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Prodige du cœur

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The Project Gutenberg eBook of Prodige du cœur

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Title: Prodige du cœur

Author: Charles Silvestre

Release date: November 28, 2022 [eBook #69437]

Language: French

Original publication: France: Plon, 1926

Credits: Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from scanned images of public domain material from the Google Books project.)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRODIGE DU CŒUR ***

Chapitre: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX, XX, XXI, XXII, XXIII, XXIV, XXV.

 

Il a été tiré de cet ouvrage

30 exemplaires sur papier de Hollande, numérotés de 1 à 30.

L’édition originale a été tirée sur papier d’alfa.

 

 

PRODIGE DU CŒUR

DU MÊME AUTEUR

A LA MÊME LIBRAIRIE

L’Amour et la Mort de Jean Pradeau. Préface de J. et J. Tharaud. 6ᵉ édition. Roman. Un vol. in-16.
Aimée Villard, fille de France. 10ᵉ édition. Roman.Un vol. in-16.
(Prix Jean Revel 1924.)
Belle Sylvie. 18ᵉ édition. Roman.Un vol. in-16.
A la librairie Bloud et Gay:
Le Merveilleux Médecin. Roman.Un vol. in-16.
Cœurs paysans. Introduction de H. Pourrat sur l’amour aux champs. Roman.Un vol. in-16.

Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1926.


CHARLES SILVESTRE

———

PRODIGE DU CŒUR



PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cⁱᵉ, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE-6ᵉ

Tous droits réservés



Copyright 1926 by Plon-Nourrit et Cⁱᵉ.
Droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.
 

 

 


A FRÉDÉRIC LEFÈVRE

PRODIGE DU CŒUR

I

Pour découvrir la maison des Ages qui dominait la vallée, on traversait la Gartempe au pont de Chanaud. Un chemin grimpant y conduisait, bordé de noisetiers et de mûriers. Des châtaigniers se pressaient sur les pentes où la bruyère et le genêt échangent leurs feux, à la saison. Par places brûlées, au milieu d’une ardeur sauvage, des genièvres perçaient un sol rocailleux, à l’ombre de roches recourbées et défendues par l’ajonc. Peu à peu, l’herbe faisait une paisible lumière verte; et la rivière éveillait un mystérieux tournoiement de guérets et de prairies.

Les Ages, la demeure, la grange, les étables aux portes romanes, étaient fondées sur le granit, à la cime du versant. Métairie centenaire, gardée par un mur de pierres sèches, animée d’une fontaine coulant sans arrêt au centre d’un bassin circulaire. Tout autour s’étendait un pacage où l’on menait le bétail.

L’horizon, selon les jours, s’éloignait ou se rapprochait, avec ses châtaigneraies, ses villages aux tuiles rouges et le regard de ses eaux. On voyait naître les pluies et les neiges dans le nuage qui se déroule. Le beau temps sortait d’une grande porte bleue.

Si le vent n’avait porté le son de la cloche de Bonnal, on aurait pu croire que les Ages étaient perdus aux confins du monde. On devinait, dans la solitude et la paix, le glissement des siècles qui n’usent guère le rocher.

Les Ages appartenaient, depuis des temps et des temps, à la même famille, mi-rustique, mi-bourgeoise, qui avait donné sous Louis XVI un petit poète-philosophe et, sous l’Empire, un colonel de chasseurs à l’armée napoléonienne. Tous les deux, ayant brillé à Paris, étaient venus mourir au pays natal. Sous une tonnelle aux ceps convulsés, ils rassemblaient, dans le soir de leur vie, les souvenirs; l’un en prisant du tabac d’Espagne; l’autre en fumant une pipe qui avait vu, si l’on peut dire, la fumée des canonnades. Aujourd’hui, à la mi-décembre de 1923, Claire était seule maîtresse des Ages. Son père, Léonard Lautier, après avoir fait au Petit Séminaire du Dorat de bonnes études secondaires, mourut jeune; sa mère s’éteignit de vieillesse, à la veille de la guerre, à quatre-vingts ans passés. Jacques, son frère aîné, capitaine de chasseurs à pied, fut tué à la bataille de la Marne. Il avait épousé Louise Charvet, fille de race paysanne, sans fortune et presque sans famille, l’ayant connue alors qu’elle était modiste à Paris, et regrettant vite ce coup de passion. Peu après la naissance d’un enfant, elle était partie pour l’Italie avec un industriel de Juvisy. Claire recueillit Simon, âgé seulement de quelques mois; elle se demandait toujours avec angoisse si le désespoir n’avait pas tué son frère, plus que les balles ennemies.

On racontait par les champs qu’elle avait aimé d’amour Jacques Renaud, de Bonnal, fils aîné des maîtres du domaine de Lamont, tombé aux Éparges. Ils devaient se marier, la guerre finie. Elle portait des robes noires, sans avoir jamais poussé une plainte à voix haute. D’âme repliée, naturellement humble et simple, elle avait été élevée dans une pension bourgeoise de Limoges. Elle pouvait, ayant de la fortune, vivre de la vie des villes, mais les travaux des champs la retenaient de leur rythme. Elle recevait l’enchantement de la vallée, si fort que ceux qui l’avaient quittée en écoutant les appels du monde, y revenaient pour mourir et voir tomber leur soleil dans une paix accomplie.

Ses jours étaient tout occupés de Simon Lautier, son neveu. La mère, qui habitait maintenant à Paris, donnait parfois de ses nouvelles par des lettres hâtives où elle remerciait sa belle-sœur de prendre soin de l’enfant. Claire portait sans faiblir sa charge de vie. Elle était heureuse que le petit Simon fût près d’elle à l’abri. A trente-cinq ans passés, on ne pouvait dire qu’elle était belle, avec son corps pesamment charpenté, un visage lourd sous des bandeaux noirs. Mais ses yeux larges gardaient une sorte de flamme cachée, quelque chose d’immuable et de fidèle. La bouche grande avait la fierté des races anciennes, et dans sa ligne déliée une lumière de bonté pure.

Ce soir, Jacquier, le valet, achevait les labourages d’automne. Le temps était assez doux, malgré l’approche de Noël. Claire tricotait un gilet pour Simon, assise sur un banc de bois en gardant les brettes dont elle tirait souvent elle-même le lait que l’on venait chercher de Bonnal. En ce mois, la nuit descend vite; Simon quittait l’école avant quatre heures. Lorsqu’il revenait à la brune, elle s’inquiétait, toute en transes, comme celles qui ont souffert et qui s’attachent.

Elle surveillait à peine les bêtes qui paissaient dans le pacage fermé de tous les côtés par des haies épaisses. Tant-Belle, la chienne rousse, les ramenait de temps à autre au centre de la prairie où un miroir d’eau aspirait les dernières lueurs de l’air.

Elle se laissait aller aux rêveries que favorisaient la solitude, la longue course du vent. Comme d’habitude, elle entendit l’appel de Simon; il ouvrit la barrière du clos. Elle ne le regarda pas tout de suite, attendant qu’il vint la toucher et l’embrasser; c’était toujours la même surprise du cœur.

Glissant ses mains sous son béret, elle goûta la chaleur des cheveux cendrés qui bouclaient un peu, près du front, au-dessus des yeux gris qu’ils adoucissaient. Elle caressa le visage qui était d’un dessin ferme et fin.

—Tu n’as pas eu froid? As-tu les pieds mouillés? Les chemins sont si mauvais. Il faudrait changer tes bas. Il y en a de bien secs que j’ai reprisés. Va ranger tes livres et tes cahiers.

Il rentra dans la grand’salle où Jeannette, la servante, préparait le repas du soir. Claire rassembla les vaches que Tant-Belle poussa vers l’étable. Elle remplit les mangeoires de carottes fourragères et de tiges de maïs. Ayant allumé une lanterne, elle se mit à traire. La besogne finie, elle porta dans la salle deux seaux qui étaient pleins jusqu’au bord et les posa sur la table. Chaque matin, Hubert Lamont, de Bonnal, prenait, pour un marchand de beurre, le lait que Mlle Lautier lui laissait.

Au dehors, la nuit tombait; on entendait les cris de Jacquier ramenant les bœufs du labour. Le couchant faisait sa rougeur qui se fondait dans la clarté de la lune. On voyait son arc tout blanc, tel un quartier de pomme lumineux, à travers les branches d’un ormeau. Partout courait un souffle d’eau éveillée.

Claire ferma la porte. Sous la profonde cheminée, le feu bourré de souches et de fagots tissait une robe d’or à la marmite accrochée haut. Elle alluma la lampe de porcelaine au-dessus de la table en cerisier. Tandis que Jeannette, qui avait toujours servi dans le domaine, pelait des légumes, elle appela Simon. Elle ouvrit ses cahiers, ses livres, et lui posa, comme d’habitude, cent questions auxquelles il répondait avec gentillesse. Elle voulait tout connaître, les moindres détails de ses études et de ses récréations. M. Salvat, l’instituteur, devait être content de lui. Il savait toujours sa leçon; mais, parfois, on l’interrogeait brusquement et il se troublait. Pour avoir le plaisir de le voir sourire, elle lui demanda:

—Est-ce qu’il se gratte toujours le cou, comme s’il avait, à cet endroit, une méchante fourmi?

—Oui, maman... Il m’aime bien et toi aussi.

Elle se mit à rire avec lui. Quand il l’appelait: maman, elle était pleine d’un grand trouble. Jamais elle n’avait osé lui dire la vérité. Elle alla chercher une Bible colorée d’images qui illustraient les saints récits de ce monde. Simon, tandis qu’elle tournait les feuillets en les commentant, écarquillait les yeux de plaisir. Il regarda longtemps une gravure où l’on voyait Moïse enfant dans un berceau qui flottait sur le fleuve, entre des roseaux.

—Simon, c’est un petit que l’on avait abandonné, mais la fille du Pharaon le sauva.

—Si j’étais comme ça, sur la rivière, tu viendrais me chercher. Je n’aurais pas peur.

Elle l’embrassa et tourna vite la page. Puis elle referma le livre; et elle arrangeait les grandes histoires à sa manière, appelant les patriarches, les prophètes et le berger David dans les champs du domaine des Ages. Elle courbait naïvement les plus hauts personnages à la taille de Simon.

—Si je coupais tes petites boucles, dit-elle, tu n’aurais plus de force comme le pauvre Samson. Et tu es si fort dans mon cœur.

Jacquier entra; il fit entendre un grognement étouffé, pesta contre la terre trop lourde et humide. Il s’assit dans la cheminée sur le coffre à sel, et il hochait sa grosse tête blanchie, sa face ronde gardant tout son poil. Peu à peu, il s’apaisa, posa ses mains dures sur ses genoux, et il regardait fixement le feu. Puis il passa des braises dans ses sabots, et, cela fait, il y glissa ses pieds en poussant un soupir de joie.

Claire ne lui adressait jamais d’observations. Elle avait pour lui une sorte de respect. Elle savait que, depuis plus de trente ans, il était un bourreau de travail et qu’elle ne lui apprendrait rien sur les choses de la terre. Il tournait dans un cercle aux points éternellement marqués. Il était dans la maison comme une pierre d’angle. Brouillé avec les paroles, s’il élevait la voix, c’était pour des questions d’importance ou pour chanter une chanson, conter une histoire des champs, après avoir bu un verre de vin. Il avait grandi au domaine avec Jeannette que l’on désignait seulement par son lieu d’origine, un village perdu dans les bruyères. Il alluma sa pipe, ayant de son pouce pressé le tabac.

—Les temps sont tournés en l’air, gronda-t-il. Encore trois garçons de Villemonteil qui se sont sauvés à Paris et à Limoges. Demoiselle, quand nous serons partis, qui s’occupera de la terre, et jamais on n’a eu tant faim? Ils ne veulent plus revenir après; et peut-être ils ne peuvent plus.

Claire ne répondit pas; elle recopiait, pour Simon, d’une grande écriture droite, une poésie qu’il devait apprendre.

Jacquier grogna de nouveau:

—La Gustine du Fondbaud s’est acheté des bas où l’on voit la peau toute rouge, au travers. Ça lui coûte deux pistoles chaque paire. Faut bien de la monnaie pour ça. D emoiselle, le monsieur de Charvet a vendu hier ses bois des Borderies, le brave pré du Treil et la métairie à Jean Flacaud, son régisseur. Et c’est lui, le monsieur de Charvet, qui sera le régisseur de son ancien régisseur qui a acheté partout. Il a un tomobile et il porte des chapeaux en pomme. Les temps sont tournés en l’air. Le clocher est piqué sur sa pointe.

Claire soupira, cette fois. Quels changements, quelle révolution avaient travaillé le pays! En quelques années, dans le retournement de la guerre, que de choses étranges apparaissaient au soleil! Une centaine de mois avaient valu plus d’un siècle. Ce n’était pas seulement l’argent qui changeait de mains, mais on aurait dit que le cours du sang dans les cœurs changeait aussi. On voyait, sur les chemins, des gens qui avaient d’autres regards. Un feu nouveau courait dans les campagnes, brûlait les coutumes, la vieille foi, le bon travail et les bonnes joies, l’ancienne paix. Il ne restait plus, comme aux Ages, que des îlots encore verdoyants.

Claire considérait l’enfant qui penchait sa tête blonde sur la page de poésie qu’elle venait de recopier. Elle sentait autour de lui d’immenses dangers. Elle se souvenait de ce jour fiévreux où elle était arrivée à Paris et de cette rumeur dont elle garda longtemps le bourdonnement. Mme Lautier lui avait confié le petit Simon encore au berceau. Sans interroger sa belle-sœur, sans regarder autour d’elle, le cœur tout saisi, elle était partie avec son précieux fardeau. Dans le soir, les serpents de feu, qui s’allumaient sur les places publiques, l’épouvantaient comme elle gagnait la gare en taxi. En hâte, elle prit le train de nuit. A Bonnal, à Villemonteil, partout, elle avait dit:

—J’ai voulu garder l’enfant de ma belle-sœur. Elle est très bonne, mais il faut qu’elle gagne sa vie. Dans ces cages de Paris, Simon n’aurait pas assez d’air.

Elle regardait en face les gens pour qu’ils ne doutassent pas de ses dires. Simon, expliquait-elle, était sans avoir, son père ayant eu sa part d’héritage dont il ne restait presque rien. Il était bien naturel qu’elle l’élevât. Elle possédait assez d’argent et de terre; et elle dépensait peu.

Ce soir, elle se souvenait. Les heures de la prime enfance de Simon revivaient. Sa première maladie, les veilles, les angoisses; et les premiers pas dans la cour: deux petites mains tendues, un bout de langue qui brillait dans la bouche ronde, car il faisait soleil. Et elle courait vers lui quand il allait tomber. C’étaient aussi les jeux qu’elle lui avait appris, et la prière: «Petit Jésus, je vous donne mon cœur.»

Cette culotte, taillée dans une de ses anciennes robes de couleur, comme elle lui donnait mine gentille. Le dimanche, elle le conduisait à la messe en charreton, et elle le faisait asseoir tout près de sa chaise, tandis qu’elle égrenait son chapelet. Elle ne priait pas pour elle, mais pour lui. Il ne lui avait jamais fait de peine. Il n’accomplissait aucune chose sans lui demander d’avance conseil ou permission. Quand il levait vers elle ses yeux gris, pleins de la plus douce lumière, pour l’interroger, elle ne répondait pas tout de suite, tant elle était prise du plus violent amour maternel.

—Il n’est pas sorti de mon corps, disait-elle, mais bien de mon âme, j’en suis sûre. Et il ressemble à mon frère.

Parfois, elle lui demandait:

—Petit, que veux-tu?

Il répondait:

—Je ne veux rien. Je suis content près de toi.

Elle allait chaque année à Limoges pour lui acheter des jouets, des livres, mais elle voyait bien qu’il ne l’en aimait pas davantage. Aux jours de congé, il s’amusait à couper de l’herbe pour les lapins; Jeannette lui avait montré des plantes à tiges épaisses qui les nourrissent à merveille. Il savait qu’on ne devait pas leur en porter de mouillées et que, s’ils ont le ventre enflé, le feuillage du houx est très bon pour les guérir. Vers l’âge de sept ans, il se mêla aux travaux d’été. Claire lui fit tailler une fourche bien légère pour qu’il pût faner sans fatigue. Il aimait ces grands jours dorés où l’on coupe les herbages, le blé; alors on mange du salé, en buvant du vin, dans un frais repli de noisetière.

Ce domaine, il l’avait toujours vu; et il ne pouvait se souvenir de la ville. En cette vallée, il s’était réservé des coins ignorés, pleins de pierres rousses, de chardons laineux, de genièvres où se suspendent les voiles de la rosée. Il formait une enceinte avec des morceaux de granit qu’il roulait, et, au milieu, il élevait une sorte de petite maison. Quand la pousse du châtaignier est gorgée de sève, il savait comment on en retirait l’écorce en tapant dessus avec le manche d’un couteau. On en faisait des trompettes qui rendaient un beau son cuivré. Il avait appris bien d’autres choses; il n’ignorait pas qu’au pressoir de Bonnal le cidre roule des pommes écrasées, qu’il se clarifie et pétille; que la terre se repose comme les hommes, travaille avec eux et qu’il y a des oiseaux dans l’air pour annoncer les saisons.

Dès qu’il avait pu marcher, la prairie l’avait appelé par sa verte couleur qui change comme une eau des fées, selon le jour. Parfois, en compagnie de Claire, il se promenait sur les crêtes de la vallée. Au bout d’un champ familier où l’on trouvait des silex taillés, elle s’avançait avec prudence, tenant l’enfant par la main. Du haut d’un sommet, à pic, on voyait, en bas, la Gartempe se dérouler. Ici, le flot dormait, faisant une surface apparemment immobile, glacée; mais, plus loin, c’était comme si cette grande gelée se fondait, soudain bouillonnante, autour de roches arrondies. Claire portait son regard sur l’autre versant où des chênes enroulaient un dur feuillage; et le dolmen de la Pierre Soupêze en sortait, tel un mufle guettant une proie. Là-bas, vers l’ouest, la rivière luisait en des souffles bleus, et près du ciel elle apparaissait, monnaie blanche qui tournait vite au soleil. S’il faisait beau, c’était toujours sur le verdoyant pays une lumière en vapeurs et en neiges d’or.

Claire, en ces heures, s’apaisait, respirait l’odeur de sa terre. Certains dimanches d’été, elle descendait à la rivière; elle avait coupé pour Simon une gaule de noisetier, et il pêchait près d’elle, tirant de l’eau, de temps en temps, un poisson qui n’était guère plus long que le petit doigt. Ils remontaient ensemble jusqu’aux Ages. Dans les prés rougis par le soir, des pies criaient et, se posant, elles rebondissaient comme des balles d’élastique.

Les années de Simon se marquaient par de simples plaisirs; l’une était celle du geai que lui avait donné Claire, comme ses premières plumes bleues sortaient; l’autre du coq blanc qui n’était pas plus gros que le poing et qui obéissait à l’appel; une autre encore, celle du filet que l’on plaçait dans la rivière, avec des bouchons pour qu’il se tînt droit, et des plombs pour le tendre. Les saisons avaient été éclairées de petits bonheurs. Elles tournaient vite. Aujourd’hui, Simon était âgé de neuf ans.

Ce soir, près de la table où Jeannette venait de poser la soupière, Claire le regardait fixement. Il avait récité sans faute la poésie, ayant une mémoire vive. Elle soupira:

—Mon petit, comme tu grandis! Je voudrais pouvoir te porter dans mes bras.

Il repartit:

—Maman, c’est moi qui te porterai, quand je serai fort.

Elle dit le Benedicite. Jacquier et Jeannette prirent place à la table. Le repas fini, Claire approcha du feu sa chaise et Jacquier tressa un panier pour Simon.

—Tu n’y pourras mettre que trois pommes rouges, dit-il.

Le brin s’assouplissait dans ses doigts lourds, comme par enchantement.

—Maîtresse, dit Jeannette, contez-nous donc une histoire.

On entendait meugler une vache dans l’étable; c’était une sorte d’appel de trompe; l’air était si pur au dehors qu’il s’y fondait, au point de devenir un son grave et doux. Jacquier bourra de nouveau le feu. On n’épargnait pas le bois dans ces parages qui en étaient toujours pourvus. La flamme chantait et se déroulait; parfois, dans un souffle, sortaient d’une bûche de petits signes de couleur.

—Vous savez, Jeannette et toi, Simon, commença Claire, que des fées habitent sous les pierres du moulin de Chanaud. Elles vivent, le jour, au fond de l’eau où elles se couchent et flottent comme une fumée. Elles savent tout. Elles dansaient au soleil, lorsque les Ages étaient couverts de bois, de fougères et d’ajoncs bâtards. Elles ont vu se lever le premier matin du monde, et briller à la pointe des plantes la première rosée. Presque toujours, elles sont bonnes. Elles ne sont pas jalouses de la terre ni de l’argent, mais de l’amour; elles souffrent de n’avoir pas de cœur pour chérir ni pour pleurer. C’est pour cela qu’elles sont si légères et qu’elles tourneraient des bourrées pendant des cent ans sans s’arrêter, si elles le voulaient. Une d’elles vit un jour une jeune femme qui avait un si joli enfant qu’elle en fut longtemps pensive. Et comment avoir un beau petit, si l’on ne peut pas aimer? Elle arriva, par des songes de la nuit, à faire croire à cette femme que l’enfant n’était pas à elle et qu’il ne lui était que prêté. Elle lui enfonça si bien cette pensée dans la tête que, toujours, la pauvre, même quand le petiot la serrait fort au cou, avait un tremblement de peur. Un jour, la mère n’y put tenir et sentit bien qu’on lui voulait du mal. Elle fit les prières à Dieu et aux Saints, les processions, tout. Puis elle allait le soir, près du moulin, quand la lune tourne comme un glaçon au fond de l’eau. Et elle jetait des cailloux dans le flot pour toucher la fée. Celle-là, enfin, l’entendit pleurer et une larme qui tomba dans le courant vint l’émouvoir. Alors, la femme vit très bien une longue forme blanche qui flottait et qui disait: «Si tu le veux pour toujours, donne-lui ton cœur à toi et ton sang. A partir de cette heure, qui pourra te l’enlever? Je ne le pourrai pas moi-même.» Un soir, à la nuit, la pauvre femme fit ce que la fée lui avait soufflé. Elle en mourut, mais le petit était sauvé parce que le cœur ne meurt pas et qu’il y a un paradis de Dieu où l’on ne sépare plus ceux qui se sont aimés.

—Maîtresse, c’est point bien gai.

—Tout n’est pas gai, gronda Jacquier, en ce bas monde.

Simon glissa ses bras autour du cou de Claire Lautier.

—Je ne voudrais pas que tu aies mal pour moi.

Elle soupira longuement. Dans ses yeux noirs, un point d’étoile venait du fond de l’ombre.

II

Il y avait un peu de répit aux Ages. La trêve de Noël arrivait. Les champs avaient leurs semences. Jacquier sentait encore au creux de sa paume la poignée de grains qu’on lance d’un mouvement mesuré, car il s’agit de ce qui est plus précieux que l’or.

De grandes pluies sortirent de l’ouest, portées par des nuages pesants qui se succédaient sans cesse. On entendait la mystérieuse marche du vent qui s’en allait si loin qu’il ne faisait plus qu’un murmure; mais il revenait, avec des grondements, dans les chênes qui gardaient leurs feuilles mortes, la dépouille de l’été. Des troupes de corbeaux tournaient sur les châtaigneraies où ils se posaient quelque temps immobiles, l’aile repliée, le bec rabattu, tels de singuliers fruits noirs. Ils s’envolaient tous ensemble, comme à un commandement secret. Du fond de la vallée, une brume s’élevait, une sorte de grosse nuée blanche qui roulait et que le soleil pouvait à peine dissiper. On ne voyait que la tête des trembles de la rive qui semblait flotter. Il y avait dans l’air des cris qui paraissaient s’élancer des choses; l’appel des bergers se mêlait au bruit de l’eau débordée, au vent, aux coups de la pluie.

Claire Lautier, dès que Simon était de retour, le faisait s’asseoir devant le grand feu de bois. Elle lui enlevait ses bas et tendait ses pieds nus vers les braises, afin qu’ils fussent bien secs. Elle veillait sur lui plus que jamais, et parfois, sans apparente raison, elle l’étreignait. Il lui semblait que peu de jours s’étaient écoulés depuis qu’elle l’avait porté sous ce toit, alors qu’il était au berceau. Elle aurait voulu pouvoir chanter encore sur ses yeux les airs qui les avaient tant de fois fermés.

A présent, l’ayant bordé dans son petit lit, elle s’en allait, puis elle revenait quelques heures après, cachant sa lampe, pour le voir dormir, si tranquille, avec tant de sécurité. Alors, elle le baisait au front sans l’éveiller, pleine des tourments et de la plus grande douceur de ce monde.

Quelquefois, elle pensait qu’elle l’aimait trop. S’il avait été pareil à ces enfants méchants et disgraciés qui font de la peine à leurs parents, son cœur, peut-être, se serait moins attaché. Mais il était si paisible, si studieux, toujours un peu rêveur et doux; on le voyait bien à l’école où il aimait à s’isoler dans un coin de la classe ou de la cour. Ses yeux ne s’éveillaient vraiment que sous les regards de Claire Lautier, dans son ombre chère. Toute la joie était là-haut, au faîte de la vallée des Ages. Il n’y trouvait aucune parole discordante, aucun mouvement trop brusque, mais un glissement de paix.

—Quand je serai grand, je ne quitterai pas les Ages, disait-il souvent à Claire.

Elle murmurait:

—Cet enfant me sauve...

Lorsqu’il n’était pas à la maison, aux rares moments de répit, elle s’enfermait dans sa chambre. Ce soir-là, elle tira de la commode une boîte de bois blanc; elle se mit à relire les lettres de Jacques Renaud, celui qu’elle avait aimé et qui était mort. Puis elle appela, au fond de son cœur, son frère dont elle voyait le visage paisible et loyal dans un petit cadre doré.

—Tu vois... Ma vie serait finie sans ce petit. Il a déjà ton regard... Il n’est pas à cette femme... Il est à nous. Il sera bon comme toi, brave comme toi.

Elle se souvenait à jamais de Jacques Renaud, un garçon si simple et droit, lui aussi, et de ce suprême soir, où elle l’avait salué pour la dernière fois. Il ne s’était pas retourné en partant, sous les branches de la châtaigneraie du Bost, car il devait pleurer. De cet amour on n’avait rien su dans le pays, parce qu’il fallait que la guerre fût finie pour faire les accordailles.

Il était mort, et elle restait dans cette vie. Mais Dieu lui avait envoyé Simon et elle n’était plus seule, avec un cœur trop pesant. Elle entendit venir l’enfant, replaça les chères reliques dans leur boîte.

Simon lui tendit une lettre que lui avait donnée le facteur pour éviter un long détour. Elle la prit en tremblant et s’apaisa vite. C’était le charron de Bonnal qui demandait à acheter douze gros ormeaux du bois de Lafond. Elle cacha son premier trouble en feuilletant les livres et les cahiers de Simon. Il tira du sac où, chaque matin, Claire enfermait, entre deux assiettes, le déjeuner de midi, un pochon de sucre, un autre de café et une bouteille d’huile de colza pour la salade de doucette. Il faisait chaque semaine les petites commissions à l’épicerie de Bonnal. Claire ne manquait pas de dire:

—Ton compte est juste. Tu ne t’es pas trompé d’un sou.

Elle s’émerveillait, bien loin de croire que, si l’enfant n’avait pas été d’un bon naturel, il eût été vite tout gonflé de vanité. Mais il souriait, pirouettait sur un talon et disait:

—Ce n’est pas difficile!

Ce soir, comme le temps devenait froid, elle pensait que Simon prendrait demain un gilet de plus grosse laine. Elle le laissa seul dans la chambre, où une armoire de noyer, de petite taille, qu’elle avait commandée pour lui au menuisier de Bonnal, contenait ses vêtements et les animaux articulés que l’instituteur apprenait à découper. Il avait construit un chariot minuscule, aux roues peintes en rouge, et deux vaches colorées en jaune pour le tirer. Dedans il mettait une pomme de terre, qui suffisait à le remplir, ou quelques châtaignes. Il s’agitait et grondait comme il avait vu faire à Jacquier, lorsque les bœufs, sous l’aiguillon, bandaient leurs muscles pour sortir d’un chemin pierreux. Mais il s’apaisait vite et feuilletait l’Histoire Sainte, pleine d’images qui l’emportaient bien loin, en des pays inconnus où il y avait toujours du soleil.

Tandis que Jeannette tirait le lait, Claire en apprêtant le repas était travaillée d’un grand souci. C’était comme un trou dans sa tête où les pensées tournaient, montaient, retombaient. Mme Lautier n’avait pas écrit, comme elle le faisait à cette époque. Que devenait-elle? Jamais elle ne donnait plus de deux ou trois fois de ses nouvelles, chaque année. Les jours avaient fait masse; aujourd’hui Simon grandissait vite et pouvait découvrir la vérité qu’elle n’avait pas encore osé lui dire. De quelle étoffe était cette femme pour ne s’inquiéter guère de son enfant? Mais Claire avait peur d’accuser tout haut celle qui était, en dépit de tout, la mère de Simon.

Les temps devenaient plus troubles. C’était, partout, une fureur de plaisir, une sorte de colère. Au son d’un piano mécanique, à Bonnal, les garçons et les filles ne quittaient plus le bal avant le chant des coqs du matin. Ils dansaient des choses de la ville, des pas dandinés, sans franchise, avec des abandonnements comme si un grand lien se défaisait. Plus de bourrées, plus de chansons. L’église était souvent vide; elle attendait tant de retours. L’abbé Remier prêchait pour les chaises, comme on disait, sauf aux jours de bonnes fêtes. S’il ne restait au monde que l’argent et si l’on enlevait des cœurs le désir de regarder en haut, qu’arriverait-il? Les chiens même relevaient la tête: alors leurs yeux devenaient beaux. Aujourd’hui, plus rien que la monnaie; on n’en avait jamais assez et l’on croyait que tout peut se payer.

Claire voyait par la pensée les bals nouveaux où les filles portaient des robes à la mode qui laissaient voir trop de peau, sans souci de l’hiver et de la décence. C’était un gros plaisir qui s’offrait sans cesse. Et ces foires, où la terre n’avait plus sa vraie place, la vanité rougeaude s’y montrait; une faim moins de blé que de monnaie. D’un côté, la fièvre froide de l’avarice qui montait avec le gain; de l’autre, une richesse étalée, bouillonnante comme un vin que l’on n’a pu encore cuver. Partout cette grande angoisse, ce glissement. Dans les villes, on disait que c’était plus terrible, dans ces rumeurs où vivait la mère de Simon. Il fallait pourtant espérer, malgré ces jours où l’argent ne s’accordait pas au travail et semblait perdre le mérite qui le purifiait. Il y avait toujours, çà et là, de bonnes gens que le mal n’avait pas saisis. Claire se souvenait qu’un petit nombre de justes peut tout sauver. Ce qui l’épouvantait, c’était que Simon vécût un jour dans un air qui changerait son âme, quand Mme Laugier le reprendrait. Elle sentait qu’il se plierait vite à une existence nouvelle, étant d’un caractère bon, mais malléable. Sans la force de l’exemple, il serait perdu. Elle songeait qu’elle lui avait donné plus que sa vie, car elle s’était dépassée elle-même. Pourtant on le lui arracherait de la poitrine, mais cela qui était la grande douleur, un flot de sang qui sortirait d’elle et la laisserait faible pour toujours, lui semblait moins cruel que la pensée de savoir qu’il vivrait avec un cœur sans défense. Depuis un an, elle voulait s’habituer à son départ. Il pourrait peut-être ne pas lui échapper tout à fait. Mme Lautier, avec l’âge, deviendrait meilleure, touchée par la grâce dont parlait en chaire l’abbé Remier.

Elle refoula peu à peu sa peine. Elle entendait chanter l’enfant dans la chambre. Il était encore près d’elle; tout s’arrangerait sans doute; elle le demandait à Dieu.

Simon ouvrit doucement la porte, et, marchant à pas de chat, il vint surprendre Claire en lui sautant joyeusement au cou. Elle fut tellement saisie qu’elle appuya ses mains sur son corsage.

—Va lire près du feu, dit-elle.

Il obéit docilement. Tandis qu’elle coupait le pain pour la soupe, elle regardait à la dérobée le petit front incliné, les boucles tombantes, le renflement des paupières si douces, si pures. Et elle murmurait:

—Mon Dieu, je sais bien qu’il n’est pas à moi... Mais ne me l’enlevez pas encore.

III

Les pluies cessèrent. A l’horizon, une haute porte bleue s’ouvrit; le beau temps passa. Des jours fins; un ciel vif et froid, tel une blanche fleur des neiges. Les bois dépouillés quittèrent leur aspect sordide, cet air de grande misère qui serre le cœur; leurs branches devenaient neuves, frottées de lumière, avec des rayons, des gouttes d’or à leurs pointes. L’eau se purifiait, mirant selon l’heure une étoile, un arc de lune, un rameau de saule. Les gelées du matin faisaient une poussière immaculée et Simon, allant à l’école, s’amusait à briser en marchant les petites glaces enchâssées dans les creux de terre durcie et qui éclataient avec un bruit sec. Il était sans aucune inquiétude, s’abandonnant à la vigilance de Claire qui lui épargnait toute peine. Un merle qui sortait d’une haie d’épines, un éclair de source, au loin, la parole du vent le remplissaient d’une joie confuse. Il était toujours un enfant plein de douceur qui redoutait les jeux brutaux de ses compagnons de classe, sans jamais le montrer. Ce soir de Noël, il fut content d’être en vacances. Quand il rentra, Claire lui dit:

—Nous allons être bien tranquilles. Je voudrais te garder sans cesse tout près de moi. Je suis jalouse de ton maître qui te voit du matin au soir.

Il l’embrassa comme d’habitude, paisiblement, ne pouvant découvrir l’ardeur et l’angoisse qui veillaient. Elle se hâta de traire les brettes. Jacquier avait achevé plus tôt que de coutume sa besogne. C’était la trêve de Noël. Claire tenait à ce qu’elle fût observée jalousement. Le relâchement du lien des coutumes lui rendait encore plus cher le souvenir des fêtes passées. Simon lui demanda de l’emmener à la messe de minuit:

—Je suis grand maintenant, je pourrai veiller, dit-il en se haussant sur les pieds.

Elle hésitait, ayant peur de le fatiguer, mais elle accepta en pensant qu’elle ferait route avec lui et tiendrait en chemin sa petite main dans la sienne.

Après le repas du soir, Claire, Jeannette et Simon prirent place devant la cheminée. Jacquier, qui était sorti, revint bientôt en portant avec précaution, comme une chose fragile, une souche de pommier, qui était devenue bien sèche, près de la chaudière où l’on faisait cuire le manger des porcs. Il la plaça sur le monceau des braises et il s’assit sur le coffre à sel. La flamme tournait autour de la bûche; il la regardait avec une sorte de joie, de ses yeux ronds, aux paupières rougies et bridées.

—Je me souviens d’une qui était d’amandier, gronda-t-il, et que mon père avait gardée deux couples d’années, près du four. Demoiselle, il n’y a point de ces arbres par là. Elle faisait un feu tout blanc piqueté de bleu. Il m’était venu des clous au cou, sur les bras. Ma mère en passa des charbons neuf fois sous une tige de ronces. Je fus vite guéri. Ma peau devint lisse comme la peau d’une pomme.

Claire l’approuva; elle ne doutait pas des vertus de la bûche de Noël, et elle tournait vers le feu son visage grave en respirant une odeur de fruit. Elle se souvenait des veillées où la salle des Ages était pleine de gens, jeunes et vieux. On y devisait librement. On racontait maintes histoires; puis on dansait en tapant fort du talon. Dans un coin, on avait poussé la table de cerisier où, parfois, un garçon accoudé près d’un verre de cidre chantait un air de bourrée d’une voix qui s’enrouait à force d’exciter les couples à bien tourner. De ces danses, que de bons mariages étaient sortis! On dansait aussi la Guimbarde, que l’on mène en balançant une barre de bois, tantôt enjambée, tantôt virant sur les têtes, sans briser le rythme:

A qui dansera le mieux
La Guimbarde, la Guimbarde,
A qui dansera le mieux
La Guimbarde de nous deux!
Tourne donc, tu n’y tournes guère,
Saute donc, tu n’y sautes pas!

Il y avait des ménétriers pour jouer de la vielle d’où sortait un jasement d’insecte, et d’autres pour gonfler la chabrette, en roulant des yeux contents. Et puis c’était la messe de minuit, un grand buisson d’or, dans l’ombre, que l’on voyait à des lieues à la ronde. Aujourd’hui beaucoup restaient chez eux. L’hiver était passé au cœur des gens; les anges pleuraient les étoiles d’autrefois.

Claire sortit de sa songerie et regarda Simon que Jacquier amusait en lui coupant des pommes en cubes qui s’emboîtaient les uns dans les autres. Les dernières châtaignes grésillaient dans la poêle percée que Jeannette secouait. Au dehors sifflait un vent glacé et, par la fenêtre, la lune montrait son quartier qui s’avivait.

Jacquier dit avec une malicieuse bonhomie:

—Le temps s’adoucit. Sous la cheminée la glace a fondu.

Il ajouta entre deux bouffées de pipe:

—Givre avant Noël vaut cent écus.

Simon riait quand des châtaignes éclataient. Grillées à point, Claire les versa dans une corbeille d’osier et elle les couvrit d’une serpillière. Elle en prit une, la dépouilla de sa peau, souffla dessus, puis la glissa dans la bouche de Simon. Jacquier courut chercher deux bouteilles de cidre bouché où l’on avait mis un grain d’avoine pour le faire mousser. Il les déboucha et servit à boire à la ronde dans les verres qu’il avait posés sur la table. Revenant au coin du feu, il dit brusquement:

—Vous savez, demoiselle, il y a trois ans, nous avons perdu quatre porcs, sauf votre respect, et depuis nous n’en avons plus perdu. C’est que j’ai compris le pourquoi. J’ai glissé sous la pierre levée un morceau de tuile rouge qui me servait à marquer, en foire. Mais il fallait savoir ça.

—Peut-être.

—C’est sûr.

Simon s’endormait. Claire lui frappa dans les mains.

—Je vais te raconter une brave histoire, mon petit, commença Jacquier. Il y avait dans le temps, pas loin d’Ambazac, un bon moulin qui était à un meunier dont les yeux étaient plus gros que le ventre. Il avait une fille mignonne et il rêvait pour elle d’un beau château avec une cour pavée où rouleraient des carrosses faits pour son plaisir. Le gendre qu’il voulait aurait toutes ses dents en or. Et les galants n’en montraient que de blanches, tout comme des chrétiens qu’ils étaient. Le meunier, à peine disaient-ils un bout de parole, les renvoyait tout bourru. La petite, qui les trouvait gentils et qui aurait voulu choisir vite, se faisait un mauvais chagrin, voyant le temps où elle serait seulette. Par un matin plaisant, un jeune homme toqua à la porte et ce coup, fait du doigt plié, chassa tous les oiseaux qui chantaient. Il y eut un grand silence, si grand que l’on aurait pu entendre courir un lézard. Le meunier regarda l’arrivant et cria, le fol, qu’il ne voulait qu’un garçon à la mâchoire d’or et plus fort que le taureau. Mais le galant éclata de rire et montra ses dents toutes d’or que le soleil faisait briller. Le meunier tapa dans la main du gars et le mariage fut décidé.

«—Tu as de belles dents, qu’il dit, mais il faut, pour avoir ma fille, être assez fort pour amener à la roue du moulin ce gros ruisseau qui coule là-bas.

«—C’est entendu, môssieu le meunier.

«Le garçon partit. Les bonnes gens arrivèrent à plein chemin et crièrent que c’était le diable qui avait frappé à sa porte. Le soir passa sans encombre, mais, vers la minuit, on entendit un bruit de tonnerre, un fracas de rochers brisés et une longue flamme rouge tournait dans l’air. Ceux du village claquaient des dents, tandis que le diable soulevait le ruisseau comme il eût fait d’un grand serpent. Mais un brave homme dit au meunier qui était blanc comme sa farine:

«—Grimpe vite au poulailler. Réveille les poules pour que le coq chante avant que le diable ait fini sa besogne.

«Sitôt dit, sitôt fait. Le premier cri du coq chassa l’Infernal et le ruisseau reprit son lit. Il y a toujours un endroit où l’eau fait un rude coude, au point où le chant du coq arrêta le diable.»

Simon s’écria:

—Tu m’as fait peur, Jacquier.

Claire reprit:

—Oh! Tu lui as fait peur. Viens que je te cache, petit.

Et, pour le distraire, elle prit les mains de l’enfant et l’entraîna au milieu de la salle. Il se renversa un peu en arrière et elle dit:

—Nous allons tourner. Je te tiens bien.

Pour la ronde, elle pliait les jambes afin de mieux le voir avec son cou flexible et son regard glissant sous les cils recourbés. Elle chanta:

Dans mon beau château,
Ma tante, tire, tire, tire!

En riant, il tirait sur les mains de Claire.

Les filles ont passé,
O gué! ô gué! ô gué!
Les filles ont passé,
O gué, beaux chevaliers!

Elle se mit à cropetons, attira l’enfant contre elle et l’éleva dans ses bras. Tant-Belle, qui s’était rôtie devant le grand feu, aboyait de joie. Dix heures et demie de relevée sonnèrent. Claire ouvrit la porte. Elle demeura quelque temps sur le seuil, tournée vers le vent. Un murmure de cloches vint jusqu’à elle, un son léger qui allait et venait, adouci par le clair de lune, mêlé aux bruissements de la rivière, aux vapeurs blanches des eaux.

—Il faut se préparer, dit-elle. C’est le premier branle. Prends une lanterne, Jacquier; au retour, la lune pourrait se cacher.

Elle coiffa Simon d’un béret de feutre, l’enveloppa d’un manteau à capuchon. Puis elle releva ses cheveux devant un miroir qui était accroché près de la fenêtre, et couvrit sa tête d’un chapeau noir, paré d’un simple ruban de même couleur. Jacquier couvrit de cendres le feu, éloigna de la cheminée les chaises. Un grillon se mit à dire son chapelet de cristal. Claire et Simon sortirent dans la cour, avec Jeannette qui avait pris sa cape et ajusté sa coiffe empesée. Tant-Belle alla se coucher dans la grange et Jacquier verrouilla la porte.

Ils marchèrent bon pas dans le chemin creux. La lune haute éclairait la vallée. Au-dessus de la rivière, elle faisait un courant de brumes laiteuses où des parcelles brillantes flottaient, des étoiles égrenées. Enchantement où les arbres, les pierres, les ajoncs, les genièvres devenaient des choses si légères qu’elles paraissaient trembler dans une sorte de vent silencieux. Au loin, en des sources découvertes, une lueur entrait et sortait, un linge neigeux que tordait la fée.

A mesure que Claire et Simon s’approchaient de la rivière, l’écluse du moulin de Chanaud montrait mieux son rouleau givré, sans cesse tournant. Le flot, près du pont, était si calme que la lune s’y reflétait sans un pli. Sur la route, des gens venaient par petites troupes. Une chouette en chasse poussa son cri dans les châtaigneraies voisines.

La route était large vers Bonnal. Claire et Simon, Jeannette et Jacquier cheminaient paisiblement et n’échangeaient que peu de paroles. Ils aperçurent les premières maisons du bourg. L’auberge parut, avec l’éclat des grosses lampes de la salle de bal. Des couples s’y balançaient en lourdes masses, dans la fumée du tabac, aux coups d’un piano mécanique. Claire pressa le pas. Les cloches se mirent à sonner dans le clocher aux écailles de bois. Elles s’en allaient, au loin, sur les champs, portant la joie des anges et des bergers, la grande nouvelle qui surprenait toujours le vieux monde.

IV

Jeannette, après la messe de minuit, jeta dans le puits un morceau de pain pour qu’il ne se tarît pas. Elle observait les usages en silence, avec une confiance obstinée. D’habitude, on portait du cidre sur la table, mais Jacquier, en la fête des rois, ne voulut boire que du vin; il aurait ainsi du sang bien pur toute l’année.

Les jours reprirent leur simple courant. Simon revint à l’école, et Claire se livra aux besognes quotidiennes avec plus d’ardeur, comme si elle voulait éloigner ainsi toute rêverie. Mme Lautier n’avait pas donné de ses nouvelles. Tous les ans, à la même époque, elle n’y manquait pas. Claire en venait à songer que Mme Lautier pouvait devenir infirme ou mourir par accident; Simon ne quitterait jamais les Ages. Mais, vite, elle se blâmait, demandant pardon à Dieu qu’une telle pensée l’effleurât.

—Il n’est pas à moi, mon Dieu. Je le sais bien. Gardez-moi du mal.

Chaque soir, après la veillée, elle récitait la prière, à genoux, sur le plancher, dans la grande salle, les regards levés vers une image de la Vierge Marie. Simon disait l’oraison du «Souvenez-vous», ce gémissement d’espoir et d’amour qui monte de la vallée. Puis Jeannette, qui n’avait jamais su lire, ni écrire, marmonnait entre ses dents la patenôtre blanche, n’ayant retenu que celle-là: «Le Bon Dieu est mon Père, la bonne Vierge, ma Mère. Les apôtres sont mes frères et les vierges sont mes sœurs. La croix de sainte Marguerite en ma poitrine est écrite. Madame s’en va sur le champ, à Dieu pleurant, rencontre Monsieur Saint-Jean. D’où venez-vous? Je viens de loin. Vous n’avez pas vu le Bon Dieu? Si fait, il est en l’arbre de la Croix, les pieds pendants, les mains clouées, un petit chapeau d’épines blanches sur la tête. Qui la prière à Dieu saura, qui la dira trois fois au soir, trois fois au matin, gagnera le paradis à la fin.» Elle récitait cette prière naïve, qui venait du fond des temps, avec une foi toute pure. Claire Lautier sentait bien que Dieu était touché par ces paroles qu’aucun paroissien du monde n’avait consignées.

Le temps devint pluvieux et le vent reprit ses longues courses monotones. Le 20 janvier, Claire reçut des mains du facteur de Bonnal une lettre de Mme Lautier. A ce moment, elle était sur le seuil de l’étable et coupait des carottes fourragères pour les brettes. Quelque temps, elle regarda autour d’elle, comme si on pouvait l’épier. Puis, sans rompre encore l’enveloppe, elle alla s’enfermer dans sa chambre. Une grande peur la tenait. Quand elle se fut un peu apaisée, elle ouvrit la lettre et la lut d’un trait. Sa belle-sœur annonçait sa venue pour le mois de mars; elle remerciait Claire des bons soins qu’elle avait prodigués à Simon, elle se sentait coupable d’avoir paru l’oublier; la vie l’en avait éloignée. Dans une longue page, elle se défendait comme d’une accusation. Mais son ami était étrange et ombrageux. Elle parlait de l’existence des villes si fiévreuse, si rapide. L’enfant avait mieux vécu, jusqu’à présent, au bon air de la campagne qu’en ces appartements étroits de Paris. Elle racontait qu’elle avait fait de beaux voyages en Italie, en Grèce. Maintenant elle ne quitterait plus la France. Claire ne put en lire davantage, ses yeux se voilaient. Elle poussa une longue plainte, qu’elle étouffa sous ses mains rapprochées. Elle maîtrisa enfin sa douleur et murmura:

—Cela devait arriver. Il ne faut pas s’en étonner. C’est dans l’ordre.

Elle se tourna vers le visage loyal du capitaine Lautier qui souriait dans un cadre d’or.

—Tu n’es pas là, toi, mon bon frère...

Puis, avec force, elle gronda:

—Si, tu es là. Je le sens bien. Garde-moi.

Elle replia la lettre de Mme Lautier, et, soudainement calmée, elle la glissa dans le tiroir de la commode. Elle revint à l’étable; le travail régulier la maintenait dans une sorte de clarté. Tout à coup, elle sortit, chassée par une pensée brusque; malgré la pluie qui tombait, elle resta, immobile, près de l’ormeau de la cour. Jamais elle n’avait parlé à Simon de sa mère ou bien en des termes si vagues qu’il ne pouvait rien comprendre, ni deviner. Elle eut le sentiment d’être coupable. Quand le petit reviendrait de l’école, elle le verrait brusquement grandi, et elle serait humble comme une enfant qui avoue sa faute. Elle avait les tempes serrées. Elle entendait d’avance les paroles qu’elle prononcerait. Et elle aurait mieux aimé lui dire:

—Je suis rongée par un mal terrible qui prend mon corps par lambeaux et je vais mourir.

Ce n’était pas du corps qu’il s’agissait, mais de l’âme. Pour la première fois, Simon s’éloignerait d’elle, par cet aveu, quoi qu’elle fît; la vérité ne pouvait être diminuée, trahie. Elle demandait à Dieu du courage. Bientôt elle reprit son travail; Tant-Belle se coucha à ses pieds. Elle n’accomplissait qu’une besogne machinale et se demandait comment elle parlerait à Simon de tant de choses qui lui faisaient peur à elle-même.

Au dehors, le vent tourna, lava le ciel comme une eau; les nuages devenaient blancs et se perdaient à l’ouest. Le soleil parut et se glissa jusqu’à la grange où travaillait Claire. Elle se leva de l’escabeau où elle était assise, secoua son tablier et sortit dans la cour. Ce beau temps du ciel, loin d’apaiser sa peine, la mettait mieux à nu, au fond d’elle-même. Elle avait connu trop de soirs pareils et de ces fêtes célestes qui succèdent à la soudaine fuite des brumes. Alors elle était heureuse près de Simon, ne songeant qu’à l’élever et à l’aimer. Les enchantements de la saison s’accordaient avec ceux de son âme.

Au milieu de la cour, dans le bassin de granit, un point d’eau brillait, une noisette de feu sous le soleil. L’air s’emplissait d’une grande paix et le soir qui s’avançait sur la vallée ouvrait une aile au plumage enflammé. Un battement fin, une légèreté inouïe, comme d’un oiseau tout-puissant qui se pose un moment à terre, et il saisit le cœur, car, peut-être, on ne le verra plus.

Claire attendait d’habitude Simon sur le seuil de la maison; mais, cette fois, elle prit le chemin qui descendait vers le pont de Chanaud. A mi-côte, elle s’arrêta, avec la pensée naïve de le surprendre et d’entendre son pas, de loin, sans qu’il pût la voir. Elle entra dans un petit bois de chênes, et sous la lumière du couchant, mêlée à celle de la rivière, elle se sentait une âme d’enfant. Simon marchait sans hâte, le béret posé sur l’oreille, le sac de cuir en bandoulière. Parfois il cueillait un brin de genièvre et tournait sur un talon. Il considérait le courant de la vallée, le beau chemin d’eau vivante, tout bordé d’arbres penchés.

Claire le voyait venir maintenant. Il enfonçait ses petits poings dans ses poches et sifflait une chanson, en penchant un peu la tête. Il passa le long du bois; n’y tenant plus, elle courut dans le chemin et l’appela. Il montra une surprise joyeuse qui éclaira ses yeux gris. Brusquement elle l’étreignit; puis, en silence, elle fit route avec lui et elle l’enveloppait de ses bras. Comme ils arrivaient au sommet de la vallée, elle murmura:

—J’ai tant de choses à te dire, Simon. Ce soir n’est pas comme les autres.

—Oh! Il est bien comme les autres, puisque tu es là, tout près de moi.

Dès le seuil de la maison, elle lui enleva son sac, son béret, et elle remplaça ses souliers par des pantoufles chaudes.

—Viens dans la chambre, Simon; nous serons plus à l’aise pour parler.

L’enfant vit bien qu’elle avait changé de figure. Il aperçut, pour la première fois, dans les yeux de Claire quelque chose de mystérieux. Ses mains, qu’elle appuyait sur sa tête, tremblaient.

—Simon, depuis que tu as l’âge de raison, j’aurais dû te parler de ta mère. Moi, je ne suis pas ta maman. Celle qui t’a donné le jour, tu ne l’as jamais vue, parce qu’elle ne pouvait pas venir ici, ni t’élever; et toi, tu n’aurais pu rester auprès d’elle, quand tu étais tout petit. Je t’avais dit que ton père était un brave officier et tu es à moi, quand même, car il est mon frère, et je le remplace.

Elle fit un violent effort et dit:

—Ta maman est bonne, je l’aime bien. Elle va venir. Peut-être, un jour, tu me quitteras pour la suivre.

Vers elle il leva bien droit sa figure pâlie de chagrin et s’écria:

—Tu es ma maman! Tu es ma maman! Je ne te quitterai jamais.

Alors elle ne put prononcer un seul mot, courbée par son cœur. Simon l’entourait de ses bras et il était plein de crainte.

Haletante, elle disait:

—Ah! pour la première fois, je t’ai fait de la peine, Simon...

Quand ils entrèrent dans la salle, Jacquier était de retour. Il avait relevé des barrières dans les prés, ébranché des chênes de clôture. Comme d’habitude, il se tenait près du feu.

Claire s’efforça d’apaiser Simon. Elle lui promit de ne jamais le quitter. Avant que Jeannette eût servi la soupe, elle lui chanta maintes chansons, celles de Malborough et du Sire de Framboisy, en les accompagnant de mines impayables.

Après le repas, l’enfant était tout à fait calmé. Claire ouvrit la porte.

—Viens voir, Simon, la chatte qui fait le gros dos au bout du pré.

Il accourut. La lune apparaissait dans son plein, comme si elle avait roulé dans la haie voisine. Elle était si merveilleuse, couleur d’or blanc, que l’on ne voyait pas sa forme tout d’abord. Elle monta, sortant du buisson où elle propageait un feu de songe qui éclairait avec une mystérieuse douceur.

—Comme elle est blanche, dit Claire, elle a dû se baigner dans la rivière.

Un moment, il sembla qu’elle reposait sur une branche basse du frêne, puis un souffle la détacha, et la campagne se mit à rêver.

Claire regardait cela; elle ne sentait pas que de grosses larmes roulaient sur ses joues. Mais Simon, relevant la tête vers elle, s’écria:

—Ne pleure pas. Je ne veux pas que tu pleures.

V

Peu à peu, Claire s’habitua davantage à la pensée que Simon connaîtrait sa mère et l’aimerait. Dans son âme si simple, si droite, elle se gardait d’accuser Mme Lautier, ainsi que tant d’autres l’eussent fait à sa place. Simon, cet agneau abandonné, elle l’avait emporté comme sur ses épaules, aux Ages. Pendant des années, il s’était blotti contre elle, dans la chaleur de son cœur. On ne pourrait jamais effacer cela, ni cette profonde joie. Elle espérait que devant Dieu elle resterait la mère de Simon, car la main qui protège le berceau, conduit les premiers pas, montre le premier horizon de ce monde et de l’autre, on ne peut la dessécher. Quand l’âme, une fois, a donné sa force, nul n’a le pouvoir de la reprendre.

Claire vivait en espérance et en charité. Elle ne jugerait pas Mme Lautier; elle la recevrait avec humilité, servante de l’amour maternel ayant mérité l’obscur honneur de nourrir et d’élever Simon, trésor précieux. Pourtant un grand tourment la prenait à certaines heures. Si l’enfant revenait dans la ville, que ses yeux à peine ouverts n’avaient pu voir, ne serait-il pas de nouveau en danger. Mme Lautier ne faisait pas connaître sa volonté. Peut-être laisserait-elle Simon encore aux Ages où la vie était facile. Là-bas, il fallait des poignées d’argent. Et Claire formait des rêves où tout s’arrangeait comme dans les contes de fées. Les médecins exigeraient qu’il restât à la campagne où l’air était pur et décideraient qu’il ne pourrait vivre à Paris. Ou bien Mme Lautier serait tout à coup charmée par ce pays de Bonnal, et elle ne voudrait plus le quitter. Mais la même pensée venait la clouer, l’immobiliser:

—Il n’est pas à moi. On me l’a seulement prêté.

Elle oubliait les soucis, la peine qu’elle avait eus pour l’élever, et son dévouement toujours veillant et ce feu secret qui la tenait sans cesse en haleine. Comme au premier jour, le vagissement devenu parole la frappait au cœur.

Mme Lautier annonça par une lettre brève qu’elle arriverait aux Ages le 20 février. Claire se mit à parler plus souvent de Louise Lautier à Simon. Elle prêtait à sa belle-sœur des vertus qu’elle n’avait jamais eues, sans doute. Peu à peu, l’enfant fut pris d’une grande curiosité, il était impatient de voir sa mère, étonné comme à la lecture d’une histoire étrange, que l’on aurait pu arranger en manière de complainte. Quand il parlait d’elle, Jacquier poussait quelques grognements si rudes qu’il s’écriait:

—Je n’ai qu’une maman, c’est Claire!

Il n’osa plus interroger personne et cacha son trouble. Si Claire lui disait que le jour était proche où sa mère viendrait aux Ages, il baissait la tête et répondait à peine, tout confus.

La fête de la Chandeleur arriva. Levé dès le point du jour, Jacquier, voyant qu’il pleuvait et que le vent agitait les arbres en soufflant de l’Ouest, gronda:

Quand il pleut sur la chandelle,
Il tombe de l’eau sur la javelle.

Il prit quatre petits cierges dans la boîte de noyer où il enfermait des objets qu’il jugeait précieux. Il les avait faits lui-même, aux heures de répit, dans la grange. Ce n’est pas difficile; on attache une longue mèche de coton à la pointe d’un clou pour bien la tendre, et l’on y coule de la cire suffisamment amollie, et tirée des ruches des Ages qui sont rangées, avec leurs bonnets de paille, le long d’un mur du verger orienté vers le Levant; ainsi aucun rayon de soleil n’est perdu. A l’entour, il y a des fleurs qui ne craignent pas la gelée, des giroflées, des soucis, des lavandiers tout hérissés, pleins de belles mouches bleues à la saison.

Ce matin, Claire prit dans le tiroir de la commode un gros cierge qui gardait, le long de sa tige, ses larmes par grappes figées. Il avait pleuré aux heures funèbres, mais il se souvenait de la rosée sur les corolles du verger. Claire, à la nouvelle de la mort de son frère, l’avait allumé, dans sa chambre, les volets clos, bien qu’il fît soleil, agenouillée, toute courbée, poussant sa lueur, par un grand souffle de son âme, jusqu’au champ où gisait le capitaine Lautier. Par miracle, la parcelle ardente était devenue une longue flamme couchée, étirée, à travers les espaces du mystère.

Jeannette et Jacquier, l’une en cape, l’autre en blouse, Claire et Simon franchirent ce jour-là le porche de l’église où deux anges sont accoudés dans le granit. Les cierges s’allumèrent au feu des paroles divines. Et, dans l’ombre, ils formaient de petites clairières dorées.

De retour aux Ages, dès qu’elle eut enlevé sa cape, Jeannette attisa les braises, chargea les chenets de fagots secs, graissa la poêle pour y faire couler une pâte de farine et d’œufs. La flamme pétillait et sautait, les crêpes tournèrent. Peu à peu, elles dressèrent, fine comme toile fine, une pile rousse et fumante. Claire donna à Simon la permission d’en manger avant tous. Jeannette, prenant à deux mains la queue de la poêle, l’agitait sans cesse d’un mouvement régulier pour l’élever soudain avec une étonnante agilité; et elle chanta une vieille chanson:

Elle sort du logis,
En dépit de son père.
Mais bientôt un esprit
Apparaît devant elle,
En lui disant: Ma belle,
Je vous prie de m’aimer.
Et ensuite lui donne
Un diamant doré.

La crêpe tournant, elle répétait: «Un diamant doré».

Dans la brasière cuisait tout doux une petite côte de porc en compagnie d’un céleri du verger. Midi approchait. Jacquier revint de l’étable. Il avait fait couler des gouttes de cire sur les mangeoires de l’étable, au bord des ruches, les abeilles étant un peu chrétiennes. Son cœur était paisible, les usages observés. Il battit des mains, quand Jeannette fit sauter sur la corniche de l’armoire la dernière crêpe; ainsi il y aurait de l’argent dans le tiroir toute l’année. Claire, assise au coin du feu, tâchait d’égayer Simon, mais il lui parut qu’il ne riait plus comme autrefois en un pareil jour.

Alors elle lui chanta cette chanson douce et grave, qui éloigne de la terre:

C’est une fille muette
Parmi les cieux,
Lui apparut une dame
Dans son troupeau.
Toujours elle lui demandait
Un bel agneau.
Les agneaux de mon père
Sont pas à moi.
Si vous voulez que j’y aille,
J’irai.
Si vous voulez que lui parle,
Lui parlerai.
Vas-y vite, la belle,
La Ysabeau,
Vas-y sans peur ni crainte
Ni danger du loup.
Je garderai le troupeau
Bien mieux que vous.

Simon leva les yeux vers elle, devinant le souffle du mystère:

Bien le bonjour, mon père,
Ma mère aussi.
M’est apparue une dame
Dans mon troupeau,
Qui toujours me demande
Un bel agneau.
Reviens-y, ma fille,
La Ysabeau!
Dis-lui que la troupe
Et aussi le troupeau,
Tout est à son service,
Même le plus beau.

Claire soupira, puis reprit, à mi-voix, la tête courbée:

Son père et sa mère
Sont bien contents
D’avoir une fille muette
Et de l’ouïr parler.
Ils disent pour rendre grâce
L’Ave Maria.
Quand l’heure arrive,
Elle ne rentre pas.
Son père et sa mère
La vont chercher.
Ils l’ont trouvée morte
Au milieu d’un bois.
Lui ont trouvé une lettre
Sous son bras droit,
Que ni prêtre, ni personne
N’a pu lire.
C’est Monseigneur l’Évêque
Qui l’a lue.
Il a lu sur la lettre
De l’Ysabeau
Qu’elle avait jeûné le carême,
Les Quatre-Temps,
Et qu’elle était une sainte
Au Paradis.

Simon voyait dans les yeux de Claire le rayon des larmes retenues, un tremblement de rosée sur cette fleur de chanson.

VI

Le temps était brumeux le matin; vers midi, le ciel s’éclairait. Les pentes de la vallée montraient, par places, un pelage violacé, coupé de la fusée des genêts verts. Des gouttes d’eau s’allumaient, faisant de petits battements de couleurs. Entre des pierres, le chardon nain, devenu sec, avec sa houppe de coton jaune, paraissait en vieil argent. Une pluie de chatons dorés tombait des branches fines du noisetier sauvage. Une sorte de vapeur, comme d’un brasier secret, glissait sur des taillis de chênes cendrés. La rivière se mouchetait de soleil; un grand travail de lumière l’agitait d’incessantes reprises de rayons. Des ombres passaient, des souffles étranges sur une glace sans tain; mais au-dessus des ronciers séchés, de la fougère morte, quelques durs bosquets de houx, en pointes de lance, aspiraient l’essence du jour par toutes leurs feuilles armées; ils ne cessaient de flamboyer et de s’éteindre, selon la course des nuages.

Jacquier et Jeannette balayaient les prés, ils entassaient les broussailles mortes et les brindilles pour les brûler. Çà et là montait l’épaisse fumée de ces brasiers que le vent rabattait. Vers trois heures elle se mêlait au brouillard qui s’élevait de la vallée. Soudain tout sentier semblait coupé, l’horizon glissait comme un nœud coulant où la terre se repliait. Les arbres proches, sur une brume opaque, n’étaient plus que des traces sombres, de mystérieux frottements. Jeannette et Jacquier revenaient à la maison; Tant-Belle les suivait en secouant sa fourrure givrée. Malgré le froid, Claire descendait le chemin de la vallée, traversait le pont de Chanaud pour venir au-devant de Simon. Dès qu’elle l’avait rencontré, elle remontait autour du cou de l’enfant le cache-nez chaud. Tous les deux, ils regagnaient en silence les Ages, assez heureux de faire route ensemble.

Mme Lautier annonça dès la veille son arrivée par une carte-lettre. Claire avait demandé pour Simon quelques jours de congé. Elle l’éveilla de bonne heure, car Mme Lautier arriverait le matin par le train de huit heures et le chemin était long des Ages à la station de Bonnal. Elle s’habilla, au clair de la lampe, de son vêtement des jours de fête. Simon ne disait que peu de paroles, tandis qu’elle s’empressait autour de lui. Il cachait une sorte de peur mêlée à une grande curiosité; et il restait grave, sentant bien que cette journée était pleine d’inconnu.

Claire se couvrit d’une cape, et coiffant Simon d’un béret de drap, elle le fit monter près d’elle dans le charreton mené par l’âne que Jacquier appelait «Tournebroche». Il était très vieux, très roussi, avec un ventre énorme; on ne faisait appel à ses services qu’en de rares occasions. Mené par lui, on était sûr de cheminer bien plus lentement qu’à pied. Mais il y aurait sans doute quelques bagages à porter. Jacquier grogna:

—Au revoir, pauvre demoiselle.

Le jour se leva; les brumes devenaient blanches vers l’Est. Claire, dans le sentier pierreux, rassembla les rênes pour empêcher l’âne de buter. Elle aurait voulu parler, pleurer, rire; mais quelque chose lui barrait la gorge. Simon s’appuyait sur elle, plein de trouble. Il fallut une bonne heure pour arriver à la station de Bonnal. Claire se sentait prise d’un grand froid. La garde-barrière la fit entrer dans sa maisonnette pour qu’elle se chauffât. Et elle posait maintes questions auxquelles Mlle Lautier répondait en hâte:

—Oui, nous attendons la mère du petit. J’ai été contente de l’aider en élevant Simon. Elle pouvait le garder auprès d’elle, mais il n’est pas fort et l’air de la campagne est excellent.

Elle fit l’éloge de Mme Lautier, en refoulant sa peine, car Simon devait avoir une mère admirable.

—Il lui fallait gagner sa vie, à la mort de mon pauvre frère. Ceux qui disaient qu’elle ne songeait pas à son petit sont de mauvaises gens.

En ce moment, par un prodige du cœur, elle décidait que Louise Lautier était bonne et fidèle, et que seul le malheur l’avait empêchée de remplir son devoir de mère.

Le train arriva. Claire reconnut Louise Lautier qui descendait d’un compartiment de deuxième classe. Elle dit quelques paroles de bienvenue et poussa devant elle Simon qui se cachait. Louise étreignit quelque temps son enfant qui, le premier trouble passé, leva timidement les yeux vers elle.

—Tu es content de me voir?

—Oui, je suis bien content.

Il considérait, avec un extrême étonnement, cette femme élégamment vêtue d’une robe de voyage de bonne coupe, et qui répandait un parfum étrange. Quand elle monta dans le charreton, il vit les longues jambes gainées de bas en soie brillante, si différents de ceux que portait Claire, tricotés avec du gros coton noir. Son trouble revenait; il avait envie de pleurer, bien qu’il fût sans tristesse. Chemin faisant, Louise remercia Claire des bons soins qu’elle avait donnés si longtemps à Simon. Elle répondit à peine, faiblement, en hochant la tête.

—Il est grand garçon à présent, dit Louise.

Elle caressa en riant la tête de son enfant, l’attirant contre sa casaque de velours où l’éclat de la gorge paraissait. Il suffoquait d’une nouvelle douceur. Cette maman qui arrivait comme dans les contes de fées, sous un coup de baguette enchantée, elle était belle avec ses cheveux courts et blonds, sa nuque blanche, ses yeux si rieurs, si grands, dans un visage où la bouche était couleur de cerise.

Elle parlait sans cesse.

—Tu travailles bien en classe? Tu sais lire, écrire et compter?

—Oui, madame.

—Il m’appelle: madame. Vous entendez, mademoiselle Lautier? Je suis ta maman; Claire n’est que ta deuxième maman ou plutôt ta bonne tante.

Elle l’embrassa:

—Simon, tu es beau, tu me ressembles. Tu as des yeux un peu comme les miens et une petite bouche. Claire, je suis bien contente. Dites, votre âne vénérable montera-t-il la côte? Il n’a pas l’air d’y tenir beaucoup. Voilà une belle rivière.

Simon l’écoutait, charmé par le son de sa voix qui était fin. Claire ne laissait entendre que des mots entrecoupés.

—Claire, vous ne parlez pas, cela se comprend en ce pays tranquille où il n’y a guère que des arbres, de l’herbe et des oiseaux.

Le soleil éclairait paisiblement la campagne. A travers les bois dépouillés, l’eau faisait des signes merveilleux, des appels de fraîcheur et de repos. Des genièvres échappaient à la griffe des ajoncs, dans un étincellement de givre. On approchait des Ages. L’âne penchait sa grosse tête comme s’il allait faire la culbute, et il soufflait, exhorté par Claire qui le piquait d’un bâton muni d’une pointe aiguisée. L’horizon se découvrait davantage, l’air devenait plus vif. Le charreton tourna dans la cour. Louise Lautier sauta légèrement à terre et prit dans ses bras Simon.

Claire appela Jacquier qui détela; il affecta de ne pas voir Mme Lautier; mais, comme elle vint le regarder avec curiosité, il fut bien obligé de balbutier un bonjour dans sa barbe ébouriffée.

Claire fit entrer sa belle-sœur dans la maison.

—Vous êtes ici chez nous, dit-elle. C’est là que mon pauvre frère est né.

Louise Lautier devint grave, puis elle s’écria:

—Mignon, parle! Raconte-moi comment tu passes ton temps ici. Peut-être t’ennuyais-tu?

A ces derniers mots, Claire quitta en hâte la salle et se réfugia dans sa chambre. Louise, sans y prendre garde, ouvrit une valise et en tira des sacs de bonbons.

—Donne ta bouche, dit-elle, il n’y a pas de bonbons comme ça aux Ages.

Elle garda sa fourrure et remarqua que le feu la rôtissait par devant, tandis qu’elle avait froid aux reins. Simon s’enhardit peu à peu. Il dit, tout à coup, les yeux écarquillés:

—C’est bien vrai que tu es ma maman?

Il caressait le doux corsage où le cou blanc se gonflait, découvert jusqu’à la naissance de la gorge.

—Comme tu es habillée, comme tu sens bon!... Il n’y a pas de pralines comme ça chez l’épicière. Elles ne peuvent pas fondre.

Jeannette venait de plumer un poulet et, tandis qu’elle le vidait, elle regardait avec une brûlante curiosité Louise Lautier. Quand elle glissa la broche sur les landiers, elle dit un bonjour en allongeant les lèvres en godet comme pour le retenir.

Louise avait pris Simon sur ses genoux.

—Il faut bien que je te berce, mon petit, puisque je ne l’ai pu jusqu’à présent.

Il sentait un grand bonheur l’envahir. Tant-Belle se coucha devant le feu.

—C’est une jolie bête, dit Louise. On m’avait donné un chien dans ce genre.

—Moi je te donnerai un bœuf que j’ai fait avec des planches.

Claire qui avait entr’ouvert la porte regardait sa belle-sœur avidement et elle voyait briller les yeux de Simon. Elle voulait préparer le lit où l’enfant coucherait avec sa mère, mais elle n’en avait pas la force en ce moment. Elle était comme étourdie; la réalité l’effrayait et, peu à peu, la saisissait tout entière. Allait-elle s’élancer vers Mme Lautier, lui enlever Simon qu’elle caressait et charmait, et crier: «Il n’est pas à vous. Partez!»

Elle ouvrit tout à fait la porte et dit à mi-voix:

—Viens, Simon. Il faut bien que tu montres à ta maman tes jouets et ta petite armoire où tes habits sont rangés.

Mais il écoutait Louise qui lui racontait des histoires de la ville et lui parlait de ces magnifiques magasins et de ces théâtres qui sont d’immenses palais pleins de parfums et de soleil.

VII

M. Salvat, l’instituteur de Bonnal, avait accordé huit jours de congé à Simon.

—Il faut bien que vous fassiez la connaissance de votre maman, avait-il dit en plissant des yeux malins.

Dans le pays, la nouvelle s’était répandue. Les uns assuraient que Louise n’avait été que l’amie du capitaine Lautier; d’autres savaient bien qu’elle faisait les amours d’un prince anglais ou d’un homme qui possédait des troupeaux de bœufs en des pays du diable. Avec le change il était plus riche que le président de la République. On disait aussi, sous le manteau des cheminées, aux veillées, que Claire des Ages serait payée de sa peine et qu’en élevant l’enfant elle avait du même coup fait sa fortune.

Depuis longtemps, on n’allait guère en cette maison juchée au-dessus de la vallée, mais, le lendemain de l’arrivée de Louise, la veuve Ruteau, l’épicière de Bonnal, eut le courage, malgré son obésité, de faire à pied le long chemin du bourg jusqu’aux Ages. Elle demanda trois sacs de pommes de terre et un demi de haricots de l’année. Elle s’était assise au coin du feu, et dans une figure jaunie par une vie sédentaire ses yeux allaient et venaient, agités de curiosité. Elle considérait avec une sorte de passion Louise Lautier, vêtue comme les plus grandes dames et beaucoup mieux que les châtelaines de la contrée. Ce parfum, ce fard, ce chatoiement du velours, tous ces signes, qui lui semblaient découvrir une immense richesse, l’éblouissaient. Elle repartit à regret, balbutiant des mots confus, laissant Claire bien étonnée.

Dans la même journée, comme s’ils s’étaient donné rendez-vous, le sabotier vint offrir une paire de sabots pour Simon et il voulait acheter quelques vergnes. Le forgeron avait besoin de ferrailles et portait à Jacquier un soc réparé avec une rapidité inaccoutumée. De vieux parents pauvres, des femmes cassées par l’âge remplirent la salle sous des prétextes futiles. Louise Lautier prit le parti de rester dans la chambre où elle avait couché avec Simon. Les bonnes gens repartaient; sur le seuil ils posaient prudemment maintes questions à Claire qui n’y répondait qu’à peine. Ils soupiraient de n’avoir pas vu celle dont ils entendaient la voix à travers la cloison.

Ce fut un événement dans cette campagne. Et l’on disait: «Va-t-elle emmener le petit? Avez-vous vu ses fourrures? Le poil est aussi luisant que de la soie; ce n’est pas du lapin, certainement, mais de ces bêtes qui valent plus de mille pains de quatre livres.» On racontait qu’elle avait l’air de se moquer du monde, ne connaissant pas la peine de gagner sa vie. On ne savait rien de ses parents, mais le capitaine Lautier, s’il n’était pas mort, aurait trouvé de grands héritages. Les mieux informés assuraient qu’ils avaient été mariés. Pourtant la plupart de ces gens, qui vivent dans un même cercle, préféraient arranger des contes pleins du goût de l’aventure dont ils sont friands. La mère Bontier, rentière, qui possédait du bien au soleil, assurait que le dernier feuilleton de son journal de Paris racontait une histoire où il y avait une femme comme Louise Lautier, aussi belle, aussi bien habillée; elle ne pouvait pas vivre avec son petit, car son grand ami était jaloux comme un tigre et cet enfant n’était pas de lui. Elle concluait, en tricotant près de son feu:

—Vous vous rendez compte.

La vérité était tout autre. Louise Lautier, prise par un coup de passion, s’était enfuie de la maison conjugale, peu de temps avant la mort de son mari, pour suivre un industriel parisien qui avait fait une fortune rapide. Après des années de cette liaison, elle éprouvait une lassitude et, par souci de propreté morale, elle travaillait depuis deux ans dans un magasin, où elle était aujourd’hui première vendeuse. Fille de petits journaliers paysans de la Beauce, elle avait connu, très jeune, beaucoup de misère. C’est à Paris, dans un atelier de modiste, que le capitaine Lautier l’avait distinguée et aimée tout de suite à cause de sa grande beauté et de son caractère enjoué. Il était bien vrai que son ami la dissuadait d’amener Simon à Paris. Pour voiler sa jalousie, il invoquait cent raisons, dont la première était que l’enfant se fortifierait mieux dans l’air pur et la vie des champs. Elle avait encore le temps de le garder près d’elle. Il aimait toujours Louise Lautier et Simon lui rappellerait trop la faute commise, cette sorte de crime qui avait été de trahir un homme exposé à la mort pour sauver le pays en danger.

Louise, près de son petit, dans cette maison rustique des Ages, éloignait avec horreur cette pensée. Elle n’avait pas voulu frapper au cœur le capitaine Lautier avant que la balle ennemie l’étendît sur la terre qu’il défendait. Une nouvelle ardeur, qu’elle ne connaissait pas, la prenait obscurément sous les yeux purs de Simon où elle rallumait une autre flamme dans les siens que la passion avait aveuglés. C’était comme si des regards neufs lui étaient soudain rendus. Elle devenait paisible, sans défense, une enfant. Tandis que Claire s’appliquait à la laisser seule, avec Simon, elle donnait à manger aux lapins, aux poules, et elle l’écoutait avidement, quand il parlait des choses les plus simples en se servant de mots tout naïfs. Mais, parfois, le soir, après des promenades dans les champs où se lève une si forte solitude, un esprit malin la reprenait et elle disait:

—Tu quitteras ce pays si morne; tu vivras avec moi de ma vie. Tu connaîtras toutes les jouissances que j’ai connues.

Il répondait à peine, levait la tête comme vers un horizon où tout semblait grandi, irréel.

Au bout de huit jours, elle annonça son départ. Elle ne pouvait rompre le cercle de ses habitudes, encore toute prise par la corruption de l’argent et du plaisir. Son ami lui avait promis de l’épouser et, ces temps-ci, il la suppliait d’abandonner ce métier de vendeuse où il ne voyait qu’un caprice. Il saurait encore l’entraîner dans le tourbillon, mais il fallait qu’elle rayât tout le passé d’un seul trait. Partagée entre des pensées contraires, elle quitta les Ages en hâte. Peu à peu, dans le silence de cette campagne, elle entendait d’autres voix.

VIII

Claire, en présence de Louise Lautier, avait été tout de suite désemparée, ne trouvant pas les mots qu’elle aurait voulu dire, de bonnes paroles, selon son cœur. Cette femme lui semblait étrange, comme si elle eût parlé une langue inconnue. Elle se demandait avec frayeur comment Simon pouvait être son fils. Il était docile, plein d’une gracieuse humilité, ami du silence. Maintenant, quand tombait le soir, elle s’isolait, revoyait par le souvenir sa belle-sœur, essayait de reformer ses gestes et de réveiller ses propos. Elle s’épouvantait. Avant de repartir, Louise lui avait parlé de l’homme qu’elle abominait, car le capitaine Lautier, par lui, s’en était allé dans l’autre monde avec une douleur terrible au cœur. Des paroles dites légèrement l’avaient blessée. Elle savait aujourd’hui que Louise se remarierait avec un être qui avait vécu dans l’indignité et qu’elle voulait l’obliger à garder Simon près d’elle. C’était la condition qu’elle poserait à cette union. S’il n’acceptait pas, elle le quitterait pour toujours. Mais il l’aimait passionnément.

Claire découvrit mieux quelle vie incertaine menait Louise. Simon serait perdu par la faiblesse de sa mère et la perversité d’un beau-père qui ne désirait que le plaisir et l’argent. Si l’enfant, en s’éloignant des Ages, avait trouvé des appuis à son âme, la sagesse, la modestie, les bonnes vieilles vertus qui tiennent en santé, Claire aurait maîtrisé sa douleur. Mais tout ce qu’elle lui avait enseigné dès le berceau s’effacerait un peu plus chaque jour. Il deviendrait sans doute un de ces hommes de joie qui s’ébattent comme des coqs de fumier. Ce petit, par elle formé avec l’aide de Dieu, on le lui arracherait pour le livrer sans défense au mal. Elle se souvenait que Louise, avant que le train l’emportât, s’était écriée:

—Maintenant que je le connais, je ne pourrais vivre sans lui.

Claire avait regretté de ne pas savoir bien parler comme les gens des villes, pour dire clairement la peine douce qu’elle avait eue en élevant Simon. Elle aurait supplié que l’on ne perdît pas son âme qui était belle. Mais comment ne serait-il pas pris au piège du plaisir tendu sans cesse dans la ville, ce terrible plaisir dont sa mère ne pouvait plus se passer et où elle avait fondé sa vie? Elle n’avait pu que considérer Louise avec une immense crainte de ce charme étrange qui sortait d’elle. Quand Simon regardait sa mère, émerveillé, elle sentait qu’il se détachait des Ages; elle le voyait s’en aller au loin. Elle avait gardé le silence, étouffé son cœur. Elle ne pouvait rien dire, et, dans l’ombre, elle devait couper de la chair vive. Ah! s’agenouiller humblement aux pieds de Louise et murmurer: «Ce petit garçon, c’est le trésor que vous avez en ce monde. Vous me l’avez confié, il est encore plus beau aujourd’hui. Richesses, plaisirs ne comptent pas auprès de lui. La mort de mon frère aurait dû vous éclairer. Et vous songez encore à bien manger, à vivre dans l’opulence avec des robes de soie et de velours, des fourrures, des bijoux. Ce petit, il est plus précieux que tout. Vous lui donnerez vos joies, mais moi qui ne suis pas sa maman, je lui ai donné le meilleur du cœur. Le cœur, ça ne brille pas beaucoup et il m’oubliera, si vous ne pouvez changer.»

Elle s’était tue, Louise Lautier était trop loin d’elle.

Maintenant, Simon parlait souvent de sa mère, avec regret, et ses yeux devenaient fixes dans une rêverie où vivait un nouvel horizon, un bonheur plus fort d’être seulement entrevu. Il y avait donc un autre royaume où tout est doux, brillant, facile. Il retenait au creux de ses mains les caresses de Louise Lautier, si vive, si gaie; et Claire lui apparaissait plus triste. La maison s’emplissait d’ombres; il ne goûtait plus les mêmes simples joies. Il tirait secrètement vanité d’être aimé par une femme dont les moindres paroles résonnaient avec douceur et bien plus gracieuse sans doute que les fées du moulin et de la rivière.

Quand il revint à l’école, après ce congé d’une semaine, M. Salvat l’appela et lui dit:

—Votre mère aurait bien dû me faire une visite pour me remercier des soins que je vous ai donnés.

Simon ne sut que répondre; il vit bien que M. Salvat n’était pas content. Pendant la classe, l’instituteur le regarda en se grattant le cou plus qu’à l’ordinaire et il remontait ses lourdes épaules. Simon avait toujours été un bon élève, docile à l’enseignement de ce maître d’apparence grise, et il s’étonnait de ce changement d’humeur. Il se sentait plus isolé, ses camarades se détournaient de lui, en classe et pendant les récréations. Quelques-uns même le regardaient avec défi. Il était plein d’une douceur qui était sa seule défense. Quand on le bousculait à l’heure des jeux, il ne se mettait pas en colère, mais il se rangeait contre le mur de clôture en s’excusant. Il voulut, malgré l’air étrange qui s’épaississait autour de lui, jouer comme autrefois à saute-mouton; c’était toujours lui qui se tenait courbé, les mains aux genoux. Un jour, le fils aîné de la mère Ruteau, l’épicière, un fort garçon aux gestes violents, lui enleva son béret et le jeta dans la boue. Simon haussa les épaules et dit: «C’est bête...», mais il ne se plaignit pas à M. Salvat qui se tenait sous le hangar, les mains croisées derrière le dos.

Simon pensait qu’il était chéri par Claire et cette mère si jolie aux cheveux coupés court comme les portaient les beaux pages dont on voyait l’image svelte dans l’Histoire de France illustrée. Lorsqu’il revenait aux Ages, à travers la campagne solitaire, sa tristesse s’effaçait; il allait dans le sillage merveilleux qu’avait laissé derrière elle Louise Lautier. Bientôt elle l’emmènerait dans la ville où la joie est changeante comme le soleil qui joue en de blancs nuages. Jamais il ne s’ennuierait, et quand on lui ferait du mal elle le caresserait de ses mains si douces, si légères. Pour que ce temps arrivât, il pouvait bien endurer quelques mauvaises plaisanteries. Ceux qui semblaient le dédaigner n’avaient pas une mère comme la sienne; ils en montraient leur dépit.

De jour en jour, on lui faisait la vie plus dure à l’école; et, comme il était d’une nature sensible avec un cœur replié, tout l’atteignait au vif. Il se gardait bien de se plaindre devant Claire, de peur de lui causer de la peine. Quand elle ne pouvait le voir, il pleurait la nuit, dans son petit lit. Le matin, nulle trace de chagrin n’apparaissait dans ses yeux. Mais cette école qu’il avait aimée, où jadis il entrait joyeusement, il se prenait à la détester. Elle lui faisait peur comme une grande machine sournoise.

Claire continuait de veiller ardemment sur lui, mais il sentait qu’elle cachait quelque chose de trop lourd. Elle qui parlait peu d’habitude, elle devenait encore plus taciturne, ne cessant, quand il avait congé, de travailler au domaine, dans la maison ou la grange. Un soir, comme elle le tenait embrassé, il vit sa bouche trembler, puis elle le quitta précipitamment. Louise Lautier écrivait plus souvent; Claire ne manquait jamais de lire à Simon les passages de la lettre qui le concernaient, des phrases de souvenir. Il remarqua:

—Maman Claire, tu ne ris pas, quand il y a de bonnes nouvelles. Je ne peux pas rire, si tu ne ris pas, toi, la première.

Alors elle souriait faiblement, mais Simon voyait qu’elle avait de la peine. Il sentait autour de lui du mystère, alors qu’il voulait que tout fût simple, clair, comme l’eau de la fontaine. Chaque soir, Claire Lautier priait pour sa belle-sœur et faisait réciter trois Ave à Simon, afin que sa mère fût préservée de tout mal.

Un jour, il dit:

—Elle est malade, puisque tu pries toujours pour elle. Pourtant elle a une mine bien fraîche.

Un matin du mois de mars où l’on sentait la première pointe du printemps, il partit comme d’habitude pour Bonnal. Il savait à merveille ses leçons; il avait veillé tard pour que ses devoirs n’eussent aucune faute. Son intelligence s’était accrue, tout d’un coup, semblait-il; ses yeux s’ouvraient mieux sur le monde. La vallée de la Gartempe, éclairée par le soleil matinal, montrait la verte couleur que répand l’herbe des prairies, l’or égoutté des genêts en fleurs, la flèche du genièvre mieux aiguisée. La rivière coulait dans un poudroiement de vie fraîche. Aux branches des chênes de clôture, les dernières feuilles mortes se fondaient aux souffles de la saison qui couraient avec le goût de l’eau pure.

Simon, en approchant de l’école, chantait entre ses dents une chanson de bonhomie et qui tournait sur un rythme de bourrée. L’air de la vallée, si fort qu’il paraissait dilater la terre, ce matin, avait baigné son cœur d’enfant, plein de bonne volonté. En classe, il fut interrogé; il répondit avec une telle sûreté de mémoire, une intelligence si claire que M. Salvat fit son éloge à haute voix et le proposa en exemple à ses camarades. Pendant la première récréation, il s’approcha de Léonard Rutaud et lui offrit une belle toupie de buis:

—Prends-la, Léonard. Je te la donne, et ne crois pas que je sois méchant.

Le garçon regarda Simon avec surprise. Il enfonçait ses mains dans ses poches et secouait ses fortes épaules. Il répondit par des grognements après avoir pris la toupie. Puis il éclata d’une sorte de rire sauvage, courut rejoindre ses compagnons de jeu, tandis que Simon sentait s’ouvrir autour de lui un plus grand vide. Un moment, il s’étonna que la gentillesse dont il était rempli ne gagnât pas ses camarades. Il resta seul, assis sur un billot de bois, dans le hangar. Pour refouler son chagrin, il pensait à sa mère, à Claire, qui auraient bien souffert, si elles avaient pu le voir ainsi, isolé et repoussé. A la faveur d’une partie de barre, Léonard Rutaud vint le heurter si violemment qu’il tomba.

—Prends garde, gronda Léonard avec une fureur feinte, tu es toujours sur mon chemin.

Il se releva, brossa son béret d’un revers de manche et il eut la force de sourire. M. Salvat, qui n’avait vu cette scène que de loin, cria des ordres confus; puis il se mit à sarcler un jardinet où il sèmerait des reines-marguerites et des œillets de la Chine. Simon faisait mine de s’amuser beaucoup en dessinant sur le sol, à la pointe d’un caillou, des lignes géométriques. Il avait hâte de rentrer en classe. Là il se sentait protégé.

A midi, il mangea, comme d’habitude, sous le hangar, le repas que lui avait apprêté Claire Lautier: des tranches de salé, du pain de ménage, deux œufs à la coque. Il en donnait un peu à des compagnons moins munis que lui, par simple bonté; on ne lui montrait qu’une reconnaissance aussi brève que le temps d’engloutir une bouchée.

Le soir passa avec tranquillité. M. Salvat, pour former le goût de ses élèves qui se préparaient au certificat, fit une lecture à haute voix. Simon écoutait avidement. Il s’agissait d’une histoire de village, en Angleterre, mais les travaux, les fêtes lui paraissaient tourner dans le même cercle, à la même lumière verte des herbes et des fontaines qui enchantaient le pays où était né le capitaine Lautier. Parfois, il croyait voir à travers le récit un champ du domaine des Ages, bordé de chênes, de noisetiers et où coulait une source toujours vive. Quand M. Salvat demanda: «Qu’avez-vous retenu de ce que je viens de lire?» Simon, seul, put tout redire. C’était un simple conte, animé de braves gens, éclairé d’un feu de bois, quand le vent d’hiver souffle dehors. Il y avait une maison couverte de tuiles rouges; la terre était fraîche comme en Limousin. Un enfant allait chercher, de village en village, du pain pour un vieux grand-père qui ne pouvait plus travailler, et partout on le recevait avec de bonnes paroles.

M. Salvat était content; les pages qu’il venait de lire lui plaisaient mieux, arrangées, transformées un peu dans la bouche d’un petit garçon de ce pays. Il fit de nouveau l’éloge de Simon. Jacques Bontier, le fils de la rentière paysanne de Bonnal, et Léonard Rutaud en soufflaient de dépit dans leur cartable.

La classe finie, Simon se hâta de sortir et de gagner la route des Ages. Il oubliait les brimades et il était paisible dans ce soir que charmait la naissance du printemps. Il s’en revenait comme d’habitude, sagement, sans s’attarder. Il atteignit bientôt la rivière au pont de Chanaud. Le soleil y faisait une coulée rouge; sous des trembles, il se débattait, sarcelle de feu qui saigne et se noie.

Comme Simon allait s’engager dans le chemin qui monte en tournant vers les Ages, il entendit Léonard Rutaud qui criait avec sauvagerie:

—Le voilà! Le voilà! Le fils de la poule!

Avant qu’il ait pu se retourner, une bourrade de coups de poing le jeta à terre. Il se releva, s’adossa contre un arbre et regarda la troupe de ses camarades qui le huait. Les plus acharnés étaient Léonard Rutaud et Jacques Bontier. Quand il eut repris souffle, il demanda:

—Que me voulez-vous? Je ne vous ai pas fait de mal.

Alors Jacques Bontier, un garçon aux jambes courtes et cagneuses, s’approcha tout près de lui et hurla:

—Ta mère, c’est une rien-qui-vaille. Elle s’est vendue pour avoir des robes!

A ce cri qui le troua, Simon rejeta son sac et se rua sur Bontier. Il se mit à frapper sans relâche de ses poings fermés. D’un tour de reins, il se débarrassa de Léonard qui voulait lui saisir les mains. Il griffa et mordit; du sang coula sur sa petite figure, mais il ne sentait pas les coups qu’on lui portait. Haletant, devant la bande qui reculait, il cria:

—Vous êtes des méchants. Ma mère est bonne, belle, bien plus belle que les vôtres!

Léonard Rutaud s’élança de nouveau pour essayer de le gifler, mais, quand il vit Simon arc-bouté contre un arbre, les mains en avant pour le repousser, les yeux brûlants, il eut peur. La troupe s’éloigna en vociférant et, de loin, fit pleuvoir sur Simon une grêle de pierres dont aucune ne le blessa, car il s’éloignait à toutes jambes dans les bois.

Il courut longtemps et, malgré la roideur de la côte, il ne sentait aucune fatigue. Tout à coup, il se laissa tomber à terre, et il était agité d’un tremblement convulsif, tandis que des sanglots le secouaient. Il ne fut plus qu’un petit être perdu dans une immense solitude. Peu à peu, confusément, à travers les ombres qui descendaient de la vallée, il découvrait la lâcheté de ce monde. Il se mit debout avec peine sous ce grand poids qui courbait trop tôt sa taille d’enfant. Il était nu-tête, ayant perdu son béret, le sac où étaient ses livres, ses cahiers, et, malgré le froid, la sueur coulait avec le sang de sa figure griffée. Il chercha le sentier qui menait aux Ages; il erra longtemps, puis il entendit les appels de Claire. Alors il cria, pris d’une si brusque horreur que son corps se hérissait.

—Mon petit, mon petit! appelait Claire.

Elle l’aperçut enfin, dans l’ombre, où son pauvre visage faisait une tache blanche. Il se mit à sangloter plus fort, racontant comment on l’avait attaqué. Claire ne pouvait parler, suffoquée de grand chagrin, mais elle l’emporta dans ses bras en hâte, et, si elle avait parlé, elle serait tombée sans pouvoir se relever. Elle entra en le pressant contre elle dans la salle des Ages, et, tout de suite, elle lava sa figure, étancha le sang avec de l’eau de lavande, prépara le lit où elle le coucha. Tous les deux, ils gardaient le silence; et elle ne voulait pas pleurer de peur de lui faire plus de mal. Enfin elle dit, refoulant durement ses sanglots, un feu de douleur obscure:

—Ta maman est bonne, Simon. Toujours elle a été bonne. Le monde est méchant. Dors tranquille, mignon. Je suis là, près de toi.

Et, penchée à son chevet, elle baissa la mèche de la lampe pour que l’ombre le caressât et l’endormît.

IX

Claire ne voulut pas que Simon revînt à l’école de Bonnal avant que M. Salvat eût puni ses persécuteurs. Revêtue de sa belle robe des dimanches, elle prit le chemin du bourg, tremblante d’indignation. Elle qui était si paisible, si tendre, une grande colère lui faisait presser le pas. Elle aurait donné son sang pour que son petit n’eût pas subi ces injures. Les élèves allaient entrer en classe, quand elle se présenta à l’instituteur. A voix haute, elle dit sa douleur et son mépris. M. Salvat lui promit de veiller sur Simon et de donner une sévère leçon à des enfants tout pleins d’animalité. Il fit l’éloge de Simon et demanda à Claire de le laisser sans retard revenir en classe. Elle pouvait s’en aller tranquille. Mais elle aperçut Léonard Rutaud:

—Coquin, si tu fais le moindre mal à Simon, je te corrigerai de mes mains.

Il s’enfuit au fond de la cour, car il sentait qu’elle était prête à le battre; il avait vu dans ses yeux brûler une sourde fureur. Elle s’en alla en hâte, n’étant plus maîtresse d’elle-même. Avant de regagner les Ages, elle entra dans l’épicerie de la mère Rutaud:

—Votre garçon est un coquin. Je n’achèterai plus rien chez vous. Et ne comptez pas que je vous fasse porter les légumes que vous avez commandés.

La femme, qui était assise devant une petite table où elle pesait du tabac à priser, releva sa figure grise et gronda:

—Il me donne du fil à retordre. Mais ne lâchez pas vos paroles comme ça. Ce Simon vous donne bien assez d’argent à gagner. Vous devriez être de bonne humeur. Je blâme mon garçon, il en est qui ne valent pas mieux que lui.

Claire fut glacée par ces mots dits avec lenteur et d’un air d’indifférence. Elle fut effrayée comme si elle voyait une vipère dérouler ses anneaux et lever sa tête triangulaire. Elle sortit de la boutique en criant:

—Vous êtes comme votre garçon, mais prenez garde!

En passant dans la grand’rue, elle remarqua que les gens rentraient chez eux, quand ils l’apercevaient, ou se détournaient pour n’avoir pas à lui dire bonjour. Alors elle songea à ses morts qui la défendaient. Elle poussa la grille du cimetière et s’agenouilla sur la tombe de famille où reposait la dépouille du capitaine Lautier, ramenée en terre natale. Le temps était bas, brumeux, sans aucun souffle. Elle murmura, comme si elle appelait, dans l’ombre, quelqu’un qui était tout près d’elle:

—Frère, écoute-moi. Je garde ton petit, il faut qu’il soit bon comme toi; tu étais très grand, très bon. Il faut que ton garçon soit sauvé. Moi, je ne compte pas. Quand je veille sur lui, je sais bien que je t’obéis, puisque tu es mort et que tu as la vie qui ne finit pas.

Elle se releva, son âme se dilatait, remplissait mieux les parois de son corps. En s’en allant, elle se courba sur la tombe de Jacques Renaud:

—Toi, tu m’as aimée. Viens à mon aide, toi aussi.

Elle regagna en hâte la route des Ages. A mesure qu’elle approchait de sa maison, la confiance la tenait mieux. Le soleil, une grande espérance, blanchissait peu à peu les brumes de la vallée.

X

Simon revint à l’école; il s’y repliait comme sur une blessure qui n’était pas cicatrisée. Il devenait encore plus studieux, plus docile. La plupart de ses camarades, blâmant la mauvaise troupe de ses insulteurs, s’appliquèrent à lui être agréables. M. Salvat s’était ingénié à punir longuement Léonard Rutaud dont le front bas semblait ne pouvoir loger qu’un instinct bestial.

Simon, aux heures de veillée, ayant appris ses leçons et fait ses devoirs, interrogea Claire afin qu’elle lui parlât de sa mère. Comment des méchants avaient-ils pu se ruer sur lui, avec des paroles si infâmes, dont il ne devinait que le sens grossier? Pendant des soirs, elle s’était évertuée à l’apaiser en se faisant violence.

Louise Lautier écrivait assidûment des lettres le plus souvent bien futiles, mais elle s’attachait chaque jour avec plus de force à Simon. Elle pourrait bientôt annoncer une nouvelle qui le surprendrait. Claire était saisie d’une crainte qu’elle cachait avec soin. Quand elle répondait à Louise, elle voulait que Simon joignît à sa lettre une page écrite à son gré. Il notait qu’il était sage et qu’il apprenait bien ses leçons, et que Tant-Belle avait mis bas des chiens mignons. Il se portait bien et Claire lui faisait toutes sortes de plaisirs. Elle lui avait acheté de beaux livres, éclairés d’images; et, quand la belle saison serait tout à fait venue, il pêcherait dans la Gartempe avec des hameçons qui prennent les gros poissons et non ces petits dont il faut une dizaine pour remplir le creux de la main.

Le temps des labourages de printemps était venu. Jacquier, quand le voile des pluies se déchirait, labourait des champs où il planterait des pommes de terre ou des carottes fourragères. Il connaissait à merveille le sol qui convenait aux différentes espèces de légumes. Et jamais Claire ne lui faisait la moindre observation.

Il y avait des jours où le soleil montrait mieux le travail de la saison qui approchait, les premiers pointillements de la verdure, dans les haies, aux rameaux des frênes. Les feuillages morts du dernier automne se détachaient des chênes robustes que l’on voit seulement verdoyer au mois de mai. L’herbe des prés s’épaississait; à la lumière de midi, au pied des arbres de clôture, elle allumait un feu vert dont l’ardeur allait gagner peu à peu les branches.

Simon était joyeux du retour de la plaisante saison. Avec le nouveau soleil revenaient les soleils des années passées. Ces humbles choses qu’il voyait tous les jours, ces travaux d’apparence lente, ces soucis qui sont le grain des bonnes gens et que l’on agite sans cesse comme dans un van, ces silences si purs, si frais, au faîte de la vallée, cette vie d’air, de vent, de lumière l’avait pénétré avec l’odeur du genêt, de la bruyère et du genièvre qui écarte les pierres en poussant sa pointe.

Les jeudis, il accompagnait souvent Jacquier au labour. Il entendait son cri qui exhortait les bœufs allant tête basse, naseaux fumants; la terre coupée luisait en pesantes mottes. Simon répétait les appels du valet en marche, aux bras tendus, tels deux traits inséparables des mancherons de la charrue. Jacquier prêtait peu d’attention à l’enfant en ces moments; sa vieille figure restait grave et son regard était fixe comme s’il attachait quelque chose de mystérieux que lui seul voyait. Il ne cessait d’exciter son attelage, mais les bêtes avançaient toujours du même pas, avec une sorte de rythme éternel, et sous leur pelage on voyait rouler les nœuds de muscle.

Le labour déployait ses rayons. En ce mois passait avec Jacquier la vieille patience des hommes que retient la courbe des reins où gronde une force dure et cachée. Parfois le bonhomme grommelait:

—Les paroles, ça va plus vite que la besogne. Elles vont à cheval; la pauvre vieille, elle, va toujours à pied.

Quand la journée était achevée, et que venaient les nuages de la nuit, il détachait ses bœufs, portait le soc sur la charrette. Il se mettait à deviser des choses et des gens de la terre. Il laissait tomber avec gravité le grain des proverbes.

Quand il pleut le jour de saint Victor,
La récolte n’est pas d’or.
Qui tient sa langue
Tient celle des autres.

Pour les filles qui s’attifaient de toilette de ville aux couleurs violentes:

Les belettes ne les mordront pas.

Contre les mauvaises compagnies, il ne craignait pas de dire, les jours de dimanche, quand il faisait une partie de quilles avec des compagnons de son âge, non loin du bal de la mère Ruteau:

Qui couche avec chien
Se lève avec puces.

Son franc-parler lui avait attiré maintes insultes; des garçons s’étaient promis de le rosser, mais il portait à son poing un bâton d’épine noueux et qui ronflait bravement quand il le faisait tourner.

Simon l’écoutait, tout content, lorsqu’il égrenait ces proverbes qui marquaient toutes les circonstances de sa vie. Souvent, avant qu’il parlât, il pensait: «Jacquier va dire ceci et cela.» Il se trompait rarement. Il admirait cette sûreté, ce bon sens solide, cette sagesse ou cette science qui permettait au vieux de dire:

—En ce mois, la truite est en chasse; en tel autre, tel oiseau commence à chanter. Dans une semaine, la châtaigne aura la grosseur d’une tique de chien.

Il aimait à dire, quand le temps était favorable aux travaux:

Le meilleur laboureur, c’est le Bon Dieu;
Nous autres, on fait ce qu’on peut.

Si la brume emplissait la vallée et paraissait épaisse et blanche, il disait: «C’est de la fumée de bois mouillé.» Mais, si la vapeur était légère, d’un bleu de prunelle, il remarquait: «C’est de la fumée de bois sec.»

Il était toujours saisi par le mystère qui se lève dans la solitude des champs. Il connaissait maints remèdes dont les médecins font peu de cas. Pour guérir une brûlure, il traçait du pouce gauche une petite croix et murmurait:

Feu de Dieu,
Endors tes douleurs,
Ta force et ta vigueur,
Comme Judas perdit ses couleurs
En trahissant Jésus-Christ
Pour un baiser
Aux jardins de l’olive.

Contre le mal de dents, il récitait l’oraison:

Sainte Apolline s’est assise
Sur la pierre de marbre.
Notre-Seigneur, passant par là,
Lui dit: Apolline, que fais-tu là?
Apolline, retourne-t’en.
Si c’est une goutte de sang,
Elle tombera.
Si c’est un ver,
Il périra.

Contre la surdité, il broyait des œufs de fourmi dans de l’huile et en faisait couler quelques gouttes dans l’oreille malade. Il guérissait un mal de reins en se ceignant avec une ficelle de fouet. Les verrues se fondaient par enchantement, si, ayant pris une mèche de cheveux à la tête du plaignant, on la pinçait dans la fente d’une branche d’églantier, coupée le jour de l’Ascension. Quand la branche devenait sèche, la verrue tombait. Il savait qu’un enfant ne souille plus sa bavette, si on lui fait toucher la croix de l’âne. Et il n’ignorait pas que, si la lune se perd tous les mois, c’est que le Bon Dieu en fait des étoiles.

Sa besogne finie, il aimait à fredonner en plein champ quelque bout de chanson qu’il apprenait à Simon. Deux ou trois avaient ses préférences comme celle de la Lisette:

De bon matin se lève la Lisette,
Prend son seau, s’en va à la fontaine.
En son chemin, fait mauvaise rencontre.
Rencontre trois jeunes capitaines.
—Où allez-vous, la tant belle Lisette?
—M’en vais quérir un peu d’eau pour boire.
—Sauriez-vous pas un cabaret pour boire?
—N’en connais qu’un, c’est celui de mon père.
Y sont allés, et ont tué père et mère.

Ou la chanson de la Margui:

Quand la Margui va à la fontaine,
Elle marche pas, court toujours.
Tiroun
Eio gue gue, de liroun de liretto,
Eio gue gue, de liretto.
Elle marche pas, court toujours.
Dans son chemin, trouve l’amour.
Dans son chemin, trouve l’amour.
L’amour lui dit: Embrassons-nous...

Mais celle qu’il aimait entre toutes, c’était une chanson toute simple, toute pure.

Fille en delà de l’eau, passez en deçà.
Passez en deçà, nous parlerons d’amourette.
Quelque heure du jour,
Parlerons d’amour.
Comment veux-tu que je passe, n’ai pas de bateau,
N’ai pas de bateau,
Ni de bateau, ni de perche,
Me faut un ami qui me soit fidèle.
Oui, bien te serai, belle,
Te serai fidèle,
Te serai fidèle tout le temps de ma jeunesse,
Mais encore mieux,
Quand je serai vieux.

Avant de quitter le champ où il travaillait, il aimait, par un temps clair, à montrer du doigt les bourgs, les villages, les métairies.

—Tu vois, petit, cette troupe de maisons, du côté de ce gros châtaignier, c’est Rieux, et, de ce côté, ce bout de tuile rouge, c’est Fromental et l’étang tout luisant comme une pièce de cent sous.

Il se vantait de voir une fève à une grande distance. Quand Simon lui disait qu’il avait bonne vue, comme lui, il était content. Il scrutait longtemps le pays. De ce côté, tout au loin, il y avait de la pierre blanche, aussi blanche que du bon sucre. Par là-bas, la terre était rouge, et un fameux tuilier y travaillait. Tous les deux, en devisant, le vieux bonhomme et l’enfant, ils revenaient aux Ages dans la même fraîcheur du cœur.

XI

La fête des Rameaux arriva. En ce pays où l’église devient plus déserte à mesure que bals et auberges s’emplissent, elle marque un point toujours vivant, une verte branche de salut sur l’abîme.

Par les chemins, comme autrefois, des gens s’en venaient en bandes, avec leurs touffes verdoyantes. Les petiots avaient piqué leurs rameaux dans des pommes rouges. Les vieilles portaient la tige de buis qui, une fois bénite, permettra de «tirer l’eau» sur les pauvres morts. Les hommes la planteront en terre au bord des pièces de blé nouveau afin qu’il profite bien. Près de Jeannette et de Claire qui conduisaient Simon par la main, Jacquier serrait sous le bras une ramure qu’il avait coupée dans le verger et qu’il diviserait dans les champs des Ages. On voyait sortir des sentiers de traverse quelques vieillards tout desséchés avec de gros bouquets de buis qui verdoyaient étrangement sur eux, tels des boules de gui sur des arbres près de mourir.

L’église fut bientôt pleine, de l’autel aux bénitiers de granit. Les cloches achevaient de sonner à pleine volée la grand’messe. Dans la nef, un murmure de feuillage vivait aux mains des fidèles paysans; le souvenir des morts y venait souffler. L’abbé Remier donna la bénédiction; les paroles latines célébrèrent la venue de Celui qui s’avance sur une rustique monture et qui annonce le royaume. A voix forte, l’abbé chanta: Hosanna! et Simon, dans le missel que Claire lui avait acheté, contemplait l’image du Seigneur tout couronné de puissante humilité. Devant ses yeux neufs, une foule se pressait avec des vêtements rouges et bleus. Du haut d’un figuier, un homme regardait l’Homme-Dieu; il allongeait le cou pour mieux voir, et le monde se penchait avec lui. Claire priait près du banc réservé autrefois aux familles d’Argé et de Plaignac. Aujourd’hui M. Bonnier, régisseur de petits domaines en 1914, un dur paysan en veston, s’y tenait debout à côté de sa femme et de ses filles vêtues à la dernière mode. Lui, qui ne marchait guère, il y avait neuf ans, que chaussé d’une socque et d’un sabot, comme on disait, il venait en automobile, du château de Plaignac qu’il avait acheté récemment. Il y avait sur son visage couturé le fard d’une fortune encore neuve.

Claire attachait ses regards sur l’autel, elle y trouvait une foi immuable. La messe finie, les fidèles sortirent de l’église par groupes pressés, et, le rameau à la main, ils entrèrent en foule au cimetière pour l’obscur triomphe des morts.

Chacun répandait de l’eau bénite sur les pierre funèbres. Claire, devant le tombeau où dormait le capitaine Lautier, tenait Simon par la main, tandis qu’elle priait et demandait secours:

—Simon, ton père est là; il veille sur nous.

Puis elle rejoignit sur la route Jeannette et Jacquier, qui étaient impatients de planter, au bord des terres labourées, le buis bénit.

XII

Aux Ages, la saison tourna, et dans les bois, les haies, les taillis, ce fut la fête des Rameaux. Au soleil plus chaud, la petite griffe des feuilles s’ouvrit et la verte ardeur courut du tronc à la pointe des branches. Les genêts répandirent leurs ors; les eaux bleuissaient partout. Jacquier planta les pommes de terre et Claire ne cessait de travailler à la maison, dans la grange et la basse-cour. Le souci ne la quittait point. Le temps viendrait où elle serait seule, tandis que Simon vivrait dans la ville. Par le souvenir, elle suivait tant de jours qui ne reviendraient plus. Une flamme la portait et, chaque matin, un dévouement tout neuf se levait en elle.

Pendant les vacances de Pâques, Simon fut plus que jamais attentif à lui être agréable, mais elle voyait en ses yeux une lumière nouvelle, une gravité qui annonce l’homme futur. Alors elle détournait de lui son visage, comme pour cacher à ses regards sa peine qui restait secrète. Elle n’avait pas encore quarante ans et elle se sentait brusquement vieillir, dans une grande solitude.

Ce soir de la semaine de Quasimodo, comme Simon lui demandait de chanter un air de ronde qui tournait sur une cadence joyeuse, elle dit:

—Je n’aime plus beaucoup ces airs-là.

Elle chanta une de ces chansons dont les vieillards aiment à bercer leur cœur alourdi. Cela commence avec un peu de vivacité et s’éteint dans un sourire faible, au pli d’une bouche qui a reçu trop de larmes.

Derrière le château de Mounviel,
Elle chante la belle:
La la la, la la la, la la,
Elle chante la belle.
Le fils du roi qui l’entendait
De sa haute fenêtre
Mande son petit Jean Varlet
Qui bride le cheval.
—Bon maître, où voulez-vous aller
Sur ce cheval tout bridé?
—Petit Varlet, je veux aller
Entendre la bergère.
Mon bon Seigneur, n’y allez pas.
Ce n’est pas une bergère.
—Varlet, moi je veux l’aller voir,
Bergère ou bergerette.
Du plus loin qu’elle le vit,
Sa chanson s’arrêta.
—Achève, belle, la chanson,
Ta chanson est tant belle.
—Comment pourrai-je l’achever,
Pauvre désespérée?
—Belle, as-tu un ami,
Un ami ou un frère?
—Ni mon frère, ni mon ami.
Ils sont morts à la guerre.

Elle avait murmuré cela, toute penchée sur le feu de l’âtre, et comme pour l’attester. Simon vint lui caresser le front, où les cheveux noirs étaient mêlés de mèches grises. Alors, brusquement, elle se leva et cria:

—Ne sois pas si mignon, petit. Je ne suis qu’une pauvre femme, bien pauvre.

XIII

Claire avait besoin d’un appui. Elle le trouva près de l’abbé Remier. Elle n’aurait pu longtemps contenir cette sourde angoisse qui la torturait. Le curé de Bonnal la recevait avec une bonhomie qui lui donnait plus de confiance que des paroles savantes. Très vite, il porta une vive lumière dans cette grande âme, si simple, si faite pour s’attacher. Il fallait que Claire Lautier se courbât aux desseins de la Providence. Elle devait accepter d’être séparée un jour de Simon qu’elle avait dignement modelé. Tel était l’ordre divin. Mais il découvrait, en cette fille de vieille souche rustique, un sentiment extrêmement fort et saint qui l’emportait sur tous les autres. Elle ne voulait pas, avec une sorte de volonté obscure et sacrée, que Simon, dont l’esprit était sans défense, fût mêlé à la vie d’une mère frivole, fascinée par le seul plaisir. Louise Lautier n’était pas prête à entendre les conseils d’En-Haut comme ceux de la sagesse humaine. Elle s’éclairait aussi du charme terrible des pécheresses. Elle ne cherchait que la volupté facile et rêvait d’épouser celui qui l’avait détournée du bon chemin. Comment ne pas trembler à la pensée que Simon, le fils du héros trahi, vivrait près de cet homme. Claire disait:

—Si je pouvais croire que Louise s’amendât, devînt meilleure, tout s’aplanirait.

Peut-être avouerait-elle un jour sa grande faute, avec ces larmes qui purifient et à travers lesquelles on voit Dieu. S’il en était ainsi, Simon trouverait en elle la lumière qui renouvelle l’âme. Rien ne l’annonçait encore.

L’abbé Remier, qui était sur le penchant de l’âge, recevait en lui ce tourment. Malgré des apparences rudes, sa tête couleur de brique, aux cheveux blancs, il gardait le même amour des âmes, aussi fort qu’au jour de l’Ordination, quand le vent du ciel l’avait abattu sur les marches de l’autel, dans la mort du monde.

Claire poussait des cris qui l’émouvaient:

—Voyez-vous, le capitaine Lautier me dirait: «Tu peux le laisser aller maintenant»; mais il se tait, et mon frère est toujours près de moi.

Alors il gardait quelque temps le silence; puis il trouvait des paroles d’espérance. S’il avait pensé que Claire était saisie d’une pensée égoïste, il se fût appliqué à l’en détourner. Mais il sentait bien qu’elle eût donné sa vie pour sauver l’enfant. Et aucun mérite n’était perdu.

La saison devenait plus belle, le ciel était plus haut sur la vallée; la rivière faisait un courant de lumière changeante, toujours merveilleuse. Le matin, des brouillards s’élevaient; fumée comme d’un grand feu de bois, vapeur bleue où toutes choses s’enchantaient. La pointe du genièvre qui a l’air d’une arme, l’hiver, était une quenouille pour les fils de la rosée; les griffes de l’ajonc bâtard retenaient de l’or en fleur, les pierres paraissaient vivantes et comme douces au toucher. D’un immense voile déchiré, dont les bords flottaient, l’eau jaillissait dans sa jeunesse incorruptible. Les fées tournaient au soleil. Et du haut des Ages, d’un point de fécondité, les rayons verts du blé nouveau se mêlaient à ceux du colza fleuri. La roue de l’horizon reprenait son glissement avec la saison en marche.

Pendant les vacances de Pâques, Simon, entre deux averses, courut dans les champs, découvrit dans un village inhabité une ruelle où s’ouvraient des maisons basses, aux fenêtres vermoulues et sans vitres. Les murs des vergers s’étaient peu à peu écroulés et les ronces liaient leurs pierres. Un rayon mystérieux dorait parfois les cheminées noircies où les vivants ne venaient plus s’asseoir. Mais l’enfant devinait là une présence invisible, le murmure des fées dont on parle sous le manteau de l’âtre, aux veillées. Quand il faisait doux, et assez de soleil pour qu’il ne fût pas saisi de peur, il s’arrêtait près de ces portes ruinées et regardait comme si des êtres de légende allaient en sortir. Pour son plaisir et son rêve, il y avait aussi de hautes roches où il montait afin de voir, tout en bas, les fêtes de l’eau.

Le dimanche, il suivait Jacquier qui allait le long de la rivière, une gaule de noisetier au poing. De midi au coucher du soleil, il ne le quittait pas, l’admirant, quand il lançait sa ligne à travers les trembles. Souvent le bonhomme tirait de l’eau une truite ou quelque poisson blanc. Simon battait des mains et amusait le vieux valet plus content de le voir rire que d’être heureux à la pêche. Jacquier disait:

—Tu sais, Simon, ce n’est pas bien facile. Les poissons ne sont pas fous; je t’apprendrai à leur ferrer le bec.

Ils revenaient, quand le soleil avait glissé derrière le versant qui devenait noir.

Claire, à présent, ne se prêtait guère aux jeux de Simon. Le temps était passé où elle se mettait à croppetons en faisant des mines enfantines. Elle ne posait plus deux pommes rouges ou une orange dans le chariot minuscule qu’elle tirait au moyen d’une ficelle, pour le conduire vers lui. Alors il disait, selon ce qui était convenu:

—Non, madame, c’est trop cher, je ne prendrai pas vos fruits.

Elle s’amusait à discuter longtemps; puis tout à coup, feignant une grande colère, elle s’écriait:

—Eh! bien, monsieur, prenez-les pour rien. J’aime mieux ça. J’ai un long chemin à faire et mes bœufs sont fatigués.

Il prenait les pommes ou l’orange et se précipitait en riant dans les bras de Claire. Et que de jeux pareils, dont elle ne semblait plus se souvenir!

Les beaux mois venant, elle s’attacha aux diverses besognes avec la flamme qui la portait quand elle avait appris la mort de Jacques Renaud. Un travail acharné l’avait sauvée. En ces moments, si elle cessait de peiner à la maison et aux champs, elle sentait qu’elle allait tomber et s’aliter. Alors Simon était à peine né, et Dieu le lui avait envoyé, ce petit Moïse en proie au fleuve. Ces chansons, qu’elle murmurait sur le berceau balancé, lui revenaient au cœur, ces chants qui deviennent si poignants à mesure que l’enfant prend l’âge d’adolescence et s’éloigne.

Elle était impuissante à le retenir aux Ages, bien assurée qu’elle avait rempli plus que son devoir. On peut rendre le trésor de pur métal dans son intégrité, mais un enfant longtemps abrité, chéri, c’était de l’âme où vivrait toujours la meilleure part de sa vie. Et ses mains qui l’avaient sauvé des eaux, comme dans la sainte histoire, pouvaient-elles le rejeter dans le flot, lorsqu’il était encore sans défense?

XIV

L’été approchait. On le voyait bien aux verdures fortifiées de la vallée, à ce moutonnement de feuillages couvrant le versant. La rivière verdoyait aussi, et ses bords ne cessaient de vivre sous les trembles reflétés. Elle apparaissait parfois telle une large faulx abandonnée qui se recourbait dans l’herbe.

Claire poussait les brettes et les bœufs dans un pacage que baignait la Gartempe. En ce lieu, de hauts rochers noirâtres s’élevaient; et des chênes attachant leurs racines entre les pierres versaient une gravité, une sorte d’immense songerie. Le flot, à cet endroit, devenait couleur de terre labourée. Tout bruit cessait; seule, murmurait la rivière qui avait le luisant de l’huile. La paix était si forte, ici, que Claire en était saisie. Mesurant le silence, un poisson sautait, faisait des feux blancs qui s’éteignaient peu à peu; ou bien c’étaient des bulles, des fusées de perles qui montaient de profondeurs où un rayon vert tremblait.

Claire, assise dans un repli de la prairie, ne prêtait guère d’attention à cette vie de la rivière, ni au vol brusque du martin-pêcheur, beau comme une poignée de tendres feuilles ensoleillées et qui paraît se détacher des vergnes penchés. Le jacassement de la poule d’eau qui sort de son trou ne la surprenait plus. Tout cela était trop familier. Près de Tant-Belle couchée à ses pieds, elle restait immobile, recevant la paix de l’air et de l’eau en tricotant quelque lainage pour Simon. Elle songeait qu’elle était seule en ce monde et que, sans l’enfant, elle aurait été une femme qui vieillit, inutile. Elle pouvait s’en aller chez les morts, mais ce petit, il fallait le sauver. «Je donnerais ma vie pour lui, songeait-elle, et ce serait de grand cœur. S’il y a quelque chose de bon en moi, que ce soit pour lui... Mais je ne suis qu’une pauvre fille.»

Maintenant, avec le tremblement d’être impuissante, elle s’isolait. Simon revenant de classe, elle ne passait plus ses heures près de lui, penchée sur sa tête blonde, lorsqu’il apprenait ses leçons. Elle ne lisait plus dans son livre pour lui faire répéter la page désignée par le maître. Elle restait plus souvent seule dans sa chambre, près de l’image de son frère; et tout bas elle lui demandait conseil. Mais rien ne lui répondait. Devant Simon, elle s’appliquait à devenir plus calme, à mieux contenir son cœur. Un soir, l’enfant, qui depuis longtemps devinait ce refoulement, dont il souffrait, se précipita vers elle en pleurant:

—Tu m’aimes moins. On dirait que tu te caches de moi.

Elle eut la force de ne pas montrer ses larmes, mais elle lui caressa la tête et soupira:

—Comment peux-tu parler ainsi? Je deviens vieille, voilà tout. Ta maman est bien plus jeune que moi.

Il leva vers elle sa figure grave et demanda:

—Ça ne t’ennuie pas que je pense à elle, dis, maman Claire? Il y a longtemps qu’elle n’a pas envoyé de lettres. Je te cachais mon chagrin.

Claire put sourire et l’étreignit:

—Il faut bien que tu penses à elle. Moi, j’y pense autant que toi.

Les jours coulaient dans l’immense paix agricole. La vallée verdoyait davantage. Le temps des foins était venu; on ne pouvait se servir de la faucheuse mécanique en ces terres montueuses. Jacquier partait au petit matin, quand le soleil monte des collines aussi douces au regard que la plume du pigeon sauvage. A ses poings, la faulx tournait dans l’herbe haute, blanchie de rosée, et il chantait pour se donner du cœur. Comme les jours étaient chauds, avec des menaces d’orage, Claire et Jeannette fanèrent sans répit. La charrette câblée entrait, dorée par le soir, sous le portail de la grange où Jacquier, ruisselant de sueur, mais bien content, la déchargeait.

La pluie arriva comme l’herbe du dernier pré était presque sèche. On avait eu le temps de faire des meules qui empêchent le foin de se gâter. Au bout de huit jours, le ciel s’éclairant, on les ouvrit sous un ciel tamisé de nuages, et qui ne grille pas l’herbe, mais la fane peu à peu, en lui gardant tout son arome. Les jeudis, Simon aida à râteler avec ces mouvements réguliers qui ne laissent pas de brindilles.

Après les feux de la Saint-Jean, les blés jaunirent davantage; le vent y courut, tel une fumée. Pas de plantes inutiles et mangeuses; à la saison humide, on les avait désherbés avec soin.

Quelque temps encore, et l’épi allait être bon à couper. Jacquier se reposa un peu. Assis sur un billot de chêne, devant la grange, il tordait de la paille pour en faire des liens qui tiendraient solidement les gerbes.

XV

Le blé fut rentré en bonnes conditions et entassé sur la barge en attendant les battaisons. En ce pays qui est divisé par des haies où s’élèvent des chênes tailladés, la terre apparaissait dans sa nudité, avec ses vallonnements, ses plateaux, où les miroirs d’eau faisaient leur lueur, selon le jour. Sur les champs desséchés et comme roussis, la bruyère, les genêts croisaient leurs couleurs; les châtaigneraies en fleurs formaient au loin de hautes grappes d’or vert. L’air était plus lourd, mais aux heures torrides le vent portait un souffle de source.

Claire, cette année, ne pouvait prendre un repos bien gagné. Son cœur, qu’elle avait étouffé de travail, lui faisait de nouveau sentir tout son poids. Depuis longtemps Louise n’avait pas écrit, et Simon s’en inquiétait.

Un matin d’août, le facteur apporta une lettre où Claire reconnut l’écriture de Mme Lautier. Elle était seule au logis, Jeannette et Jacquier besognaient aux champs. Elle n’osait déchirer l’enveloppe et ses mains tremblaient. Elle murmura:

—Je perds la raison...

Elle alla dans sa chambre dont elle verrouilla la porte. Elle put lire enfin la lettre. Louise Lautier lui apprenait que son ami avait décidé de l’épouser. Il acceptait que Simon vécût près d’eux; il le regarderait un peu comme son fils. C’était elle qui l’avait exigé.

Claire vint s’asseoir à la fenêtre; elle regardait un point fixe qui, peu à peu, s’effaça en une sorte de brouillard. Elle laissa tomber sa tête trop lourde dans ses poings fermés. C’était en elle comme un trou brusquement ouvert où tournait sa pensée. Elle releva le front; une ardeur creusait ses yeux; elle respirait avec peine et elle appuyait ses mains sur ses genoux, tandis que la lettre avait glissé à ses pieds. Elle resta quelque temps ainsi. Soudain elle s’agenouilla, tout d’un élan, devant le portrait du capitaine Lautier.

—Mon frère, viens à mon secours, celui qui t’a pris ta femme va te voler ton enfant. Il le touchera de ses mains, celui qui t’a frappé dans le dos, quand tu étais là-bas. Mon frère, tu me vois, à cette heure, comme cela, toute broyée. Tu ne permettras pas que s’accomplissent ces choses.

Elle se mit debout, harassée. Il y avait autour d’elle un silence extraordinaire, si fort, si cruel qu’elle eût voulu le chasser en criant pendant des jours et des nuits.

Elle ramassa la lettre afin de la lire jusqu’au bout. Louise Lautier viendrait chercher Simon dès l’automne. Le mariage se ferait au commencement de l’hiver. Tout était prêt. Simon serait riche. Ils mèneraient tous les deux une vie très heureuse. Et Claire, on ne pourrait jamais l’oublier. On pensait bien qu’elle irait à Paris pour cette fête qui aurait lieu dans une grande église. Il y aurait des monceaux de fleurs, des chants magnifiques, et l’on mangerait les mets les plus succulents, arrosés de vins fameux. Louise commanderait pour Claire une robe de soie comme on n’en voit pas à Bonnal.

Elle déchira les feuillets; elle se mit à gémir longtemps, les mains sur la bouche, mais ses yeux restaient sans larmes. L’heure approchait où Simon allait rentrer de classe; elle se ressaisit, ouvrit la porte et vint dans la salle. Elle alluma le feu et prépara le repas du soir. Puis elle sortit dans la cour. Elle entendit de loin les pas de l’enfant. Bientôt elle le vit pousser la barrière. Elle lui sourit, prit son sac et elle le regardait ardemment. Elle lui posa maintes questions auxquelles il n’avait pas le temps de répondre. Elle le considérait avec des yeux dilatés; il s’en irait à l’automne; elle ne pourrait le suivre, mais elle le verrait toujours dans son cœur à la lumière de ce soir. Elle garderait en elle cette ombre légère des cheveux sur le front si pur, ce pli de la bouche si gracieux que l’âme éclairait, et cette façon de pencher un peu la tête, comme faisait le capitaine Lautier, quand il était content et paisible.

Lorsqu’il fut entré dans la maison, elle l’attira tout près d’elle:

—Simon, ta maman a écrit. Elle t’emmènera à Paris avec elle. Moi, je ne pourrai pas te suivre; tu resteras quand même, ici, partout...

Il la regarda, tout étonné:

—Tu voudrais donc me quitter, maman Claire? Je ne pourrais pas vivre loin de toi. Tu viendras avec nous.

Elle étendait son bras sur ses petites épaules et elle regardait au loin, comme si quelque chose de terrible arrivait. Elle avait peur; mais il ne la regardait pas aux yeux et il répétait:

—Tu viendras avec nous.

Elle murmura, et quelque chose l’étouffait:

—Je n’habiterai pas avec toi. Cela ne se peut pas; je viendrai te voir quelquefois.

—Oh! souvent!

—Souvent, si tu veux... Plus tard, on verra... Toi, tu ne sais pas encore.

Jeannette et Jacquier revenaient des champs. Claire songeait: «Quand Dieu ferme un chemin, il en ouvre un autre. Que sa volonté soit faite.»

Le lendemain, qui était un jeudi, Claire, après midi, emmena l’enfant avec elle, dans la prairie, au bord de l’eau. Elle le fit asseoir tout contre elle, posant ses mains sur sa tête et parlant peu. La lumière et la chaleur de l’air effaçaient, ce soir, toute peine. Un faible vent, qui portait la senteur du genièvre et de la bruyère chauffée, blanchissait les feuilles du tremble. Claire, en ces moments, acceptait une grande trêve et recevait cette paix. Elle resta longtemps immobile, le regard fixé sur des feuillages où battait un rayon vert. Elle aurait voulu que le ciel l’enlevât au sol, bien doucement, à cause de son cœur blessé. Simon s’étonnait de cette immobilité et du poids de cette main jadis si légère et qui pesait lourdement sur lui. Il demanda:

—Je voudrais bien pêcher. J’ai porté ma ligne et tout ce qu’il faut.

Elle parut s’éveiller et elle s’anima de gaieté. Tant de souvenirs se levaient! Elle se rappelait un jour pareil; elle lui avait taillé sa première gaule de noisetier, courte et fine pour que son petit bras pût la soutenir. Il tapait du pied en jetant sa ligne où ne se prenait aucun poisson. Elle voyait luire le bout de langue qu’il tirait, tout appliqué. En rentrant à la maison, il avait pleuré de ne pas rapporter le moindre fretin. Alors Jacquier lui avait dit qu’il lui apprendrait à chanter la chanson qui apprivoise les goujons. Il s’était mis à rire et à trépigner de joie.

Elle vint sur la rive près de lui. Il avait pétri des boules de son mêlé de terre pour les jeter à l’endroit où il pêchait. Quand le bouchon filait sur l’eau, Claire l’avertissait du moment où il fallait tirer sa ligne. En une heure, il prit ainsi une vingtaine de goujons. Il les enfila par les ouïes dans un jonc noué au bout. Il dit:

—Je suis content près de toi, maman Claire.

Elle hocha la tête, voulant goûter en silence le bonheur présent. Comme le soleil déclinait, Jacquier parut. Il portait une longue gaule.

—Tu vas voir, petit, comment on les apprivoise!

Il détacha du bord un bateau plat. Il y monta, et, d’un coup de perche, il le poussa sur le flot. D’un mouvement fort et fin, il déroula sa ligne dont l’extrémité effleura l’eau. Il la laissait quelque temps filer, puis il la retirait vivement et recommençait dans un rythme parfait. Parfois un poisson semblait s’élancer hors du courant, mais il était bien ferré. Le butin s’amassait peu à peu. Le bateau, sous la poussée de la perche, avançait; et, de temps à autre, la gaule se courbait. On entendait un bruit d’eau froissée, une lueur d’écailles jaillissait dans un égouttement de feux blancs. Claire et Simon suivaient Jacquier du regard. Il s’éloignait, et l’on ne pouvait plus percevoir le «blouf» du chevesne vorace, mais le chemin liquide s’étoilait au point que touchait la ligne. Le soir rougissant la rive, Jacquier ramena le bateau où il avait reposé sa gaule. Sa perche ruisselait d’argent, car il l’enfonçait plus qu’à moitié dans la rivière plus profonde en ces parages.

Il sauta dans la prairie rase et jeta aux pieds de Simon plus de vingt poissons. Claire ne les regardait pas, mais seulement les yeux de l’enfant pleins de joie.

Jacquier rassembla son butin dans un seau garni de fougères. L’heure était avancée. Claire et Simon remontèrent vers les Ages. Le bonhomme apprit à l’enfant comment on tuait la loutre. Il fallait que la rivière fût gelée; alors elle sortait de l’eau et venait dans les champs chercher quelque nourriture. C’était le moment de la guetter. Autrefois, quand il était plus jeune et ne craignait pas autant le froid, il en avait abattu beaucoup. C’était une bête au poil bien plus doux que le velours, et la pluie ne prenait pas dessus. Quand ils rentrèrent à la maison, Jeannette venait de tremper la soupe.

—Prépare la poêle, je te porte de braves citoyens! s’écria Jacquier.

Tout de suite, Claire et Jeannette se mirent à écailler les poissons et à les vider. Jacquier bourra sa pipe de tabac et l’alluma. Il voulut conter une gnorle[A] pour faire rire Simon.

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