela augmenta sa mauvaise humeur. Elle appela sèchement la jeune fille, elle lui dit, en baissant la voix, qu'elle ferait mieux de rester à la disposition de sa mère, un jour comme celui-là. Hortense n'accepta pas la réprimande. Elle était triomphante, Verdier venait de fixer leur mariage à deux mois, en juin.

—Fiche-moi la paix! dit la mère.

—Je t'assure, maman…. Il découche déjà trois fois par semaine pour accoutumer l'autre, et dans quinze jours il ne rentrera plus du tout. Alors, ce sera fini, je l'aurai.

—Fiche-moi la paix! J'en ai par-dessus la tête, de votre roman!… Tu vas me faire le plaisir d'attendre à la porte le docteur Juillerat et de me l'envoyer dès son arrivée…. Surtout pas un mot à ta soeur!

Elle rentra dans la pièce voisine, laissant Hortense murmurer que, Dieu merci! elle ne demandait l'approbation de personne, et qu'il y aurait bien du monde d'attrapé, lorsqu'on la verrait, un jour, se marier mieux que les autres. Pourtant, elle alla guetter l'entrée du docteur.

Maintenant, l'orchestre jouait une valse. Berthe dansait avec un petit cousin de son mari, pour épuiser à tour de rôle les membres de la famille. Madame Duveyrier n'avait pu refuser l'oncle Bachelard, qui l'incommodait beaucoup, en lui soufflant dans la figure. La chaleur grandissait, le buffet s'emplissait déjà de messieurs, s'épongeant le front. Des fillettes, dans un coin, sautaient ensemble; pendant que des mères, rêveuses, assises à l'écart, songeaient aux noces toujours manquées de leurs demoiselles. On félicitait beaucoup les deux pères, M. Vabre et M. Josserand, qui ne se quittaient plus, sans échanger d'ailleurs une parole. Tous le monde avait l'air de s'amuser et se récriait devant eux sur la gaieté du bal. C'était, selon le mot de Campardon, une gaieté de bon aloi.

Mais l'architecte, par effusion galante, s'inquiétait de l'état de Valérie, tout en ne manquant pas une danse. Il eut l'idée d'envoyer sa fille Angèle prendre des nouvelles en son nom. La petite, dont les quatorze ans, depuis le matin, brûlaient de curiosité autour de la dame qui faisait tant causer, fut ravie de pouvoir pénétrer dans le salon voisin. Et elle ne revint pas, l'architecte dut se permettre d'entr'ouvrir la porte et de passer la tête. Il aperçut sa fille debout devant le canapé, profondément absorbée par la vue de Valérie, dont la gorge tendue, secouée de spasmes, avait jailli hors du corsage dégrafé. Des protestations s'élevèrent, on lui criait de ne pas entrer; et il se retira, il jura qu'il désirait seulement savoir comment ça tournait.

—Ça ne va pas, ça ne va pas, dit-il mélancoliquement aux personnes qui se trouvaient près de la porte. Elles sont quatre à la tenir…. Faut-il qu'une femme soit bâtie, pour sauter ainsi, sans se rien démancher!

Il s'était formé là un groupe. On y commentait à demi-voix les moindres phases de la crise. Des dames, averties, arrivaient d'un air d'apitoiement entre deux quadrilles, pénétraient dans le petit salon, puis rapportaient des détails aux hommes, et retournaient danser. C'était tout un coin de mystère, des mots dits à l'oreille, des regards échangés, au milieu du brouhaha grandissant. Et, seul, abandonné, Théophile se promenait devant la porte, rendu malade par cette idée fixe qu'on se moquait de lui et qu'il ne devait pas le souffrir.

Mais le docteur Juillerat traversa vivement la salle de bal, accompagné d'Hortense qui lui donnait des explications. Madame Duveyrier les suivait. Quelques personnes s'étonnèrent, des bruits se répandirent. A peine le médecin avait-il disparu, que madame Josserand sortit de la pièce avec madame Dambreville. Sa colère montait; elle venait de vider deux carafes d'eau sur la tête de Valérie; jamais elle n'avait vu une femme nerveuse à ce point. Alors, elle s'était décidée à faire le tour du bal, pour arrêter les indiscrétions par sa présence. Seulement, elle marchait d'un pas si terrible, elle distribuait des sourires si amers, que tout le monde, derrière elle, entrait dans la confidence.

Madame Dambreville ne la quittait pas. Depuis le matin, elle lui parlait de Léon, avec de vagues plaintes, tâchant de l'amener à intervenir auprès de son fils, pour replâtrer leur liaison. Elle le lui fit voir, comme il reconduisait une grande fille sèche, auprès de laquelle il affectait de se montrer très assidu.

—Il nous abandonne, dit-elle avec un léger rire, tremblant de larmes contenues. Grondez-le donc, de ne plus même nous regarder.

—Léon! appela madame Josserand.

Quand il fut là, elle ajouta brutalement, n'étant pas d'humeur à envelopper les choses:

—Pourquoi es-tu fâché avec madame?… Elle ne t'en veut pas.
Expliquez-vous donc. Ça n'avance à rien, d'avoir mauvais caractère.

Et elle les laissa l'un devant l'autre, interloqués. Madame Dambreville prit le bras de Léon, tous deux allèrent causer dans l'embrasure d'une fenêtre; puis, ils quittèrent le bal ensemble, tendrement. Elle lui avait juré de le marier à l'automne.

Cependant, madame Josserand qui continuait à distribuer des sourires, fut prise d'une grosse émotion, quand elle se trouva devant Berthe, essoufflée d'avoir dansé, toute rose dans sa robe blanche qui se fripait. Elle la saisit entre ses bras, et défaillant à une vague association d'idées, se rappelant sans doute l'autre, dont la face se convulsait affreusement:

—Ma pauvre chérie, ma pauvre chérie! murmura-t-elle, en lui donnant deux gros baisers.

Berthe alors, tranquille, demanda:

—Comment va-t-elle?

Du coup, madame Josserand redevint très aigre. Comment! Berthe le savait! Mais sans doute elle le savait, tout le monde le savait. Seul, son mari, qu'elle montra conduisant au buffet une vieille dame, ignorait encore l'histoire. Même elle allait charger quelqu'un de le mettre au courant, car ça lui donnait l'air bête, d'être toujours ainsi, en arrière des autres, à ne se douter de rien.

—Et moi qui m'échine à vouloir cacher leur catastrophe! dit madame Josserand outrée. Ah bien! je ne vais plus me gêner, il faut que ça finisse. Je ne tolérerai pas qu'ils te rendent ridicule.

Tout le monde le savait, en effet. Seulement, pour ne pas attrister le bal, on n'en parlait point. L'orchestre avait couvert les premiers apitoiements; puis, on en souriait à cette heure, dans les étreintes plus libres des couples. Il faisait très chaud, la nuit s'avançait. Des domestiques passaient des rafraîchissements. Sur un canapé, deux petites filles, vaincues par la fatigue, s'étaient endormies aux bras l'une de l'autre, la joue contre la joue. Près de l'orchestre, dans le ronflement d'une contre-basse, M. Vabre s'était décidé à entretenir M. Josserand de son grand ouvrage, au sujet d'un doute qui, depuis quinze jours, l'arrêtait sur les oeuvres véritables de deux peintres de même nom; tandis que, près de là, Duveyrier, au milieu d'un groupe, blâmait vivement l'empereur d'avoir autorisé, à la Comédie-Française, une pièce qui attaquait la société. Mais, lorsqu'une valse ou une polka revenait, les hommes devaient céder la place, des couples élargissaient la danse, des jupes rasaient le parquet, soulevant dans la chaleur des bougies la fine poussière et l'odeur masquée des toilettes.

—Elle va mieux, accourut dire Campardon, qui avait jeté de nouveau un coup d'oeil. On peut entrer.

Quelques amis se risquèrent. Valérie était toujours couchée; seulement, la crise se calmait; et, par décence, on avait couvert sa gorge d'une serviette, trouvée sur une console. Devant la fenêtre, madame Juzeur et madame Duveyrier écoutaient le docteur Juillerat, qui expliquait que les accès cédaient parfois à des compresses d'eau chaude, appliquées autour du cou. Mais la malade ayant vu Octave entrer avec Campardon, l'appela d'un signe, lui adressa d'abord des paroles incohérentes, dans un dernier reste d'hallucination. Il dut s'asseoir près d'elle, sur l'ordre même du médecin, désireux avant tout de ne pas la contrarier; et il reçut ainsi ses confidences, lui qui, dans la soirée, avait déjà eu celles du mari. Elle tremblait de peur, elle le prenait pour son amant, le suppliait de la cacher. Puis, elle le reconnut et fondit en larmes, en le remerciant de son mensonge du matin, pendant la messe. Octave songeait à cette autre crise, dont il avait voulu profiter, avec un désir goulu d'écolier. Maintenant, il était son ami, elle lui dirait tout, ce serait peut-être meilleur.

A ce moment, Théophile, qui rôdait toujours devant la porte, voulut entrer. D'autres hommes étaient là, il pouvait bien y être aussi. Mais cela causa toute une panique. Valérie, en entendant sa voix, fut reprise d'un tremblement, on crut qu'une nouvelle crise allait se déclarer. Lui, suppliant, luttant contre ces dames dont les bras le repoussaient, répétait avec obstination:

—Je ne lui demande que le nom…. Qu'elle me dise le nom.

Alors, madame Josserand, qui arrivait, éclata. Elle attira Théophile dans le petit salon, pour étouffer le scandale. Elle lui dit furieusement:

—Ah! ça, finirez-vous par nous ficher la paix? Depuis ce matin, vous nous assommez avec vos bêtises…. Vous manquez de tact, monsieur, oui, vous manquez absolument de tact! On n'insiste pas sur de pareilles choses, un jour de mariage.

—Permettez, madame, murmura-t-il, ce sont mes affaires, ça ne vous regarde pas!

—Comment! ça ne me regarde pas? mais je suis de votre famille maintenant, monsieur, et croyez-vous que votre histoire m'amuse, à cause de ma fille?… Ah! vous lui avez fait de jolies noces! Plus un mot, monsieur, vous manquez de tact!

Il resta éperdu, il regarda autour de lui, cherchant une aide. Mais ces dames témoignaient par leur froideur qu'elles le jugeaient avec une égale sévérité. C'était le mot, il manquait de tact; car il y avait des circonstances où l'on devait avoir la force de refréner ses passions. Sa soeur elle-même le boudait. Comme il protestait encore, il souleva une révolte générale. Non, non, il n'avait rien à répondre, on ne se conduisait pas de la sorte!

Ce cri lui ferma la bouche. Il était si ahuri, si pauvre avec ses membres grêles et sa face de fille ratée, que ces dames eurent de légers sourires. Lorsqu'on manquait de ce qu'il faut pour rendre une femme heureuse, on ne se mariait pas. Hortense le pesait d'un regard de dédain; la petite Angèle, qu'on oubliait, tournait autour de lui, de son air sournois, comme si elle eût cherché quelque chose; et il recula avec embarras, il se mit à rougir, quand il les vit toutes, si grandes, si grosses, l'entourer de leurs fortes hanches. Mais elles sentaient la nécessité d'arranger l'affaire. Valérie s'était remise à sangloter, pendant que le docteur Juillerat lui tamponnait de nouveau les tempes. Alors, elles se comprirent sur un coup d'oeil, un esprit commun de défense les rapprocha. Elles cherchaient, elles tâchaient d'expliquer la lettre au mari.

—Parbleu! murmura Trublot, qui venait de rejoindre Octave, ce n'est pas malin: on dit que la lettre est à la bonne.

Madame Josserand l'entendit. Elle se retourna, le regarda, pleine d'admiration. Puis, revenant vers Théophile:

—Est-ce qu'une femme innocente s'abaisse à donner des explications, quand on l'accuse avec votre brutalité? Mais je puis parler, moi…. La lettre a été perdue par Françoise, cette bonne que votre femme a dû chasser, à cause de sa mauvaise conduite…. Là, êtes-vous content? ne sentez-vous pas la honte vous monter au visage?

D'abord, le mari haussa les épaules. Mais toutes ces dames restaient sérieuses, répondaient à ses objections avec une grande force de raisonnement. Il était ébranlé, lorsque, pour achever sa déroute, madame Duveyrier se fâcha, lui cria que sa conduite devenait abominable et qu'elle le reniait. Alors, vaincu, ayant besoin d'être embrassé, il se jeta au cou de Valérie, en lui demandant pardon. Ce fut touchant. Madame Josserand elle-même se montra très émue.

—Il vaut toujours mieux s'entendre, dit-elle, soulagée. Enfin, la journée ne finira pas trop mal.

Lorsqu'on eut rhabillé Valérie et qu'elle parut dans le bal, au bras de Théophile, il sembla qu'une joie plus large éclatait. Il était déjà près de trois heures, le monde commençait à partir; mais l'orchestre enlevait les quadrilles avec une fièvre dernière. Des hommes souriaient, derrière le ménage réconcilié. Un mot médical de Campardon sur ce pauvre Théophile, remplit d'aise madame Juzeur. Les jeunes filles se pressaient, dévisageaient Valérie; puis, elles prenaient des mines sottes, devant les coups d'oeil scandalisés des mères. Cependant, Berthe, qui dansait enfin avec son mari, dut lui dire un mot tout bas; car Auguste, mis au courant de l'histoire, tourna la tête; et, sans perdre la mesure, il regardait son frère Théophile, avec l'étonnement et la supériorité d'un homme auquel des choses pareilles ne peuvent pas arriver. Il y eut un galop final, la société se lâchait dans la chaleur étouffante, dans la clarté rousse des bougies, dont les flammes vacillantes faisaient éclater les bobèches.

—Vous êtes bien avec elle? demanda madame Hédouin, en tournant au bras d'Octave, dont elle avait accepté une invitation.

Le jeune homme crut sentir un léger frisson dans sa taille si droite et si calme.

—Nullement, dit-il. Ils m'ont mêlé à cela, je suis fort ennuyé de l'aventure…. Le pauvre diable a tout avalé.

—C'est très mal, déclara-t-elle de sa voix grave.

Sans doute, Octave s'était trompé. Quand il dénoua son bras, madame Hédouin ne soufflait même pas, les yeux clairs, les bandeaux corrects. Mais un scandale troublait la fin du bal. L'oncle Bachelard, qui s'était achevé au buffet, venait de risquer une idée gaie. Brusquement, on l'avait aperçu dansant devant Gueulin un pas de la dernière indécence. Dans les devants de son habit boutonné, des serviettes roulées lui faisaient une gorge de nourrice; et deux grosses oranges posées sur les serviettes, débordant des revers, montraient leur rondeur, d'un rouge sanguinolent de peau écorchée. Cette fois, tout le monde protesta: on a beau gagner beaucoup d'argent, il y a des limites qu'un homme convenable ne doit jamais dépasser, surtout devant de jeunes personnes. M. Josserand, honteux et désespéré, fit sortir son beau-frère. Duveyrier montra le plus grand dégoût.

A quatre heures, les mariés rentrèrent rue de Choiseul. Ils ramenaient Théophile et Valérie dans leur voiture. Comme ils montaient au second, où l'on avait installé un appartement, ils rejoignirent Octave, qui rentrait aussi se coucher. Le jeune homme voulut s'effacer par politesse, mais Berthe fit le même mouvement, et ils se heurtèrent.

—Oh! pardon, mademoiselle, dit-il.

Ce mot de «mademoiselle» les amusa. Elle le regardait, et il se rappelait le premier regard échangé dans cet escalier même, un regard de gaieté et de hardiesse, dont il retrouvait l'accueil charmant. Ils se comprirent peut-être, elle rougit, pendant qu'il montait seul à sa chambre, au milieu de la paix morte des étages supérieurs.

Déjà, Auguste, l'oeil gauche fermé, rendu fou par la migraine qu'il promenait depuis le matin, était dans l'appartement, où la famille arrivait. Alors, au moment de quitter Berthe, Valérie céda à une brusque émotion, et la serrant dans ses bras, achevant de chiffonner sa robe blanche, elle la baisa, elle lui dit à voix basse:

—Ah! ma chère, je vous souhaite plus de chance qu'à moi!

IX

Deux jours plus tard, vers sept heures, comme Octave arrivait chez les Campardon pour le dîner, il trouva Rose seule, vêtue d'un peignoir de soie crème, garni de dentelles blanches.

—Vous attendez quelqu'un? demanda-t-il.

—Mais non, répondit-elle, un peu gênée. Nous nous mettrons à table, dès qu'Achille rentrera.

L'architecte se dérangeait, n'était jamais là pour l'heure des repas, arrivait très rouge, l'air effaré, en maudissant les affaires. Puis, il filait tous les soirs, il épuisait les prétextes, parlant de rendez-vous dans des cafés, inventant des réunions lointaines. Souvent alors, Octave tenait compagnie à Rose jusqu'à onze heures, car il avait compris que le mari le gardait comme pensionnaire, pour occuper sa femme; et elle se plaignait doucement, elle disait ses craintes: mon Dieu! elle laissait Achille bien libre, seulement elle était si inquiète, quand il revenait après minuit!

—Vous ne le trouvez pas triste depuis quelque temps? dit-elle d'une voix tendrement effrayée.

Le jeune homme n'avait pas remarqué.

—Je le trouve préoccupé peut-être…. Les travaux de Saint-Roch lui donnent du souci.

Mais elle hocha la tête, sans insister davantage. Puis, elle se montra très bonne pour Octave, l'interrogea comme de coutume sur l'emploi de sa journée, avec une affection de mère et de soeur. Depuis près de neuf mois qu'il mangeait chez eux, elle le traitait ainsi en enfant de la maison.

Enfin, l'architecte parut.

—Bonsoir, mon chat, bonsoir, ma cocotte, dit-il, en la baisant de son air passionné de bon mari. Encore un imbécile, qui m'a retenu une heure sur un trottoir!

Octave s'était écarté, et il les entendit échanger quelques mots à voix basse.

—Viendra-t-elle?

—Non, à quoi bon? et surtout ne te tourmente pas.

—Tu m'avais juré qu'elle viendrait.

—Eh bien! oui, elle va venir. Es-tu contente? C'est bien pour toi que je l'ai fait.

On se mit à table. Pendant tout le dîner, il fut question de la langue anglaise, que la petite Angèle apprenait depuis quinze jours. Campardon avait brusquement soutenu la nécessité de l'anglais pour une demoiselle; et, comme Lisa sortait de chez une actrice qui revenait de Londres, chaque repas était employé à discuter les noms des plats qu'elle apportait. Ce soir-là, après de longs essais inutiles sur la prononciation du mot «rumsteack», il fallut remporter le rôti, oublié au feu par Victoire, et dur comme des semelles de botte.

On était au dessert, lorsqu'un coup de timbre fit tressaillir madame
Campardon.

—C'est la cousine de madame, revint dire Lisa, du ton blessé d'une domestique qu'on a négligé de mettre dans une confidence de famille.

Et Gasparine, en effet, entra. Elle était en robe de laine noire, très simple, avec son visage maigre et son air pauvre de fille de magasin. Rose, douillettement enveloppée dans son peignoir de soie crème, grasse et fraîche, se leva, si émue, que des larmes lui montaient aux paupières.

—Ah! ma chère, murmura-t-elle, tu es bien gentille…. Oublions tout, n'est-ce pas?

Elle l'avait prise entre les bras, elle lui donna deux gros baisers. Octave, par discrétion, voulut partir. Mais on se fâcha: il pouvait rester, il était de la famille. Alors, il s'amusa à regarder la scène. Campardon, d'abord plein d'embarras, détournait les yeux des deux femmes, soufflant, cherchant un cigare; tandis que Lisa, qui enlevait le couvert d'une main brutale, échangeait des coups d'oeil avec Angèle étonnée.

—C'est ta cousine, dit enfin l'architecte à sa fille. Tu nous as entendus parler d'elle…. Embrasse-la donc.

Elle l'embrassa de son air maussade, inquiète du regard d'institutrice dont Gasparine la déshabillait, après avoir posé des questions sur son âge et sur son éducation. Puis, lorsqu'on passa au salon, elle préféra suivre Lisa, qui fermait violemment la porte, en disant, sans même craindre d'être entendue:

—Ah bien! ça va devenir drôle, ici!

Dans le salon, Campardon, toujours fiévreux, se mit à se défendre.

—Parole d'honneur! la bonne idée n'est pas de moi…. C'est Rose qui a voulu se réconcilier. Tous les matins, voici plus de huit jours, elle me répétait: Va donc la chercher…. Alors, moi, j'ai fini par aller vous chercher.

Et, comme s'il eût senti le besoin de convaincre Octave, il l'emmena devant la fenêtre.

—Hein? les femmes sont les femmes…. Moi, ça m'embêtait, parce que j'ai peur des histoires. L'une à droite, l'autre à gauche, il n'y avait pas de tamponnement possible…. Mais j'ai dû céder, Rose assure que nous serons tous plus contents. Enfin, nous essayerons. Ça dépend d'elles deux, maintenant, d'arranger ma vie.

Cependant, Rose et Gasparine s'étaient assises côte à côte sur le canapé. Elles parlaient du passé, des jours vécus à Plassans, chez le bon père Domergue. Rose alors avait le teint plombé, les membres grêles d'une fillette malade de sa croissance, tandis que Gasparine, femme à quinze ans, était grande et désirable, avec ses beaux yeux; et elles se regardaient aujourd'hui, elles ne se reconnaissaient plus, l'une si fraîchement grasse dans sa chasteté forcée, l'autre séchée par la vie de passion nerveuse dont elle brûlait. Gasparine, un instant, souffrit de son teint jaune et de sa robe étriquée, en face de Rose vêtue de soie, noyant sous des dentelles la délicatesse douillette de son cou blanc. Mais elle dompta ce frisson de jalousie, elle accepta tout de suite une situation de parente pauvre, à genoux devant les toilettes et les grâces de sa cousine.

—Et ta santé? demanda-t-elle à demi-voix. Achille m'a parlé…. Ça ne va pas mieux?

—Non, non, répondit Rose, mélancolique. Tu vois, je mange, j'ai l'air très bien…. Et ça ne se remet pas, ça ne se remettra jamais.

Comme elle pleurait, Gasparine la prit à son tour dans ses bras, la garda contre sa poitrine plate et ardente, pendant que Campardon accourait les consoler.

—Pourquoi pleures-tu? disait-elle avec maternité. Le principal est que tu ne souffres pas…. Qu'est-ce que ça fait, si tu as toujours autour de toi des gens pour t'aimer?

Rose se calmait, souriait déjà au milieu de ses larmes. Alors, l'architecte, emporté par l'attendrissement, les saisit toutes les deux dans une même étreinte, leur donna des baisers, en balbutiant:

—Oui, oui, nous nous aimerons bien, nous t'aimerons bien, ma pauvre cocotte…. Tu verras comme tout s'arrangera, à présent que nous sommes réunis.

Et, se tournant vers Octave:

—Ah! mon cher, on a beau dire, il n'y a encore que la famille!

La fin de la soirée fut charmante. Campardon, qui s'endormait d'habitude au sortir de table, s'il restait chez lui, retrouva sa gaieté d'artiste, les vieilles farces et les chansons raides de l'École des Beaux-Arts. Lorsque, vers onze heures, Gasparine se retira, Rose voulut l'accompagner, malgré la difficulté qu'elle éprouvait à marcher, ce jour-là; et, penchée sur la rampe, dans le silence grave de l'escalier:

—Reviens souvent! cria-t-elle.

Le lendemain, Octave, intéressé, tâcha de faire causer la cousine au Bonheur des Dames, comme ils recevaient ensemble un arrivage de lingerie. Mais elle répondit d'une voix brève, il la sentit hostile, fâchée de l'avoir eu pour témoin, la veille. D'ailleurs, elle ne l'aimait pas, elle lui témoignait, dans leurs rapports forcés, une sorte de rancune. Depuis longtemps, elle comprenait son jeu auprès de la patronne, et elle l'assistait à sa cour assidue, avec des regards noirs, une moue méprisante des lèvres, dont il restait parfois troublé. Lorsque cette grande diablesse de fille allongeait ses mains sèches entre eux, il éprouvait la sensation nette et désagréable, que jamais il n'aurait madame Hédouin.

Cependant, Octave s'était donné six mois. Quatre à peine venaient de s'écouler, et des impatiences le prenaient. Chaque matin, il se demandait s'il ne devait pas brusquer les choses, en voyant le peu de progrès fait dans les tendresses de cette femme, toujours si glacée et si douce. Elle avait fini pourtant par lui témoigner une véritable estime, gagnée à ses idées larges, à ses rêves de grands comptoirs modernes, déballant des millions de marchandises sur les trottoirs de Paris. Souvent, lorsque son mari n'était pas là et qu'elle ouvrait la correspondance avec le jeune homme, le matin, elle le retenait, le consultait, se trouvait bien de ses avis; et une sorte d'intimité commerciale s'établissait ainsi entre eux. C'étaient des liasses de factures où leurs mains se rencontraient, des chiffres dont ils s'effleuraient la peau avec leur haleine, des abandons devant la caisse, à la suite des recettes heureuses. Même, il abusait de ces moments, sa tactique avait fini par être de la toucher dans sa nature de bonne commerçante et de la vaincre, un jour de faiblesse, au milieu de la grosse émotion de quelque vente inespérée. Aussi cherchait-il un coup étonnant, qui la lui livrerait. Du reste, dès qu'il ne la tenait plus à causer d'affaires, tout de suite elle reprenait sa tranquille autorité, lui donnait poliment des ordres, comme elle en donnait aux garçons de magasin; et elle dirigeait la maison avec sa froideur de belle femme, portant une petite cravate d'homme sur sa gorge de statue antique, sanglée dans la sévérité d'un corsage éternellement noir.

Vers cette époque, M. Hédouin, étant tombé malade, alla faire une saison aux eaux de Vichy. Octave, franchement, s'en réjouissait. Madame Hédouin avait beau être de marbre, elle s'attendrirait dans son veuvage. Mais il attendit inutilement un frisson, un alanguissement de désir. Jamais elle ne s'était montrée si active, la tête si libre et l'oeil si clair. Levée avec le jour, elle recevait elle-même les marchandises dans le sous-sol, la plume à l'oreille, de l'air affairé d'un commis. On la voyait partout, en bas et en haut, aux rayons de la soierie et du blanc, veillant à l'étalage et à la vente; et elle circulait paisible, sans même attraper un grain de poussière, parmi cet entassement de ballots qui faisait éclater le magasin trop étroit. Lorsqu'il la rencontrait au milieu de quelque passage étranglé, entre un mur de lainages et tout un banc de serviettes, Octave se rangeait maladroitement, pour l'avoir une seconde à lui, sur sa poitrine; mais elle passait si occupée, qu'il sentait à peine l'effleurement de sa robe. Il était très gêné, d'ailleurs, par les yeux de mademoiselle Gasparine, dont il trouvait toujours, à ces moments-là, le regard dur fixé sur eux.

Au demeurant, le jeune homme ne désespérait pas. Parfois, il se croyait au but et arrangeait déjà sa vie, pour le jour prochain où il serait l'amant de la patronne. Il avait gardé Marie, afin de patienter; seulement, si elle était commode et si elle ne lui coûtait rien, elle pouvait devenir gênante peut-être, avec sa fidélité de chien battu. Aussi, tout en la reprenant, les soirs d'ennui, songeait-il déjà à la façon dont il romprait. La lâcher brutalement lui semblait maladroit. Un matin de fête, comme il allait retrouver au lit sa voisine, pendant une course matinale du voisin, l'idée lui était enfin venue, de rendre Marie à Jules, de les mettre aux bras l'un de l'autre, si amoureux, qu'il pourrait se retirer, la conscience tranquille. C'était du reste une bonne action, dont le côté attendrissant lui enlevait tout remords. Pourtant, il attendait, il ne voulait pas se trouver sans femme.

Chez les Campardon, une autre complication préoccupait Octave. Il sentait arriver le moment où il devrait prendre ses repas ailleurs. Depuis trois semaines, Gasparine s'installait dans la maison, avec une autorité de plus en plus large. Elle était revenue d'abord chaque soir; puis, on l'avait vue pendant le déjeuner; et, malgré son travail au magasin, elle commençait à se charger de tout, de l'éducation d'Angèle et des provisions du ménage. Rose répétait sans cesse devant Campardon:

—Ah! si Gasparine logeait avec nous!

Mais, chaque fois, l'architecte s'écriait, rougissant de scrupule, tourmenté d'une honte:

—Non, non, ça ne se peut pas…. D'ailleurs, où la coucherais-tu?

Et il expliquait qu'il faudrait donner à la cousine son cabinet comme chambre, tandis que lui transporterait sa table et ses plans dans le salon. Certes, ça ne l'aurait aucunement gêné; il se déciderait peut-être un jour à faire ce déménagement, car il n'avait pas besoin d'un salon, et il finissait par être trop à l'étroit, pour le travail qui lui arrivait de tous côtés. Seulement, Gasparine pouvait rester chez elle. A quoi bon se mettre en tas?

—Quand on est bien, répétait-il à Octave, on a tort de vouloir être mieux.

Vers ce temps-là, il fut obligé d'aller à Évreux passer deux jours. Les travaux de l'archevêché l'inquiétaient. Il avait cédé à un désir de monseigneur, sans qu'il y eût de crédit ouvert, et la construction du fourneau des nouvelles cuisines et du calorifère menaçait d'atteindre un chiffre très élevé, qu'il lui serait impossible de porter aux frais d'entretien. D'autre part, la chaire, pour laquelle on avait accordé trois mille francs, monterait à dix mille au moins. Il désirait s'entendre avec monseigneur, afin de prendre certaines précautions.

Rose l'attendait seulement le dimanche soir. Il tomba au milieu du déjeuner, et son entrée brusque causa un effarement. Gasparine se trouvait à table, entre Octave et Angèle. On affecta d'être à l'aise; mais il régnait un air de mystère. Lisa venait de refermer la porte du salon, sur un geste désespéré de madame; tandis que la cousine repoussait du pied, sous les meubles, des bouts de papier qui traînaient. Lorsqu'il parla de se déshabiller, tous l'arrêtèrent.

—Attendez donc. Prenez une tasse de café, puisque vous avez déjeuné à
Évreux.

Enfin, comme il remarquait la gêne de Rose, celle-ci alla se jeter à son cou.

—Mon ami, il ne faut pas me gronder…. Si tu n'étais revenu que ce soir, tu aurais trouvé tout en ordre.

Tremblante, elle ouvrit les portes, le mena dans le salon et dans le cabinet. Un lit d'acajou, apporté le matin par un marchand de meubles, occupait la place de la table à dessiner, qu'on avait transportée au milieu de la pièce voisine; mais rien n'était encore rangé, des cartons s'écroulaient parmi des vêtements à Gasparine, la Vierge au coeur saignant gisait contre le mur, calée par une cuvette neuve.

—C'était une surprise, murmura madame Campardon, le coeur gros, en se cachant la face dans le gilet de son mari.

Lui, très ému, regardait. Il ne disait rien, il évitait de rencontrer les yeux d'Octave. Alors, Gasparine demanda de sa voix sèche:

—Mon cousin, est-ce que ça vous contrarie?… C'est Rose qui m'a persécutée. Mais si vous croyez que je suis de trop, je puis encore m'en aller.

—Oh! ma cousine! s'écria enfin l'architecte. Tout ce que Rose fait est bien fait.

Et, celle-ci ayant éclaté en gros sanglots sur sa poitrine:

—Voyons, ma cocotte, es-tu bête de pleurer!… Je suis très content. Tu veux avoir ta cousine avec toi, eh bien! prends ta cousine avec toi. Moi, tout m'arrange…. Ne pleure donc plus! Tiens! je t'embrasse comme je t'aime, bien fort! bien fort!

Il la mangeait de caresses. Alors, Rose, qui fondait en larmes pour un mot, mais qui souriait tout de suite, au milieu de ses pleurs, se consola. Elle le baisa à son tour sur la barbe, elle lui dit doucement:

—Tu as été dur. Embrasse-la aussi.

Campardon embrassa Gasparine. On appela Angèle qui, de la salle à manger, regardait, la bouche ouverte, les yeux clairs; et elle dut l'embrasser également. Octave s'était écarté, en trouvant qu'on finissait par être trop tendre, dans cette maison. Il avait remarqué avec étonnement l'attitude respectueuse, la prévenance souriante de Lisa auprès de Gasparine. Une fille intelligente décidément, cette coureuse aux paupières bleues!

Cependant, l'architecte s'était mis en manches de chemise, et sifflant, chantant, pris d'une gaieté de gamin, il employa l'après-midi à organiser la chambre de la cousine. Celle-ci l'aidait, poussait les meubles avec lui, déballait le linge, secouait les vêtements; pendant que Rose, assise de peur de se fatiguer, leur donnait des conseils, plaçait la toilette ici et le lit de ce côté, pour la commodité de tout le monde. Alors, Octave comprit qu'il gênait leur expansion; il se sentait de trop dans un ménage si uni, il les avertit que, le soir, il dînait dehors. D'ailleurs, il était décidé: le lendemain, il remercierait madame Campardon de sa bonne hospitalité, en inventant une histoire.

Vers cinq heures, comme il regrettait de ne savoir où rencontrer Trublot, l'idée lui vint de demander à dîner aux Pichon, pour ne point passer la soirée seul. Mais, en entrant chez eux, il tomba sur une scène de famille déplorable. Les Vuillaume étaient là, révoltés, frémissants.

—C'est une indignité, monsieur! disait la mère, debout, le bras tendu vers son gendre, écrasé sur une chaise. Vous m'aviez donné votre parole d'honneur.

—Et toi, ajoutait le père, en faisant reculer jusqu'au buffet sa fille toute tremblante, ne le défends pas, tu es aussi coupable…. Vous voulez donc mourir de faim?

Madame Vuillaume avait remis son châle et son chapeau. Elle déclara d'un ton solennel:

—Adieu!… Nous n'encouragerons pas au moins votre désordre par notre présence. Du moment où vous ne tenez nul compte de nos désirs, nous n'avons que faire ici…. Adieu!

Et, comme son gendre, par la force de l'habitude, se levait pour les accompagner:

—Inutile, nous trouverons bien l'omnibus sans vous…. Passez devant, monsieur Vuillaume. Qu'ils mangent leur dîner, et que ça leur profite, car ils n'en auront pas toujours!

Octave, stupéfait, dut s'effacer. Quand ils furent partis, il regarda Jules atterré sur sa chaise et Marie très pâle devant le buffet. Tous deux se taisaient.

—Qu'est-ce donc? demanda-t-il.

Mais, sans lui répondre, la jeune femme, d'une voix dolente, gronda son mari.

—Je t'avais prévenu. Tu aurais dû attendre, pour leur couler la chose en douceur. Rien ne pressait, ça ne se voit pas encore.

—Qu'est-ce donc? répéta Octave.

Alors, sans même se tourner, elle dit crûment, dans son émotion:

—Je suis enceinte.

—Ils m'embêtent à la fin! cria Jules qui se levait, pris de révolte. J'ai cru honnête de les prévenir tout de suite de cet ennui…. Est-ce qu'ils s'imaginent que ça m'amuse! Je suis plus attrapé qu'eux, là dedans. D'autant plus que, sapristi! il n'y a pas de ma faute…. N'est-ce pas? Marie, si nous savons comment il a pu pousser, celui-là!

—Ça, c'est bien vrai, affirma la jeune femme.

Octave comptait les mois. Elle était enceinte de cinq mois, et de fin décembre à fin mai, le compte s'y trouvait. Il en fut tout ému; puis, il aima mieux douter; mais son attendrissement persistait, il éprouvait le besoin violent de faire quelque chose de gentil pour les Pichon. Jules continuait à grogner: on le recevrait tout de même, cet enfant; seulement, il aurait bien dû rester où il était. De son côté, Marie, d'ordinaire si douce, se fâchait, finissait par donner raison à sa mère, qui ne pardonnait jamais la désobéissance. Et le ménage en arrivait à une querelle, se jetant le petit au visage, s'accusant l'un l'autre de l'avoir fait, lorsque Octave intervint gaiement.

—Ça n'avance à rien, maintenant qu'il est là…. Voyons, il ne faut pas dîner ici; ce serait trop triste. Je vous emmène au restaurant, voulez-vous?

La jeune femme rougit. Dîner au restaurant était sa joie. Elle parla pourtant de sa fille, qui l'empêchait toujours de prendre des plaisirs. Mais il fut décidé que, cette fois, Lilitte serait de la partie. Et ce fut une soirée charmante. Octave les avait menés au Boeuf à la mode, dans un cabinet, pour être plus libre, disait-il. Là, il les accabla de nourriture, avec une prodigalité émue, ne songeant pas à l'addition, heureux de les voir manger. Même, au dessert, quand on eut allongé Lilitte entre deux oreillers du divan, il demanda du champagne; et ils s'oublièrent, les coudes sur la table, les yeux humides, tous trois pleins de coeur, alanguis par la chaleur suffocante du cabinet. Enfin, à onze heures, ils parlèrent de rentrer; mais ils étaient très rouges, l'air frais de la rue les grisa. Alors, comme la petite, tombant de sommeil, refusait de marcher, Octave, pour bien faire les choses jusqu'au bout, voulut absolument prendre une voiture, malgré le voisinage de la rue de Choiseul. Dans le fiacre, il eut le scrupule de ne pas serrer entre les siennes les jambes de Marie. Seulement, en haut, pendant que Jules bordait Lilitte, il posa un baiser sur le front de la jeune femme, le baiser d'adieu d'un père qui cède sa fille à un gendre. Puis, les voyant, très amoureux, se regarder d'un air ivre, il les coucha, il leur souhaita à travers la porte une bonne nuit, avec beaucoup de jolis rêves.

—Ma foi, pensait-il en se fourrant tout seul dans son lit, ça m'a coûté cinquante francs, mais je leur devais bien ça…. Après tout, je n'ai qu'un désir, c'est que son mari la rende heureuse, cette petite femme!

Et, attendri de son bon coeur, il résolut, avant de s'endormir, de tenter le grand coup, le lendemain soir.

Chaque lundi, après le dîner, Octave aidait madame Hédouin à examiner les commandes de la semaine. Pour cette besogne, tous deux se retiraient dans le cabinet du fond, une étroite pièce où il y avait seulement une caisse, un bureau, deux chaises et un canapé. Mais, ce lundi-là, les Duveyrier menaient justement madame Hédouin à l'Opéra-Comique. Aussi, vers trois heures, appela-t-elle le jeune homme. Malgré le clair soleil, ils durent allumer le gaz, car le cabinet ne recevait qu'un jour livide par une cour intérieure. Comme il poussait le verrou et qu'elle le regardait, étonnée:

—Personne ne viendra nous déranger, murmura-t-il.

Elle l'approuva de la tête, ils se mirent au travail. Les nouveautés d'été allaient magnifiquement, toujours les affaires de la maison s'étendaient. Cette semaine-là surtout, la vente des petits lainages s'annonçait tellement bien, qu'elle laissa échapper un soupir.

—Ah! si nous avions de la place!

—Mais, dit-il, commençant l'attaque, cela dépend de vous…. J'ai une idée, depuis quelque temps, dont je veux vous parler.

C'était l'affaire d'audace qu'il cherchait. Il s'agissait d'acheter la maison voisine, sur la rue Neuve-Saint-Augustin, de donner congé à un marchand d'ombrelles et à un bimbelotier, puis d'agrandir les magasins, où l'on pourrait créer de vastes rayons. Et il s'échauffait, se montrait plein de mépris pour l'ancien commerce, au fond de boutiques humides, noires, sans étalage, évoquait du geste un commerce nouveau, entassant tout le luxe de la femme dans des palais de cristal, remuant les millions au plein jour, flambant le soir ainsi qu'une fête de gala princier.

—Vous tuerez le commerce du quartier Saint-Roch, disait-il, vous attirerez à vous les petites clientèles. Ainsi, la maison de soierie de monsieur Vabre vous fait du tort aujourd'hui; développez vos vitrines sur la rue, créez un rayon spécial, et vous le réduisez à la faillite avant cinq ans…. Enfin, il est toujours question d'ouvrir cette rue du Dix-Décembre, qui doit aller du nouvel Opéra à la Bourse. Mon ami Campardon m'en parle quelquefois. Cela peut décupler le mouvement d'affaires du quartier.

Madame Hédouin, le coude sur un registre, sa belle tête grave appuyée dans la main, l'écoutait. Elle était née au Bonheur des Dames, fondé par son père et son oncle, elle aimait la maison, elle la voyait s'élargir, dévorer les maisons voisines, étaler une façade royale; et ce rêve allait à son intelligence vive, à sa volonté droite, à l'intuition délicate de femme qu'elle avait du nouveau Paris.

—Jamais l'oncle Deleuze ne voudra, murmura-t-elle. Puis, mon mari est trop souffrant.

Alors, la voyant ébranlée, Octave prit sa voix de séduction, une voix d'acteur, douce et chantante. Il la chauffait en même temps de ses yeux couleur de vieil or, que des femmes disaient irrésistibles. Mais, le bec de gaz avait beau brûler près de sa nuque, elle restait sans une chaleur à la peau, elle tombait seulement dans une rêverie, sous l'étourdissement des paroles intarissables du jeune homme. Il en était arrivé à étudier l'affaire au point de vue des chiffres, à établir déjà un devis approximatif, de l'air passionné dont un page romantique aurait déclaré un amour longtemps contenu. Lorsque, brusquement, elle sortit de ses réflexions, elle se trouva dans ses bras. Il la poussait sur le canapé, croyant qu'elle cédait enfin.

—Mon Dieu! c'était pour ça! dit-elle avec un accent de tristesse, en se débarrassant de lui comme d'un enfant importun.

—Eh bien! oui, je vous aime, cria-t-il. Oh! ne me repoussez pas. Avec vous, je ferai de grandes choses….

Et il alla ainsi jusqu'au bout de la tirade, qui sonnait faux. Elle ne l'interrompait pas, elle s'était remise à feuilleter le registre, debout. Puis, quand il se tut:

—Je sais tout ça, on me l'a déjà dit…. Mais je vous croyais plus intelligent que les autres, monsieur Octave. Vous me faites de la peine, vraiment, car j'avais compté sur vous. Enfin, tous les jeunes gens manquent de raison…. Nous avons besoin de beaucoup d'ordre, dans une maison telle que la nôtre, et vous commencez par vouloir des choses qui nous dérangeraient du matin au soir. Je ne suis pas une femme ici, j'ai trop d'affaires…. Voyons, vous qui êtes si bien organisé, comment n'avez-vous pas compris que jamais je ne ferai ça, parce que c'est bête d'abord, inutile ensuite, et que, heureusement pour moi, je n'en ai pas la moindre envie?

Il l'aurait préférée dans une colère d'indignation, étalant de grands sentiments. Sa voix calme, son tranquille raisonnement de femme pratique, sûre d'elle-même, le déconcertaient. Il se sentait devenir ridicule.

—Ayez pitié, madame, balbutia-t-il encore. Voyez ce que je souffre.

—Non, vous ne souffrez pas. En tous cas, vous guérirez…. Tenez! on frappe, vous feriez mieux d'ouvrir la porte.

Alors, il dut tirer le verrou. C'était mademoiselle Gasparine qui désirait savoir si l'on attendait des chemises à entre-deux. Le verrou poussé l'avait surprise. Mais elle connaissait trop bien madame Hédouin; et, quand elle la vit avec son air glacé, devant Octave plein de malaise, elle eut un mince sourire moqueur, en regardant ce dernier. Il en fut exaspéré, il l'accusa d'avoir fait manquer le coup.

—Madame, déclara-t-il brusquement, lorsque la demoiselle de magasin fut partie, je quitte la maison ce soir.

Ce fut un étonnement pour madame Hédouin. Elle le regarda.

—Pourquoi donc? Je ne vous renvoie pas…. Oh! ça ne change rien, je n'ai pas peur.

Cette phrase acheva de le mettre hors de lui. Il partait tout de suite, il ne voulait pas endurer son martyre une minute de plus.

—C'est bien, monsieur Octave, reprit-elle avec sa sérénité. Je vais vous régler à l'instant…. N'importe, la maison vous regrettera, car vous étiez un bon commis.

Dans la rue, Octave comprit qu'il venait de se conduire comme un sot. Quatre heures sonnaient, le gai soleil printanier jaunissait tout un angle de la place Gaillon. Et, furieux contre lui-même, il descendit au hasard la rue Saint-Roch, en discutant la façon dont il aurait dû agir. D'abord, pourquoi n'avait-il pas pincé les hanches à cette Gasparine? C'était ce qu'elle demandait sans doute; mais il ne les aimait pas, comme Campardon, à ce degré de sécheresse; puis, il se serait peut-être mal adressé encore, car celle-là lui semblait une de ces particulières d'une vertu rigide avec les messieurs du dimanche, lorsqu'elles ont un homme de semaine qui les met sur le flanc, du lundi au samedi. Ensuite, quelle idée jeune, d'avoir voulu quand même devenir l'amant de la patronne! Ne pouvait-il donc faire son affaire d'argent dans la maison, sans exiger d'y trouver, tout à la fois, le pain et le lit? Un instant, très combattu, il fut sur le point de retourner au Bonheur des Dames, avouer ses torts. Puis, la pensée de madame Hédouin, si tranquillement superbe, réveilla sa vanité souffrante, et il redescendit vers Saint-Roch. Tant pis! c'était fait. Il allait voir si Campardon n'était pas dans l'église, pour l'emmener au café prendre un madère. Ça le distrairait. Il entra par le vestibule où s'ouvre une porte de la sacristie, une allée noire et sale de maison louche.

—Vous cherchez peut-être monsieur Campardon? dit une voix près de lui, comme il hésitait, fouillant la nef du regard.

C'était l'abbé Mauduit, qui venait de le reconnaître. L'architecte étant absent, il voulut absolument faire visiter au jeune homme les travaux du Calvaire, pour lesquels il se passionnait. Il le mena derrière le choeur, lui montra d'abord la chapelle de la Vierge, aux murs de marbre blanc, et dont l'autel est surmonté du groupe de la Crèche, un Jésus entre un saint Joseph et une sainte Vierge d'un style rococo; puis, derrière encore, il lui fit traverser la chapelle de l'Adoration perpétuelle, aux sept lampes d'or, aux candélabres d'or, à l'autel d'or luisant dans l'ombre fauve des vitraux couleur d'or. Mais, là, à droite et à gauche, des cloisons de planches barraient le fond de l'abside; et, au milieu du silence frissonnant, au-dessus des ombres noires agenouillées, balbutiant des prières, retentissaient des coups de pic, des voix de maçons, tout un tapage violent de chantier.

—Entrez donc, dit l'abbé Mauduit en retroussant sa soutane. Je vais vous expliquer.

De l'autre côté des planches, il y avait un écroulement de plâtras, un coin d'église ouvert au grand air du dehors, blanc de chaux envolée, humide d'eau répandue. On voyait encore, à gauche, la dixième station, Jésus cloué sur la croix, et à droite, la douzième, les saintes femmes autour de Jésus. Mais, au milieu, le groupe de la onzième station, Jésus sur la croix, avait été enlevé, puis déposé contre un mur; et c'était là que les ouvriers travaillaient.

—Voici, continua le prêtre. J'ai eu l'idée d'éclairer par un jour d'en haut, pris dans la coupole, le groupe central du Calvaire…. Vous comprenez l'effet à obtenir?

—Oui, oui, murmura Octave, que cette promenade parmi des matériaux tirait de ses préoccupations.

L'abbé Mauduit, la voix haute, avait un air de machiniste en chef indiquant la plantation de quelque grand décor.

—Naturellement, la plus sévère nudité, rien que des murs de pierre, sans un bout de peinture, sans le moindre filet d'or. Il faut que nous soyons dans une crypte, dans quelque chose de souterrain et de désolé…. Mais le gros effet est le Christ en croix, ayant à ses pieds la Vierge et Madeleine. Je le plante au sommet d'un rocher, je détache les statues blanches sur un fond gris; et c'est alors que mon jour de coupole les éclaire comme d'un rayon invisible, d'une clarté vive qui les fait venir en avant, qui les anime d'une vie surnaturelle…. Vous verrez ça, vous verrez ça!

Et il se tourna pour crier à un ouvrier:

—Enlevez donc la Vierge, vous allez finir par lui casser la cuisse.

L'ouvrier appela un camarade. A eux deux, ils empoignèrent la Vierge par les reins, puis la portèrent à l'écart, comme une grande fille blanche, tombée raide d'une attaque nerveuse.

—Méfiez-vous! répétait le prêtre qui les suivait au milieu des gravats, sa robe est déjà fêlée. Attendez!

Il leur donna un coup de main, saisit Marie par le dos et sortit tout plâtreux de cet embrassement.

—Alors, reprit-il en revenant vers Octave, imaginez que les deux baies de la nef, là, devant nous, soient ouvertes, et allez vous placer dans la chapelle de la Vierge. Par-dessus l'autel, à travers la chapelle de l'Adoration perpétuelle, tout au fond, vous apercevrez le Calvaire…. Et vous imaginez-vous l'effet, ces trois grandes figures, ce drame simple et nu, dans cet enfoncement de tabernacle, au delà de cette nuit mystérieuse des vitraux, de ces lampes et de ces candélabres d'or…. Hein? je crois que ce sera irrésistible?

Il devenait éloquent, il riait d'aise, très fier de son idée.

—Les plus sceptiques seront remués, dit Octave pour lui faire plaisir.

—N'est-ce pas? cria-t-il. Il me tarde de voir tout cela en place.

En revenant dans la nef, il s'oublia, il garda sa voix haute, son allure d'entrepreneur; et il parlait de Campardon avec les plus grands éloges: un garçon qui, au moyen âge, disait-il, aurait eu un sens religieux très remarquable. Il avait fait sortir Octave par la petite porte du fond, il le retint encore un instant dans la cour du presbytère, où l'on voit le chevet de l'église, noyé sous des constructions voisines. C'était là qu'il demeurait, au second étage d'une grande maison à façade rouillée, occupée tout entière par le clergé de Saint-Roch. Une odeur discrète de prêtre, un silence chuchotant de confessionnal sortaient du vestibule, surmonté d'une Vierge, et des hautes fenêtres, voilées d'épais rideaux.

—J'irai voir monsieur Campardon ce soir, dit enfin l'abbé Mauduit.
Priez-le de m'attendre…. Je veux causer à l'aise d'une amélioration.

Et il salua de son air mondain. Octave était calmé. Saint-Roch, avec ses voûtes fraîches, avait détendu ses nerfs. Il regarda curieusement cette entrée d'église à travers une maison particulière, cette loge de concierge où l'on devait la nuit tirer le cordon pour le bon Dieu, tout ce coin de couvent perdu dans le grouillement noir du quartier. Sur le trottoir, il leva encore les yeux: la maison étendait sa façade nue, aux fenêtres grillées et sans rideaux; mais des barres de fer retenaient des caisses de fleurs, sur les fenêtres du quatrième étage; et, en bas, dans les murs épais, s'ouvraient d'étroites boutiques dont le clergé tirait profit, un savetier, un horloger, une brodeuse, même un marchand de vin, rendez-vous des croque-mort, les jours d'enterrement. Octave, disposé par son insuccès aux renoncements de ce monde, regretta la tranquille existence que les vieilles servantes des curés devaient mener là-haut, dans ces chambres garnies de verveines et de pois de senteur.

Le soir, à six heures et demie, comme il entrait sans sonner chez les Campardon, il tomba net sur l'architecte et sur Gasparine, en train de se baiser à pleine bouche dans l'antichambre. Celle-ci, qui arrivait du magasin, n'avait pas même pris le temps de refermer la porte. Tous deux restèrent saisis.

—Ma femme se donne un coup de peigne, balbutia Campardon pour dire quelque chose. Voyez-la donc.

Octave, aussi gêné qu'eux, se hâta d'aller frapper à la chambre de Rose, où il pénétrait d'habitude en parent. Décidément, il ne pouvait continuer de manger là, maintenant qu'il les surprenait derrière les portes.

—Entrez! cria la voix de Rose. C'est vous, Octave…. Oh! il n'y a pas de mal.

Elle n'avait pourtant pas remis son peignoir, les épaules et les bras nus, d'une délicatesse et d'une blancheur de lait. Attentive devant la glace, elle roulait en petits frisons ses cheveux d'or. Tous les jours, pendant des heures, c'étaient ainsi des soins de toilette excessifs, une continue préoccupation à s'étudier les grains de la peau, à se parer, pour s'allonger ensuite sur une chaise longue, dans un luxe et une beauté d'idole sans sexe.

—Vous vous faites donc superbe encore ce soir, dit Octave en souriant.

—Mon Dieu! puisque je n'ai que cette distraction, répondit-elle. Ça m'amuse…. Vous savez, je n'ai jamais été femme de ménage; et puis, à présent que Gasparine va être là…. Hein? les frisons m'avantagent. Ça me console un peu, quand je suis bien habillée et que je me sens jolie.

Comme le dîner n'était pas prêt, il conta son départ du Bonheur des Dames, il inventa une histoire, une autre situation guettée par lui depuis longtemps; et il se réservait ainsi un prétexte, pour expliquer sa résolution de prendre ses repas ailleurs. Elle s'étonna qu'il pût quitter ainsi une maison où il avait de l'avenir. Mais elle était tout à sa glace, elle l'écoutait mal.

—Voyez donc cette rougeur, là, derrière l'oreille…. Est-ce que c'est un bouton?

Il dut lui examiner la nuque, qu'elle lui tendait, avec sa belle tranquillité de femme sacrée.

—Ce n'est rien, dit-il. Vous vous serez débarbouillée trop fort.

Et, quand il l'eut aidée à remettre son peignoir, tout de satin bleu et brodé d'argent, ce soir-là, ils passèrent dans la salle à manger. Dès le potage, on causa du départ d'Octave de chez les Hédouin. Campardon s'exclamait, pendant que Gasparine avait aux lèvres son mince sourire; du reste, ils étaient très à l'aise l'un devant l'autre. Le jeune homme finit même par être touché des tendres prévenances dont ils accablaient Rose. Campardon lui versait à boire, Gasparine choisissait à son intention le meilleur morceau du plat. Était-elle contente du pain, car on aurait changé le boulanger? voulait-elle un oreiller pour lui soutenir le dos? Et Rose, pleine de gratitude, les suppliait de ne pas se déranger ainsi. Elle mangeait beaucoup, trônait entre eux, avec sa gorge douillette de belle blonde, dans son peignoir de reine, ayant à sa droite son mari essoufflé, qui maigrissait, et à sa gauche la cousine sèche, noire, les épaules rétrécies sous sa robe sombre, la chair fondue par la passion.

Au dessert, Gasparine tança vertement Lisa qui répondait mal à madame, au sujet d'un morceau de fromage égaré. La femme de chambre devint très humble. Déjà, Gasparine avait mis la main sur le ménage et dompté les bonnes; d'un mot, elle faisait trembler Victoire elle-même devant ses casseroles. Aussi Rose reconnaissante lui adressa-t-elle un regard mouillé; on la respectait, depuis qu'elle était là, et son rêve était de lui faire quitter, à elle aussi, le Bonheur des Dames, pour la charger de l'éducation d'Angèle.

—Voyons, murmura-t-elle d'une voix caressante, il y a pourtant assez à s'occuper ici…. Angèle, supplie ta cousine, dis-lui combien ça te ferait plaisir.

La jeune fille supplia sa cousine, tandis que Lisa approuvait de la tête. Mais Campardon et Gasparine restèrent graves: non, non, il fallait attendre, on ne se lâchait point ainsi des pieds dans la vie, sans se tenir des mains.

Maintenant, au salon, les soirées étaient délicieuses. L'architecte ne sortait plus. Justement, ce soir-là, il devait accrocher, dans la chambre de Gasparine, des gravures, qui revenaient de l'encadreur: Mignon aspirant au ciel, une vue de la fontaine de Vaucluse, d'autres encore. Et il était d'une gaieté de gros homme, sa barbe jaune en coup de vent, les joues rouges d'avoir trop mangé, heureux et satisfait dans tous ses appétits. Il appela la cousine pour l'éclairer, on l'entendit enfoncer des clous, monté sur une chaise. Alors, Octave, se trouvant seul avec Rose, reprit son histoire, expliqua qu'à la fin du mois il serait forcé de prendre pension ailleurs. Elle parut surprise, mais elle avait la tête occupée, elle revint tout de suite à son mari et à la cousine, qu'elle écoutait rire.

—Hein? s'amusent-ils, à pendre ces tableaux!… Que voulez-vous? Achille ne se dérange plus, voici quinze jours qu'il ne me quitte pas, le soir; non, plus de café, plus de réunions d'affaires, plus de rendez-vous; et vous vous rappelez comme j'étais inquiète, lorsqu'il rentrait après minuit!… Ah! c'est aujourd'hui pour moi une bien grande tranquillité! Je le garde, au moins.

—Sans doute, sans doute, murmura Octave.

Et elle parla encore de l'économie qui résultait du nouvel arrangement.
Tout marchait mieux dans le ménage, on y riait du matin au soir.

—Lorsque je vois Achille content, reprit-elle, ça me contente.

Puis, ramenée aux affaires du jeune homme:

—Alors, vraiment, vous nous quittez?… Restez donc, puisque nous allons tous être heureux.

Il recommença ses explications. Elle comprit, elle baissa les yeux: en effet, ce garçon devenait gênant, dans leurs expansions de famille, et elle-même éprouvait comme un soulagement de son départ, n'ayant plus d'ailleurs besoin de lui, pour tuer ses soirées. Il dut jurer de la venir voir souvent.

—Emballée, Mignon aspirant au ciel! cria la voix joyeuse de Campardon.
Attendez, cousine, je vas vous descendre.

On l'entendit qui la prenait dans ses bras et qui la déposait quelque part. Il y eut un silence, puis un petit rire. Mais déjà l'architecte rentrait dans le salon; et il présenta sa joue échauffée à sa femme.

—C'est fini, ma cocotte…. Embrasse ton loup, qui a bien travaillé.

Gasparine vint, avec une broderie, s'asseoir près de la lampe. Campardon s'était mis à découper en plaisantant une croix d'honneur dorée, trouvée sur une étiquette; et il rougit fortement, lorsque Rose voulut lui attacher cette croix de papier avec une épingle: on en faisait un mystère, quelqu'un lui avait promis la décoration. De l'autre côté de la lampe, Angèle, qui apprenait une leçon d'histoire sainte, levait par moments la tête, coulait des regards, de son air énigmatique de fille bien élevée, instruite à ne rien dire, et dont on ignore les pensées vraies. C'était une soirée douce, un coin patriarcal d'une grande bonhomie.

Mais l'architecte, brusquement, eut une révolte de pudeur. Il venait de s'apercevoir que la petite, par-dessus son histoire sainte, lisait la Gazette de France, traînant sur la table.

—Angèle, dit-il sévèrement, que fais-tu là?… Ce matin, j'ai barré l'article au crayon rouge. Tu sais bien que tu ne dois pas lire ce qui est barré.

—Papa, je lisais à côté, répondit la jeune fille.

Il ne lui en enleva pas moins le numéro, en se plaignant tout bas à Octave de la démoralisation de la presse. Il y avait encore, ce jour-là, un crime abominable. Si les familles ne pouvaient plus admettre la Gazette de France, alors à quel journal s'abonner? Et il levait les yeux au ciel, lorsque Lisa annonça l'abbé Mauduit.

—Tiens! c'est vrai, dit Octave, il m'avait prié de vous avertir de sa visite.

L'abbé entra, souriant. Comme l'architecte avait oublié d'enlever sa croix de papier, il balbutia devant ce sourire. Justement, l'abbé était la personne dont on cachait le nom et qui s'occupait de l'affaire.

—Ce sont ces dames, murmurait Campardon. Sont-elles assez folles!

—Non, non, gardez-la, répondit le prêtre très aimable. Elle est bien où elle est, et nous la remplacerons par une autre plus solide.

Tout de suite, il demanda à Rose des nouvelles de sa santé, et approuva beaucoup Gasparine de s'être fixée auprès d'une personne de sa famille. Les demoiselles seules, à Paris, couraient tant de risques! Il disait ces choses avec son onction de bon prêtre, n'ignorant rien cependant. Ensuite, il causa des travaux, il proposa une modification heureuse. Et il semblait être venu pour bénir la bonne union de la famille et sauver ainsi une situation délicate, dont on pouvait causer dans le quartier. L'architecte du Calvaire devait avoir le respect des honnêtes gens.

Octave pourtant, à l'entrée de l'abbé Mauduit, avait souhaité le bonsoir aux Campardon. Comme il traversait l'antichambre, il entendit, dans la salle à manger toute noire, la voix d'Angèle, qui s'était échappée, elle aussi.

—C'est pour le beurre qu'elle criait? demandait-elle.

—Bien sûr, répondait une autre voix, celle de Lisa. Elle est méchante comme une gale. Vous avez bien vu, à table, de quelle façon elle m'a ramassée…. Mais je m'en fiche! Faut avoir l'air d'obéir, avec une particulière de cette espèce, et ça n'empêche pas, on rigole tout de même!

Alors, Angèle dut se jeter au cou de Lisa, car sa voix s'étouffa dans le cou de la bonne.

—Oui, oui…. Et, après, tant pire! c'est toi que j'aime!

Octave montait se coucher, lorsqu'un besoin de grand air le fit descendre. Il était au plus dix heures, il irait jusqu'au Palais-Royal. Maintenant, il se retrouvait garçon: pas de femme, ni Valérie ni madame Hédouin n'avaient voulu de son coeur, et il s'était trop pressé de rendre à Jules Marie, la seule qu'il eût conquise, encore sans avoir rien fait pour ça. Il tâchait d'en rire, mais il éprouvait une tristesse; il se rappelait avec amertume ses succès de Marseille et voyait un mauvais présage, une véritable atteinte à sa fortune, dans la déroute de ses séductions. Un froid le glaçait, quand il n'avait pas des jupes autour de lui. Jusqu'à madame Campardon qui le laissait partir sans larmes! C'était une terrible revanche à prendre. Est-ce que Paris allait se refuser?

Comme il posait le pied sur le trottoir, une voix de femme l'appela; et il reconnut Berthe, sur le seuil du magasin de soierie, dont un garçon mettait les volets.

—Est-ce vrai? monsieur Mouret, demanda-t-elle, vous avez donc quitté le Bonheur des Dames?

Il fut surpris qu'on le sût déjà dans le quartier. La jeune femme avait appelé son mari. Puisqu'il voulait monter le lendemain, pour causer avec M. Mouret, il pouvait bien lui parler tout de suite. Et Auguste, la mine maussade, sans transition, offrit à Octave d'entrer chez eux. Ce dernier, pris à l'improviste, hésitait, était sur le point de refuser, en songeant au peu d'importance de la maison. Mais il aperçut le joli visage de Berthe, qui lui souriait de son air de bon accueil, avec le gai regard qu'il avait déjà rencontré deux fois, le jour de son arrivée et le jour des noces.

—Eh bien! oui, dit-il résolument.

Chargement de la publicité...