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Prodige du cœur

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[A] Histoire malicieuse.

—J’ai fait ma besogne. Le reste est aux femmes, toutes les choses de la maison. Il y avait une fois un mari qui avait les fourmis dans les jambes et ne trouvait jamais rien de fait à son goût, sous son toit. Un jour qu’il s’en venait de faucher un bout de pré, il se mit en colère et grogna tellement que sa femme lui dit: «Pourquoi faire comme ça le vaillant? Demain, nous changerons de besogne, tu travailleras à la maison et moi aux champs. J’entendrai chanter les oiseaux.» Il accepta et riait dans son poil. On verrait bien si elle gagnerait à l’échange. Pour lui, ces babioles de ménage, ce ne serait rien. Belle besogne, qu’il dit, vingt femmes ne font pas en dix journées autant de travail qu’un bon paysan comme moi en trois couples d’heures. Dès la pique du matin, elle partit pour les champs, la faulx sur l’épaule. Lui, il battit la crème pour le beurre, mais, au bout d’un petit moment, il eut la pépie, et il n’avait pas envie de boire du lait, c’est bien trop doux pour un fier gosier. Il avait une rude gorge: s’il n’avait pas autre chose, il avait ça. Alors il s’en fut à la cave tirer du cidre. Pendant qu’il remplissait la bouteille, il entendit qu’un goret trop vaillant entrait dans la maison, tout comme chez lui. Il craignit qu’il ne renversât la baratte et courut le chasser, mais il oublia de remettre le fausset. Le cidre n’oublia pas de couler et il était pétillant comme un diable. La baratte était tombée et le cochon se barbouillait de crème, il avait la babine blanche, comme si notre perruquier lui avait frotté le poil avec de la poudre à savon. Le cochon trouvait que la vie était bonne. Quand il vit ça, l’homme fut moins content que le cochon. Il ne pensait plus à la barrique, il était colère comme un coq d’inde au croupion passé aux orties. Il chassa le cochon et le poursuivit si vaillamment qu’il heurta du pied une barre de bois et il tomba dessus son nez qui était assez long. Il se releva et tapa sur le goret si bravement avec la barre de bois, que l’animal fut tué raide. Tant pis, ça ferait du boudin. Enfin il remarqua qu’il avait passé le fausset dans la boutonnière de son pet en l’air. Il descendit les marches de la cave quatre à quatre. Le cidre avait fait un petit étang où l’on pouvait barboter. Ayant remis le fausset, pour que le cidre ne rentre plus dans la barrique, m’est avis, il s’en remonta dans la cuisine. Il avait de la peine à voir ce cidre que buvait la terre et non pas lui, le pauvre. Il restait quand même de la crème. Il en remplit la baratte et recommença à lui bailler le fouet.

Jacquier s’arrêta, frappa sa pipe contre la pointe de ses sabots pour en faire sortir les cendres. Il la garnit de tabac qu’il alluma avec une braise. Simon s’écria:

—Ce n’est pas fini, il faut continuer, Jacquier.

Jacquier le regarda du coin de l’œil et dit:

—Je te couperai ton bout de nez, il est trop curieux.

—Tu me le couperas après, mais raconte.

—L’homme, pendant qu’il barattait, se souvint que la vache était à l’étable, et que son ventre devait être aussi creux que la cornemuse de feu Bontier. Il était tard et elle n’avait rien mangé ni de mouillé, ni de sec. Et pas le temps de la mener au pré! Sur la maison, il y avait de l’herbe; c’était pas un toit comme le nôtre. Il eut l’idée d’y faire monter la vache. Et ce toit, il était appuyé à un coteau. Mais le veau gambadait. Notre Jean-femme prit la baratte sur son dos. Comme ça, on ne la renverserait pas. Il alla faire boire la pauvre bête. Comme il pliait l’échine pour tirer l’eau du puits, la crème lui coula dans le cou et le graissa comme il faut. Puis, au moyen d’une sorte de pont qui joignait le coteau à la maison, il poussa la vache sur le toit. Il pensait à tout. On est petit près de ces hommes. Il n’y en a plus beaucoup dans ces parages. Comme il était mi-jour, il laissa cette baratte au démon. Ils étaient brouillés tous les deux. Il fit de la bouillie; avec quoi, je n’en sais rien. Il accrocha la marmite dans la cheminée. Comme il était devenu prudent, il pensa que la vache pourrait faire une chute et se casser la barre du dos. Il monta près d’elle et lui passa une assez forte corde au cou et il eut l’idée d’en laisser tomber un bout par le tuyau de la cheminée. Il se la lia au jarret, et l’eau bouillait dans la marmite. Il fut bien tranquille pendant un petit moment, il faisait de la brave besogne. Mais la vache, qui n’avait pas l’habitude de brouter l’herbe du toit, tomba, et son poids tira d’un coup l’homme par le tuyau de la cheminée. Il y resta tout pendu et il miaulait comme un maître chat dont on écrase la queue; il ramonait par force la cheminée, pendant que la vache nageait dans l’air. La femme, voyant que son homme si vaillant n’apportait pas à manger, s’en revint à la maison. Quand elle vit sa vache qui beuglait en ramant avec les pieds, elle pensa devenir folle, coupa la corde et, du coup, l’homme dégringola sur la marmite. Cette journée lui a suffi; le lendemain, il alla faucher en chantant une brave petite chanson.

Simon étouffait de rire. Claire, heureuse de le voir si gai, dit à Jacquier:

—Il n’y a que vous pour conter de ces histoires.

—Je le crois bien, grogna-t-il. Aujourd’hui on aime mieux jaser des boniments de la ville. Mais moi, j’ai point oublié ce que m’ont appris mes vieux.

Les poissons étaient roulés dans une serviette, poudrés de farine. Jeannette mit des branches bien sèches dans le feu et posa la poêle sur son support. Elle la remplit d’huile de colza qui pétilla autour du croûton de pain qu’elle y avait jeté. Quand elle fut assez brûlée, les poissons s’y dorèrent tour à tour.

Après la soupe, qui était servie sur la table de cerisier, on les mangea tout craquants comme de la miche fraîche. Claire, selon son habitude, veillait à ce que Simon mangeât bien. Elle écartait l’inquiétude. Elle écoutait le petit qui racontait des récits qu’il avait appris dans ses livres. La belle journée laissait en elle son reflet, un peu de sa grande lumière. On n’avait pas fermé les volets, les premières étoiles traçaient sur les vitres des signes vivants. Le murmure de la rivière s’élevait dans le silence et la paix. Claire, tandis que l’enfant parlait, regardait les moindres choses, les chandeliers de cuivre poli, les lampes à huile dont on ne se servait plus, la carabine accrochée au-dessus de la cheminée, les assiettes brillantes du vaisselier et, dans un angle, sous un miroir, le berceau de chêne où sa mère l’avait balancée. Simon, à son tour, y avait dormi. Sur ce nid, aujourd’hui vide, et peut-être pour jamais, revenaient toutes les chansons murmurées par des lèvres fidèles, au souffle du souvenir qu’on ne pouvait tuer.

XVI

La bonne fête du 15 août, la frairie de Bonnal, les battaisons annoncèrent la fin de l’été. Claire n’avait reçu que de brèves nouvelles de Louise Lautier, qui ne fixait pas encore la date de son arrivée aux Ages.

Elle cachait toujours mieux sa peine. Elle parlait maintenant du départ de Simon sur un ton apparemment calme. Quelquefois, les dents serrées, elle disait à l’enfant:

—Quand tu seras là-bas, il faudra que tu vives comme ici, sagement, sans oublier les prières que je t’ai apprises. Et, mon petit, tu prieras pour moi.

Insensiblement, par une volonté lente, elle s’était composé une mine plus sévère. Elle ne riait plus comme autrefois, ou bien c’était par à-coups, précipitamment, comme on sanglote. Des heures entières, un étrange poids la courbait; elle ne parlait que rarement et par nécessité.

—Quand il s’en ira, songeait-elle, il souffrira moins de quitter une femme comme moi, si triste. Les enfants aiment celles qui savent rire.

Elle en vint à le repousser doucement, quand il se précipitait dans ses bras comme autrefois, au retour de classe. Simon s’en étonnait; à la longue, il devina un mystère qu’il ne pouvait percer. Parfois, après des jours où elle refoulait son cœur, Claire l’étreignait avec une ardeur subite, puis elle dénouait vite ses bras et l’éloignait à la hâte. Tous ceux qui la connaissaient, trouvaient qu’elle avait beaucoup changé. Quelque chose l’avait peu à peu desséchée. Sa figure pleine, au teint chaud, se creusait aux tempes, près de la bouche, et deux traits d’ombre lui barraient à présent les joues. Elle, qui avait toujours eu la taille forte, recoupait ses robes pour les empêcher de glisser.

—Maîtresse, disait Jacquier, il y a du vilain qui vous ronge.

Ses bras devenaient plus lourds et ses mains lui faisaient mal, quand elle trayait les brettes.

—Je deviens vieille, voilà tout, répondait-elle aux gens qui s’inquiétaient de sa santé.

Elle suivit avec plus d’assiduité les processions rustiques ou l’on demande la guérison de l’âme et du corps. Elle allait sur la colline prier la Vierge du sanctuaire, qui se dresse dans une poignante solitude. Elle s’agenouillait, laissait tomber son front sur ses mains jointes; aucune parole ne sortait de sa bouche; tout son cœur, au fond d’elle, n’était qu’une grande imploration silencieuse. La Vierge savait mieux qu’elle ce qu’il fallait souffrir pour mériter l’espérance.

Claire se donnait toute en ce monde et par delà. Elle fréquenta les bonnes fontaines qui font leur lueur secourable dans les bois, près des hautes croix de chêne et sous leurs bras étendus, où tant de poitrines humaines, à l’exemple du Seigneur, ont saigné invisiblement pour des sacrifices secrets.

Chaque semaine, elle cherchait un appui auprès de l’abbé Remier. Elle lui annonça le prochain mariage de Louise Lautier avec l’homme qui l’avait poussée dans l’abjection. Elle ne le connaissait pas, mais elle le regardait comme l’image même du démon. Ce soir, elle parla longuement pour se délivrer:

—Parfois, je me suis laissé prendre à des sentiments égoïstes et j’aimais peut-être Simon pour moi-même. A présent, je suis détachée. J’ai accompli mon devoir en élevant cet enfant, et j’avais assez de force pour le laisser partir sans me plaindre. Ce mariage a tout changé. Puis-je supporter que Simon vive près de l’homme qui a corrompu sa mère, navré le cœur de mon frère? Non, je ne le peux. Ce n’est pas de moi qu’il est question, mais de l’âme et de l’honneur de Simon. Il est encore sans défense...

Alors elle pleura dans ses mains:

—Sans défense, il est sans défense...

L’abbé Remier la guida prudemment. Il s’efforça de l’apaiser, mais il sentait bien que le cas était grave. Il dit:

—Il faut prier. Là est la source de lumière. Ne vous laissez pas aller au doute ni à la haine. C’est l’espérance de Dieu qui garde tout.

Claire, en revenant aux Ages, s’arrêta souvent en chemin. La route, qu’elle faisait jadis d’une seule traite, lui paraissait interminable. En montant la côte à petits pas, elle était prise d’essoufflement; elle portait un cœur trop lourd.

XVII

L’automne montra sa première ardeur; la vallée parut s’élargir pour livrer passage à quelque immense miracle. Une flamme secrète brûlait dans les bois et sur les eaux. L’enchantement annuel descendait de l’étoile du soir et ne touchait que la pointe des arbres avant de glisser le long des branches pour se répandre à terre. Un empire de brumes et d’or végétal naissait; la rivière, l’étang de Bonnal, la moindre source appelait une lumière de songe. Des semaines passèrent. Les champs devinrent plus beaux que le ciel. L’air était d’une sonorité étrange; partout frémissait une couleur de feu léger dans les feuillages plus tremblants. L’horizon s’éloignait et rompait son cercle sous la poussée d’une ardeur mystérieuse.

Claire s’asseyait le soir, près de Simon, sur le banc du seuil. Sa figure était pâlie et plus creusée; ses yeux sombres paraissaient agrandis. Elle avait dû louer une servante de quinze ans pour aider aux travaux du ménage et de la grange, Jeannette ne pouvant suffire à la besogne toujours pressante.

Jacquier grognait:

—Notre maîtresse, qu’est-ce que vous avez contre vous?

Il ne l’interrogeait pas davantage. Un jour, elle lui répondit avec une douceur qui le toucha:

—Occupez-vous de Simon, je suis trop lasse pour le distraire.

Vers la fin du mois d’octobre, elle cessa de travailler. Elle abandonna les soins du ménage à Jeannette. Elle se tenait près d’une fenêtre et reprisait lentement le linge de Simon, en songeant que bientôt elle serait seule dans cette maison. Elle s’habituait à cette pensée. Elle en faisait entrer la pointe au fond de son cœur. Elle ne pouvait que supplier Dieu qu’il gardât Simon du mal et de tout danger. Dans sa douleur, il y avait la profonde paix du bien accompli. Elle attendait une sorte de prodige, et elle aurait voulu en être déchirée; la graine meurt sous la pousse neuve. Mais elle n’était qu’une faible femme avec trop d’amour. Souvent Simon la surprenait au milieu de ces tourments obscurs; c’était lui maintenant qui racontait des histoires pour tâcher de l’égayer. Il avivait, sans le savoir, la plus grande peine du monde.

XVIII

Comme novembre approchait, Claire dut s’aliter. Le médecin de Bonnal, M. Vardier fut mandé à son chevet. Il déclara qu’il s’agissait d’une grippe, compliquée d’anémie. Quelques soins appropriés et la malade guérirait comme par enchantement, en cette terre des Ages où soufflait l’air le plus pur.

Le temps était pluvieux; l’eau, d’où étaient nés tant de beaux feuillages, allait les reprendre et les dissoudre. Le ciel s’éclaira, et dans la cour un tilleul à la tête ronde ne gardait plus qu’un arc de feuilles d’or pâle, tel une lune qui s’effile peu à peu.

Claire voulut se lever; elle avait été mécontente que l’on appelât le médecin. Elle n’éprouvait qu’une grande lassitude. Pour montrer que c’était là un malaise passager, elle se remit, tant bien que mal, à travailler dans la cuisine. Mais elle ne put longtemps continuer; elle avait des étourdissements brusques. En ces moments, elle s’appuyait à la table, pour ne pas tomber, et souriait afin de cacher cette faiblesse étrange qui lui faisait peur.

—Voilà ce que c’est d’avoir fait la paresseuse au lit, disait-elle.

Simon se montra si affectueux, si tendre qu’elle en fut toute remuée. Il lui prenait sa figure amaigrie, à deux mains, et il la baisait sur les yeux et les joues creuses. Elle le repoussa bientôt avec violence, souffrant terriblement de ces caresses et de ces regards qui lui enlevaient en un instant le courage qu’elle amassait. Alors son cœur se fondait; le tremblement de sa bouche annonçait les larmes; et, s’éloignant, elle égrenait des prières.

Jacquier sentait qu’une menace tournait sur la maison. Le soir, en revenant de labourer, il regardait Claire à la dérobée et il grognait. Il l’avait connue forte et pleine de vie. Quel mal la changeait ainsi? Ses moindres mouvements étaient lents; elle s’immobilisait, des heures. Son regard paraissait plus doux, mais la bouche faisait un trait blême. Jeannette l’interrogeait sur les choses de la maison, pour lui redonner goût à l’ouvrage, mais elle répondait:

—Tu sais bien ce qu’il faut faire.

Elle ne s’abandonnait pas au doute, mais son âme ardente amenuisait le corps; elle n’y prenait pas garde.

Simon devinait les sentiments secrets qui la travaillaient. Quand elle ne le repoussait pas, il venait s’asseoir sur un tabouret, à ses pieds, et il lui faisait la lecture dans les livres que l’instituteur lui avait prêtés. Un jour, comme elle se penchait sur lui, il vit tomber sur la page qu’il lisait une grosse larme qui s’y écrasa. Alors, n’y tenant plus, il s’écria:

—Maman Claire, pourquoi changes-tu comme ça? Je suis toujours ton petit.

Elle avait caché sa figure dans ses mains, il les écarta doucement, et il regardait ces yeux rougis, creusés. Elle respira avec force, et, quand elle put parler, elle dit:

—Il ne faut plus me faire la lecture, Simon. Je t’aime toujours, tu le sais bien.

Il se leva du tabouret où il était assis. Il caressa timidement les mains trop blanches, appuyées sur les genoux; puis, avec le sentiment d’un mystère trop grand pour lui, il s’en alla dans le bûcher où personne ne pourrait le voir pleurer.

XIX

En ce pays que le vent dépouillait de ses feuillages, on labourait. Dans l’enveloppement des brumes, on entendait tinter la chaîne de la charrue, souffler la paire de bœufs, et des cris éveillaient des espaces inconnus. En ce mois, les travaux des anciens âges revenaient dans ces champs morcelés qui se doublaient de mystère. C’était toujours la même marche, cette hâte lente d’où coule la pensée avec le sang.

Jacquier put mener à bien les labourages. Le vieil acharnement qui triomphe des pluies et des vents le reprenait; il s’agissait d’accomplir ce qui était tracé et qui ne changeait pas, comme la forme du grain de blé.

Mais, quand il revenait des champs, il s’affligeait de voir Claire assise près du feu, courbée. Dans le pays, on s’étonnait qu’elle eût vieilli aussi brusquement. On disait sous le manteau, à la veillée, que cette lassitude n’était pas naturelle.

Un jour, une femme de Ballanges, qui connaissait beaucoup de secrets, presque tous perdus aujourd’hui, dit à Jacquier:

—Mon pauvre, regarde bien, l’enfant est trop beau et trop fin. Claire n’est pas sa mère et elle l’a élevé aussi bien qu’une bonne mère. M’est avis qu’elle lui a donné plus que son sang. C’est pour ça qu’elle périt. Quand on tire de l’eau, il faut qu’elle passe ailleurs.

Les jours s’écoulaient. Claire paraissait toujours plus appesantie. Peu à peu, de vieilles gens vinrent la voir à la faveur des plus futiles prétextes, et ils la regardaient avec une grande curiosité. En s’en allant, après avoir parlé des choses de la maison et des champs, ils lui conseillaient des tisanes d’herbes, des pratiques secrètes. Elle souriait, haussait les épaules et s’écriait qu’elle n’était pas malade. Un soir, Jacquier, n’y tenant plus, lui dit:

—Maîtresse, rien ne vous fait mal, et c’est bien plus dangereux! Moi, j’ai trouvé ce qui vous tient. Il faut défaire «l’encontre»[B]. On vous a jeté un sort.

[B] Mauvais sort.

Claire avait horreur de la superstition, dont quelques vestiges subsistaient, çà et là, dans ce pays. Elle rabroua le bonhomme et lui demanda de ne plus s’inquiéter. Si, quelques jours, elle avait été obligée de s’aliter, elle allait, à présent, beaucoup mieux. Il ne s’agissait que de faiblesse, il fallait seulement prier Dieu.

Jacquier se tint coi; mais il s’attachait à son idée. Pendant une semaine il fut soucieux. Il désirait que Claire écoutât ses conseils et vînt avec lui faire visite à la vieille Pouraud qui nichait dans l’étrange village désert où habitaient les fées. On ne savait pas l’âge de cette femme; les uns disaient qu’elle avait au moins quatre-vingt-dix ans, les autres, qu’elle venait de franchir les cent ans. Le maire de Bonnal, Jantou Prufaud, petit propriétaire, ami du progrès, mais qui voulait que son fumier restât à sa porte, tenta vainement de la décider à entrer à l’hospice. La commune lui fournissait quelques pains par mois. Elle avait la réputation d’être sorcière, mais bonne femme. Quelques jeunes filles allaient encore la voir, en cachette, pour faire disparaître par enchantement des verrues ou ces rougeurs qu’on appelle: feu sauvage. Les vieux connaissaient sa puissance; elle était défaiseuse de sorts ou releveuse d’encontres. Autrefois, il y avait seulement trente ans, beaucoup lui demandaient une aide, un appui, en cette campagne où la solitude entretient tant de mystère. En façon de merci, on lui apportait une bouteille de vin, un bout de lard ou de salé; elle n’acceptait jamais d’argent. A présent, elle ne sortait plus de son trou, sauf une fois par semaine pour aller chercher son pain.

Jacquier la considérait avec respect, l’ayant vue jadis dans tout son prestige. Elle relevait l’encontre et il savait bien, lui qui n’ignorait rien des choses de la campagne, qu’il y en avait de plusieurs sortes: l’encontre d’air qui vient par refroidissement et coup de vent pluvieux; celle de terre qui apporte rhumatismes, goutte, enflure du corps produite par la fraîcheur du sol d’où s’échappe le poison des vipères et autres bêtes à venin. Après une journée de dure besogne, on s’étend sur le pré, à l’ombre, lorsque le sang est bouillant; de là des maux qui travaillent les membres et courent dans les os jusqu’à la mort.

Il avait demandé secours à la mère Pouraud; il s’en était bien trouvé. Dans son verger mangé d’orties et de plantes sauvages, se trouvait un puits à la margelle écroulée; crapauds, salamandres, grosses couleuvres y venaient à la chaude saison. C’est de cette eau qu’elle avait puisée pour la faire chauffer sur un feu de sarments de vigne. Elle s’était mise à genoux, et, dans le liquide soulevé à gros bouillons, elle avait jeté les brindilles calcinées. Elle observait leurs mouvements divers en marmonnant des paroles.

Jacquier avait bu de cette eau charmée. Elle se servait aussi d’aubépine blanche. Quand les charbons tournaient dans une fiole, en frôlant les parois du pot, il s’agissait d’un mal du bras ou des jambes; et de la tête, s’ils montaient vers le goulot.

La mère Pouraud défaisait le soleil. Elle remplissait d’eau un verre, le couvrait d’un linge et le retournait. Si les bulles d’air s’élevaient d’une certaine façon, le plaignant souffrait d’une insolation, mais elle disait des syllabes secrètes et le soleil quittait la peau du malade où il n’était pas à sa place. Elle jeûnait, cela lui était facile, et son jeûne, coupé de croûtons de pain et mêlé à des prières, chassait les fièvres.

Dans la semaine qui précède la fête des morts, Jacquier, ayant achevé sa besogne, entra dans la chambre de Claire, ouvrit l’armoire et prit en hâte un de ses corsages qu’il roula avec soin. Si la souffrante ne pouvait l’accompagner, un peu d’étoffe, pourvu qu’elle eût touché son corps, permettait de défaire l’encontre. Claire n’était pas malade, mais il fallait lui enlever cette fatigue mystérieuse qui pesait sur elle.

Jacquier prit un bâton, alluma une lanterne et fit en sorte que sa maîtresse ne s’aperçût pas de son manège. A travers champs, sous un ciel pluvieux, dans la rage du vent d’ouest, il gagna le village désert. Il s’en allait gravement et soupirait qu’il n’y eût guère que lui et quelques vieilles gens pour croire encore aux puissances cachées. Bientôt il devina dans l’ombre la ruelle où s’ouvraient des seuils fracassés et où nul n’entrerait plus. Il vit briller la goutte jaune d’une lampe dans une maison basse à une seule pièce. Il s’approcha de la fenêtre et, près du feu, il aperçut la vieille Pouraud qui se chauffait, assise sur un escabeau. Dans un coin, sur un coffre, des poules noires dormaient, la tête sous l’aile; un chat au poil roussi les regardait, immobile.

Il frappa la porte de son bâton. Un cri aigrelet lui répondit. Il leva le loquet et il entra, tellement saisi qu’il oublia de souffler sa lanterne. Elle tourna vers lui une tête énorme où les traits, autour du nez recourbé, se resserraient comme par un cordon tiré sous la peau. Elle regarda Jacquier; ses yeux, cerclés d’une membrane rouge, clignotaient, et elle étirait son cou fripé, tel un linge qui a trop servi. Elle marmonna:

—Assieds-toi, souffle ta lanterne.

Il la souffla et s’assit sur une chaise boiteuse. Elle se taisait, appuyant de nouveau son front dans ses mains usées. Il tenait les paupières mi-closes, il attendait qu’elle parlât. Elle dit enfin:

—Tu ne viens pas pour toi, mon fi. C’est pour Claire des Ages, ta bonne maîtresse...

Il expliqua qu’il avait apporté un de ses corsages. Il le tira de sous sa blouse. Elle le palpa, pencha dessus sa tête pesante:

—Mon fils, souffla-t-elle avec tremblement, je ne peux rien faire. Elle n’a pas de mal.

—Mais, vieille, elle est toute changée. Elle a quasiment fondu, et il me semble qu’elle n’a plus de vie.

—Oui, c’est un feu qui n’est pas d’ici. Elle s’en va... très loin. Tu ne peux pas la suivre, ni moi. Elle a donné ce qu’on ne peut point payer sous le soleil.

Les poules noires remuèrent un peu sur le coffre, et le chat jaune regardait brûler les braises. La mère Pouraud ne parla plus; le vent ronflait entre les ais disjoints de la porte. Tout à coup elle parut s’éveiller:

—J’ai vu le petit. Il ne m’a pas vue. Il est tourné comme un bon fuseau. Les deux Dames le gardent.

Jacquier s’écria:

—Vous pouvez relever l’encontre. Claire des Ages n’est plus la même.

Elle repartit:

—Il n’y a pas d’encontre, mais les Anges l’ont entendue prier. Elle est plus forte que moi. Je n’ai que les eaux, les petites plantes, le feu... Il faut se taire.

Il se leva, posa sur le coffre un bout de salé en offrande.

—Je vais rallumer ma lanterne à votre feu, dit-il.

Il prit des brindilles qu’il enflamma, mais elles s’éteignaient, quand il les approchait de la chandelle. Alors, plein de peur obscure, il regarda la mère Pouraud.

—Tu vois bien, dit-elle, mon pauvre! La lune est levée sous le nuage. Tu peux partir comme ça, sans lumière.

Il voulut parler, mais quelque chose le tenait au cou. Et il comprit qu’il n’avait plus qu’à s’en aller.

XX

Claire, en ces jours pluvieux et ventilés, ne quittait guère la maison. Elle considérait les travaux du ménage et de la ferme sans avoir même le désir d’en prendre sa part. Elle se sentait comme détachée du monde; sa peine s’allégeait. Simon, bientôt, partirait pour la ville, loin d’elle. Par des paroles et des silences, elle avait la force de l’habituer à cette pensée. Dans ses nuits de veille, elle demandait à son frère défunt de tout conduire. Elle savait bien qu’on ne pourrait tout à fait l’enlever à l’enfant et qu’une divine puissance domine tous les départs. Elle ne s’appartenait plus, ayant donné ses jours passés et à venir. Il lui semblait que Dieu avait reçu ce don silencieux.

La fête des Morts arriva. Claire, avant le jour, se leva et vint sur le seuil; les branles coutumiers frappaient les bords de l’horizon noir, où, sur un point, naissait une sorte de vapeur blanche. Elle écoutait le son de la cloche, assourdi, qui parfois se perdait dans le vent tournant. Elle se souvenait de semblables crépuscules, quand sa mère allumait sa lampe plus tôt que de coutume. Elle et son frère s’éveillaient dans cette aurore des défunts qui demandent le souvenir du cœur périssable et la prière de l’âme éternelle. Ramenant son manteau sur sa poitrine, comme le soleil se levait:

—Mon frère, inspire-moi. Tu as donné ta belle vie, je voudrais donner la mienne pour cet enfant qui sommeille encore. Il va partir, mais il ne faut pas qu’il soit perdu.

Elle revint dans la chambre. Simon dormait, elle ne l’éveilla pas. Depuis deux mois, elle n’était pas allée à Bonnal, à cause de ces faiblesses étranges qui la prenaient. Mais, ce matin, une ardeur profonde la tenait. Elle accompagnerait Simon à l’église pour honorer la tombe de famille.

Elle l’habilla d’un vêtement noir qu’elle lui avait fait tailler pour cette fête, où ce serait crime d’oublier. Lorsque, tous les deux, ils eurent dit leur prière, devant un crucifix qui dominait de ses bras le portrait du capitaine Lautier, Claire attira l’enfant contre elle.

—Simon, c’est la dernière fête de Toussaint et des Morts que tu passeras ici. Dans quelques mois, tu seras dans la ville. Mets-toi à genoux et prie pour moi, mon petit.

Il avait envie de pleurer, mais il s’agenouilla, tandis qu’elle restait debout, en appuyant légèrement ses mains sur sa tête.

A mi-voix, elle demanda:

—Redis avec moi les paroles que je vais prononcer: «Jésus qui avez souffert, ayez pitié de Claire Lautier. Elle voudrait vous servir et elle ne sait plus en quelle route elle est arrivée. Que son frère, le bon capitaine Lautier, vous parle d’elle, il est tout près de Vous, et Vous l’écouterez. A votre exemple, il a été couronné d’épines et pas une goutte de son sang n’est perdue.»

Simon répétait avec Claire chaque mot de cette prière et une flamme blanche montait en lui, toute la pureté de son âme, qu’une plus grande âme guidait. Elle reprit en tombant à genoux, et il y avait dans sa voix le tremblement des larmes qui éclairent:

—Jésus, ayez pitié de Claire Lautier. Prenez-la, si c’est votre volonté. Et moi, je suis un petit garçon qu’elle a tenu par la main. Ayez aussi pitié de moi. Ouvrez les yeux de Louise que le capitaine Lautier a aimée et qui...

Simon sentait qu’elle allait suffoquer d’angoisse, mais ces paroles étaient pour lui mystérieuses. Elle murmura:

—Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons.

Elle redit, tandis que Simon, tourné vers elle, s’étonnait de ne voir en ses yeux aucune larme:

—Comme nous pardonnons.

Elle releva dans ses bras l’enfant et, comme il allait pleurer, elle se mit à sourire et elle s’écria:

—C’est aujourd’hui la fête des Saints et il ne faut pas pleurer.

XXI

Le jour des Morts, Claire vint à Bonnal avec Simon. Toujours la même faiblesse la tenait. Elle avait fait un dur effort pour assister à la messe. Elle s’était privée de la communion, ne pouvant à jeun accomplir le chemin qui maintenant lui paraissait si long.

Sur la place, les gens de campagne étaient rassemblés. L’église, à peu près vide pendant les offices de l’année, se remplissait, en ce jour, d’une foule qui débordait le parvis. Après le Libera chanté au cimetière par un soir de bruine, les fidèles allèrent se courber sur leurs tombes de famille. Le buis des Rameaux, aux mains de femmes enveloppées de cape noire, répandit sur les pierres funèbres l’eau bénite. Les jeunes gens de ce pays que les souffles de ce temps avaient désemparés, les garçons en veston de ville, les filles en robes courtes et coiffées de petits chapeaux à la mode écoutaient en ce moment le vent du mystère. Demain, ils oublieraient, jusqu’à ce que la mort parût sur le seuil de leurs maisons. Quelques années avaient suffi à changer leurs vêtements, alors qu’un demi-siècle ne l’aurait pu; mais aujourd’hui ne les retenait au passé que le souvenir des défunts. Beaucoup voyaient encore le visage qu’ils montraient pendant leur vie, penchés sur leur berceau d’enfant, au chant d’une bonne vieille chanson. Dans le grand trouble et le tourment de l’époque, il semblait qu’il n’y eût plus guère, sur les horizons de l’âme, que la lanterne des morts où brûlait la sombre flamme inextinguible.

Claire mangea à midi chez des parents; elle n’aurait pas eu la force de regagner les Ages après la messe et de revenir au cimetière où le prêtre, après l’ornement d’or, revêt la lourde chape noire. Ceux qui la connaissaient, la regardaient avec étonnement. De braves gens, qui ne savent pas déguiser leur pensée, lui dirent en face:

—C’est toi, Claire des Ages. Tu aurais mieux fait de ne pas venir. Tu as donné tes couleurs au petit.

Le jour tombait, dans une pluie silencieuse; elle prit le chemin des Ages. Simon entendait le souffle rauque de sa respiration. Au pont de Chanaud, elle s’arrêta; son cœur battait vite, comme si elle avait couru. Simon la vit blêmir:

—Je voudrais pouvoir te porter, maman Claire. Quand je serai grand, je le pourrai.

Elle ne répondit pas et vint s’asseoir sur la rampe du pont. Elle dit enfin:

—Je me suis levée trop tôt ce matin.

La nuit descendait; la rivière coulait dans un rouleau de vapeurs. Claire se ressaisit et prit l’enfant par la main.

—Petit, tu prendrais froid ici.

Quand elle se fut engagée dans l’étroit chemin tournant, elle cassa une branche de frêne pour s’y appuyer. Elle soupira tout en marchant:

—Il faudra que j’achète un mulet. Notre âne a fait son temps. Mais tu vas partir, Simon.

Il l’embrassa et lui promit qu’il viendrait tous les ans la voir aux Ages.

Elle desserra son étreinte; elle ne pouvait plus, comme autrefois, porter le poids de l’enfant. Elle s’arrêta encore à mi-côte et elle murmura:

—Ah! comme j’ai hâte d’arriver. L’an passé, je montais si facilement cette côte.

L’ombre tournait dans les bois mystérieux.

XXII

Jacquier acheta à la foire de Bellac un mulet et une carriole. Il vendit le vieil âne, dit Tournebroche, à une marchande de légumes qui habitait à Villemonteil. Elle le paya un bon prix. A défaut de vigueur, il avait beaucoup de sagesse.

Jeannette et la petite servante faisaient tant bien que mal la besogne, Claire ne s’en inquiétait pas. Elle possédait assez de terres et d’argent. Ce beau domaine des Ages avait toujours appartenu, de mémoire d’homme, aux Lautier qui faisaient figure de bourgeois campagnards. Aujourd’hui, il valait au moins cent mille bons francs. Depuis qu’elle avait cessé de travailler, Claire se demandait où iraient ces champs pleins de la force de sa maison, si elle venait à mourir. A présent, elle pensait paisiblement à la mort, à ce royaume où ceux qu’elle aimait attendaient l’éveil.

Un soir de la mi-novembre, elle fit atteler le mulet. Conduite par Jacquier, la voiture eut bientôt fait d’atteindre Bonnal et de s’arrêter à la porte de M. Vantaud, notaire de campagne, qui gardait dans ses archives les actes de la famille Lautier. Elle portait, dans un sac à main, un testament en bonne et due forme où elle faisait de Simon, lorsqu’il aurait atteint sa majorité, son légataire universel, avec la condition expresse que le domaine des Ages ne pourrait être vendu.

M. Vantaud, petit homme aux cheveux blanchis, plein de courtoisie et de bonhomie rustique, invita Claire à se reposer au salon, mais elle avait hâte de revenir aux Ages. Jacquier l’attendait sur le seuil, les rênes en main. Elle prit place dans la carriole. Comme il était quatre heures du soir, les enfants qui habitaient loin du bourg sortaient de l’école. Claire appela Simon. Il monta sur le banc, tout près d’elle. Il se mit à parler des travaux et des jeux de sa classe. Maintenant ses camarades étaient bien gentils et ne le faisaient plus souffrir. La voiture gagna au trot le pont de Chanaud. Claire écoutait l’enfant et s’appuyait un peu sur lui.

—Parle, toi aussi, demanda Simon, tandis que le mulet soufflait dans la côte.

Il tombait une bruine qui vernissait les feuilles mortes. Il y avait à l’Ouest des troupes de nuages noirs qui attendaient que le vent se levât pour reprendre leur marche monotone. C’était le temps de la chasse volante et du cavalier ténébreux, dont on parle autour des cheminées, au temps des veillées. On entendait vers la mi-nuit un ronflement de naseaux et le battement sourd des sabots qui brillaient quand la lune paraissait.

La voiture entra dans la cour, et Jeannette présenta à Claire une lettre que le facteur avait portée aux Ages, pendant son absence. Elle eut à peine besoin de regarder l’adresse. Simon alla faire ses devoirs sur la table de la cuisine. Elle savait bien ce que lui apportait cette enveloppe. Elle lut d’un trait toute la lettre. Louise Lautier arriverait aux Ages après-demain 20 novembre, et, cette fois, elle emmènerait Simon à Paris. Claire se roidit; plusieurs fois, elle murmura:

—Viens à mon secours, mon frère. Que je sois courageuse comme toi.

Puis, le visage calme, elle s’approcha de Simon qui penchait sa tête en écrivant, et dit, sans une brisure dans la voix:

—C’est la dernière fois que tu travailleras ici. Ta maman va venir et te conduira avec elle à Paris. Tu feras un grand voyage, mais tu ne m’oublieras pas. Je garderai ce cahier où tu écris.

Simon revit par le souvenir sa mère si belle, si gracieuse, comme si elle était déjà près de lui. Il leva vers Claire son front où s’ébouriffaient ses cheveux blonds.

—Il faudra que tu viennes avec nous.

—Je serai toujours avec toi, mon petit. Ne travaille pas ce soir. Je ferai prévenir M. Salvat que tu quittes l’école. Moi, je garde ces livres, ces cahiers. On t’en achètera d’autres là-bas. Tu veux bien me les donner? Va te chauffer au coin du feu. Tu n’auras pas un feu comme celui-là, là-bas.

Il noua ses bras au cou de sa tante:

—Laisse-moi, Simon. Je n’ai pas enlevé mon chapeau. Je vais revenir.

Elle alla dans sa chambre, d’un pas lourd, comme si elle saignait en dedans.

Puis, de ses mains qui tremblaient, elle chercha dans la commode la boîte où était enfermée la photographie jaunie de Jacques Renaud, celui qu’elle n’avait pu aimer sur la terre et qui était parti plus loin que les collines de ce pays, très loin, dans le ciel. Elle y glissa les livres et les cahiers de Simon. Cela fait, elle se tourna vers le portrait du capitaine Lautier, silencieuse, la figure brûlante et sans larmes, comme si elle attendait une réponse qui arrivait dans l’ombre, à travers des espaces sacrés.

XXIII

Le 20 novembre, dès le point du jour, Claire éveilla Simon. Il revêtit son habit des jours de fête que, la veille, elle avait repassé. Dans la pochette de la veste, elle glissa un mouchoir de fine toile. Elle posa sur la chère petite tête le béret de drap. Jacquier attela le mulet et il releva la capote, car le temps était à la pluie. Il poussait des jurons étouffés et il avait l’air de mâcher quelque chose de bien amer. Quand tout fut prêt, Simon vint s’asseoir sur le banc. Il ne disait rien, encore tout ensommeillé, partagé entre l’attrait si fort de l’inconnu et ce grand regret qui rôdait autour de la maison. Jacquier monta dans la voiture. Claire se tenait sur le pas de la porte; le vent pluvieux mouillait sa figure pâlie, ses cheveux gris, sans qu’elle parût s’en soucier. Soudain elle courut chercher une couverture et recommanda à Jacquier d’en bien couvrir Simon.

La voiture se mit en marche, dans le jour qui se levait; Claire se hâta de rentrer dans la salle. Elle s’étonnait de se sentir plus forte. Aidée de Jeannette et de la petite servante, elle prépara les déjeuners, apprêta le lit dans la chambre où Louise coucherait avec Simon. Elle mit tout en ordre comme si elle allait recevoir un hôte extraordinaire. Elle frotta d’un chiffon de laine les armoires de cerisier, l’horloge qui marquait des minutes dont le battement scandait tant de mystère. Sur la table, elle étendit une nappe blanche fleurant la lavande. Elle y posa de belles tasses de Limoges pour y verser le chocolat au lait, car Louise Lautier n’aimait guère la soupe. Là, elle partagerait, pour la dernière fois peut-être, le pain des Ages avec l’enfant. Les moindres choses prenaient une gravité, un poids nouveau, comme si elles rendaient, en ce moment, tant de vie secrète qui les avait pénétrées en silence, depuis des années.

Jeannette malmenait ses casseroles et grondait, entre ses lèvres bridées, des mots confus.

—Chaque soir, jusqu’à ce que Louise parte avec Simon, dit Claire, il faudra que tu prépares de l’eau chaude pour les boules de grès. Cette maison est froide.

Elle s’aperçut que les cuivres de la batterie étaient enfumés; elle demanda à la servante de les frotter pour qu’ils reluisent bien: ce serait plus gai au regard. Ayant veillé à ce que la maison parût dans un état de propreté parfaite, elle vint s’asseoir près du feu, sur une chaise basse. Elle pria Jeannette de bourrer les landiers de ces fagots et de ces souches qui font des brasiers. Elle ramena sur ses épaules son fichu de laine et tendit ses mains vers la flamme. Tant-Belle se coucha près d’elle.

Il y avait dans la salle un silence comme de quelqu’un qui retient son souffle et qui attend. Avant de sonner neuf coups, l’horloge fit entendre un craquement, égrena l’heure et reprit dans une paix profonde sa course réglée. Claire considérait le feu qui perçait le bois de ses vrilles et qui, de temps à autre, faisait des virgules de couleur. En ce moment, elle ne pensait à rien, étourdie.

Soudain, elle entendit la voiture qui tournait dans la cour, le rire de Louise Lautier et les paroles joyeuses de Simon. Alors elle se leva, vint sur le seuil, pleine de ce courage qui avait porté là-bas son frère le capitaine au-devant de la mort sanglante. Elle murmura des mots d’accueil et montra une figure paisible. Louise la tint embrassée, puis, se reculant, elle s’écria:

—Ah! comme vous avez changé. Vous avez fait une maladie.

Claire secoua la tête et regarda celle qui entrait en tenant Simon par la main, une belle femme avec le même visage brillant, les mêmes grands yeux doux et ce parfum que le vent aigre ne pouvait dissiper.

Jacquier apporta des bagages et deux valises de cuir. Claire les fit déposer dans la chambre. Comme Louise étreignait Simon et le couvrait de caresses, elle dit:

—Je vous laisse tous les deux un moment. Je vais servir le déjeuner.

Louise et Simon mangèrent de bon appétit. Claire se tenait près d’eux, debout. Comme ils lui prêtaient peu d’attention, elle s’en alla sans bruit et resta quelque temps dans la grange. Simon ne cessait d’admirer sa mère; l’enchantement, qui l’avait déjà saisi, recommençait. Louise s’émerveilla devant le grand feu de bois et elle fit glisser son manteau sur ses épaules mi-découvertes. Elle prit Simon sur ses genoux.

—Tu ne me quitteras plus. Tu verras comme tout est beau et facile, là-bas.

Alors il se pencha à son oreille:

—Il faudrait emmener avec nous maman Claire.

Louise devint pensive:

—Je le veux bien, Simon, si elle le veut elle-même...

Claire rentra dans la salle: elle tenait ses mains croisées sur sa poitrine. Simon s’élança vers elle, mais elle le repoussa doucement.

Louise, à présent, parlait de la vie qu’elle allait mener avec l’enfant. Ils habiteraient dans un appartement de la plaine Monceau; ils y trouveraient le confort. On avait tout prévu: éclairage, ameublement, chauffage, tentures aux couleurs choisies et jusqu’à la voiture pour les promenades. Simon vit luire, au cou de Louise, un collier dont les grains se perdaient sous le corsage.

—C’est un collier de perles. Il est superbe. Il vaut bien une grande terre avec une grande maison. Regardez-le, Claire.

Tout à coup elle se leva et vint dans la chambre. Elle avait à peine eu le temps d’enlever son chapeau de voyage. Elle demanda de l’eau chaude. Après une heure, elle parut dans la salle; elle avait changé de robe, et l’étoffe était coupée à souhait pour exalter la ligne admirable de ses épaules et de ses bras demi-nus. Son visage avait l’air d’une chose précieuse, vivifié par les yeux éclatants. Simon la trouvait si belle qu’il était pris de timidité. Elle l’embrassa comme pour lui montrer qu’elle n’était pas un être de féerie.

Jeannette, qui n’avait pas desserré les lèvres, apprêtait le repas de midi et elle faisait un hachis pour relever une gibelotte. Louise, qui semblait offensée par ces odeurs de cuisine, se tourna vers Claire et lui demanda si elle pouvait s’entretenir avec elle. Simon resterait auprès de Jeannette. Claire fit un signe de tête et vint avec Louise dans la chambre.

Louise Lautier ouvrit une de ses valises et elle en retira une robe de soie noire.

—J’ai apporté cela pour vous.

—La couleur est bien choisie; c’est celle que j’aime. Je vous remercie.

—Je vous ai tenue au courant de ce qui arrivait, dans ma dernière lettre. J’ai hésité longtemps à me remarier; je ne pouvais, cette fois, refuser; il y va de l’avenir de Simon et du mien. Celui que je vais épouser est très riche et il m’aime beaucoup.

—Et vous le connaissez depuis longtemps, dit Claire. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas parler de cela, ici, où l’âme de mon cher frère est toujours présente.

Il y eut un silence où passait la rumeur des arbres battus par le vent pluvieux de ce mois des morts. Claire se tenait debout, appuyée sur la commode où était posé le portrait du capitaine Lautier. Louise voulut parler avec précipitation, tout d’un élan, puis elle pâlit, se maîtrisa:

—Après-demain, je partirai avec Simon. Quand vous voudrez le voir, vous le pourrez. Je sais qu’il est plus à vous qu’à moi-même. Il y a quelque chose qui vaut plus que le sang, je le comprends à cette heure.

Claire, à mi-voix, parla de l’enfant et de ces années qui avaient coulé si vite, tandis qu’elle l’élevait et ne cessait de le protéger.

—Aujourd’hui, je vous rends celui qui est à vous, mais, en l’emmenant au loin, vous m’emporterez aussi. Je vous le rends, ce petit, aussi pur que le jour où je suis venue le chercher. Je ne puis pas dire tout ce qui se passe en moi, en ce moment. Et je vous aime, vous qui êtes si loin de moi, parce que vous m’avez confié le plus beau trésor de ce monde. Sans cela, je n’aurais été qu’une pauvre femme.

Louise Lautier sentait que les fameuses richesses et ce qu’on appelle les plaisirs étaient choses bien fragiles. Il y avait un grand trouble dans son cœur, mais elle ne voulait pas livrer le combat. Elle éloigna en hâte cette amertume qui donne l’appétit de Dieu. Elle devint enjouée, souriante. La robe de soie noire était étendue sur le lit, comme l’image d’une sombre vanité sans corps et sans vie. Louise comprenait que Claire ne voudrait jamais la porter et elle voyait avec inquiétude la lueur étrange qui marquait les yeux de sa belle-sœur. A Paris, elle avait eu la pensée de dédommager Claire de tant de soins donnés à l’enfant. Elle glissa ses mains dans un sac de cuir gaufré, mais la liasse de billets, qu’elle voulait donner, lui brûlait maintenant les doigts.

XXIV

Le soir de l’arrivée de Louise, Claire Lautier prépara son lit dans une chambre qui n’était jamais habitée. Peu de temps avant sa mort, le capitaine Lautier y avait couché deux nuits, le temps d’une brève permission. Jeannette alluma du feu afin de combattre l’humidité de la saison. Claire veilla tard dans la nuit. Près d’elle, le linge et les vêtements de Simon étaient entassés. Elle les tria avec soin; il y avait des bonnets d’enfant dont elle coiffait un moment son poing fermé. Elle les approchait de ses yeux et la blancheur du berceau remontait dans son cœur, le remuait de ses balancements. Puis, c’étaient des robes courtes comme en peuvent porter de grandes poupées, maintes choses brodées, à peine usées, l’enfance étant un effleurement. Tout cela, dans le silence, prenait la couleur des jours qui ne reviendraient plus.

Elle plia dans une malle d’osier les vêtements que Simon pouvait encore porter. Sous la lampe, elle fit quelques reprises. Le linge était blanc et fin, les habits sans taches, dans leurs plis. Quand elle eut tout rangé, avec les gestes lents du suprême amour, elle plaça près du couvercle les jouets que Simon avait taillés dans le bois, la charrette, les bœufs articulés, des sifflets creusés dans une branchette de châtaignier. Elle referma la malle; ses yeux se voilaient; ils n’étaient plus tournés que vers une blessure qui saignait tout au fond d’elle, dans l’ombre. Une grande force la tenait en éveil. Elle murmura, ayant prié un moment, et ne pouvant encore se coucher:

—Laisseras-tu faire cela, mon frère? Que ton enfant vive près de cet homme? Écoute-moi. Tu es là. J’avais ma vie... Je l’ai donnée, mais je donnerais mon dernier soupir pour que cela n’arrivât pas.

Minuit sonna. On entendait le tournoiement de la pluie sous le vent d’Ouest. Claire ouvrit la porte avec une immense espérance, et, dans le couloir, où coulait le rayon faible de la lampe, elle appela:

—Mon frère, mon frère...

Il lui parut qu’un souffle l’avait touchée.

Elle se coucha et ne s’endormit qu’au petit jour. Quand elle s’éveilla, le vent ne s’était pas apaisé, mais il venait maintenant du Nord et il écrasait contre les vitres de la fenêtre des grêlons et une sorte de neige pourrie. Claire se leva et s’habilla en hâte.

Dans la salle, Simon se chauffait près du feu et Louise apprêtait le déjeuner du matin. Elle avait revêtu une sorte de peignoir qui faisait s’écarquiller les yeux de Jacquier. Il ne put se tenir de grogner:

—Les belettes ne vous mordront pas.

Sans comprendre le sens de ces paroles, elle se mit à rire de si bon cœur qu’il fut gagné par cette gaieté. Elle lui avait donné dix francs pour son tabac. Il ne voulait pas les prendre, mais Simon l’avait supplié d’accepter. Il considérait Louise avec curiosité comme si un grand oiseau des fées eût pénétré par une fenêtre entr’ouverte. Il clignait de l’œil, près du lit de braises; la journée serait bonne, au coin de ce feu, et il ne fallait pas penser à faire de la besogne dehors, par ce temps.

Claire, en entrant, vint la première embrasser Louise, ce qu’elle n’avait jamais fait. Elle dit:

—J’ai apprêté les habits et le linge de Simon.

Elle ajouta, humblement, avec le pauvre espoir de le retenir aux Ages quelques jours encore:

—Il faudrait que je lui tricote un gilet bien chaud. Si vous voulez rester ici une semaine, il pourra l’emporter.

Louise haussa les épaules en souriant. Elle assura que l’enfant aurait tous les vêtements qu’il désirerait.

—Tout est prêt pour que je parte ce soir. Il le faut absolument. On m’attend.

Claire garda le silence, puis elle dit:

—On attellera donc la voiture vers sept heures et demie du soir, à la nuit. Le train qui va à Limoges part à huit heures quarante. Il fera froid, mais vous aurez des couvertures. Jacquier vous conduira.

Elle regardait Simon à la dérobée; elle devinait que Louise l’avait enchanté par maints récits de la ville. Elle voyait bien qu’il était partagé entre le chagrin et la joie. Elle aurait voulu dire des paroles gentilles et sourire pour qu’il gardât une image d’elle plus aimable; mais elle prit le parti de s’isoler. Elle s’excusa en donnant pour prétexte qu’elle devait ranger du linge qui s’abîmait dans les armoires.

Toute la matinée, Simon resta près de Louise; vers midi, il la quitta un moment. Que faisait Claire, là-haut, toute seule? Il était pris de curiosité. Il monta l’escalier sans bruit et, à travers les ais disjoints, il aperçut Claire qui sortait d’une petite malle ses vêtements, son linge, les pliait et les repliait. Il se tenait immobile, le souffle coupé, et il regardait ardemment cette femme si chère qui faisait ces humbles gestes où il devinait tant d’âme. Elle replaça lentement ces habits qu’il reconnaissait pour les avoir portés tel jour, en telle circonstance, et ces gilets qu’elle avait tant de fois fait chauffer devant le feu, quand il revenait de classe. Elle referma le couvercle de la malle, et, à genoux sur le plancher, elle y étendait ses bras comme pour garder le mouvement d’une protection et d’une caresse infinies.

Elle tourna sa figure creusée vers la porte, comme si elle devinait la présence de Simon. Alors, au moment où il allait entrer dans la chambre, un grand mystère vint le repousser et il descendit l’escalier en étouffant le bruit de son pas.

A midi, Claire parut dans la salle et Simon la regardait, tout étonné, car elle avait changé de visage. Il ne voyait pas de tristesse en ses yeux, mais une lumière de paix. Après le repas, elle dit à Louise:

—J’ai fait de mon mieux pour élever votre enfant.

Elle lui posa des questions sur l’histoire et la géographie qu’ils avaient étudiées ensemble. Il ne faisait guère de fautes dans les dictées et il savait compter à merveille. Louise l’interrogea; comme il répondait, en hâte, sûr de lui, elle s’écria:

—Tu en sais plus long que moi. Aujourd’hui, Simon, il n’est pas besoin d’être savant, quand on a de l’argent. La vie est courte, il faut se distraire. Il y a la musique, les danses, les fleurs, les bons repas. Quand tu seras plus grand, on te trouvera un emploi où tu gagneras beaucoup sans te fatiguer. Tu prendras des leçons de danse. C’est beau de danser; on oublie les petites peines. On glisse sur un miroir où on ne voit plus que de la joie. Tout devient facile. C’est là que vivent les fées dont Claire t’a parlé. Elles ont quitté ce pays.

Claire eut envie de crier: «Ne l’écoute pas, Simon. Elle te perdra avec elle!» Elle aurait voulu emporter l’enfant et s’enfuir. Une douleur extrême l’immobilisait; le cri, qui ne s’échappait pas de sa bouche, ne cessait de retentir en elle. Tout le soir, elle s’assit au coin du feu et elle répondait à peine aux questions de Louise. Jeannette apprêta le repas. La pluie tomba; le vent sifflait dans une pluie glacée.

Louise et Simon mangèrent à la hâte; l’heure était avancée. Claire prit place avec eux à table et ne toucha guère aux mets qui étaient servis. Quelque chose lui dévorait le cœur en silence.

Louise alla prendre son manteau de voyage. Jacquier sortit pour atteler. Il grogna:

—On ne mettrait pas un chien dehors.

Claire s’appuyait sur le vaisselier; elle caressait de la main le front de Simon, sans pouvoir parler.

—Tu viendras avec nous, maman Claire?

Il avait envie de pleurer; Louise embrassa Claire Lautier:

—Si vous ne pouvez quitter les Ages, c’est nous qui viendrons vous voir au printemps, sans faute.

—Je vous remercie, dit Claire.

Alors Louise la considéra avec attention; pour la première fois, dans un éclair, le cœur profond de cette femme lui apparut. Elle fut prise d’une sorte d’effroi, ouvrit la porte. Jacquier avait allumé la lanterne de la voiture et rabattu la capote. Il alla chercher la malle de Simon; il la chargea à l’arrière, près des valises de cuir, et il grondait:

—Pourquoi s’en va-t-il? C’est bien malheureux.

Claire s’appuyait toujours sur le vaisselier; elle vit Simon et Louise monter dans la voiture qui était arrêtée près de la porte. La pluie, mêlée de glace, s’écrasait sur la pierre du seuil. Claire entendit Louise et l’enfant qui criaient: «Au revoir!» Elle voulut répondre, mais un tremblement de tout son corps l’agita et elle avait les dents serrées.

La voiture tourna dans la cour et s’en alla. Jeannette, qui avait voulu embrasser une dernière fois Simon, rentra et, voyant que sa maîtresse semblait prise d’un grand froid, elle jeta des bûches dans le feu pour qu’elle vînt se chauffer.

A ce moment, Claire ouvrit la porte que Jeannette avait fermée. Comme la servante la prenait par le bras en criant que c’était folie de rester là, par ce temps, elle la repoussa avec violence. Dans les demi-ténèbres, une flamme tournait devant ses yeux fixes. Elle se mit à pleurer en silence, et nul sanglot ne la secouait. Elle prêtait l’oreille, cherchant à entendre le bruit de la voiture qui s’éloignait, mais la rumeur du vent et celle de l’eau ne cessaient de gronder. Quelque temps encore elle resta ainsi, et ses regards suivaient l’enfant qui s’éloignait dans la nuit. Puis son cœur emplit toute sa poitrine, monta dans sa gorge, l’embrasa; il n’y eut plus en elle qu’un grand battement. Tout à coup elle se rua au dehors, courut dans le chemin, pleine de feu, acharnée; elle ne sentait pas la pluie glacée qui traversait ses vêtements. Une sorte de neige fondue se mêlait à la sueur qui roulait sur son visage. Comme elle atteignait le pont de Chanaud, elle tomba, se releva, reprit sa course et elle criait, haletante, dans le vent:

—Simon! Simon!

Maintenant la côte devenait roide; au loin, Claire aperçut la lanterne de la voiture. Ses jambes ne pouvaient plus la porter, elle fit un effort surhumain, poussa un long cri; puis elle se mit à tourner sur la route et vint s’abattre dans le fossé.

Jacquier entendit ce dernier appel, et il rebroussa chemin, devinant un malheur. Jeannette arriva en hâte et elle gémissait:

—Elle s’est glacé le sang!

Elle promena sur la route la lueur de sa lanterne.

—Ha! pleura-t-elle, venez vite, Jacquier! La pauvre, elle est là, sa figure dans les ronces, comme un Jésus sur la croix.

Il laissa les rênes aux mains de Louise qui était muette de saisissement. Simon criait:

—Maman Claire, elle s’est fait mal!

Jacquier prit Claire à bras-le-corps et parvint à la mettre debout. Il sortait de sa poitrine un souffle rauque; elle faisait de vains efforts pour parler. Jeannette maintenait le mulet par la bride. Louise et Simon descendirent de la voiture. Jacquier, à grand’peine, hissa Claire sous la capote et l’entoura de couvertures.

—Il faut revenir aux Ages, dit Louise.

Elle conduisait par la main Simon qui pleurait. Le vent soufflait avec âpreté et l’on pouvait voir la route qui tournait dans une vapeur cendrée. Jeannette et Jacquier se taisaient; l’attelage allait bon pas, et, parfois, on entendait Claire qui claquait des dents.

—Il faut se hâter, s’écria Louise.

Il semblait que ce retour ne s’achèverait jamais. Simon demanda, suffoqué de grand chagrin:

—Maman Claire, parle-moi.

Un murmure lui répondit:

—Ce n’est rien, petit. Là-haut je me réchaufferai.

Pluie et neige avaient cessé. Dans le silence, des arbres tressaillaient, faisant pleuvoir une brusque averse sur les feuilles mortes, un bruit étrange de fantômes qui s’ébrouaient.

L’attelage atteignit le sommet de la vallée, entra dans la cour. Précipitamment Louise et Jacquier aidèrent Claire à descendre de la voiture. La porte s’ouvrit et le feu de la cheminée les éclaira. Alors, à la lumière de la lampe que la servante élevait, Claire montra sa figure maculée de boue et de sang. Elle regardait avec des yeux qui brûlaient. Elle serrait les dents pour les empêcher de claquer, et des muscles bougeaient dans ses joues creuses. Jeannette vint la laver, elle se laissa faire comme une enfant. En hâte on la changea de linge, pendant que Louise et Simon apprêtaient le lit, dont on bassina les draps. Quand elle fut couchée, son visage s’empourpra. Elle demanda des oreillers, elle étouffait; ses regards devenaient fixes. Puis elle ferma les paupières et sembla dormir. Louise s’assit près d’elle; à voix basse, elle tâchait de consoler Simon en lui assurant que demain Claire serait guérie. Elle lui demanda d’être bien sage; ce soir, il coucherait dans un des lits de la salle.

Elle resta seule près de Claire, qui respirait avec peine. Jacquier, ayant dételé le mulet, vint dans la chambre; il pencha un moment sa tête lourde sur sa maîtresse:

—Pauvre, grondait-il, ça devait arriver. Je le savais bien... Pauvre, elle a tout donné, elle n’a plus rien, pauvre!

Jeannette apporta un bol de tisane très chaude mêlée de rhum; elle appela Claire doucement, mais elle ne put faire couler une goutte de liquide entre les dents serrées.

—Attendons, dit-elle. Faut la laisser reposer.

—Je resterai ici pour veiller, dit Louise. Je ne la quitterai pas qu’elle ne soit guérie. Jeannette, occupez-vous de Simon.

Elle prononça ces mots avec tant de force secrète que Jacquier et Jeannette s’en allèrent. Elle demeura seule, accoudée. Il n’y avait plus dans la chambre que les reflets du foyer. Sur la commode, au milieu des ombres, Louise considéra le portrait du capitaine Lautier. Une sorte de voile se déchirait en elle, sans bruit. Dans le silence, elle frissonna; un poids nouveau pesait sur elle, et elle se souvenait.

Claire s’agita; parfois une toux la secouait; elle se plaignait faiblement. Louise, qui avait approché du feu la tisane, se leva et la versa dans un bol qu’elle présenta aux lèvres violacées et sèches. Le délire saisit Claire Lautier.

—Que le petit n’approche pas de cet homme... Ce serait crime... Louise, il faut bien ouvrir les yeux... Moi, je ne compte pas, mais l’enfant... Veillez-y. Il ne sait pas, lui. Mon frère qui était si grand... Il y avait autre chose qu’une balle dans son pauvre corps... Personne ne l’a su que lui... et moi...

Ces mots, hachés par la fièvre, frappaient Louise. En elle le cœur se fondait et se renouvelait en des profondeurs. Elle s’approcha du feu, elle tremblait, et ce n’était pas de froid. Elle se retournait et voyait, enfouie dans les oreillers, la figure brûlante de Claire. Peu à peu, des sueurs y coulèrent, comme si elles naissaient du front et des cheveux gris. Louise vint de nouveau s’asseoir au chevet. Elle essuyait de temps à autre, avec une grande douceur, les traits tirés, ravagés. Elle aurait voulu l’appeler, comme Simon:

—Maman Claire...

Un grand silence était en elle, une attente mystérieuse. Avant le lever du jour, elle réveilla Jeannette; Jacquier était déjà debout. Elle lui demanda d’aller en hâte à Bonnal chercher le médecin. Il courut atteler le mulet et il partit dans la nuit. Elle reprit sa veille au chevet du lit. Au bout d’une heure environ elle entendit arriver une automobile. M. Vardier entra; Louise l’introduisit dans la chambre. Ayant examiné Claire qui était sans connaissance, dans le feu d’une fièvre dévorante, il ne cacha pas son inquiétude. Il était en présence d’une pneumonie double. Il donna lui-même les premiers soins. Il avait apporté des ventouses et les remèdes habituels.

—Voyez-vous, dit-il à Louise, Mlle Lautier était depuis longtemps minée par une sorte d’anémie. Ce mal, qui est grave, d’autres plus fortes pourraient le surmonter.

Il ne cacha pas sa tristesse. Il fit quelques recommandations, puis il s’en alla en disant:

—Elle est en danger. Vous pouvez prévenir M. l’abbé Remier. Je reviendrai dans l’après-midi.

Le jour se levait sur la vallée.

XXV

Les volets de la fenêtre restèrent fermés. Claire gardait les yeux clos, sa respiration devenait plus rauque, mais elle ne se plaignait pas. Dans la lueur de la veilleuse et du feu, Louise n’avait pas quitté le chevet. Il lui semblait qu’elle vivait dans un autre monde. De temps à autre, elle versait entre les lèvres de Claire une cuillerée de potion, avec la pensée d’accomplir des gestes inutiles. La fièvre ne tombait pas; elle s’éteindrait dans le cœur qui allait s’immobiliser.

Jacquier entra, ayant enlevé ses sabots, de peur de faire du bruit. Il se tint devant le lit, les mains croisées, la tête basse. Tout faisait silence. On aurait dit que la maison s’arrêtait de vivre et qu’une chose immense était en marche.

Jeannette porta à Louise un bol de bouillon, car elle n’avait rien mangé depuis la veille. Puis Simon ouvrit doucement la porte et parut, tremblant. Louise lui fit signe d’approcher. Il était saisi d’un étonnement terrible. Il regardait maman Claire; il la reconnaissait à peine, tant sa figure était empourprée, avec une bouche rentrée, des yeux pleins d’ombre dont il voyait bouger le globe sous les paupières fermées.

Louise demanda à Jeannette d’éloigner l’enfant:

—Elle se repose, Simon. Tu reviendras quand elle ira mieux.

Il s’en alla, et, le cœur trop gros, il ne pouvait pas pleurer. Jacquier sortit à son tour; il dénoua ses doigts pesants, et leva les bras dans un souffle de vieille peur paysanne.

Vers midi, M. Vardier revint. Ayant ausculté la malade, il vit bien que la pneumonie était infectieuse. Quelques degrés de fièvre encore, et tout serait fini. Il s’en alla sans pouvoir prononcer une parole d’espérance.

Dans la soirée, Louise et Jeannette préparèrent la table où reposeraient les saintes huiles. Claire avait ouvert les yeux; elle demanda que l’on amenât Simon à son chevet. Il vint sans retard; elle tira des draps ses mains en feu et l’enfant lui donna les siennes. Quelque temps, ils restèrent ainsi, et Simon sentait qu’une grande ardeur courait en lui. Il n’avait pas la force de parler, mais il regardait Claire avec tout l’amour que pouvaient tenir ses yeux purs. Elle s’était tournée vers lui, et elle versait sur sa tête la suprême lumière de ses regards. Ses lèvres s’agitèrent; on ne percevait qu’un murmure que couvrait un souffle haletant. Louise se pencha vers elle; elle entendit ces mots étouffés:

—Laissez cet homme. Vous avez ce petit... Je vous le remets... Les Ages seront à vous... Vous y resterez...

Alors Louise, avec force, pour qu’elle emportât dans l’infini ses paroles:

—Claire Lautier, je vous le promets.

Elle parut se détendre et elle referma les yeux en abandonnant les mains de l’enfant.

A ce moment, l’abbé Remier entra. Jeannette et la petite servante s’agenouillèrent sur le plancher. Louise alluma deux bougies et plaça près du crucifix le portrait du capitaine Lautier. Elle se mit à genoux près de Simon. L’abbé dit les prières qui appellent la paix invincible; il fit les onctions sur les yeux dont la lumière avait formé l’aube d’un enfant et sur les bras qui tant de fois s’étaient ouverts pour découvrir le cœur sans cesse donné. Puis il se recueillit et pria.

Il se releva, bénit Louise et Simon; il les voyait rapprochés par un trait que rien ne pouvait plus rompre.

—Tant de souffrances ne seront point perdues, murmura-t-il. Dieu les compte. Je reviendrai ce soir pour donner le Pain de Vie à Mlle Lautier.

Quand il fut parti, Louise ouvrit la commode et prit une sorte de voile sombre dont Claire aimait à couvrir sa tête; elle l’étendit sur ses cheveux. Jeannette emmena avec elle l’enfant. Il suivit docilement la bonne femme qui gémissait et mordait un coin de son tablier pour étouffer ses sanglots.

Claire parut s’assoupir; son souffle devenait moins rude. Parfois elle ouvrait les yeux et se tournait vers sa belle-sœur. Louise bouleversée soupirait près d’elle:

—Je ne vous quitterai plus.

Elle regardait le portrait du capitaine Lautier et elle découvrait confusément l’abîme de son péché; elle tremblait en murmurant: «Mon Dieu... Mon Dieu...»

Des heures passèrent. Entre les volets disjoints le jour pâlit et s’effaça. Louise étendit sur le lit un drap blanc pour recevoir Celui qui est la lumière et la vie. Jacquier avait coupé des branches de houx et de genièvre, afin de parer la chambre, selon la coutume.

Vers les huit heures de relevée, la clochette de l’enfant de chœur tinta. L’abbé Remier parut à la porte. Claire appuyait ses mains jointes sur le drap et elle tendait la tête, toute brûlante de la soif de Dieu. Elle communia. Louise, à genoux, murmurait: «Seigneur, je ne suis pas digne...»

Quand l’abbé eut quitté cette chambre où passait déjà le souffle mystérieux qui détache l’âme, Claire garda ses doigts unis pour la dernière prière.

Louise se leva avec peine et recommanda à Jeannette d’empêcher l’enfant d’entrer dans la chambre. Elle s’agenouilla de nouveau au chevet du lit.

Claire fut prise d’un sursaut; elle appela avec force, tandis que ses regards montaient:

—Mon frère, mon frère...

Sa bouche se détendit, un sourire l’éclaira. Et le voile de la paix éternelle glissa sur le corps où le sang allait s’arrêter. Alors Louise joignit les mains; l’âme quittait la vallée, après avoir fleuri en secret, selon l’humilité et selon l’amour. Elle étouffa ses sanglots, au chevet de la chère dépouille, près de celle qui avait sauvé son enfant et qui la sauvait elle-même. Dans la pénombre, elle regardait avec feu les mains bien-aimées, toujours vigilantes, et recevait le suprême battement du cœur. Une sorte de foudre la déchira. Elle ne pouvait se relever encore pour annoncer la funèbre nouvelle. Mais l’aurore qui ne ment pas naissait dans le silence nocturne.

 

FIN

Cet ouvrage a été achevé d’imprimer par

Plon-Nourrit et Cⁱᵉ,
à Paris, le 18 juin 1926.


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