Quelques créatures de ce temps
LA REVENDEUSE DE MACON
En remontant la rue qui débouche sur le pont de la Saône à Macon, vous trouvez à gauche une vieille maison en bois.
La maison est trouée de petites fenêtres carrées qui bâillent, étranglées pendant deux étages, entre des colonnes cannelées, striées, imbriquées, losangées, chacune d'un dessin différent de sa voisine. Sur les colonnettes s'appuient des frises peuplées de satyres et de femmes nues, celles-ci attaquant ceux-là à travers les guirlandes de fleurs en ronde-bosse,--naïve représentation mythologique, que les Mâconnaises ne peuvent regarder qu'en échappade. Quelques petites lucarnes aux toits pointus, sans volets, laissent entrer au grenier le vent l'hiver, le soleil l'été. Le bois, qui a vieilli et pris les teintes rubiacées de l'acajou, est marqueté d'écriteaux numérotant toutes les industries qui se sont casernées dans cette gigantesque façade de bahut. Une tripière, un chaudronnier, un marchand de cartons, une fruitière, une blanchisseuse, se sont établis entre les piliers de bois. Les mous rose-rouge, les malles de carton aux arabesques jaunes, où les filles de la campagne apportent leur bagage quand elles viennent à Paris entrer en service, les linges blancs, les camisoles foncées, pendues comme une enseigne au-dessus des cuvées de savon, les carottes, les potirons éventrés, les chaudronneries cuivrées ou toutes noires de fumée, tout cela fait un tapage de tons et de devantures guenilleuses au pied de la maison de bois. Entre la tripière et le cartonnier est une fenêtre hermétiquement fermée dont une persienne est rabattue et l'autre seulement entr'ouverte; vous apercevez, sur le rebord de la fenêtre, quelques poteries de Chine ébréchées; vous apercevez, collée à la vitre, une feuille de papier sur laquelle est écrit: «Madame Javet, marchande en vieux», dans le fond de la pièce obscurée des scintillements de vieil or, et comme dans un kaléidoscope plein d'ombres, les mille couleurs de quelque chose pendu aux murs.
Que si l'amour du rococo vous fait pousser une porte à côté de la fenêtre, vous entrez de plain-pied dans le domaine sombre et fantastique de Goya.
Dans la demi-nuit au milieu de laquelle jouait une étroite filtrée de lumière, juchée plutôt qu'assise sur un grand coffre semblable à ceux des Moresques, apparaissait dans le rayon lumineux une vieille petite femme vêtue, des pieds à la tête, de noir, et propre comme pourrait l'être une sorcière hollandaise. Deux mèches grises couraient sous le madras autour de tempes desséchées; ses yeux sans couleur s'éveillaient parfois comme les yeux d'un fiévreux; ses sourcils étaient mitan blancs, mitan noirs. Elle n'avait pas de lèvres. Elle était ainsi, tricotant un bas de laine noire, et talonnant son coffre, la diabolique petite créature!
--Que veut monsieur?--Elle avait déjà fiché son épingle à tricoter dans ses cheveux, et était déjà à bas de son coffre.
Elle me fit voir, en trottinant de-ci, de-là, comme une souris, des fragments de retable en bois doré, bon nombre de saints dépossédés de leur nez, un gilet pailleté d'argent qu'elle attribuait à Louis XV, un torse à la Vierge du XIIe siècle au bouton du sein saillant de la robe, des pendules de Boule délabrées, de petits calvaires en chenille magnifiquement encadrés; puis, en me tendant un petit plat de faïence: Un Bernard Palissy!--me dit-elle. Je souris.--Tous les Bernard Palissy, madame Javet, ont un craquelé.....--Ah! vous savez cela!--Elle jeta le plat sur un paquet de hardes, décrocha un tableau, ouvrit une armoire, et me présenta un coquetier, charmant enroulement de plantes grimpantes, signées de la grâce, du goût, du faire de l'admirable «inventeur des rustiques figulines du roy».--Combien en voulez-vous?--Et ça?--fit-elle sans répondre, en fouillant dans ce petit coin où j'entrevoyais une dizaine de merveilles respectées des siècles, la fine fleur de la curiosité, dix bijoux de l'art!--Et ça?--C'était une assiette de cristal de roche aux chiffres d'Henri II.--Et ça encore?--Un étui en émail de Saxe, à semis de tulipes, enchâssé dans quatre baguettes de vermeil, tombé de la poche d'une reine le jour d'une révolution.
Elle épiait de l'œil les objets dans mes mains; elle les suivait, elle avançait à tous moments vers eux ses doigts crochus.
Je demandai le prix de quelques-uns. Elle me fit des prix fabuleux; elle semblait heureuse de me les voir admirer, inquiète de me les voir tenir. Je marchandai longuement, elle me remontrant, me retirant les mirolifiques, les replaçant, puis voulant refermer son armoire et nous jetant le regard du libraire espagnol assassin de l'amateur qui venait de lui acheter son plus précieux livre. Je lui offris enfin de son étui le prix qu'elle voulait. Elle toussa, prit l'étui, l'ouvrit, le retourna.--Je me suis trompée, j'avais oublié. Il est vendu de ce matin. Vous aimez la dentelle?--fit la singulière femme en faisant disparaître l'étui; et, sans me donner le temps de répondre, elle ouvrit le coffre sur lequel elle était assise, et fouillant à pleines mains, elle retirait des merveilles arachnéennes.--«Mes dentelles!--disait-elle.--Hein! monsieur, elles sont belles?--J'ai un fils;--voyez ce picot-là!--mon petit «l'Éveillot», un gamin de dix ans.--Allons! venez un peu au jour, mesdemoiselles! anciennes, monsieur, tout cela!--L'Éveillot! Il va bien, cet enfant-là! Je lui ai acheté un pantalon blanc! il sert la messe dans tous les couvents d'ici et des environs, et quand il revient, il me dit ce qu'a la nappe d'autel, combien d'aunes, et s'il y a des trous, si on peut la repiquer. Il aime les dentelles, l'Éveillot.--Tenez, j'ai attendu dix ans une mort pour avoir cette gueuse de valencienne-là!--Il est comme sa mère.»--La guipure, les dentelles de Venise, de Gênes, les beaux points d'Alençon du XVIIIe siècle, les malines brodées, les réseaux microscopiques de Bruxelles passaient sous mes yeux; la marchande s'exaltait et se grisait à parler tracé, bride, couchure, bouclure, rempli, mode, points gaze, mignon, brode.--«Vous ne savez pas ce que c'est, vous autres! Je me relève la nuit pour les voir!»--Et elle déployait les dentelles, les déroulait des cartons bleus, les montrait au jour, les jetait l'une sur l'autre, les entassait, les mêlait, leur riait, leur souriait! Elle sortait toutes ces richesses comme du fond d'une caisse magique ne s'épuisant jamais, et les plus belles et les plus magnifiques venant les dernières.
Enfin elle retirait une jupe semblable à cette triomphante jupe de Marie de Médicis que possédait le marquis de l'Escalopier. De cette jupe, madame de Lamartine avait offert quinze cents francs; et des grande dames du département, des mille et des douze cents. Il y a longtemps, au reste, que les Mâconnaises aiment la dentelle. La chronique du pays raconte qu'à l'entrée de Charles IX, le père Émot, gardien des Cordeliers, fut envoyé près du roi, réclamer certaine nappe manquant à son couvent. Il trouva en entrant chez le roi madame de Tavannes parée des ornements de la sacristie, dont son mari, gouverneur de la ville, lui avait fait don. «Le pauvre moine se mit d'abord à genoux devant madame, et dit hautement que l'on ne fût pas surpris de l'honneur qu'il rendait à cette vertugale, puisqu'elle était faite d'une nappe qui avait servi si souvent à l'office divin.» La dame, en colère, lui appliqua un soufflet; le roi rit; les réclamations en restèrent là.
Et la marchande causait avec moi de l'hôtel Bullion et des collections particulières, comme pourrait en causer Gansberg ou Manheim. Des «Lucca della Robbia» de M. R... aux bijoux de la renaissance de M. de B..., elle savait par cœur tout le Paris amateur.
--Et M. Sauvageot, madame Javet?
--Une jolie collection. C'est dommage qu'il lui manque... Elle s'arrêta et regarda en face.--Oh! rien, rien, reprit-elle.
Comme je sortais et que je regardais encore la maison de bois:--Elle n'est pas dans l'alignement,--entendis-je derrière moi. Je me retournai. Un membre du conseil général de Saône-et-Loire de ma connaissance me tendait la main.--Ah! tenez, puisque vous aimez les antiquités, il faut que je vous mène chez une vieille dame qui demeure en face, madame L...
Madame L... me promena à travers trois pièces remplies d'orfévrerie, de ferronnerie, de marqueterie, de verrerie, d'ivoires, de Saxe, de Sèvres, de Faenza; je ne regardai qu'un petit chef-d'œuvre de la serrurerie du XVIe siècle,--une souricière--unique.
La mère Javet me guettait sur sa porte.
--Vous avez vu?
--Quoi?
--La souricière, la souricière,--reprit-elle deux ou trois fois en hochant la tête.
Quelques jours après, j'allai faire mes adieux à madame L... et à sa collection. Le marché se tenait dans la rue. Les bœufs du Charolais traînaient pesamment leurs charrettes. Les Mâconnaises, avec leurs petits puffs noirs sur le côté de la tête, et leurs chapelets d'oignons rouges pendus au bras, criaient et riaient. On me frappa sur l'épaule.--Madame L... est très-malade,--me dit le monsieur qui nous avait introduits chez elle, elle a fait une chute avant-hier en voulant épousseter ses diables d'étagères!
J'étais à la porte de madame Javet. J'entrai. Elle était à sa fenêtre et ne se retourna pas. Il y avait près d'elle un charmant petit bonhomme aux cheveux blonds frisés, qui se haussait sur les pieds et tambourinait des doigts sur les vitres, recommençant sa chanson à mesure qu'elle finissait:
Grand papa va mourir,
J'aurai sa belle tasse bleue
Qui est sur sa cheminée.
La marchande, le cou tendu, était collée à la vitre, et son regard fixe allait de la fenêtre de la malade au bout de la rue. Je me penchai derrière elle. C'était un prêtre qui débouchait et qui s'avançait vers la maison de madame L..., apportant l'extrême-onction. Madame Javet eut un sourire qui montra une rangée de petites dents jaunes et déchaussées. Elle marmotta, comme si elle grignotait ses mots: Ma souricière!
L'enfant chantonnait toujours:
Grand papa va mourir,
J'aurai sa belle tasse bleue
Qui est sur sa cheminée.
HIPPOLYTE
La fée Guignolant, berceuse de la duchesse de Mazarin, avait été sa marraine. La fée Guignolant lui avait fait le tronc et la vue trop courts, les jambes, le cou, le nez trop longs,--surtout le nez,--les oreilles et les pieds trop grands, les yeux rouges, et encore l'esprit fol. Enfant, la fée Guignolant lui avait donné une peau tendre, des verges dures, des versions difficiles, des camarades batteurs, et des tartines qui se laissaient toujours choir à terre du côté des confitures. Une fois grand, la fée Guignolant chercha, chercha,--et le fit poëte. Puis par là-dessus, elle le fit bureaucrate.
Dans une de ces grandes casernes civiles où d'avoir été vingt ans assis, cela donne des droits, et, trente ans, la croix,--au ministère de l'agriculture, si je ne me trompe, Hippolyte fut parqué avec un vieillard appelé chef de bureau, homme sans préjugés, qui tout au milieu de ses verts cartons faisait et refaisait sa cuisine, faisait et refaisait sa barbe. Le poêle où mijotait la cuisine du chef recuisait le vieil air du vieux bureau, et des senteurs rances, des empuantissements de brûlé ou de sauce épandue sur un fumeron, montèrent tous les jours au nez d'Hippolyte, qui ne put jamais, de ces odeurs, se faire une habitude. Puis c'était la barbe; et dans quelque verre, le sien ou bien l'autre, le vieillard mettait un morceau de savon et sur un vieux papier, tout près d'Hippolyte, déposait les poils grisâtres et blanchâtres, tout hachés menus dans la mousse blanche. Ce qu'Hippolyte, crispé et nerveux, souffrit, pour deux pauvres mille francs, de cette vie en famille, nul ne pourrait le dire; ce qui n'empêcha pas beaucoup de gazettes du temps de le traiter, lui et trois cent mille autres, de budgétivore.
Hippolyte avait fait deux parts de son argent: les pipes et les vieux livres; et trois parts de sa vie: les pipes, les vieux livres et les femmes.
Les pipes!--c'était le long d'un des murs de sa chambre le plus beau musée de belges et de marseillaises culottées: toutes les variations de ton de la terre et de l'écume de mer, la gamme la plus merveilleuse de la nuance café au lait à l'ébène, et du pâle à l'intense, et de l'estompé au cerné! Culots nets et dessinés comme la petite calotte du gland des bois;--le tuyau, cacheté de cire rouge;--deux clous tenant chaque pipe à la gorge et pendue.--Hippolyte laissait aller ses yeux sur elles, avant d'en choisir une, comme un général qui avant une affaire hésite sur le régiment qu'il enverra à la gloire; ou plutôt c'était le pacha dont le mouchoir est attendu, et qui s'amuse à le faire attendre.--Lente affaire, et studieuse besogne, qu'une première pipe! Les regards amoureux, et le pouce polisseur qui se promènent sur la suée! La pipe qui commence à se teinter!--Hippolyte était très-beau de pose et d'attente patiente, quand il fumait cette première pipe. D'habitude, en cette grave occurrence, une fois assis, il tournait et nouait sa grande jambe droite autour de sa grande jambe gauche, comme un sarment autour d'un échalas.--Et quel déboire, quand par malheur la pipe était rebelle!--comme celle à propos de laquelle un mauvais plaisant lui dit: «Ce n'est pas étonnant: tu fumes dans un courant d'air.»--Hippolyte courut fermer la fenêtre.
Les livres!--Bibliophile, bibliomane, Hippolyte était; et bon vent il faisait alors aux bibliophiles. Sur les quais c'étaient souvent trouvailles: manuscrits de Bossuet dans un rayon à 15 sous; et les épiciers enveloppaient leurs chandelles dans ces chartes de 1400.--Oh! de ce côté, la mauvaise fée Guignolant avait été battue par la fée des fureteurs, l'Occasion, bonne fée qui avait souri à Hippolyte tout le long de la Seine. Dans sa bibliothèque d'acajou, Hippolyte tenait presque tout son vieux XVIe siècle, disant: bonjour! aux vieux poëtes à tout réveil, et: bonsoir! à tout coucher.--Et le dimanche, grandes joies, jour de revue! Le torse ceint d'un gilet de tricot, Hippolyte est tout à ses amis, à les décrasser, éponger, gratter, rempâter. Aux feuilles jaunies, un bain de chlore; une tache de rousseur qui commence à moucheter: vite l'acide oxalique. Si une vilaine larme de graisse en un beau feuillet: la poudre minérale infaillible. Il les pare, il les lave, il les fait beaux, le cœur souriant aux grandes marges, aux pages immaculées, oubliant l'heure, le monde, et son ministère,--et parfois aussi son pantalon.
Pour l'Amour,--Hippolyte l'aima presque autant que ses pipes et que ses livres. Ce qu'il dépensa pour les femmes, de vers, est considérable. Mais de toutes ses Laures, la plus célébrée, celle envers laquelle Hippolyte se montra le plus généreux de rimes, ce fut la première par ordre de date: Émilie V..., une actrice, sœur de cette autre actrice qui a épousé un préfet. Émilie V... était alors la Contat de l'Odéon. Hippolyte la vit dans la Famille Cauchois de M. Alexis de Longpré, «désespérante de beauté et de talent». Et tout aussitôt portier de la ville et portier du théâtre de n'être occupés qu'à monter chez «l'adorable actrice» petits papiers, petits rondeaux: «C'est un rondeau redoublé qu'entre vos mains, madame, on m'a dit de remettre.» Tantôt cela débutait:
V..., vous êtes belle entre toutes les femmes!
Tantôt c'était une idylle de Théocrite:
J'ai gravé sur le hêtre à Vénus consacré,
Gracieuse V...! votre nom adoré!
Mon intuition pour chiffre y met ce signe:
Une âme de colombe avec un corps de cygne!
Puis un lamento:
Toujours vous, ô V...!
Et le lendemain un cantique à la Régnier:
Et ce corps amoureux plein d'exquises saveurs!
Cela était devenu si habituel chez mademoiselle V..., que sa femme de chambre ne regardait même plus dans les lettres dont l'adresse annonçait l'écriture d'Hippolyte. La déesse chantée, mademoiselle V..., qui avait entendu dire que les vers sont de certains mots qu'on met un certain temps à ranger, et qui d'ailleurs ne lisait guère la signature, se fit cette illusion que tout le public de l'Odéon était devenu amoureux d'elle,--et poëte; ce qui fit qu'Hippolyte, après trois encriers vidés, ne recevant pas de réponse, cessa un beau jour d'envoyer à l'indifférente le journal rimé de son cœur.
A peine guéri de mademoiselle V..., Hippolyte eut une rechute, et se remit à soupirer pour une baronne, douée des cheveux d'une comtesse d'Amaégui, et du teint d'un drame moderne.--Ici, je crois le moment bon pour vous prévenir que le pauvre poëte avait pris au sérieux la poésie des autres. Par toutes les œuvres des chanteurs d'alors ce n'étaient qu'Espagne et qu'Italie, que galantes folies des siècles romanesques, qu'amours d'escalade, et que rendez-vous au clair de la lune; le poëte s'était mis à ne pas vivre la vie, mais à la lire. Il croyait aux romans comme à une expérience. Et voilà que dans cette cervelle de bonne foi ainsi retournée par les livres et le théâtre du temps, l'amour prit un chemin étrange et insolite: le chemin des toits. Encore tout chaud d'Antony, Hippolyte veut prendre sa maîtresse d'assaut.--Si elle me reçoit, c'est qu'elle m'aime, je l'épouse; si elle ne m'aime pas...»--Hippolyte ne poussait jamais plus loin le dilemme. Sa résolution prise, Hippolyte songea à l'exécution; et il arriva--ceci est historique--qu'en l'une des prosaïques années du dernier règne, ce romantique consciencieux demanda à un de ses amis une lanterne sourde et une échelle de corde. De cette demande sérieuse, les romanciers devaient faire plus tard des charges charmantes,--et l'ami n'eut pas pitié. Il n'éclata pas de rire. Il joua avec cette folie burlesque.--«Comment! tu n'as pas une lanterne sourde et une échelle de corde... à ton âge?... Cela n'est pas possible!... Mais tout le monde a une lanterne sourde et une échelle de corde!»
Hippolyte dînait à cette époque à une table d'hôte du boulevard des Poissonniers. Il y rencontra Cinthie Fiocardo. Lui et elle, ils dînèrent, ils se virent, ils se plurent, la baronne fut oubliée, et Cinthie devint Philis sous la plume de l'amant:
O bien-aimée!
Étoile de ma vie, adorable clarté!
Du soir où je te vis mon cœur fut habité,
Et sa porte sur toi, ma Philis, s'est fermée!
Cinthie Fiocardo avait été chanteuse au théâtre de Pau. Il lui restait de sa voix--une guitare.
Allons! prends ta guitare,
lui disait Hippolyte dans la langue des dieux,
Et redis-moi ce chant
Que la nuit j'aime tant
En fumant mon cigare!
Cinthie prenait sa guitare, et elle apprenait à Hippolyte la romance:
Fleur des champs,
Brune moissonneuse!
Hippolyte n'était pas encore de la force de Figaro sur la guitare quand il s'aperçut, comme par une révélation subite, que Cynthie Fiocardo avait cinquante ans,--et de plus qu'elle était maigre. Hippolyte chassa Cinthie, et fit le rondeau:
Je sais fort bien qu'en ce fatal mystère,
La faute en est à monsieur votre père,
Et j'ai honte à vous dire bas:
Vous êtes maigre!
Pour vengeance, Cinthie mit en lettres incendiaires tous les romans de madame Sand, menaçant en post-scriptum l'ingrat de poignard et de vitriol; ce qui coûta maintes fois quatre sous au poëte,--et des insomnies.
Ce fut à partir de ce, qu'Hippolyte fit contre la maigreur un serment d'Annibal. Il arbora l'enthousiasme de la graisse. Un poëte--qui est maintenant un académicien--venait de chanter «la femme de lit». La glorification régnait des robustes appas; l'on recommençait les épigrammes du vieux Maynard:
Catherine ne me plaît point;
Elle est sèche comme cannelle,
On ne saurait trouver sur elle
Pour quatre deniers d'embonpoint.
Toutes les plumes jeunes chantaient la Vénus dodue. Un souffle de paganisme flamand semblait descendu chaud et lourd sur la Poésie. Les plus timides essayaient un compromis entre le Toucher et l'Idéal. Un de ceux-là qui voulaient greffer Jordaëns sur Memmeling,--un jeune homme d'alors,--M. Marc Fournier, écrivait: «Chez les disciples du dogme nouveau, la femme est chrétienne, même un peu mystique jusqu'à la ceinture, mais païenne de là jusqu'au talon... Je te salue, Vénus pleine de grâce!»--Mais ceux-là étaient traités de vieillards. Les enfants terribles chantaient de plus belle:
Des seins fermes et lourds, au moins c'est positif!
Et Hippolyte faisait chorus. Il s'était sacré le Juvénal de l'étisie. Écoutez plutôt:
Au nombre des fléaux que sur notre hémisphère
Dieu fit pleuvoir dans un jour de colère,
Il en est encore un qu'on leur doit ajouter:
En Égypte, aussi bien qu'à Saint-Germain en Laye
Comme à Paris, partout où la chair peut tenter,
--A mon avis, si je sais bien compter,
La femme maigre est la huitième plaie.
Ainsi chantant, il advint qu'Hippolyte aperçut aux vitres d'un magasin de la rue de Richelieu son idéal--un idéal de beaucoup de kilos, vous imaginez bien. La forte jeune personne était magnifiquement en chair. L'ayant vue, Hippolyte se prit à rabâcher à tous ses amis les charmes de l'intérieur qu'il rêvait: «De joufflus enfants barbouillés enfournant de longues tartines..., au nez deux belles chandelles..., la mère une camisole ouverte, les plis mal rangés, écrasant un de ses seins robustes sur la face du dernier né..., les langes souillés qui sèchent au feu, un air tiède là-dedans, une atmosphère de poêle..., l'avant-dernier marmot qu'on nettoie dans le fond..., tout ce que Rabelais et Ostade mettent de prose et d'humanité autour des joies maritales!»--L'avenir entrevu de cette grasse façon, Hippolyte, qui demeurait au faubourg Saint-Germain, se mit à passer rue de Richelieu, pour aller au ministère de l'agriculture.
Quelques mots sur l'écrivain.
Dans cette grande poussée de 1830, entre toutes ces jeunesses et ces fougues qui se cherchaient une originalité, Hippolyte avait la sienne propre. Parfois bien, sa muse n'était qu'une spirituelle à la suite, une suivante du Mardoche. Elle chantait:
Je suis las de toujours voir la lune qui cogne
Son nez à la lucarne; on dirait un blanc d'œuf
Collé sur du drap bleu: tableau d'épicier veuf,
Ami de la campagne et du bois de Boulogne!
Parfois bien c'était les désespérances à la mode, et dans lesquelles les plus gras et les plus gais garçons d'alors se drapaient à l'Hamlet:
......... Et plus rien ne me luit
Qu'un repos lourd, inerte, où mon corps par avance
Est comme un soliveau pur de toute souffrance.
Matériel et sec, comme lui gros et rond,
Et couché sur le dos, n'ayant plus rien de l'homme
Qu'une masse quelconque, une chose qu'on nomme
Soit dans l'arbre ou le corps du même nom: le tronc.
Il ne s'était pas garé mieux qu'un autre des ballades à la Lune, qu'il appelait dame Luna, et à qui il dédiait force madrigaux intitulés: La lune qui va au bal.
Ce qui le faisait original, ce n'était pas cette admiration du Maître poussée jusqu'au culte:
Hugo! maître divin, resplendissant génie,
Qu'à l'égal de Dieu même en mon cœur je chéris!
cette idolâtrie courait alors les rues.
Ce n'était pas une petite brochure portant pour titre: Espérance, et dirigée contre le suicide, qu'il appelait «le fléau de l'humanité».
Ce n'était pas non plus nombre de vers emportés de couleur; et cet assez baroque portrait de l'hiver:
... Des rameaux crochus les turbulents squelettes
Qui dansent par les airs en se cassant les doigts,
Simulent un combat de portiers en goguettes
S'éreintant à coups de balais!
Chaque jour de ce temps apportait de ces images frénétiques et nouvelles.
Ce qui faisait l'originalité d'Hippolyte, c'était l'amour et le respect des grands poëtes du XVIe siècle et ce certains du XVIIe. Ses goûts de bibliophile étaient passés dans ses goûts d'homme de lettres. Il trouvait à tout écrivain français un ancêtre, en ce vrai grand siècle. Il donnait à cette passion de retrouver ces gloires anciennes sous les gloires plus modernes tout le charme d'un paradoxe vraisemblable. Le sel et l'agrément de cette langue toute riche l'avaient pris et le tenaient. Toutes ces célébrités, tombées en jachère, lui faisaient sa compagnie d'esprit; et «il vivait, et il couchait, s'il se peut dire, avec elles dans toute la religion d'un cher et pur silence.» Dans les sublimes beautés des Tragiques, beautés que Corneille n'égala pas, il retrouvait un accent du Roi s'amuse. Il révérait les oubliés des anciens siècles comme les pères du nôtre. Là, il avait un arsenal pour la polémique parlée; et il en savait par cœur toutes les armes. En son exclusivisme, aux Boileau il vous répondait par les Régnier; aux Piron par les Scarron et les Saint-Amand; aux Jean-Baptiste Rousseau par les Théophile; aux Delille par les Vauquelin de la Fresnaye; aux Parny, aux Bertin par les Marot, les Saint-Gelais, les Desportes; aux Malherbe par les Ronsard; aux Ducis, aux Chénier par les Alexandre Hardy, les Mairet, les Robert Garnier; aux Voltaire, aux Crébillon par les Cyrano de Bergerac, les du Ryer, les Tristan; aux Racine même il répondait par les Nérée et les Pradon, et aux Corneille par les Rotrou.--Ne s'avisa-t-il pas de rimer toutes ces opinions biscornues en vers libres, de les faire imprimer en façon de canard!
De par saint George et sainte Thècle,
Ce fut un grand passé que le seizième siècle,
et le canard, imprimé chez Beaudoin, rue des Boucheries-Saint-Germain, n'eut-il pas l'idée de vouloir le jeter lui-même et en personne du haut du paradis de l'Odéon!--Au Jean Journet littéraire on eut grand'peine à faire entendre raison. Il ne se rendit que sur cette observation amicale «que cela pourrait mettre le feu au lustre».
Lorsque Hippolyte envoya son volume de vers, les Amours, à ses confrères, les confrères lui répondirent, ceux-ci: «Vous avez du génie», et ceux-là: «Ce n'est pas moi qui suis poëte, c'est vous.» Hippolyte eut la naïveté de ne pas prendre cela pour de l'eau bénite de littérature.
Hippolyte était très-simple.--Longtemps Henry Monnier se donna auprès de lui comme un homme sans relations, désirant se produire; et c'était une comédie charmante, qu'Hippolyte lui proposant de le présenter à deux ou trois pauvres petites célébrités à lui connues.
Deux de ses amis firent d'Hippolyte, l'un le portrait, l'autre la charge en plâtre. Hippolyte dans sa charge n'avait pas un nez. Il avait une trompe. La mère d'Hippolyte mit le portrait d'Hippolyte je ne sais où; et la charge d'Hippolyte sur la cheminée de sa chambre, disant que «c'était mieux son portrait que l'autre».--C'est cette charge qu'un jour, où toute une joyeuse société s'était abattue chez Hippolyte, le diabolique Ourliac fit respirer devant Hippolyte, à une femme évanouie, qui aspirait de confiance.
Hippolyte ne s'habillait comme personne. Il s'habillait comme lui-même pour ainsi parler.--A un bal de noces, on la vit en habit noir, avec un gilet à carreaux rouges, et des gants couleur de chair.--Sur l'observation qu'on lui fit de l'étrangeté d'un pareil gilet en pareille circonstance, Hippolyte boutonna son habit; et ainsi, son gilet passant entre le noir de l'habit et le noir du pantalon, il semblait porter une ceinture de flanelle rose.
Hippolyte avait si fort chanté--de Paris--les purs baumes de l'air, des oiseaux le chant clair, l'herbe qui s'emplit de fleurs et les jeunes moissons qui recouvrent du vallon la gorge encore frileuse; il avait, dis-je, si bien chanté, qu'il lui prit envie d'aller vérifier la nature. Il partit pour Fontainebleau. A Fontainebleau, il alla dans un grand chemin de la forêt. Rien que des arbres de chaque côté. Peur lui vint. Il retourna à la ville, entra dans un cabinet de lecture, et s'attabla à un roman si intéressant qu'il passa trois jours à le lire, et regagna Paris au bout des trois jours, fort édifié, et de plus belle épris des «parfums du ciel» et des «chansons de l'arbre».
Tellement quellement, ainsi que je viens de vous narrer, doué et pourvu, le poëte se maria,--avec la permission de M. le maire cette fois. La loi et l'église firent de la demoiselle de boutique de la rue Richelieu sa moitié légitime. A sa noce, Hippolyte eut un témoin ventriloque; le lendemain, il trouva sa femme à balayer toute sa correspondance amoureuse, et cette collection de mèches de cheveux qui lui étaient si chères! Il prit un logement pour s'établir en ménage. La chambre tirait le jour par des fenêtres au ras du plancher qui vous éclairaient par-dessous comme une rampe de théâtre. Un enfant lui vint. Il déménagea en un autre logement. Celui-ci était tellement en pente que le berceau de l'enfant placé le soir près du lit, se trouvait le matin contre la porte. Il déménagea encore. Il se trouva logé place Saint-Jacques--juste en face la guillotine. Une fois là, Hippolyte se mit à être malade, et à se laisser mourir--crainte d'un coup de bistouri.
Hippolyte mort,--ne croyez pas que la fée Guignolant lâche encore sa proie.--Les amis réunis à l'église attendent une heure, deux heures... Rien ne vient. On va fumer une cigarette au Luxembourg. De joyeux croque-morts passent. On les aborde. On leur demande, croyant plaisanter, s'ils cherchent quelqu'un. On était tombé juste. Les joyeux croque-morts cherchaient Hippolyte. L'adresse avait été mal donnée. Ils étaient allés rue Saint-Jacques au lieu d'aller faubourg Saint-Jacques.--Enfin les joyeux croque-morts mettent la main sur M. Hippolyte... Bon! la bière est trop petite.--On retourne, on cherche, on trouve; ah! celle-ci va au corps.--On charge, on fouette, on arrive à l'église, on décharge, on pose sur les tréteaux.--Tous les amis étaient partis.--On chante, on bourdonne, on asperge, on recharge, on remporte, on refouette;--et derrière le corbillard marche tout seul l'enfant d'Hippolyte, mordant une belle pomme verte.
LE PASSEUR DE MAGUELONNE
Le Lez est une jolie rivière avec ses iris jaunes. Suivez-le une heure en sortant de Montpellier, et vous entrerez en un pays étrange. Passé les saules du hameau de Lattes, il n'y a plus d'arbres, il n'y a plus d'ombre. Ici finit la terre de France. Il se déroule devant vous une lande sans borne toute coupée de flaques d'eau. Ce ne sont plus, jusqu'à la Méditerranée, que des étangs envahis d'herbes et de steppes marécageuses où le ciel, en se reflétant, laisse tomber de loin en loin un morceau de lapis. Les joncs, les tamaris, les ronces, jettent leur manteau vert sur les eaux qui fermentent. Les touffes de soude et de varech tachent de longues langues de sable. En ce désert lézardé par la mer envahissante, semé d'îlots de terre brûlée, et propice au mirage comme le Sahara, quelques cavales blanches filent à l'horizon comme des flèches d'argent. Pour un passant qui passe, des troupes de taureaux s'effarent. Dans les canaux encaissés qui traversent le marais, de lourds bateaux à dragues dorment, leurs roues à godets immobiles. Plus les chants, plus les cris, plus les joyeux appels de la Provence! Il fait silence. Le sol vermineux pullule de scorpions. L'air charrie des nuées de moustiques et de moucherons. Par le paysage d'or pâle volent des milliers d'oiseaux aquatiques; et même parfois les flamants navigateurs, rangés en file, frôlent les plus hauts roseaux, déployant au soleil leurs ailes flamboyantes, joyeux de cette Égypte retrouvée.
Auprès d'une hutte conique en joncs, wigham de Huron trempant dans la boue, s'évase une mare où gît, sombrée, la carcasse d'un vieux bateau. Au bord de la mare, pieds nus, jupe rouge et jupe bleue, deux petites filles, l'une accroupie, l'autre à genoux, font de grands jeux dans l'eau. Leurs petits cheveux blonds leur courent gentiment sur la tête; leurs petites jupes carrées et tombant droit des brassières à la moitié de leurs petites jambes brunies, reluisent au clair soleil qui s'amuse à jeter sur les plis de la vieille cotonnade des pointes de bel outre-mer et de beau vermillon. Le soleil remonte tout le long et mord aux petites filles un bout de cou hâlé, et ces petits cheveux follets, qui marquent sur la nuque des enfants de la campagne comme une petite ligne blanche. La lumière les inonde toutes deux, met à ce groupe la couleur tapageuse d'une aquarelle de Lessore. Les deux enfants se penchent vers la mare, allongeant les bras, sans grand souci de se mouiller les poignets. Elles lancent à l'eau un petit poisson mort, et le petit poisson se retourne et se met sur le flanc à la surface. Elles le rattrapent, elles le rejettent pour voir s'il nagera mieux; et ce sont grandes joies et félicités d'enfants, à ces petites, de souffler l'eau morte pour faire un peu aller le cadavre d'argent, et de le pousser du doigt, la plus petite se mouillant encore plus que la plus grande.
Derrière les enfants, à l'ombre de la hutte, sur une chaise recouverte d'une vieille tapisserie, est assise une jeune femme en costume de mariée, une couronne de fleurs blanches sur la tête, un bouquet au côté. La jeune mariée regarde insouciamment la ruine de Maguelonne qui se dresse dans la mer en face d'elle.
Maguelonne! le long passé! Maguelonne! la croisade prêchée par Urbain II! Maguelonne! Alexandre III sur la haquenée blanche, encombrant de son cortège pontifical le pont d'une lieue! Maguelonne! la chanoinerie de doulce beuverye! Maguelonne! le convivium generale, et le bon vin clairet, et les crespets à l'hypocras! le convivium generale avec la sauce au poivre de la Saint-Michel à Pâques et la sauce au verjus de Pâques jusques à la Saint-Michel! Maguelonne! le manuscrit d'Apicius in re coquinaria, retrouvé sous les cuisines du monastère! Maguelonne! la ville! Maguelonne! la forteresse! Maguelonne! l'évêché! Maguelonne! la cathédrale! Maguelonne! la déserte! Maguelonne! une ferme! Maguelonne! les goëlands sur la plage! Maguelonne! les sabots des chevaux sur les tombes épiscopales!
Le soleil tourne la hutte; la tête de la jeune femme est encore blottie dans l'ombre; mais le soleil va la gagner. Un homme à barbe noire, à membres robustes, sort prendre un vieux morceau de voile, il le jette au-dessus de la tête de la mariée, sur des pieux qui servent à sécher les filets.
Pauvre femme, pauvre homme et pauvres enfants!
Dans un faubourg d'Arles,--c'était un soir de noce. La gaieté disait: noce de petites gens; le heurt des verres disait: noce de braves gens; les chansons disaient: noces de jeunes gens.--Ils étaient en beaux habits; elle était en belle robe. On porta des santés de la soupe au dessert; il avait vingt ans, elle en avait seize. Le marié regardait la mariée; la mariée regardait le marié: ils se souriaient en l'avenir.--Une chanson, le marié! Une chanson à la mariée!
Et lui se leva; elle rougit. Il chanta:
La belle coumé lou printemps
Nous rebiscoule et nous counsolou,
N'a qu'a paraisse, et tout d'un temps
Dé plési lou cor nous trémolou!
--Dé plési lou cor nous trémoulou! reprirent-ils en chœur, et de fait la belle Rosalie valait bien tout le patois du monde. Le riant sourire et les blanches dents, les noirs cheveux et les noirs yeux, les longs cils et le joli nez droit, le front bombé et la peau dorée, la grande taille et les petits pieds; la jolie mariée et le beau marbre grec! Au dernier lundi de Pâques, sur la promenade, les filles d'Arles, en leurs plus riches atours, en leur plus bel orgueil, ont couronné Rosalie reine de la beauté. Un Marseillais, qui avait un grand café sur la Cannebière, lui a proposé mariage pour la mettre dans son comptoir; un riche confiseur de Lyon a suivi le cafetier marseillais. De Nîmes, de Toulouse, sont venus des cafetiers, des confiseurs, des pâtissiers, des saucissotiers; elle les a refusés tous comme ceux d'Arles. Des jeunes gens lui ont fait des bouquets et ont glissé des lettres dedans. Rosalie a donné les bouquets à ses amies, et a jeté les lettres au feu. Un grand jeune homme, renommé trompeur, menant bonne guerre aux jolies filles, a tourné autour d'elle longtemps; elle lui a fait les cornes; et l'autre est revenu à ses amis la lèvre pincée et l'oreille basse comme un homme qui pense à quelque chose de mal.
Son amoureux n'a guère grand'chose: un petit clos et une maisonnette. Mais quoi! c'est son amoureux.
Les lumières de la table dansaient sur les haies du petit clos, et la maisonnette, de la cave au grenier, chantait l'amour.--La mariée était montée à sa chambre; elle était déjà couchée: en bas elle entendait les derniers refrains et les paroles d'adieu. Voilà que la fenêtre s'ouvrit, et elle regarda... La peur la prit; elle poussa un cri. Son mari, qui venait d'entrer, la trouva évanouie, et vit comme un homme qui sautait par-dessus la haie de l'enclos. La mariée eut le transport toute la nuit.--Le lendemain on trouva dans le jardin une tête de mort et un drap de lit.--Le mari comprit; il devina qui s'était vengé.
La malade fut trois jours entre la vie et la mort; quand elle se reprit à vivre,--Rosalie était idiote. Le mari songea à l'abandonnée créature, s'il venait à mourir, lui; il ne dit mot à l'assassin; mais, comme il le rencontrait tous les jours, de peur d'un malheur, il se décida à quitter la ville. Et puis il y a des gens méchants qui prennent plaisir à rire des pauvres affolés, les montrant au doigt et éclatant en moqueries peu chrétiennes. Sa maison vendue, un fusil sur l'épaule, quelques écus de cent sous dans sa bourse de cuir, le mari vint droit à ce désert, bâtit sa hutte lui-même, acheta un bateau avec lequel il passe les étrangers qui vont visiter Maguelonne. Il chasse la macreuse; il pêche le poisson que la tempête jette en ces bourbeuses lagunes; il ramasse sur le sable les insectes, portant ses curieuses trouvailles aux entomologistes d'alentour, et faisant souvent affaires avec M. Crespon.
Cet argent qu'il gagne ainsi, ce sont les fleurs blanches, c'est la robe blanche, c'est le voile blanc, c'est le costume de mariée que, dans sa douce folie, Rosalie n'a pas voulu quitter et veut porter tous les jours. Toute l'ambition du passeur est que ce costume soit toujours renouvelé, toujours blanc, toujours frais comme au matin de leur union; et la femme passe ainsi ses journées entières dans sa robe blanche, à regarder la mer bleue.
Tout misérable qu'il est, le passeur a tout tenté pour la guérir; la médecine a été impuissante. Elle lui a fait espérer un moment que la naissance d'un enfant pourrait amener une crise; Rosalie a eu deux enfants, et la crise n'est pas venue.
Une fois il l'a prise dans sa barque, et comme il a trouvé une lueur de plaisir dans ses yeux, souvent il l'emmène en mer; et les pêcheurs, à voir passer cette femme vêtue de blanc, assise, immobile, une main traînante dans l'eau, saluent comme un présage cette madone de la Méditerranée, et se disent: Bonne mer et bonne pêche!
PETERS
HENRI.
Dis donc, Albert, si nous allions passer l'été aux environs de la France?
ALBERT.
Trouve-moi un trou où il y ait du caporal et où il n'y ait pas de sites à aller voir,--je suis ton homme.
HENRI.
Je chercherai.--Si nous allions à Londres?
ALBERT.
Merci. Un pays où il y a presque autant d'Anglais qu'à Naples! Ils ont tout mis en deuil, ces diables d'Anglais! même le vin: leur vin, c'est du porter.
THOMAS.
Allez en Suisse.
ALBERT.
Une république d'aubergistes!
THOMAS.
Allez à Constantinople.
ALBERT.
Allez au diable.
ADOLPHE.
Ah çà, toi, Albert, est-ce que tu ne reviens pas de quelque part?
ALBERT.
Je crois que oui, d'Allemagne... Des paysans qui fument des pipes de porcelaine; beaucoup de diplomates: une bouteille de bière sur un volume de Schiller; et un soleil que le bon Dieu mouche bien trois fois par an..... C'est la patrie des conseillers auliques, des redingotes à brandebourgs et des lits non bordés... Voilà mes impressions de voyage.
CHARLES.
Tu étais l'année dernière à Saint-Pétersbourg?
ALBERT.
Et il y a deux ans au Caire.--Croirais-tu que Bonino Crétin, c'est écrit sur la petite pyramide?
THOMAS.
Pourquoi diable voyagez-vous?
ALBERT.
Je ne me le suis jamais demandé.--Parbleu! pour être revenu!
CHARLES.
Sais-tu, Albert, que tu ferais un gros livre de tes voyages?
ALBERT.
Oui,--si je n'avais pas lu d'Alembert: Les voyageurs sont les livres des convalescents: ils bercent doucement le lecteur.
THOMAS.
Qui vient à la campagne dimanche?
CHARLES.
L'adresse de l'idylle?
THOMAS.
On y va par une barrière... Un rustique cabaret, coiffé de verdure comme un Bacchus antique!--Une hospitalité, un accueil, une habitude! Quand vous êtes deux,--bottes contre bottines,--on ne vous donne qu'un verre.
ALBERT.
C'est très-joli cela, dans les romans... Quelque bouchon, son cabaret! Un rendez-vous d'amours qui mangent à la gamelle!
ADOLPHE.
Eh là! passez-moi un cigare.
THOMAS.
Es-tu retourné chez madame de S...?
ALBERT.
Non. C'est composé comme une table d'hôte. Il y a des gens qui lisent... on m'a dit que c'était des vers. Elle lit aussi. Je crois qu'elle va publier quelque chose.
CHARLES.
Son acte de naissance?
THOMAS.
Ses trente-cinq ans sont discrets comme une femme de chambre du Marais.
HENRI.
Qui a vu la féerie?
ALBERT.
Un pauvre vaudeville!--J'ai toujours rêvé de faire une féerie, moi. C'est le diable, une féerie, savez-vous? Il faut être un poëte d'impossibilités, chimérique à toute bride, bête comme un rêve, et fou comme un cauchemar... Il faudrait deux, trois costumiers qui s'appelleraient Callot, Goya...
THOMAS.
Pardon, Albert.--Et ta Lydie, Charles?
CHARLES.
Une femme pour qui j'ai poussé l'amour jusqu'à lui apprendre à faire des bâtons, parole d'honneur!--Messieurs, Lydie s'est jetée à l'eau, d'amour pour moi...
ALBERT.
Dans la Garonne?
CHARLES.
... Et elle m'a écrit, me demandant deux cents francs pour se sécher.
HENRI.
Tu lui as répondu?
CHARLES.
Je lui ai répondu que j'étais déménagé.
THOMAS.
As-tu vu le platonique Ernest ces jours-ci?
HENRI.
Oui. Il marche toujours sur du Pétrarque.
THOMAS.
Et René?
ALBERT.
Il est toujours content de lui comme une épithète neuve.
HENRI.
Est-ce que Samuel est mort? On ne le voit plus.
CHARLES.
On le disait marié l'autre jour.
THOMAS.
Des deux mains?
CHARLES.
Des deux mains...--Une veuve qui a un grain de beauté, l'âge d'une veuve, et voiture.
ADOLPHE.
Diavolo!
HENRI.
Où l'avait-il rencontrée, cette veuve?
ALBERT.
Chez Foy.
CHARLES.
A propos, j'y pense. Albert, veux-tu te marier?... 150 000 fr. de dot.
ALBERT.
Aimes-tu les jardins dessinés par le Nôtre?
CHARLES.
Hein?... justement le parc du papa est une de ses créations.
ALBERT.
Il y a, n'est-ce pas, de grandes allées à angle droit?... Les arbres sont taillés à pic, de vrais murs... C'est de la géométrie pittoresque... Les gens qui vaguent dans les allées les mouvements de terrain, les réduits verts, les lignes de buis, la pièce d'eau, toute votre promenade, vous la savez par cœur du haut du perron... Hélas! mon cher, j'aime encore, encore un peu le jardin anglais, les échappades d'horizon, les surprises et les rencontres, un voile vert au détour d'une allée, les massifs qu'on ne devinait pas, le parc qui a l'air de s'être dessiné tout seul, l'imprévu d'une végétation libre... ce qui fait que je te remercie, et que je me garde garçon.
HENRI.
Dis donc, j'ai voyagé avant-hier en chemin de fer avec un monsieur qui faisait des nœuds à son mouchoir pour se rappeler les points de vue!
CHARLES.
Ah! vous savez que Rodrigue est revenu de Californie?
THOMAS.
Qu'est-ce qu'il a rapporté?
CHARLES.
Deux pièces de cent sous en or.
HENRI.
Et son amour, est-ce fini?
CHARLES.
C'est fermé. Mais je crains bien que ça ne se rouvre.
THOMAS.
Venez-vous ce soir au boulevard?
ADOLPHE.
Qu'est-ce qu'il y a à voir?
CHARLES.
Un drame très-beau!... Cent cinq représentations, mon cher!
HENRI.
Jocko en a eu deux cents.
THOMAS.
J'ai rencontré Berthold hier.
CHARLES.
Eh bien?
THOMAS.
Il va toujours dans le monde.
ALBERT.
Songer qu'il y a à Paris dix mille jeunes gens qui se font la barbe le matin, qui achètent des gants, qui s'habillent, qui sortent de chez eux à dix heures, quelque froid qu'il fasse, qui saluent, qui dansent six heures durant, qui causent avec leurs danseuses, et qui font ce métier huit mois de l'année sur douze... tout cela pour attraper et manger debout, le chapeau dans une main, gênés, foulés, le coude poussé, un morceau de galantine truffée d'une dizaine de sous;--et penser que si ces dix mille jeunes gens cessaient d'avoir envie de ce morceau de galantine truffée, les boutiques fermeraient, le commerce chômerait, cela ferait la crise commerciale la plus épouvantable qu'on ait vue!
CHARLES.
Qui a vu le Vampire?
ADOLPHE.
Moi.
CHARLES.
Qui en rend compte?
ALBERT.
Moi.--Adolphe, raconte-moi la pièce.
ADOLPHE.
Mon cher,--le Vampire, cadavre suceur, poursuit cruellement de son amour exsangue la jeune héritière de Tiffaugel,--créature grasse et jolie. Il a le visage suffisamment vert,--vert comme le serpent diabolique qui nous a volé le Paradis où paissaient les panthères, où le vin de Champagne,--miracle inouï,--se servait de lui-même...
CHARLES.
Très-bien, Adolphe.--Est-ce un succès, Henri?
HENRI.
Un succès de chair de poule!--Le Vampire est un minotaure du Walpurgis...
THOMAS.
Messieurs, est-ce que vous ne croyez pas aux vampires?
CHARLES.
Ah! ah!
THOMAS.
Là, sérieusement?
ALBERT.
Je croirai si vous voulez aux abonnés du journal de la carrosserie, à l'esprit de monsieur un tel, au succès d'une pièce littéraire, à ma nomination à l'Académie, aux dettes qu'Arthur se donne, aux maîtresses que Félix se prête, à l'orthographe de mademoiselle X..., à ma conscience de journaliste, à l'amitié de mes amis, et encore à l'école du bon sens... mais pour les vampires, je suis le Credo de Voltaire: je crois aux agioteurs, aux traitants et aux gens d'affaires!
THOMAS.
C'est tout bonnement, messieurs, que vous n'avez jamais été en Dalmatie; c'est que vous n'avez pas vu des paysans qui n'ont pas lu dom Calmet, certes! se couper les jarrets avec une faux, et recommander au pope de traverser, quand on les enterrera, leur cœur avec un pieu.
ADOLPHE.
Moi, je crois aux vampires; je crois bien à Peters.
CHARLES.
Nous y voilà! gare les contes!
HENRI.
Peters, le peintre?
ADOLPHE.
Oui.
ALBERT.
Est-ce qu'il dîne à minuit, sur le pouce, au cimetière Montmartre?
ADOLPHE.
Je n'en sais rien.--Tenez, à la pièce d'hier, il paraît au couloir de l'orchestre, il me voit, il me salue..... Une chose qui n'est jamais arrivée!--qu'on emporte, de tragédie à autre, un apoplectique, sombré dans sa stalle, cela est dans l'ordre, et n'a pas même de quoi interrompre une tirade... mais qu'à l'instant où il me regarde, un parapluie,--notez qu'il faisait une soirée superbe, un ciel qui promettait d'être sec au moins huit jours,--qu'un parapluie tombe du cintre d'une façon homicide et perpendiculaire, et manque de m'empaler à rebours, de me tuer net... cela est d'un inouï et d'un extravagant à convertir tous les Voltaires de la jettatura!
ALBERT.
Adolphe, mon cher, vous voulez nous faire croire qu'une nourrice napolitaine vous a bercé.
ADOLPHE.
Et remarquez que la comédie cheminait doucement vers les convenances du dénoûment. Les acteurs disaient proprement la chose. Galamment, le public écoutait; bénévolement, les critiques jugeottaient. Grandement s'allongeaient les figures des ennemis de l'auteur. Les hémistiches marchaient d'un petit pas sûr et tranquille, comme des mulets de montagne, dans un silence de bonne composition... Mon Peters jette le regard sur la scène; zac! un coup de baguette d'une mauvaise fée! La pièce se décolore. La peinture devient grisaille. On salue ce vers-ci et celui-là, et cette idée, et cette scène, comme de vieilles connaissances. Un monsieur se mouche. La grande actrice se prend les pieds dans sa robe. Le souffleur souffle trop haut. Les critiques du balcon se mettent à lorgner dans la salle. Madame de R..... entre. Les femmes se renversent au fond de leurs loges. Le silence de tout à l'heure se met à bavarder. La toile baisse sur une déroute.--Peters sort au quatrième acte. L'attention est reprise au pas de course. Les critiques écoutent. La grande actrice met des frissons dans la salle. Succès sur toute la ligne. Peters rentre au cinquième acte. Chute complète. (Entre Robert.)
HENRI.
Tiens! Robert.
CHARLES.
D'où sortez-vous?
ROBERT.
De déjeuner rue des Poteries. Verdier nous avait invités.
CHARLES.
Bah!
ROBERT.
Oui... un déjeuner à l'ail! des perdreaux truffés d'ail... Je n'ai plus de langue... Une soif!... Nous l'avons arrosée!--On ne te voit plus, Adolphe.--Venez-vous ce soir au bal de B... Très-amusant, mon cher! J'ai perdu vingt louis l'autre soir.--De quoi parliez-vous?
HENRI.
De Peters.
ROBERT.
De Peters? diantre!
CHARLES.
Mon cher, ils sont tous ici superstitieux comme des ballades. Ils disent...
ADOLPHE.
N'est-ce pas que c'est un jettator?
ROBERT.
Si c'en est un?... Mais aussi vrai que je vous attends tous à dîner mercredi, je suis sûr de fumer toute la journée de mauvais cigares, de rencontrer des créanciers au Luxembourg, et des connaissances au mont-de-piété, de renouer avec une maîtresse qui n'a pas rajeuni, de manger de la poitrine de mouton à mon dîner, d'aller aux Variétés le soir, de souper à côté d'Anglais, et d'être gris à ma seconde bouteille de Champagne!... Ah çà, qu'est-ce qui en a parlé, de ce Peters? Est-ce qu'il vient ici? Qu'est-ce qu'il veut?--C'est très-malsain, parole d'honneur! de parler de cet homme-là!
ADOLPHE.
C'est ce fou de Charles, qui veut lui faire faire son portrait.
ROBERT.
Mon cher, cet homme fait votre portrait, bon. Rappelez-vous ce que je vais vous dire. Je suppose que vous ayez un oncle à héritage, votre oncle, dans les six mois, épouse sa cuisinière; je suppose que vous ayez un attachement, cet attachement deviendra une chaîne; je suppose que vous ayez un chien de Terre-Neuve, on vous le volera; un frère de lait, il sera condamné aux galères; un cheval, il boitera; une stalle aux Italiens, on jouera la Sonnambula toute la saison; des amis, ils vous emprunteront de l'argent; des fermiers, il grêlera; du vin de Volney, il se piquera; du trois pour cent, il tombera à rien; des bottes vernies, elles se couperont; une maladie, elle vous commencera; un médecin, il vous finira!--Peters! messieurs, mais la tabatière de cet homme-là...
HENRI.
Ah çà, comment est-il votre homme? l'œil Antony...
CHARLES.
L'air de Delaistre quand il joue les traîtres...
ALBERT.
Le grand manteau de Méry, une voix de caverne, le cheveu noir et le sourcil circonflexe?
ROBERT.
Peters? Mais, messieurs, quand on ne le connaît pas, jamais...
ADOLPHE.
Les voilà bien! ils n'ont jamais étudié l'espèce; mon Peters n'a rien de truculent. Il ne sent pas le mélodrame, foi de gentilhomme! Mon jettator! Il a la tournure d'un honnête homme de bourgeois, les allures placides et quasi timides, la physionomie douceâtre, la parole mielleuse, le geste onctueux: pas de grand manteau! Albert, une redingote qui tourne à la coupe paternelle de la douillette. Des cheveux jaunes, mon ami, oui, jaunes, des cheveux jaunes. Et puis l'œil rond et saillant, l'œil bleu, l'œil à fleur de tête, et comme lentement roulant sur un pivot. Il est avec tout cela, le monstre, très-doux, obséquieux, avenant, allant au-devant de vous, toujours vous reconnaissant, vous abordant, vous saluant. Il a une petite voix, et au bout de toutes ses phrases, il fait un petit: hi! hi!--qui est comme un tic d'ironie. Il vous rencontre; il dit en vous donnant une petite tape sur le ventre: Vous n'avez jamais été malade, vous? Vous rentrez, et vous êtes six mois au lit. Demandez à F... Quand vous me donneriez vingt actions du Crédit foncier, vous ne me feriez pas aborder Peters sans avoir l'index et le petit doigt en arrêt... Je ne vais plus au spectacle sans une petite main de corail... Ali, le bijoutier de la rue du Mont-Blanc, depuis qu'on connaît son mauvais œil, en vend des boisseaux, comme celle-là, tous les jours.
ROBERT.
Et si vous saviez ce qu'il peint!... Un Rembrandt de cauchemar! Je n'ai vu qu'un tableau de lui, je ne sais plus où? ça représente une fenêtre de la Clinique où des fœtus étaient rangés. Un chat en avait empoigné un, et se sauvait, le brinqueballant comme un morceau de mou... Holbein est un Watteau auprès de ce coquin-là!--Il paraît qu'il a une collection de têtes de suppliciés admirable... C'est macabre! Il y a surtout, m'a dit Alfred, une tête de Fieschi... Elle marche sur vous.--Mais, le diable m'emporte! vous connaissez de Montgeron, vous, Charles? Parlez-lui du nommé Peters.
CHARLES.
Qu'est-ce qu'il lui a fait encore à celui-là?
ROBERT.
L'an dernier, au steeple-chase, Montgeron montait Trilby. La rivière franchie, Montgeron passe Emilius qui était premier. Au mur en pierres sèches, Peters dit: «M. de Montgeron saute bien.» Trilby tombe et se couronne; Montgeron se casse la jambe;--une bête de 500 louis!
CHARLES.
Allons, bien, c'est le bouc émissaire, votre Peters! On tombe de cheval, c'est la faute à Peters; une pièce chute, c'est Peters; il pleut, c'est Peters; il fait froid à Longchamp, c'est Peters; vous vous découvrez des cheveux blancs, c'est Peters; vous trouvez l'omnibus complet, c'est Peters; on s'ivrogne, c'est Peters; on se met au lit, Peters; on y reste, Peters; votre notaire vous écrit une lettre de quatre pages, c'est Peters; votre journal se met à publier une série d'articles sur la production agricole, c'est Peters; vous êtes rencontré en bonne fortune dans une baignoire à l'Odéon, c'est Peters; vous recevez un billet de garde, c'est Peters; vous entendez une traduction au piano des contes d'Hoffmann, c'est Peters...
ALBERT.
Les soufflets qui se donnent, les sauces qui tournent, les portefeuilles qui déménagent en Belgique, les abricots qui manquent, Voltaire qui se réimprime, les pommes de terre qui sont malades, les baleines et les porcelaines de Saxe qui deviennent rares, les hommes de lettres et les originaux de Raphaël qui deviennent trop nombreux, les giboulées de mars, les pipes qui se bouchent, les femmes qui pleurent, les sonnettes qui cassent, le sel qu'on renverse, les livres qui ne se vendent pas, les notes d'apothicaire, Peters! Peters! toujours le mauvais œil de Peters!--Pour un peu, quand M. Peters regarde les pavés, vous feriez croire qu'il pousse des barricades!
ROBERT.
Ne rions pas de cela, s'il vous plaît.--Et permettez-moi, monsieur, un conseil d'amitié; si jamais vous parlez, dans le journal, de Peters, n'ayez pas tant d'esprit.
CHARLES.
Est-ce qu'il me fera souper avec une femme grêlée?
ROBERT.
Il viendra tous les matins se poster en face de votre porte, et vous regardera sortir, et vous verrez avant quinze jours la tuile qui vous tombera! Attendez-vous à tout, à être brûlé vif comme mademoiselle B..., la jolie, la charmante mademoiselle B...! Peters sortait de donner une leçon de dessin à mademoiselle B... Mademoiselle B... s'approche de la cheminée pour secouer son tablier sali par le crayon. Le feu saute après le tablier; mais on a le temps de se jeter sur la jeune fille et de la rouler dans un tapis. Peters, au cri que mademoiselle B... avait jeté, remonte; il pousse la porte: la flamme, comme arrosée d'huile, reprend et court; mademoiselle B... était brûlée avant qu'on ait pu l'éteindre.
ADOLPHE.
Enfin, messieurs, ce maudit n'a servi de témoin que dans un duel: les deux adversaires ont fait coup fourré.
LE GARÇON DE BUREAU, entrant.
Il y a là quelqu'un qui demande à vous parler.
CHARLES.
Demandez-lui son nom.
LE GARÇON.
M. Peters.
ROBERT.
M. Peters!
ALBERT.
Voilà une entrée bien amenée!
ADOLPHE.
Si ce philistin entre ici, messieurs, demain la rédaction sera mise à deux sous la ligne, je me brûlerai la cervelle par amour, ou les écus de la caisse se changeront en feuilles sèches!
CHARLES.
Dites-lui... hum... dites-lui que je n'y suis pas.
LE PERE THIBAUT
Avril est fini.
Les feuilles poussent.
Les froids s'en vont.
Sur les ruisselets flottent encore les couvercles des boîtes à fromages, avec leurs petits bouts de chandelle éteints, lancées par les enfants, le soir du vendredi saint.
Les jours s'allongent; et les paysans se lèvent à l'aube et taillent melons et concombres, et découvrent les artichauts et les œilletonnent. Dès le grand matin, âme ne chôme; on fait dans le jardin du maire de nouveaux plants de fraisiers et les cœurs s'enlacent.
Dans le sentier vraiment les rouges-gorges s'éveillent; et même on entend une voix douce et chevrotante, et ironique un peu, qui chante plus haut que les rouges-gorges.
Sur le chemin où passait la chanson, Minette était montée sur l'échalier pour ouvrir la barrière à ses bêtes; et Pierre quasi l'entr'aidait, appuyant contre elle par manœuvre, et la pressant sans paraître, de fine force d'accolade. A la chanson, saut de chatte, sabots passés aux pieds, bêtes entrées, Minette rouge, et révérence: Bien le bonjour, monsieur Thibaut.
Les veillées se noient,
Les toits gouttent,
Pâques revient,
C'est un grand bien
Pour les chats et les chiens,
Et toutes les gens
En même temps.
Il marche au bon pas, le père Thibaut. Il n'est pas plus vieux que l'année dernière. Il a sa grande balle sur son dos, son bâton, et ses mêmes bretelles. Il faut que le père Thibaut ait de l'huile de bras pour porter depuis le temps ce qu'il porte là. Dieu merci! il n'a pas plu, et ses souliers lacés sont propres et nets comme s'il venait d'une petite promenade sur la route aux Gendarmes.
Et de clos en clos, par-dessus les haies et buissonnets, à la chanson qu'il dit, les fillettes actives, et tous les paysans, lèvent le nez du travail: C'est le père Thibaut.
Il arrive chez Collot, son compère. Collot fait une croix blanche à sa cheminée par façon de joie de le revoir et de bon accueil. Le père Thibaut met sur la table ses soixante livres pesants;--c'est dur au dos du vieil homme, savez-vous? De franc gosier, il lape le verre de vin frais tiré. Il ouvre sa grande boîte à deux battants; et elle brille comme le triptyque de l'église que le curé a fait redorer. Il prend sa prise.
Chez Collot, le village entre, et s'empresse, guigne et reguigne la grande boîte. Même ceux qui cueillaient des salades pour le soir, ont dit aux salades: «Attendez,» et sont venus.
Le père Thibaut sourit de l'œil à tous les vieux visages. Il tâche à se rappeler les plus jeunes et derniers venus. Et puis, prise humée, vin lampé:--«Eh! eh! vous m'attendiez, nem'? Un peu plus tôt, un peu plus tard, que voulez-vous? c'est affaire du temps qu'il fait, plutôt que péché de mes deux jambes, qui ne m'abandonnent pas encore trop, quand je ne suis pas à l'heure du cadran de votre place.--Ne faut pas que les demoiselles regardent si fort là-dedans, avec de petits yeux de c'te façon-là, ça userait les affiquets!--C'est-y beau ce que j'ai aujourd'hui! et ça reluit, et ça pare, et ça requinque, et les blanches et les brunettes! Voyons, Manon, cette année-ci, plus d'excuses, que je t'accommode, ma fille, c'est-y pour toi qu'il fleurit ce beau bouquet d'imitation, là, dans le fond, que l'on dirait une gentille aubépine poussée par miracle? Tiens! toi, la Grande, qui manges ta pomme, veux-tu que je te dise la première lettre du nom de ton galant? Jette ta pelure par-dessus ton épaule: je lirai tout courant. Mesdames les demoiselles, je suis arrangeur à cette heure, et de compte rond; c'est-il ça, ou ça qui vous fait affaire? le père Thibaut est là pour la réponse. Pour un demi-écu, fichus rouges à ramageures, et comme en ont des filles de ville; Lucienne, à toi, Lucienne! et d'un beau rouge qui se lave, rouge comme soleil couchant sur bois.--A toi, Roussette, le tour de cou à fleurs jaunes!--A toi, bonne caquetière, qui trouves toujours le mot quand on joue aux devinottes, nem'? quarante épingles pour un sou, et de bonnes épingles qui surnageront si vous allez les jeter dans la fontaine de Sainte-Sabine à la forêt de Fossard, pour voir si vous aurez des épouseux;--deux liards l'aune, la tresse! des peignes, père Milon, que votre bru peigne vos chérubins de petits filiots!»
Le père Thibaut reprend haleine, et refait son verre plein, et le refait vide en moins de temps que ne part une volée de perdreaux. De lui verser chacun se peine et prend hâte. Ses sourcils sont blancs, sa bouche grande, sa veste bleue. Son gilet croisé a des boutons de cuivre. Les bretelles de sa balle sont de cuir. Ses bas sont des bas bleus à côtes. Sa voix, sans être aussi belle et redondante que celle des charlatans en habit rouge, avec des épaulettes d'or, qui battent la caisse pour étourdir le pauvre monde, et les souffrants de dents, et paraître grands savants,--sa voix est encore bonne, et prend les gens à sa caresse. Une gaie fleur de verte santé rit dans son bon vieux visage. Il a toutes ses dents, le père Thibaut.
--«V'là les collerettes, cousine Mariotte, et des fines plissures! Ça a l'air du fichu blanc autour du cou des marguerites.--Alliances poinçonnées et luisantes à se regarder dedans, Ninette! Si vous avez un soupireux, il a bien des piécettes en sa poche; il n'y a pas besoin de lui dire de vous en donner une, nem'?--Des piéges à taupes qui vous feront grand ouvrage et tuerie, père Fleury!--Ah! ah! n'allez pas par là, c'est pas pour vous Jean-Pierre; c'est des choses de paresse: de l'encre et des plumes, à c'te fin qu'il y ait aussi de quoi pour M. le curé et le maître d'école... De la belle toile, nem'? et qui n'est pas d'usure! faites passer à ça deux nuits à la rosée: c'est une soie sur le corps.--Je sais bien que la moisson n'est pas sur le feu; tout de même, je vous apporte des pierres à aiguiser des faux.--Voulez-vous des rigoles de buis pour vos futailles? C'est-y des pommades avec une fleur dorée dessus? des tabatières de bouleau qui fraîchissent?--Il vous faut des mouchoirs bleus à petits carreaux.--Chut! chut! je serais à l'amende comme fraudeur: c'est du tabac... de là-bas... suisse, pour les vieilles pipes d'ici. Si je courais avec tout ça au dos, ça ferait carillon, hein? tous ces chapelets et médailles de la Vierge pour le cou de vos petits poupinets et poupinettes!--Et des petites croix de cire bénites, à mettre sur les ruches, crainte que les abeilles ne s'ensauvent.--Tenez, je retrouve des couteaux, beaux manches jaunes à fleurettes, comme des bêtes à bon Dieu.--Une belle jupe pour la danse et les assemblées! A toi, Marie-Jeanne, un casaquin couleur de bois qui ne se salit pas. Tu te rouleras des ans au coin de ton feu, que pas une tache ne marquera.--Du savon à détacher la laine, et qui savonne en un clin d'œil,--et de beaux miroirs à serrer en poche; miroirs d'étain qui se referment, avec un joli drap sur la glace, qui vous diront vos vérités, Jeannette; mais n'allez point par chaque minute à c'te confesse-là, coquette!--Et du fil, et des boutons, toutes les cognandises pour les ménagères qui ont homme à pourvoir et maintenir;--et des ceintures, et des rubans,--ceux-là bleus, comme quand il fait beau, nem'? Eh! eh! ruban bleu, mes enfants, c'est jarretière de mariée.»
Automne amène hiver.
Voilà qu'on laboure et qu'on taille les arbres.
Aux tendues, dans les bois, il n'y a plus de passage d'oiseaux. A peine si, de loin en loin, près des places à charbon, une bécasse se prend dans un lacet abandonné.
Les feuilles se rouillent.
Les fumées des sabotteries se voient à travers les futaies moins vêtues; on a mangé le pain de Noël, le Rama, garni de quartiers de noix et de poires sèches. Dans les nuits longues les chiens hurlent à la mort.
Pourtant, sur les feuilles du chemin de la commune, un pas crépite et s'approche; et dans le taillis sans musique à présent, une chanson vole, vole de branche noire en branche noire.
Dieu a gardé vos bêtes
Et les yeux de vos têtes,
Et des larrons, vion, vion!....
La petite Saint-Sauvé, vite donc! vite donc!
C'est le père Thibaut.
--«Oui-dà, mes enfants, c'est le vieux père Thibaut.»--Il déroidit un peu ses doigts bleus, s'asseyant sur une chaise dans le grand âtre de la cheminée, à côté d'un jambon pendu. Il lui faut maintenant toquer à chaque porte, et aller s'asseoir à chaque cheminée; car les portes sont bien closes à présent; même le trou où passe le chat familier, on l'a bouché; et les vieilles femmes filent près du feu.
--«Ne m'ayez pas rancune, les amis, si je vous apporte neige, mauvais froids, vilains ciels, toutes les colères, du bon Dieu; je vous apporte aussi du chaud et du doux: c'est-y vous, la Colombey, qui voudriez que votre homme eût froid? A ne pas lui acheter de ces bas aussi chauds qu'haleine de four, et qui chaussent les genoux comme des bottes de marais, vous n'auriez pas un gentil cœur. Une bénédiction, ces bas, pour le labour d'avant le jour, quand la terre est roide gelée!--Ça, nem'? des petits chaussons pour mettre aux fanfans qui ne tiennent pas au feu, et vont s'éjouir à la neige.--C'est-y pas toi, Jean les-bé-jambes, qu'a toujours un regret de douleur dans les épaules? Prends-moi de c'te boule-là; c'est de la santé en barre, mes agneaux!--Ne montre pas tes dents, la grosse Jeannette: il n'est pas beau de rire comme ça contre la marchandise du père Thibaut, parce qu'on a été en condition à la ville;--une vraie boule de Nancy, à mettre dans de l'eau, à s'en frotter le rhumatisme, et qui vous remet une foulure mieux que tous les rebouteux!»
Il entre chez le père Valence.--«Bonjour, mère Valence! v'là votre eau qui bout sur le feu. Vous savez ce qu'on dit à Cornimont: que c'est âme du purgatoire qui prend un bain? Faudrait avoir pitié.»
Le père Valence rentre. Pour ne pas les perdre, il était allé donner aux bestiaux qu'il a achetés hier une tartine beurrée tournée trois fois autour de la crémaillère.
--«Bonjour, père Valence, je ne vous ai pas mis dans les oublis, père Valence. Les yeux, comment que ça va? Le blé a grainé cette année; le diable n'a pas chevillé les moulins; l'argent n'est pas cher; c'est pas une pièce de vingt sous de plus ou de moins... Des lunettes à tous yeux, bien montées de fer-blanc, qu'on marcherait dessus sans qu'elles cassent,--un bel étui, là;--et qui vous feront lire dans votre vieux livre de messe, comme dans du tout neuf.--Et votre enfant, le malingre, ça lui irait-il pas, un tricot comme ça? ça le sauvera de l'hiver, c'te enfant; tâtez, virez, c'est du soleil dans le dos, qu'un tricot calibré de c'te épaisseur. Des bonnets de coton doubles de Troyes qui vous enfournent jusqu'aux oreilles, et que la bise siffle en démon, que les carreaux le matin soient tout blancs, vous ne prendrez pas de ces vilains rhumes qui ne se détachent pas.»
Le père Thibaut va plus loin à la ferme. Les marmots qui étaient à l'écurie, à fouailler les poules avec le grand fouet, l'entendant arriver, rentrent pêle-mêle, les cheveux pleins de paille, dans la grande chambre.--«Les petiots! les petiots! c'est toujours des alouettes, monsieur Landry; les petiots, ne sautez pas après mes images, que vous me les déchireriez. L'Histoire du Juif-Errant, Sainte Geneviève de Brabant, les Hussards français à pied; voyez, il ne m'en reste plus qu'une de cette belle-là.»
Les marmots prennent d'assaut les épaules du père Thibaut pour regarder l'image. L'image a une légende en français et en espagnol. Elle porte à l'un de ses coins: Dubreuil, rue Zacharie, 8. Il y a un catafalque jaune, coupé de guirlandes vertes avec des Renommées roses, adossées aux angles, des brûle-parfums jetant au premier plan des fumées bleues et violettes, des horizons de drapeaux tricolores, des groupes de lustres, dont le rayonnement est fait par le blanc épargné du papier, des femmes en robes rouges, des messieurs en habit bleu cobalt; et un groupe principal composé d'une femme en chapeau vert-pois, un boa au cou, un châle bleu de ciel, avec des franges oranges, et une robe rouge, d'une femme ainsi vêtue qui donne la main à un jeune enfant en redingote polonaise avec un collant et des bottes à la hussarde.
--«Et puis que je vous souhaite bonne année, récolte bonne! Savez-vous que v'là bientôt à Saint-Sylvestre, et v'là encore une gueuse d'année de finie? Bien des maux, une année! Faut que vous sachiez le temps, est-ce pas? et donnez-vous un almanach! Bleu, vert, jaune, la couleur n'y fait rien. Le Grand Messager boiteux des cinq parties du monde, le Messager à la Girafe ou le Postillon lorrain, monsieur Landry; vous trouverez là tout ce qui vous est d'utilité et d'avantage, à savoir: le comput ecclésiastique, l'horoscope de vos caractères, les remèdes contre la rage et les remèdes contre le piétain, le crapaud, le fourchet et les autres. Faites emplette, monsieur Landry; les routes s'embourbent; je ne viens pas tous les huit jours; qui ne m'achète, regrette; et puis ça me délourdit de ma charge pour m'en aller. Vous retournez à mon image? Une fois, deux fois, monsieur Landry, ça vous va-t-il? topez là pour l'image et le Liégeois!»
Partout et toujours, dans toute la chaîne des Vosges, trottinant, marchant, ouvrant sa balle et la refermant avec toutes sortes de bonnes et gaies paroles,--ici l'été, là l'hiver,--à Pompierre, venant comme avril vient, à Allarmont, arrivant comme janvier arrive,--toujours chanson voltigeant aux lèvres, appétit en poche, et cœur content, oui-dà, c'est le père Thibaut.--Du bisaïeul au grand-père, du grand-père au père, du père au fils, le petit commerce s'est légué; et bien sûr, mes amis, que c'était un Thibaut qui colportait de village en village, tout par là, dans les vieux temps passés, le vieux Kalendrier des bergiers, qui tant contenait: Tables des festes mobiles. Tables pour congnoistre chacun iour en quel signe la lune est. Figures des éclipses de lune et de soleil et les jours, heures, minutes. Larbre et branches des vices. Les peines denfer, le liure du salut de lame. Lanothomye du cors humain. Lart de fleubothomye des veines. Le régime de santé du corps humain. Lastrologie des bergiers. Des quatre complexions. Les iugements de phizonomie. La division des eages. Les dits des oyseauls. Les méditations sur la passion. Dictiez et epitaphes des morts. Loraison que bergiers font à notre dame. Et plusieurs autres choses.
UN VISIONNAIRE
--Des contes à mourir de peur! dit Madame ***.
--Madame,--répondit Frantz avec un sourire,--il faut bien s'amuser à quelque chose, à la campagne.
--Et vous laissez refroidir votre thé?--lui dit Édouard.
--Madame, c'est une autre histoire que je veux vous conter. Cassio Burroughs était le plus beau garçon de Londres. Ajoutez qu'il était bretteur. Il eût tué tout le monde, si tout le monde avait voulu se battre en duel avec lui.--En sorte qu'il avait pour maîtresse une grande dame, une Italienne. Comme elle était à son lit de mort, elle lui fit jurer de ne jamais dire ce qu'il y avait eu entre elle et lui. Cassio pleura. La femme mourut. Un soir à la taverne,--Cassio buvait, madame,--Cassio but et parla. Depuis lors, à toutes ses orgies, à côté de lui vint s'asseoir la belle Italienne. Le matin de son dernier duel, l'Italienne vint le prendre par la main et le conduisit jusqu'au terrain.
--Ah! le beau drame!--fit Hector.
--Je ne l'ai pas fait.--Et Frantz s'inclina froidement.
--Voulez-vous encore une tasse, ma luguore Schéhérazade?--Et madame *** s'apprêtait à servir Frantz.
--Mille remercîments.
--Et vous croyez aux apparitions?
--Si j'y crois?.... Madame, si j'y croyais, je serais fou.
--Et vous ne l'êtes pas?--dit Hector en riant.
--Je n'en sais rien, monsieur.--Ah! madame, il y a peut-être un monde que nos yeux ne voient pas, et que nos oreilles n'entendent pas.--Blake, qu'on nommait le Voyant, causait avec Michel-Ange, dînait avec Moïse, soupait avec Sémiramis. Il vous disait: «Vous n'avez pas rencontré Marc-Antoine? il sort d'ici.»--Ou bien encore: «Ah! voilà Richard III. Ne faites pas de bruit, il pose.» Et il prenait ses crayons,--car c'était un artiste,--et il dessinait, devant vous le Richard III.
--Eh bien oui!--dit Amédée en remuant le fond de sa tasse de thé avec la petite cuiller de vermeil, et en la reposant sur la table de bois peinte en vert,--une hallucination! Maintenant, l'hallucination est-elle, comme a dit un médecin aliéniste, une image, une idée, reproduite par la mémoire, associée par l'imagination, et personnifiée par l'habitude?...
--Monsieur Amédée, vous parlez comme un livre allemand!--dit madame ***.
--Et que ferez-vous, en ce cas, de Ben Johnson,--reprit Frantz,--qui passait certaines nuits à regarder son gros orteil, autour duquel il voyait des Tartares, des Turcs, des catholiques monter et se battre? Allez, messieurs, le cerveau de l'homme,--la nature psychique, comme ils disent,--ils ont beau y mettre le scalpel, ils le pèsent comme un paquet! ils ne sauront pas encore demain ce qu'il y a dedans.--Oui! expliquer l'hallucination, rêve les yeux ouverts, quand vous m'aurez expliqué le rêve, l'hallucination les yeux fermés!--Cet homme voit dans ses appartements des personnes inconnues, aux visages pâles, aller et venir. Celle-là, une femme aveugle, dit le matin à sa bonne: «Ouvrez la porte toute grande! Que tous ces messieurs et toutes ces dames s'en aillent!» Et il n'y a personne chez elle. Pour un autre, ce sont des personnages habillés en vert qui dansent dans sa chambre;--et les exemples les plus extravagants et les plus divers de cette détente de l'attention,--encore une définition!--de cette fascination de l'organe visuel, de ce degré morbifique de la sensibilité! Et le libraire de Berlin, Nicolaï! Celui-là, qui boit, a les diables bleus.--Et vous savez, madame, l'histoire des visions de ce magistrat anglais? Il vit d'abord un chat, puis c'était un huissier de cour avec la bourse et l'épée, une veste brodée, le chapeau sous le bras; puis enfin ce fut un squelette, caché dans les rideaux de son lit, et regardant par-dessus l'épaule de son médecin!--Mais pardon, je bavarde....
--Et mon album attend,--dit madame *** en le lui tendant à une page blanche...
Frantz se mit à écrire.
Et je ne sais pourquoi tout le monde se tut, écoutant la plume de fer grincer à chaque grain de papier.
La porte, tapissée de roseaux, s'était entrebâillée par hasard. Les deux bougies vacillaient dans le pavillon rustique où se tenaient madame *** et ses invités, auprès des tasses de thé, le dos appuyé contre le mur de mousse. Au dehors, par la fenêtre encaissée entre des troncs d'arbres non écorcés, on voyait la nuit, et la lune qui donnait à la pelouse, margée de grands arbres tout noirs, l'aspect d'une nappe blanche. Quelques petites rigoles qui descendaient à la rivière dans des conduites de bois faisaient dans le lointain de petits bruits douteux. Il y avait de brusques remuements de feuilles dans l'allée de tilleuls qui boulait l'eau. La lueur agitée des deux bougies coulait, par la porte entr'ouverte, sur l'allée sablée, et mettait, se perdant, sur quelques bouleaux des futaies, des apparences fantasques. Tout au fond, dans le parc, on entendait par instant un renard qui vagissait comme un petit enfant.
--Voici, madame.--Frantz lut:
--Le petit tambour était joli; il était joli comme un cœur avec ses cheveux blonds et son uniforme rouge.
Sa mère est à Newcastle, elle fait des aiguilles; et son père est mort, comme un homme, à la bataille.
Il a l'œil éveillé et le cœur qui sautille, le petit tambour. Les jeunes filles le regardent et lui les regarde aussi; et puis, il suit son chemin, car il faut qu'il arrive avant le soir à son régiment, avant qu'il ne fasse noir comme l'encre.
Jarvis est grand, Jarvis est fort. Il a la joue fendue. Il dit au petit tambour: «Nous ferons route ensemble. Tu es petit, je te protégerai. Les corbeaux dorment, et il n'y a personne, ni un homme, ni une femme, ni une petite fille, personne sur la route.»
Jarvis a un petit couteau dans sa poche. Ils passent dans le bois.--«Monsieur, dit le petit tambour,--la route est là; pourquoi allons-nous dans le sentier? Serrez votre petit couteau.»
Le petit tambour était joli; il était joli comme un cœur, avec ses cheveux blonds et son uniforme rouge.
A Newcastle, on a rapporté le petit tambour. Il a du sang rouge dans ses cheveux et sur son uniforme rouge.--Il ne battra plus, madame, votre enfant; madame, il ne battra plus en tête du régiment.
Jarvis se lava les mains.--Il est allé à Portsmouth. Il a vu un navire qui se balançait comme une demoiselle prête à danser. Il est parti bien loin sur la mer.
Il fait nuit sur le pont comme dans la cale. Il fait nuit dessous et dessus. Jarvis dit au marin de quart: «John, les pavés se remuent et courent après moi.»--John dit: «Ne prends plus de gin.»
«John, les pavés se détachent, vois, vois-tu? Ils courent après moi. Tu sais, le petit tambour, le petit tambour si joli avec son uniforme rouge?--John dit: «Va trouver le médecin.»
--«Non, non, je n'irai pas trouver le médecin. Cet enfant qui nous suit de si près, le petit garçon sanglant,--les pavés courent,--vois-tu comme il se traîne sur les cailloux? Le voilà!»
Et Jarvis se met à courir. Il tombe par-dessus le bastingage. Il remonte sur la vague, il crie: «God by! le petit tambour!»--C'est tout.
--Est-ce qu'elle est vraie votre ballade, monsieur Frantz?
--Comme l'histoire de Talma. Vous connaissez tous ce que Talma racontait, et ce qui faisait son jeu plein de terreur. Lorsqu'il entrait en scène, il tendait sa volonté, et ôtant les vêtements de son auditoire, il faisait que ses yeux substituaient à ces personnages vivants autant de squelettes.
--Mais à vous, monsieur,--dit Paul,--ne vous est-il jamais personnellement arrivé...
--Si fait, monsieur,--dit Frantz d'une voix lente.
Madame *** se rapprocha de ses voisins.
--Il y a neuf ans de cela; j'étais dans un village près de Saverne. Je finissais mes études, et je logeais chez un curé. Le presbytère était sur le haut d'une colline. Du bas du presbytère partait une grande allée de vieux tilleuls,--comme vos tilleuls là-bas, madame,--qui menait au cimetière. Les gens du pays racontent toutes sortes d'histoires sur cette allée de tilleuls. Il paraît qu'il s'y pend au même arbre un homme tous les ans. Ce que je puis dire, c'est que j'y suis resté un an, et que j'ai vu au fameux arbre un pendu. Mes deux fenêtres donnaient du côté de l'allée, et quand il faisait une belle lune, je distinguais chaque tombe du cimetière. Une nuit...
--Ah! monsieur Frantz,--dit madame *** en se cachant de pâlir sous un sourire,--vous avez fait le pari de me faire peur ce soir, et voyez, vous avez gagné. Qui de vous, messieurs, me donne le bras jusqu'au château?
--Moi, madame, si vous le voulez bien,--dit Hector en se levant.
Les jeunes gens allumèrent un cigare. On retrouva du thé au fond de la théière.
--L'apparition de Saverne, l'apparition de Saverne!--dirent ensemble Édouard, Amédée et Paul.
--Messieurs, l'apparition de Saverne est une apparition d'une nuit. Cela ne vaut pas vraiment la peine de conter; mais, puisque vous êtes en veine d'écouter...
Frantz parut se recueillir.
C'était un jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. Il était blond. Ses cheveux longs, plantés hauts sur le crâne, s'élevaient droits sur leurs racines et retombaient plats sur les joues, laissant se montrer les deux bosses frontales. Il était maigre; son nez était fin; ses moustaches tombaient sur les coins de sa bouche. Son menton, un peu pointu, était garni d'une longue impériale. Ses yeux bleus, d'un bleu sourd, étaient petits et enfoncés. Ses pommettes saillaient vivement sur sa face osseuse, dont la lumière des bougies accusait, à grandes ombres, tous les creux. Ses doigts étaient longs. En parlant, il tenait ses auditeurs sous un regard qui paraissait par moments figé comme un regard d'aveugle.--Il était vêtu de noir.
--Puisque nous sommes seuls, messieurs, reprit Frantz après quelques instants de silence,--que la châtelaine est partie, et que vous êtes éveillés comme des gens qui attendent un revenant, je vous raconterai ce que je vois tous les huit jours; mais ayez la bonté de pousser la porte. Ces tas de plâtre qui sont après l'allée, et sur lesquels la lune donne, ont l'air de linceuls, et cela m'ennuie... me fait peur, si vous voulez.--Je perdis jeune une sœur que j'aimais. Le cimetière était assez éloigné de la petite ville que nous habitions; j'y allais tous les soirs après souper. Deux mois, je l'ai vue, jour par jour, comme je vous vois, et les vers venir, et la chair s'en aller. Je la voyais comme elle était sous terre. Il n'y avait pour moi ni pierre ni sapin; je la voyais... un spectacle horrible et qui me tuait! et je revenais toujours... Depuis lors, je dormis mal. Les songes me vinrent. Mes insomnies se peuplèrent. Un dimanche, dans la nuit,--mon père gardait le lit depuis deux jours,--dans un rêve, je vis dans notre salon beaucoup de gens de ma famille en deuil; une de mes tantes s'approcha de moi, et me dit: «Ton père ne passera pas trois jours.»--Mon père mourut le mardi. Cela me mit encore plus de songes dans la pensée. Mon père et ma sœur me revenaient souvent. Insensiblement, je nouai ma vie avec des imaginations bizarres; des fantasmagories m'assaillirent, et, si vous voulez me passer l'album, oublié là, je raconterai en crayonnant.
Il est une heure. Je me couche. Je regarde sous mon lit. Je regarde toujours sous mon lit. Je vois si la porte de l'appartement est fermée à double tour. Je regarde dans mes armoires. Je pousse les tiroirs de ma commode et je mets les clefs sur le marbre de ma table de nuit. Une heure, deux heures se passent sans sommeil. Je me sens froid aux pieds. Mes tempes se compriment. La voûte de mon crâne semble s'abaisser. Des bouffées de chaleur me montent à la tête. Les muscles de mes jambes se distendent. Je mets quelquefois la main sur mon cœur: il ne bat ni plus vite ni plus fort. Mes mains se contractent et se crispent aux draps. J'ai la gorge serrée. Je sens un poids au creux de l'estomac, et par tout mon individu un sentiment d'anxiété et d'angoisse que je ne puis dire.
Ma porte s'ouvre doucement. Une tête passe, me fait un salut, et semble demander du regard si l'on peut entrer. Puis le personnage entre et à sa suite se faufilent processionnellement vingt à vingt-cinq larves d'un pied et demi de haut. Ces terribles grotesques ont la blancheur livide d'une tête de veau échaudée. Ils marchent sur des pieds grands au moins comme le tiers de leur corps, pieds à peine équarris dans la chair mollasse. Leurs mains informes et gélatineuses se digitent en d'immenses doigts annelés de bourrelets de graisse. Tous emboîtant le pas, et comme enchevêtrés l'un dans l'autre, se prennent à côtoyer lentement le mur, contournant les meubles, entrant dans tous les angles, passant autour de toutes les saillies, ondulant et fourmillant comme un monstrueux relief de Calibans nains. Le maître des cérémonies est un croque-mort qui a sa tête sinistre couverte d'un gigantesque tricorne, d'où s'échappent, voltigeant à terre et se prenant en ses jambes, deux bandes de crêpe noir pareil à celui de Crespel. Sa face est creusée du front aux dents comme un quartier de lune, sa veste est noire, ses grandes bottes sont relevées au bout à la poulaine. Il tient dans sa main une lettre bordée et cachetée de noir. Je n'ai jamais pu lire ce qu'il y avait sur cette lettre. Il est suivi d'une petite femme dont l'épaisse chevelure grise, séparée au milieu de la tête, retombe jusqu'aux talons, comme un voile poudreux autour d'un corps qui semble habillé d'une vieille reliure de vieux vélin. Ses deux grands yeux blancs, logés dans des orbites de crâne desséché, sont tachés d'un point noir; les mâchoires, dégarnies de joues, bâillent hideusement avec toutes leurs dents et leurs gencives dénudées; la colonne vertébrale, qui relie la tête au reste du corps, et les clavicules apparaissent tachées de rouille, complètement dépouillées. Sous les turgescences des seins, les vertèbres trouent la chair; et l'épouvantable Lamie de ses doigts de chauve-souris porte son ventre ballonné comme une vessie de blanc. Du ventre partent deux petites tiges emmanchées de deux pieds plats,--deux truelles de maçon.--Cette apparition, messieurs, est celle qui m'effraie le plus.--Ce ne sont pas les caprices funèbres du graveur espagnol; ce ne sont pas les ombres stygiennes de l'antre de Trophonius; ce ne sont pas les griffonnages et les bossues goîtreuses du Vinci; ce ne sont ni les maigres squelettes classiques des Danses des morts, ni les figurations antinaturelles des mythologies de l'Edda; ce sont plutôt,--autant que ma pensée peut trouver une analogie à ces visions de terreur caricaturale,--ces idoles sataniques que, dans un tronc d'arbre, Java taille à ses dieux de mort.--Derrière la femme vient un garde national pied-bot, avec un énorme bonnet à poil. Les bras retournés, plus longs que son corps, traînent par terre derrière lui deux mains semblables à des poulpes de mer; puis encore, c'est un cul-de-jatte assez propret, avec une jolie queue par derrière dont le nœud forme un énorme papillon noir, voltigeant de droite et de gauche; les moignons sont fichés dans les pieds ronds en bois des poupées de vingt-cinq sous; il ne touche pas terre et tenant une béquille de chaque main, il se balance dans le vide, comme un pendule.
Après cela, ce sont les incestes de la forme humaine et de la forme bestiale, les plus inouïes contrefaçons de l'homme. Une grosse tête d'enfant, cerclée d'un bourrelet, montée sur des pattes de faucheux; une face qui rentre dans le crâne fait en coquille d'escargot... Je veux leur parler; je ne puis. Ma langue se colle à mon palais. Ils vont ainsi, suivant chaque plan du mur, fût-ce une moulure, jusqu'à mon lit. Ils passent frôlant mes draps. Un clown diabolique marche les pieds en l'air, les mains passées dans de prodigieux sabots; des mufles de gargouilles; un prêtre qui a des règles d'ébène au lieu de bras; un homme qui chevauche une tarasque, en mâchant une boule de billard rouge; un maître d'armes avec un serre-bras, un énorme tire-bouchon en guise d'épée;--tout cela passe; les uns me regardent tristement; les autres d'un air menaçant; les autres indifférents, ou occupés à marcher sur la queue traînante de ceux qui les précèdent. Cheveux et barbes faits en plumes d'oiseau; des gens qui portent la tête du côté du dos, des pieds palmés; c'est comme si un Callot d'enfer vidait ses cartons dans ma chambre! les plus étranges accoutrements...--et il n'y a point entre eux et moi cette gaze dont parle Esquirol;--tout éclate de lumière, pourpoints à la croix blanche des Templiers, des faux cols, des chapeaux en entonnoir, des éperons, des lunettes d'or, des fraises Henri II, des redingotes à la propriétaire... Ils s'en vont; je sens qu'ils passent dans la pièce à côté de ma chambre, et qu'ils en font le tour. Quelquefois ils reviennent, et tournent encore une fois...
Le sable cria dans l'allée.
--Messieurs--dit Siméon en ouvrant la porte--le feu est allumé dans vos chambres!
UN COMÉDIEN NOMADE
«V'là les comédiens! serrez les couverts!»--L'étape a été longue, le chemin poudreux. Tout le long de la route, vainement les cabarets ont balancé leurs provoquants bouchons de paille: il a fait soif pourtant; mais la dernière sous-préfecture n'a pas goûté Lazare le Pâtre. Ils arrivent, les pauvres diables! «riches de mine, mais pauvres d'habits» dans un char à banc peint en jaune, avec leur bagage dans de mauvaises caisses en bois blanc chargées et rechargées d'adresses. Ils arrivent. L'hôtesse de Châteauroux, qui les a flairés, crie à la bonne: «V'là les comédiens! serrez les couverts!»
Comédiens de province! parias, sentinelles perdues de l'art dramatique, artistes au long cours, allant par toute la France à la chasse de la recette, portant dans une misérable valise toutes les gaietés et toutes les terreurs, les fourberies de Scapin et les fureurs d'Oreste, des couronnes et des battes; comédiens à toute outrance, suppléant aux décors, faisant de rien quelque chose; Napoléons de la rampe, rayant le mot impossible, apprenant sept actes en deux jours, prenant le vent comme il vient, le public comme il est, emplissant la rotonde des diligences, répétant dans les auberges la fenêtre grande ouverte; quelquefois montant et descendant toute la gamme des passions humaines dans une grange pour dix sous les secondes; tirades hurlées, recettes en gros sous, existences de hasard, dîners d'occasion, couchées de rencontre, le plaustrum de Thespis moins les vendanges, soupirs des Ragotins de l'endroit pour Angélique ou mademoiselle l'Étoile, hôtelleries où l'on engage «les chausses troussées à bas d'attache»; vie de pourpre et de guenilles, d'imaginative et d'audace; vie à la Rosambeau, où Robespierre se fait un gilet avec du papier grand-aigle, où Louis XV se fait une perruque avec des copeaux poudrés de farine!
Pauvres comédiens! toujours tournant le dos au succès, toujours gais et dispos, toujours éclatant en joyeuses histoires, la boîte de Pandore sous le bras, la boîte ouverte, l'espérance au fond!
Destin! l'Olive! la Rancune! X... était votre frère! Et lui aussi était allé au Mans et partout, lui aussi eût joué une pièce à lui tout seul! lui aussi eût fait en même temps le roi, la reine et l'ambassadeur!
C'est X... qui va trouver un correspondant dramatique: «Parbleu! monsieur, je viens vous demander une place dans la troupe que vous formez pour Abbeville!--Quel emploi jouez-vous?--Monsieur, quel est l'emploi que l'on paye le plus cher?--Monsieur, ce sont les premiers ténors.--Eh bien! monsieur, mettez que je joue les premiers ténors!» Et il joua les premiers ténors.
X... est maigre comme un vieux cheval; il mange comme un homme qui a eu appétit toute sa vie. X... ne joue bien, à ce qu'il dit, que lorsqu'il a un coup de soleil--(son coup de soleil, il le jauge à huit litres).
Mais il faut l'entendre annoncer, ainsi jauge, dans le drame moyen âge la fameuse lettre patente: «C'est une lettre épatante du roi!»--il faut l'entendre prononcer sa fameuse phrase: «Allons! il se fait tard, regagnons notre pauvre chaumière; là, du moins, nous goûterons le bonheur que le riche ignore peut-être sous ses nombrils dorés!»--il faut encore entendre dire cette autre phrase de la Forêt périlleuse: «Faites tourner ce rocher sur ses gonds. Le capitaine ne plaisante pas; à la moindre inflaction à la discipline, il vous tranche la tête avec un sabre fraîchement émolu, comme je la tranche moi-même à ces simples pavots!» Cette dernière phrase, où X... employait toutes les cavernosités de sa voix, fit frémir trois mois le parterre de Nérac.
Il y a dans X... pas mal de Panurge et beaucoup de Gringoire. Plus riche en ressources que Quinola, il a toujours à sa disposition soixante et trois manières de payer un écot. Ne doutant de rien, et moins de lui que de toute autre chose, grand caractère tout frotté de stoïcisme, assez indifférent aux pièces qui descendent la garde, accueillant les bravos avec gravité, il déjeune parfois d'une croûte trompée à la fontaine du comédien de Le Sage; mais vient-il à dîner, à dîner avec la fine côtelette aux cornichons, la sardine et l'omelette au lard, il ne songe nullement, je vous jure, à penser qu'il y a 365 dîners dans l'année.
X... a une expression favorite:
Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse.
Un de ses amis le rencontre à Paris: Quel emploi avais-tu à Lunéville?--Hautbois.--Comment, hautbois? Ça n'est pas un emploi, ça. Et puis tu ne sais pas en jouer...
Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse!
X... a toujours les mains sur les hanches, comme s'il cherchait la batte d'Arlequin. Il sautille; ses mouvements sont saccadés. Il a l'air de remuer, piqué d'une tarentule. Sa voix est aiguë, aigre et criarde, et se raccroche en ses hiatus au perpétuel sangodemi!--Quand il parle, il s'aide de ses yeux, et roule les prunelles comme s'il jouait dans la vie privée les traîtres de Bouchardé.
X... est prêt à tout, propre à tout. Un accessoire qui manque, il le remplace. Un souffleur, qui crut lui faire une mauvaise farce, lui souffla un soir tout le temps d'une pièce le journal la Patrie: X... improvisa un autre rôle.--Dans je ne sais quel drame, l'horloge devait sonner trois heures. Elle ne sonne pas. X... s'approche de la rampe, fait: Tin!... tin!... tin!... et reprend: Trois heures ont sonné!--Rien ne l'embarrasse. Je ne vous dirai pas qu'il jouera sans public, non; mais il jouera sans salle. A Rouen, le directeur du Théâtre des Arts ne veut pas lui laisser donner sa représentation à bénéfice sur son théâtre: X... va trouver le directeur d'un théâtre de marionnettes, et lui loue sa salle. Il n'y avait qu'un inconvénient: X... était plus haut que le théâtre. Quand il était debout, sa tête était dans les frises. X... ne sourcille pas. Il se couche à terre, s'appuie sur un banc de gazon, et chante ainsi couché: Asile héréditaire, de Guillaume Tell, et dit la tirade de Gros René, du Dépit amoureux. Il fit 47 fr. de recette. A un de ses amis qui lui disait: Comment.....?
--Un rien vous étonne, et tout vous embarrasse!
Écoutez ses vues sur l'esthétique de l'art, quand à la Halle il va de chez Baratte chez Bordier, bras dessus, bras dessous, avec F..... qui l'avait ce soir-là enguirlandé, des pieds à la tête, d'une devanture d'herboristerie: «On n'a jamais compris Buridan de la Tour de Nesle; Buridan ne doit pas avoir une cape, une épée; c'est pas ça. Buridan est un soldat qui revient de la guerre; il fume son brûle-gueule, raconte ses campagnes, et demande un litre à 6!»
A table d'hôte, quand on enlève un service: Laissez! «laissez! dit X... Ces plats ne vous gênent pas; ils charment ma vue!»
Grand comédien que ce X...!--Ce n'est pas qu'il ne soit sifflé, et souvent, et beaucoup, et très-fort! Mais il a le caractère et le dos fait aux sifflets comme aux frutti du parterre de Rouen, et va se guabelant de tout cela.--Il joue le premier acte de la Dame blanche. Il est sifflé. Le second acte va commencer. Le directeur vient le prévenir. Il trouve X... se déshabillant tranquillement dans sa loge. «Mais vous êtes donc fou! Et le second acte...--Je ne le sais pas, ni le troisième.--Comment?--J'ai toujours été sifflé au premier. Je n'ai jamais joué le second.»--On lui jette un jour du paradis une tête d'oie.--Messieurs, dit X... en la ramassant, la personne qui a laissé tomber sa tête pourra la réclamer au vestiaire en sortant.
Va, pauvre X...! pauvre méconnu! pauvre calomnié! va de sous-préfecture en sous-préfecture, méprisé de tes collègues des grandes villes, pensant avec Bonaventure Des Périers «qu'avec cent francs de mélancolie, on ne paye pas pour cent sols de dettes»;--peut-être un soir, dans le Midi, bien las et fatigué, tu t'assiéras sur un banc de pierre, sans un sou de courage ni d'argent, n'ayant plus qu'un vieil habit noir à vendre, l'habit de tes jeunes premiers; tu t'assiéras, les pieds moulus et la mort dans le cœur: alors une vieille femme passera qui te dira: «Venez chez moi.» Elle te fera bien souper et bien coucher. Et le matin, quand tu lui diras: «Je ne peux pas vous payer. Je suis comédien; voilà mon habit»;--la femme le repliera, ton habit noir, et le remettera dans ton sac en te disant: «Moi aussi, j'ai un mauvais garçon de fils qui est à courir la France comme vous. Eh bien! s'il se trouvait dans votre position d'à-présent, j'aimerais bien qu'il trouvât une brave femme comme moi pour lui donner à manger et à coucher.»
Sur la tombe du nomade, qu'on mette un masque comique, un bâton de voyageur.
L'EX-MAIRE DE RUMILLY
C'était, après tout, des gens d'esprit essayant de faire l'hôtellerie de la vie bien fournie, montée, pourvue, garnie de toutes sortes de plaisances, charmes et agréments, dormant grasses nuitées, riches et argentés comme des mendiants qui reçoivent de tout le monde, écrémant le plaisir et la satisfaction du mariage pour laisser au prochain ses charges, ennuis, chagrins et déboires, se gagnant magnifiques, et bien-sonnants, et doux-flattants, revenus de leur ferme du ciel, ayant à portée de la main toutes bonnes et désirables choses. Les belles plaines, avec fraîches eaux, beaux prés valants, terres fertiles, salubres et délicieuses, étaient leurs douaires et leurs hoiries prédestinés. «O gens heureux! ô demy-dieux!»--leur disait l'autre, les voyant autour des dix sept cent mille clochers de France, seigneurs de toutes les bonnes pâtures, beaux aspects de feuillade, et belles granges et basses-cours, et bois, et rivières, bien ameublés de tous gibiers, poissons, poulailles, bien vivant, mangeant, humant: «O demy-dieux! ô gens heureux! c'est paradiz en cette vie et en l'aultre pareillement avoir!»
Habiles gens que ces épicuriens du maigre et du jeûne! Des étangs à ne pas les compter, où le filet n'avait qu'à se laisser tomber pour ramasser, à se rompre, brochets, carpes, brochetons, anguilles! Viviers de pierres de taille pour garder le tout bien vif et en santé! Allées sablées pour l'abbé, de l'abbaye jusqu'à la belle vigne, folie et joie et réconfort des soirées d'hiver, attendant les buveurs dominicaux, couchés sur les coteaux de pierre à fusil! Domiciles d'élection, de paix, de pitancerie, et de bien-être, et de belle vue champêtre, avec le gai soleil pour éveilleur et sonneur de matines aux fenêtres joyeuses, avec le gai soleil pour compagnon mûrisseur des espaliers à six étages! Vergers frutescents, tout rougeauds de fruits; plantureux terrages, chauds nourriciers des grainées opulentes; forêts qui font l'horizon vert, et le garde-manger encombré; rivières échappées à travers les peupliers, pour le babil des battoirs, et le tic-tac du moulin; chènevières mettant fine toile au corps; prairies d'émeraude, donnant bon beurre, bon fromage, et bonne viande: toutes gaudisseries de la gueule et des yeux, cherchées et trouvées en ces châteaux bénis!--«Bien de moines!» à tous charmants coins de nature; «Bien de moines!» à tous riches terroirs, c'est le refrain populaire; aux prés de feutre: «Bien de moines!» aux guérets serrés: «Bien de moines!» aux étangs grands comme des lacs: «Bien de moines!» aux saulées bruissantes: «Bien de moines!» «Bien de moines!» dira toujours le plus vieux du village. «Bien de moines!» ont dit les acheteurs des biens nationaux. «Bien de moines!» se disent les fermiers de leurs héritiers.
Quel rêve entrevu, la première fois qu'ils entrèrent au pays de Rumilly! C'était splendide jour de printemps, ou clair temps d'automne. Quelle ambition éveillée par toutes les promesses de la gente contrée! Et comme, leur quête finie, les moines la quittent pensifs, tout songeant à un retour. Donations à insérer au cartulaire, indulgences à donner aux peccadilles de ces temps héroïques et brutaux, ils ruminent la clef qui leur ouvrira le petit Éden. Et dès 1104, ce sont moines de Molesmes entrant à Rumilly de par Hugues de Champagne. Hugues a retiré de son doigt son anneau. Il a juré sur les Évangiles, devant Pascal de Rome, Rithal, évêque d'Albe, légat du pape, Milon de Bar, l'acte de donation du village de Rumilly; et vite de Molesmes, pays raboteux, abrupte, tempétueux, pays de grand vent et de montées où les mules se déferrent,--ils s'installent en cette patrie nouvelle à pentes molles, à promenades point essoufflantes aux bedaines béates. L'air y ventile, frais et doux, et la forêt pare la bise. Benoîtement, les bonnes gens s'arrondissent à la sourdine d'un arpent, de deux, de cinquante, envahissant, de ci, de là, tout le pays. Gauthier de Fresnoy leur accorde la moitié de ses dîmes. Un autre jour, c'est le village de Saint-Parres qui leur est donné; un autre, c'est le Bouchot; un autre, c'est Nice; un autre encore, Villeneuve-sur-Terrien; un autre, le Long-du-Bois; un autre, c'est le château de la Motte; un autre, c'est une verrerie à souffler larges flacons pour enserrer la purée septembrale, et verres généreux pour porter les santés du souper. Pour des chemises, c'est Adèle de Rumilly qui leur accorde la dîme sur le chanvre. Ce ne sont, en ce temporel de Carabas, que milliers de boisseaux de blé et d'avoine; les arpents de terre, de bois, de prés ne s'y comptent plus que par centaines. Sous le poids de la dix-septième gerbe, du vingt et unième du chanvre et de la navette, crèvent les granges. Vers les basses-cours trop étroites, on amène des quatre points cardinaux du lieu, en longues processions, oies, chapons, gélines. Trois moulins, pour l'abbaye, tournent sur l'Hozain. Et pendant que Jean Collet échaffaude entre les peupliers la tour blanche de son église, cinq petites tourelles élancent dans le ciel leurs pointes d'ardoises pour l'abri et l'habitation d'honneur du seigneur abbé. Et de tant de jouissances charnelles, conquises en si peu de temps, le cantique de reconnaissance se lit aux murs tout égayés de paganisme. Sous les figures emmédaillonnées dans les grandes cheminées, c'est la devise: Jupiter Custos. Sur les chapiteaux des colonnes qui soutiennent le promenoir d'été, des enfants à cheval sur des cygnes font cabrer leurs montures, et les Amours, à ailes rognées, qui jouent du psalterion, semblent chanter, en leurs musiques inentendues, le Credo mythologique du XVIe siècle; même au-dessus de la porte, passage particulier de l'abbé, le tailleur de pierre jette, dans les lambrequins, la tête échevelée d'Ariane.
Mais tout cela était hier, et je veux conter aujourd'hui. Débouchez un jour de mai par l'ancienne route de Paris: la plaine qui entoure Rumilly vous apparaît immense et plate, toute couverte de blés verts, où la houle jette en courant ses moires blanches. Plus loin, une ligne qui serpente, d'oseraies et de peupliers. Quelques tuiles de toits percent de rouge les feuillages. Puis les cinq tourelles bleuâtres du château, la tour blanche de l'église. Là-dessus, le coteau monte, couvert d'arbres fruitiers fleuris. Le soleil joue dans la neige mate des fleurs, y posant par places des brillants, comme dans de l'argent bruni. Au haut du coteau, un panache d'un vert sourd qui fait ressauter les verdures aériennes des premiers plans.--Sur le chemin vicinal qui va du village à la route, il marche un androgyne de six pieds de haut, entoilé d'un coutil gris qui dessine d'amples gigots aux bras. A chaque enjambée sous la blouse longue se cache et se laisse voir, pudibonde et modeste, la broderie anglaise d'un pantalon de petite fille. Des souliers de prunelle chiffonnent leurs rubans de soie noire autour d'une cheville en paturon. Le vieillard s'avance, herculéen, dans un balancement craintif et sautillant. Il a sur la tête nue une perruque qui semble une touffe de mousse desséchée, à cheval sur deux immenses oreilles couleur de vieille préparation de cire. Au front, un nez gigantesque commence; un nez non pareil auquel on dirait que courent toutes les lignes du menton et des joues comme si elles s'efforçaient d'amarrer au visage cet insolite morceau de chair prêt à fuir. Ainsi nasalement pourvu, la tête du vieillard a l'air de ces hydrocéphales de buis qui servent d'enseignes drolatiques aux marchands de parapluies. Il tient en main une ombrelle ouverte. L'ombrelle de soie met au chef de l'homme des reflets roses.
Il s'avance relevant sa jupe pour la moindre rigole. Il remonte ses gigots, tout en scrutant d'un œil de maître les champs, les gens, les mares et les canards. Il s'arrête tout au bord de la route. Il jette un regard du côté de Paris. Il revient. Il trottine, faisant des coquetteries de démarche, et se retournant. Il s'ajuste. Il se trousse, se détrousse et se retrousse.
Cet homme est le seigneur suzerain de cette ancienne terre de moinerie. Cet homme commande au pouvoir spirituel. Cet homme règle les obligations du maître d'école envers la commune. Cet homme donne le mot d'ordre à cette police qui est le garde champêtre. Cet homme requiert cette force civile qui est la garde nationale. Quand cet homme rentre de son invariable promenade, les intérêts locaux, et les contestations, et les demandes, et les placets sont à sa porte, bonnet bas, révérences prêtes. Cet homme est le maire de Rumilly.
--«Azélie--a-t-il dit--donnez-moi mon ouvrage.»
Il a tiré une longue broderie. Il a mis son dé, il a enfilé son aiguille. Il a ses yeux de vingt ans. Il ne met pas de lunettes. Il brode au feston la longue bande.--C'est le baldaquin qu'il destine à son lit.
Celui-ci entre, et celui-là. Ils s'asseyent. M. Jousseau poursuit son feston. Ses doigts agiles vont et viennent. Il a croisé une de ses jambes par-dessus l'autre, et il travaille. L'un dit que les oisonneaux de Mathieu trouent sa haie; l'autre qu'il faudrait un nouvel instituteur, que celui qu'on a se grise, et que les enfants n'y apprennent rien, et qu'il n'est jamais levé pour sonner l'Angelus; un autre qu'il faudrait voir le préfet pour le procès des grands bois que la commune a avec l'État. M. Jousseau dit à l'un: «Vraiment?--à l'autre: «Possible!» Il brode toujours. Il ajoute: «J'irai à Paris, le mois prochain,»--et il répète: «J'irai à Paris.»
De la cuisine, une voix aigre s'échappe:--«A Paris? y pensez-vous, Monsieur? J'ai cent cinquante dindons à élever cette année! Vous allez, comme ça me laisser seule?»
Après souper,--quand c'est l'hiver,--Azélie a mis de l'huile dans son bureton. M. Jousseau le prend à la main. Azélie marche avec ses sabots dans la nuit noire. Elle porte un rouet, et une quenouille chargée. M. Jousseau marche après Azélie, se garant des pierres et du ruisseau de fumier de la ferme. Les voilà arrivés, lui et elle, à la veillée des femmes: tous les rouets sont en jeu. Quand les commères le voient:--«M. Jousseau, mon dernier a une foulure.»--«Il faut une omelette aux cloportes,--dit M. Jousseau,--je vous ferai l'ordonnance.» Il s'arrange à son rouet.--«M. Jousseau, mon homme a son rhumatisme.»--«Bonne femme, c'est qu'il ne porte plus les trois marrons que je lui ai dit de porter dans la poche de son pantalon.»--M. Jousseau a mis son rouet en train. Il ordonne encore d'autres remèdes, et sous son pied géant chaussé de prunelle, son rouet en fièvre tournoie et ronronne dans la grange, plus strident que tous les autres.
Méprise du créateur que cette cervelle femelle logée dans cette caricature de mâle? Cervelle coulée au moule des gynécées, engouée de chiffons, manœuvrant toute la machine solide de ce corps ridicule aux petits travaux des Arachnés! Homme-femme ayant ambition depuis trente ans d'aller à Paris pour caresser de l'œil les belles robes et les beaux bonnets, et les petits brodequins! Et les paysans lui pardonnent à ce maire enjuponné, fiers de vous montrer l'écriture calligraphiée de ses grotesques ordonnances médicales.
La veillée est finie. Il est rentré chez lui. Il est dans son lit, M. Jousseau. Il a la tête sur son oreiller; sa chandelle est sur sa table de nuit. Ses volets sont bien fermés, les rideaux de sa fenêtre tirés. Il est couché sur le dos; il tripote dans ses longs et grands doigts noueux quelque chose, et le retourne et le façonne comme une mère habille son enfant. Il a un petit carton près de lui, où il puise et remet tantôt un chiffon, et tantôt un autre. Ces chiffons ressemblent, à de petits vêtements: voilà un petit béguin et voilà une petite jupe. Il travaille avec tout cela dans la ruelle contre le mur. C'est long ce qu'il fait; il s'impatiente; il prend une épingle sur la table de nuit; il se pique. Il bougonne sourdement. Cela avance. Il sifflote un petit air. Il lui faut maintenant ses deux mains; il met l'épingle entre ses dents. Là! voilà qui est fini. Il fait sauter cela sur son séant, regarde et donne encore un coup de main ici et là: c'est sa poupée qu'il vient d'habiller. La chandelle tantôt ramasse sa flamme au-dessus de son champignon qui charbonne, tantôt la lance bien haut par-dessus; et au mur, le petit paquet de chiffons que branle le vieillard remue. Au mur, aussi, l'énorme nez du vieillard se projette, mettant une grande ombre bien noire qui marche et rétrograde selon que la chandelle flambe ou se reploie. Au mur, ce nez énorme se profile net; et d'une ligne cernée, la silhouette étrange tremblotte, toujours à sa même place, grandissante, puis immobile; tandis que promenée et ballante sur les plis des draps, la poupée estompe plus bas l'ombre allongée de ses oripeaux qui dansent...
Le dimanche gras, il arrive à Rumilly une grande caisse de Paris pour M. Jousseau.--M. Jousseau s'enferme avec sa caisse; même Azélie ne sait ce qu'il fait enfermé.
A midi, le mardi gras, M. Jousseau sort dans son cabriolet d'osier.
Quand M. Jousseau passe en son cabriolet d'osier devant le portail de l'église, le saint Martin sous son dais festonné ajusté aux meneaux lève son petit bras de pierre et met sa main devant ses yeux, en auvent, pour mieux voir. Les figurines qui vivent à chaque jambage perchées sur une colonne torse, dans un habitacle clochetonné, se penchent et se dressent sur la pointe du pied et s'avancent. L'ange à droite qui porte un beau lis à la main s'oublie, curieux, et grimpé jusqu'au haut des accolades, s'accoude sur les armes de France, laissant ses voisins en mauvaise position et mal en point pour voir. Petit à petit les saints s'essayent tous à déranger de la tête les gouttes de glace, réunies en grappes, qui pendent à leurs petites couronnes sculptées. Le soleil, jusque-là endormi dans son lit de nuages gris, s'éveille et met une mouche d'or au bout du nez de la Vierge qui fait vis-à-vis à l'ange de l'Annonciation, les yeux baissés. Voilà que la jolie Vierge lève elle aussi, pour regarder, ses paupières de pierre toute noircies des larmes de la pluie d'hiver. La grande rose à six feuilles en cœur resplendit comme une prunelle de cyclope dilatée; et les monstres des gouttières, et les apôtres qui demeurent contre les contre-forts sont tout éjouis et remuants d'aise d'avoir les plus hautes et les meilleures places, tant elle est curieuse, unique et merveilleuse, la chose à voir! Même comme les portes sont ouvertes, du fond de l'église, les personnages du retable, les soldats juifs et les saintes femmes tâchent de jeter l'œil par-dessus les chandeliers d'argent de l'autel, et les deux larrons quasi-morts retrouvent un regard pour ce spectacle étrange:--M. Jousseau, M. le maire, dans son cabriolet d'osier, défile devant l'église costumé en odalisque!
Le curé qui a lu la chronique du pays, disait sur le pas du presbytère: «O Jean Collet, vous qui élevâtes notre église de Rumilly, si belle qu'un monsieur de Paris est venu la dessiner l'autre année, et que le préfet l'a regardée l'autre jour! Vous qui l'élevâtes, pieux Jean Collet, chanoine et official de Troyes, par trente-quatre ans de quêtes patientes au travers des contrées chrétiennes, architecte de charité! ne serait-ce pas votre méchant petit frère Claude,--Claude qui, perdant que vous faisiez, armé de votre aumônière, croisade pour conquérir cette belle maison de Dieu, crayonnait sur tous les murs un grand enfer, écrivant au-dessous, le mécréant!
En ce palud et horrible manoir
N'est cordelier, ni moine blanc ou noir
On s'en estonne, et le peintre respond:
S'il y en a, mais on ne peut les voir.
Parce qu'ils sont mussez au plus profond.
«Claude, ce poète d'Hérodiades, qui donnait à lire aux beaux amidonnés de son temps, l'Oraison de Mars aux dames de la cour;--ne serait-ce pas, ô pieux Jean Collet, votre méchant malin de frère qui revient un instant de l'Ile des Hermaphrodites en guenon habillée, pour distraire et mettre en émeute les saints, les saintes, la Vierge et les anges et les éveiller de leur rêve de paradis et faire les cornes à votre pauvre âme trépassée, dites, ô Jean Collet?»
MARIUS CLAVETON
Honorable monsieur, je suis à la porte de votre habitation. Depuis que
j'ai eu l'honneur de vous voir, j'ai acheté des vêtements, afin de
pouvoir me présenter là où j'ai affaire. Je suis mieux vêtu, mais mon
pauvre nez souffre bien. Je me recommande à votre bon cœur.
Marius Claveton.
Mon pauvre nez! mon pauvre nez!
L'honorable monsieur fit entrer le visiteur, et lui donna de quoi acheter du tabac.
Marius Claveton est méridional, mais, à cela près qu'il jure par pécaïre, il n'est pas de son pays: il est modeste, il est discret, il est taciturne. Il sait l'étiquette entre gens qui n'ont rien et gens qui ont un peu plus. Invitez-le à déjeuner, il acceptera, mais de cet air honteux que devait avoir, je ne me rappelle plus, quel auteur du XVIIIe siècle, qui répondait quand un seigneur l'invitait: Vous êtes bien poli, monsieur, j'ai dîné hier. Des quatre ou cinq personnes qui l'obligent, il accepte la piécette, mais un peu rouge, et croyant d'ailleurs fermement qu'il ne fait qu'emprunter. Il attend de confiance le payement d'un billet idéal le lundi, et le mardi, dès qu'il l'aura escompté, il viendra mettre à votre disposition et sa bourse et ses services.--Deux points de feu dans les yeux.--Marius Claveton est un petit homme, les cheveux très-noirs, le visage impitoyablement vrillé de petite vérole, de grosses lèvres rouges sensuelles et épanouies, le nez au vent.
Defauconpret a beaucoup traduit; il a traduit quatre cent vingt-deux volumes. Marius Claveton a peut-être traduit encore plus de volumes que Defauconpret, car Marius n'a «ne cens, ne rente, ne avoir», comme ce bon larron de Villon. Marius vit à traduire de l'anglais.
Quand Marius a six sous, et de plus de quoi acheter des plumes et du papier, il va dans un certain cabinet de lecture qui possède bon nombre de livres anglais. Il s'attable, et, comme il a l'intelligence preste, la main vive et l'écriture expéditive, il écrit couramment sa traduction, fatiguant le plus de bouts d'ailes, emplissant le plus de papier qu'il peut.
A quatre heures, il se lève, essuie ses plumes, et va proposer, de petits journaux en petits journaux, sa main de papier noircie. Une quarantaine de sous est le salaire ordinaire. Marius achète du tabac, dîne avec une friture dans un cornet de papier, et se couche et s'endort pour recommencer le lendemain.
Un soir un de ses protecteurs qui le savait confiné au lit, faute de pantalon, vint lui rendre visite. Marius logeait rue Saint-Jacques, à l'hôtel de Grèce,--en son hôtel de Grèce, comme il avait l'habitude de dire.--Le protecteur monte l'escalier, il frappe.--Qui est là? crie Marius.--C'est moi.--Honorable monsieur! honorable monsieur!--L'honorable monsieur entendit des allées et venues dans la chambre; puis ce fut comme un frôlement de linge. Marius passait une chemise. Il ouvrit. L'honorable monsieur faillit être renversé: la chambre de Marius empestait le suif et l'humanité. Marius n'avait que sa chemise. Le monsieur prit son cœur à deux mains et fit un pas en avant. Dans la chambre, il y avait une chaise et un lit, et sur la chaise une chandelle cannelée de coulures avec un pied-de-nez. Le lit n'avait pas de draps.--Honorable monsieur, asseyez-vous.--Marius,--le Méridional, se retrouvait ici,--se croyait assez de chaises pour faire asseoir quelqu'un.--Merci, je m'en vais, dit l'honorable monsieur en tendant un paquet de hardes à Marius. Voici pour vous; j'ai une dame qui m'attend en bas.--Eh bien, faites monter cette dame! dit héroïquement Marius.
Le costume de Marius est d'ordinaire composé d'aumônes partielles que lui font quelques artistes de sa connaissance. On se cotise, on apporte, qui un gilet, qui une redingote, qui un pantalon, ce qui vous permet de deviner que le costume de Marius est d'un style éminemment composite; les charités qu'on lui fait étant de tous ordres et les habits qu'on lui donne étant de toutes dates. Mais cela ne fait guère à Marius; il marche dans tous ces morceaux de drap colligés, comme Diogène dans son haillon, et ne s'aperçoit des trous que quand ils sont grands.
Et savez-vous, mesdames, ce que ce déguenillé traduit, et quelle est sa veine et sa spécialité d'interprétation à ce costumé d'aumônes? il traduit, le plus souvent, les parfumeries, la parfumerie de Windsor et la parfumerie de Smyrne, les senteurs d'Énis-el-Djelis et les vinaigres de lady! il traduit les articles sur les strigilles, les gauzapes, les alipili et les elacothesii. Il se plaît aux toilettes d'exquise élégance; il entre en tous les détails des soins internes, en toutes les parures du corps! Il traduit tous vos auxiliaires, mesdames; les sachets, les savons, les pots-pourris, les préparations balsamiques, les bains de Vénus, les eaux de Jouvence, les laits de beauté! Il dit chaque ωσμη du gynécée; il dit, d'après les Guerlains inédits de la Grande-Bretagne, le castoréum, le crocus, la marjolaine, le storax; il dit les stagonies d'encens et les roses de Tunis, et d'Égypte, et de Campanie, et que nous devons à Néron l'art de s'oindre la plante des pieds! Il conte toutes les ressources de l'Orient, Éden des parfums, le musc, l'ambre, la civette, le jasmin, le nard, le macis, le girofle, le bétel et le ginseng! Il traduit toutes les joies de l'épiderme, le massage, et les essences et les arômes! Il traduit, mesdames,--ce Marius sale et pouilleux, et qui pue,--il traduit pour vous toutes les recettes de Calcutta et de Téhéran, tous les secrets de l'hygiène de la beauté! Il plonge sa plume en toutes les extases de l'odorat. Pour vous, mesdames, il fait passer d'anglais en français tout ce qui assouplit l'épiderme, tout ce qui veloute la peau, tout ce qui fait la femme savoureuse, et en bon point pour les désirs!
Marius trouve le Luxembourg à sa porte, les habits des autres à sa taille, il n'est rien d'égal au tabac de Sganarelle à son goût, la misère qu'il mène à sa guise.
Je ne connais qu'un malheur et qu'une douleur arrivés à Marius.
Marius,--il paraît que, cette après-midi là, le journal où il s'était présenté manquait de copie,--Marius revenait avec huit francs dans sa poche. Huit francs! Pécaïre! Huit francs! une fortune! Huit francs!! Si Marius eût dû jamais connaître l'orgueil, il l'eût fait ce soir-là. Il était tard! Marius trouva la friturière où il dînait fermée. Marius remonta gaiement la rue Saint-Jacques. Il arriva ainsi chez Tonnelier. Il dîna, il but du vin. Marius d'ordinaire ne buvait que de l'eau. Le lendemain, aux premières fraîcheurs du matin, Marius se retrouva dans un terrain vague, près de la barrière du Maine, le corps meurtri, la tête troublée, avec ses bottes aux pieds et sa chemise au dos,--rien de plus. Marius avait l'inexpérience du vin. Il s'était grisé; on l'avait battu, on l'avait volé, et là-dessus il s'était endormi. Marius reprit le chemin de son chez lui, donnant à regarder aux laitières sans le savoir, essayant de voir clair dans son histoire et ne s'y reconnaissant pas trop, la langue épaisse, les jambes molles. Il n'était pas encore assez dégagé pour comprendre ses infortunes et son peu de costume. La portière de l'hôtel de Grèce, en l'apercevant, partit d'un éclat de rire. Le pauvre Marius ouvrit les yeux; il vit que les voleurs lui avaient fendu sa chemise par devant,--du haut en bas. Ce n'était plus qu'une redingote. Marius se vit comme il était; il vit la portière rire,--il se mit à pleurer comme un enfant.
LOUIS ROGUET
Et ce sont, dès l'enfance comme dans l'histoire de tous les sculpteurs, des tentatives, des essais. Les angles des pupitres du collége d'Orléans se découpent en silhouettes caricaturales; la neige, la terre, la cire, tout vient prendre forme sous les doigts du jeune modeleur. L'attention s'éveille autour de ses débuts. Vient l'époque des études sérieuses, des études du matin au soir, des expériences, des tâtonnements, des luttes, des premiers travaux, des premiers encouragements. Le rayonnement n'est pas considérable. Mais le portrait de l'assassin Abraham Serain derrière les barreaux de sa prison, un groupe représentant un Fils recevant les derniers soupirs de sa mère, éveillent la curiosité. Les charges de quelques notables, inspirées de l'humour de Dantan, font le jeune homme redoutable dans une ville de province: c'est le succès.
Mais Rogues ne s'abuse pas; il sait tout le premier la faiblesse de ces commencements. Il a soif de Paris, de Paris où l'étude a des comparaisons, des modèles; de Paris où le travail rend tout ce qu'on lui donne. Il veut un public. Il sait que là de vrais jugeurs font justice des grands hommes de province et des génies de sous-préfecture; il sait que c'est un crible immense qui sépare le bon grain de l'ivraie; il le sait, et il part. Il descend à l'atelier de Drolling, et attaque la glaise avec fureur, n'interrompant l'académie que pour courir à l'amphithéâtre, et puisant dans sa constitution herculéenne la force de recommencer tous les jours. Voici les bustes de Boursy, Jules Saladin, Béhic, Paillet, Chopin, Buchon, David, Baroche, de Larochejaquelein, les uns originaux, les autres copiés, mais des copies redoutables aux maîtres; voici les figurines de madame Paillet, de mademoiselle Méquillet dans le rôle de Valentine des Huguenots, d'Audran dans Ne touchez pas à la Reine; voici trois médailles obtenues en 1844, 1845, 1847. De ses esquisses perdues, nous nous rappelons une étude de la Nuit, la tête penchée en arrière, effleurant d'un pied le globe terrestre, laissant tomber de ses bras relevés une draperie toute constellée d'étoiles. La draperie voletait jusqu'aux pieds, nuageuse et perdue, dessinant ce beau corps, le caressant avec des ondulations de vagues.
Mais ce fut un jour de rêverie que Roguet jeta sur la glaise cette sœur de la Mélancolia, un jour qui n'eut guère de lendemains. Là n'était point sa veine. Ce qu'il fallait à Roguet, c'étaient les larges musculatures, les formes plébéiennes de la matrone romaine, les enfants charnus à la Jules Romain, les mêlées aux lignes impétueuses, les pantomimes héroïques, les fougues d'une pensée matérialiste, un combat, une victoire à couler dans le bronze, à décorer un arc triomphal; ce qu'il lui fallait, c'étaient les contours terribles. Michel-Ange allait à lui.
L'homme se traduisait dans ses œuvres. Doué d'une vigueur d'athlète, prenant plaisir aux tours de force, et l'emportant sur tous; faisant de son atelier une sorte de palestre; exerçant ses membres pour retrouver chez lui les lignes qu'il aimait en ses modèles; jetant un jour un municipal et son cheval à terre; vivant d'après les anciens préceptes du gymnase; buvant de l'eau, se privant de Vénus; c'était un des derniers fanatiques de la force, et de l'image de la force. Il vous prenait une admiration et un étonnement à regarder cette tête qui rappelait le masque du Jupiter Olympien, ces yeux de lion, ces sourcils épais, ce front et ce nez droits, ce menton court, ce front haut et large, ces cheveux tombant du sommet de la tête comme une crinière blonde.
Caractère d'une âpreté dominante, nature batailleuse, se cabrant pour un rien, il voulait tout autour de lui des amitiés souples et maniables qui ne lui fissent pas ombrage. Violent comme une énergie qui a conscience d'elle-même, il adorait sa mère; mais, dans son adoration, n'entrait-il pas un peu de reconnaissance pour l'affection soumise et comme obéissante que lui portait l'excellente femme?--Ame valeureuse faite pour la lutte et pour les chocs, taillée à grands coups; une âme du XVIe siècle dépaysée dans le nôtre. Mais dévoué garçon, mais tout débordant de franchise, mais loyal, loyal à ce point qu'il ne douta jamais de la loyauté de personne, et qu'un jour, il lui arriva sur le terrain, de dire à un adversaire de première force: «Monsieur, je n'ai jamais touché une arme. Je vous demande un an pour vous rendre raison.»
En 1848, l'élève de Duret concourut pour le prix de Rome, et obtint le second grand prix.
Puis on mit la statue de la République au concours. Roguet vêtit son esquisse du drapeau tricolore, la hampe du drapeau appuyée contre le sein gauche, une épée à la main, un pied sur un pavé. Cette République, emportée comme la Liberté de Delacroix, mais toute magnifique de sérénité en sa fièvre,--le meilleur, sans contredit de tous les envois,--fut jugée digne d'être exécutée en grand modèle et coulée en bronze.
Mais déjà une toux sèche le fatiguait. Le cheval qu'il avait jeté à terre lui avait un moment reculé sur la poitrine, et depuis ce moment il éprouvait des malaises; puis ce furent des douleurs. On lui conseilla le repos; mais il se souciait bien de cela vraiment!--Il entre en loge tout enfiévré, et malade à ce point qu'il est obligé de demander un matelas pour se jeter dessus à l'heure de ses redoublements de fièvre. Le vingt-deuxième jour, l'ébauchoir lui tombe des mains, et son bas-relief reste inachevé. Le jury des beaux-arts est appelé à juger le bas-relief inachevé: Teucer blessé par Hector et défendu par Ajax. Il juge «à la majorité de vingt-trois voix sur vingt-cinq, la composition de Louis Roguet digne du premier grand prix, et décide qu'après avoir reçu, en séance solennelle, la médaille d'or, il sera envoyé à Rome aux frais du gouvernement.»
Après un court séjour à Hyères, il arriva à Rome, où ses rêves l'avaient fait entrer autrefois plein de vie et de santé. Là eut lieu cette lutte de l'homme qui se sent mourir et qui compte ce qui lui reste à vivre. Les projets s'accumulent dans sa tête, et sa main est impuissante. Il se couche, il se relève; il prend la fièvre pour de la force, il va de son lit à la statue, de la statue à son lit; maudissant les survivants qui ont le temps avec eux, pleurant sur la douleur de sa mère, voulant revenir et ne pouvant pas. Ce fut entre lui et l'agonie une lutte atroce; lui qui à chaque minute sentait l'avenir qui s'en allait, lui dont la robuste charpente s'indignait d'être ainsi tâtonnée par la mort, la mort, qui avait envie de ce jeune corps et de ce riche cerveau, envie de tout ce qu'ils promettaient.
Arrivé à l'heure de mourir, il voulut partir. Ses amis le portèrent pour descendre l'escalier. On raconte qu'à la dernière marche de la villa Médicis, il râla dans une convulsion de désespoir: «S.............! ces crétins de l'Institut qui ont des soixante ans dans le ventre!»
Roguet avait vingt-six ans.