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Quelques créatures de ce temps

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UN AQUA-FORTISTE

I

..... Dans ce café du boulevard, un jeune homme était attablé devant moi. Son chapeau de feutre, abaissé sur ses yeux, le drap sans reflet de son habit, buvaient et flétrissaient la lumière rousse, terne, morne et morte sur tout cet homme comme sur un vieux crêpe. Il avait, posés, ses deux mains sur les marges de la Patrie, et ses deux yeux, qui ne lisaient pas, au beau milieu du journal.

La demoiselle de comptoir comptait les petites cuillers. Un garçon couvrait le billard; un autre apportait un matelas roulé sur sa tête. Minuit avait éteint le gaz. L'or des plafonds et des murs, les éclairs des glaces, les paillettes des verres, tout cela avait été soigneusement serré dans les ténèbres. Une bougie veillait la nuit.

Un garçon prit racine devant la table du jeune homme.

--Ah! oui!--dit le jeune homme, qui finit par l'apercevoir; et il mit la main dans la poche de son gilet, se fouilla à droite et à gauche, puis en haut, puis en bas... La figure de marbre du garçon eut un courroucement olympien. Il se rejeta en arrière, fit volter sa serviette de sa manche droite sous son aisselle gauche avec un mouvement digne, éclaircit sa voix par un: Hum! hum!... A ce moment:--prenez les deux consommations,--dis-je, en jetant une pièce d'argent sur la table de marbre.

Nous sortîmes.--Voilà une belle nuit, Monsieur!--fait mon homme. Nous marchions.--Une bien belle nuit!--Et il allait, promenant ses yeux dans l'ombre.--Ah! pardon, je suis distrait: vous ai-je demandé votre adresse?--Je lui donne ma carte.--Monsieur, ils sont trois, à l'heure qu'il est, sur la place du Carrousel: un homme, une grosse lorgnette et la lune. L'homme attend, la lorgnette regarde, la lune... Ah! voilà un sergent de ville... deux... quatre sergents de ville. Monsieur, à l'honneur de vous revoir.

Le lendemain, mon portier me remettait quatre gros sous enveloppés dans un morceau de gravure déchirée.

II

Je le retrouvai, et voici comme.

Domangeot avait un oncle sans un enfant et sans un sou. Un chemin de fer avait tué l'oncle à Domangeot. Domangeot avait recueilli de son oncle--des dommages intérêts. Dans une petite chambre de la rue de l'Ancienne-Comédie, c'était une chambrée complète de buveurs en manche de chemises; et, par la fenêtre, penché un verre à la main, comme le Bacchus rouge d'un cabaret, Domangeot invitait les amis qui passaient dans la rue, et les amis des amis, et même les amis des autres. Je passais; mon nom tomba de là-haut; je montai. On me donna une chaise et un verre de Champagne dont le pied était cassé. Mon homme était là, pâle parmi les faces de pourpre. Cependant il buvait, il buvait comme un remords.

Les cœurs trinquaient.

--A Emma!--A Clorinde!--A Juliette!

--A l'almanach!

Je demande à droite:

--Qui est-ce, ce monsieur qui ne dit rien?

--C'est mon ami!... Connais pas!

Je me retournai à gauche:

--Celui-là... sans faux-col?... Attends... un graveur... Ah! je ne sais plus!

Paroles, voix, cris, cliquetis de verres et de noms, le vin couronné de souvenirs,--il semblait que ce fût toutes les amours du quartier Latin portées en triomphe par les toasts grisés, se disputant la cendre des souvenirs morts et des jours envolés!

--A Berthe! qui avait un bouvreuil dans le gosier, des grains de beauté partout...

--A une blonde!

--A cette bonne Fanchette! qui marchandait à la boutique à un sou!

--A Annette! qui dansait à l'ombre de sa jambe droite!

--A Tape-à-l'Œil!

--A Rose! une oie!... bête comme un homme, menteuse comme une affiche, triste comme un poêle, grêlée... et mauvaise comme une guenon qu'on oublie de battre! A Rose, que j'ai aimée!

--A des yeux!--et le verre du buveur taciturne monta soudain sur tous les verres entrechoqués,--à des yeux!--Quand ils me regardent ces yeux..... Nom de D..., qu'est-ce qui me soutient ici que ces yeux ne sont pas deux rayons de la Lune... Ah! c'est vrai, vous autres, vous n'avez pas lu Marbodée, vous ne savez pas qu'il y a des saphirs et des yeux de femmes qui se font sous certaines influences sidérales. Tout ce que je sais moi, c'est que ces yeux chassent d'autour de moi le noir de la nuit et les chauves-souris qui me boivent à petites gouttes le sang... Quand ces yeux me regardent, c'est bien étrange, allez messieurs, mais c'est comme je vous le dis, Rembrandt me prenant par la main me fait entrer dans le clair-obscur d'une de ses planches,--et il répéta quatre ou cinq fois en riant bêtement--oui dans le clair-obscur, oui dans son divin clair-obscur.

Alors se penchant sur la table, il tomba ivre-mort. Puis il eut une terrible attaque de nerfs. La nappe, vidée sur l'escalier, fut soulevée aux quatre coins, l'homme mis dedans et échoué sur un lit. Quand deux livres de glace lui eurent été fondues sur la tête, il faisait pleine nuit. Je me proposai pour le reconduire.

III

Le grand air remit mon compagnon. Les soufflets d'un petit vent d'automne lui ramenèrent le sang aux joues.--Ah! Monsieur,--me dit-il,--que de pardons pour aujourd'hui et pour l'autre soir! Je suis graveur, Monsieur; un triste état, comme vous voyez: des taches, des trous, un habit qu'on dirait d'amadou sur lequel on a battu le briquet. Les marchands... ah! les marchands! Il faut mendier quinze francs d'une planche!... On a de mauvaises hontes, et je n'ai osé aller vous remercier, fait comme un pauvre... Ce soir,--je bois comme un enfant;--et puis il me fallait boire; j'ai comme cela, là et là, au cœur et au front, des visions, des fumées, des nuages, des images qui passent... Mais cela va bien maintenant, très-bien: il y a longtemps que je n'ai eu la tête si légère. Pardon encore, et merci de votre bras... Retournez-vous donc, Monsieur! La nuit! voilà la reine des eaux-fortes! Cela fait du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les fleuves sont grands la nuit? Paris qui dort, les pieds dans l'eau, c'est beau, beau, bien beau! Un flot d'ombre éclaboussé de gaz! L'eau,--une huile, du bleu, du noir, du violet, de l'or! du neutre--la teinte moiré de feu; un miroir qui pêle-mêle roule les ténèbres et les éclairs!--Le ciel est pâle, ce soir.--Près du pont, le remous, voyez donc! de l'argent bleu!... mille lucioles... cela grouille... et la berge aux grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de l'arche comme un mitron se glissant dans un four éteint... Ces réverbères, dans l'eau tout là-bas,--des crucifix de feu; là, devant nous, comme des pans de fenêtres d'où les flammes des lustres filtrent à travers des rideaux de bal... Non, cela tourne: des colonnes torses qui remuent de la braise dans l'inconnu mort de l'eau; non, cela n'est pas cela, c'est autre chose... Est-ce bête, les phrases!... Toutes ces masses, un gribouillis d'encre avec des gris blafards comme il y en a sur les ailes des chauves-souris. Monsieur, les critiques nous ont gâtés, et vous voyez bien que c'est une grande sottise de broyer des idées sur la palette: les feux d'artifice ne pensent à rien.--Vous avez un peintre qui a pris la nuit en flagrant délit; il se nomme... J'ai perdu son nom... Mais n'avoir qu'une aiguille emmanchée pour peindre! Ah! Ah! Nous voilà en face la rue de Jérusalem... Quelque jour--il faut que je me presse, car les maçons... je sauverai ce motif-là. Ces deux grosses boules qui trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au bas du quai? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de toutes choses!... La tourelle, oui, avec ces deux fonds d'ombre à droite et à gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle,--voilà! Et là-dessous, penchez-vous, il faudra que j'agrandisse et que j'allonge, à la façon de l'eau morne, la face des maisons éteintes, comme les perspectives de maladreries blêmes. Ça? des fenêtres de blanchisseuses; on dirait des yeux éclairés de vert de gris... Toujours Notre-Dame! avec comme des marches dans le haut; un escalier vers l'infini, cassé à moitié du ciel... Ah! c'est drôle, l'arche du pont Saint-Michel et l'ombre portée: un cerceau tout noir où ainsi qu'un clown saute la lumière!--Regardez-bien: tout derrière une maison peinte en rouge, aux fenêtres de feu, et mille petites maisons blanches; devant, le quai, une maison carrée, cinq trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu du toit, du gris, du sale au bas de la maison,--voilà tout ce que c'est que la Morgue! Il n'y a pas à en dire plus que la chose! C'est simple comme bonjour!--Cette grande chose sombre en bas, c'est un bateau, tout bonnement. Essayez donc de peindre la noyade là-dedans! Je sais cela d'expérience: il ne faut pas mettre sa tête dans sa main. Les choses ne prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni ne se souviennent. Les chefs-d'œuvre ne doivent pas parler; il n'y a que quelques sots comme moi... Ah! des crêtes, des toits, des dômes de saphir: la lune s'est levée. Après tout il y a des gens qui la font très-bien avec un pain à cacheter...--Et l'Hôtel-Dieu, ce n'est qu'une caserne! Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze... quarante-cinq...--je compte les fenêtres: une manie!...--sur cinq rangées, cela fait...

Quand il eut passé Notre-Dame, il s'assit sur le parapet. Nous regardions par derrière la basilique noire accroupie sur la ville bleue, avec ses deux tours levées sur l'orbe d'argent, comme un sphinx de basalte à deux énormes têtes.

IV

Nous eûmes, ce poète malade et moi, de belles soirées remplies de promenades, de spectacles, de paroles. Nous courions la ville la nuit. Nous regardions, sur le fleuve, la danse des rayons voilés. Nous nous enfoncions dans les faubourgs, dans les quartiers lointains, cherchant et surprenant un Paris mystérieux, lugubrement superbe et terriblement muet, théâtre vide et noir du peuple. Ou bien, mangeant quelques pommes de terre tirées de son petit jardin, et cuites dans son poêle--il était fier et ne voulait rien accepter,--nous causions. Il parlait singulièrement, merveilleusement, et comme je n'ai jamais entendu parler. Il sautait d'idées en idées, s'accrochant aux sommets, traînant votre bon sens après sa verve, pensant au delà des livres, mêlant son art et son âme, bousculant les mots, se précipitant aux vérités vierges; puis soudain se perdant, se brouillant, bataillant contre les nuées, blasphémant l'humanité, retombant à terre, balbutiant avec des craintes, des tons de voix baissés tout à coup, avec je ne sais quelle peur de je ne sais quelle chose. Puis des retours, et de nouvelles éloquences, et la femme toujours revenant au milieu de l'art et tout à coup à l'imprévu:

--Mon cher, la femme n'a pas de traits. Son visage est tout fait d'une clarté. Un rayonnement, vous le savez, n'a pas de lignes. Toute la figure de la femme n'est qu'une esquisse dont la lumière de la physionomie fait une peinture finie qui ne ressemble pas à l'esquisse. Il y a des femmes dont on n'a jamais vu le nez, parce qu'elles le cachent avec un regard. Vous savez bien que les photographies ne ressemblent pas. Mais, chut! on écoute.... la police...--Quand je serai marié, j'aurai des enfants. Ils n'apprendront rien... J'aurai des luttes avec la mère; mais j'ai mes idées... rien! L'alphabet, voilà le mal. Oh! avoir une cervelle qui ne regarde ni dans les tableaux, ni dans les livres ni dans le ciel! la cervelle,--l'ennemi! Non, ils n'iront pas à l'école apprendre des choses qui tuent le bonheur... Quand ils me diront: Qu'est-ce que ça, papa? Pourquoi ça, papa?--Je ne sais pas; je ne sais pas... Vivez...--Seulement il ne faut pas mécontenter les gendarmes, vous concevez?--Leur cervelle? ce que j'en ferai? Un instinct qui vous gare des roues d'omnibus, une machine qui vérifie la monnaie qu'on vous rend, un guide aux yeux crevés qui vous mène à la mort sans vous dire: Mais retournez-vous donc!--Paradoxe? Allez, dites le mot! Eh! bien, quoi? c'est un lieu commun qui n'est pas mûr? Mais l'Amérique est un paradoxe de Christophe Colomb! Le paradoxe! c'est la seconde vue de l'esprit, la veille qui devine le lendemain, un homme qui avance comme une montre!... Quand je serai marié--c'est bon de n'être pas seul, quand le soleil n'est pas là;--je vous dis cela à vous, parce que vous êtes mon ami--elle me fera mon petit dîner. J'aime le bleu. Elle sera habillée en gaze bleue--imaginez une vapeur! des vêtements comme il y en a dans les clairs de lune! Et puis je la ferai poudrer. Elle a des cheveux noirs; avec des yeux bleus, cela jurerait, tandis que poudrée... ce sera charmant, oui, charmant, ma parole d'honneur! et sur ses cheveux poudrés--vous devinez bien?--un beau disque d'argent. Seuls, tout à nous, les volets fermés, nous bouderons le soleil toute la journée; le soir, nous irons, nous marcherons... Oh! alors, je ferai des choses!... Il faudra bien qu'on parle de moi; j'aurai des jaloux, des envieux... les critiques... mon talent... Bête que je suis! je passerai tout mon temps à l'aimer!--Après tout, qu'est-ce que ça me fait, la postérité, avec ces grandes lessives du monde par l'eau ou le feu, tous les vingt mille ans? Une immortalité de deux sous!--Et puis c'est une injustice. Si je suis aussi fort que Rembrandt, qui me rendra l'admiration qu'il touche depuis cent cinquante deux ans? Je suis volé. Je vous dis, c'est une injustice.

V

J'aperçus mon monsieur Thomas à côté d'un musicien, dans l'orchestre. Il dévorait du regard la petite Marie, qui jouait avec ses yeux bleus et ses cheveux noirs.

C'était d'Outreville qui m'avait entraîné aux Délassements-Comiques, pour voir ce qu'il appelait «sa petite machine», l'Amour au Mont-de-piété.--Quoique d'Outreville fût mon ami, sa pièce ne me parut pas plus stupide qu'à un autre.

--Eh bien! trouves-tu ça assez Beaumarchais, hein?

--Trop!

Il me serra la main.--Allons dans les coulisses! --Dis donc, Marie,--fit d'Outreville en lui parlant tout haut à l'oreille,--et tes amours avec M. Thomas?

--Comment, vous qui êtes un bon enfant, vous allez vous ficher de ce pauvre toqué qui m'aime--et moi aussi! Eh bien! il m'a demandé ma main, n'a! Maman va le flanquer à la porte comme un balai. Il n'a pas le sou, que voulez-vous? Maman a vécu: elle sait la vie, n'est-ce pas?

VI

J'étais dans mon lit, ne dormant plus, pensant à peine, les yeux clos, tout le corps assoupi encore, l'esprit bercé, confit dans mes draps, tapi, enfoui, baigné des moiteurs de l'édredon, couvant et cuvant ma paresse, caressé d'un petit soleil que je sentais dans la chambre, avec, dans la tête, le plus gai bégayement d'idées; et, sans remuer, m'éveillant à petits coups, benoîtement, bâtissant des châteaux de cartes à tâtons, embrassant mes projets dans le nuage, indolent comme une aube, je m'amusais à rêver. Je rêvais que s'il m'arrivait de vendre un livre trois cent mille francs, je les dépenserais ainsi: dans l'entre-deux de mes deux fenêtres, à ces deux rubans plats surmontés d'un gros gland où pendaient les tableaux de l'hôtel Soubise,--les gravures m'ont montré cela,--je pends le dessin qui n'existe pas--du Chat malade de Watteau; les joues de la gentille commère effarée, caressées et battues d'une rouge sanguine, et sa belle prunelle allumée de crayon noir, l'empressement grotesquement charbonné du docteur, et Minet qui si furieusement se défend de guérir,--je les vois. C'est bien. Au dessous du chat malade, voici installé ce secrétaire signé Riesener au pied gauche du meuble, qui était à vendre 30,000 francs, je ne sais plus où. Sur le secrétaire, il trône, ébouriffé, vieux de trois siècles, beau comme un cauchemar, un chien de Fô d'ancien bleu céleste, la crinière violette, la gueule en tirelire, roulant sous ses sourcils deux boules furibondes, la queue en une énorme flamme,--ce monstre chinois qui m'a fait une si mémorable grimace au coin d'une rue d'Anvers. De chaque côté, c'est fort simple, les deux grands pots de blanc de Saint-Cloud, à lourdes et riches fleurs à la Pillement, boîtes à thé où la Régence puisait le thé noir avec la petite spatule, et le thé vert avec la petite cuiller de chine à tête de coq:--ils me sourient d'ici, chez Lambert Roy, au fond de leur caisse aux armes de Philippe d'Orléans. La tablette du secrétaire est large: quoi encore? Pour le devant, ce sera sur leur plateau, six petites glacières de Saxe en feuilles de vigne, semées de fleurettes, assises sur des pieds de fleurs en relief. Pour la gauche, un de mes amis me cède la tasse de Sèvres, signée 2000--ainsi signait avec un calembour l'ouvrier Vincent--tasse royale où Louis XVI buvait tous les matins son eau de chicorée. A droite... à droite, je verrai. Pour les fenêtres, révolution complète. J'ai horreur des rideaux à plis droits et tombants: je prends les rideaux dont Saint-Aubin a donné le modèle dans la planche du Concert: vraies jupes à volants, à bouillons, du haut en bas, et qu'on remonte sans les tirer. Du papier aux murs, vous pensez bien qu'il ne pouvait en être un moment question. J'envoie un ministre plénipotentiaire, mais habile, vers une vieille dame, chez laquelle j'ai fait un excellent dîner à Troyes: il me faut les quatre tentures de son salon, des bergeries de Boucher, réjouissantes à l'œil comme un lever de soleil pris au traquenard dans les métiers des Gobelins. Assis aux coins de ma cheminée, deux Amours-faunes de Clodion se balancent dans un serpentement de rocaille dorée d'or moulu d'où montent des bougies. Mais le milieu? Point de pendule d'abord! Une pendule, c'est la main du temps sur votre vie, comme le doigt d'un médecin sur votre pouls... Le milieu... le milieu...

Ici un coup de sonnette très-vif,--et la petite Marie dans ma chambre.

--Monsieur, vous êtes l'ami de M. Thomas. On m'a dit qu'il était malade. Je veux le voir.

Une demi-heure après, une voiture nous descendait rue Saint-Victor. Je ne me rappelle pas que nous nous soyons parlé pendant la route.

La porte de l'allée était ouverte. Le jardin sonnait sourdement sous des coups. Une petite pluie fine était survenue qui tombait. Thomas, en manches de chemise, piochait furieusement. La moitié du jardin était déjà retournée. Thomas poussait son ouvrage sans se soucier de nous qui marchions derrière son dos.

--Eh bien! Thomas, voilà comme on reçoit ses amis?

Sans tourner la tête, et sans regarder, sa pioche allant toujours:

--J'ai fini. Encore une cinquantaine de coups de pioche.

--Mais au moins regardez une dame que je vous amène.

Thomas passa sa manche sur son front baigné de sueur, regarda fixement la jeune femme:

--Madame, j'ai l'honneur de vous saluer. Asseyez-vous.

Il n'y avait dans le pauvre jardinet que quelques tiges flétries de pommes de terre.

Et se tournant vers moi:

--Eh bien, voilà! Le tour est fait, mon cher Monsieur! Vous vous demandiez pourquoi j'avais peur d'eux? Elle est là-dessous! Je la cherche. Ils l'ont tuée... Oh! il n'y aura pas de trace, vous verrez! Je les ai bien entendus cette nuit: aussitôt la lune disparue du ciel, ils sont venus;--doucement, doucement, ils sont entrés dans le jardin... les misérables! Moi, j'étais couché sur un matelas de liége, et toute ma chambre était remplie d'eau-forte... Je ne pouvais pas descendre... je ne pouvais pas descendre..., comprenez-vous?--Il s'arrêta suffoquant.--Le reste, parbleu! reprit-il d'un ton brusque, il faut que vous ayez la tête diablement dure..., ils l'ont enterrée ici... Savez-vous où elle est, vous?... Ah! là!... Otez-vous, Madame, vous me gênez!

--Mais qui, mon Dieu! ont-ils enterré?--lui dit Marie en lui prenant les mains.

--Qui! Rien! la petite Marie!

Et il se remit à piocher.

Thomas est mort, il y a de cela six semaines.

Deux amis, le Silence et l'Oubli, l'ont mené à la fosse commune; et son propriétaire a fait six casseroles des cuivres de ses belles planches: les Amours de la Nuit et de la Seine.



L'ORGANISTE DE LANGRES

DE LA VILLE DE LANGRES ET D'UN QUI Y HABITAIT

Langres est une petite ville de la Champagne, ayant un évêché, sept mille six cent soixante-dix-sept habitants au dernier compte, une belle promenade, beaucoup de prêtres sur la promenade, une bibliothèque, une cathédrale, presque une société, un collége communal, un musée qui a un gardien, et un tribunal de première instance.--De plus, Langres est la patrie d'Éponine et de Sabinus.--Les géographes qui l'ont découverte parlent de sa coutellerie, de son vinaigre, de ses bougies et de ses meules à émoudre.--Comme la ville est sur une hauteur, les rues montent naturellement, et comme les rues montent, les casaquins à petites fleurs bleues et roses s'arrêtent à tous les pas de porte, et se reposent à causer.--Langres est très-fière d'avoir été brûlée par les Vandales en 407, et rebrûlée par Attila en 451. Tous les ans, un savant du lieu publie une petite brochure de cinquante pages qu'il tire à vingt-cinq exemplaires, sur les «Lingones», ou le «tumulus» nouvellement trouvé à la côte d'Orbigny.--A ces petites brochures près, on naît, on mange, on médit et on meurt à Langres à peu près comme dans toutes les villes de province.

Or, en cette petite ville habitait un singulier petit homme, singulièrement vêtu: chapeau rond à larges bords, carrik gris à trois collets, culotte courte et bas noirs, souliers à boucles de jargon, et breloques au gilet.

CE QUE LA VILLE DE LANGRES SAVAIT ET DISAIT DE L'HOMME AU CARRIK.

L'homme au carrik était arrivé à Langres quelques jours après la mort de M. Lebeau, l'organiste de la cathédrale, celui qui toucha l'orgue au mariage de mademoiselle Pinel, la demoiselle aux trois cent mille francs de dot.

La place de M. Lebeau avait été promise à M. Dujeune, le maître de piano des demoiselles Delchez, dont l'oncle était président du tribunal.

L'homme au carrik en arrivant alla à l'évêché.--On parla beaucoup d'une lettre qu'il remit à l'évêque.

Autour du 15 mars, ce fut une chose officielle que M. Dujeune était «sacrifié», et que l'homme au carrik lui avait pris sa place.--M. Mettret, qui était au conseil municipal, en exprimait tout haut son opinion chez madame Delchez, profitant de l'occasion pour dire: C'est encore Paris qui nous vaut ça!--et parler dix minutes contre la centralisation.

Au dimanche de Pâques, l'homme au carrik toucha l'orgue pour la première fois. Madame Maréchal, qui avait pris à Paris quinze leçons de Quidant, à vingt francs le cachet, dit «qu'il jouait des choses qui n'en finissaient plus, et qu'il faisait de la musique qui donnait envie de pleurer.»--M. Delbneck, qui était président de la Société philharmonique et qui était chargé des comptes rendus musicaux dans le Veilleur de Langres, écrivit dans cette feuille «que le nouvel organiste manquait entièrement de brio,» un mot tout neuf à Langres, et qui y fit fortune.

L'évêque ayant recommandé l'organiste à plusieurs personnes, l'homme au carrik fut invité à plusieurs réunions. Mais deux ou trois fois ayant été prié «de toucher du piano», il avait pris son chapeau; et aussitôt après son départ, M. Dujeune avait joué trois ou quatre morceaux sans désemparer, entre autres la fameuse Promenade en nacelle,--en sorte qu'on finit par ne plus inviter l'homme au carrik.

Il y a partout des originaux, qui croient bon sur l'étiquette tout ce qui vient de la capitale, Les quelques originaux de Langres demandèrent à l'homme au carrik des leçons de piano pour leurs enfants; l'organiste refusa net.

L'homme au carrik avait pris pour servante la fille qui était chez M. le curé d'Épinay.

On savait que s'il y avait deux bons morceaux au marché,--deux bonnes truites ou deux beaux cents d'écrevisses,--l'un était acheté par mademoiselle Pélagie, la cuisinière de l'évêque, et l'autre par la fille de l'homme au carrik.

On savait que l'homme au carrik remplissait ses devoirs religieux avec soin.

On savait que l'homme au carrik se couchait après souper, se relevait la nuit, prenait du café noir, et restait à son piano jusqu'au matin.

On savait qu'il avait été payé deux cents francs de plus que M. Lebeau, et que tous les trois mois il touchait, chez le receveur particulier, quelque chose qui lui venait de Paris.--A ce propos, M. Noulins, des contributions directes, disait à l'oreille qu'il était peut-être «de la police.»

On savait qu'il n'aimait pas les enfants et encore moins les chiens. On lui avait entendu répéter «que les chiens aboient faux quand on ne les bat pas;--et que les enfants sont de petits sans-oreilles qui font leurs dents quand on fait de la musique.»

COMMENT DE TROIS CONNAISSANCES L'ORGANISTE N'EN GARDA QU'UNE.

Il restait à l'organiste trois portes ouvertes.

Il allait chez madame Comantin, une vieille femme qui habitait rue Saint-Jean et qui avait un vieux perroquet.

Il allait dans le ménage Malu, maison charmante où l'on recevait une fois par semaine, avec des petits-fours, et où l'on commençait à jouer au whist. Madame Malu avait un petit garçon «étonnant pour la musique», et à qui l'organiste, longuement prié, avait consenti à donner quelques leçons de violon.

--«Madame,»--dit un jour, sans penser à ce qu'il disait, l'organiste renversé dans un grand fauteuil chez madame Comantin, l'esprit tout entier à un vieux motet d'Orlando de Lassus et l'œil vaguement se promenant sur le plumage multicolore de l'ara,--Madame, croyez-vous qu'un perroquet à la broche serait un bon manger?

Ici, madame Comantin appela l'organiste «bourreau», et lui signifia qu'il eût à ne plus remettre les pieds chez elle.

A quelques jours de là, le petit Malu ayant, contrairement aux remontrances de l'organiste, cinq fois réitéré une note fausse, l'organiste, dans une colère à la Lulli, lui cassa son violon sur la tête. Son moment de vivacité passé, l'organiste regretta son violon. M. Malu lui dit sévèrement qu'il en parlerait à M. Mettret,--et le petit Malu, sur la porte, tira la langue à son ancien maître.

La troisième maison où l'organiste allait, c'était chez Monseigneur.

D'UN DINER CHEZ L'ÉVÊQUE, ET DES DISCOURS EXTRAVAGANTS QUE LE TOUCHEUR D'ORGUES TIENT PAR LES RUES.

--Du beurre d'écrevisse, Monseigneur!

--Du beurre d'écrevisse! Vous avez dit le mot, monsieur l'organiste. Pélagie est prodigieuse pour les bisques.--Avez-vous remarqué comme le crustacé n'abandonne rien de son goût et profite du coulis sans s'y assimiler?--On dit qu'à Paris, on mange les écrevisses très-épicées.

--Une hérésie, Monseigneur! En Pologne, on les fait bouillir dans le lait.

--Dans le lait?...--Au fait, j'oubliais de vous dire que j'ai fait demander à Paris un orgue expressif.

--Un orgue expressif!--exclama l'organiste comme mordu par une vipère.--Musique d'enfer! Un orgue expressif dans la... la cathédrale?--Et l'organiste jeta sa serviette sur son assiette, et se leva de table.

--«Un orgue expressif! disait-il en descendant l'escalier tête nue,--un orgue expressif!--Monseigneur! monseigneur! à tous les diables votre orgue expressif! Haendel, entends-tu? l'art mondain dans le sanctuaire, l'expression terrestre des passions, la sensibilité théâtrale! Oh! oh! Monseigneur, cela est beau et canonique! Tu l'as entendu, maître Palestrina! Et qu'en diraient les anciens, Landrino, Milleville, John Bull? Vieux amis rappelés là-haut et que je consulte pour ma messe toutes les nuits, Frescolbaldi, Lebègue, Nivers! Ami, mon vieil ami Bach... j'ai le front brûlant, les mains froides! Oh! les profanes!... un orgue expressif!»

Et il était dans la rue, et il marchait, et il trottait, tantôt le menton dans son gilet, tantôt levant les bras. Quelques fenêtres s'ouvraient; une tête passait; un mot partait: «Tiens! le toucheur d'orgues qui n'a pas de chapeau!» Quelques chiens aboyaient.

«Les massacres du XVIIIe siècle! les Calvière, les Daquin, les Balbatre! les hérésiarques et les Pompadour, qui ont voulu faire de la musique pour leur rocaille et leurs chapelles dorées! La voix humaine dans l'orgue, massacres, mais c'est la voix divine! La voix humaine dans l'orgue! elle doit parler, sans inflexion, sans modulation, sans caresse!--Du bon Dieu, vous feriez un ténor! Monseigneur, si vous les laissez faire de l'expression et augmenter et diminuer l'intensité du son..., Monseigneur, vous faites abdiquer à l'orgue sa mission illimitée dans l'ordre humain des conceptions musicales! Vous me dites: «Bonne nouvelle, un orgue expressif!» Et qu'est-ce que je vous demande? De me laisser mes moissons d'airain comme elles sont, moi!--marier l'orgue avec le plain-chant: là est l'effort, là est le beau!--Orgue expressif!--que la foudre l'écrase! Gravité, immobilité, universalité, perpétuité, tout cela reçu de l'institution ecclésiastique; tranquillité plane, rompant avec l'émotion sensuelle; les mille voix de l'air dans les mille tuyaux, depuis le trente-deux pieds du bourdon jusqu'au filet de son se perdant dans l'aigu; la pédale de bombarde qui roule comme un tonnerre; une masse d'harmonie soutenue et prolongée; tenant l'esprit de l'homme suspendu et le jetant dans l'infini de l'extase,--c'est l'orgue!»

L'organiste s'échauffait en parlant. Ses gestes s'animaient; et les quelques braves gens qui le rencontraient passaient de l'autre côté de la rue, le pensant fou.

«L'orgue!... Des ignorants, et l'évêque tout le premier! L'orgue! emblème et symbole du chant ecclésiastique!... L'orgue qui a reçu une destination dans l'ordre religieux! Oui, oui, il porte en lui l'écho de toutes les harmonies du monde! Il est la synthèse harmonique des lois cosmogoniques!--Je le vois bien! vous voulez qu'il se ravale à l'imitation des instruments, qu'il prenne, comme vous dites chez vous, un rayon de vous-même! et qu'il se fasse matière à votre image! Parce qu'il ne leur répond pas comme un gosier de prima donna! Et savent-ils ce que le concile de Mayence a dit là-dessus? Canticum turpe et luxuriosum!--Ils l'accusent de monotonie! Eh! vous avez les répons brefs alléluiatiques, et les neumes de jubilation! Et la diversité des claviers, et la prodigieuse variété des jeux et des timbres! Et est-ce ma faute si vos Milanais ont abandonné le jeu tremblant de la Chèvre, la belle marche des Rois, et pour le premier dimanche de mai le Chant des oiseaux... La monotonie! les Vandales! Ils parlent de monotonie, ô Sébastien Bach! renvoie-les donc à tes chorals à quatre voix!... Et puis ce que j'ai trouvé, moi, et ce que je puis faire!»

OU L'ORGANISTE FAIT UNE MOUILLETTE,--ET SE MARIE.

Le lendemain de ce jour unique où l'organiste n'avait pas plié sa serviette, il alla à l'évêché sur les dix heures du matin. Mais il ne monta pas l'escalier, il entra dans la cour, tourna la buanderie, et pénétra dans la cuisine.

--«Pélagie, ma fille, vous avez fait hier une bisque dont je me souviens encore. Non, non, je ne ris pas, vous êtes la première cuisinière du département.

--Vous êtes bien bon, monsieur l'organiste.

--Et je m'y connais.»

L'organiste s'assit sur un coin de la table de la cuisine.

--Pélagie, vous avez trente-deux ans. Eh! eh! c'est un âge, cela, trente-deux ans! Vous n'avez jamais songé à vous marier? Bah! vous n'êtes pas faite pour coiffer sainte Catherine, ma fille.--Joli bois, que vous mettez là sur le feu!--Tenez! un petit ménage, par exemple, où vous feriez tout à votre aise vos petits plats, et puis je mets que vous auriez entre votre cuisine, votre temps pour les offices, et visiter vos connaissances..... Là, un mariage qui vous ferait une dame d'ici..... Comme ça flambe le petit fagot! ça a-t-il envie de brûler, ce bois-là! C'est pour une friture? oui, pour une friture..... Qu'est-ce que vous avez ici? 300 fr., et quelques pièces de trente sous des curés qui viennent à l'évêché..... Au reste, de grands fourneaux à tenir, beaucoup à éplucher, et des grands dîners... Les jeunes gens, voyez-vous, ça fait des trous dans les économies.»

Tout en parlant, l'organiste avait pris sur la table un morceau de mie de pain, et l'avait coupé en forme de mouillette. Il le plongea dans la poêle pendant cinq à six secondes, et l'ayant retiré doré:--«Là, vous pouvez mettre vos perches à présent, elles seront surprises.--Ma foi! il ne s'agit pas de trente-six chemins... 1,200 fr. bon an, mal an, ça vous va-t-il? Si ça vous va, topez là! nous sommes mari et femme. Donnez votre compte à monseigneur, et vos bans demain. Eh! ma fille, ce mariage-là, ça vous revient-il?

--Tout de même, monsieur l'organiste, dit Pélagie toute rouge.

NOCE,--ET CE QUE C'ÉTAIT QUE LES SEPT HOMMES BLEUS.

Il fallut que les cloches tintassent pour que l'organiste s'éveillât.

Il brossa son chapeau, son carrik, son gilet, sa culotte.

Il secoua ses bas.

Il essuya ses boucles et ses breloques,--et puis il partit.

Pendant ce temps, mademoiselle Pélagie se faisait coiffer par un coiffeur.

Dès le matin, vaguant par les rues de Langres, on avait vu sept grands garçons, tous vêtus d'un habit de toile bleue. Les sept grands garçons avaient l'air réjoui, et se donnaient le bras, tous les sept, de façon qu'ils auraient barré les rues, s'ils avaient voulu.--A la première tintée des cloches, ils frappaient chez leur sœur Pélagie. Chacun d'eux, l'un après l'autre, vint déposer un gros baiser sur ses grosses joues. Comme les embrassades finissaient, l'organiste arriva. Il avait même démarche, même air, même tenue et même habit que d'ordinaire. Il salua ses sept beaux-frères qui lui ôtèrent leurs sept chapeaux, après quoi il dit: «Allons!» et les sept paires de jambes des sept garçons de ferme se mirent à enjamber derrière les grands pieds de leur sœur, et les mollets maigres de l'organiste:

Heureusement qu'il n'y avait pas loin de chez mademoiselle Pélagie à l'église; car il sortait un polisson de chaque pavé, et quand les fiancés, suivis des sept hommes bleus, montèrent les degrés, ils avaient déjà, derrière eux, un cortége de gouailleurs et moqueurs à mines roses, à culottes fendues, les plus jeunes et les plus mauvais garnements de la ville, faisant au couple charivari, de la voix et du geste.

L'organiste ne broncha pas; mais un des gamins étant venu se frotter un peu trop à sa portée, il faillit lui enlever une oreille. Cela fit un peu de respect dans la meute et un peu de silence dans les aboiements.

La cérémonie faite, l'organiste, qui avait dans sa main osseuse la main de mademoiselle Pélagie, tourna brusquement une petite ruelle qui longeait l'église. Les sept habits bleus furent obligés de rompre leur ordre de bataille et se mirent à marcher un à un. L'organiste, entendant grincer derrière lui les quatorze cents gros clous de leurs quatorze souliers, prit sept pièces de deux francs toutes neuves dans la poche de son gilet et dit, en en donnant une à chacun des sept frères: «On ne fait pas la noce chez moi. Voilà.»--Les sept habits bleus sortirent de la ruelle, se reprirent le bras et entrèrent dans un cabaret sur la Grand'Place.

Il faisait beau ce jour-là à Langres, et l'on en profitait pour rendre des visites «de digestion». Sur les portes, les visités faisaient les derniers compliments aux visiteurs. Madame Comantin même se hasardait à marcher un peu au soleil, le long du mur du Collége, avec sa servante, essayant de se réchauffer le dos;--en sorte que toutes les anciennes connaissances de l'organiste se régalèrent de le voir passer, la cuisinière de l'évêque au bras.

De tout cela, la mariée ne s'occupa guère, occupée qu'elle était à se mirer en sa robe blanche; et pour le marié, sans doute qu'il ne vit et n'entendit rien. Eût-il eu à la main une princesse de l'illustre maison de Lorraine, il n'eût pas eu le jarret mieux tendu ni le front plus haut.

--«Pélagie!--dit l'organiste en montant l'escalier du domicile conjugal,--vous allez me mettre un tablier et me faire une bisque comme celle de l'évêque.»

NUIT DE NOCE,--OU L'ORGANISTE INVENTE LE SAC DU gras ET DU maigre ET FAIT DE LA BONNE MUSIQUE A SON ÉPOUSÉE.

Après dîner, l'organiste se mit à couper du papier dans la chambre nuptiale, et à copier dans un livre d'assez malpropre apparence sur un tas de petits carrés.

Pélagie passa la soirée à faire tourner dans tous les sens, sur un champignon, un chapeau qu'elle avait fait venir de Paris.

A onze heures, elle ne trouva rien de mieux que d'embrasser son mari.

Le musicien eut un moment d'impatience, dit assez brusquement: «Ma fille, couchez-vous,»--et continua à couvrir ses petits papiers qu'il mettait, à mesure qu'ils étaient écrits, dans deux sacs placés devant lui.

Quand il eut fini, il s'approcha du lit.

Pélagie eut un moment de pudeur.

L'organiste s'assit au pied du lit.--«Pélagie,--dit-il,--vous n'avez jamais entendu parler de cela Cantu et Musica sacra, auctore Gerbert. Eh bien! je le traduis, et puis, vous le savez, je fais de la musique... Je veux vivre très-doucement, à ma volonté.... Rappelez-vous qu'une femme en colère a de très-vilaines notes dans la voix, et cela m'agace.... J'ai des choses dans la tête que vous ne pouvez comprendre, et c'est pourquoi je ne peux pas m'occuper de fariboles.... Vous prendrez l'habitude de dormir quand je joue du piano, je vous assure. A la fin, cela vous endormira.... Vous aurez la bourse.... Vous irez voir vos amies, si cela vous plaît, autant et quand il vous plaira.... Mais je ne veux âme qui vive chez moi, entendez-vous? L'escalier est haut, et je vous préviens que les amies pourraient tomber en s'en allant.... Ce que c'est que ces deux sacs, je vais vous le dire, Pélagie.... et tous ces petits papiers en même temps. Je n'aime pas à manger les mêmes plats, mon goût se fatigue. Je suis peut-être gourmand, et trouver quelque chose pour ma bouche, c'est un supplice. Dans ce sac que voici, je viens de mettre tous les noms des plats gras que j'aime, et dans l'autre tous les plats maigres. Selon le jour, vous prendrez trois petits papiers dans l'un ou dans l'autre, et vous saurez ce qu'il faudra me faire.... Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire.--Maintenant endormez-vous là-dessus.»

Et sans un mot de plus, l'organiste approcha une chaise du piano. Il préluda; puis, ses mains volèrent sur l'instrument, et la chaîne des harmonies graves montait du piano au plafond, redescendait du plafond au piano,--et les doigts de l'organiste réveillaient des accords, à te croire encore de ce monde, Jean Gabrielli de Venise!

La femme songea un peu;--puis ses idées se noyèrent dans le bruit. Elle s'endormit.

Quand elle se leva le lendemain matin, l'organiste ferma le piano et se mit au lit.

OÙ ILS FURENT HEUREUX ET N'EURENT PAS D'ENFANTS.

Adonc l'organiste continua, toutes les nuits, à composer sa messe, et finit de traduire Gerbert.

Pélagie porta chapeau.--Elle s'habitua aux musiques nocturnes de son mari, et Attila aurait pu recommencer à brûler la ville de Langres sans qu'elle eût la moindre velléité de s'éveiller.

Au bout de quelque temps, elle tira régulièrement la loterie des dîners gras, cinq jours dans un sac, et la loterie des dîners maigres, deux jours dans l'autre.

L'évêque ne pardonna pas d'abord à l'organiste ce qu'il appelait une «mésalliance».--Mais quand il eut remplacé Pélagie par Jeanneton, de chez M. Daguet, l'ancien juge d'instruction, il reconnut que si Pélagie était inimitable pour la bisque d'écrevisses, Jeanneton avait bien son prix pour le salmis de bécasses; et le jour où il reconnut cela, Monseigneur commença--dit-on--à en vouloir moins au mari de sa cuisinière.



MADAME ALCIDE

LE CHŒUR, se tournant vers Indiana.

Trois juliennes!--trois matelottes!--trois gigots!--trois fritures!...

MADAME ALCIDE.

Une salade et des fraises, voilà! Messieurs; du bordeaux, n'est-ce pas? ça fait du bien à la gorge!

Il est, il est à dix minutes de Paris un cabaret où l'Art et la Littérature ont leur couvert toujours mis. Il y a des tonnelles; les fourmis marchent sur la nappe, et les chenilles tombent dans les assiettes. Cabaret monté de la hutte au pavillon, et de l'île à la berge! il a changé ses planches contre des murailles blanches, sa devanture de filets contre les volets verts des vieux romans, son fer contre du ruolz! Cabaret où sous la droite redoutable de cette femme de soixante-quatorze ans qui siége au comptoir se taisent à demi, inapaisés, grondants, les jalousies, les ressentiments, les colères de son entour et de sa portée! Cabaret où quand la table de famille se dresse pour les amants, les fils et les filles de la vieille matrone, il se parle une langue toute neuve et sans clef, langue de forts en gueule, coulée d'argot roulée des Halles à la Conciergerie! La nuit, le couteau, promené par les mains des fils, contient les prétendants de la Pénélope énorme; les filles, la mère les donne pour gages aux cuisiniers! Et dans cette promiscuité et ce pêle-mêle de drames, un génie protecteur, comme dans une peuplade de Peaux-rouges, un idiot, un gros, gras et huileux garçon, la lèvre sans ressort et tombante; un idiot que, depuis vingt ans, les habitués voient apprenant à lire derrière l'allumette promenée sur un même alphabet par un vieillard en cravate blanche. Le vieillard au chef grave, le menton monté sur sa cravate toujours blanche, émiette du pain aux poulets et aux lapins qu'il gouverne; puis il vient s'asseoir,--lui, ce marquis ruiné par la vieille!--à ce festin des Lapithes, dont elle lui fait aumône, indifférent, muet, sourd! Caverne où un soir à souper s'est attardée la muse d'Eugène Süe!

MADAME ALCIDE.

Ah! bien, vous me l'aviez prédit: «Quand il sera arrivé celui-là, il vous écrasera avec son carrosse.» Vous aviez plus de philosophie du cœur humain que moi. Je me rappelle que vous m'aviez si bien prédit ça! Je suis restée tout de même trois ans avec lui...--Ah! la bonne soupe! C'est un fameux restaurant ici! Ça me rappelle les deux seuls dîners que j'ai faits avec lui. Figurez-vous, Messieurs,--il faut vous dire qu'il gagnait douze cents francs par an, c'était pas le diable, mais enfin... V'là qu'au bout d'un an, il me mène à la campagne... J'avais une petite robe très-gentille, toute neuve, que je m'étais faite avec des doublures de soie que la mère du Château lui envoyait, si par hasard il avait besoin de se raccommoder.

CHŒUR.

Femme ingénieuse! Nous connaissons ton tapis de Smyrne à franges tissées avec les épaulettes du garde national La Coutelle! Tu t'habilles comme l'oiseau fait son nid, de grapilles quêtées çà et là. Nous t'avons contemplée au bal de l'Opéra, Alcide, en Reine de Chypre; et nul n'a jamais su dire de quoi tu t'étais fais cette chose composite que tu appelais ton costume! Va, reprends de la matelotte, et continue à dévoiler ton cœur!

MADAME ALCIDE.

Ai-je sué ce jour-là!... Quelle trotte! Il m'a fait aller de la rue Frochot au Jardin-des Plantes, et du Jardin-des-Plantes à Belleville, à pied; et a-t-il rechigné après ses gueux de trois francs de dîner!--En rentrant, il a mis tout de suite sur son livre de dépenses: Gaudriole, trois francs.

CHŒUR.

Gaudriole?--Ah! ah!--Et pourquoi? et pourquoi?

MADAME ALCIDE.

Oui, Messieurs, il m'a dit que tout ce qui n'était pas des choses utiles, il portait ça au compte: Gaudriole.--Il était rat comme tout, faut vous dire... il avait un livre de compte... un livre de compte. C'était drôle... un tas de colonnes, des rangées de colonnes, des chiffres, c'était en ordre comme un régiment. Il me disait que comme ça, ça lui faisait voir toutes ses dépenses groupées. Et il mettait tout dessus; le soir nous n'avions pas d'argent pour sortir; alors nous jouions; quand je perdais, il mettait sur ses comptes: Alcide me redoit un sou de jeu.--Mais, Messieurs, prenez donc de la matelotte... Vous, Monsieur...

CHŒUR.

Merci, Madame Alcide; elle est à nous, elle est à vous!

MADAME ALCIDE.

Voyons, là-bas, le petit chapeau, vrai, vous ne m'en voudrez pas?... j'ai une faim de chien... j'ai mangé un petit gâteau d'un sou en venant, j'allais tomber; mais voyons, vraiment vous en avez assez?

CHŒUR.

Madame Alcide, vous faites des cérémonies!

MADAME ALCIDE.

Moi, Messieurs? Ah bien!... Mais qu'est-ce que je vous racontais... Ah! vous savez l'histoire de sa robe de chambre... C'est pour vous en revenir à ses grandeurs, vous allez voir.--Attendez, parce que quand je raconte, je ne mange pas.

CHŒUR.

Mangez et buvez, Madame Alcide! Buvez et mangez, Madame Alcide!

MADAME ALCIDE.

Le matin, je sortais, et lui donnait un coup au ménage. J'avais remarqué... V'là un vrai restaurant! C'est meilleur qu'à ma table d'hôte!

CHŒUR.

Vous dînez donc toujours à votre table d'hôte, Madame Alcide?

MADAME ALCIDE.

Oui, Messieurs; écoutez donc, j'ai quatre plats pour vingt sous. Eh bien! si je faisais ma boubouille chez moi, je prendrais un bifteck, je suppose, de dix sous; bien.., du bleu à dix... ah! moi j'aime le bon vin... ça me ferait déjà... et puis le charbon, le bois, et aller chercher... est-ce que je sais!

CHŒUR.

Madame Alcide, à votre table d'hôte, ce ne sont que voleurs. On joue après dîner. Vous vous ferez voler, ô Madame Alcide, comme vous fûtes toujours volée tout le long, le long de votre existence.

MADAME ALCIDE.

Non, Messieurs, on ne joue pas après dîner. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. M. du Château se mettait donc toujours à la fenêtre avec une robe de chambre grasse, mais grasse... Il était très-beau, vous savez, un brun, des favoris noirs, et moustache idem. Je me dis: «C'est bien drôle tout de même qu'il prenne l'air tant que ça,» et je vis que c'était pour une guenon d'Anglaise qui montait tous les jours à cheval dans la cour, une amazone! Elle le regardait. M. du Château coupait là-dedans. Je suis jalouse, moi. Ça me trottait déjà, cette Anglaise à caracoles, quand il me dit un matin comme ça: «Avance-moi une robe de chambre. Je voudrais avoir une robe de chambre, une robe de chambre avec une torsade et un gland pour faire un nœud comme ça, sur le côté;» et il se pose. Je vois son jeu de loin, je devine de longueur que Monsieur veut s'adoniser pour cette Franconi! La moutarde me monte, et je lui dis: «Monsieur du Château, j'ai vingt-cinq francs dans mon secrétaire. C'est pour le terme, vous le savez bien; je n'irai pas m'échigner pour vous donner une autre robe de chambre.»--Le beau gigot! Ah! j'ai faim; je ne fais pas la petite bouche... C'est de la bonne viande... Moi qui ne connaissais pas ce restaurant-là... Je connais pourtant assez d'artistes.

CHŒUR.

Mangez du gigot, Madame Alcide, et continuez-nous l'histoire secrète du nommé du Château.

MADAME ALCIDE.

Il me quitte. Nous sommes un an sans nous revoir. J'avais aux pieds des bottines percées. J'étais rue Larochefoucauld. Au coin de l'épicier, j'entends quelqu'un qui demande la monnaie d'un billet de cinq. C'était lui! Ah! je dis, par exemple, tu ne m'échapperas pas. Je vais me planter devant la boutique. Il m'aperçoit du coin de l'œil. Il me tourne vite le dos. Je ne bouge pas. Il sort. Je lui dis: «Je suis bien heureuse que vous ayez fait fortune. Vous devriez bien me donner une paire de bottines.» Il me dit: «De l'argent, vous voyez bien que je n'en ai pas; l'épicier n'a pas voulu me changer.» C'était vrai. Il me dit encore que dans le temps je n'ai pas voulu lui avancer une robe de chambre.--Ça lui était resté, cette robe de chambre! et il me donne rendez-vous le lendemain à huit heures sur les buttes Montmartre.

CHŒUR.

Sur les buttes Montmartre, Madame Alcide?

MADAME ALCIDE.

Il faisait un temps, de la pluie, du vent! Je m'en vais là-haut. Je ne vois personne, et j'attends de bonne foi. Le lendemain soir je le pince sur le boulevard. Il y avait une débâcle atroce. J'avais les pieds dans la neige et la glace. Je lui dis s'il veut me donner ma paire de botttines. Lui, à bout, il me dit: «Eh bien, enfin, combien que ça coûte une paire de bottines?--Douze francs, vois, j'ai les pieds dans l'eau.» V'là qui veut me reconduire et monter chez moi. Ah! Messieurs, vous savez que je ne reçois personne... et puis mon propriétaire, M. Dumon, un vieux qui m'a fait la cour, n'entend pas de cette oreille-là. Je dis à mon du Château--je ne voulais pas le vexer, rapport à mes bottines,--que M. Dumon est graveur du roi, un orléaniste, et qu'il me flanquera à la porte, s'il sait que j'ai reçu un bonapartiste. Là-dessus, du Château s'en va, et je n'ai pas eu de bottines.

CHŒUR.

Et ce fut alors, n'est-ce pas, Madame Alcide, que commença votre grande panne, cette panne pendant laquelle vous échangeâtes, blonde que vous étiez! un gril, une petite pendule dorée, et une guitare contre une queue de cheveux noirs!

MADAME ALCIDE.

Tenez! avec vous, je ne décesse pas de parler, parce que vous m'inspirez..., oui, vous me dites un petit mot... et ça me fait repartir. La dernière fois que je vis M. du Château, c'était à l'époque de nos troubles politiques. Je n'avais plus le sou. Je ne posais plus. Vous savez que ça n'allait pas. Ma foi! j'avais une marine de je ne sais plus qui, je la décroche, je la fourre sous mon châle; et je pars laver ça. Dans la rue Montmartre, il y avait des rassemblements; j'aperçois M. du Château. Il avait un grand bandeau sur l'œil. Heureusement qu'il se présenta à moi du côté droit qui n'avait pas de bandeau, sans cela je ne l'aurais pas reconnu. Il était accompagné de deux ou trois hommes, des faces de galériens, de ces gens qu'on ne rencontre que dans les révolutions. Ils me jetaient, Messieurs, des regards terribles. Je ne fais ni une ni deux. V'lan! je flanque ma toile devant le nez de M. du Château.--Qu'est-ce que c'est que cela, Madame?--qu'il fait.--Une marine! Vous allez m'acheter cela. Je n'ai plus le sou. Je ne fais plus rien.--Je n'achète pas de marine.--Eh bien,--je lui dis,--menez-moi dîner à la campagne.--Non; je n'ai pas le temps. L'œuvre marche,--qu'il me dit tout bas, et il tire une pièce blanche qu'il me met dans la main, et file avec ses satellites. Devant tout le monde, ça m'a offusquée. Je ne l'ai jamais retrouvé depuis ce temps-là. Un peu de sauce? Oui, je veux bien, vous en avez, vous, Messieurs? Personne n'en veut plus? Eh bien, j'aime autant prendre le plat, si ça ne vous fait rien.

CHŒUR.

La Renommée aux pieds légers a chanté à mon oreille que vous connûtes le célèbre prince Édouard.

MADAME ALCIDE.

Encore des choses drôles, allez. Je le rencontre au bal de l'Opéra. Il cause. Il me demande à venir chez moi. Moi,--une folie, si vous voulez, Messieurs: je voulais connaître un fils de roi, je lui donne mon adresse. Il vient le lendemain. Il était noble comme tout, un port...--«Ma chère,--me dit-il,--ma voiture est en bas; mais je ne puis vous emmener, vous n'avez pas de toilette,»--et il me laisse. Ça me monte, cet affront. Ah! je dis, attends, je n'ai pas de toilette, tu vas voir ça. Je prends tout l'argent que j'avais. J'achète des chapeaux, un jaune, et un petit bonnet avec des roses... très-gentil. Il revient.--«Madame, où allez-vous?--Je vais sortir, monsieur,--que je fais--on va m'apporter des chapeaux.»--Ça le pique.--«Je serais curieux de les voir.»--On les apporte. Il trouve que ça me va, et il me dit:--«Madame, vous allez venir dîner avec moi chez Broggi. Nous irons à pied.» Il me fait boire; et puis je voyais que quand il me versait, il tirait d'une boîte en or quelque chose, et mettait un peu de poudre dans mon verre. Je me sens toute drôle. Je lui dis: «Je suis malade, empoisonneur!» Il ne se trouble pas. Il me dit: «Madame, j'ai voulu vous éprouver. On m'avait dit que vous n'étiez pas une femme comme une autre. Je vois que vous n'êtes pas usée par les orgies.» Ça n'empêche pas que je fus malade toute la nuit. Il me soigna comme un père au milieu des convulsions..... Nous demeurions ensemble. C'était l'hiver. Il gelait à pierre fendre. Il me dit: «Madame, vous ne faites donc pas de feu?--Du feu, Monsieur le prince? non. Quand j'ai froid, je vais me chauffer au bal.» Quand il voit ça: «Madame, il n'est pas convenable que vous ayez une garniture de cheminée antique. J'ai fait prix avec un brocanteur pour vous en débarrasser;--et il met par terre ma pendule d'albâtre et mes vases de fleurs. J'ai vu de très-beaux flambeaux de bronze à 10 francs, rue Saint-Lazare. Vous allez aller les acheter.»--J'ai été acheter les flambeaux. On me les a laissés à 9. Pour la pendule, il mettait à sa place tous les jours un bouquet de violettes. Il me donnait 30 francs par mois. Il logeait chez moi. Un jour il me dit: «Voulez-vous voir, Madame, les débris de ma fortune?» et il me fait voir sur un papier une foule de diamants. Ce soir-là, il rentra; il avait le gousset plein de pièces d'or et d'argent. Il mit tout ça sur la table de nuit, et, couché, la tête dans sa main, il se mit à regarder longtemps. Et moi, je pensais pendant ce temps que cet homme contemplait les débris de ses richesses; et ça me faisait songer tristement, Messieurs. Quand, le lendemain, il compta son or, et qu'il allait partir, je me dis: Il faut pourtant que je lui demande quelque chose.--Je l'arrêtai à la porte:--«Mon ami, je n'ai plus d'argent.»--Lui, il me dit: «Et les 50 francs que je vous avais confiés?--Vos 50 francs? les voilà!» Je lui tends deux factures. Comme il aimait être couché mollement, ce mois-là, je lui avais fait la chatterie de faire rebattre les matelas, changer les taies, et ça coûte tout ça! Il me dit: «Madame, puisque vous n'avez pas su garder cet argent, je vous en aurais donné cinquante autres; vous ne les aurez pas. Du reste, Madame, je respecte trop une femme qui est à moi pour lui offrir de l'argent.»--Au terme, je lui dis: «Il faut payer le propriétaire.» Le voilà qui me répond: «Madame, je vais en Normandie, manger du fromage de Brie; respectez mon malheur.» Cette réponse avait le droit de me surprendre.--Quand je pense que ma pauvre vie a toujours été d'être bousculée comme ça. Toute petite, j'ai eu un père, un brave qui n'avait pas froid aux oreilles, un père dur, mais dur! Ça n'a pas encore été pour moi un doux agneau...

INDIANA, ouvrant la porte.

Combien de fritures à ces Messieurs?

MADAME ALCIDE.

Oh! pour un, n'est-ce pas, Messieurs? Je suis pleine jusque-là.

INDIANA.

Pour un? Vous êtes cinq!--Vous me faites mal, la mère!

CHŒUR.

Pour trois! et sortez, Indiana.--Ah! ça, Madame Alcide, est-ce que la roue de la Fortune n'a pas arraché du Château de vos bras pour le porter au sommet d'une haute position?

MADAME ALCIDE.

Je crois bien. Il est quelque chose comme qui dirait ministre. Ah! il a fait son beurre! Il est au pinacle. Voilà qu'il me revient une histoire là-dessus. Figurez-vous, je dînais cet hiver au Grand-Turc. Beaucoup de monde était à regarder un beau domestique, mais très-bien, qui avait une livrée avec des galons d'or, un bel homme et qui faisait son important. Je le fixe, et je reconnais cet homme. Ça l'étonne que je le regarde comme ça. Je lui dis: «Connaissez-vous M. du Château?» Il me dit: «Oui. Je suis le valet de pied de l'empereur son maître.» Et en me toisant il me demande si je le connaîtrais? «Oui, je fais tout haut, et même intimement. J'ai été sa maîtresse pendant trois ans.» Cet homme se lève du coup et me dit: «Vous avez été la maîtresse de M. du Château?»--«Même, que je lui dis, que je vous connais bien, et que quand vous êtes venu parler à M. du Château de la part de votre maître, et apporter une lettre rue de Laval, vous vous êtes assis à gauche en entrant, sur une banquette.» Voilà cet homme qui voit bien que je l'ai connu, qui m'offre le café, et qui me dit que je devrais m'adresser à M. du Château pour avoir quelque chose. Il me dit que justement il y a dans la maison de l'empereur une place vacante de femme de la garde-robe, ça rapporte cinquante sous par jour...

CHŒUR.

Femme de la garde-robe? Expliquez-vous, Madame Alcide.

MADAME ALCIDE.

J'écris une lettre à M. du Château, et je vais porter ça à l'adresse où ce domestique m'avait dit demeurer. Il s'était fait fort de remettre ma lettre à M. du Château lui-même; moi ça m'allait, vous comprenez.--Après cela, je savais bien qu'il fallait être une dame noble pour cet emploi-là.....

CHOEUR.

Une noble dame,--vous l'avez dit, Madame Alcide.

MADAME ALCIDE.

Dans ma lettre, je lui rappelais le passé, à ce sans-cœur, et je lui disais que je me conformerais à toutes ses instructions; oui, enfin que je ne parlerais jamais de ce qui s'est passé entre nous. Mais vous ne savez pas ce qui m'arrive le lendemain matin? Une femme qui entre avec un train de furie chez moi, et qui me dit que j'écris à son mari des choses!... C'était la femme de ce domestique! Elle avait décacheté la lettre pour M. du Château. Cette grue-là! elle avait pris ce que je disais pour son mari!--Ah! je n'ai jamais eu de chance! Justement, dans ce moment-là, je posais les mains de M. Molé, vous savez, dans le portrait d'Horace Vernet. J'étais raffalée; j'avais envie d'aller l'attendre à la porte d'Horace, et de lui dire: «Monseigneur, c'est moi qui pose vos mains. Donnez-moi un bureau de papier timbré!» Mais je n'ai pas eu ce front-là. Tenez! je vous parlais tout à l'heure de mon père... Eh bien! mon premier amour, ça n'a pas encore été tout bonheur... Moi qui ai toujours eu pour idéal un jeune homme noble, bien fait, avec des ongles roses et un chien de chasse, qui m'embrasserait dans l'île Saint-Denis!

CHŒUR.

Aux baisers d'argent de Phœbé la blonde, enlacés l'un à l'autre comme la vigne à l'ormeau, avez-vous vu passer Madame Alcide au bras de son idéal, suivant le sentier qui trempe dans la rivière murmurante?

MADAME ALCIDE.

Oui, Messieurs, ç'a été un homme de quarante-cinq ans,--mon premier amour--qui faisait des pièces. Des raisons de famille me forcent à vous taire son nom. On l'a porté en triomphe sur la scène de l'Odéon tout de même comme Voltaire. Il n'avait pas le sou, avec tous ses triomphes. Ah! il m'a bien fait aller au spectacle.

CHŒUR.

Femme, tu peux un moment suspendre ta langue, et boire le bain de pied de ton petit verre. Tes paroles descendent dans les oreilles, comme les neiges des montagnes descendent dans les plaines. Les péripéties de tes aventures étonnent les mortels pendus à tes lèvres. Femme simple, femme étonnante, tes amours pleins d'épisodes comme les amours d'épopées, sont toujours liés à des amours sans monnaie. Ta bêtise est grandiose et cyclopéenne, créature ingénue, mariée avec le grotesque. L'odyssée de ton existence ahurit, si j'ose m'exprimer ainsi. Alcide, toi qu'un peintre fameux enroula et enchaîna dans les tissus de l'Orient, pour abuser de ta faiblesse; géante de cocasserie, Alcide, toi dont les formes plantureuses revivront par les toiles éternelles; toi que nous avons vue porter l'adversité, comme le bœuf porte le soleil, et dont le clou fatal a souvent reçu toutes les toilettes; Crusoé du beau sexe, toi qui te fais des robes de rien,--retourne en tes lointains foyers! Nous te respectons trop pour te reconduire.

MADAME ALCIDE.

Tout ce que vous me dites là... je ne sais pas... mais ce que je sais, c'est que vous êtes bien gentils: vous payez du bordeaux aux femmes, et puis avec vous jamais de claques ni de coups de poing au dessert.

(Exeunt.)



PEYTEL

«Cour d'Assises de l'Ain.--Audience du 30 août.--M. le Président prononce l'arrêt qui condamne Benoît-Sébastien Peytel à la peine de mort.--Au moment même où M. le Président vient de prononcer la peine terrible, on entend une voix du milieu de la foule s'écrier: «Vivent les jurés!»

Le pourvoi en cassation fut rejeté le 10 octobre.
Bourg, mardi 15 octobre 1839.


«Le 13, Peytel a appris de M. le curé le rejet de son pourvoi. Cette affreuse nouvelle ne lui a fait perdre ni son calme ni son énergie. Le curé était tellement ému que Peytel s'en aperçut et lui dit: Vous êtes agité, Monsieur le curé; pourquoi?.. Voyez, moi, je suis calme, jugez-en. Puis déboutonnant son gilet et sa chemise, il prit une de ses mains qu'il posa sur son cœur en lui disant: «Voyez si mon cœur bat plus vite que de coutume.
Gui...»


Bourg, le 16 octobre 1839.



«Croiriez-vous que ce matin, lorsque M. le curé est entré auprès de ce malheureux, il lui a dit presque souriant: Vous ne devineriez pas, Monsieur le curé, de quoi j'ai parlé hier pendant tout mon dîner avec le concierge?--Non.--De mon exécution... Et là-dessus, il est entré avec son calme ordinaire dans des détails vraiment inconcevables.
Gui...»


Si l'annonce du rejet de son pourvoi avait laissé Peytel calme, la possibilité de commutation de peine et la perspective du bagne le trouvaient plus ému et moins préparé; et avant de le décider à tenter un recours en grâce, son avocat, M. Margerand, et ses amis eurent à soutenir contre lui des luttes et des combats pendant lesquels cette lettre s'échappait de sa plume:

«Je n'ai pas changé de manière de voir, et n'en changerai pas, quoi qu'il advienne... Déshonoré met le comble à mes maux: je doute qu'il soit au monde un homme qui le sente mieux que moi. Lorsque votre lettre d'hier m'a été remise, je voulais faire une réponse en quatre mots; cette réponse sera encore faite de même sur votre papier. Ici vont se trouver quelques explications. Hier soir, j'ai lu à la lumière votre lettre; on a eu pour la première fois la complaisance de me donner un morceau de bougie gros comme un canon de plume, long d'un demi-pouce. Cette lumière m'a suffi pour lire deux fois votre épître et m'en bien pénétrer. A huit heures la fièvre m'a pris. A neuf, j'avais sept pulsations et demie dans l'espace de temps qui s'écoule entre deux coups frappés à l'horloge de la ville. Le mouvement habituel de mon pouls est de quatre et demi. C'est donc trois de plus qu'à l'ordinaire; cet état a duré jusqu'à deux heures du matin. Alors j'ai eu un redoublement de fièvre, j'ai eu une espèce d'hallucination; j'ai vu autour de moi mon père, mes oncles décédés, mes parents vivants. Je me suis levé, j'ai cherché à comprendre où j'étais, ce que j'étais, et j'ai fini par tomber sur les cadettes qui pavent mon cachot.

»A cinq heures, un fou qui est dans un cachot voisin m'a réveillé en frappant à coups redoublés contre la porte. Je me suis relevé, mis au lit et l'abattement m'a assoupi jusqu'à six heures et demie. Alors, j'ai lu et relu votre lettre, y ai fait un mot de réponse. C'est le seul mot précédé de points ci-dessus qui a produit cet effet. Car dimanche j'ai connu le rejet, et je n'ai pas changé de manière de faire ni de dire. Que m'importe la vie aujourd'hui? La vie du bagne est pour moi impossible, j'aime mieux la mort. Je serai si je vis encore un fardeau pour ma famille, pour ceux de mes enfants qui conserveront encore quelques sentiments pour moi, il vaut mieux que je meure. Qu'importe quelques jours de plus ou de moins avec le déshonneur? La prolongation de l'existence devient pesante, quelque énergie que l'homme se sente, quelque purs que soient ses sentiments, quelque peu mérités que soient les jugements portés contre lui, quelle que soit enfin la force et la grandeur de ce qu'il ferait dans la suite. L'homme déshonoré ne peut rien espérer, il a souillé son nom, souillé la lignée dont il sort, il a fait une blessure qui non-seulement porte préjudice aux branches, mais encore attaque la souche de sa généalogie. Un bon horticulteur tranche au vif une branche pareille; quelques années après, la cicatrisation s'opère, et l'arbre n'est nullement endommagé. Mais si la branche viciée reste sur l'arbre tout périclitera. Il vaut mieux la couper. Qu'on me tranche donc la tête.»

Un peu plus tard, Peytel se décida. Tous les efforts de ce qui lui restait d'amis se tournèrent vers la clémence royale. On savait que le roi mettait comme une religion à dire oui ou non, quand il s'agissait de la tête d'un homme, et qu'il compulsait lui-même, et avec grand soin, le dossier des condamnés.

Ce qui avait ému le plus vivement la cour, c'était ce double homicide, et la mort de cette jeune femme bientôt mère. Une familière des Tuileries, madame d'Abrantès, écrivait: «On a parlé surtout de la position de madame Peytel, et ce qui exaspère le plus, c'est une femme grosse tuée en deux personnes.»--Toutes les démarches faites à Saint-Cloud, par la sœur du condamné, Madame Carraud, conduite par madame d'Abrantès, pour parvenir jusqu'au roi, furent inutiles. Le roi fit répondre par M. d'Houdetot, son premier aide de camp, «qu'il prenait en considération la position de cette pauvre sœur, mais qu'il ne pouvait pas la voir.» A une seconde tentative, le roi trouva encore une excuse dont il chargea le général Delort: «On ne peut plus poliment répondre non», dit madame d'Abrantès. Le premier mot du général avait été: «Les lettres de Balzac l'ont perdu dans l'opinion.» Ces lettres remarquables, cette défense discrète qui était presque toute dans ce qu'elle ne disait pas, cette plaidoirie qui laissait déduire au lecteur les conséquences vraisemblables du caractère bilieux-sanguin de Peytel, dans une circonstance habilement probabilisée, avaient indigné le roi. «Avant-hier, écrivait madame d'Abrantès,--le roi a parlé de Peytel avec amertume, et l'a appelé un monstre pour avoir permis qu'on calomniât ainsi une femme morte, et il a ajouté: «Cela seul prouve le crime.» La reine, en sa clémence de femme, touchée d'abord par la situation du malheureux, lui avait retiré bientôt après sa pitié. Je lis ceci dans une des lettres de madame d'Abrantès, qui s'employait avec dévouement à mieux disposer la cour pour le condamné, «On a beaucoup jasé de ma visite à Saint-Cloud.» Le roi a dit: «Cette pauvre madame d'Abrantès se donne là bien du mal pour une bien mauvaise cause.» La reine a dit dans le même sens; et madame d'Abrantès ajoutait: «Il vous est impossible de comprendre ce qu'on a d'opinion arrêtée à l'égard de Peytel au château. Je ne m'explique une animosité si positive que par une chose: les lettres de Balzac ont paru dans le Siècle; le Siècle est un journal de l'opposition. Cela a peut-être contribué à cette haine;» et plus loin: «Le roi a fait écrire à Bourg, à Belley; on a répondu que, s'il faisait grâce, il y aurait du bruit... La haine de la cour est tout à fait nouvelle pour ces sortes d'affaires. On dirait qu'on punit en lui un autre Alibaud.» Cette dernière phrase est curieuse. Le roi croyait Peytel coupable: il se refusait à lui faire grâce, et les esprits les plus justes et les plus calmes avaient je ne sais quel entraînement à lui prêter un ressentiment contre le condamné, et à mettre sur le compte d'une vengeance politique, ce qui était pour le roi une affaire de justice. C'est que Peytel avait, lui aussi, donné son coup d'épingle dans cette guerre charivarique que l'opposition avait commencée contre Louis-Philippe à peine assis sur le trône. Au temps où, actif et remueur, Peytel s'était essayé à être homme de lettres, au temps où il espérait, comme disait, devenir contemporain, au temps où germait déjà en lui le désir d'un nom, désir immense, insensé, délirant, qui le fit aller à l'échafaud presque consolé en songeant à la célébrité des causes célèbres, Peytel, las du journalisme et des petites batailles de la petite presse, avait frappé à la porte de la Muse du vigneron de la Chavonnière. Il avait fait--d'autres disent il avait fait faire par L. D., un homme d'esprit,--la Physiologie de la Poire. C'était l'époque de vogue et de premier succès de cette plaisanterie Philiponienne. L'allégorie eut tout le succès qu'elle pouvait espérer; et les allusions sur le calice à cinq divisions ouvertes comme qui dirait cinq ministères, les plaisanteries plus ou moins spirituelles sur les poires de Sainte-Lésine, d'Épargne, de Martin-Sec, furent trouvées délicates autant que récréatives par tous les boudeurs de la royauté nouvelle.

Quoi qu'il en soit des dispositions vraies ou supposées de la cour, quelques jours après le rejet du pourvoi, M. Teste, alors ministre de la justice, remit au roi, en conseil des ministres, un mémoire en faveur de Peytel.

Ce long mémoire débutait par une peinture du caractère de Peytel, appuyée de traits vifs et intimes. Puis Gavarni disait le mauvais vouloir de cette petite ville où Peytel avait fait l'inimitié autour de lui par des chansons, des couplets, deux rimes souvent ou un mot. Il s'étendait sur toutes ces rancunes un peu envieuses de province, réunies en faisceau, et formant une opinion locale ennemie de l'homme. Il joignait à son dire les lettres sur lesquelles avait travaillé M. de Balzac, celle par exemple qui retraçait la visite au domicile du prévenu: «... Ce fut un moment bien curieux pour un observateur que l'entrée de ces messieurs dans les appartements de Peytel, ce riche étranger, ce notaire inconnu qui était tombé un beau jour dans cette bonne petite ville de Belley avec sa réputation de fortune d'autant plus colossale, qu'on ne le connaissait en aucune façon. Arrivés dans le salon où quelques peintures, quelques dessins modernes assez richement encadrés dans de beaux cadres d'or, se trouvaient distribués avec goût sur une tapisserie rouge qui sans être neuve avait encore de la fraîcheur, ce fut une extase générale sur le luxe de l'ameublement; M. *** surtout ne pouvait s'empêcher d'admirer, et à chaque pas qu'il faisait on l'entendait s'exclamer: «C'est un mobilier de 40,000 livres de rente!»--Puis après ces prolégomènes, venant au fait même, Gavarni révélait une confession faite à lui seul par le condamné: «Le 21 août, Peytel m'écrivait: «Le 30 ou le 31, on me trouvera probablement libre; et si vous venez, nous partirons ensemble pour je ne sais où.» Le 31, j'étais à Bourg au petit jour. Peytel avait été condamné à mort à minuit. Je le vis à onze heures. Il me parla peu. Nous avions là deux témoins, un de ses avocats et le geôlier: «Mon ami, me dit-il, je vais mourir, et.....» En sortant, M. Gui... me fit remarquer cette réticence de Peytel. Si je n'avais pas été là, il se serait ouvert à vous.--De retour à Paris, M. de Balzac me parla du désir qu'il avait de publier quelques observations à propos du procès de Bourg. Muni d'une permission de visiter le condamné, nous partîmes de compagnie. A Bourg, je pénétrai seul et le premier auprès de lui; et, le regardant en face, je provoquai brusquement sa confiance par quelques paroles nettes et pressantes. Peytel fut d'abord étourdi, ébranlé. Il regarda le geôlier qui s'était mis près de nous; et il me demanda en latin si je voulais parler cette langue. Je lui dis de parler français et de parler bas. Il me passa un bras autour du cou, et, collant sa bouche à mon oreille, il me dit.....» Cette confession était-elle la vérité était-elle un nouveau mensonge?7

Note 7: (retour) Au reste, que cette confession soit la vérité ou soit un mensonge, la justice et le jury ont jugé en toute conscience. Peytel, au cas où cette confession serait la vérité, se serait défendu sur un mensonge d'un bout à l'autre des débats.--Nous ne sommes en cette notice qu'éditeurs de pièces inconnues. Nous nous déclarons insolidaires de toutes récriminations et insinuations contenues dans la lettre qu'on va lire.

A ce mémoire soumis au roi était jointe avec cette suscription: Dernier billet du pauvre condamné pour le roi, le roi seul, une lettre de Peytel, jetée sans doute par-dessus les murs de la prison, et qui était parvenue à Gavarni par la petite poste. Sur l'enveloppe on lisait ceci:

Ne trompez pas un pauvre malheureux qui s'est confié à vous, qui n'a que vous pour lui être utile, et puisque vous avez rompu la première enveloppe de ce billet, arrêtez-vous; vous violeriez un secret important en allant au delà; recouvrez ce billet d'une autre enveloppe, et adressez à Gavarni, rue Fontaine-Saint-Georges, à Paris.

La lettre qui suivait, étrange, un peu folle et rabâcheuse en ses commencements, poignante à la fin, écrite d'une petite écriture fine, serrée, régulière, et sans tremblement; cette lettre où le malheureux, riant un instant, faisait allusion à sa pauvre Physiologie de la Poire, Gavarni la crut bonne pour l'attendrissement; et de cette allusion même, il espéra une impartialité plus bien-veillante du roi. Voici cette lettre:

«COMMENCEMENT.

»Employer des moyens autres que ceux employés jusqu'à ce jour est une chose maladroite et imprudente.--Maladroite parce qu'on sanctionne ainsi toutes les erreurs des juges-instructeurs, des magistrats du parquet, et celles des médecins. Or, celles de ces derniers sont positives en fait à sa connaissance à lui. Il peut donc bien en juger.--Les erreurs des juges ressortent à chaque page de l'instruction. Il ne s'agit que de lire sa correspondance avec les magistrats.--En suivant la procédure depuis le premier jour jusqu'au dernier, la loi à la main, on verra partout que la loi a été évitée quand elle lui était avantageuse, qu'on s'est servi contre lui de tous les petits moyens de procédure; ainsi on lui a signifié la liste des témoins la veille des débats, dans ces témoins on avait substitué Jaudet, ouvrier, à Jaudet, maître-ouvrier. Ce dernier seul avait été interrogé dans l'instruction.--On avait refusé d'écrire quelque chose qu'il avait déposé en sa faveur, on a assigné son frère. Lui n'a vu cela qu'aux débats. On a refusé de vous laisser voir le dossier au greffe, tantôt sous un prétexte, tantôt sous un autre, et nous n'avions pas copie de tout le dossier.--Ainsi donc changer de système serait maladroit; car on perdrait ainsi tous les avantages qu'on peut avoir sur la procédure et sur les médecins.--Ce serait imprudent parce qu'on irait du connu à l'inconnu: ainsi on dirait: Vous avez menti au passé, vous mentez aujourd'hui, tout ce que la défense a avancé est vrai. Il faut donc persister et dire simplement, pour prouver combien la défense a été généreuse. Il ne s'agit que de connaître telle lettre, telle déposition, tels faits, dont on pourrait tirer telles conséquences.--Par ce moyen on prouverait de la générosité au passé, on en ferait soupçonner au présent.--On se ferait craindre par ceux qui ont intérêt à voir mort un pauvre malheureux,--en leur faisant savoir que mort, rien ne sera épargné pour réhabiliter sa mémoire, et que vivant,--banni ou déporté,--on pourra se taire, on obtiendra leur appui par-dessous main, tandis qu'ils sont très-hostiles..... On peut leur faire savoir que l'on a des pièces qui pourraient faire penser telle chose; que ces pièces émanent d'eux, sans qu'ils sachent en quoi elles consistent, qu'elles ne sont pas niables par eux: ils craindront;--il faut bien se garder de dire que la chose soit, mais qu'il est possible, très-possible d'y faire croire: on les aura alors pour soi.--Avec le caractère de générosité qu'on veut bien supposer au pauvre malheureux, il faut admettre les conséquences: ainsi, dans un premier moment, il aurait anéanti tout ce qui pouvait prouver ce qu'il voulait et veut encore nier.--Si quelques pièces existent encore, c'est qu'elles ont été oubliées dans la précipitation, et que trois autres lettres... n'ont été trouvées qu'après l'hostilité connue des...--Le malheureux peut n'avoir jamais pensé qu'il aurait soif à l'avenir et conséquemment n'avoir gardé aucune poire, les avoir au contraire fait disparaître,--et aujourd'hui il ne faudrait pas lui faire perdre, pour conserver ses jours, ce qu'il a de beau, de bien, dans ses actions, et on le laisserait perdre s'il avançait une chose pareille, qu'il ne pourrait peut-être plus prouver aujourd'hui, mais qu'il peut parfaitement laisser supposer.--D'après ce que le malheureux sent personnellement, il suppose tout ce que fait son bon frère G... Il l'en remercie on ne peut plus.

«Il le prie de lui faire parvenir de l'opium en quantité suffisante pour produire effet complet dans une heure et demi (sic) au plus; il n'en fera usage que lorsque tout espoir sera perdu. Lorsqu'on viendra lui mettre la camisole de force, ce qui aura lieu seulement deux heures avant, attendu qu'il ne sera prévenu que deux heures avant.--Pour lui faire tenir cet opium ou toute autre matière produisant le même effet, il faut lui envoyer de suite une Bible (il n'en a pas); cette Bible sera reliée à la Bradel; le carton de la couverture sera entaillé dans divers endroits, recouvert d'un carton mince pour empêcher de sentir les cavités, et ces cavités seront remplies de la matière, qui devra être solide et non liquide, comme on le voit. Ceci est pressé, car il a encore la possibilité de recevoir quelque chose comme une Bible, mais rien autre, et il peut arriver qu'on lui retire cette possibilité.--Pour ne compromettre personne, il laissera un écrit portant ces mots: «Étant à la prison de Belley, je me suis fait apporter une boîte de pharmacie; j'ai pris dedans ce qui m'a servi et je l'ai toujours porté sur moi; cela était caché sous la baudruche qui semblait retenir un taffetas sur des cors que j'ai aux pieds, et par ce moyen on ne l'a pas vu.»--Et, en effet, le malheureux a aux pieds du taffetas retenu par la baudruche. La couverture et le livre seront brûlées (sic), attendu qu'on lui fait du feu une fois par jour pendant deux heures.--Il promet de n'en faire usage qu'au dernier moment. Ce sera un vrai service à lui rendre, car il ne servira pas de spectacle à tout un pays et quel spectacle!...--Déjà il a demandé de l'opium à G...; il croyait que ce dernier lui en avait promis; il le croit encore, et le prie d'envoyer vite.

«Il devra y avoir dans la même couverture un papier explicatif de la nature de la matière et du temps nécessaire pour produire effet complet, et de la quantité à prendre en plus ou en moins pour arriver au but plutôt (sic) si cela devait (sic) nécessaire.--On peut envoyer le livre à M..... ou à M....., à Bourg, qui le feront parvenir. M....... vaudrait mieux.--On peut se dispenser d'inscrire le nom de l'envoyant sur le registre des messageries. Le premier nom venu fera tout aussi bien. On aura seulement soin d'indiquer que ce livre est pour le malheureux (il ne veut plus écrire son nom).--Il prie avec instance, supplie à genoux G...... de lui faire parvenir ce livre ainsi rangé dans la huitaine au plus tard, autrement il fera du vert-de-gris avec deux boutons en cuivre qui sont à son pantalon.--Il le répète, il ne fera usage de l'objet envoyé qu'au dernier moment, il le promet.--Après l'avoir avalé il se confessera et partira.»

Il n'y eut pas décision sur le recours en grâce au conseil des ministres. Le soir Gavarni reçut des mains de M. Teste la lettre de Peytel, et nous lisons sur l'enveloppe, recachetée du cachet du roi, ces mots de la main du roi: Fidèlement recachetée. L. P.

«Le roi,--écrit madame d'Abrantès à ce moment,--a été préoccupé quarante-huit heures au point de n'en pas manger ni dormir. Il est demeuré persuadé que Peytel avait tué sa femme par préméditation.»

Le 21, Gavarni apprit que le roi avait rejeté le recours en grâce. Chaque jour il ouvrait le journal avec une curiosité anxieuse, cherchant la nouvelle de l'exécution. Sept jours,--sept jours!--s'écoulèrent sans nouvelle. Enfin le 30 octobre, les journaux de Paris annoncèrent l'exécution capitale. La tête de Peytel était tombée sur la place de Bourg le 28. Contrairement à tout précédent judiciaire, huit jours s'étaient écoulés entre le rejet du recours en grâce et l'exécution. Louis-Philippe, en sa miséricorde, avait-il voulu laisser au condamné le temps de mourir, à l'ami le temps de l'y aider?


FIN.



TABLE

L'ornemaniste.
Victor Chevassier.
Buisson.
Nicholson.
Une première amoureuse.
Calinot.
Ourliac.
Benedict.
La revendeuse de Mâcon.
Hippolyte.
Le passeur de Maguelonne.
Peters.
Le père Thibaut.
Un visionnaire.
Un comédien nomade.
L'ex-maire de Rumilly.
Marius Claveton.
Louis Roguet.
Un aqua-fortiste.
L'organiste de Langres.
Madame Alcide.
Peytel.


FIN DE LA TABLE.



Paris.--Imp. E. Catiomont et V. Renault, rue des Poitevins, 6.



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