Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 2)
The Project Gutenberg eBook of Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 2)
Title: Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 2)
Author: Jane Austen
Translator: Isabelle de Montolieu
Release date: February 3, 2011 [eBook #35151]
Language: French
Credits: Produced by Claudine Corbasson and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)
RAISON
ET
SENSIBILITÉ.
RAISON
ET
SENSIBILITÉ,
OU
LES DEUX MANIÈRES D'AIMER.
PAR
JANE AUSTEN
TRADUIT LIBREMENT DE L'ANGLAIS,
PAR
MME ISABELLE DE MONTOLIEU.
TOME SECOND.
A PARIS,
CHEZ ARTHUS-BERTRAND, LIBRAIRE,
RUE HAUTEFEUILLE, No. 23.
1815.
~~~~~~
| Chapitres |
| XXI. |
| XXII. |
| XXIII. |
| XXIV. |
| XXV. |
| XXVI. |
| XXVII. |
| XXVIII. |
| XXIX. |
| XXX. |
| XXXI. |
| XXXII. |
| XXXIII. |
~~~~~~
CHAPITRE XXI.
Les Palmer repartirent le jour suivant; et la famille de Barton-Park et celle de Barton-Chaumière, restèrent seules chacune chez soi, à la grande satisfaction de la dernière. Mais ce ne fut pas pour long-temps. Ces dames avaient à peine eu celui d'oublier la joyeuse madame Palmer et son rude amour, et de réfléchir à la différence d'humeur de ce couple, (ce qui ne se trouve au reste que trop souvent dans le mariage) que sir Georges et madame Jennings leur procurèrent matière à d'autres observations.
Il leur était impossible de ne pas chercher une société nouvelle; et pour se désennuyer dans leur solitude, ils firent un matin une excursion à Exeter; ils rencontrèrent là par hasard deux parentes éloignées de madame Jennings; mais ce fut assez pour que sir Georges les invitât tout de suite à venir passer quelque temps au Parc. Extrêmement flattées d'être appelées cousines par un baronnet et de faire la connaissance de leur illustre parente, lady Middleton, elles n'eurent rien de plus pressé que d'accepter l'invitation pour le lendemain, et de laisser les amis obscurs chez qui elles logeaient.
Lady Middleton fut au désespoir, au retour de son mari, d'apprendre qu'elle allait avoir chez elle, à sa table, dans son élégant salon, deux provinciales qu'elle ne connaissait point, qui sans doute seraient gauches, mal mises et qui auraient mauvaise tournure. En vain son mari et sa mère la rassuraient et lui disaient que mesdemoiselles Stéeles étaient deux charmantes personnes. Elle se défiait de leur goût, et tremblait de les voir arriver. Ce titre de cousine qui n'était point du bon ton, et qu'elles lui donneraient sans doute à tout propos la faisait frémir. Mais qu'y faire? elles étaient invitées, elles avaient accepté, il fallait bien les recevoir; lady Middleton s'y résigna. Elle connaissait trop bien l'usage pour manquer à la politesse; mais elle se promit seulement d'y joindre toute la dignité et la froideur convenable; elle fut d'ailleurs un peu consolée en apprenant que mesdemoiselles Stéeles étaient jeunes encore et qu'on pouvait au moins les faire danser et les lier avec mesdemoiselles Dashwood, qui ne lui plaisaient pas infiniment.
Elles arrivèrent; et lady Middleton en fut beaucoup plus contente qu'elle ne se l'était imaginé. Leur toilette n'était pas trop éloignée de la mode; leur abord fut très poli sans trop d'empressement; et le terrible mot de cousine ne sortit pas de leur bouche. En échange celui de milady fut souvent répété, avec des extases sans fin sur le goût de ses appartemens, sur la beauté des meubles. Quand ce vint au tour des enfans ce fut un enchantement dont on ne peut se faire d'idée. Jamais elles n'avaient vu d'aussi charmantes petites créatures; c'étaient vraiment de petits anges. Enfin le hasard les servit si bien pour prendre lady Middleton par ses faibles, qu'avant une heure elle avait fait réparation entière aux protégées de sa mère et de son mari à qui elle déclara que c'étaient les deux plus charmantes jeunes filles qu'il y eût au monde, et les remercia de les avoir invitées. L'éloge et l'hyperbole étaient si rares dans sa bouche, que sir Georges en fut aussi fier que si cela l'eût regardé lui-même, et que, pressé de faire parade de ses aimables cousines et de son discernement, il partit à l'instant pour la Chaumière. Il fallait, toute affaire cessante, apprendre à mesdemoiselles Dashwood l'arrivée des deux plus charmantes filles qu'il y eût au monde. Dans sa joie de l'approbation de sa femme, il mettait ses parentes mêmes avant les siennes propres. Elinor sourit à cet éloge qui allait toujours en croissant.—Venez, venez, disait-il; il faut que vous veniez tout de suite; vous serez enchantées, ravies! elles ont gagné le cœur de lady Middleton au premier moment; ce sera de même avec vous, vous verrez. Lucy, la cadette, qui est très-belle, est aussi gaie qu'agréable! mes enfans sont déja autour d'elle comme autour de leur maman. Elles ont rempli leur voiture de joujoux et de bonbons. N'est-ce pas une charmante attention? elles languissent de vous voir, et vous êtes proches parentes; elles sont les cousines de ma femme, et vous, les miennes. On leur a dit à Exeter, que vous étiez aussi les plus belles personnes du monde. Je le leur ai confirmé, et j'ai dit bien d'autres choses encore, en sorte qu'elles meurent d'impatience de se lier avec vous.... Vous riez, Elinor.
—Oui, sir Georges, j'admire le hasard étonnant qui rassemble à Barton les cinq plus belles personnes de l'univers.
—Eh bien! vous verrez si je mens, et si ce n'est pas comme je vous le dis. Venez donc, vous regretterez ensuite tous les momens où vous n'aurez pas été ensemble.
Tout ce qu'il put obtenir, ce fut la promesse d'aller le lendemain faire visite aux nouvelles venues. Il s'en alla surpris de cette indifférence. Tout autre que lui aurait soupçonné qu'elle avait pour motif la rivalité de perfections; mais sir Georges n'imaginait jamais le mal, et n'en eut pas l'idée. De retour chez lui, il vanta ses cousines aux demoiselles Stéeles avec le même feu, en sorte que chacune d'elles devait s'attendre à voir des êtres parfaits. Mais Elinor qui connaissait l'optimisme du baronnet et son enchantement pour les nouvelles connaissances, rabattait beaucoup de ses éloges, et Maria ne s'en occupait point.
Quand elles arrivèrent le lendemain au Parc pour faire leur visite, sir Georges les présenta les unes aux autres avec la même emphase qu'il avait mise à leurs éloges; et l'on comprend qu'elles s'examinèrent avec attention.
L'aînée des demoiselles Stéeles, miss Anna, avait près de trente ans, assez d'embonpoint, un de ces visages insignifians qui n'expriment rien du tout, et de qui on n'a rien à dire ni en bien ni en mal. Lucy, le prodige de beauté de sir Georges, était en effet très jolie; ses traits étaient réguliers, son regard, perçant. Elle avait dans sa tournure quelque chose qui n'était ni de la grace ni de l'élégance, mais qui la faisait remarquer. Leur abord fut très-poli. Avec lady Middleton c'était plus que de la politesse, c'étaient des attentions recherchées, de la souplesse, une flatterie adroite, quoique continuelle, et qui persuada à Elinor qu'elles ne manquaient pas d'une sorte d'esprit. Elles parlaient avec ravissement des enfans, de leur beauté, de leur intelligence; elles jouaient avec eux, supportaient tous leurs caprices, répondaient sans se lasser à leurs questions importunes; avec milady elles admiraient l'arrangement de la maison, la bonté des mets, le goût de sa parure, lui demandaient des patrons de ses broderies, des modèles de ses chiffons, lui offraient de lui aider dans ses ouvrages, ou de faire mille bagatelles pour amuser les enfans. Lady Middleton écoutait complaisamment toutes ces flatteries, et trouvait ses nouvelles cousines toujours plus aimables et d'une affection inépuisable. Les enfans en général tourmentent à proportion de ce qu'on les gâte; et ceux qui s'occupent sans cesse d'eux et qui cèdent à toutes leurs fantaisies, en sont les premières victimes. Mais les demoiselles Stéeles souffraient tout avec une patience qui leur gagna en entier le cœur de la faible mère. Les rubans de leur ceinture dénoués, leurs cheveux défaits, leurs boucles d'oreilles tordues, leurs bracelets décrochés, toutes leurs bagues tirées de leurs doigts et roulant sur le plancher, leur corbeille d'ouvrage renversée, leurs ciseaux perdus; tout cela était charmant. Ils avaient une activité adorable, une grâce parfaite dans leurs petits mouvemens. On les laissait grimper sur les genoux, chiffonner les robes; tout était délicieux! La maman applaudissait par un sourire, et ne s'étonnait que de l'apathie de mesdemoiselles Dashwood qui ne prenaient nulle part à ces jeux. Pour l'ordinaire elles caressaient les enfans, mais sans s'en laisser tourmenter. Ce jour-là les nouvelles venues s'en emparèrent tellement, et les rendirent si insupportables qu'elles se tinrent prudemment à l'écart.
Georges est très-gentil, très-animé aujourd'hui, dit lady Middleton en voyant son fils aîné prendre le mouchoir de mademoiselle Anna et le jeter par la fenêtre; c'est un petit malicieux. Williams sera votre petit amoureux, miss Lucy, je vois cela. L'enfant lui pinçait le bras à lui faire un noir; il eut un baiser pour récompense de la souffrante Lucy. Et ma chère petite Selina, dit cette dernière, en prenant sur ses genoux une petite fille de trois ans, l'idole de sa mère, et par conséquent la plus méchante. Elle resta par hasard sans bouger pendant deux minutes. Charmante enfant! est-elle toujours si douce, si tranquille? c'est un modèle de sagesse. Malheureusement en l'embrassant, une des épingles de Lucy toucha le cou de la petite, et ce modèle de sagesse fit de tels cris et donna des coups si violens de sa petite main sur celle de Lucy, qu'elle fut obligée de la mettre à terre; mais elle s'y mit aussi à côté d'elle, et la couvrait de baisers en jetant la coupable épingle, et en demandant mille et mille pardons à l'enfant et à sa mère, qui avait couru chercher de l'eau, et qui bassinait la plaie, qu'à peine on pouvait voir, pendant que Lucy, toujours à genoux, donnait à la petite des morceaux de sucre l'un après l'autre. Mais l'enfant voyant ce que lui procuraient ses cris, n'avait garde de se taire; au contraire elle les redoublait et battait tout le monde avec un de ses petits poings fermés: l'autre était plein de morceaux de sucre. Ses frères voulurent lui en prendre, ils eurent chacun un bon coup de pied. Enfin rien ne pouvant l'appaiser, sa mère se rappela que sa chère petite Selina qui souffrait sûrement beaucoup, aimait passionnément la marmelade d'abricot; et l'enfant à ce mot ayant cessé ses cris une seconde, elle lui en promit et l'emporta pour lui donner de cet excellent remède. Ses frères qui espéraient en avoir leur part, la suivirent, quoique leur mère leur ordonnât de rester; et pour quelques momens les jeunes dames furent tranquilles. Charmante petite créature, dit miss Anna, cet accident aurait pu être affreux!
—Je ne crois pas qu'il y ait danger de mort, dit Maria en souriant ironiquement; elle en reviendra.
—Je ne me consolerai jamais d'avoir été la cause de cet accident, dit Lucy; une enfant si aimable, et que sa mère aime si passionnément! Quelle femme enchanteresse que lady Middleton! si belle, si élégante et si sensible! ne le trouvez-vous pas, mademoiselle?
Maria garda le silence; il lui était impossible de dire ce qu'elle ne pensait pas. Elinor toujours prête à réparer ses impolitesses, loua les grâces et l'air noble de lady Middleton.
—Et sir Georges, dit l'aînée, quel homme aimable! je le crois plein d'esprit; du moins il en annonce beaucoup.
—C'est le meilleur des hommes, dit Elinor, toujours de bonne humeur, excellent mari, bon père, bon ami.
—Et quelle charmante petite famille! je n'ai jamais vu de plus beaux enfans. On comprend facilement l'excessive tendresse de leur mère pour ces angéliques petites créatures. On pourrait peut-être les trouver un peu gâtés, un peu turbulens; mais j'aime les enfans pleins de vie et de feu; je ne puis les supporter timides et tranquilles; aussi j'adore ceux-ci.
—C'est ce qui m'a paru, dit Elinor, et je vous trouve heureuse d'avoir ce goût à Barton.
On se tut sur ce sujet. Après une pause, mademoiselle Stéeles l'aînée demanda brusquement à Elinor: Aimez-vous le Devonshire? Je suppose que vous avez bien regretté Sussex.
Un peu surprise de la familiarité de cette question, Elinor répondit seulement, oui, mademoiselle.
—Je comprends cela; Norland est une magnifique habitation, et passer de là dans une chaumière, c'est assez triste.
—Une chaumière telle que celle où notre parent sir Georges Middleton a bien voulu nous placer, ne donne lieu à aucun regret, dit vivement Maria.
Lucy lança à sa sœur un regard terrassant et se hâta de dire que dans tout ce que sir Georges et milady arrangeaient, on reconnaissait leur goût; mais qu'ils leur avaient dit que Norland était une des plus belles campagnes de l'Angleterre.
—Elle est très-belle en effet, dit Elinor, mais je crois qu'il y en a de plus belles encore, et il n'y a que peu ou point de chaumière comme la nôtre.
—Mais aussi pourquoi lui donner ce nom, dit miss Anna, cela présente une idée?...
—Ne voyez-vous pas, ma sœur, dit Lucy, que c'est un nom de fantaisie, un nom romanesque?
Anna se tut humblement; puis elle reprit bientôt ainsi: Aviez-vous des élégans à Sussex? Je suppose qu'ici ils sont assez rares, et quant à moi je trouve que rien n'embellit plus un séjour que d'y voir beaucoup d'élégans. Cela anime la vie; ne le trouvez-vous pas aussi? Encore un regard de Lucy fit baisser les yeux à sa sœur. Qu'est-ce que vous voulez dire, Anna? et sur quoi pensez-vous qu'il n'y ait pas de jeunes gens très-bien à tout égard en Devonshire comme à Sussex?
—Je sais bien, Lucy, qu'il y a de très-jolis garçons à Exeter, dit Anna; mais ils ne sont pas reçus ici; et je craignais que les demoiselles Dashwood ne s'ennuyassent à Barton si elles n'en voient point; c'est pourquoi je leur demandais si elles en voyaient beaucoup à Norland. Je voudrais par exemple qu'elles pussent rencontrer M. Rose d'Exeter, le clerc de M. Simpson, vous savez bien, Lucy; c'est un beau jeune homme celui-là, et tout-à-fait élégant. Je pense que si votre frère vous ressemble, il devait être charmant avant d'être marié, et il était si riche! c'était un merveilleux, n'est-ce pas, un véritable élégant? j'aurais bien voulu le rencontrer.
—Je ne puis en vérité vous répondre là-dessus, dit Elinor; je ne comprends pas parfaitement ce que vous entendez par un merveilleux. Tout ce que je puis vous dire, c'est que si mon frère en était un avant son mariage, il l'est encore, car il n'est pas du tout changé.
—Ah mon Dieu, quelle idée! un homme marié élégant! je ne puis me représenter cela. Les hommes mariés me sont à moi très-indifférens.
—Mais, Anna, lui dit sa sœur, n'avez-vous rien autre chose à dire que de parler des jeunes gens et des élégans? Mesdemoiselles Dashwood vont croire que vous n'avez rien autre chose dans l'esprit. Alors changeant de propos elle parla de chiffons, de modes, et d'autres objets aussi intéressans.
Les deux plus charmantes personnes du monde étaient jugées dans l'esprit d'Elinor et de Maria. La commune familiarité de l'aînée et son mauvais ton, la mirent entièrement de côté. La cadette était mieux certainement; mais comme Elinor n'était ni aveuglée par sa beauté, ni prévenue par son regard, elle ne trouva rien à côté de cela qui fût en rapport avec elle et qui pût lui plaire. Elles quittèrent donc la maison sans désirer de les mieux connaître.
Il n'en était pas ainsi chez mesdemoiselles Stéeles. Elles arrivaient d'Exeter, décidées à trouver tout parfait à Barton; et les maîtres, et la maison, et les enfans, et les chevaux, et les chiens, et les meubles, et les belles cousines: tout était l'objet des éloges les plus outrés. Il était difficile d'exagérer sur mesdemoiselles Dashwood; aussi furent-elles déclarées les personnes les plus belles, les plus élégantes, les plus accomplies en tout point qu'il fût possible de voir, et celles dont elles désiraient le plus passionnément faire des intimes amies. Sir Georges ne le désirait pas moins, et fit tout ce qui dépendait de lui pour former cette liaison. Elinor vit qu'elle ne pouvait s'y refuser tout-à-fait; et qu'il fallait au moins se soumettre à être assises à côté les unes des autres quelques heures dans la journée. Sir Georges n'en demandait pas plus: dans ses idées d'amitié, il suffisait de se voir en société, et de causer ou de danser ensemble pour être intimes amies. De son côté pour accélérer cette intimité, il confia aux demoiselles Stéeles tout ce qu'il savait ou supposait de la situation des dames de la Chaumière. Et dès leur troisième rencontre, mademoiselle Stéeles l'aînée félicita Elinor sur ce que sa sœur avait fait la conquête du beau, de l'élégant Willoughby. Il est sûr, lui dit-elle, que c'est une chose très-agréable que de se marier jeune avec un si bel homme; car on m'assure qu'il est vraiment d'une figure remarquable, que c'est un véritable élégant; et votre sœur est bien heureuse. J'espère que vous trouverez aussi bientôt un bon parti, car il n'est point agréable, je vous assure, de voir passer ses cadettes avant soi: mais peut-être votre choix est-il déjà fait en secret. Elinor se sentit rougir; elle ne pouvait pas se flatter que sir Georges fût plus discret dans ses soupçons et dans ses conjectures sur elle que sur sa sœur; il la plaisantait même de préférence depuis la visite d'Edward. Il n'avait jamais dîné ensemble sans qu'il bût à la lettre F. depuis le commencement du dîner jusqu'à la fin, en regardant Elinor. Dès que les miss Stéeles eurent entendu cette plaisanterie, elles furent très-curieuses d'en savoir davantage, et tourmentèrent sir Georges pour qu'il leur dît en entier le nom de l'heureux mortel au sujet duquel il raillait Elinor; il se fit peu presser, et il eut autant de plaisir à le dire que miss Anna à l'entendre.
—Son nom est Ferrars, dit-il à demi voix; mais je vous en prie n'en parlez pas, c'est encore un secret.
—Ferrars! répéta Anna, est-il possible? Le jeune Ferrars, le frère de votre belle-sœur, miss Elinor, est donc l'heureux mortel dont parle sir Georges; eh bien! j'en suis charmée pour plusieurs raisons: c'est un très-agréable jeune homme, je le connais très-bien, c'est un élégant. Cette dénomination ne convenait nullement à Edward, mais c'était le mot favori d'Anna pour parler d'un jeune homme du bon ton. Elinor émue de l'entendre nommer comme son amant avoué, fit peu d'attention à ce mot; elle fut plus surprise d'entendre Lucy dire assez aigrement à sa sœur, qu'elle contrariait sans cesse. Comment pouvez-vous dire, Anna, que nous le connaissons très-bien? nous l'avons vu par hasard une fois ou deux chez mon oncle, et ce n'est pas le connaître? vous savez fort bien que je ne connais pas du tout messieurs Ferrars.
—Elinor écoutait avec attention: Qui était cet oncle? où demeurait-il? comment Edward le connaissait-il? Elle aurait voulu que l'entretien continuât, sans pourtant s'y joindre elle-même; mais on ne dit rien de plus, et pour la première fois elle trouva madame Jennings bien peu curieuse ou bien discrète. La manière dont Lucy avait parlé d'Edward l'avait frappée et lui donnait l'idée qu'elle savait ou croyait savoir quelque chose à son désavantage. Sa curiosité ne fut point satisfaite, le nom de M. Ferrars ne fut plus prononcé ni par les deux sœurs ni par sir Georges.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXII.
Maria ne pouvait avoir la moindre indulgence pour des personnes aussi communes, aussi peu instruites, et qui n'avaient avec elle aucune espèce de rapport d'esprit et de goût; elle les écoutait à peine, ne leur parlait jamais, et par sa froideur soutenue leur ôta bientôt tout espoir de liaison. Elles se retournèrent entièrement du côté d'Elinor, plus affable et plus honnête, et qui l'était plus encore pour réparer les torts de Maria. Lucy principalement parut s'attacher véritablement à elle, cherchait toutes les occasions de s'en rapprocher, de l'engager dans des conversations particulières, enfin de lui témoigner une amitié à laquelle un bon cœur, tel que celui d'Elinor n'est jamais insensible. Lucy Stéeles d'ailleurs ne manquait pas d'une sorte d'esprit naturel; ses remarques étaient souvent justes et amusantes, et pour une demi-heure elle pouvait être une compagne assez agréable; mais elle n'avait aucune des ressources que donne une bonne éducation. Elle était ignorante autant qu'on peut l'être; toute sa littérature se bornait à quelques mauvais romans; elle ne pouvait parler sur aucun sujet un peu relevé, et malgré tous ses efforts pour paraître à son avantage, et se mettre autant que possible au niveau d'Elinor, qui tâchait de son côté de se mettre au sien, il y avait trop de distance entr'elles, pour que mademoiselle Dashwood pût jamais en faire une amie. Le manque d'éducation et de connaissances n'aurait pas été peut-être un obstacle insurmontable; un bon cœur, un caractère aimable lui auraient bien vîte fait pardonner son ignorance, mais Elinor eut bientôt remarqué chez Lucy un manque de délicatesse, de sincérité, et de cette rectitude de principes qui sont la première base d'une intime liaison. Il lui fut impossible alors de trouver quelque plaisir dans la société d'une personne qui joignait la fausseté à l'ignorance, dont le manque d'instruction rendait l'entretien insipide, et qui par ses basses adulations pour les habitans du Parc, dont elle se moquait ensuite avec Elinor, ôtait à celle-ci toute espèce de confiance dans l'amitié qu'elle lui témoignait. Elle aurait voulu en conséquence l'éloigner un peu plus, mais Lucy mettait tant de zèle et d'activité à se rapprocher d'elle, que cela n'était pas facile.
Un jour Lucy l'avait accompagnée du Parc à la Chaumière; elles étaient seules, et après quelques momens d'hésitation, Lucy dit à Elinor: vous allez trouver ma question bizarre; dites-moi, je vous en prie si vous connaissez particulièrement la mère de votre belle sœur, madame Ferrars? Elinor trouva en effet la question extraordinaire, et, sa contenance l'exprima, en répondant qu'elle n'avait jamais vu madame Ferrars.
—En vérité, dit Lucy, c'est étonnant! je pensais que vous l'aviez vue au moins quelquefois à Norland, et que vous pourriez me donner quelques détails sur sa manière, sur sa tournure, sur son caractère.
—Non, répondit Elinor, en s'efforçant de cacher son opinion réelle sur la mère d'Edward, et n'ayant aucune envie de satisfaire ce qui lui paraissait une impertinente curiosité, non, je ne sais rien d'elle.
—Je vois, lui dit Lucy, en la regardant attentivement, que vous me trouvez très-étrange de vous questionner ainsi sur cette dame; mais peut-être ai-je mes raisons. Je voudrais pouvoir vous les dire, cependant, j'espère que vous me rendrez la justice de croire que ce n'est point une sotte curiosité.
Elinor répondit quelques mots polis. Elles se promenèrent quelques minutes, en gardant le silence. Il fut rompu par Lucy qui renouvela l'entretien, en disant avec hésitation: Je ne puis supporter que vous me soupçonniez d'être une curieuse impertinente; tout, tout au monde plutôt que d'être mal jugée par une personne dont j'ai une si haute opinion. Et comme je suis sûre de n'avoir rien à risquer en me confiant entièrement à vous, je m'y décide. Je serais charmée aussi d'avoir votre avis sur la manière dont je dois me conduire dans une situation très délicate, très critique; je suis très fâchée que vous ne connaissiez pas madame Ferrars.
—J'en suis fâchée aussi, dit Elinor, toujours plus étonnée, si mon opinion sur elle pouvait vous être de quelque utilité; mais je ne puis le comprendre. Je n'ai jamais entendu dire que vous eussiez la moindre relation avec cette famille, et je suis, je l'avoue, un peu surprise de votre excessive curiosité sur le caractère de cette dame.
—Votre surprise est très naturelle, reprit Lucy, et je ne dois pas m'en étonner, mais elle cesserait bientôt si j'osais tout vous dire. Madame Ferrars ne m'est certainement rien à présent, mais le temps peut venir.... et.... cela dépend d'elle, où nos relations seront très intimes: elle baissa les jeux avec l'air d'une aimable confusion, mais les releva bientôt sur Elinor, pour observer l'effet de sa demi confidence.
—Bon Dieu, s'écria Elinor, que voulez-vous dire? Etes-vous engagée avec M. Robert Ferrars? Elle ne pouvait imaginer autre chose, mais elle n'était pas du tout flattée de l'idée d'avoir Lucy Stéeles pour belle-sœur.
—Non, répliqua Lucy, non pas à Robert Ferrars, que je n'ai jamais vu, mais.... à son frère aîné; et en disant cela son regard perçant était attaché sur Elinor, comme pour lire au fond de son âme.
Qu'est-ce qu'Elinor sentit dans ce moment! Une surprise qui aurait été aussi pénible que violente, si une incrédulité presque complète ne l'avait pas suivie. Elle regarda Lucy dans un silencieux étonnement, incapable de deviner le motif d'une telle confidence, et quoiqu'elle eût pâli et qu'elle se sentît très émue, elle n'eût aucune crainte de s'évanouir ou d'avoir une attaque de nerfs, et persista dans sa défiance de la véracité de Lucy. Je vois et je comprends votre surprise, lui dit cette dernière, car vous ne pouviez en avoir aucune idée. Jamais il ne m'est échappé un seul mot ni avec vous ni avec personne, qui ait pu trahir notre secret; il a été si fidèlement gardé par moi que pas un seul de mes parens ni de mes amis, excepté Anna, ne peut s'en douter, et jamais je ne vous l'aurais confié, si je n'avais pas eu la certitude de votre discrétion, et si je n'avais pas été entraînée par la crainte que mes questions sur madame Ferrars ne vous parussent aussi trop ridicules. Quant à M. Ferrars, je ne crains nullement qu'il soit fâché de ma confiance envers une personne qu'il estime autant; je connais la haute opinion qu'il a de toute votre famille, et je sais qu'il vous regarde vous et Maria comme des sœurs.... Elle s'arrêta.... Elinor aussi garda quelque temps le silence; son étonnement était trop grand pour pouvoir lui répondre; mais enfin elle s'efforça de parler et de parler tranquillement, et dit avec assez de calme: Puis-je vous demander si votre engagement existe depuis long-temps?
—Oh oui! bien long-temps; il y a quatre ans.
—Quatre ans!
—Oui, j'étais bien jeune alors, et c'est mon excuse.
—Je ne me suis pas doutée, dit Elinor, que vous le connussiez jusqu'à l'autre jour que votre sœur en parla.
—Oui, la pauvre Anna; je tremble toujours dès quelle ouvre la bouche. Notre connaissance est cependant de vieille date, elle a commencé lorsqu'il était près de Plymouth sous les soins de mon oncle.
—De votre oncle!
—Oui, M. Pratt, son tuteur, chez qui sa mère l'avait placé. Est-ce qu'il ne vous a jamais parlé de M. Pratt?
—Oui, je me le rappelle, répondit Elinor, avec une force d'esprit qui s'augmentait ainsi que son émotion.
—Il a vécu près de cinq ans chez mon oncle, à Longstaple, près de Plymouth, depuis quinze ans jusqu'à vingt; c'est là où notre connaissance a commencé. Ma sœur et moi nous étions souvent chez notre oncle; notre engagement s'est formé une année après qu'il fût hors de tutelle, et il avait alors vingt-un ans. Il en a vingt-cinq à présent, et nous ne sommes pas plus avancés, parce que quoiqu'il soit majeur et que son engagement soit valable, il dépend entièrement de sa mère pour la fortune. Sans doute j'eus tort de consentir à ce qu'il s'engageât sans l'aveu et l'approbation de sa mère, mais j'étais trop jeune et je l'aimais trop pour être aussi prudente que je l'aurais dû. Quoique vous ne le connaissiez pas aussi bien que moi, miss Elinor, vous l'avez vu assez souvent pour convenir qu'il a tout ce qu'il faut pour attacher sincèrement une femme qui préfère les qualités de l'âme et de l'esprit aux avantages frivoles.
—Certainement, dit Elinor, sans réflexion et entraînée par la vérité de cette assertion; mais cette vérité même renouvela ses doutes sur la sincérité de Lucy, et sa confiance en l'honneur et l'amour d'Edward. Engagée avec M. Ferrars, reprit-elle, je vous avoue que je suis tellement surprise de ce que vous me dites que.... je vous demande mille pardons, mais il y a sûrement quelque erreur de nom; nous ne parlons sûrement pas du même M. Ferrars.
—Nous ne pouvons parler d'un autre, dit Lucy en souriant. M. Edward Ferrars, le fils aîné de madame Ferrars de Park-street, le frère de votre belle-sœur madame Fanny Dashwood: voilà celui que j'entends, et vous m'accorderez je pense, que je ne puis pas me tromper sur le nom de celui de qui mon bonheur dépend.
—Il est étrange, dit Elinor, que je ne l'aie jamais entendu parler ni de vous ni de votre sœur.
—Mais non! pas du tout! si vous considérez notre position, rien n'est moins étrange. Notre premier soin à tous deux était de cacher entièrement notre secret; vous ne connaissiez ni moi ni ma famille, il n'avait donc aucune occasion de me nommer devant vous. Il avait surtout un extrême effroi que sa sœur n'eût quelque soupçon; il valait mieux laisser ignorer et mon nom et mon existence, jusqu'à ce qu'elle fût tout-à-fait liée à la sienne.
La sécurité d'Elinor commença à diminuer, mais non pas son empire sur elle-même.
—Vous êtes donc engagée avec lui depuis quatre ans, dit Elinor d'une voix assez ferme.
—Oui; et le ciel sait combien nous attendrons encore! Ce pauvre Edward! Il est près de perdre patience. Sortant alors de sa poche une petite boîte à portrait, elle ajouta: Pour prévenir tout soupçon d'erreur, et vous prouver que c'est bien votre ami Edward que j'aime et dont je suis aimée, ayez la bonté de regarder cette miniature; sans doute elle lui fait tort, mais il est cependant très reconnaissable; il me l'a donnée il y a environ trois ans. Elle la mit en parlant entre les mains d'Elinor, qui ne put alors conserver de doute sur la véracité de Lucy. C'était bien Edward; c'étaient ses traits si bien gravés dans son cœur et dans son souvenir. Elle le rendit en étouffant un profond soupir, et en convenant de la ressemblance.
—Je n'ai jamais pu, continua Lucy, lui donner le mien en retour, ce qui me chagrine beaucoup, car il le désire passionnément; mais je suis décidée à présent à saisir la première occasion de me faire peindre pour lui. Vous qui peignez si bien, chère Elinor, si sous le prétexte de le faire pour vous même, vous étiez assez bonne.
—Je ne me suis jamais appliquée à la ressemblance, dit Elinor; mais vous trouverez sûrement d'autres moyens, et vous en avez tout-à-fait le droit.
Elles marchèrent quelque temps en silence. Lucy parla la première.
—Je ne doute pas, lui dit-elle, de votre fidélité à garder un secret dont vous devez sentir toute l'importance. Nous serions perdus si sa mère venait à l'apprendre; elle ne consentira jamais volontairement à cette union; je n'ai ni rang ni fortune, et je la crois très haute et fort avare.
—Je n'ai certainement pas cherché votre confiance, répondit Elinor, et vous me rendez justice en croyant que je ne la trahirai pas. Votre secret est en sûreté avec moi; mais pardon si je vous exprime ma surprise d'une confidence inutile. Vous auriez dû sentir que de me le dire n'ajoutait rien à cette sûreté, et vous ne connaissez pas depuis assez long-temps la belle-sœur de madame John Dashwood pour être parfaitement sûre qu'elle ne soit pas indiscrète. A présent je puis vous rassurer, mais je ne le pouvais pas avant de le savoir. En disant cela elle regardait fixement Lucy, espérant de découvrir quelque chose dans son regard, peut-être la fausseté d'une grande partie de ce qu'elle avait dit; mais sa physionomie ne changea pas du tout; elle serra doucement la main d'Elinor.—Je crains, lui dit-elle, que vous ne trouviez que j'aie pris avec vous une trop grande liberté, en vous confiant ma situation; je ne vous connais pas depuis long-temps, il est vrai, pas du moins personnellement; car je connaissais parfaitement et vous et toute votre famille depuis bien des années par tout ce que m'en avait dit Edward. Aussi dès le premier instant où je vous ai vue, il m'a semblé que je voyais une ancienne connaissance; et puis, pensez comme je suis malheureuse. Je n'ai pas une amie à qui je puisse demander des conseils; Anna est la seule personne qui sache ma position, et vous avez pu vous apercevoir qu'elle n'a aucun jugement. Elle m'est plutôt à charge qu'utile, et me met continuellement en crainte sur notre secret. J'eus une affreuse émotion l'autre jour quand sir Georges nomma Edward; je crus qu'elle allait tout dire. En vérité, je m'étonne que je vive encore après tout ce que j'ai souffert pour lui pendant ces quatre années! Toujours en suspens, en crainte, en incertitude. Le voyant si rarement, nous nous rencontrons à peine deux fois l'année; je ne comprends pas que mon cœur ne se soit pas brisé. Ici elle mit son mouchoir sur ses yeux; mais Elinor à l'ordinaire si bonne, si compatissante ne se sentit pas la moindre pitié.
—Quelquefois, continua Lucy, je pense qu'il vaudrait mieux pour tous deux rompre entièrement; mais je n'en ai pas le courage. Je ne puis supporter la pensée de le rendre si malheureux et je sais que cette idée seule aurait cet effet; d'ailleurs il m'est si cher à moi-même! Je ne crois pas que cela me soit possible.... Quelle est là-dessus votre pensée, mademoiselle Dashwood? qu'est-ce que vous feriez à ma place? Et toujours ce regard perçant était attaché sur elle.
—Pardonnez-moi de grâce, répondit Elinor; il m'est impossible de vous donner de conseils dans de telles circonstances. Votre propre jugement doit vous diriger.
—Il est sûr, dit Lucy, après quelques minutes, que sa mère ne l'abandonnera jamais entièrement. Elle est si riche que même en diminuant sa fortune de moitié, il lui resterait encore de quoi vivre, et pourvu que je vive avec lui, le plus ou le moins m'est bien égal. Mais le pauvre Edward se désole de ce que rien ne se décide; ne l'avez-vous pas trouvé bien triste quand il est venu ici? Il était si abattu, si malheureux quand il me quitta à Longstaple, que je tremblais que vous ne le crussiez très-malade.
—Venait-il de chez votre oncle quand il nous a fait visite?
—Oh oui, sans doute! Il a passé quinze jours avec nous; avez vous cru qu'il venait de la ville?
—Non, répliqua Elinor, toujours plus frappée des preuves de la véracité de Lucy; je me souviens qu'il nous a dit qu'il avait passé quinze jours avec des amis près de Plymouth; elle se rappela aussi sa propre surprise dans le temps, de ce qu'il ne parlait plus de ses amis, et semblait même éviter de prononcer leur nom.
—Avez-vous remarqué son abattement, dit Lucy?
—Oui en vérité, principalement à son arrivée.
—Je l'avais supplié cependant de surmonter sa douleur, de peur de vous donner des soupçons; mais il était si triste de ne pouvoir passer plus de quinze jours avec nous, et il me voyait si affectée! Pauvre Edward! Je crains qu'il ne soit encore dans le même état. Ses lettres sont tout-à-fait mélancoliques; j'en ai reçu une de lui la veille de mon départ d'Exeter: Elle la tira d'un porte-feuille, et négligemment laissa voir l'adresse à Elinor. Vous connaissez sûrement sa main, lui dit-elle; son écriture est charmante, mais elle n'est pas aussi soignée qu'à l'ordinaire. Il était fatigué, car le papier est complètement rempli. Elinor vit que c'était bien de la main d'Edward, et ne put plus conserver de doutes. Le portrait pouvait avoir été obtenu par quelque hasard; mais une correspondance suivie était une preuve positive de leur attachement. Aucune autre raison ne pouvait l'autoriser. Pendant quelques momens elle fut sur le point de se trahir; son cœur battait avec violence, elle pouvait à peine marcher. Mais elle combattit avec tant de force contre son sentiment, que le succès fut prompt et complet, et que même le regard perçant de sa compagne, ne put pénétrer dans son intérieur.
—Nous écrire continuellement l'un à l'autre, dit Lucy en renfermant sa lettre, est le seul moyen de nous consoler dans nos longues séparations. Moi cependant j'en ai un autre dans son portrait; mais le pauvre Edward en est privé. Il dit que s'il avait le mien il serait moins malheureux. Je lui ai du moins donné dernièrement une boucle de mes cheveux renfermée dans le cristal d'une bague: c'est un dédommagement; mais non pas tel qu'un portrait. N'avez-vous fait aucune attention à cet anneau? Le portait-il à Barton?
—Oui, dit Elinor d'une voix ferme avec laquelle elle cherchait à cacher une émotion et une souffrance telles qu'elle n'en avait point encore éprouvée. Elle était à la fois désolée, blessée, mortifiée, confondue; elle éprouvait tout ce qu'il y a de plus cruel et de plus déchirant.
Heureusement elles arrivèrent à la Chaumière; et la conversation finit. Après s'être reposée quelques minutes, mademoiselle Stéeles retourna au Parc; et la malheureuse Elinor fut en liberté de se livrer à ses tristes réflexions.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXIII.
Quelque peu de confiance qu'eût en général Elinor dans la véracité de Lucy, il lui était impossible de la suspecter dans cette occasion, ni de comprendre quel motif aurait pu l'engager d'inventer cette histoire. Il y avait non-seulement des probabilités, mais des preuves; et rien ne contredisait Lucy, excepté son propre désir. Leur liaison presqu'au sortir de l'enfance dans la maison de M. Pratt; et la visite d'Edward près de Plymouth; et sa mélancolie, et l'inégalité de sa conduite avec Elinor; et la grande connaissance que mesdemoiselles Stéeles avaient de Norland, et de toutes les relations de la famille Dashwood, ce qui l'avait souvent surprise; et le portrait, et la lettre, et l'anneau: tout cela lui fournissait des preuves si convaincantes, que sa raison ne pouvait se refuser à la croire. Au premier moment, lorsqu'elle fut forcée d'admettre la parfaite vérité de tout ce que Lucy venait de lui dire, son ressentiment contre Edward, son indignation d'avoir été trompée l'emportèrent même sur sa douleur. Mais bientôt d'autres idées, d'autres considérations s'élevèrent. Edward avait-il eu l'intention de la tromper? avait-il feint avec elle un sentiment qu'il n'avait pas? Son cœur était-il de moitié dans ses engagemens avec Lucy? Non; et s'ils ont été une fois dictés par un amour de jeunesse, elle ne peut croire que cet amour existe encore à présent; elle a trop bien vu que c'était elle qu'il aimait pour n'en être pas convaincue. Un homme peut tromper avec de fausses paroles; Edward n'a pas prononcé le mot d'amour à Elinor; mais tout chez lui l'a prouvé, et son trouble, et ses regards, et le son tremblant de sa voix, et ses attentions si soutenues. Non, ce n'est point une erreur; ni son cœur ni son amour-propre ne l'ont égarée. Sa mère, ses sœurs, Fanny, tout ce qui l'entourait à Norland s'en est aperçu. Certainement elle est aimée; et cette persuasion console son cœur, calme ses peines et la dispose à pardonner. Il était blâmable cependant, hautement blâmable d'être resté à Norland lorsqu'il sentit qu'il l'aimait plus qu'il ne devait l'aimer. A cet égard elle ne pouvait le justifier; mais s'il lui avait fait du mal par cette imprudence, combien ne s'en était-il pas fait davantage à lui-même! La situation d'Elinor était triste sans doute, mais celle d'Edward était sans espoir. Elle était bien malheureuse dans ce moment, mais la raison guérirait peut-être la plaie de son cœur; tandis qu'Edward en détachant le sien de la femme à qui il était engagé, s'était privé lui-même de tout espoir de bonheur. Elle retrouverait sa tranquillité, mais lui serait pour la vie livré à l'infortune. Pouvait-il espérer d'être heureux avec une femme telle que Lucy Stéeles? A présent que le bandeau de l'amour était levé, même en mettant son inclination pour Elinor hors de la question, pouvait-il avec sa loyauté, sa délicatesse, son esprit cultivé être heureux avec une compagne ignorante, artificieuse, sans éducation, vaine, flatteuse, intéressée? A dix-huit et dix-neuf ans il est si facile à un homme d'être entraîné par la beauté, par les prévenances d'une jeune fille qui peut-être cherchait à l'attirer, et d'être aveuglé sur ses défauts. Mais les quatre années suivantes, pendant lesquelles il avait acquis chaque jour plus de connaissances, plus d'expérience, une raison plus éclairée, devaient avoir ouvert ses yeux sur les vices de caractère de cette jeune personne, augmentés sans doute par la pauvre société où elle avait vécu, par un goût vif de plaisir et de frivolité, qui peut-être lui avait ôté cette simplicité de la première jeunesse, qui donne un caractère si intéressant à une jolie figure. Si, comme Elinor devait le croire d'après les insinuations de sa belle-sœur, il y avait des difficultés du côté de la mère d'Edward pour l'épouser, combien en trouverait-il davantage lorsqu'il serait question d'une personne qui lui est aussi inférieure en naissance, en bonne éducation, et probablement même en fortune? Ces difficultés, il est vrai, ne devaient pas l'effrayer beaucoup; mais quel triste sort que d'attendre peut-être sa liberté du mécontentement de sa mère et de son opposition à ses volontés.
Ces pensées, ces réflexions qui se succédaient les unes aux autres augmentèrent beaucoup sa tristesse. Elle pleura sur lui plus que sur elle même. Soutenue par la conviction de n'avoir rien fait pour mériter son malheur, et consolée par la croyance qu'Edward était encore digne de son estime, elle espéra qu'elle pourrait actuellement supporter ce cruel chagrin avec courage, et prendre assez de force sur elle-même pour le cacher à sa mère et à sa sœur. Elle en était si capable que, deux heures après avoir perdu pour jamais tout espoir d'être unie à celui qu'elle aimait si tendrement, elle parut à dîner avec un tel calme qu'on n'aurait jamais soupçonné, en la voyant à côté de la mélancolique Maria, que c'était elle qui était séparée pour toujours de l'objet de son amour, et que Maria convaincue de posséder en entier les affections de celui qu'elle aimait, espérait le voir arriver d'un moment à l'autre.
La nécessité de cacher à sa famille l'important secret que Lucy lui avait confié, fut un motif de plus pour elle de s'exercer à cacher en même temps le sien. Ce fut aussi une consolation de leur épargner ce qui leur aurait sûrement donné beaucoup d'affliction, et, à elle-même celle d'entendre blâmer Edward. Elles ne l'aimaient pas comme elle. Il n'aurait pas trouvé autant d'indulgence; et prendre son parti, le défendre avait bien aussi son danger. Elle voulait chercher peu-à-peu à s'en détacher, au lieu de nourrir son sentiment; elle savait qu'elle ne trouverait auprès d'elles ni conseil, ni aide pour une peine de cette nature. Leur chagrin, leur colère ajouteraient à son malheur; et son courage ne pourrait que s'affaiblir. Elle était plus forte seule; sa propre raison la servait mieux; et sa fermeté se soutint si bien qu'on n'aperçut pas chez elle le moindre changement, et qu'elle fut invariablement aussi gaie, aussi sereine en apparence, quoique ses regrets et sa douleur intérieure fussent chaque jour plus poignants.
Mais plus elle avait souffert de sa première conversation avec Lucy, plus elle désirait connaître mieux en détail les particularités de leurs engagemens, découvrir ce que Lucy sentait réellement au fond de son cœur, si son amour pour Edward était vraiment tendre et sincère, et s'il y avait pour lui quelque chance de bonheur dans cette union. Alors elle aurait moins souffert. Elle voulait aussi prouver à Lucy par sa promptitude à parler d'Edward la première avec calme, qu'elle ne le regardait que comme un ami. Elle craignait que son agitation involontaire dans leur entretien du matin n'eût découvert en entier à Lucy ce qui jusqu'alors avait du moins été incertain. Il lui paraissait tout-à-fait probable que Lucy fût jalouse d'elle. Sans doute Edward lui avait parlé d'Elinor avec éloge, avec intérêt; Lucy elle-même en était convenue. Les railleries de sir Georges sur les lettres initiales de son nom, devaient aussi avoir éveillé les soupçons; et d'ailleurs Elinor était elle-même trop sûre d'être aimée d'Edward pour ne pas l'être de la jalousie de Lucy dont la confiance était une preuve. Quel autre motif donner pour excuser la révélation d'un secret important, et jusqu'alors si bien gardé, que celui de lui apprendre que Lucy avait des droits plus anciens et plus sacrés, et de l'engager à éviter à l'avenir la société d'Edward. Il était facile à Elinor de comprendre les intentions de sa rivale. Mais décidée comme elle l'était à se conduire d'après les principes que l'honneur et la délicatesse lui dictaient, elle résolut de combattre son affection pour Edward, de le voir aussi peu qu'il lui serait possible. Elle ne pouvait se refuser la consolation de tâcher de convaincre Lucy que ce sacrifice lui coûtait peu, et qu'elle ne regardait M. Ferrars que comme un ami de la famille. Elle ne pouvait plus rien entendre qui lui fît plus de peine que ce qu'elle avait déja entendu; elle n'aurait plus l'émotion de la surprise, et elle se croyait sûre d'apprendre sans trop d'agitation ce qu'elle ignorait encore.
Mais il lui fut impossible de satisfaire immédiatement sa curiosité; quoique Lucy fût aussi bien disposée à parler encore qu'elle-même l'était à l'entendre. Une suite de mauvais temps empêcha de se promener, et quoiqu'elles se vissent tous les jours soit au Parc soit à la Chaumière, c'était au salon en présence de tout le monde. Elles n'avaient aucun prétexte pour se retirer à l'écart; sir Georges ne l'aurait pas permis, à peine tolérait-il quelques momens de conversation générale. On se réunissait pour manger et rire ensemble, pour jouer aux cartes, danser, chanter, faire du bruit et des folies.
On s'était déja rencontré plusieurs fois de cette manière, sans qu'Elinor eût la moindre occasion d'engager avec Lucy un entretien particulier, quand sir Georges vint un matin à la Chaumière, et demanda aux dames Dashwood comme une charité de venir dîner avec lady Middleton. Il était obligé pour une affaire d'aller à Exeter, et lorsqu'il n'était pas là, tout languissait au Parc, et ces dames couraient le risque de mourir d'ennui. Elinor espérant trouver plus de moyens d'arriver à son but et de causer avec Lucy dans l'absence de sir Georges, accepta d'abord l'invitation. Madame Dashwood aimait toujours mieux rester chez elle avec ses livres et sa petite Emma; et Maria qui aurait préféré rester aussi dans sa romanesque solitude, ne put refuser d'accompagner sa sœur aînée.
Elles allèrent donc au Parc, et lady Middleton fut heureusement préservée de l'effrayante solitude qui la menaçait. L'insipidité de cette journée fut telle que mesdemoiselles Dashwood l'avaient prévu. Comme il n'y avait rien pour l'amour et le mariage, madame Jennings fut plus silencieuse qu'à l'ordinaire, et mesdemoiselles Stéeles encore plus prodigues de flatteries. Les enfans vinrent au dessert faire leur tapage accoutumé, et pendant qu'ils furent là, Lucy s'en occupa toute seule. Ils restèrent jusqu'après le thé, qui fut remplacé par la table de jeu. Elinor commençait à désespérer d'être un instant seule avec Lucy. On proposa un jeu général, et toutes les dames se levèrent pour se placer autour de la table.
—Je suis charmée, dit lady Middleton à Lucy, que vous ne finissiez pas le panier de ma pauvre petite Selina cette soirée; vous seriez fatiguée en travaillant à ce petit filigramme à la lumière. La chère petite pleurera peut-être un peu demain matin lorsqu'elle ne le trouvera pas fini; mais nous lui donnerons quelqu'autre chose et j'espère qu'elle se consolera. Ce mot était assez pour faire sentir à l'humble cousine ce que la faible mère attendait d'elle; aussi répondit-elle à l'instant: vous vous trompez, milady; pour rien dans le monde, je ne manquerai de parole à ma chère petite amie. J'attendais avec impatience que tout le monde fût au jeu pour me mettre à l'ouvrage; je ne voudrais pas chagriner mon doux petit ange pour tous les plaisirs possibles. Il n'y en a pas de plus vif pour moi que de travailler pour elle; et j'ai résolu de finir ce soir son panier.
—Vous êtes trop bonne, chère Lucy: sonnez, je vous prie pour qu'on vous donne des lumières; ménagez vos yeux, je vous en conjure. Combien ma petite fille sera contente! je lui ai dit que je ne croyais pas qu'il fût fini; et elle m'a répondu en secouant sa petite tête, que je ne savais ce que je disais, et que sa chère Lucy lui ferait sûrement son panier.
Lucy courut auprès de la table d'ouvrage avec vivacité et gaîté, comme si le plus grand bonheur de sa vie eût été de faire un panier de filigramme pour une enfant gâtée.
Lady Middleton proposa alors de faire un wisk. Personne ne fit d'objection que Maria, qui avec son impolitesse ordinaire demanda qu'on voulût bien l'excuser. Milady, dit-elle, sait que je déteste le jeu; je préfère si vous le permettez toucher du piano; et sans attendre la réponse, sans aucune cérémonie, elle alla s'asseoir devant l'instrument. Lady Middleton leva les yeux au ciel comme pour le remercier de ce qu'elle était plus polie et mieux élevée que Maria. Elinor avait espéré de pouvoir se dispenser de jouer pour causer avec Lucy; le refus de sa sœur la contrariait donc plus que personne, et cependant elle chercha à l'excuser auprès de lady Middleton. Ma sœur, lui dit-elle, ne sait pas résister quand elle vient au Parc au plaisir de jouer sur votre piano; c'est le meilleur, dit-elle, qu'elle ait jamais rencontré; et lady Middleton enchantée d'avoir le meilleur des pianos, fut tout-à-fait remise.
On n'était plus que quatre pour la partie. Elinor allait se soumettre à son sort; lorsque Lucy s'écria tout-à-coup: ah! comme je suis fâchée que mademoiselle Emma ne soit pas ici; elle m'aurait aidée à rouler le papier. Je crains fort que malgré mon désir, je ne puisse pas achever ce soir mon panier.
—Si je n'étais pas obligée de jouer, dit Elinor, je m'offrirais bien volontiers pour cet ouvrage, d'autant plus que j'aurais désiré apprendre de vous à faire ces jolis paniers.
—Eh bien, ma chère, nous vous laisserons libre, dit lady Middleton, qui tremblait que sa petite Selina n'eût pas tout ce dont elle avait envie. N'est-ce pas, mesdames, nous jouerons fort bien nous trois, en laissant un jeu découvert? Puisque vous voulez bien aider à Lucy, ma chère Elinor, Selina en sera fort reconnaissante. Je n'aime pas à la faire pleurer; cela dérange sa jolie physionomie..... Ne le trouvez-vous pas?
Les choses s'arrangèrent ainsi: la partie à trois commença gaîment. Maria touchait son piano comme si elle eût été seule dans le salon. La table d'ouvrage était assez éloignée pour qu'Elinor pût espérer de n'être pas entendue; les deux belles rivales s'assirent donc à côté l'une de l'autre dans la plus touchante harmonie pour travailler ensemble au panier de Sélina.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXIV.
Elinor rassembla toutes ses forces et commença ainsi: Je ne mériterais pas la confiance dont vous m'avez honorée, mademoiselle, si je n'avais aucun désir de la conserver, et si je ne m'intéressais à vous. Je ne vous fais donc nulle excuse de reprendre l'entretien de l'autre jour.
—Je vous remercie, dit vivement Lucy, de m'en parler la première; vous me mettez tout-à-fait à mon aise. Je craignais de vous avoir offensée, et je n'osais plus entamer un sujet qui ne peut avoir beaucoup d'intérêt pour vous.
—M'offenser! dit Elinor; comment pouvez-vous le supposer? Jamais ce ne fut mon intention de vous donner cette idée. Quel motif auriez-vous pu avoir pour cette confiance qui ne fut pas peu honorable et peu flatteuse pour moi?
—Et cependant, je vous assure, reprit Lucy, (ses petits yeux plus perçans que jamais fixés sur Elinor) je vous assure qu'il m'a semblé que vous l'aviez reçue avec une froideur, un déplaisir qui me fit un vrai chagrin. Vous aviez l'air fâchée contre moi; et je m'étais vivement reproché de vous avoir ennuyée de mes affaires; mais je suis enchantée de trouver que cette crainte était imaginaire et que je n'ai pas encouru votre blâme. Si vous saviez quelle consolation j'éprouve à vous ouvrir mon cœur, à pouvoir vous parler de ce qui m'occupe sans cesse! je connais assez votre bonté pour être sûre de votre indulgence.
—Je comprends très-bien, dit Elinor, le plaisir qu'on trouve à parler de ce qu'on aime, et soyez assurée que vous n'aurez jamais sujet de vous en repentir. Votre situation est malheureuse; vous semblez entourée de difficultés, et vous avez besoin de votre mutuelle affection pour la supporter. M. Ferrars à ce que je crois dépend entièrement de sa mère.
—Il a seulement deux mille pièces à lui. Ce serait une folie de se marier avec cela; quoique de mon côté je renoncerais à la fortune de sa mère sans un soupir. Je suis accoutumée à vivre sur un mince revenu, et je supporterais même la pauvreté avec lui, mais je l'aime trop pour vouloir le priver de tout ce que sa mère fera pour lui, si elle le marie à son gré. Il nous faut donc attendre, et peut-être plusieurs années encore. Avec tout autre homme qu'avec Edward ce délai serait inquiétant, mais je me repose entièrement sur son amour et sur sa constance.
—Cette conviction est tout pour vous, et sans doute M. Ferrars attend la même chose de vous. Si la constance de l'un des deux s'était démentie, comme il n'est que trop souvent arrivé, l'autre aurait été bien à plaindre.
Lucy la regarda encore de manière à la déconcerter, si Elinor n'avait pas rassemblé d'avance toutes ses forces pour que sa contenance ne pût donner aucun soupçon.—L'amour d'Edward, dit Lucy, a été mis à de grandes épreuves par de bien longues absences depuis notre engagement, et il les a si bien soutenues, que je serais impardonnable d'en douter un instant; je puis affirmer qu'il ne m'a jamais donné une minute d'alarme ou d'inquiétude. Elinor sourit et soupira à cette assertion; Lucy n'eut pas l'air de s'en apercevoir, et continua. Je suis jalouse par caractère, dit-elle, et nos différentes situations, lui vivant dans le grand monde et moi si retirée, et nos continuelles séparations auraient pu facilement réveiller ma jalousie. La plus légère altération dans sa conduite avec moi, une tristesse dont je n'aurais pu deviner la cause, ou s'il avait parlé d'une femme avec plus d'intérêt que de toutes les autres, ou si je l'avais vu moins heureux que de coutume à Longstaple, tout cela m'aurait d'abord mise sur le chemin de la vérité, et je suis sûre qu'il lui serait impossible de me tromper.
Elinor garda encore quelques instans le silence; elle se rappelait confusément toutes les preuves d'une affection tendre et sincère qu'elle avait remarquées chez Edward; enfin elle se surmonta autant qu'il lui fût possible.—Quels sont donc vos projets? lui dit-elle, n'en avez-vous point d'autres que celui d'attendre la mort de madame Ferrars? Ce serait une extrémité bien triste et bien cruelle! Ou bien son fils est-il décidé à se soumettre à l'ennui de plusieurs années d'attente, et à vous envelopper dans le malheur et dans les désagrémens qui en seront la suite inévitable, plutôt que de courir le risque de déplaire à sa mère en lui avouant la vérité? peut-être aussi que son courroux céderait au temps, à l'amour maternel, aux bons procédés, à la tendresse de sa belle-fille.
—Oh, si nous pouvions en être sûrs! mais non, madame Ferrars est orgueilleuse, intéressée, opiniâtre, et dans le premier moment de sa colère donnerait tout à son fils Robert qui est son favori; et cette seule idée m'effraie pour Edward au point de ne pouvoir me déterminer à prendre un parti décisif.
—Mais je trouve que dans cette occasion, Lucy, vous vous oubliez trop vous-même; votre désintéressement passe les bornes de la raison.
—Lucy chercha encore à lire avec son regard pénétrant jusqu'au fond de l'âme d'Elinor, et il y eut un grand moment de silence.
—Connaissez-vous M. Robert Ferrars? demanda Elinor.
—Non, du tout; je ne l'ai jamais vu, mais je le crois bien différent de son frère; avec une plus belle figure, qu'il ne songe qu'à parer, c'est un petit maître, un élégant dans toute la force du terme.
—Ici Maria finit une des parties de son concerto, et Anna Stéeles entendit cette dernière phrase. Un petit maître, un élégant, dit-elle! tout en faisant leur panier, ces dames se font leurs confidences, elles parlent de leurs amoureux.
—Je puis répondre pour Elinor, dit madame Jennings en éclatant de rire, et vous dire que vous vous trompez; son amoureux loin d'être un petit maître, est le jeune homme le plus simple, le plus modeste, le plus réservé que j'aie vu de ma vie. Pour Lucy, je ne connais pas le sien, mais à en juger par ses yeux, je crois qu'il lui en faut un plus gentil, plus empressé, plus éveillé, n'est-ce pas?
—Eh bien! madame, vous vous trompez aussi, reprit Anna; je puis assurer que l'amoureux de Lucy ressemble en tout point à celui de miss Elinor.
—Elinor se sentit rougir en dépit d'elle-même. Lucy mordit ses lèvres, et regarda sa sœur à la faire rentrer en terre. Le jeu recommença, le piano aussi et les deux rivales après un peu de silence recommencèrent leur entretien. Ce fut Lucy qui rapprochant sa chaise de celle d'Elinor, lui dit à demi voix.
—Je vais donc, chère miss Dashwood, puisque vous êtes assez bonne pour y prendre quelque intérêt, vous dire le plan que j'ai formé depuis quelque temps; j'espère qu'Edward l'approuvera, et je désire d'autant plus de vous en parler que vous pourrez nous servir. J'ose tout attendre de votre amitié pour lui et de votre bonté pour moi, et voici ce que c'est. Vous connaissez assez Edward pour avoir remarqué que dans le choix d'une vocation, son goût aurait été pour l'église, et que si sa mère l'avait permis, il aurait préféré cet état à tout autre. Mon plan actuel serait donc qu'il se décidât à entrer dans les ordres, et à se faire consacrer aussitôt qu'il pourrait; alors j'ose être sûre que vous useriez de tout votre pouvoir sur votre frère pour lui persuader de lui donner le bénéfice de sa terre de Norland, qu'on dit très-considérable. Le plus grand obstacle à notre mariage serait levé; nous aurions assez pour vivre en attendant la chance du reste.
—Je serais heureuse, dit Elinor, de pouvoir donner à M. Ferrars des preuves de mon estime et de mon amitié, mais je ne vois pas en vérité que vous ayez besoin de moi dans cette occasion, je vous serais tout-à-fait inutile. M. Ferrars est frère de madame John Dashwood, et sa recommandation vaudra mieux que la mienne auprès de son mari.
—Mais madame John n'approuverait pas plus que sa mère, que son frère entrât dans les ordres et m'épousât.
—Alors je soupçonne que ma recommandation aurait peu de poids.
Il y eût un assez long silence; Lucy le rompit par un profond soupir. Je crois, dit-elle, oui je crois que ce qu'il y aurait de plus sage serait de finir cette affaire en rompant d'un mutuel accord notre engagement. Nous sommes de tous les côtés si entourés de difficultés, que quoique cette rupture nous rendit bien malheureux pour le moment, nous serions peut-être plus heureux tous les deux par la suite.... Qu'en pensez-vous, miss Dashwood, ne voulez-vous pas me donner votre avis?
—Non, répondit Elinor avec un sourire qui cachait l'agitation de son cœur, non: sur un tel sujet cela ne m'est pas possible; vous savez très-bien que mon opinion n'aurait aucun poids sur vous, à moins qu'elle ne fût conforme à vos désirs.
—En vérité vous me faites tort, dit Lucy d'un ton de dignité; je ne connais personne dont j'estime autant le suffrage et dont le jugement me paraisse aussi sûr que le vôtre. Je crois de bonne foi que si vous me disiez: je vous conseille de rompre tout engagement avec Edward Ferrars, vous en serez tous les deux plus heureux, oui, je crois que je me déciderais à les rompre immédiatement avec lui.
Elinor était si convaincue du contraire qu'elle rougit de la fausseté de la future femme d'Edward. «Ce compliment, dit-elle, augmenterait mon effroi de vous dire mon opinion, si j'en avais une. Vous élevez beaucoup trop mon influence. Le pouvoir de désunir deux amans si tendrement attachés l'un à l'autre, est beaucoup trop grand pour une personne indifférente.
—C'est parce que vous êtes absolument étrangère à cette affaire, dit Lucy d'un ton un peu piqué, que votre opinion aurait sur moi beaucoup d'influence et pourrait me décider; si on pouvait supposer que vous eussiez là-dedans le moindre intérêt personnel, elle n'aurait plus aucun poids.
Elinor crut plus sage de ne rien répondre; elle se trouvait entraînée par cet entretien dans une espèce de réserve qui lui semblait toucher à la dissimulation avec une personne qui n'en avait point pour elle. D'ailleurs elle n'en avait que trop appris, et se promit bien de ne plus renouveler cette pénible et inutile confidence: elle parla de leur ouvrage, de quelques autres sujets indifférens, après lesquels Lucy lui demanda du ton de la plus tendre amitié, si elles comptaient passer une partie de l'hiver à Londres.
—Certainement non, dit Elinor.
—J'en suis très-fâchée, reprit Lucy pendant que ses yeux brillaient de plaisir, j'aurais été si heureuse de vous y rencontrer. Mais je suis sûre que vous y viendrez; votre frère et votre belle-sœur vous inviteront sûrement chez eux.
—Il ne me sera pas possible d'accepter leur invitation.
—Combien c'est malheureux pour moi! je m'étais réjouie d'avance de vous y retrouver. Anna et moi nous comptons y aller à la fin de janvier chez des parens à qui nous l'avons promis depuis bien des années; mais moi j'y vais seulement pour voir Edward qui doit y être en février, sans cet espoir Londres n'aurait aucun attrait pour moi. Ici l'entretien confidentiel fut interrompu; Elinor fut demandée auprès de la table à jeu pour la décision d'un coup; et lady Middleton ayant envie de voir faire le joli panier de sa petite Sélina, pria Elinor de prendre sa place, ce qu'elle accepta avec plaisir. Elle n'avait plus rien à dire à Lucy, de qui elle n'avait pas pris une idée plus avantageuse; elle avait au contraire une persuasion plus positive encore, et bien douloureuse, qu'Edward ne pouvait pas aimer la femme qu'il avait promis d'épouser, et qu'il n'avait aucune chance de bonheur dans une union avec une personne sans aucun rapport avec lui, qui serait repoussée de toute sa famille, et qui avait assez peu de délicatesse pour vouloir, malgré cela, forcer un homme à tenir ses engagemens, quand elle paraissait elle-même persuadée qu'il serait malheureux.
De ce moment elle ne chercha plus les confidences de Lucy; mais cette dernière ne laissait échapper aucune occasion de les continuer, de lui parler de son bonheur quand elle avait reçu une lettre d'Edward. Quand Elinor ne pouvait les éviter, elle les recevait avec une tranquillité et un calme apparent sans faire de réflexions, sans alonger un entretien dangereux pour elle-même et inutile à Lucy, dont elle trouvait chaque jour le caractère moins agréable.
La visite de mesdemoiselles Stéeles chez leurs parens de Barton-Park se prolongea bien au-delà du temps qu'on leur avait d'abord demandé. Leur faveur croissait au point qu'on ne pouvait penser à se séparer. Sélina jetait les hauts cris quand Lucy feignait de vouloir la quitter, et sa maman lui demandait alors en grâce de rester; en sorte que malgré leurs nombreux engagemens à Exeter, elles restèrent au Parc plus de deux mois, et y passèrent les fêtes de Noël, que sir Georges rendit aussi brillantes et aussi animées qu'il lui fut possible.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXV.
Madame Jennings s'attachait tous les jours davantage aux habitans de la Chaumière et surtout à Elinor. La parfaite bonté du caractère de cette femme, l'amitié qu'elle leur témoignait si franchement, leur faisaient oublier ses petits défauts, si légers en comparaison de ses excellentes qualités. Madame Dashwood qui voyait en elle la meilleure, la plus indulgente des mères, lui pardonnait bien volontiers son ton un peu trop trivial et ses manières un peu vulgaires, Emma s'amusait de sa franche et grosse gaîté; Elinor toujours bonne, toujours simple, indulgente par caractère, disposée à la bienveillance et à trouver que les qualités du cœur valent bien celles de l'esprit, aimait beaucoup la bonne Jennings, et ne s'apercevait presque plus de ce qui lui manquait: mais Maria, la sensible, la délicate Maria ne pouvait s'accoutumer à son langage, à ses manières, et tout en convenant cependant qu'elle avait assez de chaleur dans les sentimens, et de complaisance pour ceux des jeunes gens, elle ajoutait toujours: Quel dommage que son esprit et son goût n'y répondent pas! et fuyait sa société autant qu'il lui était possible.
Aux approches de la fin de l'année, madame Jennings commença à tourner ses pensées vers Londres, et à désirer d'y retourner. Après la mort de son mari, qui s'était enrichi dans le commerce, elle quitta la cité et prit une très-élégante maison près de Portman Square. Ses filles avaient épousé l'une un baronnet, l'autre un bon gentilhomme; elle passait toute la belle saison chez l'une ou chez l'autre, et l'hiver les réunissait à la ville. Cette année elle avait prolongé son séjour à Barton en faveur du voisinage; mais lorsqu'enfin elle se fut décidée à partir, elle demanda un jour aux demoiselles Dashwood de l'accompagner à Londres et d'y demeurer quelque temps avec elle, en les assurant avec sa cordialité accoutumée, qu'elle ne pouvait plus se passer de leur société. Maria rougit de plaisir à cette invitation, et ses yeux s'animèrent. Elinor n'y fit nulle attention, et croyant que sa sœur pensait là-dessus comme elle, elle exprima sa reconnaissance à madame Jennings en l'accompagnant d'un refus positif. Le motif qu'elle alléguait était leur résolution décidée de ne point quitter leur mère, et surtout pendant l'hiver.
Madame Jennings parut surprise et répéta son invitation, en les pressant vivement de l'accepter. Vous comprenez bien, jeunes filles, dit-elle, que j'ai déjà demandé l'avis de la maman, il est tout-à-fait conforme au mien. Elle est charmée que vous alliez un peu respirer l'air de Londres; ainsi c'est tout arrangé, et j'ai mis dans mon cœur de vous avoir chez moi. Vous ne me gênerez pas du tout; ma maison est assez grande à présent, que j'ai marié Charlotte, et quant au voyage, j'envoie Betti la première par le coche pour nous recevoir. Nous pouvons très-bien tenir trois dans ma chaise; une fois en ville, tout ira de soi-même. Si vous me trouvez trop vieille, si vous vous ennuyez chez moi ou dans ma société, vous pourrez toujours aller avec l'une de mes filles. Vous voyez comme je les ai bien mariées; si je n'en fais pas autant de vous ce ne sera pas ma faute, et peut-être avant la fin de l'hiver le serez-vous toutes les deux.
—J'ai un soupçon, dit sir Georges, que si on consulte mademoiselle Maria, elle n'aura aucune objection contre ce projet; mais sa sœur aînée sera plus difficile à gagner. Ai-je deviné miss Maria? je parie que oui.
—Et vous avez raison, dit-elle avec sa franchise ordinaire, oui, je l'avoue, je serai parfaitement contente d'aller à Londres cet hiver; ce serait un si grand bonheur pour moi, qu'à peine puis-je l'exprimer. C'est vous dire, chère dame, que votre invitation vous assure pour jamais ma plus tendre reconnaissance.
Elinor entendit très-bien ce que sa sœur voulait dire et ce qui l'attirait si puissamment à Londres. Elle devait y trouver Willoughby; que fallait-il de plus? Elinor aimait Maria trop tendrement pour pouvoir se résoudre à l'affliger en mettant trop d'obstacles à ce qu'elle désirait avec tant d'ardeur; pressée donc de nouveau par madame Jennings, elle se contenta cette fois de s'en remettre à la décision de leur mère, qui par bonté pour ses filles, disait-elle, avait cédé à l'envie de leur procurer un plaisir, mais qui souffrirait certainement de se séparer d'elles. A peine eut-elle achevé cette phrase, que Maria reprit la parole avec plus de vivacité encore que la première fois en s'écriant: Ah, mon Dieu! ma sœur, croyez vous réellement que notre départ lui serait si pénible? alors il n'y faut pas songer. Ma bonne, ma tendre mère! non, non, nous ne devons pas la quitter, si notre absence la chagrine, si elle est moins heureuse, moins bien soignée. Ah! non, non, rien au monde ne pourrait me forcer à la laisser; n'est-ce pas, Elinor, il n'en est plus question.
Elinor embrassa tendrement sa sœur, et reconnut là cette chaleur de sentiment qui l'entraînait également d'un côté ou d'un autre suivant l'avis de son cœur, mais elle n'osa pas se flatter qu'elle persistât long-temps dans cette sage résolution. En effet, lorsqu'elles rentrèrent chez elles, elles trouvèrent leur bonne maman transportée de l'idée de ce voyage et des plaisirs que ses filles auraient à Londres; et sans doute aussi son orgueil maternel était flatté, en pensant combien elles seraient admirées. Maria reprit bien vîte alors son envie de partir, dès qu'elle se crut sûre de ne plus chagriner sa mère; et dès que celle-ci vit combien sa fille chérie le désirait, elle devint plus pressante et finit par l'ordonner positivement. Elle ne voulut entendre aucune objection, insista pour le départ, et détailla avec sa vivacité ordinaire, tous les avantages qui devaient en résulter.
C'est précisément, disait-elle, ce que je souhaitais le plus au monde, sans oser le demander à cette bonne madame Jennings, mais les cœurs de mère s'entendent; et le sien a deviné mon désir. Emma a été un peu trop dissipée cet été; son éducation en a souffert. Seule avec elle, je m'en occuperai uniquement, je lui donnerai des leçons. Nous lirons; nous ferons de la musique ensemble; et lorsque vous reviendrez, vous serez, j'en suis sûre, surprises de ses progrès. J'ai aussi un petit plan de quelques réparations dans vos chambres, qui se feront sans inconvénient pendant votre absence; et je suis charmée que vous ayez l'occasion de voir et de connaître les manières et les amusemens de la bonne compagnie de Londres, où peut-être votre goût et vos talens se perfectionneront. Vous entendrez de la musique excellente, Maria. Vous verrez des collections de superbes tableaux, Elinor, et ce qui vaut mieux encore vous retrouverez là votre frère; et, quels que soient ses torts, ou plutôt ceux de sa femme, quand je songe qu'il est le fils de mon cher Henri, je ne puis supporter que vous soyez si entièrement étrangers les uns aux autres. Vous n'avez pas l'air aussi contente que je le voudrais, ma chère Elinor.
—Je l'avoue, maman, dit-elle; quoique votre extrême bonté pour nous vous fasse lever tous les obstacles à ce voyage, j'en vois encore un cependant qui me paraît presque insurmontable.
Maria fit un mouvement de dépit et baissa la tête d'un air boudeur.
—Eh quoi donc? dit madame Dashwood, qu'est-ce que ma prudente Elinor trouve à redire à ce plan? Quel formidable obstacle sa raison va-t-elle mettre en avant? Je vous prie au moins de ne pas dire un mot sur la dépense; je pourvoirai à tout ce qu'il faudra; et les filles de M. Henri Dashwood, paraîtront dans le monde comme elles doivent y paraître; Allons, parlez sage Elinor, dit-elle avec son charmant sourire, quelles sont vos objections?
—Mon objection, ma mère, me coûterait à dire, si ce n'était pas absolument entre nous. J'aime madame Jennings de tout mon cœur; j'ai la meilleure opinion d'elle et de son caractère; je sais que nous pouvons compter sur des soins vraiment maternels. Mais son ton, et peut-être ses relations de société ne sont pas ce que vous désirez pour vos filles. Elle ne peut ni nous protéger ni nous donner aucune considération dans le monde; et mon frère lui-même trouvera mauvais peut-être, ou du moins ma belle-sœur, que nous demeurions chez elle.
—C'est vrai à quelques égards, répliqua sa mère; mais vous serez très peu dans sa société, et vous paraîtrez toujours en public avec lady Middleton. D'ailleurs madame Jennings est riche, tient une bonne maison, est belle-mère d'un baronnet; il n'en faut pas davantage à Fanny, et même à John, pour la trouver de très bonne compagnie.
—Si Elinor est effrayée d'aller à Londres avec madame Jennings, dit Maria, elle peut rester ici. Moi, je n'ai point de tels scrupules, et il m'en coûtera peu de me mettre au-dessus de cet inconvénient avec une personne aussi bonne, aussi obligeante.
Elinor ne put s'empêcher de sourire en pensant combien elle avait eu de peine à persuader Maria d'être seulement polie avec cette femme qu'elle avait déclarée, dès le premier abord, être la personne la plus commune et la plus ennuyeuse qu'elle eût jamais rencontrée. Son indulgence actuelle était une si forte preuve de son envie de rejoindre Willoughby, que, malgré toute la répugnance qu'Elinor avait pour ce voyage, vu qu'elle pouvait y rencontrer Edward, elle résolut de ne pas abandonner à elle-même une jeune personne aussi passionnée, et la pauvre madame Jennings au soin de veiller sur elle et à l'ennui de n'avoir pas même l'agrément de sa société; car elle était convaincue que Maria passerait seule dans sa chambre tous les momens où elle ne serait pas avec Willoughby, pour penser à lui en liberté. Elle se décida donc à être du voyage, d'autant plus qu'elle se rappela que Lucy lui avait dit qu'Edward ne serait à la ville qu'au mois de février, et qu'elle espérait être alors de retour à la Chaumière.
—Allons c'est donc arrangé, dit madame Dashwood; vous y irez toutes deux, et vous verrez que vous vous amuserez extrêmement à Londres, surtout en y étant ensembles. Elinor principalement y trouvera un grand avantage, en ayant l'occasion de faire la connaissance de la famille de sa belle-sœur et de voir madame Ferrars.
Elinor rougit; elle avait eu souvent le désir de prévenir sa mère de l'état des choses, pour que le coup fût moins frappant quand elle apprendrait la vérité; mais c'était le secret de Lucy, qu'elle ne pouvait pas trahir. Elle se contenta donc de dire avec beaucoup de calme: J'aime Edward Ferrars, et je serai toujours charmée de le voir; mais quant au reste de sa famille, il m'est complètement indifférent de les connaître ou non.
Madame Dashwood sourit et ne dit rien. Maria leva les yeux au ciel avec l'air de l'étonnement et du scandale. La chose étant décidée, madame Jennings reçut dans la journée les remercîmens de la mère et l'acceptation de ses filles, qui la mit dans une grande joie; elle donna toutes les assurances imaginables des soins qu'elle en aurait, ce dont madame Dashwood n'avait aucun doute. Sir Georges aussi fut enchanté, c'étaient deux personnes de plus pour ses dîners, ses bals et ses assemblées. Lady Middleton leur dit en termes choisis et civils qu'elle serait charmée de les retrouver à Londres. Les deux miss Stéeles, et surtout Lucy, assurèrent que cette nouvelle les rendait tout-à-fait heureuses.
Elinor prit enfin son parti de ce voyage; quoique très-raisonnable, elle n'était pas insensible au plaisir de voir Londres pour la première fois. D'ailleurs sa mère en était si contente, et sa sœur si transportée de joie, qu'elle ne put se défendre de partager leur plaisir. Maria n'était plus pensive, plus soupirante, plus mélancolique; elle reprit toute sa gaîté, tout son enthousiasme, et redevint plus belle, plus brillante qu'elle ne l'avait jamais été. Elle attendait le moment de partir avec une grande impatience, et, quand le jour si désiré arriva, quand il fallut dire adieu à sa mère, son cœur parut près de se rompre; elle était baignée de larmes, et dans cet instant elle aurait volontiers consenti à rester, quitte à en pleurer tout le reste de l'hiver. Madame Dashwood était aussi très-affectée. Elinor fut la seule qui par son courage adoucit le chagrin de la séparation, en répétant combien elle serait courte, et en parlant du jour du retour.
C'étaient les premiers jours de janvier. Les Middleton devaient suivre dans une semaine; et les chères cousines Stéeles rester avec eux au Parc, jusqu'au jour du départ.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXVI.
La prudente Elinor ne pouvait pas se trouver dans l'équipage de madame Jennings, commençant un voyage sous sa protection et devant vivre chez elle, sans s'étonner beaucoup de cette situation. Une si courte connaissance, tant de différence dans leurs âges, dans leurs manières, dans leur état, lui auraient paru des objections insurmontables. Mais ces objections avaient cédé sans la moindre difficulté à la passion de sa sœur, au désir de sa mère. La bonne Elinor en dépit de ses réflexions et de ses doutes sur la constance de Willoughby, ne pouvait pas être témoin du ravissement de Maria, de l'espoir du bonheur qui brillait dans ses yeux, sans se rappeler douloureusement combien son sort était différent, et que tout espoir, tout bonheur étaient anéantis pour elle. Il ne lui restait pas même le doute. Elle excusait d'autant plus volontiers Maria, qu'elle sentait combien ce voyage aurait eu aussi de charmes pour elle, s'il avait été animé par la même perspective; elle était aussi bien aise d'accompagner sa sœur, ou pour partager son bonheur si son Willoughby était fidèle et lui offrait sa main, ou pour adoucir ses peines dans le cas contraire. La chose serait bientôt décidée; suivant les apparences il était à Londres, puisque Maria était si pressée de s'y rendre. Elinor qui n'avait plus d'autre objet en vue et qui prenait un si vif intérêt au bonheur de sa sœur, était bien décidée à tâcher d'acquérir toutes les lumières possibles sur le vrai caractère d'un homme qui avait autant d'influence sur sa sœur et de surveiller sa conduite avec tout le zèle de l'amitié. Si le résultat de ses observations n'était pas favorable à Willoughby, elle voulait à tout prix éclairer sa sœur sur les dangers de son attachement; si au contraire elle l'en jugeait digne, elle voulait se préserver elle-même de faire des comparaisons, et d'envier son sort, et pouvoir se livrer entièrement à la satisfaction de la voir heureuse.
Leur voyage dura trois jours. La conduite de Maria pendant ce temps là fut la preuve de ce que madame Jennings pouvait attendre d'elle, si elles avaient été en tête à tête. Dans ses regards animés brillaient, il est vrai, la joie et l'espérance; mais toute entière à ses sentimens, à ses pensées, plongée dans ses tendres méditations, elle n'ouvrait la bouche que pour s'informer de la distance où on était de Londres, dire au cocher d'aller plus vîte, ou s'extasier sur quelques points de vue romantiques, et ne s'adressait alors qu'à sa sœur. En échange, Elinor prit le parti d'être polie pour deux, et de tâcher à force d'attentions que madame Jennings ne remarquât pas la conduite de sa sœur; elle causait avec elle, riait avec elle, écoutait des histoires triviales cent fois répétées; et madame Jennings de son côté leur témoignait à toutes deux toute la bonté imaginable, était en continuelle sollicitude pour leur bien-être et leur plaisir, consultait leurs goûts pour commander leur dîner aux auberges, et ne se fâchait contre Maria que lorsqu'elle se refusait à le dire ou qu'elle ne mangeait pas.
Elles arrivèrent à la ville le troisième jour, à quatre heures de l'après-midi, charmées de sortir de leur voiture où elles étaient fort serrées, et de se reposer auprès d'un bon feu.
La maison était belle; les appartemens meublés avec élégance; tout annonçait le bien-être d'une riche veuve. Mesdemoiselles Dashwood furent mises en possession des chambres que lady Middleton et madame Palmer occupaient avant leur mariage. Elles étaient encore ornées de paysages brodés en soie, en chenille, preuve parlante de la bonne éducation qu'elles avaient reçue dans les meilleures pensions de Londres. Comme l'heure du dîner de madame Jennings était fixée à sept, Elinor voulut employer cet intervalle à écrire à sa mère, et s'assit pour cet effet devant une table. Maria vint bientôt la joindre et se plaça vis-à-vis d'elle, en prenant aussi une feuille de papier et en choisissant une plume.
—J'écris à maman, lui dit Elinor, qui avait déja commencé; ne feriez-vous pas mieux, Maria, de différer votre lettre d'un jour ou deux?
—Je ne veux pas écrire à la Chaumière, dit Maria; et commençant très-vîte comme pour éviter les questions. Elinor n'en fit point, persuadée sans qu'elle l'eût demandé, qu'elle écrivait à Willoughby, et concluant de là que quelque mystérieuse que fût leur correspondance, elle existait certainement, et que Maria était sûre de ses intentions, et vraisemblablement engagée avec lui. Cette idée qui traversa rapidement sa pensée lui fit un grand plaisir et anima son style. Elle voulut le faire partager à sa bonne mère. «Maria, lui dit-elle, vous écrira par le premier courrier, et vous dira sans doute combien elle est heureuse,» etc., etc., etc. Sa lettre se remplissait des détails de leur voyage et de leur arrivée, etc. Celle de Maria qui n'était qu'un billet fut bientôt finie, pliée et cachetée. Elinor jeta un regard sur l'adresse et distingua un grand W, qui ne lui laissa plus de doute. Maria sonna, et pria le laquais qui vint de porter cette lettre à la petite poste; elle continua à être très-animée; mais c'était plutôt de l'agitation que de la gaîté, et cette agitation s'augmentait graduellement. Elle pût à peine manger quelque chose, et, quand elles furent rentrées dans le salon, elle n'écoutait pas même ce qu'on disait, n'était attentive qu'au roulement des carosses et courait sans cesse du coin du feu à celui de la fenêtre, où elle resta enfin debout, pour voir tout ce qui se passait dans la rue. Elinor était charmée que madame Jennings occupée ailleurs, n'en fût pas témoin.
L'heure du thé les réunit. Maria était alors dans un état d'émotion presque douloureux à force d'être vif. Chaque coup de marteau dans les maisons voisines la faisait rougir et pâlir, lorsqu'elle voyait qu'elle s'était trompée. Enfin un beaucoup plus fort fut l'annonce d'une visite. Aucune autre personne que celle à qui elle avait écrit ne pouvait savoir encore leur arrivée. Elinor ne douta pas qu'on ne vînt annoncer M. Willoughby; et Maria s'approcha de la porte par un mouvement involontaire, l'ouvrit, écouta au-dessus de l'escalier et entendit une voix d'homme demander si mesdames Dashwood étaient au logis; elle rentra dans un trouble qui tenait presque du délire, et s'approchant d'Elinor, elle lui dit en se jetant dans ses bras: Oh! c'est lui, c'est bien lui! Elinor lui avait à peine dit: Au nom du ciel! chère Maria, calmez-vous,.... que la porte s'ouvre, et.... le colonel Brandon paraît. Maria au désespoir, sort de la chambre, même sans le saluer. Il la suivit des yeux avec un étonnement douloureux; mais se remettant promptement, il s'approcha d'Elinor, et lui souhaita le bonjour, ayant l'air content de la revoir. Elinor était fâchée sans doute du désapointement de sa sœur; mais elle l'était encore plus de son impolitesse pour un homme aussi estimable. Il était cruel pour lui d'être reçu de cette manière par une femme à qui il était si tendrement attaché. Elle espéra que peut-être il n'y avait pas fait attention; mais à peine l'eût-elle salué avec l'air de l'amitié, qu'il lui demanda d'une voix altérée si mademoiselle Maria était malade.
—Oui, monsieur, lui dit-elle, en saisissant cette idée, elle est sujète à des vertiges; et la fatigue du voyage a augmenté cette disposition: c'est sans doute ce qui l'a obligée à sortir. Il l'écouta avec la plus grande attention, tomba dans une sorte de rêverie dont il sortit tout-à-coup en parlant à Elinor de leur séjour à Londres, du plaisir qu'il avait eu à l'apprendre, et en lui donnant des nouvelles de madame Dashwood, d'Emma, de ses amis du Parc.
Ils continuèrent à s'entretenir en apparence avec calme, mais tous les deux occupés de tout autre chose que de leur conversation. Elinor mourrait d'envie de lui demander si Willoughby était à Londres; mais elle craignait d'augmenter sa peine, en lui parlant de son rival; enfin pour amener peut-être l'entretien sur ce sujet, elle lui demanda si lui-même avait toujours habité Londres depuis qu'il avait quitté Barton-Park.
—Oui, répliqua-t-il, avec quelque embarras, presque toujours; j'ai été deux ou trois fois à Delafort pour peu de jours; mais bien malgré moi, je vous assure, je n'ai pu retourner au Parc.
La manière de répondre triste, embarrassée, rappela à Elinor le moment de son départ et toutes les conjectures de madame Jennings. Elle craignait d'avoir témoigné une curiosité indiscrète, et se tut.
Madame Jennings entra, et salua le colonel avec sa gaîté accoutumée.—Je suis enchantée de vous voir, cher colonel, et bien fâchée de ne m'être pas trouvée là quand vous êtes entré; j'avais comme vous comprenez mille choses à faire et à ranger chez moi, après une si longue absence; mais à présent je puis sortir de mon salon quand je voudrai, on ne le trouvera pas vide, et personne ne s'apercevra que la vieille maman Jennings n'est pas là. N'est-ce pas, colonel, que j'ai fait de jolies recrues? Mais, je vous en conjure, comment avez-vous appris que nous étions à la ville; je n'ai pas encore vu une âme?
—J'ai eu le plaisir de l'apprendre chez madame Palmer où j'ai dîné.
—Ah! ah! chez ma Charlotte: donnez m'en bien vîte des nouvelles. Aurai-je bientôt un petit fils?
—Madame Palmer est très-bien; et je suis chargé de vous dire qu'elle viendra sûrement vous voir demain.
—Je l'espère. Où donc est Maria? Vous ne l'avez pas vue encore, colonel? Ne suis-je pas bonne de vous l'avoir amenée? Mais comment vous arrangerez vous avec M. Willoughby? J'ai grand peur pour vous, colonel. Ah! la charmante chose que d'être jeune et belle! J'ai été jeune aussi, et si je n'étais pas belle comme Maria, ni jolie comme Elinor, je n'en ai pas moins eu un bon mari qui m'aimait de tout son cœur. Qu'aurais-je pu avoir de mieux avec la plus grande beauté? Si seulement il vivait encore! Voici huit ans que je le pleure: (et sa physionomie épanouie de joie comme à l'ordinaire, prit une expression un peu moins animée, ses yeux brillans de gaîté s'humectèrent.) Allons, allons ne parlons plus de cela, c'est inutile, les larmes ne me le rendront pas, parlons plutôt des vivans. Vous êtes-vous bien amusé, colonel, depuis que vous nous avez quittés si cruellement à Barton? Eh bien! après avoir bien crié contre vous, on prit son parti de votre absence, et on s'amusa tout autant: demandez à mademoiselle Maria si elle s'en aperçut. Je devinai à l'instant où elle était allée avec son beau conducteur; mais pour votre affaire si pressante, je n'ai que des conjectures: à présent que tout est fini, dites-moi ce que c'était. Point de secrets entre amis.
Il répondit avec sa douceur et sa politesse accoutumées, mais sans satisfaire en rien sa curiosité. Elinor se mit à préparer le thé. Madame Jennings fit appeler Maria qui fut obligée de paraître. Elle salua le colonel avec une profonde tristesse et une parfaite indifférence. Il devint peu-à-peu tout aussi triste et aussi absorbé qu'elle, et malgré les persécutions de madame Jennings pour qu'il passât la soirée avec ces dames, il s'en alla immédiatement après le thé.
Aucune autre visite ne se présenta. L'abattement de Maria augmentait à mesure qu'elle perdait l'espoir; et de très-bonne heure chacune alla se coucher.
Maria se leva le lendemain rayonnante d'espérance; son désapointement de la veille était oublié. Il était impossible que cette journée ne fût pas plus heureuse. Le déjeûner était presque fini quand madame Palmer entra en riant aux éclats, et pouvant à peine dire et répéter combien elle était contente de revoir sa bonne mère et ses chères amies. Elle était à-la-fois surprise de leur arrivée, en colère de ce qu'elles avaient refusé son invitation, bien aise qu'elles eussent accepté celle de sa mère. Et M. Palmer, ajouta-t-elle, comme il s'impatiente de vous voir! Il n'a jamais voulu venir, quoi qu'il n'eût rien autre chose à faire; mais il était de mauvaise humeur, il est toujours si drôle, M. Palmer.
Après une heure ou deux passées à causer sans rien dire, à rire sans sujet, à parler de plusieurs individus dont les demoiselles Dashwood ne connaissaient pas le nom, madame Palmer leur proposa de les mener dans quelques magasins pour faire leurs emplètes. Maria aurait préféré de rester; mais enfin désirant aussi d'acheter quelques parures, espérant faire quelque heureuse rencontre, elle se laissa entraîner. Partout où elles allèrent, son unique occupation fut de veiller à la porte des magasins où elles entraient sur tout ce qui passait dans la rue. Ses yeux étaient sans cesse en activité, attachés sur les trottoirs, et pénétraient au fond des voitures; et quand elle était forcée de venir donner son opinion sur quelque objet de mode, c'était avec une telle distraction, qu'il était facile de voir qu'elle pensait à toute autre chose. Les couleurs de son teint variaient à chaque instant. Sa sœur souffrait presqu'autant qu'elle de la voir dans cette agitation. On ne put obtenir son avis sur aucune emplète; rien ne lui plaisait, rien n'attirait son attention. Elle ne témoignait qu'une extrême impatience de retourner à la maison. Elinor qui voyait à regret sa sœur se donner en spectacle, aurait aussi désiré la ramener; mais il n'était pas facile de l'obtenir de madame Jennings et de sa fille. La première causait avec tous les marchands, s'informait des modes, des nouvelles, etc.; l'autre se faisait tout montrer, essayait tout, admirait tout, n'achetait rien et riait sans cesse. Il était donc assez tard lorsqu'elles rentrèrent au logis. Maria courut à perdre haleine; et quand Elinor entra, elle la trouva avec un mélange de dépit de ce que Willoughby n'était pas venu, et de plaisir de ne l'avoir pas manqué.
—Est-ce qu'il n'est venu aucune lettre pour moi? dit-elle au laquais qui apportait les papiers.—Non, madame.—En êtes-vous sûr? informez-vous s'il n'est venu personne me demander. Il ressortit, et revint bientôt en disant: non, madame, personne. C'est cruel, c'est étonnant, dit-elle à voix basse en retournant vers la fenêtre. Elinor la regarda avec inquiétude. Oh ma mère! pensait-elle, combien vous avez eu tort de permettre un engagement de cœur entre une fille si jeune et si passionnée et un jeune homme si peu connu et si mystérieux.—Chère Maria, dit-elle à sa sœur, vous êtes mal à votre aise, je le vois, et je le comprends.
—Pas du tout, dit Maria en s'efforçant de sourire, je n'éprouve qu'une impatience très-naturelle en vérité; mais je n'ai pas le moindre doute, et je serais très-blessée qu'on me témoignât la moindre défiance sur un ami que j'estime autant que j'aime, et qui m'expliquera sûrement aujourd'hui ce qui m'étonne sans me fâcher. Elinor se tut; qu'aurait-elle pu dire? mais elle se promit si Willoughby ne paraissait pas de quelques jours de représenter à sa mère la nécessité de parler à Maria.
Madame Palmer et une amie intime de madame Jennings, qu'elle avait rencontrée, vinrent dîner et passer la soirée avec elles. La complaisante Elinor consentit à faire un wisk avec ces dames. Maria ne savait aucun jeu, et n'était pas complaisante. Sa soirée, bien plus pénible que celle de sa sœur, s'écoula dans le trouble, l'anxiété, et le tourment d'une attente sans cesse trompée. Elle essaya de lire, mais sans le pouvoir; son ouvrage de broderie n'eut pas plus de succès. Elle rêva au coin du feu, se promena, de la porte à la fenêtre, soupira beaucoup, et fit bien pitié à sa sœur.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXVII.
—Si le temps continue d'être aussi beau pour la saison, dit madame Jennings en déjeûnant, sir Georges ne quittera pas encore Barton; il lui en coûterait trop de perdre un jour de chasse.
—Ah! c'est vrai, s'écria Maria avec gaîté, et en courant à la fenêtre pour examiner le temps, je n'y avais pas pensé. Ces beaux jours d'hiver doivent inviter tous les chasseurs à rester à la campagne. Cette idée releva ses esprits et lui rendit tout son espoir. Willoughby chasseur déterminé, n'était sûrement pas à Londres; il n'avait pas reçu sa lettre. Son absence, son silence étaient expliqués; et tous les nuages élevés dans l'âme de Maria furent dissipés. Madame Jennings avait eu là une heureuse idée.
—Il est sûr, dit Maria en s'asseyant à la table du déjeûner, et en prenant une tartine qu'elle mangea avec appétit, il est sûr qu'il fait un délicieux temps de chasse; comme ils doivent être heureux! mais j'espère cependant... je crois, veux-je dire, qu'il ne durera pas long-temps; dans cette saison, c'est impossible. Nous aurons bientôt de la neige, de la gelée, qui rappellera tous les chasseurs et tout le monde en ville. Cette extrême douceur de temps ne peut pas durer; dans un jour ou deux peut-être il y aura du changement: voyez comme le jour est clair! il peut geler cette nuit, et demain....
—Et dans peu de jours nous aurons sir Georges et lady Middleton, dit Elinor pour détourner l'attention de madame Jennings. Actuellement, pensait-elle, je suis sûre que Maria écrira à Haute-Combe par le courrier de ce soir.
Ecrivit-elle en effet? c'est ce qu'il fut impossible de découvrir. Mais elle continua d'être de très-bonne humeur; heureuse de penser que Willoughby était à la chasse, plus heureuse encore d'espérer qu'il arriverait bientôt.
La matinée se passa en course chez des marchands, ou à laisser des cartes chez les connaissances de madame Jennings pour les informer de son retour en ville. Maria qui n'avait plus la crainte de manquer Willoughby en sortant, ou l'espoir de le rencontrer dehors, alla où l'on voulut et fut assez bonne enfant. Mais sa principale occupation était d'observer la direction du vent et les variations de l'atmosphère. Ne trouvez-vous pas qu'il fait beaucoup plus froid qu'hier, Elinor, lui disait-elle? cela augmente sensiblement; je suis sûre qu'il gèlera cette nuit, et..... Elle se taisait; mais Elinor achevait intérieurement sa phrase, et les chasseurs rentreront en ville. Elle était en même temps amusée et peinée de cette vivacité de sentiment qui faisait passer tour-à-tour sa sœur du désespoir à la joie, et rapporter tout à l'unique objet dont elle était occupée.
Quelques jours se passèrent sans gelée et sans Willoughby; et Maria les trouva longs et ennuyeux. Ni elle ni Elinor ne pouvaient cependant se plaindre en aucune manière de leur genre de vie chez madame Jennings; il était tout autre qu'Elinor ne l'avait imaginé. La maison située dans le beau quartier de Berkeley-Street était montée sur un grand ton d'élégance et d'aisance. A l'exception de quelques vieilles connaissances de la cité, dont lady Middleton n'avait pu obtenir l'expulsion, toute la société de madame Jennings était très-distinguée. Elle présenta ses jeunes amies de manière à leur attirer mille politesses. La figure très-remarquable de Maria, les grâces d'Elinor, leur gagnèrent bientôt l'admiration et l'amitié de tous ceux à qui madame Jennings les présentait. Mais dans les premiers temps de leur séjour à Londres leurs plaisirs se bornèrent à quelques rassemblemens peu nombreux, soit chez madame Jennings, soit ailleurs, où Elinor faisait tous les soirs un grave wisk, tandis que Maria s'ennuyait à la mort, en comptant les jours et les heures, en soupirant après les frimats qui devaient lui ramener son ami.
Le colonel Brandon ayant reçu une invitation de madame Jennings pour tous les jours, n'en laissait point passer sans venir prendre le thé avec ces dames, lorsqu'elles restaient à la maison. Il regardait Maria; il parlait à Elinor, qui le trouvait chaque jour plus aimable et plus intéressant, et qui voyait avec un vrai chagrin que son amour pour Maria, loin de diminuer le moins du monde, augmentait visiblement. Il lui parlait peu; mais ses regards ne l'abandonnaient pas; il suivait tous les mouvemens de cette figure si belle, si expressive, paraissait au ciel lorsqu'elle lui adressait la parole, et tombait dans une sombre mélancolie, quand elle ne lui parlait pas.
Environ une semaine après leur arrivée en ville, en rentrant un matin après une promenade en voiture, elles trouvèrent une carte sur la table avec le nom de Willoughby. Maria la saisit avec une émotion qui fit craindre à sa sœur qu'elle ne se trouvât mal; Bon Dieu, s'écria-t-elle, quel bonheur, il est enfin à Londres! Mais quel chagrin qu'il soit venu pendant notre absence! et que je suis fâchée que nous soyons sorties ce matin! Des larmes remplirent ses beaux yeux. Elinor très-touchée, lui dit, qu'il reviendrait sûrement le lendemain. J'en suis sûre à présent, dit Maria en pressant contre son cœur la précieuse carte. Madame Jennings entra; elle s'échappa en emportant avec elle la carte et le nom qui lui annonçait un bonheur si passionnément désiré. Elinor fut contente et de la joie de Maria et de pouvoir enfin étudier Willoughby. Mais Maria reprit toutes ses agitations à un plus haut degré; elle n'eut plus un instant de tranquillité. L'attente de voir d'un instant à l'autre entrer cet être adoré, la rendait incapable de tout. Elle ne parlait ni n'écoutait plus, et dès le lendemain, elle refusa positivement, sur un léger prétexte, d'accompagner madame Jennings et sa sœur à la promenade accoutumée du matin. Elinor n'insista pas et n'osa refuser à madame Jennings d'aller avec elle; mais malgré tous ses efforts elle fut presque d'aussi mauvaise compagnie que l'aurait été sa sœur. Elle ne pouvait détourner ses pensées de la visite de Willoughby, dont elle n'avait aucun doute; elle voyait, elle sentait l'émotion de Maria, et regrettait de n'être pas avec elle pour la soutenir, et pour juger avec plus de calme les dispositions de Willoughby.
A son retour qu'elle pressa autant qu'il lui fut possible, elle vit au premier regard qu'elle jeta sur sa sœur, que Willoughby n'était pas venu. Maria était l'image parlante d'un abattement tout près du désespoir. Elinor la regardait avec la plus tendre compassion, lorsque le laquais entra en tenant un billet. Maria courut au devant de lui, l'arracha de ses mains, en disant vivement: Pour moi! est-ce qu'on attend?
—Non, madame, c'est pour ma maîtresse. Elle avait déja lu l'adresse et jeté le billet avec dépit sur la table.—Pour Madame Jennings, et rien pour moi! c'est désespérant en vérité, c'est pour en mourir.
—Vous attendiez donc une lettre? dit Elinor, incapable de garder plus long-temps le silence. Maria ne répondit rien; ses yeux étaient pleins de larmes.
—Vous n'avez aucune confiance en moi, chère Maria, continua Elinor après une courte pause.
—Ce reproche est singulier de votre part, Elinor, vous qui n'avez de confiance en personne.
—Moi! répondit Elinor avec quelque embarras, je n'ai rien à confier.
—Ni moi, sans doute, répondit Maria avec énergie; nos situations sont donc tout-à-fait semblables. Nous n'avons rien à nous dire l'une à l'autre, vous parce que vous cachez tout, moi parce que je ne cache rien. Mais quand vous me donnerez l'exemple d'une confiance plus particulière, alors je le suivrai. Elinor se tut en étouffant un soupir; qu'aurait-elle pu dire? Le secret qui oppressait son cœur n'était pas le sien; elle ne pouvait le trahir; et pourquoi parler d'un homme qu'elle voulait oublier, d'un sentiment dont elle voulait triompher. Mais elle sentit qu'elle ne pouvait pas dans de telles circonstances exiger la confiance de Maria.
Madame Jennings entra, ouvrit son billet et le lut tout haut. Il était de sa fille lady Marie Middleton qui lui annonçait leur arrivée à Londres le soir précédent, et la priait ainsi que ses belles cousines de venir passer la soirée chez elle. Les occupations de sir Georges, et de son côté un peu de rhume, les empêchaient de venir à Berkeley-Street. L'invitation fut acceptée; mais quand l'heure d'y aller arriva, Elinor eut beaucoup de peine à persuader à Maria qu'elle ne pouvait honnêtement s'en dispenser. Willoughby n'avait point paru, n'avait point écrit; et le tourment d'une attente continuelle et toujours trompée, avait tellement irrité les nerfs de cette pauvre jeune fille, qu'elle assurait, sans en dire la cause, n'être pas en état de sortir. Mais un motif plus fort de rester au logis, était la crainte de manquer encore la visite tant désirée. Madame Jennings vint de nouveau au secours d'Elinor par ses sages réflexions.—Il faut bien que vous veniez, Maria, lui dit-elle, car je parie que sir Georges, aura rassemblé tous les amis de Barton-Park. Maria rougit et courut chercher son schall.
Elles furent reçues à Conduit-Street, comme elles l'étaient au Parc, avec l'élégante cérémonie et la froide politesse de lady Middleton, et avec la bruyante cordialité et la bonne humeur de sir Georges. Soyez les bien-venues, mes belles voisines, dit-il en leur serrant la main, j'ai invité pour ce soir une douzaine de couples de jeunes gens. J'aurai deux violons, et nous nous amuserons. Ce n'était pas trop l'avis de ma femme; mais le mien a prévalu, et je pense que vous serez de mon parti. J'ai bien couru ce matin pour arranger cela. A Londres, c'est plus difficile qu'à Barton; il y a plus de monde, mais aussi plus de plaisirs.
En effet lady Middleton, quoiqu'elle aimât la danse, aimait mieux encore une belle représentation; elle trouvait qu'à la campagne un bal impromptu pouvait passer; mais à Londres elle craignait de compromettre sa réputation d'élégance, lorsque l'on saurait que l'on avait dansé chez lady Middleton avec deux violons seulement et une simple collation.
M. et madame Palmer étaient de la partie. Mesdemoiselles Dashwood n'avaient point vu le premier depuis leur arrivée, non plus que sa belle-mère, qu'il traitait avec une indifférence mal déguisée sous un air de dignité et d'importance. Il les salua légèrement lorsqu'elles entrèrent, sans avancer d'un pas et sans les regarder, pendant que sa femme les étouffait de caresses, et riait aux éclats de ce que son cher amour n'avait pas l'air de les reconnaître.—Ce sont Mesdemoiselles Dashwood, M. Palmer. Il fit comme s'il ne l'entendait pas...—M. Palmer, c'est ma mère. Eh bien! voyez comme il est drôle, il est dans ses humeurs de ne pas m'écouter.
Maria en faisait bien autant. En entrant elle parcourut le salon d'un regard; il n'y était pas, et pour elle il n'y avait personne. Elle s'assit tristement dans un coin, également mal disposée pour avoir du plaisir ou pour en donner. Il y avait environ une heure qu'ils étaient rassemblés, lorsque M. Palmer sortant de sa rêverie, s'avança en bâillant auprès d'Elinor, exprima sa surprise de les voir en ville, quoique ce fût chez lui que le colonel Brandon eût appris leur arrivée. D'honneur, je croyais que vous passiez tout l'hiver en Devonshire.
—Vraiment, dit Elinor en riant.
—Quand y retournez-vous?
—Je l'ignore. Les violons arrivèrent; la conversation finit; on se prépara à danser. Jamais Maria n'avait été si peu en train. Enfin cette mortelle soirée finit, sans avoir encore vu Willoughby. Je n'ai de ma vie été plus fatiguée, dit Maria en entrant dans la voiture; le parquet n'a point d'élasticité.
—Ne cherchez pas chicane à ce pauvre parquet, dit en riant madame Jennings; vous l'auriez trouvé assez bon si vous l'aviez parcouru avec quelqu'un que je ne veux pas nommer; vous ne seriez alors pas du tout fatiguée. A dire vrai, ce n'est pas trop honnête à lui de ne pas venir danser avec vous, quand il était invité.
—Invité! s'écria Maria, il était invité!
—Oui, ma fille me l'a dit, et sir Georges aussi, qui l'a rencontré ce matin, et l'a fort pressé de venir.
Maria ne dit plus rien, mais sa contenance annonçait combien elle était blessée. Elinor l'était aussi, et résolut d'écrire à sa mère le matin suivant, d'éveiller ses craintes sur la santé de Maria, et de l'engager à exiger sa confiance. Elle fut confirmée dans cette résolution en s'apercevant le lendemain après déjeûner que Maria écrivait à Willoughby. Car à qui d'autre qu'à lui pouvait-elle écrire?
Avant dîner madame Jennings sortit pour quelques affaires. Elinor commença sa lettre. Maria trop inquiète pour lire, trop agitée pour travailler, allait d'une fenêtre à l'autre, ou se promenait dans la chambre les bras croisés, ou assise devant le feu dans une attitude mélancolique.
Elinor fut très-pressante dans ses supplications à leur mère; elle lui racontait tout ce qui s'était passé depuis leur arrivée, ses soupçons sur l'inconstance de Willoughby, et la conjurait au nom de ses devoirs de mère et de sa tendresse pour Maria, d'exiger d'elle un aveu positif de sa situation.
Sa lettre était à peine finie, qu'un coup de marteau annonça une visite. Maria fatiguée d'espérer, se hâta de sortir pour ne pas entendre annoncer une autre personne que Willoughby. Un regard amical sur Elinor fut interprété par cette dernière comme une prière muette de la faire demander si c'était lui. Ce n'était pas lui; c'était encore le bon colonel Brandon. Il paraissait plus triste qu'à l'ordinaire. Après avoir exprimé à Elinor sa satisfaction de la trouver seule, comme s'il avait quelque chose de particulier à lui dire, il s'assit à côté d'elle en silence, et comme oppressé de ses pensées. Elinor persuadée qu'il avait quelque chose à lui communiquer qui concernait sa sœur, attendait impatiemment qu'il commençât. Ce n'était pas la première fois qu'elle avait cette conviction. Souvent déja, quand Maria sortait ou restait rêveuse dans un coin du salon, le colonel s'approchait d'Elinor, lui disait avec l'air du plus grand intérêt: mademoiselle Maria n'est pas bien aujourd'hui, ou bien: Votre sœur est bien absorbée.... Il s'arrêtait, il hésitait. Elle voyait dans son regard qu'il avait quelque chose à dire de plus, qu'il n'osait pas prononcer. Cette fois après quelques instans d'hésitation, après s'être levé et rassis, il lui demanda d'une voix tremblante quand il pourrait la féliciter de l'acquisition d'un frère. Elinor n'était pas préparée à cette question, et n'ayant pas de réponse prête, elle fut obligée de dire, comme on dit toujours: je n'entends pas.... je ne comprends pas.... parlez-vous de mon frère John! Sont-ils arrivés!.....
Il essaya de sourire et répliqua avec une espèce d'effort: Vous ne voulez pas me comprendre. J'entends.... les engagemens de votre sœur avec M. Willoughby de Haute-Combe.... Ils sont connus généralement; et j'ai cru....
—Ils ne peuvent être connus, dit Elinor, puisque la famille les ignore.
Il parut très-surpris.—Je vous demande mille pardons, dit-il; je crains à présent que mes questions n'aient été très-indiscrètes; mais je ne pouvais imaginer qu'il y eût du mystère, puisqu'ils correspondent ouvertement, et que tout le monde parle de leur mariage.
—Tout le monde en parle dites-vous! vous me surprenez toujours davantage. Dites-moi, je vous en prie, par qui vous en avez été informé.
—Par plusieurs personnes. Il y en a que vous ne connaissez pas, d'autres avec qui vous êtes très-liée, comme par exemple madame Jennings, les Palmer, les Middleton. Malgré cela, je ne l'aurais pas cru, parce qu'on cherche toujours à douter de ce que l'on craint, mais l'autre matin en entrant ici, je vis accidentellement une lettre entre les mains du domestique, qui ne cherchait pas à la cacher. Elle était adressée à M. Willoughby et de l'écriture de votre sœur. Je vous ai demandé si elle se mariait, mais j'en étais déja convaincu. Est-ce que tout est conclu définitivement? ne me reste-t-il aucun espoir? Mais non, lors même qu'il y aurait des obstacles insurmontables, je n'ai aucun droit, aucune chance de jamais succéder.... De grace excusez-moi, bonne Elinor; j'en dis trop sans doute et j'ai grand tort, mais je sais à peine ce que je dis et je me confie entièrement en votre prudence. Dites-moi que tout est arrangé quoiqu'il faille encore garder le secret quelque temps. Ah! combien j'ai besoin d'être sûr que mon malheur soit décidé, de ne plus rester en suspens, et d'employer toutes les forces de mon ame à me guérir d'un sentiment inutile et coupable!
Ces paroles incohérentes, cet aveu positif de son amour pour Maria, affectèrent beaucoup Elinor, au point même de l'empêcher de parler; et, quand elle se sentit un peu remise, il succéda à ce trouble un extrême embarras de répondre convenablement. L'état réel des choses entre sa sœur et M. Willoughby lui était trop peu connu pour qu'elle ne craignît pas de la compromettre en disant trop ou trop peu. Cependant, comme elle était convaincue de l'affection de sa sœur pour Willoughby, qui ne laissait aucun espoir au colonel quelque fût l'événement, étant bien aise d'ailleurs d'épargner à Maria le blâme auquel elle donnait lieu si souvent, elle jugea plus prudent d'en avouer davantage qu'elle n'en croyait elle-même: elle lui dit donc que quoi qu'elle n'eût jamais été informée par eux-mêmes des termes où ils en étaient, elle n'avait aucun doute de leur affection mutuelle, et qu'elle n'était pas surprise d'apprendre leur correspondance.
Le colonel l'écouta avec une silencieuse attention, et, quand elle eut cessé de parler, il se leva et dit avec une voix émue: Je souhaite à votre sœur tous les bonheurs imaginables. Puisse-t-elle, puisse Willoughby mériter la félicité qui leur est destinée! Il la salua de la main, leva les yeux au ciel avec l'expression la plus douloureuse, et partit.
Elinor resta triste et pensive. Cet entretien loin de lui avoir apporté quelque consolation, laissait un poids sur son cœur. Ses espérances du mariage de sa sœur s'étaient, il est vrai, renouvelées; mais serait-elle heureuse? Les vœux du colonel avaient quelque chose de sombre; il semblait en douter. Le malheur de cet homme intéressant l'affligeait aussi. Elle déplorait la fatalité qui l'avait entraîné dans un amour sans espoir; et cette conformité dans leur situation redoublait encore l'intérêt qu'il lui inspirait. Pauvre Brandon! s'écriait-elle; et son cœur oppressé disait ainsi: Pauvre Elinor! Elle ne savait plus ce qu'elle devait désirer, et, sur quelque objet qu'elle arrêtât sa pensée, c'était avec un sentiment douloureux.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXVIII.
Trois ou quatre jours s'écoulèrent sans qu'Elinor eût à regretter d'avoir averti sa mère. Willoughby ne vint, ni n'écrivit. L'inquiétude de Maria se calma peu-à-peu, et fut remplacée par un abattement, un découragement complets. Elle restait, des heures entières assise à la même place, presque sans mouvement, ne faisant plus nulle attention aux coups de marteau ni à ceux qui entraient, ni à ce qu'on disait autour d'elle; elle aurait oublié de manger, de s'habiller, de se coucher, de se lever, si Elinor n'y avait pas pensé pour elle, et ne l'eût pas avertie absolument de tout ce qu'il fallait faire; alors sans dire oui ou non, elle faisait machinalement ce que lui disait sa sœur; elle sortait ou restait avec une égale indifférence, et sans avoir jamais une expression de plaisir ou d'espoir. Sur la fin de la semaine, elles étaient engagées dans une grande assemblée où lady Middleton devait les conduire. Madame Palmer très-avancée dans sa grossesse était indisposée; et sa mère restait auprès d'elle; elle avait prié ses jeunes amies de ne pas manquer à cet engagement. Elinor désirait aussi faire sortir Maria de son apathie; et cette réunion chez une femme très-riche et très à la mode, devait être fort belle. Comme à l'ordinaire la triste Maria ne se mit en peine de rien, se laissa parer par sa sœur, sans même se regarder au miroir, s'assit dans le salon jusqu'au moment de l'arrivée de lady Middleton, penchée sur sa main sans ouvrir la bouche, perdue dans ses pensées, et sans paraître s'apercevoir de la présence d'Elinor; quand on l'avertit que lady Middleton les attendait dans sa voiture, elle tressaillit, comme si elle n'eût attendu personne.
Après avoir eu assez de peine à s'approcher de la maison où se tenait l'assemblée, à cause de la foule des équipages qui obstruaient la rue, elles firent leur introduction dans un salon splendide, très-illuminé, et si rempli de monde, qu'on pouvait à peine respirer, et que la chaleur était insupportable. Lady Middleton les amena auprès de la dame qui les avait invitées. Elles la saluèrent, et il leur fut permis de se mêler dans la foule et de prendre leur part de la presse et de la chaleur, que leur arrivée augmentait encore. Après quelques momens employés à se promener avec grand peine d'un coin du salon à l'autre, lady Middleton arrangea une partie de cassino qui était son jeu favori. Mesdemoiselles Dashwood préférèrent ne pas jouer, et s'assirent à peu de distance de la table de jeu. Maria retomba dans ses sombres rêveries; Elinor s'amusait à regarder cette quantité d'individus qui se rassemblaient avec l'espoir du plaisir, et qui plus ou moins avaient tous l'air ennuyé et fatigué. En promenant ses regards de côté et d'autre, ils tombèrent sur un objet qui lui donna une forte émotion.... C'était Willoughby debout devant une jeune personne mise dans toute la recherche de la mode, et avec qui il tenait une conversation très-animée. Dans un mouvement ses yeux rencontrèrent ceux d'Elinor; il la salua, mais sans faire un pas pour se rapprocher d'elle et de Maria, qu'il voyait aussi très-bien; il continua à parler à la jeune dame. Involontairement Elinor se tourna vers sa sœur pour la prévenir, si elle ne l'avait pas encore vu, de peur qu'elle ne se donnât en spectacle; mais c'était trop tard, elle venait de l'apercevoir. Toute sa physionomie exprimait un bonheur qui tenait presque du délire.—C'est lui! s'écria-t-elle en se levant pour courir à lui, si sa sœur ne l'avait pas retenue. Bon Dieu! il est là, dit-elle à Elinor, il est là; oh! s'il pouvait me voir! Pourquoi ne me regarde-t-il pas? Pourquoi m'empêchez-vous d'aller lui parler? Oh! laissez moi aller.
—Je vous en prie, dit Elinor à voix basse, soyez plus calme; ne trahissez pas ainsi vos sentimens devant tout le monde; est-ce à vous, Maria, à faire un seul pas? Laissez-le venir. Peut-être il ne vous a pas vue encore.
Etre calme et dans un tel moment, ah! c'était bien plus qu'elle ne pouvait l'espérer de Maria. Aussi voyant qu'elle l'écoutait à peine, elle lui serra tendrement la main: Pour l'amour de moi, Maria, lui dit-elle, rasseyez-vous; si vous m'aimez je vous en demande cette preuve. Maria se rassit à l'instant même, en lui rendant son serrement de main, mais avec un mouvement convulsif; elle avait un tremblement général; ses joues et ses lèvres étaient pâles comme la mort et tous ses traits étaient altérés.
Enfin Willoughby après les avoir regardées encore toutes deux, s'approcha lentement. Alors Maria prononça son nom; ses yeux se ranimèrent; et un faible sourire parut sur ses lèvres. Il s'avança, et s'adressa plutôt à Elinor qu'à Maria sans regarder cette dernière; il cherchait visiblement à éviter son regard; il s'informa de madame Dashwood, de mademoiselle Emma, demanda s'il y avait long-temps qu'elles étaient à la ville. Toute la présence d'esprit d'Elinor l'avait abandonnée. Elle était incapable de prononcer une parole, et s'attendait que Maria allait tomber sans connaissance. Celle-ci reprit au contraire toute sa vivacité; un rouge vif colora ses joues; et d'une voix très-altérée, elle dit: Bon Dieu! Willoughby, est-ce bien vous? Que vous ai-je fait? N'avez-vous pas reçu ma lettre? Ne voulez-vous pas me regarder, me parler? n'avez-vous rien à me dire? Elinor examinait avec soin la physionomie et la contenance de Willoughby pendant que Maria lui parlait. Il changea plusieurs fois de couleur et paraissait évidemment très-mal à son aise; il faisait des efforts inouïs pour paraître tranquille; il y parvint et répondit avec politesse: J'ai eu l'honneur, mesdames, de me présenter chez vous jeudi passé; j'ai beaucoup regretté de n'avoir pas eu le bonheur de vous rencontrer à la maison, non plus que madame Jennings. Vous avez trouvé ma carte, j'espère.
—Mais avez-vous reçu mes billets? s'écria Maria dans la plus grande anxiété. Il y a entre nous quelque erreur, j'en suis sûre, quelque terrible erreur! Quelle peut être la cause de cette inconcevable froideur? Willoughby, pour l'amour du ciel, dites-le moi, expliquez vous.
—Pour l'amour du ciel, parlez plus bas, dit Elinor qui était sur les épines qu'on ne l'entendît, ou plutôt taisez-vous, ce n'est pas le moment.
Ce conseil ne pouvait regarder Willoughby, qui ne répondait pas un mot. Il pâlit et reprit sa contenance embarrassée. Elinor jeta les yeux sur la jeune dame à qui il avait parlé précédemment; elle rencontra un regard inquiet, curieux, impératif. Willoughby le vit aussi; alors se retournant vers Maria, il lui dit à demi-voix: Oui, mademoiselle, j'ai eu le plaisir de recevoir la nouvelle de votre arrivée à Londres, avec bien de la reconnaissance; et les saluant toutes deux assez légèrement, il alla rejoindre sa société.
Maria qui s'était levée pour lui parler, fut obligée de se rasseoir, si pâle, si tremblante, qu'Elinor s'attendait à chaque instant à la voir s'évanouir. Elle avait dans son sac un flacon de sel qu'elle lui donna, en se penchant vers elle pour empêcher qu'elle ne fût remarquée. Allez auprès de lui, chère Elinor, dit Maria dès qu'elle put articuler un mot; je ne puis me soutenir; mais vous, vous qui êtes si bonne, allez, exigez de lui de venir me parler, me dire un seul mot, un seul. Je ne puis rester ainsi, je ne puis avoir un instant de paix jusqu'à ce qu'il m'ait expliqué.... Quelque affreux malentendu, quelque calomnie.... Oh! qu'il vienne, qu'il parle, ou je meurs.
—C'est impossible, chère Maria, dit Elinor, tout-à-fait impossible! Il n'est pas seul; nous ne pouvons nous expliquer ici. Quelques heures de patience; attendez seulement à demain.
Si l'émotion de Maria ne l'avait pas retenue forcément sur son siége, jamais sa sœur n'aurait pu l'obtenir; mais heureusement après quelques minutes elle vit Willoughby sortir par la porte d'entrée; elle le dit à Maria. Jusqu'alors l'excès de son agitation, et le désir et l'espoir de lui parler avaient retenu ses larmes; mais lorsqu'elle sut qu'il avait quitté la salle, elle sentit qu'elle allait ou se trouver mal ou fondre en larmes; elle supplia sa sœur d'aller prier lady Middleton de la ramener en Berkeley-street; elle ne pouvait pas, lui dit-elle, rester une seule heure de plus.
Quoique lady Middleton fût au milieu d'un robers, elle était trop polie pour ne pas quitter sa partie au moment où elle apprit que Maria n'était pas bien; elle remit son jeu à une amie, et partit dès qu'on put avoir le carosse. Elinor prit pour prétexte que la chaleur avait incommodé Maria. Celle-ci ne dit pas un mot; ce ne fut qu'à des soupirs qu'on s'apercevait qu'elle était là. A leur arrivée à la maison, Elinor apprit avec plaisir que madame Jennings n'était pas encore rentrée; elle se hâta de conduire Maria dans leur chambre; elle la déshabilla, la mit au lit, lui donna quelques calmans pour ses nerfs qui étaient très-attaqués, ne lui fit ni question, ni reproche, et à sa prière la laissa seule. Elle alla au salon attendre le retour de madame Jennings, et eut tout le loisir de méditer sur ce qui venait de se passer.
Elle ne pouvait plus douter qu'il n'y eût quelque espèce d'engagement entre sa sœur et Willoughby, et il lui paraissait tout aussi positif que ce dernier avait changé, et voulait rompre. Sa conduite ne pouvait avoir pour excuse aucune erreur, aucun malentendu, puisqu'il avouait avoir reçu ses lettres. Rien autre chose qu'un changement total dans ses sentimens ou dans ses intentions ne pouvait l'expliquer. L'indignation d'Elinor contre lui aurait été à son comble, si elle n'avait pas été témoin de son extrême embarras, de sa rougeur, de sa pâleur: ce qui prouvait au moins qu'il reconnaissait ses torts, et empêchait qu'on le crût un homme sans principes de morale et d'humanité, qui aurait cherché à gagner l'affection d'une pauvre jeune fille, sans amour et sans une intention honorable. Bonne Elinor! elle ignorait encore combien un tel caractère est commun dans le grand monde! combien d'hommes vraiment cruels se font un jeu d'inspirer un sentiment qu'ils ne partagent pas, de blesser à mort un cœur innocent et sensible, et d'assimiler ainsi, dans leurs plaisirs criminels, l'imprudente jeune fille qui les écoute, au gibier qu'ils poursuivent, et qu'ils blessent ou tuent sans remords. Elinor n'avait pas cette idée de Willoughby; elle se rappelait cet air de franchise et de bonté qui dès le premier moment les avait toutes captivées; elle voyait encore ses regards pleins d'amour sur Maria, et ses paroles si tendres, si pleines d'un sentiment honnête, vrai, délicat, lorsqu'il conjurait madame Dashwood de ne rien changer à la Chaumière. Non, non, Willoughby, ne peut les avoir trompées; il aimait passionnément Maria; elle n'a là-dessus aucun doute. Mais l'absence peut avoir affaibli cet amour; un autre objet peut l'avoir entraîné. Peut-être aussi est-il forcé d'agir comme il le fait par quelque circonstance impérieuse. Il lui en coûte au moins beaucoup; elle l'a vu dans chacun de ses traits; et l'excellente Elinor dans son désir de le trouver moins coupable, lui savait presque gré d'avoir le courage d'éviter sa sœur s'il ne l'aimait plus, et de ne pas chercher à entretenir un sentiment inutile. Mais pour le moment Maria n'en était pas moins très-malheureuse! Elinor ne pouvait penser sans le plus profond chagrin à l'effet que cette rencontre si désirée et si cruelle devait avoir sur un caractère aussi peu modéré et qui s'abandonnait avec tant de violence à toutes les impressions. Sa propre situation gagnait à présent dans la comparaison; elle était aussi séparée pour toujours d'Edward, mais elle pouvait encore l'estimer entièrement, elle pouvait au moins se croire encore aimée tendrement comme une amie. Puisqu'un autre titre lui était interdit, celui-là et l'idée de pouvoir encore être quelque chose pour lui, consolaient un peu son cœur; mais toutes les circonstances agravaient le sort de Maria, et plus que tout encore son caractère. Une immédiate et complète rupture avec Willoughby devait avoir lieu, et comment la soutiendrait-elle?
Lorsqu'elle rentra dans leur appartement, Maria était assoupie ou feignait de l'être. Elinor se jeta toute habillée sur son lit, laissant la porte de communication ouverte pour voler à son secours au moindre bruit. La nuit fut passablement tranquille. Elinor lasse de réfléchir s'était endormie, lorsqu'elle fut réveillée par des sanglots. Le jour d'une sombre matinée de janvier commençait à poindre; elle se leva promptement et passa dans la chambre de Maria; elle la trouva levée aussi, à moitié habillée, à genoux, dans l'embrâsure de la fenêtre pour avoir plus de clarté, et devant un siége sur lequel elle écrivait, aussi vîte qu'un déluge de larmes qui coulaient sur son papier pouvait le lui permettre. Elinor la considéra quelque temps en silence avec le cœur déchiré; puis elle lui dit avec l'accent le plus tendre: Chère Maria, combien je m'afflige de vous voir dans cet état. Le temps du mystère est passé, ne voulez-vous pas me confier....
—Non, non, Elinor, répondit-elle, ne demandez rien en ce moment: bientôt vous saurez tout. Elle continua d'écrire et de pleurer avec une telle violence, qu'elle était souvent obligée de poser sa plume pour se livrer à l'excès de son chagrin. Elinor s'était assise à quelque distance, et si sa douleur était plus concentrée, elle n'en était pas moins vive. Ces mots: Bientôt vous saurez tout, la glaçaient de terreur. Grand Dieu que lui restait-il encore à apprendre! Cependant ses craintes étaient vagues, obscures, incertaines, ne portaient pas sur la conduite de Maria; Elinor avait elle-même l'âme trop pure pour concevoir une pareille idée; elle connaissait d'ailleurs trop bien la noblesse du caractère de Maria, ses sentimens élevés, son enthousiasme de la vertu pour imaginer même un instant qu'elle eût pu les oublier.
Lorsque Maria eût fini sa lettre, elle sonna pour que la fille de la maison vînt allumer le feu. Pendant ce temps-là elle acheva de s'habiller, cacheta sa lettre et la lui remit pour l'envoyer à l'instant à son adresse, puis vint s'asseoir sur le sopha à côté d'Elinor, et la tête enfoncée sur un des coussins, recommença à s'abandonner à son désespoir. Elinor fit tout ce qui dépendait d'elle pour la tranquilliser, la calmer, ne se permit aucune question, et lui dit seulement qu'elle ne désirait de savoir le détail de ses peines que pour les adoucir. Mais lorsque Maria pouvait parler, c'était pour la conjurer de ne lui rien demander encore, et véritablement ses nerfs étaient dans un tel état d'irritabilité, qu'elle n'aurait pas pu avoir une conversation suivie. Je vous fais un mal affreux, chère Elinor, lui dit-elle; il vaut mieux nous séparer jusqu'à ce qu'il me soit possible.... Ma tête... mes yeux, j'ai besoin d'un peu d'air. Elle ouvrit la fenêtre, y resta quelque temps, sortit de la chambre, rentra, ressortit encore; elle était dans une agitation qui ne lui permettait pas de rester en place, mais ce mouvement parut la calmer assez pour pouvoir descendre avec Elinor, lorsqu'on vint les avertir pour le déjeûner.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
CHAPITRE XXIX.
Elle descendit donc appuyée sur le bras de sa sœur, s'assit à la table du déjeûner, mais n'essaya pas même de boire ni de manger la moindre chose; toute l'attention d'Elinor était employée, non à la plaindre ou à la presser, mais à détourner entièrement sur elle-même celle de madame Jennings. Comme le déjeûner était le repas favori de la maîtresse de la maison, il durait long-temps; quand il fut fini elles s'assirent autour d'une table d'ouvrage. Elinor montrait le sien à madame Jennings et lui expliquait quelque chose; Maria travaillait pour avoir un prétexte de baisser les yeux et de se taire, lorsque le domestique entra et lui remit une lettre. Elle s'en saisit vivement, regarda l'adresse, devint pâle comme la mort, et se hâta de sortir de la chambre. Elinor comprit de qui elle était, comme si elle avait vu la signature, et fut si émue qu'elle craignit de ne pouvoir le cacher à madame Jennings. La bonne dame vit seulement que Maria avait reçu une lettre de Willoughby, et l'en plaisanta, mais comme elle était très-occupée à mesurer des aiguillées de laine pour le morceau de tapisserie qu'elle brodait, elle ne s'aperçut pas du trouble d'Elinor. Aussitôt que Maria fut sortie, elle dit en riant: En vérité, chère Elinor, je n'ai encore vu de ma vie une tête de jeune fille aussi complètement tournée que celle de Maria; la pauvre enfant se meurt d'amour! Si elle n'en devient pas folle tout-à-fait, elle sera bienheureuse. J'espère qu'on ne la fera pas attendre trop long-temps, car il est vraiment triste de la voir ainsi rêveuse, mélancolique, et ayant l'air si abattu. Dites-moi, je vous en prie, quand le mariage aura lieu, et pourquoi Willoughby ne vient pas ici tous les jours pour l'égayer? A-t-il peur de moi? Il a tort, j'aime beaucoup les jeunes gens bien amoureux, quand le mariage doit suivre, et il serait le bien venu.
Jamais Elinor n'avait été moins en train de causer que dans ce moment, mais la question était trop directe pour n'y pas répondre; elle essaya donc de sourire. Avez-vous donc réellement, madame, lui dit-elle, une sérieuse persuasion que ma sœur est engagée avec M. Willoughby? J'ai toujours cru que vous plaisantiez, mais une question si positive n'est plus, un badinage, et il faut aussi que j'y réponde sérieusement, et que je vous assure que rien au monde ne me surprendrait plus que ce mariage, et qu'il n'en est pas question.
—Fi donc! Miss Dashwood, dit toujours en riant madame Jennings, comment pouvez-vous parler ainsi! Est-ce que nous n'avons pas tous vus que leur mariage était arrêté? N'avons-nous pas été témoins de la naissance de leur passion au premier moment où ils se sont rencontrés et de ses progrès? Ne les ai-je pas vus à Barton, chaque jour et tous les jours ensemble, du consentement de madame Dashwood, qui traitait déja Willoughby comme un fils. Allons, allons, vous ne me ferez pas croire qu'elle se fût conduite ainsi, si elle n'avait pas été sûre de son fait. J'aime l'amour moi, dans le cœur des jeunes gens, c'est de leur âge; mais j'aurais bien voulu voir que sir Georges et M. Palmer eussent affiché ainsi mes filles, avant d'avoir dit en toutes lettres: Nous voulons les épouser. Non, non cela n'est pas possible! Et quand je demandai à votre maman de vous emmener avec moi, c'est précisément, me dit-elle, ce que je désirais le plus au monde que mes filles apprissent à connaître le genre de vie de Londres avant leur mariage, qui ne peut tarder. Et le jour du départ elle me dit: Je vous recommande ma chère Maria. Elinor est assez prudente pour que je n'en sois pas en peine; mais je vous prie, madame Jennings, d'aider à Maria dans ses emplètes; je veux bien qu'elle s'achète tout ce qui sera nécessaire, et j'y pourvoirai, mais non pas tout ce qui lui passera par la tête. N'est-il pas positif qu'elle entendait les emplètes de noce? Et à présent vous allez me nier qu'il soit question de mariage; parce que vous êtes mystérieuse pour vous-même, vous croyez que personne n'a ni d'yeux ni d'oreilles; mais quant à moi j'en suis si sûre que je l'ai dit à tout le monde, et Charlotte en a fait de même.
—En vérité, madame, dit Elinor très-sérieusement, vous êtes dans l'erreur. Vous avez mal fait de répandre une chose dont vous n'aviez pas une assurance positive; vous en conviendrez vous-même, quoique vous ne vouliez pas me croire à présent.
Madame Jennings rit encore, appela Elinor, une petite mystérieuse, etc. Mais Elinor n'était pas d'humeur de plaisanter, et très-impatiente d'ailleurs de savoir ce que Willoughby avait écrit, elle se tut et sortit. En ouvrant la porte de la chambre de Maria, elle la vit couchée à demi sur son lit dans l'agonie de la douleur, tenant une lettre ouverte et deux ou trois autres autour d'elle. Elinor s'approcha sans parler, s'assit sur le lit, prit la main de sa sœur, la baisa plusieurs fois avec la plus tendre affection, et en versant elle-même des larmes presque aussi abondantes que celles de Maria.
Cette dernière quoiqu'incapable de parler semblait sentir parfaitement la tendresse de cette conduite. Elle pressait la main d'Elinor contre ce pauvre cœur déchiré, comme pour en adoucir la blessure. Après quelque temps ainsi passé dans une affliction mutuelle, elle mit la lettre qu'elle tenait entre les mains d'Elinor, et couvrant son visage de son mouchoir, jeta presque des cris de désespoir. Elinor qui pensait qu'un chagrin aussi violent devait avoir son explosion, et que sa sœur souffrirait bien davantage en tâchant de le réprimer, si même cela lui était possible, la laissa s'y livrer, et ouvrant vivement la lettre de Willoughby, lut ce qui suit.