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Pot-Bouille

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Alors, Octave se trouva rapproché des Duveyrier. Souvent, lorsque madame Duveyrier rentrait, elle traversait le magasin de son frère, s'arrêtait à causer un instant avec Berthe; et, la première fois qu'elle aperçut le jeune homme, installé derrière un comptoir, elle lui fit d'aimables reproches sur son manque de parole, en lui rappelant son ancienne promesse de venir un soir, chez elle, essayer sa voix au piano. Justement, elle voulait donner une seconde audition de la Bénédiction des Poignards, à un de ses premiers samedis de l'hiver suivant, mais avec deux ténors de plus, quelque chose de très complet.

—Si cela ne vous contrarie pas, dit un jour Berthe à Octave, vous pourrez monter après votre dîner chez ma belle-soeur. Elle vous attend.

Elle gardait à son égard une attitude de patronne simplement polie.

—C'est que, ce soir, fit-il remarquer, je comptais mettre un peu d'ordre dans ces cases.

—Ne vous inquiétez pas, reprit-elle, il y a ici du monde pour cette besogne…. Je vous donne votre soirée.

Vers neuf heures, Octave trouva madame Duveyrier qui l'attendait, dans son grand salon blanc et or. Tout était prêt, le piano ouvert, les bougies allumées. Une lampe posée sur un guéridon, à côté de l'instrument, éclairait mal la pièce, dont une moitié restait obscure. En voyant la jeune femme seule, il crut devoir lui demander comment M. Duveyrier se portait. Elle répondit qu'il allait parfaitement; ses collègues l'avaient chargé d'un rapport, dans une affaire très grave, et il était justement sorti pour se renseigner sur certains faits.

—Vous savez, cette affaire de la rue de Provence, dit-elle avec simplicité.

—Ah! il s'en occupe! s'écria Octave.

C'était un scandale qui passionnait Paris, toute une prostitution clandestine, des enfants de quatorze ans livrés à de hauts personnages. Clotilde ajouta:

—Oui, ça lui donne beaucoup de mal. Depuis quinze jours, ses soirées sont prises.

Il la regarda, sachant par Trublot que l'oncle Bachelard, ce jour-là, avait invité Duveyrier à dîner, et qu'on devait ensuite finir la soirée chez Clarisse. Mais elle était très sérieuse, elle parlait toujours de son mari avec gravité, contait de son grand air honnête des histoires extraordinaires, où elle expliquait pourquoi on ne le trouvait jamais au domicile conjugal.

—Dame! il a charge d'âmes, murmura-t-il, gêné par son clair regard.

Elle lui paraissait très belle, seule dans l'appartement vide. Ses cheveux roux pâlissaient son visage un peu long, d'une obstination tranquille de femme cloîtrée au fond de ses devoirs; et, vêtue de soie grise, la gorge et la taille sanglées dans un corset cuirassé de baleines, elle le traitait avec une amabilité sans chaleur, comme séparée de lui par un triple airain.

—Eh bien! monsieur, voulez-vous que nous commencions? reprit-elle. Vous excusez mon importunité, n'est-ce pas?… Et lâchez-vous, donnez tous vos moyens, puisque monsieur Duveyrier n'est pas là…. Vous l'avez peut-être entendu se vanter de ne pas aimer la musique?

Elle mettait un tel mépris dans cette phrase, qu'il crut devoir risquer un léger rire. C'était d'ailleurs l'attaque unique qui lui échappait parfois contre son mari devant le monde, exaspérée des plaisanteries de ce dernier sur son piano, elle qui était assez forte pour cacher la haine et la répulsion physique qu'il lui inspirait.

—Comment peut-on ne pas aimer la musique? répétait Octave d'un air d'extase, afin de lui être agréable.

Alors, elle s'assit. Un recueil d'anciens airs était ouvert sur le pupitre. Elle avait choisi un morceau de Zémire et Azor, de Grétry. Comme le jeune homme lisait tout au plus ses notes, elle le lui fit d'abord déchiffrer à demi-voix. Puis, elle joua le prélude, et il commença.

  Du moment qu'on aime,
  L'on devient si doux….

—Parfait! cria-t-elle ravie, un ténor, il n'y a pas à en douter, un ténor!… Continuez, monsieur.

Octave, très flatté, fila les deux autres vers.

  Et je suis moi-même
  Plus tremblant que vous.

Elle rayonnait. Voilà trois ans qu'elle en cherchait un! Et elle lui conta ses déboires, M. Trublot par exemple; car, c'était un fait dont on aurait dû étudier les causes, il n'y avait plus de ténors parmi les jeunes gens de la société: sans doute le tabac.

—Attention, maintenant! reprit-elle, nous allons y mettre de l'expression…. Attaquez avec franchise.

Son visage froid prit une langueur, ses yeux se tournèrent vers lui d'un air mourant. Croyant qu'elle s'échauffait, il s'animait aussi, la trouvait charmante. Pas un bruit ne venait des pièces voisines, l'ombre vague du grand salon semblait les envelopper d'une volupté assoupie; et, penché derrière elle, frôlant son chignon de sa poitrine, pour mieux voir la musique, il soupirait dans un frisson les deux vers:

  Et je suis moi-même
  Plus tremblant que vous.

Mais, la phrase mélodique achevée, elle laissa tomber son expression passionnée comme un masque. Sa froideur était dessous. Il se recula, inquiet, ne voulant pas recommencer son aventure avec madame Hédouin.

—Vous irez très bien, disait-elle. Accentuez seulement davantage la mesure…. Tenez, comme ça.

Et elle chanta elle-même, elle répéta à vingt reprises: «Plus tremblant que vous,» en détachant les notes avec une rigueur de femme impeccable, dont la passion musicale était à fleur de peau, dans la mécanique. Sa voix montait peu à peu, emplissait la pièce de cris aigus, lorsque tous deux entendirent brusquement, derrière leur dos, quelqu'un dire très fort:

—Madame! madame!

Elle eut un sursaut, et reconnaissant sa femme de chambre Clémence:

—Hein? quoi?

—Madame, c'est monsieur votre père qui est tombé le nez dans ses écritures et qui ne bouge plus…. Il nous fait peur.

Alors, sans bien comprendre, pleine de surprise, elle quitta le piano, elle suivit Clémence. Octave, qui n'osait l'accompagner, resta à piétiner au milieu du salon. Cependant, après quelques minutes d'hésitation et de gêne, comme il entendait des pas précipités, des voix éperdues, il se décida, il traversa une pièce obscure, puis se trouva dans la chambre de M. Vabre. Tous les domestiques étaient accourus, Julie en tablier de cuisine, Clémence et Hippolyte, l'esprit encore occupé d'une partie de dominos qu'ils venaient de lâcher; et, debout, l'air ahuri, ils entouraient le vieillard, pendant que Clotilde, penchée à son oreille, l'appelait, le suppliait de dire un mot, un seul mot. Mais il ne bougeait toujours pas, le nez dans ses fiches. Il avait tapé du front sur son encrier. Une éclaboussure d'encre lui couvrait l'oeil gauche, coulant en minces gouttes jusqu'à ses lèvres.

—C'est une attaque, dit Octave. On ne peut le laisser là. Il faut le mettre sur son lit.

Mais madame Duveyrier perdait la tête. Peu à peu, l'émotion montait dans ses veines lentes. Elle répétait:

—Vous croyez, vous croyez…. O mon Dieu! ô mon pauvre père!

Hippolyte ne se hâtait point, travaillé d'une inquiétude, d'une répulsion visible à toucher le vieux, qui allait peut-être passer entre ses bras. Il fallut qu'Octave lui criât de l'aider. A eux deux, ils le couchèrent.

—Apportez donc de l'eau tiède! reprit le jeune homme, en s'adressant à
Julie. Débarbouillez-le.

Maintenant, Clotilde s'irritait contre son mari. Est-ce qu'il aurait dû être dehors? Qu'allait-elle devenir, s'il arrivait un accident? C'était comme un fait exprès, jamais il ne se trouvait à la maison, quand on avait besoin de lui; et Dieu savait cependant qu'on en avait rarement besoin! Octave l'interrompit pour lui conseiller d'envoyer chercher le docteur Juillerat. Personne n'y songeait. Hippolyte partit tout de suite, heureux de prendre l'air.

—Me laisser seule! continua Clotilde. Moi, je ne sais pas, il doit y avoir toutes sortes d'affaires à régler…. O mon pauvre père!

—Voulez-vous que je prévienne la famille? offrit Octave. Je puis appeler vos deux frères…. Ce serait prudent.

Elle ne répondit pas. Deux grosses larmes gonflaient ses yeux, pendant que Julie et Clémence tâchaient de déshabiller le vieillard. Puis, elle retint Octave: son frère Auguste était absent, ayant ce soir-là un rendez-vous; et quant à Théophile, il ferait bien de ne pas monter, car sa vue seule achèverait leur père. Elle conta alors que celui-ci s'était présenté en face, chez ses enfants, pour toucher des termes arriérés; mais ils l'avaient reçu brutalement, Valérie surtout, refusant de payer, réclamant la somme promise par lui, lors de leur mariage; et l'attaque venait sans aucun doute de cette scène, car il était rentré dans un état pitoyable.

—Madame, fit remarquer Clémence, il a déjà un côté tout froid.

Ce fut, pour madame Duveyrier, un redoublement de colère. Elle ne parlait plus, de peur d'en trop dire en présence des bonnes. Son mari se moquait bien de leurs intérêts! Si elle avait seulement connu les lois! Et elle ne pouvait tenir en place, elle marchait devant le lit. Octave, distrait par la vue des fiches, regardait l'appareil formidable dont elles couvraient la table: c'était, dans une grande boîte de chêne, des séries de cartons méticuleusement classés, toute une vie de travail imbécile. Au moment où il lisait sur un de ces cartons: «Isidore Charbotel: Salon de 1857, Atalante; Salon de 1859, le Lion d'Androclès; Salon de 1861, portrait de M. P——, Clotilde se planta devant lui et dit à voix basse, résolument:

—Allez le chercher.

Et, comme il s'étonnait, elle sembla, d'un haussement d'épaules, jeter de côté l'histoire du rapport sur l'affaire de la rue de Provence, un de ces éternels prétextes qu'elle inventait pour le monde. Dans son émotion, elle lâchait tout.

—Vous savez, rue de la Cerisaie…. Tous nos amis le savent.

Il voulut protester.

—Je vous jure, madame….

—Ne le défendez donc pas! reprit-elle. Je suis trop heureuse, il peut y rester…. Ah! mon Dieu! si ce n'était pas pour mon pauvre père!

Octave s'inclina. Julie était en train de débarbouiller l'oeil de M. Vabre, avec le coin d'une serviette; mais l'encre séchait, l'éclaboussure demeurait dans la peau, marquée en taches livides. Madame Duveyrier recommanda de ne pas le frotter si fort; puis, elle revint au jeune homme, qui se trouvait déjà près de la porte.

—Pas un mot à personne, murmura-t-elle, il est inutile de bouleverser la maison…. Prenez un fiacre, frappez là-bas, ramenez-le quand même.

Quand il fut parti, elle se laissa tomber sur une chaise, au chevet du malade. Il n'avait pas repris connaissance, sa respiration seule, un souffle long et pénible, troublait le silence morne de la chambre. Alors, comme le médecin n'arrivait pas, se voyant seule avec les deux bonnes qui regardaient, l'air effaré, elle éclata en gros sanglots, dans une crise de profonde douleur.

C'était au Café anglais que l'oncle Bachelard avait invite Duveyrier, sans qu'on sût pourquoi, peut-être pour le plaisir de traiter un conseiller à la cour, et de lui montrer comment on savait dépenser l'argent, dans le commerce. Il avait amené en outre Trublot et Gueulin, quatre hommes et pas de femmes, car les femmes ne savent pas manger: elles font du tort aux truffes, elles gâtent la digestion. Du reste, on connaissait l'oncle sur toute la ligne des boulevards pour ses dîners fastueux, quand un client tombait chez lui du fond de l'Inde ou du Brésil, des dîners à trois cents francs par tête, dans lesquels il soutenait noblement l'honneur de la commission française. Une rage de dépense le prenait, il exigeait tout ce qu'il y avait de plus cher, des curiosités gastronomiques, même immangeables, des sterlets du Volga, des anguilles du Tibre, des grousses d'Écosse, des outardes de Suède, des pattes d'ours de la Forêt noire, des bosses de bison d'Amérique, des navets de Teltow, des courgerons de Grèce; et c'étaient encore des primeurs extraordinaires, des pêches en décembre et des perdreaux en juillet, puis un luxe de fleurs, d'argenterie, de cristaux, un service qui mettait le restaurant en l'air; sans parler des vins, pour lesquels il faisait bouleverser la cave, réclamant des crus inconnus, n'estimant rien d'assez vieux, d'assez rare, rêvant des bouteilles uniques à deux louis le verre.

Ce soir-là, comme on se trouvait en été, saison où tout abonde, il avait eu du mal à enfler l'addition. Le menu, arrêté dès la veille, fut pourtant remarquable: un potage crème d'asperges, puis des petites timbales à la Pompadour; deux relevés, une truite à la genevoise et un filet de boeuf à la Chateaubriand; deux entrées, des ortolans à la Lucullus et une salade d'écrevisses; enfin comme rôt un cimier de chevreuil, et comme légumes des fonds d'artichaut à la jardinière, suivis d'un soufflé au chocolat et d'une sicilienne de fruits. C'était simple et grand, élargi d'ailleurs par un choix de vins vraiment royal: madère vieux au potage, château-filhot 58 aux hors-d'oeuvre, johannisberg et pichon-longueville aux relevés, château-lafite 48 aux entrées, sparling-moselle au rôti, roederer frappé au dessert. Il regretta beaucoup une bouteille de johannisberg, âgée de cent cinq ans, qu'on avait vendue dix louis à un Turc, trois jours plus tôt.

—Buvez donc, monsieur, répétait-il sans cesse à Duveyrier; quand les vins sont bons, ils ne grisent pas…. C'est comme la nourriture, elle ne fait jamais de mal, si elle est délicate.

Lui, cependant, se surveillait. Ce jour-là, il posait pour l'homme bien, une rose à la boutonnière, peigné et rasé, se retenant de casser la vaisselle, ainsi qu'il en avait l'habitude. Trublot et Gueulin mangeaient de tout. La théorie de l'oncle semblait vraie, car Duveyrier lui-même, qui souffrait de l'estomac, avait bu considérablement et était revenu à la salade d'écrevisses, sans être troublé, les taches rouges de sa face avivées seulement d'un sang violâtre.

A neuf heures, le dîner durait encore. Les candélabres, dont une croisée ouverte effarait les flammes, allumaient les pièces d'argenterie et les cristaux; et, au milieu de la débandade du couvert, quatre corbeilles de fleurs superbes se fanaient. Outre les deux maîtres d'hôtel, il y avait derrière chaque convive un valet, spécialement chargé de veiller au pain, au vin, au changement des assiettes. Il faisait chaud, malgré l'air frais du boulevard. Une plénitude montait, dans les épices fumantes des plats et dans l'odeur vanillée des grands crus.

Alors, lorsqu'on eut apporté le café, avec des liqueurs et des cigares, et que tous les garçons se furent retirés, l'oncle Bachelard, se renversant tout d'un coup sur sa chaise, lâcha un soupir de satisfaction.

—Ah! déclara-t-il, on est bien.

Trublot et Gueulin s'étaient également renversés, les bras ouverts.

—Complet! dit l'un.

—Jusqu'aux yeux! ajouta l'autre.

Duveyrier, qui soufflait, hocha la tête et murmura:

—Oh! les écrevisses!

Tous quatre, ils se regardèrent en ricanant. Ils avaient la peau tendue, la digestion lente et égoïste de quatre bourgeois qui venaient de s'emplir, à l'écart des ennuis de la famille. Ça coûtait très cher, personne n'en avait mangé avec eux, aucune fille n'était là pour abuser de leur attendrissement; et ils se déboutonnaient, ils mettaient leurs ventres sur la table. Les yeux à demi clos, ils évitèrent même d'abord de parler, absorbé chacun dans son plaisir solitaire. Puis, libres, tout en se félicitant qu'il n'y eût pas de femmes, ils posèrent les coudes sur la nappe, rapprochèrent leurs visages allumés, et ne causèrent que des femmes, interminablement.

—Moi, je suis désabusé, déclara l'oncle Bachelard. La vertu est encore ce qu'il a de meilleur.

Duveyrier approuva d'un signe de tête.

—Aussi ai-je dit adieu au plaisir…. Ah! j'ai roulé, je le confesse. Tenez! rue Godot-de-Mauroy, je les connais toutes. Des créatures blondes, brunes, rouges, et qui des fois, pas souvent, ont des corps très bien…. Puis, il y a les sales coins, vous savez, des hôtels garnis à Montmartre, des bouts de ruelle noire dans mon quartier, où l'on en rencontre d'étonnantes, très laides, avec des machines extraordinaires….

—Oh! les filles! interrompit Trublot de son air supérieur, quelle blague! C'est moi qui ne coupe pas là dedans!… On n'en a jamais pour son argent, avec elles.

Cette conversation risquée chatouillait délicieusement Duveyrier. Il buvait du kummel à petits coups, sa face raide de magistrat tiraillée par de courts frissons sensuels.

—Moi, dit-il, je ne puis admettre le vice. Il me révolte…. N'est-ce pas? pour aimer une femme, il faut l'estimer? Ça me serait impossible d'approcher une de ces malheureuses, à moins, bien entendu, qu'elle ne témoignât du repentir, qu'on ne l'eût tirée de sa vie de désordre, pour lui refaire une honnêteté. L'amour ne saurait avoir de plus noble mission…. Enfin, une maîtresse honnête, vous m'entendez. Alors, je ne dis pas, je suis sans force.

—Mais j'en ai eu, des maîtresses honnêtes! cria Bachelard. Elles sont encore plus assommantes que les autres; et salopes avec ça! Des gaillardes qui, derrière votre dos, font une noce à vous flanquer des maladies!… Par exemple, ma dernière, une petite dame très bien, que j'avais rencontrée à la porte d'une église. Je lui loue, aux Ternes, un commerce de modes, histoire de la poser; pas une cliente, d'ailleurs. Eh bien! monsieur, vous me croirez si vous voulez, mais elle couchait avec toute la rue.

Gueulin ricanait, ses cheveux rouges plus hérissés que de coutume, le front en sueur sous ce flamboiement. Il murmura, en suçant son cigare:

—Et l'autre, la grande de Passy, celle au magasin de bonbons…. Et l'autre, celle en chambre, là-bas, avec ses trousseaux pour les orphelins…. Et l'autre, la veuve du capitaine, rappelez-vous! qui montrait sur son ventre un coup de sabre…. Toutes, l'oncle, toutes, elles se sont fichues de vous! Maintenant, n'est-ce pas? je puis vous le dire. Eh bien! j'ai dû me défendre, un soir, contre celle au coup de sabre. Elle voulait, mais moi pas si bête! On ne sait jamais où ça vous mène, des femmes pareilles!

Bachelard parut vexé. Il se remit, il pinça ses grosses paupières clignotantes.

—Mon petit, tu peux toutes les prendre, j'ai mieux que ça.

Et il refusa de s'expliquer, heureux de la curiosité, des autres. Pourtant, il brûlait d'être indiscret, de laisser deviner son trésor.

—Une jeune fille, dit-il enfin, mais une vraie, parole, d'honneur!

—Pas possible! cria Trublot. On n'en fait plus.

—De bonne famille? demanda Duveyrier.

—Tout ce qu'il y a de mieux comme famille, affirma l'oncle. Imaginez-vous quelque chose de bêtement chaste. Un hasard. Je l'ai eue comme ça. Elle ne s'en doute pas encore, positivement.

Gueulin l'écoutait, étonné; puis, il eut un geste sceptique, en murmurant:

—Ah! oui, je sais.

—Comment? tu sais? dit Bachelard, pris de colère. Tu ne sais rien, mon petit; personne ne sait rien…. Celle-là, c'est pour Bibi. On ne la voit pas, on n'y touche pas…. A bas les pattes!

Et, se tournant vers Duveyrier:

—Vous comprendrez, monsieur, vous qui avez du coeur. Ça m'attendrit d'aller là, au point, voyez-vous, que j'en redeviens jeune. Enfin, j'ai un coin gentil où je me repose de toutes ces roulures…. Et, si vous saviez, c'est poli, c'est frais, ça vous a une peau de fleur, avec des épaules, des cuisses, pas maigres du tout, monsieur, rondes et fermes comme des pêches!

Les taches rouges du conseiller saignaient, dans le flot de sang qui gonflait son visage. Trublot et Gueulin regardaient l'oncle; et une envie de le gifler les prenait, à le voir avec son râtelier de dents trop blanches, qui laissait couler des filets de salive aux deux coins de sa bouche. Comment! cette carcasse d'oncle, cette ruine des noces malpropres de Paris, dont le grand nez flambant tenait seul encore entre les chairs tombées des joues, avait quelque part une innocence en chambre, de la chair en bouton, qu'il salissait de ses anciens vices, embourgeoisés dans sa bonhomie de vieil ivrogne gâteux!

Cependant, il s'attendrissait, il reprenait, en essuyant du bout de la langue les bords de son petit verre:

—Après tout, mon seul rêve est de la rendre heureuse, cette enfant! Mais voilà, le ventre pousse, je suis un papa pour elle…. Parole d'honneur! si je trouve un garçon bien sage, je la lui donne, oh! en mariage, pas autrement.

—Vous ferez deux heureux, murmura Duveyrier avec sensibilité.

On commençait à étouffer dans l'étroit salon. Un verre de chartreuse renversé venait de poisser la nappe, toute noircie de la cendre des cigares. Ces messieurs avaient besoin d'air.

—Voulez-vous la voir? demanda brusquement l'oncle en se levant.

Ils se consultèrent du regard. Mon Dieu! oui, ils voulaient bien, si ça pouvait lui faire plaisir; et, dans leur indifférence affectée, il y avait une satisfaction gourmande, à l'idée d'aller achever le dessert, là-bas, chez la petite du vieux. Duveyrier rappela seulement que Clarisse les attendait. Mais Bachelard, pâle et agité depuis sa proposition, jurait qu'on ne s'asseoirait même pas; ces messieurs la verraient, puis s'en iraient tout de suite, tout de suite. Ils descendirent et stationnèrent quelques minutes sur le boulevard, pendant qu'il payait. Gueulin, quand il reparut, affecta d'ignorer où demeurait la personne.

—En route, l'oncle! De quel côté?

Bachelard revenait grave, torturé par son besoin vaniteux de montrer Fifi et par sa terreur de se la faire voler. Un instant, il regarda à gauche, il regarda à droite, d'un air inquiet. Enfin, carrément:

—Eh bien! non, je ne veux pas.

Et il s'entêta, se moquant des plaisanteries de Trublot, ne daignant même pas expliquer par un prétexte son changement d'avis. On dut se mettre en marche pour se rendre chez Clarisse. Comme la soirée était superbe, ils décidèrent d'aller à pied, dans l'idée hygiénique de hâter leur digestion. Alors, ils descendirent la rue de Richelieu, assez d'aplomb sur leurs jambes, mais si pleins, que les trottoirs leur semblaient trop étroits.

Gueulin et Trublot marchaient les premiers. Derrière, venaient Bachelard et Duveyrier, enfoncés dans de fraternelles confidences. Le premier jurait au second qu'il ne se méfiait pas de lui: il la lui aurait montrée, car il le savait un homme délicat; mais, n'est-ce pas? c'était toujours imprudent, de trop demander à la jeunesse. Et l'autre l'approuvait, en confessant également d'anciennes craintes, au sujet de Clarisse; d'abord, il avait écarté ses amis; puis, il s'était plu à les recevoir, à se faire là un intérieur charmant, lorsqu'elle lui avait donné des preuves extraordinaires de fidélité. Oh! une femme de tête, incapable d'un oubli, et beaucoup de coeur, et des idées très saines! Sans doute, on pouvait lui reprocher de petites choses dans le passé, par manque de direction; seulement, elle était revenue à l'honneur, depuis qu'elle l'aimait. Et, tout le long de la rue de Rivoli, le conseiller ne tarissait pas; tandis que l'oncle, vexé de ne plus placer un mot sur la petite, se retenait pour ne pas lui apprendre que sa Clarisse couchait avec tout le monde.

—Oui, oui, sans doute, murmurait-il. Mais soyez-en convaincu, cher monsieur, la vertu est encore ce qu'il y a de meilleur.

Rue de la Cerisaie, la maison dormait, dans la solitude et le silence des trottoirs. Duveyrier resta surpris de ne pas voir de lumière aux fenêtres du troisième. Trublot disait, de son air sérieux, que Clarisse s'était sans doute couchée, pour les attendre; ou peut-être, ajoutait Gueulin, faisait-elle un bézigue, dans la cuisine, en compagnie de sa bonne. Ils frappèrent. Le gaz de l'escalier brûlait avec la flamme droite et immobile d'une lampe de chapelle. Pas un bruit, pas un souffle. Mais, comme les quatre hommes passaient devant la loge du concierge, celui-ci sortit vivement.

—Monsieur, monsieur, la clef!

Duveyrier resta planté sur la première marche.

—Madame n'est donc pas là? demanda-t-il.

—Non, monsieur…. Et, attendez, il faut que vous preniez une bougie.

En lui donnant le bougeoir, le concierge laissa percer, sous le respect exagéré de sa face blême, tout un ricanement de blague canaille et féroce. Ni les jeunes gens, ni l'oncle, n'avaient dit un mot. Ce fut au milieu de ce silence, le dos rond, qu'ils montèrent l'escalier à la file, mettant le long des étages mornes le bruit interminable de leurs pas. En tête, Duveyrier, qui tâchait de comprendre, levait les pieds dans un mouvement mécanique de somnambule; et la bougie, qu'il tenait d'une main tremblante, déroulait sur le mur l'étrange montée des quatre ombres, pareille à une procession de pantins cassés.

Au troisième, il fut pris d'une faiblesse, jamais il ne put trouver le trou de la serrure. Trublot lui rendit le service d'ouvrir. La clef, en tournant, eut un bruit sonore et répercuté, comme sous la voûte d'une cathédrale.

—Fichtre! murmura-t-il, ça n'a pas l'air habité, là dedans.

—Ça sonne le creux, dit Bachelard.

—Un petit caveau de famille, ajouta Gueulin.

Ils entrèrent. Duveyrier passa le premier, tenant la bougie haute. L'antichambre était vide, les patères elles-mêmes avaient disparu. Vide aussi le grand salon et vide le petit salon: plus un meuble, plus un rideau aux fenêtres, plus une tringle. Pétrifié, Duveyrier regardait à ses pieds, levait les yeux au plafond, faisait le tour des murs, comme s'il eût cherché le trou par lequel tout s'en était allé.

—Quel nettoyage! laissa échapper Trublot.

—Peut-être qu'on répare, dit sans rire Gueulin. Faut voir la chambre à coucher. On y aura déménagé les meubles.

Mais la chambre était également nue, de cette nudité laide et glacée du plâtre, dont on a arraché les tentures. A la place du lit, les ferrures du baldaquin enlevées laissaient des trous béants; et, une des fenêtres étant restée entr'ouverte, l'air de la rue avait mis là une humidité et une fadeur de place publique.

—Mon Dieu! mon Dieu! bégaya Duveyrier, pouvant enfin pleurer, détendu par la vue de l'endroit où le frottement des matelas avait éraflé le papier peint.

L'oncle Bachelard se montra paternel.

—Du courage, monsieur! répétait-il. Ça m'est arrivé, et je n'en suis pas mort…. L'honneur est sauf, que diable!

Le conseiller secoua la tête et passa dans le cabinet de toilette, puis dans la cuisine. Le désastre continuait. On avait décollé la toile cirée du cabinet et dévissé les clous des planches de la cuisine.

—Non, ça, c'est trop, c'est de la fantaisie! dit Gueulin, émerveillé. Elle aurait pu laisser les clous.

Trublot, très las du dîner et de la course, commençait à trouver peu drôle cette solitude. Mais Duveyrier, qui ne lâchait pas la bougie, allait toujours, comme pris du besoin de s'enfoncer dans son abandon; et les autres étaient bien forcés de le suivre. Il traversa de nouveau chaque pièce, voulut revoir le grand salon, le petit salon, la chambre à coucher, promena soigneusement la lumière au fond de chaque coin; tandis que, derrière lui, ces messieurs à la file continuaient la procession de l'escalier, avec leurs grandes ombres dansantes, qui peuplaient étrangement le vide des murs. Sur les parquets, dans l'air morne, le bruit de leurs pas prenait des sonorités tristes. Et, pour comble de mélancolie, l'appartement était très propre, sans un brin de papier ni de paille, aussi net qu'une écuelle lavée à grande eau; car le concierge avait eu la cruauté de donner partout un vigoureux coup de balai.

—Vous savez, je n'en puis plus, finit par déclarer Trublot, comme on visitait le salon pour la troisième fois…. Vrai! je payerais dix sous une chaise.

Tous quatre s'arrêtèrent, debout.

—Quand donc l'avez-vous vue? demanda Bachelard.

—Hier, monsieur! cria Duveyrier.

Gueulin hocha la tête. Bigre! ça n'avait pas traîné, c'était joliment fait. Mais Trublot poussa une exclamation. Il venait d'apercevoir sur la cheminée un faux-col sale et un cigare détérioré.

—Ne vous plaignez pas, dit-il en riant, elle vous a laissé un souvenir….
C'est toujours ça.

Duveyrier regarda le faux-col avec un brusque attendrissement. Puis, il murmura:

—Vingt-cinq mille francs de meubles, il y en avait pour vingt-cinq mille francs!… Eh bien! non, non, ce n'est pas eux que je regrette!

—Vous ne prenez pas le cigare? interrompit Trublot. Alors, si vous permettez…. Il est troué, mais en y collant un papier à cigarette….

Il l'alluma à la bougie que le conseiller tenait toujours; et, se laissant glisser le long d'un mur:

—Tant pis! je m'asseois un peu par terre…. J'ai les jambes qui me rentrent dans le corps.

—Enfin, demanda Duveyrier, expliquez-moi où elle peut être?

Bachelard et Gueulin se regardèrent. C'était délicat. Pourtant, l'oncle prit une décision virile, et il conta tout au pauvre homme, les farces de Clarisse, ses continuelles culbutes, les amants qu'elle ramassait derrière lui, à chacune de leurs soirées. Certainement, elle avait dû filer avec le dernier, le gros Payan, ce maçon dont une ville du Midi voulait faire un artiste. Duveyrier écoutait ces abominations d'un air d'horreur. Il laissa échapper ce cri désespéré:

—Il n'y a plus d'honnêteté sur terre!

Et, dans une brusque expansion, il dit ce qu'il avait fait pour elle. Il parla de son âme, l'accusa d'ébranler sa foi aux meilleurs sentiments de l'existence, cachant naïvement sous cette douleur sentimentale le désarroi de ses gros appétits. Clarisse lui était devenue nécessaire. Mais il la retrouverait, dans le seul but de la faire rougir de son procédé, disait-il, et pour voir si son coeur avait perdu toute noblesse.

—Laissez donc! cria Bachelard que l'infortune du conseiller enchantait, elle vous jobardera encore…. Il n'y a que la vertu, entendez-vous! Prenez-moi une petite sans malice, innocente comme l'enfant qui vient de naître…. Alors, il n'y a pas de danger, on dort tranquille.

Cependant, Trublot fumait contre le mur, les jambes allongées. Il se reposait gravement, on l'oubliait.

—Si ça vous démange, je saurai l'adresse, dit-il. Je connais la bonne.

Duveyrier se retourna, étonné de cette voix qui sortait du plancher; et, quand il l'aperçut fumant tout ce qu'il restait de Clarisse, soufflant de gros nuages de fumée, où il croyait voir passer les vingt-cinq mille francs de meubles, il eut un geste de colère, il répondit:

—Non, elle est indigne de moi…. Il faut qu'elle me demande pardon à genoux.

—Tiens! la voilà qui revient! dit Gueulin en prêtant l'oreille.

En effet, quelqu'un marchait dans l'antichambre, une voix disait: «Eh bien? qu'est-ce donc? ils sont tous morts!» Et ce fut Octave qui entra. Il était ahuri de ces pièces vides, de ces portes ouvertes. Mais sa stupéfaction grandit encore, lorsqu'il vit, au milieu du salon nu, les quatre hommes, un à terre, trois debout, éclairés seulement par la maigre bougie, que le conseiller tenait comme un cierge. On le mit au courant d'un mot.

—Pas possible! cria-t-il.

—On ne vous a donc rien dit, en bas? demanda Gueulin.

—Mais non, le concierge m'a tranquillement regardé monter…. Tiens! elle a filé! Ça ne m'étonne pas. Elle avait des yeux et des cheveux si drôles!

Il demanda des détails, causa un instant, oubliant la triste nouvelle qu'il apportait. Puis, brusquement, il se tourna vers Duveyrier.

—A propos, c'est votre femme qui m'envoie vous prendre…. Votre beau-père se meurt.

—Ah! dit simplement le conseiller.

—Le père Vabre! murmura Bachelard. Je m'y attendais.

—Bah! quand on est au bout de son rouleau! fit remarquer philosophiquement
Gueulin.

—Oui, il vaut mieux s'en aller, ajouta Trublot, en train de coller une seconde feuille de papier à cigarette autour de son cigare.

Ces messieurs, pourtant, se décidèrent à quitter l'appartement vide. Octave répétait qu'il s'était engagé sur l'honneur à ramener Duveyrier tout de suite, dans n'importe quel état. Ce dernier ferma la porte soigneusement, comme s'il avait laissé là ses tendresses mortes; mais, en bas, il fut pris d'une honte, Trublot dut rendre la clef au concierge. Puis, sur le trottoir, il se fit un échange silencieux de fortes poignées de main; et, dès que le fiacre eut emporté Octave et Duveyrier, l'oncle Bachelard dit à Gueulin et à Trublot, restés dans la rue déserte:

—Tonnerre de Dieu! il faut que je vous la montre.

Il piétinait depuis un instant, très excité par le désespoir de ce grand serin de conseiller, crevant de son bonheur à lui, de ce bonheur qu'il croyait dû à sa profonde malice, et qu'il ne pouvait plus contenir.

—Vous savez, l'oncle, dit Gueulin, si c'est encore pour nous mener à la porte et nous lâcher….

—Non, tonnerre de Dieu! vous allez la voir. Ça me fera plaisir…. Il a beau être près de minuit: elle se lèvera, si elle est couchée…. Vous savez, elle est fille d'un capitaine, le capitaine Menu, et elle a une tante très bien, née à Villeneuve, près de Lille, parole d'honneur! On peut aller demander des renseignements chez messieurs Mardienne frères, rue Saint-Sulpice…. Ah! tonnerre de Dieu! nous avons besoin de ça, vous allez voir ce que c'est que la vertu!

Et il prit leur bras, Gueulin à sa droite, Trublot à sa gauche, allongeant le pas, en quête d'une voiture pour arriver plus vite.

Cependant, dans le fiacre, Octave avait brièvement raconté l'attaque de M. Vabre, sans cacher que madame Duveyrier connaissait l'adresse de la rue de la Cerisaie. Au bout d'un silence, le conseiller demanda d'une voix dolente:

—Croyez-vous qu'elle me pardonne?

Octave resta muet. Le fiacre roulait toujours, empli d'obscurité, traversé par moments d'un rayon de gaz. Comme ils arrivaient, Duveyrier, torturé d'angoisses, posa une nouvelle question.

—N'est-ce pas? ce que j'ai de mieux à faire est encore de me remettre avec ma femme, en attendant?

—Ce serait peut-être raisonnable, dit le jeune homme, forcé de répondre.

Alors, Duveyrier sentit la nécessité de regretter son beau-père. C'était un homme bien intelligent, une puissance de travail incroyable. D'ailleurs, on allait sans doute pouvoir encore le tirer de là. Rue de Choiseul, ils trouvèrent la porte de la maison ouverte et ils tombèrent sur un groupe, planté devant la loge de M. Gourd. Julie, descendue pour courir chez le pharmacien, s'emportait contre les bourgeois qui se laissent crever entre eux, quand ils sont malades; c'était bon aux ouvriers, de se porter du bouillon et de se faire chauffer des serviettes; depuis deux heures qu'il râlait là-haut, le vieux aurait pu avaler vingt fois sa langue, sans que ses enfants eussent pris seulement la peine de lui mettre un morceau de sucre dans le gosier. Des coeurs secs, disait M. Gourd, des gens qui ne savaient pas se servir de leurs dix doigts, qui se seraient crus déshonorés s'ils avaient donné un lavement à un père; tandis qu'Hippolyte, renchérissant encore, racontait la tête de madame, là-haut, son air bête, ses bras ballants en face de ce pauvre monsieur, autour duquel les domestiques se bousculaient. Mais tous se turent, lorsqu'ils aperçurent Duveyrier.

—Eh bien? demanda celui-ci.

—Le médecin pose des sinapismes à monsieur, répondit Hippolyte. Oh! j'ai eu une peine pour le trouver!

En haut, dans le salon, madame Duveyrier vint à leur rencontre. Elle avait beaucoup pleuré, ses regards brillaient sous ses paupières rougies. Le conseiller ouvrit les bras, plein de gêne; et il l'embrassa, en murmurant:

—Ma pauvre Clotilde!

Surprise de cette effusion inaccoutumée, elle recula. Octave était demeuré en arrière; mais il entendit le mari ajouter à voix basse:

—Pardonne-moi, oublions nos torts, dans cette triste circonstance…. Tu le vois, je te reviens, et pour toujours…. Ah! je suis bien puni!

Elle ne répondit rien, se dégagea. Puis, reprenant devant Octave son attitude de femme qui veut ignorer:

—Je ne vous aurais pas dérangé, mon ami, car je sais combien cette enquête sur l'affaire de la rue de Provence est pressée. Mais je me suis vue seule, j'ai senti votre présence nécessaire…. Mon pauvre père est perdu. Entrez le voir, le docteur est auprès de lui.

Quand Duveyrier eut passé dans la chambre voisine, elle s'approcha d'Octave qui, pour se donner une contenance, se tenait devant le piano. L'instrument était resté ouvert, le morceau de Zémire et Azor se trouvait encore sur le pupitre; et il affectait de le déchiffrer. La lampe n'éclairait toujours de sa lumière douce qu'un angle de la vaste pièce. Madame Duveyrier regarda un instant le jeune homme sans parler, tourmentée d'une inquiétude qui finit par la jeter hors de sa réserve habituelle.

—Il était là-bas? demanda-t-elle d'une voix brève.

—Oui, madame.

—Alors, quoi donc, qu'y a-t-il?

—Cette personne, madame, l'a lâché, en emportant les meubles…. Je l'ai trouvé entre les quatre murs, avec une bougie.

Clotilde eut un geste désespéré. Elle comprenait. Sur son beau visage, parut une expression de répugnance et de découragement. Ce n'était pas assez de perdre son père, il fallait encore que ce malheur servit de prétexte à un rapprochement avec son mari! Elle le connaissait bien, il serait toujours sur elle, maintenant que plus rien au dehors ne la protégerait; et, dans son respect de tous les devoirs, elle tremblait de ne pouvoir se refuser à l'abominable corvée. Un instant, elle contempla le piano. De grosses larmes lui remontaient aux yeux, elle dit simplement à Octave:

—Merci, monsieur.

Tous deux passèrent à leur tour dans la chambre de M. Vabre. Duveyrier, très pâle, écoutait le docteur Juillerat qui lui donnait des explications à demi-voix. C'était une attaque d'apoplexie séreuse; le malade pouvait traîner jusqu'au lendemain; mais il n'y avait plus aucune espérance. Clotilde arrivait justement; elle entendit cette condamnation, elle s'affaissa sur une chaise, en se tamponnant les yeux avec son mouchoir, déjà trempé de larmes, tordu, réduit à rien. Pourtant, elle trouva la force de demander au docteur si son pauvre père reprendrait au moins connaissance. Le docteur en doutait; et, comme s'il eût compris le but de la question, il exprima l'espoir que M. Vabre avait depuis longtemps réglé ses affaires. Duveyrier, dont l'esprit semblait être resté rue de la Cerisaie, parut alors s'éveiller. Il regarda sa femme, puis répondit que M. Vabre ne se confiait à personne. Il ne savait donc rien, il avait simplement des promesses en faveur de leur fils Gustave, que son grand-père souvent parlait d'avantager, pour les récompenser de l'avoir pris chez eux. En tout cas, s'il existait un testament, on le trouverait.

—La famille est avertie? dit le docteur Juillerat.

—Mon Dieu! non, murmura Clotilde. J'ai reçu un tel coup!… Ma première pensée a été d'envoyer monsieur chercher mon mari.

Duveyrier lui jeta un nouveau regard. Maintenant, tous deux s'entendaient. Lentement, il s'approcha du lit, examina M. Vabre, étendu dans sa raideur de cadavre, et dont le masque immobile se marbrait de taches jaunes. Une heure sonnait. Le docteur parla de se retirer, car il avait essayé les révulsifs d'usage, il ne pouvait rien de plus. Le matin, il reviendrait de bonne heure. Enfin, il partait avec Octave, lorsque madame Duveyrier rappela ce dernier.

—Attendons demain, n'est-ce pas? dit-elle, vous m'enverrez Berthe sous un prétexte; je ferai aussi demander Valérie, et ce sont elles qui instruiront mes frères…. Ah! les pauvres gens, qu'ils dorment encore tranquilles cette nuit! Il y a bien assez de nous, à veiller dans les larmes.

Et, en face du vieillard dont le râle emplissait la chambre d'un frisson, elle et son mari restèrent seuls.

XI

Lorsque, le lendemain, à huit heures, Octave descendit de sa chambre, il fut très surpris de trouver toute la maison au courant de l'attaque de la veille et de la situation désespérée où était le propriétaire. Du reste la maison ne s'occupait pas du malade: elle ouvrait la succession.

Dans leur petite salle à manger, les Pichon s'attablaient devant des bols de chocolat. Jules appela Octave.

—Dites donc, en voilà un remue-ménage, s'il meurt comme ça! Nous allons en voir de drôles…. Savez-vous s'il y a un testament?

Le jeune homme, sans répondre, leur demanda d'où ils tenaient la nouvelle. Marie l'avait remontée de chez la boulangère; d'ailleurs, ça filtrait d'étage en étage, et jusqu'au bout de la rue, par les bonnes. Puis, après avoir allongé une tape à Lilitte qui lavait ses doigts dans le chocolat, la jeune femme dit à son tour:

—Ah! tout cet argent!… S'il songeait seulement à nous laisser un sou par pièce de cent sous. Mais il n'y a pas de danger!

Et comme Octave les quittait, elle ajouta:

—J'ai fini vos livres, monsieur Mouret…. Veuillez les reprendre, n'est-ce pas?

Il descendait vivement, inquiet, se souvenant d'avoir promis à madame Duveyrier de lui envoyer Berthe avant toute indiscrétion, lorsque, au troisième, il tomba sur Campardon, qui sortait.

—Eh bien! dit ce dernier, votre patron hérite. Je me suis laissé conter que le vieux a près de six cent mille francs, plus cet immeuble…. Dame! il ne dépensait rien chez les Duveyrier, et il lui restait pas mal sur son magot de Versailles, sans compter les vingt et quelques mille francs des loyers de la maison…. Hein? un fameux gâteau à se partager, quand on est trois seulement!

Tout en causant ainsi, il continuait de descendre, derrière Octave. Mais, au second, ils rencontrèrent madame Juzeur, qui revenait de voir ce que sa petite bonne, Louise, pouvait bien faire le matin, à perdre plus d'une heure pour rapporter quatre sous de lait. Elle entra naturellement dans la conversation, très au courant.

—On ne sait pas comment il a réglé ses affaires, murmura-t-elle de son air doux. Il y aura peut-être des histoires.

—Ah bien! dit gaiement l'architecte, je voudrais être à leur place. Ça ne traînerait pas…. On fait trois parts égales, chacun prend la sienne, et bonjour bonsoir!

Madame Juzeur se pencha, leva la tête, s'assura de la solitude de l'escalier. Enfin, baissant la voix:

—Et s'ils ne trouvaient pas ce qu'ils attendent?… Des bruits circulent.

L'architecte écarquillait les yeux. Puis, il haussa les épaules. Allons donc! des fables! Le père Vabre était un vieil avare qui mettait ses économies dans des bas de laine. Et il s'en alla, parce qu'il avait un rendez-vous à Saint-Roch, avec l'abbé Mauduit.

—Ma femme se plaint de vous, dit-il à Octave, en se retournant, après avoir descendu trois marches. Entrez donc causer de temps à autre.

Madame Juzeur retenait le jeune homme.

—Et moi, comme vous me négligez! Je croyais que vous m'aimiez un peu…. Quand vous viendrez, je vous ferai goûter une liqueur des îles, oh! quelque chose de délicieux!

Il promit, il se hâta de gagner le vestibule. Mais, avant d'arriver à la petite porte du magasin, ouvrant sous la voûte, il dut encore traverser tout un groupe de bonnes. Celles-là distribuaient la fortune du moribond. Tant pour madame Clotilde, tant pour monsieur Auguste, tant pour monsieur Théophile. Clémence disait des chiffres, carrément; elle les connaissait bien, car elle les tenait d'Hippolyte, lequel avait vu l'argent dans un meuble. Julie pourtant les discutait. Lisa racontait comment son premier maître, un vieux monsieur, l'avait flouée, en crevant sans même lui laisser son linge sale; tandis que, les bras ballants, la bouche ouverte, Adèle écoutait ces histoires d'héritage, qui faisaient crouler devant elle des piles gigantesques de pièces de cent sous. Et, sur le trottoir, l'air solennel, M. Gourd causait avec le papetier d'en face. Pour lui, le propriétaire n'était même plus.

—Moi, ce qui m'intéresse, disait-il, c'est de savoir qui prend la maison…. Ils ont tout partagé, très bien! mais la maison, ils ne peuvent pas la couper en trois.

Octave enfin entra dans le magasin. La première personne qu'il vit, assise devant la caisse, fut madame Josserand, déjà coiffée, frottée, sanglée, sous les armes. Près d'elle, Berthe, descendue sans doute à la hâte, dans le négligé charmant d'un peignoir, paraissait très animée. Mais elles se turent en l'apercevant la mère le regarda d'un air terrible.

—Alors, monsieur, dit-elle, c'est ainsi que vous aimez la maison?… Vous entrez dans les complots des ennemis de ma fille.

Il voulut se défendre, expliquer les faits. Mais elle lui fermait la bouche, elle l'accusait d'avoir passé la nuit, avec les Duveyrier, à chercher le testament, pour y introduire des choses. Et, comme il riait, en demandant quel intérêt il aurait eu à cela, elle reprit:

—Votre intérêt, votre intérêt…. Bref! monsieur, vous deviez accourir nous prévenir, puisque Dieu voulait bien vous rendre témoin de l'accident. Quand on pense que, sans moi, ma fille ne saurait rien encore! Oui, on la dépouillait, si je n'avais pas dégringolé l'escalier, à la première nouvelle…. Eh! votre intérêt, votre intérêt, monsieur, est-ce qu'on sait? Madame Duveyrier a beau être très fanée, il y a encore des gens peu difficiles pour s'en contenter peut-être.

—Oh! maman! dit Berthe, Clotilde qui est si honnête!

Mais madame Josserand haussa les épaules de pitié.

—Laisse donc! tu sais bien qu'on fait tout pour de l'argent!

Octave dut leur conter l'histoire de l'attaque. Elles se lançaient des coups d'oeil: évidemment, selon le mot de la mère, il y avait eu des manoeuvres. Clotilde était vraiment trop bonne de vouloir épargner des émotions à la famille! Enfin, elles laissèrent le jeune homme se mettre au travail, tout en gardant des doutes sur son rôle dans l'affaire. Leur explication vive continuait.

—Et qui est-ce qui paiera les cinquante mille francs inscrits dans le contrat? dit madame Josserand. Lui sous la terre, on pourra courir après, n'est-ce pas?

—Oh! les cinquante mille francs! murmura Berthe embarrassée. Tu sais qu'il devait, comme vous, donner seulement dix mille francs tous les six mois…. Nous n'y sommes pas encore, le mieux est d'attendre.

—Attendre! attendre qu'il revienne pour te les apporter, peut-être!… Grande cruche, tu veux donc qu'on te vole!… Non, non! tu vas les exiger tout de suite sur la succession. Nous autres, nous sommes vivants, Dieu merci! On ignore si nous paierons ou si nous ne paierons pas; mais lui, puisqu'il est mort, il faut qu'il paie.

Et elle fit jurer à sa fille de ne pas céder, car elle n'avait jamais donné à personne le droit de la prendre pour une bête. Tout en s'emportant, elle tendait parfois l'oreille vers le plafond, comme si elle eût voulu entendre, à travers l'entresol, ce qui se passait au premier étage, chez les Duveyrier. La chambre du vieux devait se trouver juste sur sa tête. Auguste était bien monté auprès de son père, dès qu'elle l'avait mis au courant de la situation. Mais cela ne la tranquillisait pas, elle rêvait d'y être, elle imaginait des trames compliquées.

—Vas-y donc! finit-elle par crier, dans un élan de tout son coeur. Auguste est trop faible, ils sont encore en train de le ficher dedans!

Alors, Berthe monta. Octave, qui faisait l'étalage, les avait écoutées. Quand il se vit seul avec madame Josserand, et qu'elle se dirigea vers la porte, il lui demanda, dans l'espoir d'un jour de congé, s'il ne serait pas convenable de fermer le magasin.

—Pourquoi donc? dit-elle. Attendez qu'il soit mort. Ce n'est pas la peine de manquer la vente.

Puis, comme il plissait un coupon de soie ponceau, elle ajouta, pour rattraper la dureté de sa phrase:

—Seulement, vous pourriez bien, il me semble, ne pas mettre du rouge à l'étalage.

Au premier, Berthe trouva Auguste près de son père. La chambre n'avait pas changé depuis la veille; elle était toujours moite, silencieuse, emplie du même râle, long et pénible. Sur le lit, le vieillard restait rigide, dans une perte complète du sentiment et du mouvement. La boîte de chêne, pleine de fiches, encombrait encore la table; pas un meuble ne semblait avoir été dérangé ni même ouvert. Cependant, les Duveyrier paraissaient plus abattus, las d'une nuit sans sommeil, les paupières inquiètes, tiraillées par une continuelle préoccupation. Dès sept heures, ils avaient envoyé Hippolyte chercher leur fils Gustave au lycée Bonaparte; et l'enfant, un garçon de seize ans, mince et précoce, était là, dans l'effarement de ce jour inespéré de vacance, à passer près d'un moribond.

—Ah! ma chère, quel coup affreux! dit Clotilde en allant embrasser Berthe.

—Pourquoi ne pas nous prévenir? répondit celle-ci, avec la moue pincée de sa mère. Nous étions là pour vous aider à le supporter.

Auguste, d'un regard, la pria de garder le silence. Le moment n'était pas venu de se quereller. On pouvait attendre. Le docteur Juillerat, qui avait déjà fait une première visite, devait en faire une seconde; mais il ne donnait toujours aucun espoir, le malade ne passerait pas la journée. Auguste communiquait ces nouvelles à sa femme, lorsque Théophile et Valérie entrèrent à leur tour. Tout de suite, Clotilde s'était avancée, et elle répéta en embrassant Valérie:

—Quel coup affreux, ma chère!

Mais Théophile arrivait, très monté.

—Alors, maintenant, dit-il, sans même étouffer sa voix, quand votre père se meurt, c'est votre charbonnier qui doit vous l'apprendre?… Vous avez donc voulu prendre le temps de retourner ses poches?

Duveyrier se leva, indigné. Mais Clotilde d'un geste l'écarta, tandis qu'elle répondait très bas à son frère:

—Malheureux! l'agonie de notre pauvre père ne t'est pas même sacrée!… Regarde-le, contemple ton oeuvre; oui, c'est toi qui lui as tourné le sang, en refusant de payer tes termes en retard.

Valérie se mit à rire.

—Voyons, ce n'est pas sérieux, dit-elle.

—Comment! pas sérieux! reprit Clotilde, révoltée. Vous saviez combien il aimait à toucher ses termes…. Vous auriez résolu de le tuer, que vous n'auriez pas agi autrement.

Et elles en venaient à des mots plus vifs, elles s'accusaient réciproquement de vouloir mettre la main sur l'héritage, lorsque, toujours maussade et calme, Auguste les rappela au respect.

—Taisez-vous! Vous aurez le temps. Ce n'est pas convenable, à cette heure.

Alors, la famille, se rendant à la justesse de cette observation, prit place autour du lit. Un grand silence tomba, on entendit de nouveau le râle, dans la chambre moite. Berthe et Auguste étaient aux pieds du mourant; Valérie et Théophile, arrivés les derniers, avaient dû se mettre assez loin, près de la table; tandis que Clotilde occupait le chevet, ayant son mari derrière elle; et, au bord même des matelas, elle poussait son fils Gustave, que le vieillard adorait. Tous se regardaient maintenant, sans une parole. Mais les yeux clairs, les lèvres pincées disaient les réflexions sourdes, les raisonnements pleins d'inquiétude et d'irritation, qui passaient dans ces têtes pâles d'héritiers, aux paupières rougies. La vue du collégien, si près du lit, exaspérait surtout les deux jeunes ménages; car, c'était visible, les Duveyrier comptaient sur la présence de Gustave pour attendrir le grand-père, s'il recouvrait sa connaissance.

Même cette manoeuvre était une preuve qu'il ne devait pas exister de testament; et les regard des Vabre allaient furtivement à un vieux coffre-fort, la caisse de l'ancien notaire, qu'il avait apportée de Versailles et fait sceller dans un coin de sa chambre. Il y enfermait, par manie, tout un monde d'objets. Sans doute les Duveyrier s'étaient empressés de fouiller cette caisse, pendant la nuit. Théophile rêvait de leur tendre un piège, pour les faire parler.

—Dites donc, vint-il murmurer enfin à l'oreille du conseiller, si l'on avertissait le notaire…. Papa peut vouloir changer ses dispositions.

Duveyrier n'entendit pas d'abord. Comme il s'ennuyait beaucoup dans cette chambre, il avait laissé toute la nuit sa pensée retourner vers Clarisse. Décidément, le plus sage serait de se remettre avec sa femme; mais l'autre était si drôle, quand elle envoyait sa chemise par-dessus sa tête, d'un geste de gamin; et, les yeux vagues, fixés sur le moribond, il la revoyait ainsi, il aurait tout donné pour la posséder encore, rien qu'une fois. Théophile dut répéter sa question.

—J'ai interrogé monsieur Renaudin, répondit alors le conseiller effaré. Il n'y a pas de testament.

—Mais ici?

—Pas plus ici que chez le notaire.

Théophile regarda Auguste: était-ce évident? les Duveyrier avaient fouillé les meubles. Clotilde saisit ce regard et s'irrita contre son mari. Qu'avait-il donc? est-ce que la douleur l'endormait? Et elle ajouta:

—Papa a fait ce qu'il a dû faire, bien sûr…. Nous le saurons toujours trop tôt, mon Dieu!

Elle pleurait. Valérie et Berthe, gagnées par sa douleur, se mirent aussi à sangloter doucement. Théophile avait regagné sa chaise sur la pointe des pieds. Il savait ce qu'il voulait savoir. Certainement, si son père reprenait connaissance, il ne laisserait pas les Duveyrier abuser de leur galopin de fils, pour se faire avantager. Mais, comme il s'asseyait, il vit son frère Auguste s'essuyer les yeux, et cela l'émut tellement, qu'à son tour il étrangla: l'idée de la mort lui venait, il mourrait peut-être de cette maladie, c'était abominable. Alors, toute la famille fondit en larmes. Seul, Gustave ne pouvait pleurer. Ça le consternait, il regardait par terre, réglant sa respiration sur le râle, pour s'occuper à quelque chose, comme on leur faisait marquer le pas, pendant les leçons de gymnastique.

Cependant, les heures s'écoulaient. A onze heures, ils eurent une distraction, le docteur Juillerat se présenta de nouveau. L'état du malade empirait, il devenait même douteux, maintenant, qu'il pût reconnaître ses enfants, avant de mourir. Et les sanglots recommençaient, lorsque Clémence vint annoncer l'abbé Mauduit. Clotilde, qui s'était levée, reçut la première ses consolations. Il paraissait pénétré du malheur de la famille, il trouva pour chacun une parole d'encouragement. Puis, avec beaucoup de tact, il parla des droits de la religion, il insinua qu'on ne devait pas laisser partir cette âme sans le secours de l'Église.

—J'y avais songé, murmura Clotilde.

Mais Théophile éleva des objections. Leur père ne pratiquait pas; il avait même eu jadis des idées avancées, car il lisait Voltaire; enfin, le mieux était de s'abstenir, du moment qu'on ne pouvait le consulter. Dans le feu de la discussion, il ajouta même:

—C'est comme si vous apportiez le bon Dieu à ce meuble.

Les trois femmes le firent taire. Elles étaient toutes secouées d'attendrissement, elles donnèrent raison au prêtre, s'excusèrent de ne pas l'avoir envoyé chercher, dans le trouble de la catastrophe. M. Vabre, s'il avait pu parler, aurait certainement consenti, car il n'aimait à se faire remarquer en rien. D'ailleurs, ces dames prenaient tout sur elles.

—Quand ce ne serait que pour le quartier, répétait Clotilde.

—Sans doute, dit l'abbé Mauduit qui approuva vivement. Un homme dans la situation de monsieur votre père doit le bon exemple.

Auguste restait sans opinion. Mais Duveyrier, tiré de ses souvenirs sur Clarisse, dont il se rappelait justement la façon d'enfiler ses bas, une cuisse en l'air, réclama les sacrements avec violence. Il les fallait, pas un membre de sa famille ne mourait sans eux. Le docteur Juillerat, qui s'était écarté par discrétion, évitant même de laisser percer son dédain de libre penseur, s'approcha alors du prêtre et lui dit tout bas, familièrement, comme à un collègue, souvent rencontré dans des occasions pareilles:

—Ça presse, dépêchez-vous.

Le prêtre se hâta de partir. Il annonçait qu'il apporterait la communion et l'extrême-onction, pour parer aux éventualités. Et Théophile, avec son entêtement, murmura:

—Ah bien! si, maintenant, ils font communier les morts malgré eux!

Mais, tout de suite, il y eut une forte émotion. En reprenant sa place, Clotilde avait trouvé le mourant les yeux grands ouverts. Elle ne put retenir un léger cri; la famille accourut, et les yeux du vieillard, lentement, firent le tour du cercle, sans que la tête remuât. Le docteur, d'un air d'étonnement, vint se pencher au chevet, pour suivre cette crise suprême.

—Mon père, c'est nous, vous nous reconnaissez? demanda Clotilde.

M. Vabre la regarda fixement; puis, ses lèvres remuèrent, mais ne rendirent aucun son. Tous se poussaient, voulaient lui arracher sa dernière parole. Valérie, placée derrière, forcée de se hausser sur les pieds, dit avec aigreur:

—Vous l'étouffez. Ecartez-vous donc. S'il désirait quelque chose, on ne pourrait pas savoir.

Les autres durent s'écarter. En effet, les yeux de M. Vabre fouillaient la chambre.

—Il désire quelque chose, c'est certain, murmura Berthe.

—Voici Gustave, répétait Clotilde. Vous le voyez, n'est-ce pas?… Il est sorti pour vous embrasser. Embrasse ton grand-père, mon petit.

Comme l'enfant, effrayé, reculait, elle le maintenait d'un bras, elle attendait un sourire sur la face décomposée du moribond. Mais Auguste, qui étudiait la direction de ses yeux, déclara qu'il regardait la table: sans doute il voulait écrire. Ce fut un saisissement. Tous s'empressèrent. On apporta la table, on chercha du papier, l'encrier, une plume. Enfin, on le souleva, on l'adossa contre trois oreillers. Le docteur autorisait ces choses, d'un simple clignement de paupières.

—Donnez-lui la plume, disait Clotilde frémissante, sans lâcher Gustave, qu'elle présentait toujours.

Alors, il y eut une minute solennelle. La famille, serrée autour du lit, attendait. M. Vabre, qui semblait ne reconnaître personne, avait laissé échapper la plume de ses doigts. Un instant, il promena les yeux sur la table, où se trouvait la boîte de chêne, pleine de fiches. Puis, glissé des oreillers, tombé en avant comme un chiffon, il allongea le bras par un suprême effort; et, la main dans les fiches, il se mit à patauger, avec le geste d'un bébé heureux, qui pétrit quelque chose de sale. Il rayonnait, il voulait parler, mais il ne bégayait qu'une syllabe, toujours la même, une de ces syllabes où les enfants au maillot mettent un monde de sensations.

—Ga … ga … ga … ga….

C'était au travail de sa vie, à sa grande étude de statistique, qu'il disait adieu. Brusquement, sa tête roula. Il était mort.

—Je m'en doutais, murmura le docteur, qui prit le soin de l'allonger et de lui fermer les yeux, en voyant l'effarement de la famille.

Etait-ce possible? Auguste avait emporté la table, tous restaient muets et glacés. Bientôt, les sanglots éclatèrent. Mon Dieu! puisqu'il n'y avait plus rien à espérer, on arriverait quand même à se partager la fortune. Et Clotilde, après s'être empressée de renvoyer Gustave, pour lui éviter l'affreux spectacle, pleurait sans force, la tête appuyée contre l'épaule de Berthe, qui sanglotait, ainsi que Valérie. Devant la fenêtre, Théophile et Auguste se frottaient rudement les yeux. Mais Duveyrier surtout montrait un désespoir extraordinaire, étouffait de gros sanglots dans son mouchoir. Non, décidément, il ne pourrait vivre sans Clarisse: il aimait mieux mourir tout de suite, comme celui-là; et le regret de sa maîtresse tombant au milieu de ce deuil, le secouait d'une amertume immense.

—Madame, vint annoncer Clémence, ce sont les sacrements….

Sur le seuil, parut l'abbé Mauduit. Derrière son épaule, on apercevait la tête curieuse d'un enfant de choeur. Il vit les sanglots, questionna d'un coup d'oeil le médecin, qui ouvrit les bras, comme pour déclarer que ce n'était pas sa faute. Et l'abbé, après avoir balbutié des prières, s'en alla d'un air de gêne, en remportant le bon Dieu.

—C'est mauvais signe, disait Clémence aux autres domestiques, réunis à la porte de l'antichambre. On ne dérange pas le bon Dieu pour rien…. Vous verrez qu'il reviendra dans la maison, avant un an.

Les obsèques de M. Vabre eurent lieu seulement le surlendemain. Duveyrier avait quand même ajouté aux lettres de faire-part les mots: «muni des sacrements de l'Église». Comme le magasin était fermé, Octave se trouvait libre. Ce congé le ravissait, car depuis longtemps il désirait ranger sa chambre, changer des meubles de place, mettre ses quelques livres dans une petite bibliothèque, achetée d'occasion. Il s'était levé plus tôt que de coutume, il achevait son rangement vers huit heures, le matin du convoi, lorsque Marie frappa. Elle lui rapportait un paquet de livres.

—Puisque vous ne venez pas les chercher, dit-elle, il faut bien que je me donne la peine de vous les rendre.

Mais elle refusa d'entrer, rougissant, choquée à l'idée d'être chez un jeune homme. Leurs relations, d'ailleurs, avaient complètement cessé, d'une façon toute naturelle, parce qu'il n'était plus retourné la prendre. Et elle restait aussi tendre avec lui, le saluait toujours d'un sourire, quand elle le rencontrait.

Octave était très gai, ce matin-là. Il voulut la taquiner.

—Alors, c'est Jules qui vous défend d'entrer chez moi? répétait-il. Comment êtes-vous avec Jules, maintenant? Est-il aimable? oui, vous m'entendez bien? Répondez donc!

Elle riait, elle ne se scandalisait pas.

—Pardi! quand vous l'emmenez, vous lui payez du vermouth en lui racontant des choses, qui le font rentrer comme un fou…. Oh! il est trop aimable. Vous savez, je n'en demande pas tant. Mois j'aime mieux que ça se passe chez moi qu'autre part, bien sûr.

Elle redevint sérieuse et ajouta:

—Tenez, je vous rapporte votre Balzac, je n'ai pas pu le finir…. C'est trop triste, il n'a que des choses désagréables à vous dire, ce monsieur-là!

Et elle lui demanda des histoires où il y eût beaucoup d'amour, avec des aventures et des voyages dans des pays étrangers. Puis, elle parla de l'enterrement: elle irait à l'église, Jules pousserait jusqu'au cimetière. Jamais elle n'avait eu peur des morts; à douze ans, elle était restée une nuit entière près d'un oncle et d'une tante, emportés par la même fièvre. Jules, au contraire, détestait causer des morts, à ce point que, depuis la veille, il lui avait défendu de parler du propriétaire, étendu sur le dos, en bas; mais elle ne trouvait rien à dire en dehors de cette conversation, lui non plus, si bien qu'ils n'échangeaient pas dix mots par heure, tout en pensant continuellement au pauvre monsieur. Ça devenait ennuyeux, elle serait contente pour Jules, quand on l'emporterait. Et, heureuse d'en pouvoir parler à l'aise, satisfaisant son goût, elle accabla le jeune homme de questions: l'avait-il vu? était-il beaucoup changé? devait-elle croire ce qu'on racontait, un abominable accident, pendant la mise en bière? quant à la famille, ne décousait-elle pas les matelas, pour fouiller partout? Tant d'histoires circulaient, dans une maison comme la leur, où galopait une débandade de bonnes! La mort était la mort: on ne s'occupait que de ça.

—Vous me fourrez encore un Balzac, reprit-elle en regardant les livres qu'il lui prêtait de nouveau. Non, reprenez-le…. Ça ressemble trop à la vie.

Comme elle lui tendait le volume, il la saisit par le poignet et voulut l'attirer dans la chambre. Elle l'amusait, avec sa curiosité de la mort; elle lui paraissait drôle, plus vivante, tout d'un coup désirable. Mais elle comprit, devint très rouge, puis se dégagea, se sauva, en disant:

—Merci, monsieur Mouret…. A tout à l'heure, au convoi.

Lorsque Octave fut habillé, il se rappela sa promesse d'aller voir madame Campardon. Il avait deux grandes heures devant lui, le convoi étant pour onze heures, et il songea à utiliser sa matinée, en faisant quelques visites dans la maison. Rose le reçut au lit; il s'excusait, craignait de la déranger; mais elle-même l'appela. On le voyait si peu, elle se disait si heureuse d'avoir une distraction!

—Ah! tenez, mon cher enfant, déclara-t-elle tout de suite, c'est moi qui devrais être en bas, clouée entre quatre planches!

Oui, le propriétaire était bien heureux, il en avait fini avec l'existence. Et comme Octave, étonné de la trouver en proie à une telle mélancolie, lui demandait si elle allait plus mal:

—Non, merci. C'est toujours la même chose. Seulement il y a des fois où j'en ai assez…. Achille a dû se faire dresser un lit dans son cabinet de travail, parce que ça m'agaçait la nuit, quand il remuait…. Et vous savez que Gasparine, sur nos prières, s'est décidée à quitter le magasin. Je lui en suis bien reconnaissante, elle me soigne avec une telle tendresse!… Mon Dieu! je ne vivrais plus, sans toutes ces bonnes affections qui se serrent autour de moi!

Justement, Gasparine, de son air soumis de parente pauvre, tombée au rôle de domestique, lui apportait son café. Elle l'aida à se soulever, l'adossa contre des coussins, la servit sur une petite planche, recouverte d'une serviette. Et Rose, dans sa camisole brodée, au milieu des linges garnis de dentelle, mangea d'un gros appétit. Elle était toute fraîche, rajeunie encore, très jolie, avec sa peau blanche et ses petits cheveux blonds ébouriffés.

—Oh! l'estomac va bien, ce n'est pas l'estomac qui est malade, répétait-elle en trempant ses tartines.

Deux larmes tombèrent dans son café. Alors, Gasparine la gronda.

—Si tu pleures, je vais appeler Achille…. N'es-tu pas contente? n'es-tu pas là comme une reine?

Quand madame Campardon eut fini et qu'elle se retrouva seule en compagnie d'Octave, elle était d'ailleurs consolée. Par coquetterie, elle se remit à parler de la mort, mais avec la gaieté douce d'une femme faisant la grasse matinée dans la tiédeur des draps. Mon Dieu! elle s'en irait tout de même, lorsque son tour viendrait; seulement, ils avaient raison, elle n'était pas malheureuse, elle pouvait se laisser vivre, car ils lui évitaient en somme les grosses besognes de l'existence. Et elle s'enfonçait dans son égoïsme d'idole sans sexe.

Puis, comme le jeune homme se levait:

—Entrez plus souvent, n'est-ce pas?… Amusez-vous bien, ne vous attristez pas trop à ce convoi. On meurt un peu tous les jours, il faut s'y habituer.

Sur le même palier, chez madame Juzeur, ce fut Louise, la petite bonne, qui vint ouvrir à Octave. Elle l'introduisit au salon, le regarda un instant avec son rire ahuri, puis finit par déclarer que sa maîtresse achevait de s'habiller. Du reste, madame Juzeur parut tout de suite, vêtue de noir, plus douce et plus fine encore dans ce deuil.

—J'étais certaine que vous viendriez ce matin, soupira-t-elle d'un air d'abattement. Toute la nuit, j'ai rêvassé, je vous voyais…. Impossible de dormir, vous comprenez, avec ce mort dans la maison!

Et elle avoua qu'elle s'était levée trois fois, pour regarder sous les meubles.

—Mais il fallait m'appeler! dit gaillardement le jeune homme. A deux, on n'a pas peur, dans un lit.

Elle prit un air de honte charmant

—Taisez-vous, c'est vilain!

Et elle lui appliqua sa main ouverte sur les lèvres. Naturellement, il dut la baiser. Alors, elle écarta les doigts davantage, en riant, comme chatouillée. Mais lui, excité par ce jeu, chercha à pousser les choses plus loin. Il l'avait saisie, la serrait contre sa poitrine, sans qu'elle fit un mouvement pour se dégager; et très bas, dans un souffle, à l'oreille:

—Voyons, pourquoi ne voulez-vous pas?

—Oh! en tous cas, pas aujourd'hui!

—Pourquoi, pas aujourd'hui?

—Mais avec ce mort, là-dessous…. Non, non, ça me serait impossible.

Il la serrait plus rudement, et elle s'abandonnait. Leurs haleines chauffaient leurs visages.

—Alors, quand? demain?

—Jamais.

—Vous être libre pourtant, votre mari s'est conduit si mal, que vous ne lui devez rien…. Hein? la peur d'un enfant peut-être?

—Non, je ne puis en avoir, des médecins me l'ont dit.

—Eh bien! s'il n'y a aucune raison sérieuse, ce serait trop bête….

Et il la violentait. Très souple, elle glissa. Puis, le reprenant elle-même dans ses bras, l'empêchant de faire un mouvement, elle murmura de sa voix caressante:

—Tout ce que vous voudrez, mais pas ça!… Entendez-vous, ça, jamais! jamais! J'aimerais mieux mourir…. C'est une idée à moi, mon Dieu! J'ai juré au ciel, enfin vous n'avez pas besoin de savoir…. Vous êtes donc brutal comme les autres hommes, que rien ne satisfait, tant qu'on leur refuse quelque chose. Pourtant, je vous aime bien. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça, mon amour!

Elle se livrait, lui permettait les caresses les plus vives et les plus secrètes, ne le repoussant, d'un mouvement de brusque vigueur nerveuse, que s'il tentait le seul acte défendu. Et, dans son obstination, il y avait comme une réserve jésuitique, une peur du confessionnal, une certitude d'obtenir le pardon des petits péchés, tandis que le gros lui causerait trop d'ennuis avec son directeur. Puis, c'étaient encore d'autres sentiments inavoués, l'honneur et l'estime de soi-même mis en un seul point, la coquetterie de tenir toujours les hommes en ne les satisfaisant jamais, une savante jouissance personnelle à se faire manger de baisers partout, sans le coup de bâton de l'assouvissement final. Elle trouvait ça meilleur, elle s'y entêtait, pas un homme ne pouvait se flatter de l'avoir eue, depuis le lâche abandon de son mari. Et elle était une femme honnête!

—Non, monsieur, pas un! Ah! je puis aller la tête haute, moi! Que de malheureuses, dans ma position, se seraient mal conduites!

Elle l'écarta avec douceur et se leva du canapé.

—Laissez-moi…. Ça me tourmente trop, ce mort, en dessous. Il me semble que la maison entière le sent.

D'ailleurs, l'heure de l'enterrement approchait. Elle voulait aller avant le corps à l'église, pour ne pas voir toute la cuisine funèbre. Mais, comme elle le reconduisait, elle se souvint de lui avoir parlé de sa liqueur des îles; et elle le fit rentrer, elle apporta elle-même deux verres et la bouteille. C'était une crème très sucrée, avec des parfums de fleurs. Quand elle but, une gourmandise de petite fille mit une langueur ravie sur son visage. Elle aurait vécu de sucre, les douceurs à la vanille et à la rose la troublaient comme un attouchement.

—Ça nous soutiendra, dit-elle.

Et, dans l'antichambre, elle ferma les yeux, lorsqu'il la baisa sur la bouche. Leurs lèvres sucrées fondaient, pareilles à des bonbons.

Il était près d'onze heures. Le corps n'avait pu être descendu pour l'exposition, car les ouvriers des Pompes funèbres, après s'être oubliés chez un marchand de vin du voisinage, n'en finissaient plus de poser les tentures. Octave alla regarder par curiosité. La voûte se trouvait déjà barrée d'un large rideau noir; mais les tapissiers avaient encore à accrocher les draps de la porte. Et sur le trottoir, le nez en l'air, un groupe de bonnes causaient; pendant qu'Hippolyte, en grand deuil, pressait le travail, d'un air digne.

—Oui, madame, disait Lisa à une femme sèche, une veuve, qui était chez Valérie depuis une semaine, ça ne lui aura servi à rien…. Le quartier connaît bien l'histoire. Pour être sûre de sa part dans l'héritage du vieux, elle s'est fait faire cet enfant-là par un boucher de la rue Sainte-Anne, tant son mari avait l'air de vouloir crever tout de suite…. Mais le mari dure encore, et voilà le vieux parti. Hein? elle est joliment avancée, avec son sale mioche!

La veuve hochait la tête, pleine de dégoût.

—Bien fait! répondit-elle. Elle en est pour sa cochonnerie…. Plus souvent que je resterais chez elle! Je lui ai fichu mes huit jours, ce matin. Est-ce que son petit monstre de Camille ne faisait pas caca dans ma cuisine!

Mais Lisa courut questionner Julie qui descendait donner un ordre à Hippolyte. Puis, après quelques minutes de conversation, elle revint auprès de la bonne de Valérie.

—C'est un micmac où personne ne comprend rien. Je crois que votre dame aurait pu ne pas se faire faire d'enfant et laisser tout de même crever son mari, car ils en sont encore, paraît-il, à chercher le magot du vieux…. La cuisinière dit qu'ils ont des figures là-dedans, enfin des figures de gens qui se ficheront des claques avant ce soir.

Adèle arrivait, avec quatre sous de beurre sous son tablier, madame Josserand lui ayant recommandé de ne jamais montrer les provisions. Lisa voulut voir, puis la traita furieusement de dinde. Est-ce qu'on descendait pour quatre sous de beurre! Ah bien! c'est elle qui aurait forcé ces pingres à la mieux nourrir, ou elle se serait nourrie avant eux; oui, sur le beurre, sur le sucre, sur la viande, sur tout. Depuis quelque temps, les autres bonnes poussaient ainsi Adèle à la révolte. Elle se pervertissait. Elle cassa un petit morceau de beurre et le mangea immédiatement, sans pain, pour faire la brave devant les autres.

—Montons-nous? demanda-t-elle.

—Non, dit la veuve, je veux le voir descendre. J'ai gardé pour ça une commission.

—Moi aussi, ajouta Lisa. On assure qu'il pèse huit cents. S'ils le lâchaient dans leur bel escalier, ça ferait un joli dégât!

—Moi, je monte, j'aime mieux ne pas le voir, reprit Adèle…. Merci! pour rêver encore, comme la nuit dernière, qu'il vient me tirer les pieds en me fichant des sottises, à cause de mes ordures.

Elle s'en alla, poursuivie par les plaisanteries des deux autres. Toute la nuit, à l'étage des domestiques, on s'était amusé des cauchemars d'Adèle. D'ailleurs, les bonnes, pour ne pas être seules, avaient laissé leurs portes ouvertes; et, un cocher farceur ayant joué au revenant, de petits cris, des rires étouffés s'étaient fait entendre jusqu'au jour, le long du couloir. Lisa, les lèvres pincées, disait qu'elle s'en souviendrait. Une fameuse rigolade, tout de même!

Mais la voix furieuse d'Hippolyte ramena leur attention vers les tentures.
Il criait, perdant sa dignité:

—Bougre d'ivrogne! vous le mettez la tête en bas!

C'était vrai, l'ouvrier allait accrocher à l'envers l'écusson portant le chiffre du défunt. Du reste, les draps noirs, bordés d'argent, étaient en place; il n'y avait plus qu'à poser les patères, lorsqu'une voiture à bras, chargée d'un petit mobilier de pauvre, se présenta pour entrer. Un gamin poussait, une grande fille pâle suivait, en donnant un coup de main. M. Gourd, qui causait avec son ami, le papetier d'en face, se précipita; et, malgré la solennité de son deuil:

—Eh bien! eh bien! qu'est-ce qu'il lui prend?… Vous ne voyez donc pas, imbécile!

La grande fille intervint.

—Monsieur, je suis la nouvelle locataire, vous savez…. Ce sont mes meubles.

—Impossible! demain! cria le concierge furieux.

Elle le regarda, puis regarda les tentures, stupéfiée. Évidemment, cette porte murée de noir la bouleversait. Mais elle se remit, elle expliqua qu'elle ne pouvait pas non plus laisser ses meubles sur le pavé. Alors M. Gourd la rudoya.

—Vous êtes la piqueuse de bottines, n'est-ce pas? celle qui a loué là-haut le cabinet…. Encore une obstination du propriétaire! Tout ça, pour toucher cent trente francs, et malgré les ennuis que nous avons eus avec le menuisier!… Il m'avait pourtant promis de ne plus louer à du monde qui travaille. Ah! ouiche, voilà que ça recommence, et avec une femme!

Puis, il se souvint que M. Vabre était mort.

—Oui, vous pouvez regarder, c'est le propriétaire qui est mort justement, et s'il était parti huit jours plus tôt, vous ne seriez pas ici, bien sûr!… Allons, dépêchez-vous, avant qu'on le descende!

Et, dans son exaspération, il poussa lui-même la voiture, il l'engouffra sous les tentures qui s'écartèrent, puis qui se rejoignirent lentement. La grande fille pâle disparut dans tout ce noir.

—En voilà une qui tombe bien! fit remarquer Lisa. Comme c'est gai, d'emménager dans un enterrement!… Moi, à sa place, je vous aurais ramassé le pipelet!

Mais elle se tut, lorsqu'elle vit reparaître M. Gourd, qui était la terreur des bonnes. La mauvaise humeur de celui-ci venait de ce que la maison allait, disaient des personnes, échoir en partage à monsieur Théophile et à sa dame. Lui, aurait donné cent francs de sa poche, pour avoir comme propriétaire M. Duveyrier, un magistrat au moins. C'était ce qu'il expliquait au papetier. Cependant, du monde sortait. Madame Juzeur passa, en adressant un sourire à Octave, qui avait trouvé Trublot sur le trottoir. Puis, Marie parut; et elle, très intéressée, resta à regarder mettre les tréteaux, sur lesquels on devait poser la bière.

—Ces gens du second sont étonnants, disait M. Gourd, les yeux levés sur les persiennes fermées du deuxième étage. On croirait qu'ils s'arrangent pour éviter de faire comme nous autres…. Oui, ils sont partis en voyage, il y a trois jours.

A ce moment, Lisa se cacha derrière la veuve, en apercevant la cousine Gasparine, qui apportait une couronne de violettes, une attention de l'architecte, désireux de conserver ses bons rapports avec les Duveyrier.

—Fichtre! déclara le papetier, elle se met bien, l'autre madame Campardon!

Il l'appelait ainsi, innocemment, du nom que tous les fournisseurs du quartier lui donnaient. Lisa étouffa un rire. Mais il y eut une grosse déception. Brusquement, les bonnes surent qu'on avait descendu le corps. Aussi, c'était bête, d'être resté dans cette rue, à contempler le drap! Elles rentrèrent vite; et le corps, en effet, sortait du vestibule, porté par quatre hommes. Les tentures assombrissaient le porche, on voyait au fond le jour blanc de la cour, lavée le matin à grande eau. Seule, la petite Louise, qui avait filé derrière madame Juzeur, se haussait sur les pieds, les yeux ronds, dans une curiosité blême. Les porteurs soufflaient au bas de l'escalier, dont les dorures et les faux-marbres prenaient une dignité froide sous la lumière morte des vitres dépolies.

—Le v'là parti sans toucher ses quittances! murmura Lisa, avec la blague haineuse d'une fille de Paris contre les propriétaires.

Alors, madame Gourd, qui était restée dans son fauteuil, clouée là par ses mauvaises jambes, se leva péniblement. Puisqu'elle ne pouvait même aller à l'église, M. Gourd lui avait bien recommandé de ne pas laisser passer le propriétaire devant la loge, sans le saluer. Cela se devait. Elle vint jusqu'à la porte, en bonnet de deuil, et lorsque le propriétaire passa, elle le salua.

A Saint-Roch, pendant la cérémonie, le docteur Juillerat affecta de ne pas entrer dans l'église. D'ailleurs il y avait foule, tout un groupe d'hommes préféra rester sur les marches. Il faisait très doux, une journée superbe de juin. Et, comme ils ne pouvaient fumer, leur conversation tomba sur la politique. La grand'porte demeurait ouverte, par moments de grands souffles d'orgues sortaient de l'église, tendue de noir, étoilée de cierges.

—Vous savez que monsieur Thiers se portera l'an prochain dans notre circonscription, annonça Léon Josserand de son air grave.

—Ah! dit le docteur. Vous ne voterez sans doute pas pour lui, vous, un républicain?

Le jeune homme dont les opinions se refroidissaient, à mesure que madame
Dambreville le répandait davantage, répondit sèchement:

—Pourquoi pas?… Il est l'adversaire déclaré de l'empire.

Alors, une grosse discussion s'engagea. Léon parlait de tactique, le docteur Juillerat s'entêtait dans les principes. Selon ce dernier, la bourgeoisie avait fait son temps; elle était un obstacle sur le chemin de la révolution; depuis qu'elle possédait, elle barrait l'avenir, avec plus d'obstination et d'aveuglement que l'ancienne noblesse.

—Vous avez peur de tout, vous vous jetez à la pire réaction, dès que vous vous croyez menacés!

Du coup, Campardon se fâcha.

—Moi, monsieur, j'ai été jacobin et athée comme vous. Mais, Dieu merci! la raison m'est venue…. Non, je n'irai même pas jusqu'à votre monsieur Thiers. Un brouillon, un homme qui s'amuse à des idées!

Cependant, tous les libéraux présents, M. Josserand, Octave, Trublot même qui s'en fichait, déclarèrent qu'ils voteraient pour M. Thiers. Le candidat officiel était un grand chocolatier de la rue Saint-Honoré, M. Dewinck, qu'ils plaisantèrent beaucoup. Ce M. Dewinck n'avait pas même l'appui du clergé, que ses attaches avec les Tuileries inquiétaient. Campardon, décidément passé aux prêtres, accueillait son nom avec réserve. Puis, sans transition, il s'écria:

—Tenez! la balle qui a blessé votre Garibaldi au pied, aurait dû lui percer le coeur!

Et, pour ne pas être vu plus longtemps en compagnie de ces messieurs, il entra dans l'église, où la voix grêle de l'abbé Mauduit répondait aux lamentations des chantres.

—Il y couche, maintenant, murmura le docteur, avec un haussement d'épaules. Ah! quel coup de balai, il faudrait donner dans tout ça!

Les affaires de Rome le passionnaient. Puis, comme Léon rappelait la parole du ministre d'État, disant devant le Sénat que l'Empire était sorti de la Révolution, mais pour la contenir, ils en revinrent aux élections prochaines. Tous s'entendaient encore sur la nécessité d'infliger une leçon à l'empereur; mais ils commençaient à être pris d'inquiétudes, les noms des candidats les divisaient déjà, leur donnaient la nuit le cauchemar du spectre rouge. Près d'eux, M. Gourd, mis avec la correction d'un diplomate, les écoutait, plein d'un froid mépris: lui, était pour l'autorité, simplement.

D'ailleurs, la cérémonie finissait, un grand cri mélancolique qui sortait des profondeurs de l'église, les fit taire.

Requiescat in pace!

Amen!

Au cimetière du Père-Lachaise, pendant qu'on descendait le corps, Trublot qui n'avait pas lâché le bras d'Octave, le vit échanger un nouveau sourire avec madame Juzeur.

—Ah! oui, murmura-t-il, la petite femme bien malheureuse…. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça!

Octave eut un tressaillement. Comment! Trublot aussi! Ce dernier fit un geste de dédain; non, pas lui, un de ses camarades. Et, d'ailleurs, tous ceux que ce grignotage amusait.

—Pardon, ajouta-t-il. Puisque voilà le vieux remisé, je vais rendre compte à Duveyrier d'une commission.

La famille s'en allait, silencieuse et dolente. Alors, Trublot retint en arrière le conseiller, pour lui apprendre qu'il avait vu la bonne de Clarisse; mais il ne savait pas l'adresse, la bonne ayant quitté Clarisse la veille du déménagement, après lui avoir fichu des claques. C'était le dernier espoir qui s'envolait. Duveyrier mit la figure dans son mouchoir et rejoignit la famille.

Dès le soir, des querelles commencèrent. La famille se trouvait devant un désastre. M. Vabre, avec cette insouciance sceptique que les notaires montrent parfois, ne laissait pas de testament. On fouilla en vain tous les meubles, et le pis fut qu'il n'y avait pas un sou des six ou sept cent mille francs espérés, ni argent, ni titres, ni actions; on découvrit seulement sept cent trente-quatre francs en pièces de dix sous, une cachette de vieillard gâteux. Et des traces irrécusables, un carnet couvert de chiffres, des lettres d'agents de change apprirent aux héritiers, blêmes de colère, le vice secret du bonhomme, une passion effrénée du jeu, un besoin maladroit et enragé de l'agiotage, qu'il cachait sous l'innocente manie de son grand travail de statistique. Tout y passait, ses économies de Versailles, les loyers de sa maison, jusqu'aux sous qu'il carottait à ses enfants; même, dans les dernières années, il en était venu à hypothéquer la maison de cent cinquante mille francs, en trois fois. La famille resta atterrée en face du fameux coffre-fort, où elle croyait la fortune, sous clef, et dans lequel il y avait simplement un monde d'objets singuliers, des débris ramassés à travers les pièces, vieilles ferrailles, vieux tessons, vieux rubans, parmi des jouets en morceaux, volés jadis au petit Gustave.

Alors, éclatèrent de furieuses récriminations. On traita le vieux de filou. C'était indigne, de gâcher ainsi son argent, en sournois qui se fiche du monde et qui joue une infâme comédie, pour continuer à se faire dorloter. Les Duveyrier se montraient inconsolables de l'avoir nourri douze années, sans lui réclamer une seule fois les quatre-vingt mille francs de la dot de Clotilde, dont ils avaient eu seulement dix mille francs. Ça faisait toujours dix mille francs, répondait avec violence Théophile, qui en était encore à toucher un sou des cinquante mille, promis lors de son mariage. Mais Auguste, à son tour, se plaignait plus âprement, reprochait à son frère d'être au moins parvenu à empocher les intérêts de cette somme pendant trois mois; tandis que lui n'aurait jamais rien des cinquante mille francs, également portés sur son contrat. Et Berthe, montée par sa mère, lâchait des paroles blessantes, l'air indigné d'être entrée dans une famille malhonnête. Et Valérie, déblatérant sur les loyers qu'elle avait eu si longtemps la bêtise de payer au vieux, par peur d'être déshéritée, ne pouvait digérer cela, regrettait cet argent comme de l'argent immoral, employé à entretenir la débauche.

Quinze jours durant, ces histoires passionnèrent la maison. Enfin, il ne restait que l'immeuble, estimé trois cent mille francs; l'hypothèque payée, il y aurait donc environ la moitié de cette somme à partager entre les trois enfants de M. Vabre. C'était cinquante mille francs pour chacun; maigre consolation, dont il fallait se contenter. Théophile et Auguste disposaient déjà de leur part. Il fut convenu qu'on vendrait. Duveyrier se chargea de tout, au nom de sa femme. D'abord, il persuada aux deux frères de ne pas laisser faire la licitation devant le tribunal; s'ils s'entendaient, elle pouvait avoir lieu devant son notaire, maître Renaudin, un homme dont il répondait. Ensuite, il leur souffla l'idée, sur le conseil même du notaire, disait-il, de mettre la maison à bas prix, à cent quarante mille francs seulement: c'était très malin, les amateurs afflueraient, les enchères s'allumeraient et dépasseraient toutes les prévisions. Théophile et Auguste riaient de confiance. Puis, le jour de la vente, après cinq ou six enchères, maître Renaudin adjugea brusquement la maison à Duveyrier, pour la somme de cent quarante-neuf mille francs. Il n'y avait pas même de quoi payer les hypothèques. Ce fut le dernier coup.

On ne connut jamais les détails de la terrible scène qui se passa, le soir même, chez les Duveyrier. Les murs solennels de la maison en étouffèrent les éclats. Théophile dut traiter son beau-frère de gredin; publiquement, il l'accusait d'avoir acheté le notaire, en lui promettant de le faire nommer juge de paix. Quant à Auguste, il parlait simplement de la cour d'assises, il voulait y traîner maître Renaudin, dont tout le quartier racontait les coquineries. Mais si l'on ignora toujours comment la famille en arriva à s'allonger des calottes, ainsi que le bruit en courait, on entendit les dernières paroles échangées sur le seuil, des paroles qui sonnèrent fâcheusement, dans la sévérité bourgeoise de l'escalier.

—Sale canaille! criait Auguste. Tu envoies aux galères des gens qui n'en ont pas tant fait!

Théophile, sorti le dernier, retint la porte, s'enrageant, s'étranglant, dans un accès de toux.

—Voleur! voleur!… Oui, voleur!… Et toi, voleuse, entends-tu, voleuse!

Il reforma la porte à la volée, si rudement, que toutes les portes de l'escalier battirent. M. Gourd, aux écoutes, fut alarmé. D'un coup d'oeil, il fouilla les étages; mais il aperçut seulement le fin profil de madame Juzeur. Le dos rond, il rentra sur la pointe des pieds dans sa loge, où il reprit son air digne. On pouvait nier. Lui, ravi, donnait raison au nouveau propriétaire.

Quelques jours plus tard, il y eut un raccommodement entre Auguste et sa soeur. La maison en resta surprise. On avait vu Octave se rendre chez les Duveyrier. Le conseiller, inquiet, s'était décidé à abandonner le loyer du magasin pendant cinq ans, pour fermer au moins la bouche d'un des héritiers. Lorsque Théophile apprit cela, il descendit avec sa femme faire une nouvelle scène chez son frère. Voilà qu'il se vendait à cette heure, qu'il passait du côté des brigands! Mais madame Josserand se trouvait dans le magasin, il reçut vite son paquet. Elle conseilla tout net à Valérie de ne pas plus se vendre que sa fille ne se vendait. Et Valérie dut battre en retraite, criant:

—Alors, nous serions les seuls à tirer la langue?… Du diable si je paie mon terme! J'ai un bail. Ce galérien peut-être n'osera pas nous renvoyer…. Et toi, ma petite Berthe, nous verrons un jour ce qu'il faudra y mettre, pour t'avoir!

Les portes claquèrent de nouveau. C'était, entre les deux ménages, une haine à mort. Octave, qui avait rendu des services, restait présent, entrait dans l'intimité de la famille. Berthe s'était presque évanouie entre ses bras, pendant qu'Auguste s'assurait que les clients n'avaient pu entendre. Madame Josserand elle-même donnait sa confiance au jeune homme. D'ailleurs, elle demeurait sévère pour les Duveyrier.

—Le loyer, c'est quelque chose, dit-elle. Mais je veux les cinquante mille francs.

—Sans doute, si tu verses les tiens, hasarda Berthe.

La mère ne parut pas comprendre.

—Je les veux, entends-tu!… Non. Non, il doit trop rire dans la terre, ce vieux scélérat de père Vabre! Je ne le laisserai pas se vanter de m'avoir roulée. Faut-il qu'il y ait du monde canaille! promettre un argent qu'on n'a pas!… Oh! on te les donnera, ma fille, ou j'irai le déterrer plutôt, pour lui cracher à la figure!

XII

Un matin, comme Berthe se trouvait justement chez sa mère, Adèle vint dire d'un air effaré que monsieur Saturnin était là, avec un homme. Le docteur Chassagne, directeur de l'asile des Moulineaux, avait déjà plusieurs fois prévenu les parents qu'il ne pouvait garder leur fils, car il ne jugeait pas chez lui la folie assez caractérisée. Et, tout d'un coup, ayant eu connaissance de la signature arrachée par Berthe à son frère pour les trois mille francs, redoutant d'être compromis, il le renvoyait à la famille.

Ce fut une épouvante. Madame Josserand, qui craignait d'être étranglée, voulut causer avec l'homme. Celui-ci déclara simplement:

—Monsieur le directeur m'a dit de vous dire que lorsqu'on est bon pour donner de l'argent à ses parents, on est bon pour vivre chez eux.

—Mais il est fou, monsieur! il va nous massacrer.

—Il n'est toujours pas fou pour signer! répondit l'homme en s'en allant.

D'ailleurs, Saturnin rentrait d'un air tranquille, les mains dans les poches, comme s'il revenait d'une promenade aux Tuileries. Il n'ouvrit même pas la bouche de son séjour là-bas. Il embrassa son père qui pleurait, donna également de gros baisers à sa mère et à sa soeur Hortense, toutes deux tremblantes. Puis, quand il aperçut Berthe, ce fut un ravissement, il la caressa avec des grâces de petit garçon. Tout de suite, elle profita du trouble attendri où elle le voyait, pour lui apprendre son mariage. Il n'eut aucune révolte, il ne parut point comprendre d'abord, comme s'il avait oublié ses fureurs d'autrefois. Mais, lorsqu'elle voulut redescendre, il se mit à hurler: mariée, ça lui était égal, pourvu qu'elle restât là, toujours avec lui, contre lui. Alors, devant le visage décomposé de sa mère qui courait déjà s'enfermer, Berthe eut l'idée de prendre Saturnin chez elle. On trouverait bien à l'utiliser dans le sous-sol du magasin, quand ce ne serait qu'à ficeler des paquets.

Le soir même, Auguste, malgré son évidente répugnance, se rendit au désir de Berthe. Ils étaient mariés à peine depuis trois mois, et une sourde désunion grandissait entre eux. C'était le heurt de deux tempéraments, de deux éducations différentes, un mari maussade, méticuleux, sans passion, et une femme poussée dans la serre chaude du faux luxe parisien, vive, saccageant l'existence, afin d'en jouir toute seule, en enfant égoïste et gâcheur. Aussi ne comprenait-il pas son besoin de mouvement, ses sorties continuelles pour des visites, des courses, des promenades, son galop à travers les théâtres, les fêtes, les expositions. Deux et trois fois par semaine, madame Josserand venait prendre sa fille, l'emmenait jusqu'au dîner, heureuse de se montrer avec elle, de profiter ainsi de ses toilettes riches, qu'elle ne payait plus. Les grandes rébellions du mari étaient surtout contre ces toilettes trop éclatantes, dont l'utilité lui échappait. Pourquoi s'habiller au-dessus de son rang et de sa fortune? Quelle raison de dépenser de la sorte un argent si nécessaire dans son commerce? Il disait d'ordinaire que, lorsqu'on vend de la soie aux autres femmes, on doit porter de la laine. Mais Berthe avait alors les airs féroces de sa mère, en lui demandant s'il comptait la laisser aller toute nue; et elle le décourageait encore par la propreté douteuse de ses jupons, par son dédain du linge qu'on ne voyait pas, ayant toujours des phrases apprises pour lui fermer la bouche, s'il insistait.

—J'aime mieux faire envie que pitié…. L'argent est l'argent, et lorsque j'ai eu vingt sous, j'ai toujours dit que j'en avais quarante.

Berthe prenait, dans le mariage, la carrure de madame Josserand. Elle s'empâtait, lui ressemblait davantage. Ce n'était plus la fille indifférente et souple sous les gifles maternelles; c'était une femme où poussaient des obstinations, la volonté formelle de tout plier à son plaisir. Auguste la regardait parfois, étonné de cette maturité si prompte. D'abord, elle avait goûté une joie vaniteuse à trôner au comptoir, en toilette étudiée, d'une modestie élégante. Puis, elle s'était vite rebutée du commerce, souffrant de l'immobilité, menaçant de tomber malade, se résignant pourtant, mais avec des attitudes de victime qui fait à la prospérité de son ménage le sacrifice de sa vie. Et, dès lors, une lutte de chaque minute avait commencé entre elle et son mari. Elle haussait les épaules derrière le dos de ce dernier, comme sa mère derrière le dos de son père; elle recommençait contre lui toutes les querelles de ménage dont on avait bercé sa jeunesse, le traitait en monsieur simplement chargé de payer, l'accablait de ce mépris de l'homme, qui était comme la base de son éducation.

—Ah! c'est maman qui avait raison! s'écriait-elle, après chacune de leurs disputes.

Auguste s'était cependant efforcé, dans les premiers temps, de la satisfaire. Il aimait la paix, il rêvait un petit intérieur tranquille, maniaque déjà comme un vieillard, plié aux habitudes de sa vie de garçon chaste et économe. Son ancien logement de l'entresol ne pouvant suffire, il avait pris l'appartement du second, sur la cour, où il croyait avoir fait des folies, en dépensant cinq mille francs de meubles. Berthe, d'abord heureuse de sa chambre en thuya et en soie bleue, s'était ensuite montrée pleine de dédain, après une visite chez une amie, qui épousait un banquier. Puis, les premières discussions avaient éclaté, au sujet des bonnes. La jeune femme, accoutumée à un service abêti de pauvres filles auxquelles on coupait leur pain, exigeait d'elles des corvées, dont elles sanglotaient dans leur cuisine, pendant des après-midi entières. Auguste, peu tendre pourtant d'habitude, ayant eu l'imprudence d'aller en consoler une, avait dû la jeter à la porte une heure plus tard, devant les sanglots de madame, qui lui criait furieusement de choisir entre elle et cette créature. Mais, après celle-là, il était venu une gaillarde, qui semblait s'arranger pour rester. Elle se nommait Rachel, devait être juive, le niait et cachait son pays. C'était une fille de vingt-cinq ans, d'un visage dur, au grand nez, aux cheveux très noirs. D'abord, Berthe avait déclaré qu'elle ne la tolérerait pas deux jours; puis, devant son obéissance muette, son air de tout comprendre et de ne rien dire, elle s'était montrée peu à peu contente, comme si elle se fût soumise à son tour, la gardant pour ses mérites et aussi par une sourde peur. Rachel, qui acceptait sans révolte les plus dures besognes, accompagnées de pain sec, prenait possession du ménage, les yeux ouverts, la bouche serrée, en servante de flair attendant l'heure fatale et prévue où madame n'aurait rien à lui refuser.

D'ailleurs, dans la maison, du rez-de-chaussée à l'étage des bonnes, un grand calme avait succédé aux émotions de la mort brusque de M. Vabre. L'escalier retrouvait son recueillement de chapelle bourgeoise; pas un souffle ne sortait des portes d'acajou, toujours closes sur la profonde honnêteté des appartements. Le bruit courait que Duveyrier s'était remis avec sa femme. Quant à Valérie et à Théophile, ils ne parlaient à personne, ils passaient raides et dignes. Jamais la maison n'avait exhalé une sévérité de principes plus rigides. M. Gourd, en pantoufles et en calotte, la parcourait d'un air de bedeau solennel.

Vers onze heures, un soir, Auguste allait à chaque instant sur la porte du magasin, puis allongeait la tête, et jetait un coup d'oeil dans la rue. Une impatience peu à peu grandie l'agitait. Berthe, que sa mère et sa soeur étaient venues chercher pendant le dîner, sans même lui laisser manger du dessert, ne rentrait pas, après une absence de plus de trois heures, et malgré sa promesse formelle d'être là pour la fermeture.

—Ah! mon Dieu! mon Dieu! finit-il par dire, les mains serrées, faisant craquer ses doigts.

Et il s'arrêta devant Octave, qui étiquetait des coupons de soie, sur un comptoir. A cette heure avancée de la soirée, aucun client ne se présentait, dans ce bout écarté de la rue de Choiseul. On laissait ouvert uniquement pour ranger le magasin.

—Vous devez savoir où ces dames sont allées, vous? demanda Auguste au jeune homme.

Celui-ci leva les yeux d'un air surpris et innocent.

—Mais, monsieur, elles vous l'ont dit…. A une conférence.

—Une conférence, une conférence, gronda le mari. Elle finissait à dix heures, leur conférence…. Est-ce que des femmes honnêtes ne devraient pas être rentrées!

Puis, il reprit sa promenade, en jetant des regards obliques sur le commis, qu'il soupçonnait d'être le complice de ces dames, ou tout au moins de les excuser. Octave, à la dérobée, l'examinait aussi d'un air inquiet. Jamais il ne l'avait vu si nerveux. Que se passait-il donc? Et, comme il tournait la tête, il aperçut, au fond de la boutique, Saturnin qui nettoyait une glace avec une éponge imbibée d'alcool. Peu à peu, dans la famille, on mettait le fou à des travaux de domestique, pour lui faire au moins gagner sa nourriture. Mais, ce soir-là, les yeux de Saturnin luisaient étrangement. Il se coula derrière Octave, il lui dit très bas:

—Faut se méfier…. Il a trouvé un papier. Oui, il a un papier, dans sa poche…. Attention, si c'est à vous!

Et il retourna lestement frotter sa glace. Octave ne comprit pas. Le fou lui témoignait depuis quelque temps une affection singulière, comme la caresse d'une bête qui céderait à un instinct, à un flair pénétrant les délicatesses lointaines d'un sentiment. Pourquoi lui parlait-il d'un papier? Il n'avait pas écrit de lettre à Berthe, il ne se permettait encore que de la regarder avec des yeux tendres, guettant l'occasion de lui faire un petit cadeau. C'était là une tactique adoptée par lui, après de mûres réflexions.

—Onze heures dix! nom de Dieu de nom de Dieu! cria brusquement Auguste, qui ne jurait jamais.

Mais, au même moment, ces dames rentraient. Berthe avait une délicieuse robe de soie rose, brodée de jais blanc; tandis que sa soeur, toujours en bleu, et sa mère, toujours en mauve, gardaient leurs toilettes voyantes et laborieuses, remaniées à chaque saison. Madame Josserand entra la première, imposante, large, pour clouer du coup au fond de la gorge de son gendre les reproches, que toutes trois venaient de prévoir, dans un conseil tenu au bout de la rue. Elle daigna même expliquer leur retard, par une flânerie aux vitrines des magasins. D'ailleurs, Auguste très pâle, ne lâcha pas une plainte; il répondait d'un ton sec, il se contenait et attendait, visiblement. Un instant encore, la mère, qui sentait l'orage avec sa grande habitude des querelles du traversin, tâcha de l'intimider; puis, elle dut monter, elle se contenta de dire:

—Bonsoir, ma fille. Et dors bien, n'est-ce pas? si tu veux vivre longtemps.

Tout de suite, Auguste à bout de force, oubliant la présence d'Octave et de
Saturnin, tira de sa poche un papier froissé, qu'il mit sous le nez de
Berthe, en bégayant:

—Qu'est-ce que c'est que ça?

Berthe n'avait pas même retiré son chapeau. Elle devint très rouge.

—Ça? dit-elle, eh bien! c'est une facture.

—Oui, une facture! et pour des faux cheveux encore! S'il est permis, pour des cheveux! comme si vous n'en aviez plus sur la tête!… Mais ce n'est pas ça. Vous l'avez payée, cette facture; dites, avec quoi l'avez-vous payée?

La jeune femme, de plus en plus troublée, finit par répondre:

—Avec mon argent, pardi!

—Votre argent! mais vous n'en avez pas. Il faut qu'on vous en ait donné ou que vous en ayez pris ici…. Et puis, tenez! je sais tout, vous faites des dettes…. Je tolérerai ce que vous voudrez; mais pas de dettes, entendez-vous, pas de dettes! jamais!

Et il mettait, dans ce cri, son horreur de garçon prudent, son honnêteté commerciale qui consistait à ne rien devoir. Longtemps, il se soulagea, reprochant, à sa femme ses sorties continuelles, ses visites aux quatre coins de Paris, ses toilettes, son luxe qu'il ne pouvait entretenir. Est-ce qu'il était raisonnable, dans leur situation, de rester dehors jusqu'à des onze heures du soir, avec des robes de soie rose, brodées de jais blanc? Quand on avait de ces goûts-là, on apportait cinq cent mille francs de dot. D'ailleurs, il connaissait bien la coupable: c'était la mère imbécile qui élevait ses filles à manger des fortunes, sans avoir seulement de quoi leur coller une chemise sur le dos, le jour de leur mariage.

—Ne dites pas de mal de maman! cria Berthe, relevant la tête, exaspérée à la fin. On n'a rien à lui reprocher, elle a fait son devoir…. Et votre famille, elle est propre! Des gens qui ont tué leur père!

Octave s'était plongé dans ses étiquettes, en affectant de ne pas entendre.
Mais, du coin de l'oeil, il suivait la querelle, et guettait surtout
Saturnin, qui, frémissant, avait cessé de frotter la glace, les poings
serrés, les yeux ardents, près de sauter à la gorge du mari.

—Laissons nos familles, reprit ce dernier. Nous avons assez de notre ménage…. Ecoutez, vous allez changer de train, car je ne donnerai plus un sou pour toutes ces bêtises. Oh! c'est une résolution formelle. Votre place est ici, dans votre comptoir, en robe simple, comme les femmes qui se respectent…. Et si vous faites des dettes, nous verrons.

Berthe restait suffoquée, devant cette main de mari brutal portée sur ses habitudes, ses plaisirs, ses robes. C'était un arrachement de tout ce qu'elle aimait, de tout ce qu'elle avait rêvé en se mariant. Mais, par une tactique de femme, elle ne montra pas la blessure dont elle saignait, elle donna un prétexte à la colère qui gonflait son visage, et répéta avec plus de violence:

—Je ne souffrirai pas que vous insultiez maman!

Auguste haussait les épaules.

—Votre mère! mais, tenez! vous lui ressemblez, vous devenez laide, quand vous vous mettez dans cet état…. Oui, je ne vous reconnais plus, c'est elle qui revient. Ma parole, ça me fait peur!

Du coup, Berthe se calma, et le regardant en face:

—Allez donc dire à maman ce que vous disiez tout à l'heure, pour voir comment elle vous flanquera dehors.

—Ah! elle me flanquera dehors! cria le mari furieux. Eh bien! je monte le lui dire tout de suite.

En effet, il se dirigea vers la porte. Il était temps qu'il sortît, car Saturnin, avec ses yeux de loup, s'avançait traîtreusement pour l'étrangler par derrière. La jeune femme venait de se laisser tomber sur une chaise, où elle murmurait à demi-voix:

—Ah! grand Dieu! en voilà un que je n'épouserais pas, si c'était à refaire!

En haut, M. Josserand, très surpris, vint ouvrir, Adèle étant déjà montée se coucher. Comme il s'installait justement pour passer la nuit à faire des bandes, malgré des malaises dont il se plaignait depuis quelque temps, ce fut avec un embarras, une honte d'être découvert, qu'il introduisit son gendre dans la salle à manger; et il parla d'un travail pressé, une copie du dernier inventaire de la cristallerie Saint-Joseph. Mais, lorsque, nettement, Auguste accusa sa fille, lui reprocha des dettes, raconta toute la querelle amenée par l'histoire des faux cheveux, les mains du bonhomme furent prises d'un tremblement; il bégayait, frappé au coeur, les yeux pleins de larmes. Sa fille endettée, vivant comme il avait vécu lui-même, au milieu de continuelles scènes de ménage! Tout le malheur de sa vie allait donc recommencer dans son enfant! Et une autre crainte le glaçait, il redoutait à chaque minute d'entendre son gendre aborder la question d'argent, réclamer la dot, en le traitant de voleur. Sans doute le jeune homme savait tout, pour tomber ainsi chez eux, à onze heures passées.

—Ma femme se couche, balbutiait-il, la tête perdue. Il est inutile de la réveiller, n'est-ce pas?… Vraiment, vous m'apprenez des choses! Cette pauvre Berthe n'est pourtant pas méchante, je vous assure. Ayez de l'indulgence. Je lui parlerai…. Quant à nous, mon cher Auguste, nous n'avons rien fait, je crois, qui puisse vous mécontenter….

Et il le tâtait du regard, rassuré, voyant qu'il ne devait rien savoir encore, lorsque madame Josserand parut sur le seuil de la chambre à coucher. Elle était en toilette de nuit, toute blanche, terrible. Auguste, très excité pourtant, recula. Sans doute, elle avait écouté à la porte, car elle débuta par un coup droit.

—Ce ne sont pas, je pense, vos dix mille francs que vous réclamez? Plus de deux mois encore nous séparent de l'échéance…. Dans deux mois, nous vous les donnerons, monsieur. Nous ne mourons pas, nous autres, pour échapper à nos promesses.

Cet aplomb superbe acheva d'accabler M. Josserand. D'ailleurs, madame Josserand continuait, ahurissait son gendre par des déclarations extraordinaires, sans lui laisser le temps de parler.

—Vous n'êtes pas fort, monsieur. Lorsque vous aurez rendu Berthe malade, il faudra appeler le docteur, ça coûtera de l'argent chez le pharmacien, et c'est encore vous qui serez le dindon…. Tout à l'heure, je me suis en allée, quand je vous ai vu décidé à commettre une sottise. A votre aise! battez votre femme, mon coeur de mère est tranquille, car Dieu veille, et la punition ne se fait jamais attendre!

Enfin, Auguste put expliquer ses griefs. Il revint sur les sorties continuelles, les toilettes, s'enhardit même jusqu'à condamner l'éducation donnée à Berthe. Madame Josserand l'écoutait d'un air d'absolu mépris. Puis, quand il eut terminé:

—Ça ne mérite pas de réponse, tant c'est bête, mon cher. J'ai ma conscience pour moi, ça me suffit…. Un homme à qui j'ai confié un ange! Je ne me mêle plus de rien, puisqu'on m'insulte. Arrangez-vous.

—Mais votre fille finira par me tromper, madame! s'écria Auguste, repris de colère.

Madame Josserand qui partait, se retourna, le regarda en face.

—Monsieur, vous faites tout ce qu'il faut pour ça!

Et elle rentra dans sa chambre, avec une dignité de Cérès colossale, aux triples mamelles, et drapée de blanc.

Le père garda Auguste quelques minutes encore. Il fut conciliant, laissa entendre qu'avec les femmes il valait mieux tout supporter, finit par le renvoyer calmé, résolu au pardon. Mais, quand il se retrouva seul dans la salle à manger, devant sa petite lampe, le bonhomme se mit à pleurer. C'était fini, il n'y avait plus de bonheur, jamais il ne trouverait le temps de faire assez de bandes, la nuit, pour aider sa fille en cachette. L'idée que cette enfant pouvait s'endetter, l'accablait comme d'une honte personnelle. Et il se sentait malade, il venait de recevoir un nouveau coup, la force lui manquerait un de ces soirs. Enfin, péniblement, renfonçant ses larmes, il travailla.

En bas, dans la boutique, Berthe était demeurée un instant immobile, le visage entre les mains. Un garçon, après avoir mis les volets, venait de redescendre dans le sous-sol. Alors, Octave crut devoir s'approcher de la jeune femme. Dès le départ du mari, Saturnin lui avait fait de grands gestes, par-dessus la tête de sa soeur, comme pour l'inviter à la consoler. Maintenant, il rayonnait, il multipliait les clins d'yeux; et, craignant de ne pas être compris, il accentuait ses conseils en envoyant des baisers dans le vide, avec une effusion débordante d'enfant.

—Comment! tu veux que je l'embrasse? demanda Octave par signes.

—Oui, oui, répondit le fou, d'un hochement de menton enthousiaste.

Et, lorsqu'il vit le jeune homme souriant devant sa soeur, qui ne s'était aperçu de rien, il s'assit par terre, derrière un comptoir, ne voulant pas les gêner, se cachant. Les becs de gaz brûlaient encore, la flamme haute, dans le grand silence du magasin fermé. C'était une paix morte, un étouffement où les pièces de soie mettaient l'odeur fade de leur apprêt.

—Madame, je vous en prie, ne vous faites pas tant de peine, dit Octave, de sa voix caressante.

Elle eut un tressaillement, en le trouvant si près d'elle.

—Je vous demande pardon, monsieur Octave. Ce n'est pas ma faute, si vous avez assisté à cette explication pénible. Et je vous prie d'excuser mon mari, car il devait être malade, ce soir…. Vous savez, dans tous les ménages, il y a de petites contrariétés….

Des sanglots l'étranglèrent. La seule idée d'atténuer les torts de son mari pour le monde, avait déterminé une crise de larmes abondantes, qui la détendait. Saturnin montra sa tête inquiète au ras du comptoir; mais il replongea aussitôt, quand il vit Octave se décider à prendre la main de sa soeur.

—Je vous en prie, madame, un peu de courage, disait ce dernier.

—Non, c'est plus fort que moi, balbutia-t-elle. Vous étiez là, vous avez entendu…. Pour quatre-vingt-quinze francs de cheveux! Comme si toutes les femmes n'en portaient pas, des cheveux, aujourd'hui!… Mais lui ne sait rien, ne comprend rien. Il ne connaît pas plus les femmes que le grand Turc, il n'en a jamais eu, non jamais, monsieur Octave!… Ah! je suis bien malheureuse!

Elle disait tout, dans la fièvre de sa rancune. Un homme qu'elle prétendait avoir épousé par amour, et qui bientôt lui refuserait des chemises! Est-ce qu'elle ne remplissait pas ses devoirs? est-ce qu'il trouvait seulement une négligence à lui reprocher? Certes, s'il ne s'était pas mis en colère, le jour où elle lui avait demandé des cheveux, elle n'aurait jamais été réduite à en acheter sur sa bourse! Et, pour les plus petites bêtises, la même histoire recommençait: elle ne pouvait témoigner une envie, souhaiter le moindre objet de toilette, sans se heurter contre des maussaderies féroces. Naturellement, elle avait sa fierté, elle ne demandait plus rien, aimait mieux manquer du nécessaire que de s'humilier sans résultat. Ainsi, elle désirait follement, depuis quinze jours, une parure de fantaisie, vue avec sa mère à la vitrine d'un bijoutier du Palais-Royal.

—Vous savez, trois étoiles de strass pour être piquées dans les cheveux…. Oh! une babiole, cent francs, je crois…. Eh bien! j'ai eu beau en parler du matin au soir, si vous croyez que mon mari a compris!

Octave n'aurait osé compter sur une pareille occasion. Il brusqua les choses.

—Oui, oui, je sais. Vous en avez parlé plusieurs fois devant moi…. Et, mon Dieu! madame, vos parents m'ont si bien reçu, vous m'avez accueilli vous-même avec tant d'obligeance, que j'ai cru pouvoir me permettre….

En parlant, il sortait de sa poche une boîte longue, où les trois étoiles luisaient sur un morceau d'ouate. Berthe s'était levée, très émue.

—Mais c'est impossible! monsieur. Je ne veux pas…. Vous avez eu le plus grand tort.

Lui, se montrait naïf, inventait des prétextes. Dans le Midi, ça se faisait parfaitement. Et puis, des bijoux sans aucune valeur. Elle, toute rose, ne pleurait plus, les yeux sur la boite, rallumés aux étincelles des pierres fausses.

—Je vous en prie, madame…. Un bon mouvement pour me prouver que vous êtes contente de mon travail.

—Non, vraiment, monsieur Octave, n'insistez pas…. Vous me faites de la peine.

Saturnin avait reparu; et, en extase, comme devant un reliquaire, il regardait les bijoux. Mais sa fine oreille entendit les pas d'Auguste, qui revenait. Il avertit Berthe d'un léger claquement de langue. Alors, celle-ci se décida, juste au moment où son mari entrait.

—Eh bien! écoutez, murmura-t-elle rapidement en fourrant la boîte dans sa poche, je dirai que c'est ma soeur Hortense qui m'en a fait cadeau.

Auguste donna l'ordre d'éteindre le gaz, puis il monta avec elle se coucher, sans ajouter un mot sur la querelle, heureux au fond de la trouver remise, très gaie, comme s'il ne s'était rien passé entre eux. Le magasin tombait à une nuit profonde; et, au moment où Octave se retirait aussi, il sentit dans l'obscurité des mains brûlantes serrer les siennes, à les briser. C'était Saturnin, qui couchait au fond du sous-sol.

—Ami … ami … ami, répétait le fou, avec un élan de sauvage tendresse.

Déconcerté dans ses calculs, Octave, peu à peu, se prenait pour Berthe d'un jeune et ardent désir. S'il avait d'abord suivi son plan ancien de séduction, sa volonté d'arriver par les femmes, maintenant il ne voyait plus seulement en elle la patronne, celle dont la possession devait mettre la maison à sa merci; il voulait avant tout la Parisienne, cette jolie créature de luxe et de grâce, dans laquelle il n'avait jamais mordu, à Marseille; il éprouvait comme une fringale de ses petites mains gantées, de ses petits pieds chaussés de bottines à hauts talons, de sa gorge délicate noyée de fanfreluches, même des dessous douteux, de la cuisine qu'il flairait sous ses toilettes trop riches; et ce coup brusque de passion allait jusqu'à attendrir la sécheresse de sa nature économe, au point de lui faire jeter en cadeaux, en dépenses de toutes sortes, les cinq mille francs apportés du Midi, doublés déjà par des opérations financières, dont il ne parlait à personne.

Mais ce qui le dévoyait surtout, c'était d'être devenu timide, en tombant amoureux. Il n'avait plus sa décision, sa hâte d'aller au but, goûtant au contraire des joies paresseuses à ne rien brusquer. Du reste, dans cette défaillance passagère de son esprit si pratique, il finissait par considérer la conquête de Berthe comme une campagne d'une difficulté extrême, qui demandait des lenteurs, des ménagements de haute diplomatie. Sans doute ses deux insuccès, auprès de Valérie et de madame Hédouin, l'emplissaient de la terreur d'échouer, une fois encore. Mais il y avait, en outre, au fond de son trouble plein d'hésitation, une peur de la femme adorée, une croyance absolue à l'honnêteté de Berthe, tout cet aveuglement de l'amour que le désir paralyse et qui désespère.

Le lendemain de la querelle du ménage, Octave, heureux d'avoir fait accepter son cadeau à la jeune femme, songea qu'il serait adroit de se mettre bien avec le mari. Alors, comme il mangeait à la table de son patron, celui-ci ayant l'habitude de nourrir ses employés, pour les garder sous la main, il lui témoigna une complaisance sans bornes, l'écouta au dessert, approuva bruyamment ses idées. Même, en particulier, il parut épouser son mécontentement contre sa femme, au point de feindre de la surveiller et de le renseigner ensuite par de petits rapports. Auguste fut très touché; il avoua un soir au jeune homme qu'il avait failli un instant le renvoyer, car il le croyait de connivence avec sa belle-mère. Octave, glacé, manifesta aussitôt de l'horreur pour madame Josserand, ce qui acheva de les rapprocher dans une complète communauté d'opinions. Du reste, le mari était un bon homme au fond, simplement désagréable, mais volontiers résigné, tant qu'on ne le jetait pas hors de lui, en dépensant son argent ou en touchant à sa morale. Il jurait même de ne plus se mettre en colère, car il avait eu, après la querelle, une migraine abominable, dont il était resté idiot pendant trois jours.

—Vous me comprenez, vous! disait-il au jeune homme. Je veux ma tranquillité…. En dehors de ça, je me fiche de tout, la vertu mise à part bien entendu, et pourvu que ma femme n'emporte pas la caisse. Hein? je suis raisonnable, je n'exige pas d'elle des choses extraordinaires?

Et Octave exaltait sa sagesse, et ils célébraient ensemble les douceurs de la vie plate, des années toujours semblables, passées à métrer de la soie. Même, pour lui plaire, le commis abandonnait ses idées de grand commerce. Un soir, il l'avait effaré, en reprenant son rêve de vastes bazars modernes, et en lui conseillant, comme à madame Hédouin, d'acheter la maison voisine, afin d'élargir sa boutique. Auguste, dont la tête éclatait déjà au milieu de ses quatre comptoirs, le regardait avec une telle épouvante de commerçant habitué à couper les liards en quatre, qu'il s'était hâté de retirer sa proposition et de s'extasier sur la sécurité honnête du petit négoce.

Les jours coulaient, Octave faisait son trou dans la maison, comme un trou de duvet où il avait chaud. Le mari l'estimait, madame Josserand elle-même, à laquelle il évitait pourtant de témoigner trop de politesse, le regardait d'un air encourageant. Quant à Berthe, elle devenait avec lui d'une familiarité charmante. Mais son grand ami était Saturnin, dont il voyait s'accroître l'affection muette, le dévouement de chien fidèle, à mesure que lui-même désirait plus violemment la jeune femme. Pour tout autre, le fou montrait une jalousie sombre; un homme ne pouvait approcher sa soeur, sans qu'il fût aussitôt inquiet, les lèvres retroussées, prêt à mordre. Et si, au contraire, Octave se penchait vers elle librement, la faisait rire du rire tendre et mouillé d'une amante heureuse, il riait d'aise lui-même, son visage reflétait un peu de leur joie sensuelle. Le pauvre être semblait goûter l'amour dans cette chair de femme, qu'il sentait sienne, sous la poussée de l'instinct; et l'on eût dit qu'il éprouvait pour l'amant choisi la reconnaissance pâmée du bonheur. Dans tous les coins, il arrêtait celui-ci, jetait autour d'eux des regards méfiants, puis s'ils étaient seuls, lui parlait d'elle, répétait toujours les mêmes histoires, en phrases heurtées.

—Quand elle était petite, elle avait des petits membres gros comme ça; et déjà grasse, et toute rose, et très gaie…. Alors, elle gigotait par terre. Moi, ça m'amusait, je la regardais, je me mettais à genoux…. Alors, pan! pan! pan! elle me donnait des coups de pied dans l'estomac…. Alors, ça me faisait plaisir, oh! ça me faisait plaisir!

Octave sut ainsi l'enfance entière de Berthe, l'enfance avec ses bobos, ses joujoux, sa croissance de joli animal indompté. Le cerveau vide de Saturnin gardait religieusement des faits sans importance, dont lui seul se souvenait: un jour où elle s'était piquée et où il avait sucé le sang; un matin où elle lui était restée dans les bras, en voulant monter sur la table. Mais il retombait toujours au grand drame, à la maladie de la jeune fille.

—Ah! si vous l'aviez vue!… La nuit, j'étais tout seul près d'elle. On me battait pour m'envoyer me coucher. Et je revenais, les pieds nus…. Tout seul. Ça me faisait pleurer, parce qu'elle était blanche. Je tâtais voir si elle devenait froide…. Puis, ils m'ont laissé. Je la soignais mieux qu'eux, je savais les remèdes, elle prenait ce que je lui donnais…. Des fois, quand elle se plaignait trop, je lui mettais la tête sur moi. Nous étions gentils…. Ensuite, elle a été guérie, et je voulais revenir, et ils m'ont encore battu.

Ses yeux s'allumaient, il riait, il pleurait, comme si les faits dataient de la veille. De ses paroles entrecoupées, se dégageait l'histoire de cette tendresse étrange: son dévouement de pauvre d'esprit au chevet de la petite malade, abandonnée des médecins; son coeur et son corps donnés à la chère mourante, qu'il soignait dans sa nudité, avec des délicatesses de mère; son affection et ses désirs d'homme arrêtés là, atrophiés, fixés à jamais par ce drame de la souffrance dont l'ébranlement persistait; et, dès lors, malgré l'ingratitude après la guérison, Berthe restait tout pour lui, une maîtresse devant laquelle il tremblait, une fille et une soeur qu'il avait sauvée de la mort, une idole qu'il adorait d'un culte jaloux. Aussi poursuivait-il le mari d'une haine furieuse d'amant contrarié, ne tarissant pas en paroles méchantes, se soulageant avec Octave.

—Il a encore l'oeil bouché. C'est agaçant, son mal de tête!… Hier, vous ayez entendu comme il traînait les pieds…. Tenez, le voilà qui regarde dans la rue. Hein? est-il assez idiot!… Sale bête, sale bête!

Et Auguste ne pouvait remuer, sans que le fou se fâchât. Puis, venaient les propositions inquiétantes.

—Si vous voulez, à nous deux, nous allons le saigner comme un cochon.

Octave le calmait. Alors, Saturnin, dans ses jours de tranquillité, voyageait de lui à la jeune femme, d'un air ravi, leur rapportait des mots qu'ils avaient dits l'un sur l'autre, faisait leurs commissions, était comme un lien de continuelle tendresse. Il se serait jeté par terre, devant eux, pour leur servir de tapis.

Berthe n'avait plus reparlé du cadeau. Elle semblait ne pas remarquer les attentions tremblantes d'Octave, le traitait en ami, sans trouble aucun. Jamais il n'avait tant soigné la correction de sa tenue, et il abusait avec elle de la caresse de ses yeux couleur de vieil or, dont il croyait la douceur de velours irrésistible. Mais elle ne lui était reconnaissante que de ses mensonges, les jours où il l'aidait à cacher quelque escapade. Une complicité s'établissait ainsi entre eux: il favorisait les sorties de la jeune femme en compagnie de sa mère, donnait le change au mari, dès le moindre soupçon. Même elle finissait par ne plus se gêner, dans sa rage de courses et de visites, se reposant entièrement sur son intelligence. Et, si, à sa rentrée, elle le trouvait derrière une pile d'étoffes, elle le remerciait d'une bonne poignée de main de camarade.

Un jour pourtant, elle eut une grosse émotion. Octave, comme elle revenait d'une exposition de chiens, l'appela d'un signe dans le sous-sol; et, là, il lui remit une facture, qu'on avait présentée pendant son absence, soixante-deux francs, pour des bas brodés. Elle devint toute pâle, et le cri de son coeur fut aussitôt:

—Mon Dieu! est-ce que mon mari a vu ça!

Il se hâta de la rassurer, il lui conta quelle peine il avait eue pour escamoter la facture, sous le nez d'Auguste. Puis, d'un air de gêne, il dut ajouter à demi-voix:

—J'ai payé.

Alors, elle fit mine de fouiller ses poches, ne trouva rien, dit simplement:

—Je vous rembourserai…. Ah! que de remerciements, monsieur Octave! Je serais morte, si Auguste avait vu ça.

Et, cette fois, elle lui prit les deux mains, elle les tint un instant serrées entre les siennes. Mais jamais il ne fut plus question des soixante-deux francs.

C'était, en elle, un appétit grandissant de liberté et de plaisir, tout ce qu'elle se promettait dans le mariage étant jeune fille, tout ce que sa mère lui avait appris à exiger de l'homme. Elle apportait comme un arriéré de faim amassée, elle se vengeait de sa jeunesse nécessiteuse chez ses parents, des basses viandes mangées sans beurre pour acheter des bottines, des toilettes pénibles retapées vingt fois, du mensonge de leur fortune soutenu au prix d'une misère et d'une gaieté noires. Mais surtout elle se rattrapait des trois hivers où elle avait couru la boue de Paris en souliers de bal, à la conquête d'un mari: soirées mortelles d'ennui, pendant lesquelles, le ventre vide, elle se gorgeait de sirop; corvées de sourires et de grâces pudiques, auprès des jeunes gens imbéciles; exaspérations secrètes d'avoir l'air de tout ignorer, lorsqu'elle savait tout; puis, les retours sous la pluie, sans fiacre; puis, le frisson de son lit glacé et les gifles maternelles qui lui gardaient les joues chaudes. A vingt-deux ans encore, elle désespérait, tombée à une humilité de bossue, se regardait en chemise, le soir, pour voir s'il ne lui manquait rien. Et elle en tenait un enfin, et comme le chasseur qui achève d'un coup de poing brutal le lièvre qu'il s'est essoufflé à poursuivre, elle se montrait sans douceur pour Auguste, elle le traitait en vaincu.

Peu à peu, la désunion augmentait ainsi entre les époux, malgré les efforts du mari, désireux de ne pas troubler son existence. Il défendait désespérément son coin de tranquillité somnolente et maniaque, il fermait les yeux sur les fautes légères, en avalait même de grosses, avec la continuelle terreur de découvrir quelque abomination, qui le mettrait hors de lui. Les mensonges de Berthe, attribuant à l'affection de sa soeur ou de sa mère une foule de petits objets dont elle n'aurait pu expliquer l'achat, le trouvaient donc tolérant; même il ne grondait plus trop, lorsqu'elle sortait le soir, ce qui permit deux fois à Octave de la mener secrètement au théâtre, en compagnie de madame Josserand et d'Hortense: parties charmantes, après lesquelles ces dames tombèrent d'accord qu'il savait vivre.

Jusque-là, du reste, Berthe, au moindre mot, jetait son honnêteté à la figure d'Auguste. Elle se conduisait bien, il devait s'estimer heureux; car, pour elle comme pour sa mère, la légitime mauvaise humeur d'un mari commençait seulement au flagrant délit de la femme. Cette honnêteté réelle, dans les premières gloutonneries où elle gâchait son appétit, ne lui coûtait pourtant pas un gros sacrifice. Elle était de nature froide, d'un égoïsme rebelle aux tracas de la passion, préférant se donner toute seule des jouissances, sans vertu d'ailleurs. La cour que lui faisait Octave la flattait, simplement, après ses échecs de fille à marier qui s'était cru abandonnée des hommes; et elle en tirait en outre toutes sortes de profits, dont elle bénéficiait avec sérénité, ayant grandi dans le désir enragé de l'argent. Un jour, elle avait laissé le commis payer pour elle cinq heures de voiture; un autre jour, sur le point de sortir, elle s'était fait prêter trente francs, derrière le dos de son mari, en disant avoir oublié son porte-monnaie. Jamais elle ne rendait. Ce jeune homme ne tirait pas à conséquence; elle n'avait aucune idée sur lui, elle l'utilisait, toujours sans calcul, au petit bonheur de ses plaisirs et des événements. Et, en attendant, elle abusait de son martyre de femme maltraitée, qui remplissait strictement ses devoirs.

Ce fut un samedi qu'une affreuse querelle éclata entre les époux, au sujet d'une pièce de vingt sous qui se trouvait en moins dans le compte de Rachel. Comme Berthe réglait ce compte, Auguste apporta, selon son habitude, l'argent nécessaire aux dépenses du ménage pour la semaine suivante. Les Josserand devaient dîner le soir, et la cuisine se trouvait encombrée de provisions: un lapin, un gigot, des choux-fleurs. Près de l'évier, Saturnin, accroupi sur le carreau, cirait les souliers de sa soeur et les bottes de son beau-frère. La querelle commença par de longues explications au sujet de la pièce de vingt sous. Où avait-elle passé? Comment pouvait-on égarer vingt sous? Auguste voulut refaire les additions. Pendant ce temps, Rachel embrochait son gigot avec tranquillité, toujours souple, malgré son air dur, la bouche close, mais les yeux aux aguets. Enfin, il donna cinquante francs, et il allait redescendre, lorsqu'il revint, obsédé par l'idée de cette pièce perdue.

—Il faut la retrouver pourtant, dit-il. C'est peut-être toi qui l'auras empruntée à Rachel, et vous ne vous en souvenez plus.

Berthe, du coup, fut très blessée.

—Accuse-moi de faire danser l'anse du panier!… Ah! tu es gentil!

Tout partit de là, ils en arrivèrent bientôt aux mots les plus vifs. Auguste, malgré son désir d'acheter chèrement la paix, se montrait agressif, excité par la vue du lapin, du gigot et des choux-fleurs, hors de lui devant ce tas de nourriture, qu'elle jetait en une fois, sous le nez de ses parents. Il feuilletait le livre de compte, s'exclamait à chaque article. Ce n'était pas Dieu possible! elle s'entendait avec la bonne pour gagner sur les provisions.

—Moi! moi! cria la jeune femme poussée à bout; moi, je m'entends avec la bonne!… Mais c'est vous; monsieur, qui la payez pour m'espionner! Oui, je la sens toujours sur mon dos, je ne puis risquer un pas sans rencontrer ses yeux…. Ah! elle peut bien regarder par le trou de la serrure, quand je change de linge. Je ne fais rien de mal, je me moque de votre police…. Seulement, ne poussez pas l'audace jusqu'à me reprocher de m'entendre avec elle.

Cette attaque imprévue laissa le mari un moment stupéfait. Rachel s'était tournée, sans lâcher le gigot; et elle mettait la main sur son coeur, elle protestait.

—Oh! madame, pouvez-vous croire!… Moi qui respecte tant madame!

—Elle est folle! dit Auguste en haussant les épaules. Ne vous défendez pas, ma fille…. Elle est folle!

Mais un bruit, derrière son dos, l'inquiéta. C'était Saturnin qui venait de jeter violemment l'un des souliers à moitié ciré, pour s'élancer au secours de sa soeur. La face terrible, les poings serrés, il bégayait qu'il étranglerait ce sale individu, s'il la traitait encore de folle. Peureusement, l'autre s'était réfugié derrière la fontaine, en criant:

—C'est assommant à la fin, si je ne peux plus vous adresser une observation, sans que celui-là se mette entre nous!… J'ai bien voulu l'accepter, mais qu'il me fiche la paix! Encore un joli cadeau de votre mère! elle en avait une peur de chien, et elle me l'a collé sur le dos, préférant me faire assommer à sa place. Merci!… Le voilà qui prend un couteau. Empêchez-le donc!

Berthe désarma son frère, le calma d'un regard, pendant que, très pâle, Auguste continuait à mâcher de sourdes paroles. Toujours les couteaux en l'air! Un mauvais coup était si vite attrapé; et, avec un fou, rien à faire, la justice ne vous vengerait seulement pas! Enfin, on ne se faisait point garder par un frère pareil, qui aurait réduit un mari à l'impuissance, même dans les cas de la plus légitime indignation, et jusqu'à le forcer à boire sa honte.

—Tenez! monsieur, vous manquez de tact, déclara Berthe d'un ton dédaigneux. Un homme comme il faut ne s'explique pas dans une cuisine.

Elle se retira dans sa chambre, en refermant violemment les portes. Rachel s'était retournée vers sa rôtissoire, comme n'entendant plus la querelle de ses maîtres. Par excès de discrétion, en fille qui se tenait à sa place, même quand elle savait tout, elle ne regarda pas sortir madame; et elle laissa monsieur piétiner un instant, sans hasarder le moindre jeu de physionomie. D'ailleurs, presque aussitôt, monsieur courut derrière madame. Alors, Rachel, impassible, put mettre le lapin au feu.

—Comprends donc, ma bonne amie, dit Auguste à Berthe, qu'il avait rattrapée dans la chambre, ce n'était pas pour toi que je parlais, c'était pour cette fille qui nous vole…. Il faut bien les retrouver, ces vingt sous.

La jeune femme eut une secousse d'exaspération nerveuse. Elle le regarda en face, toute blanche, résolue.

—A la fin, allez-vous me lâcher, avec vos vingt sous!… Ce n'est pas vingt sous que je veux, c'est cinq cents francs par mois. Oui, cinq cents francs, pour ma toilette…. Ah! vous parlez d'argent dans la cuisine, en présence de la bonne! Eh bien! ça me décide à en parler aussi, moi! Il y a longtemps que je me retiens…. Je veux cinq cents francs.

Il restait béant devant cette demande. Et elle entama la grande querelle que, pendant vingt ans, sa mère avait faite tous les quinze jours à son père. Est-ce qu'il espérait la voir marcher nu-pieds? Quand on épousait une femme, on s'arrangeait au moins pour l'habiller et la nourrir proprement. Plutôt mendier que de se résigner à cette vie de sans-le-sou! Ce n'était point sa faute, à elle, s'il se montrait incapable dans son commerce; oh! oui, incapable, sans idées, sans initiative, ne sachant que couper les liards en quatre. Un homme qui aurait dû mettre sa gloire à faire vite fortune, à la parer comme une reine, pour tuer de rage les gens du Bonheur des Dames! Mais non! avec une si pauvre tête, la faillite devenait certaine. Et, de ce flot de paroles, montait le respect, l'appétit furieux de l'argent, toute cette religion de l'argent dont elle avait appris le culte dans sa famille, en voyant les vilenies où l'on tombe pour paraître seulement en avoir:

—Cinq cents francs! dit enfin Auguste. J'aimerais mieux fermer le magasin.

Elle le regarda froidement.

—Vous refusez. C'est bon, je ferai des dettes.

—Encore des dettes, malheureuse!

Dans un mouvement de brusque violence, il la saisit par les bras, la poussa contre le mur. Alors, sans crier, étranglée de colère, elle courut ouvrir la fenêtre, comme pour se précipiter sur le pavé; mais elle revint, le poussa à son tour vers la porte, le jeta dehors, en bégayant:

—Allez-vous-en, ou je fais un malheur!

Et, derrière son dos, elle mit bruyamment le verrou. Un instant, il écouta, hésitant. Puis, il se hâta de descendre au magasin, repris de terreur, en voyant luire dans l'ombre les yeux de Saturnin, que le bruit de la courte lutte avait fait sortir de la cuisine.

En bas, Octave qui vendait des foulards à une vieille dame, s'aperçut tout de suite du bouleversement de ses traits. Il le regardait, du coin de l'oeil, marcher avec fièvre devant les comptoirs. Quand la cliente fut partie, le coeur d'Auguste déborda.

—Mon cher, elle devient folle, dit-il sans nommer sa femme. Elle s'est enfermée…. Vous devriez me rendre le service de monter lui parler. Je crains un accident, ma parole d'honneur!

Le jeune homme affecta d'hésiter. C'était si délicat! Enfin, il le fit par dévouement. En haut, il trouva Saturnin, planté à la porte de Berthe. Le fou, en entendant un bruit de pas, avait eu un grognement de menace. Mais, quand il reconnut le commis, sa figure s'éclaira.

—Ah! oui, toi, murmura-t-il. Toi, c'est bon…. Faut pas qu'elle pleure. Sois gentil, trouve des choses…. Et tu sais, reste. Pas de danger. Je suis là. Si la bonne veut voir, je cogne.

Et il s'assit par terre, il garda la porte. Comme il tenait encore l'une des bottes de son beau-frère, il se mit à la faire reluire, pour occuper son temps.

Octave s'était décidé à frapper. Aucun bruit, pas de réponse. Alors, il se nomma. Tout de suite, le verrou fut tiré. Berthe le pria d'entrer, en entrebâillant la porte. Puis, elle la referma, remit le verrou d'un doigt irrité.

—Vous, je veux bien, dit-elle. Lui, non!

Elle marchait, emportée par la colère, allant du lit à la fenêtre, qui était restée ouverte. Et elle lâchait des paroles décousues: il ferait manger ses parents, s'il voulait; oui, il leur expliquerait son absence, car elle ne se mettrait pas à table; plutôt mourir! D'ailleurs, elle préférait se coucher. Déjà, de ses mains fiévreuses, elle arrachait le couvre-pied, tapait les oreillers, ouvrait les draps, oubliant la présence d'Octave, au point qu'elle eut un geste, comme pour dégrafer sa robe. Puis, elle sauta à une autre idée.

—Croyez-vous! il m'a battue, battue, battue!… Et parce que, honteuse d'aller toujours en guenilles, je lui demandais cinq cents francs!

Lui, debout au milieu de la chambre, cherchait des paroles de conciliation.
Elle avait tort de se faire tant de mauvais sang. Tout s'arrangerait.
Enfin, timidement, il risqua une offre.

—Si vous êtes embarrassée pour quelque payement, pourquoi ne vous adressez-vous pas à vos amis? Je serais si heureux!… Oh! simplement un prêt. Vous me rendriez ça.

Elle le regardait. Après un silence, elle répondit:

—Jamais! c'est blessant…. Que penserait-on, monsieur Octave?

Son refus était si ferme, qu'il ne fut plus question d'argent. Mais sa colère semblait tombée. Elle respira fortement, se mouilla le visage; et elle restait toute blanche, très calme, un peu lasse, avec de grands yeux résolus. Lui, devant elle, se sentait envahi de cette timidité d'amour, qu'il trouvait stupide en somme. Jamais il n'avait aimé si ardemment; la force de son désir rendait gauches ses grâces de beau commis. Tout en continuant à conseiller une réconciliation, en phrases vagues, il raisonnait nettement au fond, il se demandait s'il ne devait pas la prendre dans ses bras; mais la peur d'être refusé encore, le faisait défaillir. Elle, muette, le regardait toujours de son air décidé, le front coupé d'une mince ride qui se creusait.

—Mon Dieu! poursuivait-il, balbutiant, il faut de la patience…. Votre mari n'est pas méchant. Si vous savez le prendre, il vous donnera ce que vous voudrez….

Et tous deux, derrière le vide de ces paroles, sentaient la même pensée les envahir. Ils étaient seuls, libres, à l'abri de toute surprise, le verrou poussé. Cette sécurité, la tiédeur enfermée de la chambre, les pénétraient. Cependant, il n'osait pas; son côté féminin, son sens de la femme s'affinait à cette minute de passion, au point de faire de lui la femme, dans leur approche. Alors, elle, comme si elle se fût souvenue d'anciennes leçons, laissa tomber son mouchoir.

—Oh! pardon, dit-elle au jeune homme qui le ramassait.

Leurs doigts s'effleurèrent, ils furent rapprochés par cet attouchement d'une seconde. Maintenant, elle souriait tendrement, elle avait la taille souple, se rappelant que les hommes détestent les planches. On ne faisait pas la niaise, on permettait les enfantillages, sans en avoir l'air, si l'on voulait en pêcher un.

—Voilà la nuit qui vient, reprit-elle, en allant pousser la fenêtre.

Il la suivit, et là, dans l'ombre des rideaux, elle lui abandonna sa main. Elle riait, plus fort, l'étourdissait de son rire perlé, l'enveloppait de ses jolis gestes; et, comme il s'enhardissait enfin, elle renversa la tête, dégagea son cou, montra son cou jeune et délicat, tout gonflé de sa gaieté. Éperdu, il la baisa sous le menton.

—Oh! monsieur Octave! dit-elle, confuse, en affectant de le remettre à sa place d'une façon gentille.

Mais il l'empoigna, la jeta sur le lit qu'elle venait d'ouvrir; et, dans son désir contenté, toute sa brutalité reparut, le dédain féroce qu'il avait de la femme, sous son air d'adoration câline. Elle, silencieuse, le subit sans bonheur. Quand elle se releva, les poignets cassés, la face contractée par une souffrance, tout son mépris de l'homme était remonté dans le regard noir qu'elle lui jeta. Un silence régnait. On entendait seulement, derrière la porte, Saturnin faisant reluire les bottes du mari, à larges coups de brosse réguliers.

Cependant, Octave, dans l'étourdissement de son triomphe, songeait à Valérie et à madame Hédouin. Enfin, il était donc autre chose que l'amant de la petite Pichon! C'était comme une réhabilitation à ses yeux. Puis, devant un mouvement pénible de Berthe, il éprouva un peu de honte, la baisa avec une grande douceur. Elle se remettait d'ailleurs, reprenait son visage d'insouciance résolue. D'un geste, elle sembla dire: «Tant pis! c'est fait.» Mais elle sentit ensuite le besoin d'exprimer une pensée mélancolique.

—Si vous m'aviez épousée! murmura-t-elle.

Il resta surpris, inquiet presque; ce qui ne l'empêcha pas de murmurer, en la baisant encore:

—Oh! oui, comme ce serait bon!

Le soir, le dîner avec les Josserand fut d'un charme infini. Berthe jamais ne s'était montrée si douce. Elle ne dit pas un mot de la querelle à ses parents, elle accueillit son mari d'un air de soumission. Celui-ci, enchanté, prit Octave à part pour le remercier; et il y apportait tant de chaleur, il lui serrait les mains en témoignant une si vive reconnaissance, que le jeune homme en fut gêné. D'ailleurs, tous l'accablaient de leur tendresse. Saturnin, très convenable à table, le regardait avec des yeux d'amour, comme s'il avait partagé la douceur de la faute. Hortense daignait l'écouter, tandis que madame Josserand lui versait à boire, pleine d'un encouragement maternel.

—Mon Dieu! oui, dit Berthe au dessert, je vais me remettre à la peinture…. Il y a longtemps que je veux décorer une tasse pour Auguste.

Cette bonne pensée conjugale toucha beaucoup ce dernier. Sous la table, depuis le potage, Octave avait posé son pied sur celui de la jeune femme; c'était comme une prise de possession, dans cette petite fête bourgeoise. Pourtant, Berthe n'était pas sans une sourde inquiétude devant Rachel, dont elle surprenait toujours le regard fouillant sa personne. Ça se voyait donc? Une fille à renvoyer ou à acheter, décidément.

Mais M. Josserand, qui se trouvait près de sa fille, acheva de l'attendrir en lui glissant, derrière la nappe, dix-neuf francs, enveloppés dans du papier. Il s'était penché, il murmurait à son oreille:

—Tu sais, ça vient de mon petit travail…. Si tu dois, il faut payer.

Alors, entre son père, qui lui poussait le genou, et son amant, qui frottait doucement sa bottine, elle se sentit pleine d'aise. La vie allait être charmante. Et tous se détendaient, goûtaient l'agrément d'une soirée passée en famille, sans dispute. En vérité, ce n'était pas naturel, quelque chose devait leur porter bonheur. Seul, Auguste avait les yeux tirés, envahi par une migraine, qu'il attendait d'ailleurs, à la suite de tant d'émotions. Même, vers neuf heures, il dut aller se coucher.

XIII

Depuis quelque temps, M. Gourd rôdait d'un air de mystère et d'inquiétude. On le rencontrait filant sans bruit, l'oeil ouvert, l'oreille tendue, montant sans cesse les deux escaliers, où des locataires l'avaient même aperçu faisant des rondes de nuit. Certainement, la moralité de la maison le préoccupait; il y sentait comme un souffle de choses déshonnêtes qui troublait la nudité froide de la cour, la paix recueillie du vestibule, les belles vertus domestiques des étages.

Un soir, Octave avait trouvé le concierge sans lumière, immobile au fond de son couloir, collé contre la porte qui donnait sur l'escalier de service. Surpris, il l'interrogea.

—Je veux me rendre compte, monsieur Mouret, répondit simplement M. Gourd, en se décidant à aller se coucher.

Le jeune homme resta très effrayé. Est-ce que le concierge soupçonnait ses rapports avec Berthe? Il les guettait peut-être. Leur liaison rencontrait de continuels obstacles, dans cette maison surveillée, et dont les locataires professaient les principes les plus rigides. Aussi ne pouvait-il approcher sa maîtresse que rarement, goûtant la seule joie, si elle sortait l'après-midi sans sa mère, de quitter le magasin sous un prétexte et de la rejoindre au fond de quelque passage écarté, où il la promenait à son bras, pendant une heure. Auguste, cependant, depuis la fin de juillet, découchait tous les mardis, pour aller à Lyon; car il avait eu la maladresse de prendre une part, dans une fabrique de soie qui périclitait. Mais Berthe, jusque-là, s'était refusée à profiter de cette nuit de liberté. Elle tremblait devant sa bonne, elle craignait qu'un oubli ne la livrât aux mains de cette fille.

Précisément, c'était un mardi soir qu'Octave découvrit M. Gourd, planté près de sa chambre. Cela redoublait ses inquiétudes. Depuis huit jours, il suppliait en vain Berthe de monter le retrouver, quand toute la maison dormirait. Le concierge avait-il donc deviné? Octave se coucha mécontent, tourmenté de crainte et de désir. Son amour s'irritait, tournait à la passion folle, et il se voyait avec colère tomber dans toutes les bêtises du coeur. Déjà, il ne pouvait rejoindre Berthe au fond des passages, sans lui acheter les choses qui l'arrêtaient devant les boutiques. Ainsi, la veille, passage de la Madeleine, elle avait regardé un petit chapeau d'un air si gourmand, qu'il était entré lui en faire cadeau: de la paille de riz, et rien qu'une guirlande de roses, quelque chose de délicieusement simple; mais deux cents francs, il trouvait ça un peu raide.

Vers une heure, il s'endormait, après s'être longtemps retourné entre les draps, la peau en feu, lorsqu'il fut réveillé par de légers coups.

—C'est moi, souffla doucement une voix de femme.

C'était Berthe. Il ouvrit, la serra éperdument dans l'obscurité. Mais elle ne montait pas pour ça, il la vit très émotionnée, quand il eut rallumé sa bougie éteinte. La veille, n'ayant pas assez d'argent en poche, il n'avait pu payer le chapeau; et, comme elle s'était oubliée, dans son contentement, jusqu'à donner son nom, on venait de lui envoyer une facture. Alors, tremblant qu'on ne se présentât le lendemain devant son mari, elle avait osé monter, encouragée par le grand silence de la maison, et certaine que Rachel dormait.

—Demain matin, n'est-ce pas? supplia-t-elle, en voulant s'échapper, il faut payer demain matin.

Mais il l'avait reprise entre ses bras.

—Reste!

Mal éveillé, frissonnant, il balbutiait à son cou, il l'attirait dans la tiédeur du lit. Elle, déshabillée, avait simplement gardé un jupon et une camisole; et il la sentait comme nue, ses cheveux déjà noués pour la nuit, ses épaules encore tièdes du peignoir dont elle sortait.

—Bien vrai, je te renverrai au bout d'une heure…. Reste!

Elle resta. La pendule, lentement, sonnait les heures, dans la volupté chaude de la chambre; et, à chaque tintement du timbre, il la retenait avec des supplications si tendres, qu'elle en demeurait brisée, sans force. Puis, vers quatre heures, comme elle allait enfin redescendre, ils s'endormirent aux bras l'un de l'autre, profondément. Quand ils ouvrirent les yeux, le plein jour entrait par la fenêtre, il était neuf heures. Berthe poussa un cri.

—Mon Dieu! je suis perdue!

Ce fut une minute de confusion. Elle avait sauté du lit, les yeux fermés de lassitude et de sommeil, les mains tâtonnantes, ne voyant rien, s'habillant de travers, avec des exclamations étouffées. Lui, pris d'un égal désespoir, s'était jeté devant la porte, pour l'empêcher de sortir ainsi vêtue, à une pareille heure. Devenait-elle folle? du monde la rencontrerait dans l'escalier, c'était trop dangereux; il fallait réfléchir, imaginer un moyen de descendre sans être aperçue. Mais elle, avec obstination, voulait s'en aller, simplement; et elle revenait se buter contre la porte, qu'il défendait. Enfin, il songea à l'escalier de service. Rien de plus commode: elle rentrerait vivement par sa cuisine. Seulement, comme Marie Pichon, le matin, était toujours dans le couloir, l'idée vint au jeune homme de l'occuper, par prudence, pendant que l'autre s'échapperait. Il passa rapidement un pantalon et un paletot.

—Mon Dieu! que c'est long! balbutiait Berthe, qui souffrait maintenant dans cette chambre, comme dans un brasier.

Enfin, Octave sortit de son pas tranquille de tous les jours, et il fut surpris de trouver Saturnin installé chez Marie, la regardant tranquillement faire son ménage. Le fou aimait à se réfugier ainsi près d'elle comme autrefois, heureux de l'oubli où elle le laissait, certain de ne pas être bousculé. Du reste, il ne la gênait pas, elle le tolérait volontiers, bien qu'il manquât de conversation; c'était une compagnie tout de même, et elle se mettait à chanter sa romance, d'une voix basse et mourante.

—Tiens! vous êtes avec votre amoureux, dit Octave, en manoeuvrant de façon à tenir la porte fermée, derrière son dos.

Marie devint pourpre. Oh! ce pauvre monsieur Saturnin! si c'était possible! Lui qui avait l'air de souffrir, lorsqu'on lui touchait la main, par hasard! Et le fou, d'ailleurs, se fâcha. Il ne voulait pas être amoureux, jamais, jamais! Les gens qui diraient ce mensonge à sa soeur, auraient affaire à lui. Octave, étonné de sa brusque irritation, dut le calmer.

Pendant ce temps, Berthe se glissait dans l'escalier de service. Elle avait deux étages à descendre. Dès la première marche, un rire aigu qui sortait de la cuisine de madame Juzeur, au-dessous, l'arrêta; et, tremblante, elle se tint près de la fenêtre du palier, grande ouverte sur l'étroite cour. Alors, des voix éclatèrent, le flot des ordures du matin montait, dégorgeait du boyau empesté. C'étaient les bonnes qui, furieusement, empoignaient la petite Louise, en l'accusant d'aller les regarder par le trou de la serrure, dans leur chambre, quand elles se couchaient. Pas quinze ans, une morveuse, quelque chose de propre! Louise riait, riait plus fort. Elle ne niait pas, elle connaissait le derrière d'Adèle, oh! non, fallait voir ça! Lisa était rien maigre, Victoire avait un ventre crevé comme un vieux tonneau. Et, pour la faire taire, toutes redoublaient de mots abominables. Puis, ennuyées d'avoir été déshabillées ainsi, les unes devant les autres, tourmentées du besoin de se défendre, elles se vengèrent sur leurs dames, en les déshabillant à leur tour. Merci! Lisa avait beau être maigre, elle ne l'était pas au point de l'autre madame Campardon, une jolie peau de requin, un vrai régal d'architecte; Victoire se contentait de souhaiter à toutes les Vabre, les Duveyrier et les Josserand du monde, un ventre aussi bien conservé que le sien, si elles atteignaient son âge; quant à Adèle, elle n'aurait bien sûr pas donné son derrière pour ceux des demoiselles de madame, des machines de rien du tout! Et Berthe, immobile, effarée, recevait au visage la vidure des cuisines, n'ayant jamais soupçonné cet égout, surprenant pour la première fois le linge sale de la domesticité, à l'heure où les maîtres se débarbouillent.

Mais, brusquement, une voix cria:

—V'là monsieur pour son eau chaude!

Et des fenêtres se fermèrent, des portes battirent. Il se fit un silence de mort. Berthe n'osait encore bouger. Comme elle descendait enfin, l'idée lui vint que Rachel devait être dans sa cuisine, à l'attendre. Ce fut une nouvelle angoisse. Elle redoutait de rentrer maintenant, elle aurait préféré gagner la rue, fuir au loin, pour toujours. Cependant, elle entrebâilla la porte, et elle fut soulagée, en n'apercevant pas la bonne. Alors, prise d'une joie d'enfant à se sentir chez elle, sauvée, elle gagna rapidement sa chambre. Mais, là, devant le lit, qui n'avait pas été défait, Rachel était debout. Elle regardait le lit; puis, elle regarda madame, avec son visage muet. Dans le premier saisissement, la jeune femme perdit la tête jusqu'à s'excuser, à parler d'une indisposition de sa soeur. Elle balbutiait, et tout d'un coup, effrayée de la pauvreté de son mensonge, comprenant bien que c'était fini, elle fondit en larmes. Tombée sur une chaise, elle pleurait, elle pleurait.

Cela dura une grande minute. Pas un mot ne fut échangé; seuls, les sanglots troublaient le calme profond de la chambre. Rachel, exagérant sa discrétion, gardant son air froid de fille qui sait tout, mais qui ne lâche rien, avait tourné le dos et affectait de rouler les oreillers, comme si elle achevait de faire le lit. Enfin, lorsque madame, de plus en plus bouleversée par ce silence, montra un désespoir trop bruyant, la bonne, en train d'essuyer, dit simplement d'une voix respectueuse:

—Madame a bien tort de se gêner, monsieur n'est pas si bon.

Berthe cessa de pleurer. Elle paierait cette fille, voilà tout. Sans attendre, elle lui donna vingt francs. Puis, cela lui parut mesquin; et, inquiète déjà, ayant cru lui voir pincer les lèvres d'un air dédaigneux, elle la rejoignit dans la cuisine, la ramena pour lui faire cadeau d'une robe presque neuve.

Au même instant, Octave, de son côté, était repris de terreur, à propos de M. Gourd. Comme il sortait de chez les Pichon, il l'avait trouvé immobile ainsi que la veille, en train de guetter derrière la porte de l'escalier de service. Il le suivit, sans même oser lui adresser la parole. Le concierge, gravement, redescendait le grand escalier. A l'étage au-dessous, il tira une clef de sa poche, entra dans la chambre louée au monsieur distingué, qui venait y travailler une nuit chaque semaine. Et, par la porte un moment ouverte, Octave vit nettement cette chambre, toujours close comme une tombe. Elle était, ce matin-là, dans un terrible désordre, le monsieur ayant sans doute travaillé la veille: un grand lit aux draps arrachés, une armoire à glace vide où l'on apercevait un reste de homard et des bouteilles entamées, deux cuvettes sales traînant, l'une devant le lit, l'autre sur une chaise. Tout de suite, M. Gourd, de son air froid de magistrat retraité, s'était mis à vider et à rincer les cuvettes.

En courant au passage de la Madeleine payer le chapeau, le jeune homme se débattit dans une incertitude douloureuse. Enfin, lorsqu'il rentra, il résolut de faire causer les concierges. Madame Gourd, devant la fenêtre ouverte de la loge, entre deux pots de fleurs, prenait l'air, allongée au fond de son grand fauteuil. Près de la porte, debout, la mère Pérou attendait, la mine humble et effarée.

—Vous n'avez pas de lettre pour moi? demanda Octave, comme entrée en matière.

Justement, M. Gourd descendait de la chambre du troisième. Ce ménage était le seul travail qu'il eût conservé dans la maison; et il se montrait flatté de la confiance du monsieur, qui le payait très cher, à la condition que les cuvettes ne passeraient point par d'autres mains.

—Non, monsieur Mouret, rien du tout, répondit-il.

Il avait bien aperçu la mère Pérou, mais il affectait de ne pas la voir. La veille, il s'était emporté contre elle jusqu'à la flanquer dehors, pour un seau d'eau répandu au milieu du vestibule. Et elle venait chercher son argent, prise d'un tremblement devant lui, se reculant dans les murs avec humilité.

Pourtant, comme Octave s'attardait à faire l'aimable avec madame Gourd, le concierge se tourna brutalement vers la vieille femme.

—Alors, il faut vous payer…. Qu'est-ce qu'on vous doit?

Mais madame Gourd l'interrompit.

—Chéri, regarde donc, voilà encore cette fille et son affreuse bête.

C'était Lisa qui, depuis quelques jours, avait ramassé un épagneul sur un trottoir. De là, de continuelles discussions avec les concierges. Le propriétaire ne voulait pas de bêtes dans la maison. Non, pas de bêtes et pas de femmes! Déjà la cour était interdite au petit chien; il pouvait bien faire dehors. Comme la pluie tombait depuis le matin, et qu'il rentrait les pattes trempées, M. Gourd se précipita, en criant:

—Je ne veux pas qu'il monte, entendez-vous!… Prenez-le dans vos bras.

—Tiens! pour me salir! dit Lisa insolente. En v'là un malheur, s'il mouillait un peu l'escalier de service!… Va, mon loulou.

M. Gourd voulut le saisir, faillit glisser, s'emporta contre ces saletés de bonnes. Toujours, il était en guerre avec elles, tourmenté, d'une rage d'ancien domestique, qui se fait servir à son tour. Mais, du coup, Lisa revint sur lui, et avec le bagou d'une fille grandie dans les ruisseaux de Montmartre:

—Eh! dis donc, veux-tu me lâcher, larbin dégommé!… Va donc vider les pots de chambre de monsieur le duc!

C'était la seule injure qui réduisît M. Gourd au silence. Les bonnes en abusaient. Il rentra frémissant, mâchant de sourdes paroles, disant que sans doute il était fier d'avoir servi chez monsieur le duc, et qu'elle n'y serait pas seulement restée deux heures, elle, cette pourriture! Puis, il tomba sur la mère Pérou, qui tressaillit.

—Qu'est-ce qu'on vous doit à la fin!… Hein? vous dites douze francs soixante-cinq…. Mais ce n'est pas possible! Soixante-trois heures à vingt centimes l'heure…. Ah! vous comptez un quart d'heure. Jamais de la vie! Je vous ai prévenue, je ne paie pas les quarts d'heure commencés.

Et il ne lui donna pas encore son argent, il la laissa terrifiée, pour se mêler à la conversation de sa femme et d'Octave. Celui-ci, adroitement, parlait des tracas que devait leur causer une maison pareille, tâchant ainsi de les mettre sur le chapitre des locataires. Il devait se passer derrière les portes tant de choses étranges! Alors, le concierge intervint, avec sa gravité.

—Ce qui nous regarde, nous regarde, monsieur Mouret, et ce qui ne nous regarde pas, ne nous regarde pas…. Tenez! voilà une chose, par exemple, qui me met hors de moi. Voyez ça, voyez ça!

Et, le bras tendu, il montrait sous la voûte la piqueuse de bottines, cette grande fille pâle qui était entrée dans la maison, en plein enterrement. Elle marchait avec peine, poussant devant elle un ventre énorme de femme enceinte, exagéré encore par la maigreur maladive de son cou et de ses jambes.

—Quoi donc? demanda Octave naïvement.

—Comment! vous ne voyez pas…. Ce ventre! ce ventre!

C'était ce ventre qui exaspérait M. Gourd. Un ventre de fille pas mariée, qu'elle avait apporté on ne savait d'où, car elle était toute plate en donnant le denier à Dieu! Oh! sans cela, certes, jamais on ne lui aurait loué. Et son ventre avait grossi sans mesure, hors de toute proportion.

—Vous comprenez, monsieur, expliquait le concierge, mon ennui et celui du propriétaire, le jour où je me suis aperçu de la chose. Elle aurait dû prévenir, n'est-ce pas? on ne s'introduit pas chez les gens, avec une affaire pareille cachée sous la peau…. Mais, dans les commencements, ça se voyait à peine, c'était possible, je ne disais trop rien. Enfin, j'espérais qu'elle y mettrait de la discrétion. Ah bien! oui, je la surveillais, il poussait à vue d'oeil, il me consternait par ses progrès rapides. Et, regardez, regardez aujourd'hui! elle ne tente rien pour le contenir, elle le lâche…. Le porche n'est plus assez large pour elle!

D'un bras tragique, il la montrait toujours, pendant qu'elle se dirigeait vers l'escalier de service. Le ventre, maintenant, lui semblait jeter son ombre sur la propreté froide de la cour, et jusque sur les faux marbres et les zincs dorés du vestibule. C'était lui qui s'enflait, qui emplissait l'immeuble d'une chose déshonnête, dont les murs gardaient un malaise. A mesure qu'il avait poussé, il s'était produit comme une perturbation dans la moralité des étages.

—Ma parole d'honneur! monsieur, si ça devait continuer, nous aimerions mieux nous retirer chez nous, à Mort-la-Ville, n'est-ce pas? madame Gourd; car Dieu merci! nous avons de quoi vivre, nous n'attendons après personne…. Une maison comme la nôtre affichée par un ventre pareil! car il l'affiche, monsieur; oui, on le regarde, quand il entre!

—Elle a l'air très souffrant, dit Octave en la suivant des yeux, sans trop oser la plaindre. Je la vois toujours si triste, si pâle, dans un tel abandon…. Mais elle a un amant sans doute.

Ici, M. Gourd eut un sursaut violent.

—Nous y voilà! Entendez-vous, madame Gourd? monsieur Mouret est aussi d'avis qu'elle a un amant. C'est clair, des choses comme ça ne poussent pas toutes seules…. Eh bien! monsieur, il y a deux mois que je la guette, et je n'ai pas encore aperçu l'ombre d'un homme. Faut-il qu'elle ait du vice! Ah! si je trouvais son particulier, comme je te le jetterais dehors! Mais je ne le trouve pas, c'est ça qui me ronge.

—Il ne vient peut-être personne, hasarda Octave.

Le concierge le regarda, surpris.

—Ce ne serait pas naturel. Oh! je m'entêterai; je le pincerai. J'ai encore six semaines, car je lui ai fait flanquer congé pour octobre…. La voyez-vous accoucher ici! Et, vous savez, monsieur Duveyrier a beau s'indigner en exigeant qu'elle aille faire ça dehors, je ne dors plus tranquille, car elle peut très bien nous jouer la mauvaise farce de ne pas attendre jusque-là…. En somme, toutes ces catastrophes étaient évitées sans ce vieux grigou de père Vabre. Pour toucher cent trente francs de plus, et malgré mes conseils! Le menuisier aurait dû lui suffire de leçon. Pas du tout, il a voulu louer à une piqueuse de bottines. Vas-y donc, pourris ta maison avec des ouvriers, loge du sale monde qui travaille!… Quand on a du peuple chez soi, monsieur, voilà ce qui vous pend au bout du nez!

Et, le bras tendu encore, il montrait le ventre de la jeune femme qui disparaissait difficilement dans l'escalier de service. Madame Gourd dut le calmer: il prenait trop à coeur la propreté de la maison, il se ferait du mal. Alors, la mère Pérou ayant osé manifester sa présence en toussant avec discrétion, il retomba sur elle, lui rabattit carrément le sou du quart d'heure qu'elle réclamait. Elle emportait enfin ses douze francs soixante, lorsqu'il lui offrit de la reprendre, mais à trois sous l'heure seulement. Elle se mit à pleurer, elle accepta.

—Je trouverai toujours du monde, disait-il. Vous n'êtes plus assez forte, vous n'en faites pas pour deux sous.

Octave, en remontant un instant à sa chambre, se sentit rassuré. Au troisième, il rejoignit madame Juzeur qui rentrait. Tous les matins maintenant, elle était obligée de descendre à la recherche de Louise, égarée chez les fournisseurs.

—Comme vous passez fier, dit-elle avec son fin sourire. On voit bien qu'on vous gâte ailleurs.

Ce mot réveilla les inquiétudes du jeune homme. Il la suivit au fond de son salon, en affectant de plaisanter. Un seul des rideaux était entr'ouvert, les tapis et les portières assoupissaient encore ce jour d'alcôve; et, dans cette pièce d'une mollesse d'édredon, les bruits du dehors mettaient à peine un bourdonnement. Elle l'avait fait asseoir près d'elle, sur le canapé bas et large. Mais, comme il ne lui prenait pas la main pour la baiser, elle demanda d'un air malicieux:

—Vous ne m'aimez donc plus?

Il rougit, il protesta qu'il l'adorait. Alors, elle lui donna sa main d'elle-même, en retenant de petits rires; et il dut la porter à ses lèvres, afin de détourner ses soupçons, si elle en avait. Mais, tout de suite, elle la retira.

—Non, non, vous avez beau vous exciter, ça ne vous fait pas plaisir….
Oh! je le sens, et d'ailleurs c'est si naturel!

Quoi? que voulait-elle dire? Il la saisit par la taille, il la pressa de questions. Mais elle ne répondait pas, elle s'abandonnait à son étreinte, en refusant de la tête. Pour la décider à parler, il la chatouilla.

—Dame! finit-elle par murmurer, puisque vous en aimez une autre.

Elle nomma Valérie, elle lui rappela le soir où il la mangeait des yeux, chez les Josserand. Puis, comme il jurait ne pas l'avoir eue, elle reprit avec son rire qu'elle le savait bien, qu'elle le taquinait. Seulement, il en avait eu une autre; et, cette fois elle nomma madame Hédouin, s'égayant davantage, s'amusant de ses protestations plus énergiques. Qui alors? c'était donc Marie Pichon? ah! celle-là, il ne pouvait nier. Il nie, pourtant; mais elle hochait la tête, elle assurait que son petit doigt ne mentait jamais. Et, pour lui arracher ces noms de femme, il devait redoubler de caresses, les lui tirer d'un frisson de tout son corps.

Cependant, elle n'avait pas nommé Berthe. Il la lâchait, lorsqu'elle reprit:

—Maintenant, il y a la dernière.

—Quelle dernière? demanda-t-il anxieux.

La bouche pincée, elle s'obstina de nouveau à n'en pas dire davantage, tant qu'il ne lui eut pas desserré les lèvres d'un baiser. Vraiment, elle ne pouvait lui nommer la personne, car c'était elle qui avait eu la première l'idée du mariage; et elle contait l'histoire de Berthe, sans prononcer son nom. Alors, il avoua tout, dans son cou délicat, goûtant à cet aveu une jouissance lâche. Était-il drôle, de se cacher d'elle! Il la croyait jalouse peut-être. Pourquoi aurait-elle été jalouse? elle ne lui avait rien accordé, n'est-ce pas? Oh! des petites bêtises, des enfantillages comme en ce moment, mais jamais ça! Enfin, elle était une femme honnête, elle le querellait presque de l'avoir soupçonnée de jalousie.

Lui, la gardait renversée entre ses bras. Prise de langueur, elle fit allusion au cruel qui l'avait plantée là, après une semaine de mariage. Une femme malheureuse comme elle en savait trop sur les orages du coeur! Depuis longtemps, elle avait deviné ce qu'elle appelait «les machines» d'Octave; car il ne pouvait se donner un baiser dans la maison, sans qu'elle l'entendît. Et, au fond du large canapé, tous deux en étaient arrivés à une bonne causerie intime, qu'ils coupaient, sans y penser, de chatteries promenées un peu partout. Elle le traitait de grand nigaud, car il avait raté Valérie par sa faute; elle la lui aurait fait avoir tout de suite, s'il était simplement entré demander un conseil. Ensuite, elle le questionnait sur cette petite Pichon, des jambes affreuses et rien là dedans, pas vrai? Mais elle revenait toujours à Berthe, elle la trouvait charmante, une peau superbe, un pied de marquise. A ce jeu, elle dut le repousser bientôt.

—Non, laissez-moi, il faudrait être sans principes, par exemple!… D'ailleurs, ça ne vous ferait pas plaisir. Hein? vous dites que si. Oh! c'est histoire de me flatter. Ce serait trop vilain, si ça vous faisait plaisir…. Gardez ça pour elle. Au revoir, mauvais sujet!

Et elle le renvoya, en exigeant de lui le serment solennel de venir se confesser souvent, sans rien cacher, s'il voulait qu'elle prît la direction de son coeur.

Octave la quitta tranquillisé. Elle lui avait rendu sa belle humeur, elle l'amusait, avec la complication de sa vertu. En bas, dès qu'il entra dans le magasin, il rassura d'un signe Berthe, dont les yeux l'interrogeaient au sujet du chapeau. Alors, toute la terrible aventure du matin fut oubliée. Quand Auguste revint, un peu avant le déjeuner, il les trouva comme tous les jours, Berthe ennuyée sur la banquette de la caisse, Octave occupé à métrer galamment de la faille pour une dame.

Mais, à partir de ce jour, les deux amants eurent des rendez-vous plus rares encore. Lui, très ardent, se désespérait, la poursuivait dans les coins, avec de continuelles sollicitations, des demandes de rencontres, quand elle voudrait, n'importe où. Elle, au contraire, d'une indifférence de fille grandie en serre chaude, ne semblait aimer de l'amour coupable que les sorties furtives, les cadeaux, les plaisirs défendus, les heures chères passées en voiture, au théâtre, dans les restaurants. Toute son éducation repoussait, son appétit d'argent, de toilette, de luxe gâché; et elle en était bientôt venue à être lasse de son amant comme de son mari, le trouvait lui aussi trop exigeant pour ce qu'il donnait, tâchait avec une tranquille inconscience de ne pas lui faire son poids de bonheur. Aussi, exagérant ses craintes, refusait-elle sans cesse: chez lui, jamais plus! elle serait morte de peur; chez elle, c'était impossible, on pouvait les surprendre; puis, la maison mise de côté, lorsqu'il la conjurait, dehors, de se laisser conduire pour une heure dans une chambre d'hôtel, elle se mettait à pleurer, elle lui disait que, vraiment, il fallait qu'il la respectât bien peu. Cependant, les dépenses allaient leur train, ses caprices s'accentuaient; après le chapeau, elle avait désiré un éventail en point d'Alençon, sans compter ses envies de petits riens coûteux, au hasard des boutiques. S'il n'osait encore refuser, il était repris de son avarice, devant la débâcle de ses économies. En garçon pratique, il finissait par trouver stupide de toujours payer, quand elle, de son côté, ne lui livrait que son pied, sous la table. Décidément, Paris lui portait malheur: d'abord, des échecs; ensuite, ce coup de coeur imbécile, qui vidait sa bourse. Certes, on ne pouvait l'accuser d'arriver par les femmes. Il en tirait maintenant un honneur comme consolation, dans la rage inavouée de son plan si maladroitement mené jusque-là.

Auguste, pourtant, ne les gênait guère. Depuis les mauvaises affaires de Lyon, il était ravagé davantage encore par ses migraines. Berthe, le premier du mois, avait éprouvé un saisissement de bonheur, en le voyant mettre, le soir, sous la pendule de la chambre à coucher, trois cents francs pour sa toilette; et, malgré la réduction sur la somme exigée par elle, comme elle désespérait d'en obtenir jamais le premier sou, elle se jeta dans ses bras, toute chaude de reconnaissance. Le mari eut, en cette occasion, une nuit de gentillesse comme l'amant n'en avait point.

Septembre s'écoula de la sorte, dans le grand calme de la maison vidée par l'été. Les gens du deuxième se trouvaient aux bains de mer, en Espagne; ce qui faisait hausser les épaules de M. Gourd, plein de pitié: des embarras! comme si les personnes les plus distinguées ne se contentaient pas de Trouville! Les Duveyrier, depuis les vacances de Gustave, étaient à leur propriété de Villeneuve-Saint-Georges. Même les Josserand allèrent passer quinze jours chez un ami, près de Pontoise, en laissant se répandre la rumeur qu'ils partaient pour une ville d'eau. Ce vide, les appartements déserts, l'escalier dormant dans plus de silence, semblaient à Octave offrir moins de danger; et il discuta, il fatigua Berthe, qui le reçut enfin chez elle, un soir, pendant un voyage d'Auguste à Lyon. Mais ce rendez-vous faillit mal tourner encore; madame Josserand, rentrée de l'avant-veille, eut une telle indigestion, au retour d'un dîner en ville, qu'Hortense, inquiète, descendit chercher sa soeur. Heureusement, Rachel achevait de récurer ses cuivres, et elle put faire échapper le jeune homme par l'escalier de service. Les jours suivants, Berthe abusa de cette alerte pour tout refuser de nouveau. D'ailleurs, ils commirent la faute de ne pas récompenser la bonne; elle les servait, de son air froid, avec son respect supérieur de fille qui n'entend ni ne voit rien; seulement, comme madame pleurait sans cesse après l'argent, et comme monsieur Octave dépensait déjà trop en cadeaux, elle pinçait de plus en plus les lèvres, dans cette baraque où l'amant de la bourgeoise ne lui aurait pas lâché dix sous, quand il couchait. S'ils croyaient l'avoir achetée jusqu'à la fin des siècles, pour vingt francs et une robe, ah bien! non, ils se trompaient: elle s'estimait plus cher que ça! Dès lors, elle se montra moins complaisante, elle cessa de fermer les portes derrière eux, sans qu'ils eussent conscience de sa mauvaise humeur; car on n'est pas en train de donner des pourboires, lorsque, furieux de ne savoir où aller s'embrasser, on en arrive aux querelles, là-dessus. Et la maison élargissait son silence, et Octave, toujours à la recherche d'un coin de sécurité, y rencontrait partout M. Gourd, guettant les choses déshonnêtes dont frissonnaient les murs, filant sans bruit, hanté par des ventres de femmes enceintes.

Madame Juzeur, cependant, pleurait avec ce mignon, mourant d'amour, qui ne pouvait voir la dame; et elle lui prodiguait les plus sages conseils. Les désirs d'Octave en vinrent au point qu'un jour il songea à la supplier de lui prêter son appartement; sans doute elle n'aurait pas refusé, mais il craignit de révolter Berthe, en avouant ses indiscrétions. Il avait bien projeté également d'utiliser Saturnin; peut-être le fou les garderait-il ainsi qu'un chien fidèle, dans quelque chambre perdue; seulement, il montrait des humeurs fantasques, tantôt accablant de caresses gênantes l'amant de sa soeur, tantôt le boudant, lui jetant des regards soupçonneux, allumés d'une brusque haine. On aurait dit des accès de jalousie, toute une jalousie nerveuse et violente de femme. Il la lui témoignait surtout depuis qu'il le trouvait parfois le matin, chez la petite Pichon, en train de rire. Maintenant, en effet, Octave ne passait plus devant la porte de Marie sans entrer, repris d'un singulier goût, d'un coup de passion, qu'il ne s'avouait même pas; il adorait Berthe, il la désirait follement, et dans ce besoin de l'avoir, renaissait pour l'autre une tendresse infinie, un amour dont il n'avait jamais éprouvé la douceur, au temps de leur liaison. C'était un charme continuel à la regarder, à la toucher, des plaisanteries, des taquineries, les jeux de main d'un homme qui voudrait reprendre une femme, avec la secrète gêne d'aimer ailleurs. Et, ces jours-là, quand Saturnin le surprenait pendu aux jupes de Marie, il le menaçait de ses yeux de loup, prêt à mordre, ne lui pardonnant, ne revenant lui baiser les doigts, en bête soumise, que lorsqu'il le revoyait auprès de Berthe, fidèle et tendre.

Enfin, comme septembre finissait et que les locataires étaient sur le point de rentrer, Octave, dans son tourment, conçut une idée folle. Justement, Rachel, dont une soeur se mariait en province, avait demandé la permission de découcher, un mardi que monsieur devait se rendre à Lyon; et il s'agissait, simplement, de passer la nuit dans la chambre de la bonne, où personne au monde n'aurait l'idée d'aller les chercher. Berthe, blessée, marqua d'abord la plus vive répugnance; mais il la conjurait avec des larmes, il parlait de quitter Paris où il souffrait trop, il la troublait et la lassait de tant d'arguments, que, la tête perdue, elle finit par consentir. Tout fut réglé. Le mardi soir, après le dîner, ils prirent une tasse de thé chez les Josserand, afin d'écarter les soupçons. Il y avait là Trublot, Gueulin, l'oncle Bachelard; même, très tard, on vit arriver Duveyrier, qui venait parfois coucher rue de Choiseul, en alléguant des affaires matinales. Octave affecta de causer librement avec ces messieurs; puis, comme minuit sonnait, il s'échappa, monta s'enfermer dans la chambre de Rachel, où Berthe devait le rejoindre une heure après, quand la maison dormirait.

Là-haut, des soucis de ménage l'occupèrent pendant la première demi-heure. Pour vaincre la répulsion de la jeune femme, il avait promis de changer les draps et d'apporter lui-même tout le linge nécessaire. Il refit donc le lit, longuement, maladroitement, avec la peur d'être entendu. Ensuite, comme Trublot, il s'assit sur une malle, il tâcha de patienter. Les bonnes montaient se coucher, une à une; et c'étaient, à travers les cloisons minces, des bruits de femmes qui se déshabillent et se soulagent. Une heure sonna, puis le quart, puis la demie. L'inquiétude le prenait, pourquoi se faisait-elle attendre? Elle avait dû quitter les Josserand vers une heure au plus tard; le temps de rentrer chez elle et de ressortir par l'escalier de service, cela ne demandait pas dix minutes. Quand deux heures sonnèrent, il imagina des catastrophes. Enfin, il eut un soupir de contentement, en croyant reconnaître son pas. Et il ouvrit, pour l'éclairer. Mais une surprise l'immobilisa. Devant la porte d'Adèle, Trublot, plié en deux, regardait par le trou de la serrure. Il se releva, effrayé de cette brusque lumière.

—Comment! encore vous! murmura Octave contrarié.

Trublot se mit à rire, sans paraître le moins du monde étonné de le trouver là, à une pareille heure de nuit.

—Imaginez-vous, expliqua-t-il très bas, cette bête d'Adèle ne m'a pas donné sa clef; alors, comme elle est allée retrouver Duveyrier, dans son appartement…. Hein! qu'avez-vous? Ah! vous ne saviez pas que Duveyrier couchait avec. Parfaitement, mon cher! Il s'est bien remis avec sa femme, qui se résigne de temps à autre; seulement, elle le rationne, et il est tombé sur Adèle…. C'est commode, quand il vient à Paris.

Il s'interrompit, se baissa de nouveau, puis ajouta entre ses dents:

—Non, personne! il la garde plus longtemps que l'autre fois…. Quelle sacrée fille sans cervelle! Si elle m'avait donné la clef au moins, je l'aurais attendue au chaud, dans son lit.

Alors, il regagna le grenier où il s'était réfugié, emmenant avec lui Octave, qui désirait d'ailleurs le questionner sur la fin de la soirée, chez les Josserand. Mais il ne le laissa pas ouvrir la bouche, il revint tout de suite à Duveyrier, dans l'obscurité d'un noir d'encre, alourdie sous les poutres. Oui, cet animal avait d'abord voulu Julie; seulement, celle-là était trop propre, et du reste, là-bas, à la campagne, elle en tenait pour le petit Gustave, un galopin de seize ans qui promettait. Alors, mouché de ce côté, le conseiller, n'osant prendre Clémence à cause d'Hippolyte, avait jugé sans doute plus convenable d'en choisir une en dehors de son ménage. Et on ne savait ni où ni comment il s'était jeté sur Adèle: sans doute derrière une porte, dans un courant d'air, car cette grosse bête de souillon empochait les hommes comme les gifles, l'échine tendue, et ce n'était certes pas au propriétaire qu'elle aurait osé faire une impolitesse.

—Depuis un mois, il ne manque pas un des mardis des Josserand, dit Trublot. Ça me gêne…. Faudra que je lui retrouve Clarisse, pour qu'il nous fiche la paix.

Octave put enfin l'interroger sur la fin de la soirée. Berthe avait quitté sa mère avant minuit, l'air très tranquille. Sans doute il allait la trouver dans la chambre de Rachel. Mais Trublot, heureux de la rencontre, ne le lâchait plus.

—C'est idiot, de me laisser droguer si longtemps, continuait-il. Avec ça, je dors debout. Mon patron m'a mis à la liquidation: trois nuits par semaine où l'on ne se couche pas, mon cher…. Si encore Julie était là, elle me ferait bien une petite place. Mais Duveyrier n'amène qu'Hippolyte de la campagne. Et, à propos, vous connaissez Hippolyte, le grand vilain gendarme qui est avec Clémence? Eh bien! je viens de le voir en chemise se glisser chez Louise, ce laideron d'enfant trouvée dont madame Juzeur veut sauver l'âme. Hein? un joli succès pour madame. Tout ce que vous voudrez, mais pas ça!… Un avorton de quinze ans, un paquet sale ramassé sous une porte, en voilà un morceau pour ce gaillard osseux, aux mains humides, qui a des épaules de taureau! Moi, je m'en fiche, et ça me dégoûte tout de même.

Cette nuit-là, Trublot, ennuyé, était plein d'aperçus philosophiques. Il murmura:

—Dame! tel maître, tel valet…. Quand les propriétaires donnent l'exemple, les larbins peuvent bien avoir des goûts pas honnêtes. Ah! tout fout le camp en France, décidément!

—Adieu, je vous quitte, dit Octave.

Trublot le retint encore. Il énumérait les chambres de bonnes où il aurait pu coucher, si l'été n'avait pas vidé la maison. Le pis était que toutes fermaient leurs portes à double tour, même pour aller simplement au bout du corridor, tellement elles craignaient entre elles d'être volées. Rien à faire chez Lisa, dont les goûts lui semblaient drôles. Il ne poussait pas jusqu'à Victoire, qui pourtant, dix ans plus tôt, aurait encore fait ses choux gras. Et il déplora surtout la rage de Valérie à changer de cuisinière. Ça devenait insupportable. Il les comptait sur ses doigts, tout un défilé galopait: une qui avait exigé du chocolat le matin; une qui s'en était allée parce que monsieur ne mangeait pas proprement; une que la police était venue prendre, comme elle mettait au feu un morceau de veau; une qui ne pouvait rien toucher sans le casser, tellement elle avait de la force; une qui prenait une bonne pour la servir; une qui sortait avec les robes de madame et qui avait giflé madame, le jour où madame s'était permis une observation. Tout ça en un mois! Pas même le temps d'aller les pincer dans leur cuisine!

—Et puis, ajouta-t-il, il y a eu Eugénie. Vous avez dû la remarquer, une grande belle fille, une Vénus, mon cher! mais sans blague, cette fois: on se retournait dans la rue pour la regarder…. Alors, pendant dix jours, la maison a été en l'air. Ces dames étaient furieuses. Les hommes ne tenaient plus: Campardon tirait la langue, Duveyrier avait trouvé le truc de monter tous les jours ici, pour voir si des fuites ne se produisaient pas dans la toiture. Une vraie révolution, un allumage dont leur sacrée baraque flambait des caves aux greniers…. Moi, je me suis méfié. Elle était trop chic! Croyez-moi, mon cher, laides et bêtes, pourvu qu'on en ait plein les bras: voilà mon opinion, par principe et par goût…. Et quel nez j'ai eu! Eugénie a fini par être flanquée dehors, le jour où madame s'est aperçu, à ses draps, noirs comme de la suie, qu'elle recevait chaque matin le charbonnier de la place Gaillon; des draps de nègre dont le blanchissage coûtait les yeux de la tête! Mais qu'est-il arrivé? Le charbonnier en a été très malade, et le cocher des gens du second, laissé ici par ses maîtres, ce butor de cocher qui les prend toutes, a étrenné également, au point qu'il en tire encore la jambe. Celui-là, je ne le plains pas, il m'embête!

Enfin, Octave put se dégager. Il laissait Trublot dans l'obscurité profonde du grenier, lorsque ce dernier s'étonna brusquement.

—Mais vous, que fichez-vous donc, chez les bonnes?… Ah! scélérat, vous y venez!

Et il riait d'aise. Il promit le secret, le renvoya avec le souhait d'une nuit agréable. Lui, résolument, attendrait ce torchon d'Adèle, qui ne savait plus s'en aller, quand elle était avec un homme. Duveyrier n'oserait peut-être pas la garder jusqu'au jour.

De retour dans la chambre de Rachel, Octave éprouva une nouvelle déception. Berthe ne s'y trouvait pas. Une colère le prenait maintenant: elle s'était jouée de lui, elle avait promis uniquement pour se débarrasser de ses prières. Pendant qu'il se brûlait le sang à l'attendre, elle dormait, heureuse d'être seule, tenant la largeur du lit conjugal. Alors, au lieu de regagner sa chambre et de dormir de son côté, il s'entêta, se coucha tout habillé, passa la nuit à rouler des projets de revanche. Cette chambre de bonne, nue et froide, l'irritait à cette heure, avec ses murs sales, sa pauvreté, son insupportable odeur de fille mal tenue; et il ne voulait pas s'avouer dans quelle bassesse son amour exaspéré avait rêvé de se satisfaire. Trois heures sonnèrent au loin. Des ronflements de bonnes robustes montaient à sa gauche; parfois, des pieds nus sautaient sur le carreau, puis un ruissellement de fontaine faisait vibrer le plancher. Mais ce qui l'énervait le plus, c'était, à sa droite, une plainte continue, une voix de douleur geignant dans la fièvre d'une insomnie. Il finit par reconnaître la voix de la piqueuse de bottines. Est-ce qu'elle accouchait? La malheureuse, toute seule, agonisait sous les toits, dans un de ces cabinets de misère, où il n'y avait même plus de place pour son ventre.

Vers quatre heures, Octave eut une distraction. Il entendit Adèle rentrer, puis Trublot la rejoindre, immédiatement. Une querelle faillit éclater. Elle se défendait: le propriétaire l'avait gardée, était-ce sa faute? Alors, Trublot l'accusa de devenir fière. Mais elle se mit à pleurer, elle n'était pas fière du tout. Quel péché avait-elle donc pu commettre, pour que le bon Dieu laissât les hommes s'acharner sur elle? Après celui-là, un autre: ça ne finissait pas. Elle ne les agaçait guère cependant, leurs bêtises lui causaient si peu de plaisir, qu'elle restait sale exprès, afin de ne pas leur donner des idées. Ah! ouiche! ils s'enrageaient davantage, et continuellement c'était de l'ouvrage en plus. Elle en crevait, elle avait assez déjà de madame Josserand sur le dos, à vouloir qu'on lavât la cuisine chaque matin.

—Vous autres, bégayait-elle en sanglotant, vous dormez tant que vous voulez, après. Mais moi, faut que je trime…. Non, il n'y a pas de justice! Je suis trop malheureuse!

—Allons, dors! je ne te tourmente pas, finit par dire Trublot, bonhomme, pris d'un apitoiement paternel. Va, il y en a, des femmes, qui voudraient être à ta place!… Puisqu'on t'aime, grosse bête, laisse-toi aimer!

Au jour, Octave s'endormit. Un grand silence s'était fait, la piqueuse de bottines elle-même ne râlait plus, comme morte, tenant son ventre à deux mains. Le soleil éclairait l'étroite fenêtre, lorsque la porte, en s'ouvrant, réveilla brusquement le jeune homme. C'était Berthe qui montait voir, poussée par un irrésistible besoin; elle en avait d'abord écarté l'idée, puis elle s'était donné des prétextes, la nécessité de visiter la chambre, d'y remettre les choses en ordre, dans le cas où il aurait tout laissé à la débandade, de colère. D'ailleurs, elle croyait ne plus l'y trouver. Quand elle le vit se lever du petit lit de fer, blême, menaçant, elle resta saisie; et elle écouta, la tête basse, ses reproches furieux. Il la pressait de répondre, de lui fournir au moins une excuse. Enfin, elle murmura:

—Au dernier moment, je n'ai pas pu. Ça manquait trop de délicatesse…. Je vous aime, oh! je vous le jure. Mais pas ici, pas ici!

Et, le voyant s'approcher, elle recula, avec la peur qu'il ne voulût profiter de l'occasion. Il en avait l'envie: huit heures sonnaient, les bonnes étaient toutes descendues, Trublot lui-même venait de partir. Alors, comme il cherchait à lui prendre les mains, en disant que lorsqu'on aime quelqu'un, on accepte tout, elle se plaignit d'être incommodée par l'odeur, elle entr'ouvrit la fenêtre. Mais il l'attirait de nouveau, il l'étourdissait de son tourment. Elle allait être obligée de céder, lorsqu'un flot boueux de gros mots monta de la cour des cuisines.

—Cochonne! salope! as-tu fini!… V'là encore ta lavette qui m'est tombée sur la tête.

Berthe, frémissante, s'était dégagée, en murmurant:

—Entends-tu?… Oh! non, pas ici, je t'en supplie! J'aurais trop de honte…. Entends-tu ces filles? Elles me font froid partout. L'autre jour déjà, j'ai cru que je me trouverais mal…. Non, laisse-moi, et je te promets, mardi prochain, dans ta chambre.

Les deux amants, n'osant plus bouger, debout, durent tout entendre.

—Montre-toi donc un peu, continuait Lisa furieuse, pour que je te la flanque par la gueule!

Alors, Adèle vint se pencher à la fenêtre de sa cuisine.

—En voilà une affaire pour un bout de chiffon! Il n'a servi qu'à ma vaisselle d'hier, d'abord. Et puis, c'est tombé tout seul.

Elles firent la paix, et Lisa lui demanda ce qu'on avait mangé la veille, chez elle. Encore un ragoût! Quels panés! C'est elle qui se serait acheté des côtelettes, dans une boîte pareille! Et elle poussait toujours Adèle à chiper le sucre, la viande, la bougie, histoire d'être libre; car elle, n'ayant jamais faim, laissait Victoire voler les Campardon, sans en prendre même sa part.

—Oh! dit Adèle qui se corrompait, j'ai caché, l'autre soir, des pommes de terre dans ma poche. Elles me brûlaient la cuisse. C'était bon, c'était bon!… Et, vous savez, j'aime le vinaigre, moi. Je m'en fiche, je bois à la burette, maintenant.

Mais Victoire s'accoudait à son tour, en achevant un verre de cassis trempé d'eau-de-vie, que Lisa lui payait de temps à autre, le matin, pour la récompenser de sa gentillesse à cacher ses escapades de nuit et de jour. Et, comme Louise leur tirait la langue, du fond de la cuisine de madame Juzeur, Victoire l'empoigna.

—Attends! enfant de la borne, je vas te la fourrer quelque part, ta langue!

—Viens-y donc, vieille soûlarde! dit la petite. Hier encore, je t'ai bien aperçue, quand tu rendais tout dans tes assiettes.

Du coup, le flot d'ordures battit de nouveau les murailles du trou empesté. Adèle elle-même, qui prenait le bagou de Paris, traitait Louise de morue, lorsque Lisa cria:

—Je la ferai taire, moi, si elle nous embête. Oui, oui, petite garce, j'avertirai Clémence. Elle t'arrangera…. Quelle dégoûtation! ça mouche déjà des hommes, quand ça aurait encore besoin d'être mouchée…. Mais, chut! voici l'homme. Un joli saligaud, lui aussi!

Hippolyte venait de paraître à la fenêtre des Duveyrier, cirant les bottes de monsieur. Les bonnes, malgré tout, lui firent des politesses, car il était de l'aristocratie, et il méprisait Lisa qui méprisait Adèle, avec plus de hauteur que les maîtres riches n'en montraient aux maîtres dans la gêne. On lui demanda des nouvelles de mademoiselle Clémence et de mademoiselle Julie. Mon Dieu! elles s'embêtaient à crever, là-bas, mais elles ne se portaient pas trop mal. Puis, sautant à un autre sujet:

—Avez-vous entendu, cette nuit, l'autre qui se tortillait, avec son mal au ventre?… Était-ce agaçant! Heureusement qu'elle part. J'avais envie de lui crier: «Pousse donc et que ça finisse!»

—Le fait est que monsieur Hippolyte a raison, reprit Lisa. Rien ne vous porte sur les nerfs, comme une femme qui a toujours des coliques…. Dieu merci! je ne sais pas ce que c'est, mais il me semble que je tâcherais de ravaler ça, pour laisser les gens dormir.

Alors, Victoire, voulant rire, retomba sur Adèle.

—Dis donc, l'enflée, là-haut!… Lorsque t'es accouchée de ton premier, c'est-il par devant ou par derrière que tu l'as fait?

Toutes les cuisines se tordirent, dans un accès de gaieté canaille, pendant qu'Adèle, effarée, répondait:

—Un enfant, ah bien! non, faut pas qu'il en vienne! C'est défendu d'abord, et puis quand on ne veut pas!

—Ma fille, dit Lisa d'un ton grave, les enfants viennent à tout le monde…. Ce n'est pas ton bon Dieu qui te fera autrement que les autres.

Et l'on parla de madame Campardon, qui elle, au moins, n'avait plus rien à craindre: c'était la seule chose agréable dans son état. Ensuite, toutes les dames de la maison y passèrent, madame Juzeur qui prenait ses précautions, madame Duveyrier que son mari dégoûtait, madame Valérie qui allait chercher ses enfants au dehors, parce que le sien, de mari, n'était pas seulement capable de lui en faire la queue d'un. Et les éclats de rire montaient par bouffées du boyau noir.

Berthe avait encore pâli. Elle attendait, n'osant plus même sortir, les yeux à terre, confuse, et comme violentée devant Octave. Lui, exaspéré contre les bonnes, sentait qu'elles devenaient trop sales et qu'il ne pouvait la reprendre: son désir s'en allait, il tombait à une lassitude, à une grande tristesse. Mais la jeune femme tressaillit. Lisa venait de prononcer son nom.

—En parlant de farceuse, en voilà une qui m'a l'air de s'en payer!… Eh! Adèle, pas vrai que ta mademoiselle Berthe rigolait déjà toute seule, quand tu lavais encore ses jupons?

—Maintenant, dit Victoire, elle se fait donner un coup de plumeau par le commis de son homme…. Pas de danger qu'il y ait de la poussière!

—Chut! souffla doucement Hippolyte.

—Tiens! à cause? Son chameau de bonne n'est pas là, aujourd'hui…. Une sournoise qui vous mangerait, quand on parle de sa maîtresse! Vous savez qu'elle est juive et qu'elle a assassiné quelqu'un, chez elle…. Peut-être bien que le bel Octave l'époussette aussi, dans les encoignures. Le patron a dû l'embaucher pour faire les enfants, ce grand serin-là!

Alors, Berthe, torturée d'une angoisse indicible, leva les yeux sur son amant. Et, suppliante, implorant un appui, elle balbutia de sa voix douloureuse:

—Mon Dieu! mon Dieu!

Octave lui prit la main, la serra fortement, étranglé lui aussi par une colère impuissante. Que faire? il ne pouvait se montrer, imposer silence à ces filles. Les mots ignobles continuaient, des mots que la jeune femme n'avait jamais entendus, toute une débâcle d'égout, qui, chaque matin, se déversait là, près d'elle, et qu'elle ne soupçonnait même pas. Maintenant, leurs amours, si soigneusement cachés, traînaient au milieu des épluchures et des eaux grasses. Ces filles savaient tout, sans que personne eût parlé. Lisa racontait comment Saturnin tenait la chandelle; Victoire rigolait des maux de tête du mari, qui aurait dû se faire poser un autre oeil quelque part; Adèle elle-même tapait sur l'ancienne demoiselle de sa dame, dont elle étalait les indispositions, les dessous douteux, les secrets de toilette. Et une blague ordurière salissait leurs baisers, leurs rendez-vous, tout ce qu'il y avait encore de bon et de délicat dans leurs tendresses.

—Gare là-dessous! cria brusquement Victoire, v'là des carottes d'hier qui m'empoisonnent! C'est pour cette crapule de père Gourd!

Les bonnes, par méchanceté, jetaient ainsi des débris, que le concierge devait balayer.

—Et v'là un reste de rognon moisi! dit à son tour Adèle.

Tous les fonds de casserole, toutes les vidures de terrine y passèrent, pendant que Lisa s'acharnait sur Berthe et sur Octave, arrachant les mensonges dont ils couvraient la nudité malpropre de l'adultère. Ils restaient, la main dans la main, face à face, sans pouvoir détourner les yeux; et leurs mains se glaçaient, et leurs yeux s'avouaient l'ordure de leur liaison, l'infirmité des maîtres étalée dans la haine de la domesticité. C'était ça leurs amours, cette fornication sous une pluie battante de viande gâtée et de légumes aigres!

—Et vous savez, dit Hippolyte, que le jeune monsieur se fiche absolument de la paroissienne. Il l'a prise pour se pousser dans le monde…. Oh! un avare au fond malgré sa pose, un gaillard sans scrupule, qui, avec son air d'aimer les femmes, leur flanque très bien des gifles!

Berthe, les yeux sur Octave, le regardait blêmir, la face bouleversée, si changé, qu'il lui faisait peur.

—Ma foi! ils se valent, reprit Lisa. Je ne donnerais pas non plus grand'chose de sa peau, à elle. Mal élevée, le coeur dur comme une pierre, se fichant de tout ce qui n'est pas son plaisir, couchant pour l'argent, oui pour l'argent! car je m'y connais, je parie qu'elle n'a pas même de plaisir avec un homme.

Des larmes jaillirent des yeux de Berthe. Octave regardait son visage se décomposer. Ils se trouvaient comme écorchés au sang l'un devant l'autre, mis à nu, sans protestation possible. Alors, la jeune femme, suffoquée par cette bouche de puisard qui la souffletait, voulut fuir. Il ne la retint pas, car le dégoût d'eux-mêmes faisait de leur présence une torture, et ils aspiraient au soulagement de ne plus se voir.

—Tu as promis, mardi prochain, chez moi.

—Oui, oui.

Et elle se sauva, éperdue. Il demeura seul, piétinant, tâtonnant des mains, remettant en paquet le linge apporté par lui. Il n'écoutait plus les bonnes, lorsqu'une dernière phrase l'arrêta net.

—Je vous dis que monsieur Hédouin est mort hier soir…. Si le bel Octave avait prévu ça, il aurait continué à chauffer madame Hédouin, qui a le sac.

Cette nouvelle, apprise là, dans ce cloaque, retentissait au fond de son être. M. Hédouin était mort! Et un regret immense l'envahissait. Il pensa tout haut, il ne put retenir cette réponse:

—Ah! oui, par exemple, j'ai fait une bêtise!

Comme Octave descendait enfin, avec son paquet de linge, il rencontra Rachel qui montait à sa chambre. Quelques minutes de plus, elle les surprenait. En bas, elle venait encore de trouver madame en larmes; mais, cette fois, elle n'en avait rien tiré, ni un aveu, ni un sou. Furieuse, comprenant qu'on profitait de son absence pour se voir et lui filouter ainsi ses petits bénéfices, elle dévisagea le jeune homme d'un regard noir de menaces. Une singulière timidité d'écolier empêcha Octave de lui donner dix francs; et, désireux de montrer une entière liberté d'esprit, il entrait plaisanter chez Marie, lorsqu'un grognement, parti d'un angle, le fit se tourner: c'était Saturnin qui se levait en disant, dans une de ses crises jalouses:

—Prends garde! brouillés à mort!

Justement, on était ce matin-là au huit octobre, la piqueuse de bottines devait déménager avant midi. Depuis une semaine, M. Gourd surveillait son ventre avec un effroi qui grandissait d'heure en heure. Jamais le ventre n'attendrait le huit. La piqueuse de bottines avait supplié le propriétaire de la laisser quelques jours de plus, pour faire ses couches; mais elle s'était heurtée contre un refus indigné. A tout instant, des douleurs la prenaient; pendant la dernière nuit encore, elle croyait bien qu'elle accoucherait seule. Puis, vers neuf heures, elle avait commencé son déménagement, aidant le gamin dont la petite voiture à bras était dans la cour, s'appuyant aux meubles, s'asseyant sur les marches de l'escalier, quand une colique trop forte la pliait en deux.

M. Gourd, cependant, n'avait rien découvert. Pas un homme! On s'était moqué de lui. Aussi, toute la matinée, rôda-t-il d'un air de colère froide. Octave, qui le rencontra, frémit à l'idée que lui aussi devait connaître leurs amours. Peut-être le concierge les connaissait-il, mais il ne l'en salua pas moins poliment; car ce qui ne le regardait pas, ne le regardait pas, comme il le disait. Ce matin-là, il avait de même ôté sa calotte devant la dame mystérieuse, filant de chez le monsieur du troisième, en ne laissant d'elle, dans l'escalier, qu'un parfum évaporé de verveine; il avait encore salué Trublot, salué l'autre madame Campardon, salué Valérie. Tout ça, c'étaient des bourgeois, ça ne le regardait pas, ni les jeunes gens surpris au sortir des chambres de bonne, ni les dames promenant, le long des marches, des peignoirs accusateurs. Mais ce qui le regardait, le regardait, et il ne perdait pas de vue les quatre pauvres meubles de la piqueuse de bottines, comme si l'homme tant cherché allait partir enfin dans un tiroir.

A midi moins un quart, l'ouvrière parut, avec son visage de cire, sa tristesse continuelle, son morne abandon. Elle pouvait à peine marcher. M. Gourd trembla, tant qu'elle ne fut pas dans la rue. Au moment où elle lui remit la clef, Duveyrier justement débouchait du vestibule, si brûlant de sa nuit, que les taches rouges de son front saignaient. Il affecta un air rogue, une sévérité d'implacable morale, lorsque le ventre de cette créature passa devant lui. Elle avait baissé la tête, honteuse, résignée; et elle suivit la petite voiture, elle s'en alla, du pas désespéré dont elle était venue, le jour où elle s'était engouffrée dans les draps noirs des Pompes funèbres.

Alors, seulement, M. Gourd triompha. Comme si ce ventre emportait le malaise de la maison, les choses déshonnêtes dont frissonnaient les murs, il cria au propriétaire:

—Un bon débarras, monsieur!… On va donc respirer, car ça devenait répugnant, ma parole d'honneur! J'ai cent livres de moins sur la poitrine…. Non, voyez-vous, monsieur, dans une maison qui se respecte, il ne faut pas de femmes, et surtout pas de ces femmes qui travaillent!

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