Raison et sensibilité, ou les deux manières d'aimer (Tome 2)
Mademoiselle,
«Je viens de recevoir dans ce moment la lettre dont vous avez bien voulu m'honorer, et dont je vous témoigne toute ma reconnaissance. Je suis consterné d'apprendre qu'il y ait eu quelque chose hier au soir dans ma conduite avec vous qui n'ait pas mérité votre approbation, quoiqu'il me soit impossible de découvrir en quoi j'ai eu le malheur de vous déplaire; je vous en demande mille pardons, et je vous assure que c'était absolument sans intention. Je n'ai jamais pensé à mon séjour en Devonshire, et à ma connaissance avec votre famille sans le plus grand plaisir, et j'ose me flatter que ce léger malentendu n'y portera nulle atteinte. Mon estime pour toutes les dames Dashwood est très-sincère, mais si j'ai été assez malheureux pour avoir donné lieu de croire à quelques sentimens plus vifs ou particuliers, je me reprocherais beaucoup d'avoir peut-être témoigné trop vivement cette estime. Vous serez bien convaincue, mademoiselle, qu'il m'était impossible d'aller au-delà quand vous apprendrez que depuis long-temps mes affections étaient engagées ailleurs, et que dans quelques semaines ma main suivra le don de mon cœur.
«C'est avec grand regret que j'obéis à vos ordres en vous rendant toutes les lettres dont vous m'avez honoré, et la boucle de vos beaux cheveux que vous aviez bien voulu me donner avec tant de complaisance.
«Je suis, mademoiselle, avec une parfaite estime, votre très-humble et très-obéissant serviteur,
James Willoughby».
Il est facile de comprendre avec quelle profonde indignation, Elinor lut cette étrange lettre, écrite avec cette froideur, cette dureté à celle dont il connaissait si bien les qualités distinguées et l'excessive sensibilité, que cependant il blessait si cruellement. Oh! combien son intérêt, sa tendre pitié redoubla pour son innocente Maria, qui n'avait à se reprocher que des imprudences presque autorisées par sa mère et la noble confiance d'un cœur trop tendre et trop crédule, dont elle était si punie. En commençant à lire cette lettre, Elinor était déja bien convaincue qu'elle contenait l'aveu de l'inconstance de Willoughby; mais jamais jamais elle ne l'aurait soupçonné capable d'un tel manque de délicatesse, et de toute espèce de procédés et de sensibilité en écrivant une lettre aussi cruelle, une lettre qui non-seulement n'exprimait aucun regret, aucun aveu d'inconstance ou d'obstacles insurmontables, mais par laquelle il niait même d'avoir eu pour sa victime aucune espèce d'affection, une lettre enfin dont chaque ligne était une insulte, et prouvait combien celui qui l'avait écrite était méprisable. Elle resta quelque temps dans un muet étonnement et ne pouvant à peine en croire ses yeux. Elle la relut encore, et encore, et chaque lecture ne servait qu'à augmenter sa haine contre cet homme. L'amertume de ce sentiment était telle qu'elle n'osait essayer de parler de peur d'enfoncer encore plus avant le poignard dans le coeur de la pauvre Maria. Elle regardait cependant comme un bonheur qu'elle eût échappé à l'horreur d'être liée pour la vie à un homme sans principes, sans honneur, sans délicatesse, enfin tel qu'il lui paraissait, le plus faux et le plus dur des hommes; mais ce n'était pas le moment de le faire sentir à Maria. Ses méditations sur le contenu de cette lettre, et sur l'insensibilité et la fausseté de celui qui l'avait écrite, la conduisirent naturellement à réfléchir sur le caractère d'autres personnes qui sans être peut-être aussi dépravées que Willoughby, ne pouvaient non plus que rendre malheureux ceux à qui elles seraient liées pour la vie. Lady Stéeles vint se placer dans son imagination pas très-loin de Willoughby; elle oublia quelques instans les peines de sa sœur pour s'occuper des siennes, ou plutôt elles se confondirent et formèrent une masse de pensées douloureuses qui l'absorbèrent tellement qu'elle ne songea pas à lire les trois autres lettres que Maria avait posées sur ses genoux, et qui sans doute étaient celles que Willoughby lui avait renvoyées. Les sanglots de Maria avaient cessé, mais elle avait encore la tête dans les coussins, elle était encore incapable de parler et d'entendre. Elinor perdue dans ses réflexions ne savait pas elle-même combien il y avait de temps qu'elle était là, quand elle entendit rouler un carosse devant la porte. Elle regarda à la fenêtre pour savoir qui pouvait venir de si bonne heure; c'était la voiture de madame Jennings, avec qui elle devait sortir. Décidée à ne pas quitter Maria, quoique sans espoir de la soulager, elle courut s'excuser auprès de leur bonne hôtesse, en lui disant que sa sœur était indisposée. Madame Jennings l'approuva, sortit seule; et bien vîte Elinor retourna près de Maria. Elle la trouva essayant de se lever, mais ses jambes tremblantes ne pouvaient la soutenir, et sa sœur vint fort à propos pour l'empêcher de tomber sur le plancher, ce qui n'aurait pas été étonnant depuis plusieurs jours, elle ne mangeait presque rien, et ses nuits se passaient sans sommeil. Beaucoup de faiblesse et de vertige en étaient la suite inévitable. Jusqu'alors elle avait été soutenue par la fièvre de l'attente et de l'espérance; tout était fini pour elle, plus d'attente, plus d'espoir, même de revoir celui qui remplissait encore en entier son cœur; elle succombait sous le poids du chagrin. Un mal de tête violent, des crispations d'estomac, et plusieurs faiblesses alarmèrent Elinor. Elle eut recours à tout ce qu'elle put imaginer pour la remettre et la ranimer, elle y parvint avec peine. Maria reprit ses sens, et put lui témoigner combien elle était touchée de sa bonté. Pauvre Elinor, lui dit-elle, combien je vous rends malheureuse, combien de peine je vous donne!
—Je voudrais seulement, lui répondit Elinor, savoir comment je pourrais vous donner quelques consolations.
Ce mot était trop pour Maria; mais quelle que chose qu'Elinor eût pu lui dire il en eût été de même. Ah! non, non, dit-elle, plus de consolation pour moi! je suis trop malheureuse! et sa voix s'éteignit de nouveau dans les sanglots et les larmes. Elinor ne pouvait presque plus supporter de la voir dans cet état.
—Tâchez de vous calmer, chère Maria, lui dit-elle, si vous ne voulez pas vous tuer vous-même et tous ceux qui vous aiment. Pensez à votre mère, pensez combien vos souffrances l'affligeraient. Pour elle vous trouverez des forces dans votre cœur.
—Je ne le puis, je ne le puis, s'écria Maria; laissez-moi, si je vous tourmente, laissez-moi, haïssez-moi, abandonnez-moi, mais ne me torturez pas en exigeant l'impossible. Oh! combien il est facile à ceux qui n'ont aucune peine personnelle de parler de force et de courage. Heureuse! mille fois heureuse Elinor! vous ne pouvez avoir aucune idée de ce que je souffre.
—Vous me nommez heureuse, Maria, ah! si vous saviez.....
Maria la regarda avec un tel effroi, qu'elle se hâta d'ajouter.—Si vous saviez combien je sens votre douleur! Pouvez-vous me croire heureuse quand je vous vois aussi souffrante!
—Pardonnez-moi, oh! pardonnez-moi, lui dit Maria en jetant ses bras autour du cou de sa sœur; je connais votre cœur, je sais qu'il souffre pour moi, mais je voulais dire que vous seriez sûrement heureuse une fois. Edward vous aime, il n'a jamais aimé que vous seule au monde. Ah! qu'est-ce qu'un tel bonheur ne peut pas compenser, et rien ne peut vous l'ôter.
—Rien, Maria! Mille, mille circonstances peuvent le détruire à jamais.
—Non, non, non, s'écria Maria avec véhémence, il vous aime, vous serez à lui pour la vie; le malheur ne peut vous atteindre.
—Le malheur, chère Maria, va presque toujours à la suite de la vie; et je ne puis avoir aucun plaisir tant que je vous verrai dans cet état.
—Et jamais vous ne me verrez autrement; mon malheur durera autant que moi. Oh! puissions-nous bientôt finir ensemble!
—Vous ne devez pas parler ainsi, Maria. N'avez-vous donc point d'amis? L'amour est-il tout pour vous? Est-ce que vous ne voyez autour de vous nulle consolation? Pensez, Maria, que vous auriez souffert mille fois plus encore si vous aviez quelque chose à vous reprocher de vraiment répréhensible, si seulement cet homme faux et cruel s'était amusé à prolonger votre erreur, à ne dévoiler son odieux caractère qu'après vous avoir entraînée dans une suite d'imprudences. Chaque jour de confiance en sa foi, en son honneur, augmentait le danger, et aurait rendu le coup plus cruel, lorsqu'il aurait enfin, comme aujourd'hui, rompu ses engagemens, et trahi ses sermens et sa foi.
—Ses sermens, ses engagemens, dit Maria, que voulez-vous dire, Elinor? il ne m'a point fait de serment, il n'y avait entre nous nul engagement.
—Bon Dieu! nul engagement s'écria Elinor.
—Non, non, s'écria aussi Maria, il n'est pas aussi indigne, aussi méprisable que vous paraissez le croire; il n'a du moins trahi nul serment; il n'a pas manqué de foi. Et au milieu de sa douleur une expression de joie brilla dans ses yeux, en pouvant justifier celui qu'elle adorait encore.
—Mais du moins il vous a dit qu'il vous aimait.
—Oui.... non.... jamais entièrement. Vous l'avez vu, vous l'avez entendu. Jamais il ne m'a parlé plus clairement, plus positivement en particulier que devant vous et ma mère. Tout dans sa conduite me le prouvait; mais sa bouche ne me l'a pas prononcé. C'est moi, moi seule qui me suis trompée; et jamais il ne m'a aimée! Un nouveau déluge de larmes suivit cette déchirante pensée.
—Cependant vous lui aviez écrit; vous saviez par lui sans doute que vous le trouveriez à Londres?
—Il me dit en me quittant qu'il y serait, s'il vivait encore, dans les premiers jours de janvier. Ah! pouvais-je croire, pouvais-je penser que celui qui supposait que la douleur de se séparer de moi pouvait le faire mourir, ne m'avait jamais aimée! Il me dit qu'il ne m'écrirait pas de peur que sir Georges ne vît ses lettres, mais il me donna son adresse. Je n'ai pas osé lui écrire de la Chaumière, puisque nos lettres partaient du Parc, mais je lui écrivis d'ici à l'instant de mon arrivée. Oh! Elinor, pouvais-je faire autrement? Les voilà mes lettres, méprisées, ah Dieu, Dieu! elle cacha encore son visage sur le coussin. Elinor prit les trois lettres, et lut ce qui suit.
Berkeley-Street, janvier.
«Comme vous allez être surpris, mon cher Willoughby! et laissez-moi me flatter que ce n'est pas seulement de la surprise que vous éprouverez, en apprenant que je suis à Londres. Une invitation de la bonne madame Jennings était un bonheur auquel je n'ai pas pu résister, non plus qu'à vous l'apprendre à l'instant même de mon arrivée. Je suis bien sûre que si mon billet vous parvient à temps, vous viendrez dès ce soir et que vous partagerez mon impatience; du moins je vous verrai bien sûrement demain; et croyez qu'à Londres comme à la Chaumière vous trouverez toujours une fidèle et tendre amie.»
M. D.
Son second billet avait été écrit le lendemain du petit bal des Middleton, et contenait ce qui suit:
«Je ne puis vous exprimer mon chagrin de vous avoir manqué avant hier, lorsque j'ai trouvé votre carte au retour d'une promenade; mais enfin vous êtes à la ville et vous savez où je suis. Mais pourquoi n'ai-je pas reçu un seul mot de vous en réponse au billet que je vous ai écrit il y a huit jours, au moment de mon arrivée? D'une heure à l'autre, d'un instant à l'autre, j'espérais vous voir entrer ou du moins avoir une lettre. Je vous en conjure Willoughby, ne prolongez pas ce supplice; revenez le plutôt qu'il vous sera possible; venez m'expliquer ce que je ne puis comprendre. Venez plus matin; madame Jennings sort toujours à une heure, et je n'ose lui refuser de l'accompagner, quoique je l'aie déjà fait dans un vain espoir. Ce même espoir toujours trompé, m'avait engagée d'aller hier chez lady Middleton, où nous eûmes un petit bal. On m'assure que vous y étiez invité; mais je ne puis le croire, puisque vous n'y êtes pas venu. Il faudrait que vous fussiez étrangement changé depuis notre séparation, si vous refusiez volontairement l'occasion de revoir vos amies de la Chaumière; mais je ne veux pas même le supposer, et j'espère que je recevrai bientôt de votre bouche l'assurance que vous êtes toujours le même pour votre M. D.»
La troisième datée de ce matin même était ainsi conçue:
«Que dois-je penser Willoughby? A quoi dois-je attribuer votre étrange conduite d'hier au soir? Je vous en demande encore l'explication. J'étais préparée à vous revoir avec tant de plaisir après une absence qui m'avait paru si longue, à vous retrouver tel que vous étiez au moment de notre séparation, aimable, tendre, affectionné, enfin ce que vous étiez à Barton du matin au soir, et ce que vous n'êtes plus à Londres. Quelques semaines peuvent-elles avoir changé à ce point vos sentimens? Qu'est-il arrivé? Que vous ai-je fait, moi qui n'ai cessé de penser à vous, de hâter par mes vœux le moment de vous revoir, ce moment qui devait être si doux, et que vous avez su rendre si cruel! J'ai passé une nuit entière sans sommeil, tâchant en vain de comprendre ou d'excuser une conduite aussi barbare, aussi contraire à ce que j'attendais de vous; je n'ai pu découvrir aucun motif, rien qui pût me l'expliquer; mais je n'en suis pas moins prête à entendre votre justification, à croire encore qu'elle dépend de vous. Peut-être qu'on m'a calomniée auprès de vous; je ne croyais pas avoir d'ennemis, ni que Willoughby pût ajouter foi à des rapports contre moi; mais comment puis-je expliquer autrement votre inconcevable froideur? Dites-moi ce que c'est avec cette franchise dont vous faites profession et que j'aimais tant à trouver en vous; dites-le moi, et j'aurai la satisfaction inexprimable de vous rassurer sur tous les points. Je serais bien malheureuse en vérité, si j'étais forcée de penser mal de vous, d'apprendre que vous n'êtes pas ce que j'ai cru, que vous n'avez pas été sincère dans vos expressions d'attachement pour ma famille, et pour moi particulièrement; mais s'il en était ainsi, je veux aussi le savoir. Je suis actuellement dans un état d'indécision et de trouble plus affreux mille fois que la certitude du malheur. Je désire bien vivement que vous puissiez vous justifier; mais ce que je demande, c'est la vérité. Si elle vous coûte trop à dire, renvoyez-moi seulement mes billets et la boucle de cheveux que vous avez emportée; je vous comprendrai et..... Ah! Willoughby, il est impossible que vous ne vouliez plus être l'ami de M. D.»
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CHAPITRE XXX.
Elinor avait tremblé de lire ces lettres, elle s'attendait qu'elles étaient écrites avec tout le feu de la passion qui dévorait sa pauvre sœur, et qu'elle trouverait peut-être dans l'excès de cette passion la cause si ce n'est l'excuse de la conduite de Willoughby. Les hommes trop souvent incapables de ressentir la passion qu'ils inspirent en sont ennuyés lorsque le goût léger qui les a entraînés n'existe plus. Mais ces lettres si simples, si tendres, si pleines d'affection et d'une confiance illimitée et celle de Willoughby si dure, si glacée, si insultante, redoublèrent sa tendre pitié pour sa sœur; mais cependant elle n'en blâmait pas moins son imprudence d'avoir donné de telles preuves de tendresse à un homme qui ne les demandait pas, qui lui avait à peine prononcé le mot d'amour, et qui leur était connu depuis si peu de temps. Sir Georges leur avait fait l'éloge de ses talens pour la chasse, pour la danse, mais n'avait pas dit un mot de son caractère. Lui-même il est vrai s'était annoncé d'une manière aimable; mais tout jeune homme qui veut plaire, et qui en a les moyens, s'annonce de même; et bien certainement du moins, il avait voulu plaire à Maria, et n'avait pu se faire illusion sur la nature du sentiment qu'il lui inspirait, et qu'il avait si bien l'air de partager que la prudente Elinor même y avait été trompée, et que la crédulité de la vive et sensible Maria était bien excusable. Son seul tort était de s'être trop livrée à son sentiment et à ses espérances; et certes elle en était trop punie pour pouvoir le lui reprocher.
Lorsque Maria vit que sa sœur avait fini sa lecture et réfléchissait en silence, elle lui fit observer que ses lettres ne contenaient rien que toute autre qu'elle n'eût écrit dans la même situation: je me regardais, dit-elle, comme étant aussi solennellement engagée avec lui, que si un contrat légal nous eût liés. Cette sympathie qui nous avait entraînés l'un vers l'autre au premier instant, ce rapport de nos goûts, de nos caractères: tout enfin me paraissait la voix du ciel qui nous avait destinés l'un à l'autre.
—Malheureusement, dit Elinor, il ne voyait ni ne sentait de même.
—Oui, Elinor, pendant tout le temps qu'il a passé près de nous il voyait, il sentait comme moi, j'en suis aussi sûre que de mon propre cœur. Sans doute le sien a changé, mais ce n'est pas sa faute; l'art le plus diabolique a été employé pour le détacher de moi. Quand il me quitta je lui étais aussi chère que mon cœur pouvait le désirer, et qu'il m'était cher à moi-même! Cette boucle de cheveux qu'il m'a renvoyée si vîte à ma première demande, par combien d'instances réitérées ne l'avait-il pas obtenue? Si vous aviez vu son regard, si vous aviez entendu le son de sa voix lorsqu'il me suppliait de la lui laisser couper; et la dernière soirée de la Chaumière, l'avez-vous oubliée, Elinor? et le matin quand il vint prendre congé de moi, son désespoir, ses larmes! Les hommes peuvent-ils pleurer à volonté? Les larmes, cette espèce de soulagement que la nature accorde aux femmes, ne sont-elles pas chez eux la preuve d'un cœur vraiment touché? Oh! si vous aviez vu son affliction à la seule pensée de se séparer de moi pour quelques semaines! Non jamais, jamais je ne puis l'oublier!
Elle fut quelques instans sans pouvoir parler; mais quand son émotion fut un peu calmée, elle ajouta avec fermeté: Elinor, on m'a traitée cruellement; mais ce n'est pas Willoughby.
—Chère Maria, quel autre que lui faut il en accuser? Par qui peut-il avoir été influencé?
—Par tout le monde, plutôt que par son propre cœur. Je croirais plutôt que tous ceux que je connais se sont ligués contre moi, que de le croire coupable d'une telle cruauté. Cette femme de qui il parle peut être.... ou tout autre, je n'excepte que vous, maman, Emma et Edward, tous, tous les autres peuvent m'avoir calomniée. Excepté vous quatre, il n'existe personne que je ne puisse soupçonner, plutôt que Willoughby dont le cœur m'est si bien connu. On s'est vengé sans doute de ce que je préférais la société de l'homme du monde le plus aimable, à la sottise, à l'insipidité, au manque total de goût et d'esprit. Je me suis fait des ennemis par la franchise de mon caractère qui ne peut se plier ni à dissimuler, ni à flatter.
Elinor ne voulut pas dans ce moment disputer avec elle; elle lui dit seulement: Chère Maria, si vous croyez avoir des ennemis assez méchans, assez détestables pour vous nuire par des calomnies, laissez leurs torts retomber sur eux-mêmes, et que le sentiment de votre innocence et de vos bonnes intentions relève votre âme; ne leur donnez pas l'indigne triomphe de vous avoir rendue aussi malheureuse. C'est un louable et raisonnable orgueil que celui qui nous donne le sentiment de notre propre dignité et qui nous élève au-dessus de la méchanceté et de la malveillance.
—Non, non, s'écria Maria, un malheur tel que le mien ne laisse aucun orgueil; il m'est égal que tout le monde sache combien je souffre. Que m'importe leur triomphe? il ne peut rien ajouter à ma misère. Elinor, Elinor, il est bien faible le chagrin qui peut s'adoucir par la fierté, qui peut s'élever au-dessus de l'insulte et de la mortification; il peut alors s'effacer entièrement, tandis que le mien ne s'effacera jamais; je ne puis le surmonter. On peut jouir du mal qu'on m'a fait tant qu'on voudra, sans l'augmenter ni l'affaiblir. Je n'ai plus aucun sentiment de fierté; je n'ai, je ne puis avoir que celui de mon malheur.
—Mais pour l'amour de ma mère, pour le mien, Maria, ne pouvez-vous rien sur vous-même?
—Ah! pour vous deux je voudrais faire tout ce qui dépendrait de moi; mais paraître heureuse quand je suis au désespoir, ah! qui pourrait l'exiger.
Elles restèrent quelque temps en silence. Elinor, se promenait du feu à la fenêtre et de la fenêtre au feu, les bras croisés, les yeux baissés, absorbée dans ses pensées, sans sentir la chaleur du feu et sans rien voir au travers des vitres. Maria assise sur le pied de son lit, sa tête appuyée contre une des colonnes, tenant dans ses mains la lettre de Willoughby, la relisant phrase par phrase, s'écria enfin tout-à-coup: Ah! c'est trop, c'est trop cruel! Ah! Willoughby, Willoughby, est-ce bien vous qui m'écrivez ainsi? Ne fais-je pas un songe affreux? Non rien, rien ne peut vous justifier; non rien, Elinor, quoiqu'on ait pu lui dire contre moi. Ne devait-il pas suspendre son jugement? Envoie-t-on un criminel au supplice sans l'entendre? Ne devait-il pas me le dire quand je le lui demandais instamment, et me donner le pouvoir de me justifier. (Elle reprit la lettre.) Cette boucle de cheveux que vous m'aviez donnée avec tant de complaisance. Ah! cela seul est impardonnable, Willoughby. Est-ce votre cœur, est-ce votre conscience qui vous a dicté cette insolente phrase? Non, Elinor, rien ne peut l'excuser.
—Non, Maria, je le pense aussi.
—Mais cette femme, cette femme, à qui il va dit-il donner son cœur et sa main, cette heureuse femme! qui sait avec quel art, quelle séduction, elle l'aura enchaîné. Il l'aimait déjà, dit-il, et depuis long-temps. Ah! sans doute quand elle a vu qu'il allait lui échapper et combien il m'était attaché, elle aura tout fait pour le retenir, pour me bannir de son cœur; mais qui peut-elle être? Jamais je ne l'ai entendu parler d'une seule femme jeune, belle, séduisante: L'est-elle, Elinor? Vous l'avez vue; moi, je n'ai vu que Willoughby. Est-elle mieux, beaucoup mieux que la pauvre Maria? Ah! sans doute puisqu'il m'abandonne pour elle; mais peut-elle l'aimer comme moi. Ah! Willoughby, pourquoi ne m'avoir jamais parlé d'elle? Alors j'aurais respecté ses droits sur vous: mais jamais jamais il ne m'a parlé que de moi-même.
Il y eut une autre pause. Maria était très-agitée; elle se leva et s'approchant d'Elinor, elle saisit sa main: Chère Elinor, lui dit-elle, je veux retourner à Barton auprès de maman; ne pouvons-nous partir demain?
—Demain, Maria!
—Oui demain. Pourquoi resterai-je ici? J'y suis venue seulement pour Willoughby; qui ferai-je? Qui m'intéresse à Londres? Ah personne, personne! J'y suis comme dans un désert.
—Il serait je crois impossible de partir demain, dit Elinor; nous devons à madame Jennings plus que de la politesse; et la quitter aussi brusquement après les bontés qu'elle a pour vous, ce serait très-malhonnête.
—Eh bien donc! dans deux jours; mais en vérité, je ne puis rester plus long-temps, je ne puis m'exposer aux remarques, aux questions de tous ces gens, des Middleton, des Palmer; comment supporter leur pitié? La pitié de lady Middleton!.... Ah! que dirait-il lui-même s'il le savait?
—Je crois, chère Maria, qu'un si prompt départ ferait beaucoup plus causer encore. Mais dans ce moment, chère amie, tâchez de trouver un peu de repos; couchez-vous; soyez physiquement tranquille; et vos esprits se calmeront insensiblement. Maria suivit un instant ce conseil, mais reprit bientôt toute son agitation. Aucune place, aucune attitude ne lui convenait. Sa sœur ne put obtenir d'elle qu'elle restât couchée. Il lui reprit une attaque de nerfs assez violente. Elinor craignait d'être obligée d'appeler quelqu'un à son secours; mais elle craignait encore plus de la laisser voir dans cet état. Une forte dose d'éther la remit peu à peu; elle resta assez faible pour être tranquille, et sans bouger sur un sopha jusqu'au retour de madame Jennings, qui entra immédiatement dans leur chambre sans se faire annoncer. Elle entr'ouvrit la porte et regarda avec l'air très-affligé. Elinor alla au-devant d'elle; elle entra. Comment allez-vous, ma chère? dit-elle à Maria, avec le ton de la compassion. (Celle-ci détourna la tête sans répondre.) Comment est-elle, mademoiselle Elinor? Pauvre petite! Elle a l'air bien malade, et cela n'est pas étonnant. Hélas! il n'est que trop vrai, il se marie bientôt ce grand vaurien. Je viens de l'apprendre; madame Taylor me l'a dit il n'y a pas une demi-heure; elle le tenait d'une intime amie de miss Grey elle-même, sans quoi je n'aurais pu le croire: j'étais près de tomber d'étonnement. «Eh bien! lui ai-je dit, tout ce que je sais, et ce qui est la vérité même, c'est qu'il s'est conduit abominablement avec une jeune dame de ma connaissance, à qui il a fait croire qu'il l'aimait à la passion, tandis qu'il en courtisait une autre. Je désire de tout mon cœur, pour le bien que je lui veux, que sa femme le rende bien malheureux: ainsi j'ai dit, ainsi je dirai, vous pouvez y compter, mes chères amies. Je n'ai aucune idée qu'un homme se conduise de cette manière. Et qu'il ne dise pas que non; car je l'ai vu de mes propres yeux, et comme miss Maria l'aimait, et comme j'aurais parié ma tête qu'il l'aimait aussi et qu'il n'épouserait qu'elle. Ah! si jamais je le rencontre, fût-ce à côté de sa femme, je lui reprocherai bien sa conduite, je vous en réponds. Mais consolez-vous, chère Maria, ce n'est pas le seul jeune homme dans le monde, et avec votre jolie mine vous ne manquerez pas d'admirateurs. Allons, courage, ma pauvre petite! je ne veux pas vous troubler plus long-temps; vous vous retenez de pleurer pour moi je parie; il vaut mieux pleurer tout à-la-fois, et que cela soit fait. J'ai invité pour ce soir mesdames Parcy et les Sawnderson; elles sont gaies comme vous savez, elles vous distrairont. Elle s'en alla doucement sur la pointe des pieds, comme si le bruit avait pu augmenter l'affliction de sa jeune amie.
Le reste de la matinée s'écoula assez tranquillement. Maria était sombre, parlait peu, soupirait beaucoup, mais fut plus calme, et à la grande surprise de sa sœur, elle voulut descendre pour le dîner. Elinor s'y opposait, mais elle le voulut; elle le supporterait très-bien, dit-elle, et donnerait moins de peine que de la servir en haut. Elinor approuva ce motif, l'habilla en malade aussi bien qu'elle pût, et se tint prête pour la conduire à la salle à manger quand on les appellerait.
Elles descendirent; Maria appuyée sur sa sœur, pâle, abattue et les yeux bien rouges, se mit à table et plus calme que sa sœur ne l'avait espéré. Si elle avait essayé de parler ou qu'elle eût entendu la moitié de tout ce que madame Jennings disait, son calme ne se serait pas aussi bien soutenu, mais pas un mot n'échappa de ses lèvres, et la concentration de ses pensées l'empêcha de faire attention à ce qui se passait autour d'elle. La bonne madame Jennings ne pensait pas que ses attentions poussées jusqu'au ridicule, la tourmentaient plutôt que de lui faire du bien: Elinor qui rendait justice à ses bonnes intentions, lui en témoignait sa reconnaissance et faisait son possible pour qu'elle laissât Maria tranquille, mais elle ne pouvait pas lui persuader que les peines de l'âme ne doivent pas être traitées comme une migraine ou des maux purement physiques. Madame Jennings voyait Maria malheureuse, et la traitait avec l'indulgente tendresse d'une mère pour un enfant malade. Maria devait avoir la meilleure place vers le feu, le meilleur mets, le meilleur vin, le meilleur fauteuil; elle cherchait tout ce qu'elle pouvait imaginer pour l'amuser, ou la tenter de manger en lui présentant une variété d'entremets, de dessert, de confitures de toute espèce. Si Elinor n'avait pas vu par la contenance de sa sœur que toute plaisanterie lui serait insupportable, elle n'aurait pu s'empêcher de rire avec elle des recettes de la bonne dame contre un chagrin d'amour. A la fin cependant elle fut si pressante et lui répéta si souvent que tout ce qu'elle lui présentait lui ferait sûrement du bien, que Maria ne pouvant ni l'accepter, ni s'en défendre, prit le parti de retourner dans sa chambre; elle se leva avec une expression douloureuse, et fit signe à sa sœur de ne pas la suivre.
—Pauvre enfant! s'écria madame Jennings aussitôt qu'elle fut loin, combien je suis peinée de la voir ainsi! Voyez, elle s'est en allée sans finir ses cerises à l'eau-de-vie; rien ne l'aurait mieux fortifiée; mais plus rien ne lui fait plaisir. Si je pouvais découvrir quelque chose qu'elle aimât, j'irai le lui chercher au bout de la ville. N'est-ce pas odieux qu'un homme abandonne ainsi une si jolie personne! Mais voilà ce que c'est; quand il y a tant d'argent d'un côté et presque point de l'autre, la balance l'emporte.
—Cette dame donc, dit Elinor, cette miss Grey (n'est-ce pas ainsi que vous l'appelez), vous dites qu'elle est très-riche!
Cinquante mille pièces, ma chère; on est toujours belle avec une telle dot. L'avez-vous vue à l'assemblée? elle est élégante, bien faite, mais point jolie. J'ai connu son oncle dont elle a hérité; toute cette famille est riche à millions, et cela tente un jeune homme qui aime la dépense, et les chiens, et les chevaux, et les caricles, et les équipages de toute espèce, et la bonne table. Je veux bien cela, mais il ne faut pas tourner la tête à une pauvre jeune fille qui n'a rien, lui faire espérer le mariage, et puis la planter là quand il en trouve une qui veut payer sa belle figure et toutes ses fantaisies.
—Savez-vous, madame, si miss Grey est aimable?
—Je n'ai jamais entendu faire d'elle d'autre éloge que d'être riche et élégante; elle a toujours les premières modes; seulement madame Taylor m'a dit aujourd'hui que monsieur et madame Elison ne seraient pas fâchés du tout qu'elle se mariât, parce qu'ils n'allaient point ensemble.
—Et qui sont ces Elison?
—Son tuteur, ma chère, chez qui elle vit; mais dès qu'elle a pu choisir, elle a préféré le beau Willoughby. Le joli choix qu'elle a fait là! elle le payera sur ma parole.—Elle s'arrêta un moment. «Elle est allée dans sa chambre la pauvre petite je suppose; il faut retourner auprès d'elle, ce serait cruel de la laisser seule, la pauvre enfant! J'ai quelques amis ce soir, il faut qu'elle vienne; on jouera à tout ce qu'elle voudra; elle n'aime pas le wisk, c'est trop sérieux, je comprends cela; nous ferons un vingt et un, un trente et quarante, une macédoine, enfin tout ce qui pourra l'amuser. Chère dame, dit Elinor, votre bonté est tout-à-fait inutile; ma sœur n'est pas en état de quitter sa chambre ce soir. Je vais lui persuader de se mettre au lit de bonne heure; un parfait repos est ce qui convient le mieux à ses nerfs.
—Oui, oui, je crois que c'est le mieux; il faut qu'elle ordonne elle-même son souper, et qu'elle dorme. C'est donc cela qui la rendait si triste ces dernières semaines? Je suppose qu'elle s'en doutait la pauvre enfant, quand elle ne voyait point venir son amoureux; moi je n'y comprenais rien, et lorsqu'il ne vint pas au bal chez ma fille, j'aurais bien pu alors me douter de quelque chose. Mais ce sont des querelles d'amans, pensai-je en moi-même; ils se raccommoderont et ne s'en aimeront que mieux. C'est donc cette lettre qu'elle a reçue ce matin qui a tout fini? Pauvre petite! Si j'avais pu deviner ce que c'était, je me serais bien gardée de la railler, mais qui pouvait penser une telle chose? Ah! combien sir Georges et Mary vont être étonnés quand ils l'apprendront! Je suis fâchée de n'être pas allée chez eux en revenant pour le leur dire, mais j'irai demain sûrement.
Il est inutile j'en suis sûre, chère dame, de vous recommander de prier vos filles et vos gendres de ne pas nommer M. Willoughby devant ma sœur, de ne pas faire la moindre allusion à ce qui s'est passé; leur bon cœur et le vôtre suffiront pour prévenir ce qui serait vraiment une cruauté. Et à moi-même moins on m'en parlera plus on m'épargnera de peine, et certainement vous devez le comprendre, vous qui êtes la bonté même.
Mon Dieu cela va sans dire, il serait terrible pour vous et pour votre pauvre sœur d'en entendre parler; on la ferait tomber en faiblesse, j'en suis sûre; je ne lui en dirai pas un mot. Vous avez bien vu à dîner que j'ai parlé de tout autre chose. J'en avertirai sir Georges et sa femme, et ils se tairont aussi; à quoi sert-il de parler?
—Souvent à faire beaucoup de mal, dit Elinor, à dire plus qu'on ne sait, plus qu'il n'y a. Le public juge sur l'événement, ignore les circonstances et parle de ce qu'il ne sait qu'imparfaitement. Dans ce cas par exemple, tous nos amis, je suppose, blâmeront beaucoup M. Willoughby; et sans doute il a eu des torts, mais non pas celui dont on l'accusera sûrement. Je dois lui rendre la justice que s'il a manqué aux procédés il n'a pas manqué à ses sermens, et qu'il n'avait nul engagement positif avec ma sœur.
—Bon Dieu, ma chère, vous n'allez pas à présent le défendre! Point d'engagement positif, dites-vous! Après l'avoir menée au château d'Altenham, et lui avoir montré l'appartement qu'ils devaient habiter un jour.
Pour l'amour de sa sœur, Elinor ne voulut pas presser cette discussion. Maria pouvait y perdre, et Willoughby y gagnait très-peu. Après un court silence madame Jennings reprit la parole avec son hilarité ordinaire.
—Eh bien! ma chère, il n'y a pas grand perte dans le fond, et le colonel Brandon n'en sera pas fâché. Voulez-vous parier qu'il épousera Maria vers le milieu de l'été. Mon Dieu, quelle joie va lui donner cette nouvelle! j'espère qu'il viendra ce soir, j'aime à voir des gens heureux. C'est un bien meilleur parti pour votre sœur; deux mille pièces de revenu valent mieux que six cents: c'est je crois tout ce que rapporte Haute-Combe, et madame Smith n'est pas encore morte. Delafort, la terre du colonel, est bien autre chose que Haute-Combe, et même que Barton. Il y vient les meilleurs fruits possibles; il y a un canal délicieux, une grande route, une jolie église, qui n'est pas à un quart de mille, et le presbytère à côté, qui peut faire un bon voisinage. Je vous assure que c'est une charmante terre; je me réjouis d'y aller voir Maria quand elle y sera établie, et cela ne peut manquer. Il y a bien l'obstacle de sa fille, de cet enfant de l'amour, miss Williams, comme on l'appelle; mais il la mariera; une bonne petite dot en fera l'affaire, et il n'en sera pas moins un excellent parti, si nous pouvons mettre Willoughby hors de la tête de votre sœur.
—J'espère bien que nous y parviendrons, madame, et même sans le colonel, dit Elinor; alors elle se leva et alla joindre Maria, qu'elle trouva comme elle s'y attendait rêvant à ses chagrins, à côté d'un feu à demi-éteint, et sans autre lumière.
—Pourquoi revenir, Elinor? vous feriez mieux de me laisser, ce fut tout ce qu'elle lui dit.
—Je vous laisserai, lui répondit-elle, si vous voulez vous coucher. Elle s'y refusa d'abord; mais Elinor ne se rebuta pas, la pressa doucement, lui aida à se déshabiller, et moitié par persuasion, moitié par complaisance Maria y consentit. Sa sœur eut la consolation de voir sa pauvre tête fatiguée de pleurs sur son oreiller, et de la laisser sur le point de trouver un peu de repos et d'oubli de ses peines dans un doux sommeil. Elle alla rejoindre madame Jennings, et la rencontra tenant un gobelet à moitié plein. Ma chère, lui dit-elle, je me suis rappelé que j'avais encore une bouteille de vieux vin de Constance, et je suis allée la chercher pour votre sœur. Mon pauvre mari en faisait un grand usage quand il avait une goutte remontée: il assurait que rien ne lui faisait plus de bien. Faites en prendre à votre sœur; j'allais lui en porter. Chère dame, dit Elinor en souriant de l'efficacité d'un remède contre la goutte dans cette circonstance, vous êtes trop bonne, en vérité. Je viens de faire mettre Maria au lit, elle dort j'espère à ce moment, et rien ne peut lui faire plus de bien que le repos. Si vous voulez me le permettre, dit-elle en prenant le gobelet, c'est moi qui boirai cet excellent vin à la santé de la meilleure des femmes et des amies.
—Et à celle de la pauvre petite malade d'amour, dit la bonne dame. N'est-il pas bon? Je vous le dis, il la guérira et fortifiera son cœur; nous lui en donnerons demain, et tout ira à merveille.
Quelques momens après la société attendue arriva. Madame Jennings les reçut, et Elinor alla présider à la table à thé.
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CHAPITRE XXXI.
Ainsi que madame Jennings l'avait prévu, le colonel Brandon entra pendant qu'Elinor préparait le thé, et par sa manière de regarder autour de la chambre, elle comprit à l'instant qu'il s'attendait à n'y pas trouver Maria, qu'il le désirait et qu'il savait déja ce qui occasionnait son absence. Madame Jennings n'eut pas la même idée, car dès qu'il fut entré, elle traversa la chambre, vint près de la table à thé où Elinor présidait, et lui dit à l'oreille: le colonel a l'air bien sérieux, ma chère, sûrement il ne sait rien de l'affaire. Dites-lui bien vîte que Maria est libre; vous verrez comme il changera de physionomie. Elinor sourit sans répondre. Quelques momens après le colonel s'approcha d'elle, et avec un regard qui lui confirma qu'elle n'avait rien à lui apprendre, il s'assit à côté d'elle et lui demanda des nouvelles de sa sœur.
—Maria n'est pas bien, dit-elle, elle a été indisposée tout le jour, et nous lui avons persuadé de se mettre au lit.
—Peut-être, dit-il en hésitant beaucoup, ce que j'ai entendu dire ce matin.... peut-être est-ce plus vrai que je n'ai d'abord voulu le croire?
—Qu'avez-vous entendu dire?
—Qu'un gentilhomme que j'avais de fortes raisons de penser..... de croire..... d'être sûr même qu'il était engagé..... avec votre sœur. Mais pourquoi me le demander? vous le savez, j'en suis certain. Je l'ai vu en entrant à l'altération de vos traits, à l'absence de votre sœur; épargnez-moi la peine de le dire.
—Eh bien donc! dit Elinor, je suppose que vous entendez le mariage de M. Willoughby avec mademoiselle Grey; il paraît que c'est aujourd'hui que ce bruit a éclaté, où l'avez vous appris?
—Dans un magasin à Pall-Mall où j'avais affaire. Deux dames en parlaient ensemble si haut qu'il m'était impossible de ne pas les entendre. Le nom de James Willoughby fréquemment répété attira mon attention; celui de mademoiselle Grey s'y joignit, et fut suivi d'une assertion positive de leur mariage, qui doit avoir lieu dans quelques semaines. Aussitôt que la cérémonie sera faite, a ajouté l'une d'elles, ils partiront pour Haute-Combe, la terre que M. James Willoughby possède en Sommerset-Shire.... Ah! miss Elinor, mon étonnement à cette nouvelle.... Mais il me serait impossible d'exprimer ce que j'ai senti. Cette dame, à ce que j'ai appris, se nomme Elison, son mari est tuteur de mademoiselle Grey; ainsi elle doit être bien informée, et l'on ne peut en douter.
—Nous n'en doutons nullement, dit Elinor; mais vous a-t-on dit aussi qu'elle a cinquante mille livres? Il me semble que ce mot explique tout.
—Peut-être, mais n'excuse rien, dit le colonel, et Willoughby..... Il s'arrêta un moment, et sans achever sa phrase commencée, il ajouta en changeant de ton: Et votre sœur, comment est elle?
—Elle a beaucoup souffert, mais j'ai l'espoir que plus son chagrin a été violent, plus il sera court; elle a été, et elle est encore dans une cruelle affliction. Jusqu'à hier elle n'avait eu je crois aucun doute sur ses sentimens et même actuellement elle voudrait encore pouvoir le justifier. Quant à moi je suis presque convaincue qu'il ne lui a jamais été réellement attaché. Mais combien il a été trompeur, artificieux, et même en dernier lieu il a montré une dureté de cœur qui m'a excessivement surprise.—L'habitude d'avoir, ou de feindre de l'amour pour toutes les jolies femmes qu'on rencontre doit produire cet effet, reprit le colonel, et Willoughby..... Mais ne disiez-vous pas que votre sœur ne voit pas sa conduite sous le même jour que vous.—Vous connaissez l'extrême sensibilité de Maria, colonel; il lui en coûte trop de condamner sévèrement quelqu'un qu'elle a autant aimé.
Il ne répondit rien. Le thé était fini, on arrangea les parties de jeu, et l'entretien fut interrompu. Madame Jennings tout en jouant regardait le colonel avec surprise. Elle s'était attendue que la nouvelle du mariage de son rival le transporterait de joie, et qu'elle aurait le plaisir de le voir aussi gai, aussi animé que s'il n'avait que vingt ans, et il lui paraissait au contraire plus sérieux encore qu'à l'ordinaire. Il se dispensa de jouer et sortit bientôt. On ne comprend plus rien aux hommes, dit-elle le soir à Elinor, j'aurais juré aussi qu'il aimait Maria.
La nuit fut meilleure pour cette dernière qu'Elinor ne l'avait espéré; son abattement lui procura un peu de sommeil; mais en s'éveillant le lendemain elle retrouva le même poids sur son cœur. Elinor pour la soulager l'engagea à parler du triste sujet qui l'oppressait, et avant qu'on les appelât pour le déjeûner, elles avaient traité à fond ce sujet, avec la même conviction du côté d'Elinor, et avec ses tendres et raisonnables conseils, et du côté de Maria avec les mêmes sentimens impétueux et les mêmes variations. Quelquefois elle croyait Willoughby aussi malheureux et aussi innocent qu'elle même; dans d'autres momens elle repoussait toute consolation et toute excuse, et le voyait le plus coupable des hommes: quelquefois elle était absolument indifférente au jugement du public et voulait se montrer avec toute sa douleur; l'instant d'après elle voulait se séquestrer pour toujours: tantôt abattue à ne pouvoir presque pas parler ni faire un mouvement, tantôt se relevant avec énergie. Dans un seul point elle ne changeait jamais, c'était d'éviter autant que possible la présence de madame Jennings, et quand elle ne le pouvait, de garder un opiniâtre silence. Il fut impossible à sa sœur de lui persuader que madame Jennings entrait dans ses peines avec une vraie compassion. Non, non, répondait elle, c'est impossible; la sensibilité n'est pas dans sa nature. Vous le voyez, elle connaît et sent si peu mon chagrin, qu'elle croit pouvoir l'adoucir par des boissons ou par des mets plus recherchés. Elle me plaint comme elle plaindrait son chat, si on lui avait marché sur la patte, et rien de plus. Tout ce qu'elle aime c'est de causer, de raconter, et elle n'est pas fâchée dans le fond d'en avoir un nouveau sujet.
Quoiqu'il y eût bien là-dedans quelque vérité, Elinor connaissait trop bien l'excellent cœur de madame Jennings pour ne pas repousser ce qu'elle appelait une injustice; mais elle ne put convaincre Maria, qui était presque toujours influencée dans ses jugemens par la grande importance qu'elle mettait à une sorte de délicatesse raffinée et de sensibilité romanesque, au bon goût, au bon ton, aux grâces. Maria de même que bien des personnes, avec un caractère bon, généreux, un esprit élevé, une sincérité parfaite, n'était ni juste ni raisonnable, et paraissait quelquefois exactement le contraire de ce qu'elle était réellement lorsqu'elle se laissait aller à ses impressions exagérées. Elle exigeait des autres les mêmes sentimens, les mêmes opinions qu'elle avait, et jugeait de leurs motifs par l'effet immédiat de leurs actions sur son esprit. Sa mère à-peu-près dans le même genre, et fière de trouver dans une fille aussi jeune, cet esprit vif et pénétrant, ce sentiment du beau, cet enthousiasme qui la rendait si éloquente et qui animait si bien sa charmante physionomie, avait plutôt augmenté cette disposition qu'elle n'avait cherché à l'affaiblir ou à la régler. Lorsque Maria alla trop loin, sa mère riait et disait: mon Elinor est raisonnable pour deux et cela se calmera avec les années; oubliant que les années ne changent point le caractère, et peuvent tout au plus le modifier: et madame Dashwood elle-même en était la preuve.
Une légère circonstance vint encore mettre madame Jennings plus bas dans l'estime de Maria, en lui causant une nouvelle source de peines, et cependant cette bonne femme n'était guidée que par l'impulsion de son excellent cœur et de sa bonne volonté.
Les deux sœurs étaient remontées dans leur chambre après déjeûner; elles discutaient encore sur madame Jennings, lorsque celle-ci entra avec une lettre sortant à demi de ses mains, et la figure aussi gaie, aussi contente, aussi riante, que si elle rapportait à Maria tout son bonheur. Que me donnerez-vous, lui dit elle, en entrant, pour ce que je vous apporte? Voilà le meilleur des remèdes, (en montrant un bout de la lettre.) Le cœur de Maria lui battait au point de lui ôter la force d'aller arracher des mains de madame Jennings cette précieuse lettre; son imagination la lisait déjà en entier. Elle était de Willoughby, cela n'était pas douteux, pleine de tendresse, de repentir, expliquant tout ce qui s'était passé, satisfaisante, convaincante, et bientôt suivie de Willoughby lui-même, se précipitant dans la chambre, tombant à ses pieds, et confirmant par l'éloquence de son regard les assurances de sa lettre. D'après l'expression des yeux de madame Jennings et de ses signes à Elinor, elle crut que lui-même était le porteur de cette lettre et qu'il attendait en bas la permission d'entrer; comment sans cela madame Jennings aurait-elle su ce que renfermait cette lettre.—Hélas! ce tableau si rapide et si charmant fut bientôt effacé. La lettre est posée devant elle d'un air triomphant, et déja Maria a reconnu sur l'adresse l'écriture de sa mère, qui, pour la première fois de sa vie, serra douloureusement son cœur. Son espérance avait été si complète et si vive, que l'instant qui la détruisit fut un des plus cruels qu'elle eût encore passés! Il lui semblait n'avoir souffert que dans ce moment.
La cruauté de madame Jennings en la trompant ainsi, (car elle lui supposa une intention qu'elle n'avait jamais eue) lui parut au-dessus du reproche; elle n'eut d'autre expression qu'un déluge de larmes, qui ne furent pas interprétées de cette manière par celle qui les faisait couler. Elle crut au contraire que c'était un excès d'attendrissement causé par la vue d'une lettre de sa mère, et après avoir répété: Pauvre enfant, pauvre enfant! Elle est si nerveuse que le plaisir même la fait pleurer; elle sortit sans avoir le moindre sentiment de sa maladresse; car c'était un manque de tact d'annoncer ainsi une lettre qui devait arriver tout naturellement. Toute autre qu'elle aurait prévu l'erreur de Maria et la lui aurait épargnée.
Passé le premier moment, Maria éprouva un sentiment de remords d'avoir aussi mal reçu une lettre de sa mère. Elle la reprit, la pressa contre ses lèvres, essuya ses yeux et la lettre même mouillée de ses larmes, et l'ouvrit avec un tendre respect; hélas! elle n'y trouva aucune consolation. Le nom de Willoughby remplissait chaque page; madame Dashwood se confiant encore en son amour, en son honneur, ne croyant pas possible qu'on pût se lasser d'aimer sa Maria, mais réveillée par les craintes et les soupçons d'Elinor, cherchait à relever l'espérance de sa fille chérie, sollicitait seulement son entière confiance, lui témoignait une affection sincère pour Willoughby, qui ne pouvait, disait-elle, les avoir trompées, et une telle conviction de leur bonheur lorsqu'ils seraient unis, que le désespoir de Maria en lisant cette lettre devint une espèce d'agonie. Heureusement ses larmes avaient commencé avant de la lire; elles continuèrent et furent un soulagement. Elle cessa enfin de pleurer, et témoigna alors la plus vive impatience de retourner auprès de sa mère; elle seule entrerait dans ses sentimens, comprendrait sa douleur; elle seule avait senti combien Willoughby méritait d'être aimé; elle seule lui pardonnerait de l'aimer encore malgré sa perfidie. Elle voulait partir ce matin même, et pria Elinor de sonner pour demander une voiture.
Ce départ si prompt, si soudain n'était pas du tout de l'avis d'Elinor; outre l'émotion affreuse que ce retour inattendu donnerait à leur mère, qu'il fallait au moins en prévenir, et ses doutes sur le bien qu'il ferait à Maria, elle craignait avec raison qu'une absence si brusque dans un tel moment ne nuisît à sa réputation, et redoutait même les soupçons et les propos de madame Jennings, excitée par la colère où ce départ la mettrait sûrement: elle tâcha donc sans lui dire les motifs qui l'auraient encore plus exaspérée, de faire entendre raison à sa sœur. Elle lui dit qu'il fallait au moins avoir le consentement de leur mère; que leur frère étant attendu tous les jours à Londres, trouverait fort mauvais qu'elles partissent au moment de son arrivée; et la raison se fit enfin entendre à Maria.
Madame Jennings sortit ce matin là plutôt que de coutume, et ne demanda point à Elinor de la suivre; il lui tardait que les Middleton et les Palmer sussent tout ce qui se passait, et pussent aussi s'affliger sur Maria et s'indigner contre Willoughby. Dès qu'elle fut partie, Maria conjura sa sœur d'écrire à leur mère, de lui dire toute sa douleur, et de lui demander la permission de retourner auprès d'elle. Elinor s'assit pour cette pénible tâche; Maria placée vis-à-vis d'elle, dans le salon de madame Jennings, appuyée sur la même table où sa sœur écrivait, tantôt suivait le mouvement de sa plume, tantôt rêvait, sa main sur ses yeux, et s'affligeait aussi du chagrin que cette lettre causerait à sa bonne mère: il y avait une heure qu'elles étaient ainsi, quand un coup de marteau à la porte fit tressaillir Maria.
Qui peut venir, dit Elinor, de si bonne heure? J'espérais que nous étions à l'abri d'une visite. Maria était déja à côté de la fenêtre.
Qui serait-ce que le colonel Brandon, dit-elle avec humeur? est-on jamais à l'abri de le voir entrer? je ne veux pas le voir, et je m'échappe. Un homme qui ne sait que faire de son temps envahit toujours celui des autres; elle sortit par la salle à manger pour éviter de le rencontrer.
Elinor qui voulait achever sa lettre, hésitait si elle le recevrait dans l'absence de madame Jennings, mais il ne se fit point annoncer; il entra, et son regard mélancolique, le son de voix altéré avec lequel il demanda des nouvelles de Maria, convainquit Elinor que c'était le seul but de sa visite; elle pouvait à peine pardonner à sa sœur l'espèce d'aversion qu'elle témoignait à ce digne homme.
J'ai rencontré madame Jennings à Bonds-street, dit-il ensuite à Elinor; elle m'a engagé à venir auprès de vous, et j'étais charmé, je vous l'avoue, mademoiselle, de cette occasion de vous parler sans témoins; je le désirais d'autant plus, que je vous jure que mon seul motif, mon seul vœu, mon seul espoir est de donner peut-être quelques consolations. Mais, non; ce n'est pas le mot, bien au contraire, et je ne sais de quelle expression me servir... de donner à votre sœur une conviction déchirante peut-être au premier moment, mais qui puisse contribuer à guérir son cœur. Mon attachement pour elle et mon estime pour vous, et pour votre excellente mère m'ont décidé à vous confier quelques circonstances.... Mais je vous en conjure, bonne Elinor, ne voyez dans cette confiance que mon ardent désir de vous être utile et aucun intérêt personnel. Je sais bien que quelque chose qu'il arrive, je n'ai aucun espoir; mais quoique j'aie passé bien des heures à me convaincre moi-même qu'il était de mon devoir de vous parler, j'ai besoin encore de votre aveu pour m'y décider.
Je vous entends, dit Elinor, vous avez quelque chose à me dire sur M. Willoughby qui dévoilera son caractère. Vous dites que c'est la plus forte preuve d'amitié que vous puissiez donner à ma sœur: ma reconnaissance vous est donc bien assurée. Si ce que vous avez à me confier tend à la guérir plutôt de sa malheureuse inclination, parlez, je vous en conjure, je suis prête à vous entendre.
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CHAPITRE XXXII.
Vous me trouverez, dit le bon colonel à Elinor, un très-maussade narrateur; je sais à peine par où commencer le récit que j'ai à vous faire. Quand je quittai Barton le dernier octobre.... mais il faut que je prenne mon récit de plus loin, il faut que je vous parle de ma propre histoire. Je vous promets d'être bref, et vous pouvez vous fier à moi; c'est un sujet sur lequel je crains de demeurer long-temps, (et ces mots furent accompagnés d'un profond soupir). Il s'arrêta un moment comme cherchant à rassembler ses idées; ensuite il poursuivit.
—Vous avez probablement miss Dashwood, oublié une conversation que j'eus avec vous un soir à Barton-Park pendant qu'on dansait; je vous parlais d'une dame que j'avais connue autrefois, qui ressemblait à beaucoup d'égards à votre sœur Maria.
—Je ne l'ai point oubliée, s'écria Elinor; je pourrais, je crois, vous dire vos mêmes paroles; mais qui pourrait rendre l'expression de sentiment avec lequel vous parliez de cette femme?
—Je l'avoue, dit le colonel, c'était avec une bien vive émotion que je remarquai dans votre sœur une ressemblance frappante à plusieurs égards avec cette femme qui n'existe plus depuis long-temps. Ce n'est pas peut-être dans le détail des traits que ce rapport existe, quoi qu'il y en ait aussi; la figure de Maria est plus belle, mais c'est la même expression de physionomie, le même regard, la même chaleur de cœur, la même vivacité d'imagination, le même caractère. Elisa était ma proche parente. Orpheline dès son enfance, elle fut mise sous la tutelle de mon père. Je n'avais qu'une année de plus qu'elle, et nous étions élevés ensemble. Elle était la compagne de mes jeux et mon intime amie; je ne puis me rappeler le temps où je n'aimais pas Elisa, et mon affection croissant avec les années devint enfin un sentiment passionné. En me jugeant sur ma gravité actuelle, vous m'avez cru peut-être incapable d'un sentiment exalté; il l'était au point que ni le temps ni sa mort n'ont pu l'éteindre, et qu'au moment où je vis votre sœur, qui me la rappelait si parfaitement, il se réveilla avec une nouvelle force. Elisa m'aimait aussi; son attachement pour moi était aussi vif, aussi passionné que celui de votre sœur pour Willoughby; jugez donc si je l'excuse, si je le comprends. Vous, sage Elinor, vous qui savez placer vos sentimens, sous l'égide de la raison, vous ne devez pas comprendre le moment où l'on n'entend plus sa voix, où celle de l'amour est seule écoutée; (ici des larmes remplirent les yeux d'Elinor) mais votre sensibilité vous rend indulgente pour les faiblesses du cœur, et j'en abuse peut-être. Un sourire d'Elinor et même ses larmes lui dirent de continuer.
La fortune d'Elisa était considérable; nous n'y avions jamais pensé. Elle était destinée à mon frère aîné; nous l'ignorions tous les deux. Il voyageait avec un gouverneur et connaissait à peine sa jeune cousine, qu'il avait jusqu'alors regardée comme un enfant. Lorsqu'il revint dans la maison paternelle il avait vingt-quatre ans, Elisa dix-sept, et moi dix-huit. Mon père alors nous dévoilant ses desseins, ordonna à sa nièce de se préparer à donner sa main à mon frère; il aimait passionnément ce fils, qui pendant six ans avait été son fils unique, et ne pouvant lui laisser assez de fortune à son gré, il voulait lui assurer celle de sa pupille. Voilà je crois la seule excuse que je puisse alléguer pour celui qui était à la fois l'oncle et le tuteur de cette jeune victime. Prosternée à ses pieds, Elisa en avouant notre amour implora en vain sa pitié; en vain offrîmes-nous d'un commun accord de céder à mon frère cette fortune qui nous rendait si malheureux. Mon père traita et notre attachement et cette proposition de folies enfantines, qu'il ne lui était pas même permis d'écouter, et persista durement dans ses projets, en disant qu'il saurait bien se faire obéir d'elle ainsi que de mon frère, qui sans aimer du tout sa cousine, consentait cependant à l'épouser. Au désespoir, et décidés à tout plutôt qu'à renoncer l'un à l'autre, nous formâmes un projet d'évasion. Le jour était fixé; nous devions fuir en Ecosse: nous fûmes trahis par la femme-de-chambre de ma cousine. Mon père en fureur me bannit de sa maison; il m'envoya chez un parent dont les terres étaient très-éloignées, avec l'injonction de me surveiller, ce dont il s'acquitta avec dureté. Elisa renfermée dans sa chambre, privée de toute société, de tout plaisir, fut traitée plus rigoureusement encore. Elle me promit en nous séparant que rien au monde ne pourrait ébranler sa constance, et avant que l'année fût écoulée, on m'apprit en me rendant ma liberté que j'avais trop compté sur le courage d'une fille de dix-sept ans, que celui d'Elisa avait cédé à l'ennui de sa situation, (peut-être aux mauvais traitemens,) et que celle qui devait être ma femme, ma compagne, était actuellement ma belle-sœur.
Ce coup qui nous séparait à jamais fut terrible! Cependant j'étais bien jeune, et si j'avais pu croire qu'elle fût heureuse avec mon frère, peut-être aurais-je fini par prendre mon parti. Mais pouvait-elle l'être avec un homme qui sans l'aimer, et seulement pour sa fortune, consentait à l'épouser malgré elle, lui connaissant un autre attachement, et condamnant son frère au désespoir et à l'exil; car mon père sans même me revoir, me plaça dans un régiment qui passait aux Grandes-Indes, ce qui me fit plaisir. Je n'aurais pas pu revoir Elisa dans notre nouvelle situation, et je n'aurais pas voulu l'exposer aux soupçons de son mari ni renouveler par ma présence le souvenir d'un sentiment que je désirais alors qu'elle pût oublier.
Je vous ai dit qu'elle ressemblait à votre sœur; vous savez donc déjà qu'elle était belle, séduisante, que son cœur et son imagination étaient toujours en mouvement. En un seul point elle différait de Maria; elle n'avait pas comme votre sœur la sauve-garde d'un système arrêté, celui de n'aimer qu'une fois en sa vie (ici il soupira profondément). Elinor qui ne croyait pas aux systèmes arrêtés d'une fille de dix-huit ans ne put s'empêcher de sourire à demi. Le colonel continua, mais avec une peine visible. Combien ce qu'il me reste à vous apprendre me coûte à prononcer, dit-il avec un accent étouffé; il ne faut pas moins que le motif qui me conduit ici pour m'y décider.
Elinor l'encouragea par un regard plein d'amitié.
Mon père mourut peu de mois après ce mariage. Elisa si jeune encore, sans expérience, livrée à elle-même avec une vivacité de caractère qui aurait demandé d'être guidée, se trouvait unie à un mari qui n'avait pour elle ni attachement ni aucune de ces attentions qui gagnent par degré un cœur aimant; il la traitait même avec dureté. Oh! qui pourrait ne pas la plaindre; si elle avait eu seulement un ami pour l'avertir des dangers de sa situation! mais la malheureuse Elisa ne trouva qu'un séducteur qui la conduisit à sa perte.... Si j'étais resté en Angleterre peut-être... mais je croyais assurer son bonheur par mon absence bien plus que par ma présence, et dans le seul motif de rendre la paix à son cœur, je la prolongeai plus que je n'aurais dû. Ce que j'avais ressenti en apprenant son mariage n'était rien auprès de ce que j'éprouvai lorsque deux ans après j'appris son divorce, demandé par un époux justement outragé. C'est là ce qui m'a jeté dans cette tristesse que je n'ai pu vaincre.... même actuellement le souvenir de ce que j'ai souffert....
Il ne put continuer, et se levant il se promena vivement dans le salon pendant quelques minutes. Elinor affectée par ce récit, et plus encore par l'émotion qu'il lui avait causée, ne pouvait lui parler; après quelques instans elle fut à lui, et le conjura de cesser une narration qui lui faisait autant de peine. Non, lui dit-il, après avoir baisé sa main avec un tendre respect, il faut que vous sachiez tout; je n'ai pas touché encore ce qui peut vous intéresser; daignez m'écouter quelques instans de plus: ils se rassirent à côté l'un de l'autre, et il reprit ainsi.
Je fus encore trois années depuis ce malheureux événement sans retourner en Angleterre. Mon premier soin quand j'arrivai fut de la chercher, mais mes recherches furent vaines. Je ne pus arriver qu'à son premier séducteur, qu'elle avait abandonné, et tout donnait lieu de penser que dès lors elle s'était toujours plus enfoncée dans le mal. Mon frère en se séparant d'elle pour raison d'inconduite, n'avait pas été obligé de lui rendre toute sa fortune, et ce qu'il lui donnait annuellement ne pouvait lui suffire. J'appris de lui qu'une autre personne s'était présentée pour toucher cette rente; il imaginait donc, et avec un calme dont je fus révolté, que ses extravagances l'avaient obligée de disposer dans un moment de pressant besoin de la seule chose qui lui restât pour vivre. Je ne pus supporter cette idée; ma cousine, l'amie de mon enfance, l'amante de ma jeunesse, ma sœur, mon Elisa réduite à la misère, me poursuivait sans relâche. Je recommençai de nouveau mes recherches dans tous les lieux où le malheur et le désespoir pouvait l'avoir conduite, sûr qu'elle n'était pas morte, puisque son annuité se payait encore. L'individu qui la touchait ne put me donner que des renseignemens obscurs. Enfin après six mois de courses inutiles, je la trouvai par hasard. J'appris qu'un ancien domestique de mon père avait eu du malheur et venait d'être enfermé pour dettes; j'allai le délivrer, et dans la même maison d'arrêt, et pour la même cause, était aussi mon infortunée sœur, si changée, si flétrie par des peines de toute espèce, qu'à peine pus-je la reconnaître. Ce fut elle qui me reconnut à l'instant, et qui me nommant avec un cri déchirant et en se cachant le visage entre les mains, m'apprit que j'avais devant moi l'objet de tant de recherches: cette figure si maigre, si triste, où l'on voyait à peine quelque trace de beauté, c'était mon Elisa, c'était celle que j'avais adorée, et quittée dans la fleur de la jeunesse, de la santé, d'une surabondance de vie et de sentimens. Ce que je souffris en la retrouvant ainsi!.... Mais non, je n'ai pas le droit d'exciter votre sensibilité pour une étrangère, quand vous avez assez de vos peines; je me suis même trop étendu sur un sujet si douloureux. Suivant les apparences, Elisa était au dernier degré de la consomption, et son malheur et le mien étaient au point, que ce fut une consolation. La vie ne pouvait plus avoir d'autre prix pour elle, que celui de lui donner le temps de se préparer à la mort, et ce temps lui fut accordé. Ce jour même elle fut placée dans un bel appartement, entourée de tous les soins nécessaires: je la visitai chaque jour pendant le reste de sa courte vie, et je reçus son dernier soupir.
Il s'arrêta encore. Elinor lui témoigna avec l'expression la plus sincère, la part qu'elle prenait au triste sort de son amie.
Votre sœur, j'espère, dit-il, ne peut-être offensée par la ressemblance qui m'a frappé entre elle et ma pauvre infortunée parente. Leur destin ne peut jamais avoir le moindre rapport, et si les dispositions naturelles de mon Elisa avaient été soutenues par une sœur comme Elinor, ou par un heureux mariage, elle aurait été sûrement tout ce que Maria sera un jour, quand cet orage de son cœur aura dissipé les illusions, trop romanesques peut-être, mais bien séduisantes, auxquelles son imagination s'est livrée. Mais à quoi mène cette déplorable histoire? Allez-vous penser. Peut-être à avancer le moment où votre sœur bannira de sa pensée celui qui ne la méritait pas; pardonnez donc, si dans ce but j'ai risqué de vous faire partager la pénible émotion que ce récit m'a donné. Depuis quinze ans que j'ai fermé les yeux d'Elisa, c'est la première fois que ce nom toujours présent à ma pensée est sorti de ma bouche; je n'ai pas même voulu que sa fille le portât.
—Sa fille! interrompit Elinor, serait-ce?....
—Madame Jennings vous a peut-être parlé de miss Williams? J'ai vu par quelques mots qu'elle connaissait son existence et le tendre intérêt que je prends à cette jeune personne, qui ne sera pas hélas! plus heureuse que celle qui lui fit le triste présent de la vie sous de si fâcheux auspices. Cette enfant fruit de sa coupable liaison, âgée de trois ans, était avec elle; elle la chérissait et ne l'avait point quittée, ce qui m'a prouvé qu'elle était vraie lorsqu'elle m'a juré qu'elle n'avait pas d'autre faute à se reprocher, et que le repentir seul lui avait fait quitter le père de cet enfant. Elle me le dit encore en expirant et en me recommandant sa fille, que je promis de regarder comme si elle était la mienne. Je sentis tout le prix de sa confiance, et je lui aurais bien volontiers servi de père dans le sens le plus strict, en veillant moi-même sur son éducation, si ma situation me l'avait permis, mais je n'avais ni famille, ni demeure qui m'appartinssent; ainsi je fus forcé de placer ma petite pupille dans une pension, sous le nom de Caroline Williams; ce dernier est mon nom de baptême que je me plus à lui donner. Je la vis aussi souvent qu'il me fut possible, et depuis la mort de mon frère, arrivée il y a cinq ans, qui me laissa la propriété de tous les biens de la famille, elle m'a souvent visité à Delafort. Je la présentais comme une parente dont j'avais été nommé le tuteur, mais je me doute qu'on a soupçonné dans le monde qu'elle me tenait de plus près. Résolu de la traiter comme ma fille, je n'ai pas démenti ce bruit, puisqu'également sa naissance n'était ni légitime ni avouée. Il y a trois ans que la trouvant grande et formée pour son âge, (elle avait alors quatorze ans), je l'ôtai de la pension où elle était depuis la mort de sa mère, pour la placer sous les soins d'une femme très-respectable qui réside en Dorsetshire, et s'est chargée de surveiller l'éducation de cinq ou six jeunes personnes. Pendant deux ans je fus parfaitement content de ma fille adoptive. Aussi jolie que sa mère, elle paraissait plus posée, plus calme: sa maîtresse qui l'aimait beaucoup avait en elle tant de confiance, qu'elle me sollicita de lui permettre de passer quelques semaines à Bath, avec les parens de l'une de ses jeunes amies qui désiraient sa société pour leur fille. Je connaissais cette famille sous un jour avantageux. La santé de Caroline avait toujours été délicate; je pensais que cette course et les bains la fortifieraient, et j'eus l'imprudence d'y consentir: c'est là sans doute où elle fit la connaissance qui lui a été si fatale! J'ai su depuis que le père de son amie ayant été retenu par la goutte à la maison, était soigné par sa femme, et que les deux jeunes amies allaient seules dans les promenades ou à leurs emplètes du matin. Quoique l'amie de Caroline n'ait jamais voulu convenir de rien, j'ai lieu de croire qu'elle était confidente de son inclination et la favorisait. De retour à leur pension, Caroline ne fut plus la même; rêveuse, inégale inattentive, elle s'échappait souvent pour se promener seule dans les environs: la maîtresse la menaça de m'avertir. Enfin au mois de février, il y a à présent une année, elle sortit un jour comme à l'ordinaire, et ne revint pas. Après un jour ou deux passés en recherches inutiles, je fus averti de sa disparition. J'accourus, et tout ce que je pus apprendre c'est qu'elle s'en était allée. Pendant huit mois je fus livré à des conjectures dont l'une détruisait l'autre et me replongeait dans une incertitude cruelle! Tout ce que je pus découvrir, c'est qu'un jeune homme d'une figure, d'une beauté remarquable, avait souvent été vu dans les environs, se promenant avec elle; mais je ne pus avoir aucune lumière sur son nom.
Oh ciel! s'écria Elinor, serait-ce?.... Est-il possible que ce soit Willoughby! Sans lui répondre le colonel continua.
Toutes les recherches pour découvrir quelques traces de sa demeure ayant été inutiles, je tombai dans un sombre abattement, dont mon ami sir Georges Middleton eut la bonté de s'inquiéter; il m'invita de passer quelque temps à Barton-Park pour me distraire. Je ne lui avais point confié la cause de mon chagrin, espérant d'un jour à l'autre retrouver ma brebis égarée, et sauver au moins sa réputation. J'avais besoin de fuir les lieux où je l'avais vue, où je ne la voyais plus, et j'acceptai la proposition de mon ami. C'est alors que je fis la connaissance des intéressantes parentes de sir Georges; c'est là que je vis avec un trouble que je ne pus cacher l'image vivante de ma pauvre Elisa, image qui me fit une impression d'autant plus vive, d'autant plus douloureuse, qu'elle me retraça en même-temps et la perte de la mère et celle du dépôt qu'elle avait confié à mes soins. Vous fûtes souvent témoin de ma mélancolie; elle vous intéressa et rebuta peut-être la vive et brillante Maria. Bientôt un autre objet vint l'occuper en entier, et m'enlever même la faible espérance de pouvoir jamais lui plaire. Je combattais entre la nécessité de partir et le désir de rester, lorsque je reçus inopinément une lettre de Caroline elle-même, dans les premiers jours d'octobre; elle me fut renvoyée de ma terre de Delafort où elle était adressée. Je la reçus le matin du jour où nous devions tous aller à Withwell; vous vîtes l'émotion qu'elle me donna et qui fut d'autant plus vive que l'écriture, les expressions de ma pauvre repentante pupille me firent présumer qu'elle était très-malade et qu'elle avait un pressant besoin de mon secours. Elle me disait où je la trouverais, c'était dans un hameau tellement retiré, que je ne fus pas surpris qu'elle eût échappé à toutes mes recherches: je n'avais donc pas un instant à perdre, et je résolus de partir tout de suite pour aller la chercher. Je parus fort étrange, fort entêté; vous seule ne fîtes aucun effort pour me retenir, et pardonnez si j'ose croire que vous étiez celle qui me regrettait le plus. Je partis très-inquiet de l'état où je trouverais ma fille adoptive, et le cœur serré du regard courroucé de Maria, qui ne me pardonnait pas de faire manquer cette partie. Oh! combien j'étais alors loin de me douter que cet heureux Willoughby, dont les regards me reprochaient l'impolitesse de mon départ, fut celui qui en était la cause, et lui-même s'il avait su que j'allais au secours de celle qu'il avait perdue, abandonnée! mais en aurait-il été moins gai, moins satisfait? Un sourire de Maria ne lui faisait-il pas oublier les larmes de ma pauvre Caroline. Non, non, l'homme capable de laisser la jeune fille dont il a séduit l'innocence, de la laisser dans la misère et dans l'abandon, sans asile, sans amis, sans secours, ignorant sa retraite, et qui pendant que sa victime meurt de sa douleur, médite peut-être la perte d'une autre, non un tel être n'est pas susceptible de remords! Il avait quitté Caroline en lui promettant de revenir bientôt; il n'était pas revenu, il ne lui avait pas écrit, il ne pensait plus à elle.
Un mouvement involontaire avait fait baisser les yeux à Elinor, comme si elle avait eu honte pour sa sœur d'avoir été même sans le savoir complice d'une telle perfidie; elle les releva pleins d'indignation: c'est au-dessus, dit-elle, de tout ce que je pouvais imaginer! Mais mon cher colonel, pourquoi... Elle s'arrêta tremblant elle-même du reproche qu'elle se croyait en droit de lui faire.
Je vous entends, dit-il, pourquoi ne vous ai-je pas avertie plutôt? Non, je ne puis vous exprimer ce que j'ai souffert depuis mon retour! Combattant chaque jour, chaque instant avec moi-même, pour vous cacher ou vous découvrir cette histoire. Lorsque je vis que Willoughby ne retournait point à Barton, j'espérai que quelque incident vous avait dévoilé son caractère, ou que sa légèreté l'avait entraîné loin de Maria, et qu'il n'était plus dangereux pour elle; mais quand je vis, quand j'appris de vous-même qu'elle l'aimait plus tendrement, plus passionnément que jamais; quand le bruit de leur mariage se répandit généralement; quand je sus qu'ils étaient en correspondance, alors qu'aurais-je pu dire? Mon intérêt personnel dans toute cette affaire était si grand, si.... compliqué, qu'il m'était peut-être interdit de m'en mêler, lorsque tout était conclu. Je n'aurais peut-être persuadé personne, et Maria blessée, désespérée, et par moi! m'offrait un tableau affreux à soutenir. Willoughby sans doute avait été rendu à la vertu par l'empire irrésistible d'une famille telle que la vôtre, et des charmes de Maria; il avait continué à l'adorer, et j'osais espérer que revenu de ses erreurs de jeunesse, il la rendrait heureuse. Jamais je n'avais eu l'espoir que ma pauvre Caroline pût devenir sa compagne, vu la tache de sa naissance, celle même de sa séduction. Sans doute il fut bien coupable avec elle; mais dans ce siècle, si l'on comptait trop sévèrement les torts de cette espèce, quel jeune homme serait digne d'obtenir la main d'une femme honnête? et celle qui allait appartenir à Willoughby réunissait tant de perfections, qu'elle devait sans doute fixer son inconstance. Voilà, chère Elinor, les motifs de mon silence; j'allais jusqu'à me persuader que dans ma situation, c'était un devoir de me taire; cependant un sentiment intérieur m'a souvent engagé à m'ouvrir entièrement à vous, et si je vous avais trouvée seule la semaine passée, quelques rapports sur Willoughby, sur la cour qu'il faisait publiquement à miss Grey et la tristesse de Maria, m'auraient enfin décidé à vous parler. Je vins ici déterminé à vous faire connaître la vérité, je commençai une explication; vous m'interrompîtes en m'assurant que vous ne croyiez point que le mariage de votre sœur eût lieu; alors je me retins. Pourquoi nuire sans nécessité à un homme qui me regarde déja comme son ennemi, que j'ai déja puni de sa perfidie? Mais actuellement qu'il en agit aussi indignement avec Maria, je n'ai plus de ménagement à garder, et je dois faire connaître à votre sœur le danger qu'elle a couru en s'attachant à un homme sans principes, sans mœurs, sans délicatesse, qui lui destinait sans doute le même sort qu'à ma pauvre Caroline, s'il avait pu triompher aussi facilement. Ah! quelque soit son chagrin actuel, il doit se changer en reconnaissance pour l'Être-Suprême qui a veillé sur elle, et l'a garantie des pièges dont elle était environnée. Qu'elle compare son sort avec celui de ma pauvre enfant trompée aussi dans le premier choix de son cœur, et n'ayant plus la consolation de sa propre innocence; qu'elle se représente cette jeune fille avec une passion dans le cœur aussi forte, aussi vive que la sienne, et peut-être augmentée par ses sacrifices, tourmentée de l'abandon de celui qu'elle aime, et pour qui elle a renoncé à sa propre estime, et des reproches cruels de sa conscience, qui ne cesseront jamais. Il est impossible que Maria ne trouve pas alors ses souffrances bien légères; elles ne procèdent pas d'elle-même, elle a conservé dans son entier sa propre estime et celle de tous ses amis. Une tendre compassion de son malheur, le respect pour la dignité avec laquelle elle le supportera sans doute, ne peuvent qu'augmenter leur amitié; et peut-être que celui qu'elle regrette, parce qu'elle le voit encore sous le bandeau des illusions de l'amour, cessera de l'intéresser quand il lui sera mieux connu. Usez, chère Elinor, de votre prudence, de votre discernement pour lui communiquer ce que je viens de vous dire. Vous pouvez bien mieux que moi juger de son effet et de ce que vous devez lui apprendre ou lui cacher; mais si je n'avais pas cru de bonne foi et dans ma conscience que cette histoire pût vous être utile pour adoucir ses regrets, je ne me serais jamais permis de vous troubler par le détail de mes propres afflictions et par un récit d'où l'on peut présumer que je cherchais à me relever aux dépens des autres.
Elinor le remercia avec l'expression de la plus tendre reconnaissance, et lui dit qu'elle pensait comme lui que cette communication serait avantageuse à sa sœur. J'ai été plus peinée, dit-elle, de la voir essayer de le justifier que de tout le reste. Elle ne peut supporter qu'on l'accuse ni qu'on le soupçonne; mais ici il y a plus que des soupçons, c'est une certitude de son indignité qui doit faire effet sur un caractère tel que celui de Maria. Quoique d'abord elle en souffrira beaucoup, je suis presque sûre de l'efficacité de ce remède.... Après un court silence elle ajouta: Avez-vous revu M. Willoughby depuis que vous l'avez quitté à Barton?
—Oui, répondit gravement le colonel, je l'ai vu une fois.... notre rencontre était inévitable.
—Elinor frappée de son accent le regarda avec étonnement, en lui disant, expliquez-vous! comment? où l'avez-vous rencontré?
—Il n'y avait qu'une seule manière..... Caroline m'avoua enfin, quoiqu'avec beaucoup de peine le nom de son séducteur; je ne pouvais pas laisser passer son indigne action sans lui dire mon opinion sur sa conduite avec la jeune fille confiée à mes soins. Je lui écrivis à Altenham dans des termes qui l'obligèrent à se rendre directement à Londres, où je lui donnais rendez-vous. Il y fut exact, car l'homme qui manque aux lois de l'honneur avec un sexe faible et sans défense, n'a garde d'y manquer avec son propre sexe. Nous nous rencontrâmes donc, lui pour défendre et moi pour punir sa conduite. Il fut blessé au bras; je n'en voulais pas à sa vie, et lors même que le désir de la conserver l'aurait engagé à m'offrir de réparer ses torts en épousant Caroline, je n'y aurais pas consenti. L'exemple de sa mère m'a trop fait sentir les dangers d'une union qui n'est pas fondée sur un attachement et une estime réciproques. J'aime mieux consoler mon enfant d'une faiblesse excusable, peut-être, dans un âge aussi tendre, que de l'exposer à devenir bien plus coupable, en l'unissant à un homme dont les principes sont aussi relâchés. Désolé de n'avoir pas su prévenir le malheur de la fille de mon Elisa, d'avoir si mal répondu à sa confiance, je consacre le reste de ma vie à adoucir ses peines, à la réconcilier avec elle-même, à la consoler d'une faute qu'elle peut encore réparer à force de vertus, et en remplissant tous les devoirs qui lui sont imposés.
—Est-elle à Londres?
—Non, sa santé avait besoin d'un air plus pur. Je la trouvai près de devenir mère. Son fils qui sera le mien, l'occupe uniquement. Je l'ai placée à la campagne chez des gens dont je suis sûr, comme une jeune veuve; et si l'on peut croire à l'efficacité d'un profond et sincère repentir, le ciel lui a pardonné une faute aussi chèrement payée.
Se rappelant tout-à-coup que Maria avait peut-être besoin de sa sœur, que madame Jennings allait rentrer, il termina sa visite, recevant encore tous les remercîmens d'Elinor, et la laissant pleine d'estime pour lui, de compassion pour sa fille adoptive et d'indignation contre Willoughby.
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CHAPITRE XXXIII.
Elinor trouva bientôt l'occasion de répéter cette conversation à sa sœur; mais l'effet fut très-différent de ce qu'elle avait imaginé. Maria n'eut pas l'air d'avoir un seul doute; elle écouta le récit avec la plus ferme et la plus soumise attention, sans faire aucune remarque, aucune objection, sans interrompre cette narration par la moindre exclamation douloureuse. Elle n'essaya point de justifier Willoughby; elle versait des larmes, et semblait convenir par son silence qu'elle sentait que c'était impossible. Toute sa conduite prouva à Elinor que la conviction de cette perfidie avait frappé son esprit, mais sans guérir son cœur. Elle vit aussi avec satisfaction, mais avec une grande surprise, qu'elle ne cherchait plus à éviter le colonel Brandon. Quand il entrait dans le salon elle ne sortait plus; elle ne lui parlait pas la première, mais elle lui répondait avec beaucoup de politesse et même avec une sorte de respect, et ne se permettait plus un seul mot contre lui. Ce pauvre colonel, disait-elle à Elinor, comme je l'ai mal jugé! Il a aimé passionnément, et il a été trahi; ah! combien je le plains. En tout elle était plus calme, plus résignée en apparence; mais elle n'en paraissait pas moins malheureuse. Son esprit avait pris une assiette plus tranquille, mais aussi plus mélancolique; et toujours elle était plongée dans un profond abattement. Elle sentit plus pesamment la perte des vertus et du caractère qu'elle avait supposés à Willoughby, qu'elle n'avait senti celle de son cœur. La séduction de mademoiselle Williams; l'abandon qui en avait été la suite; la misère de cette pauvre jeune fille, qui contrastait si fort avec la gaîté brillante de son séducteur; un doute sur les desseins qu'il pouvait avoir eus sur elle-même, lorsqu'il feignait si bien un amour qu'il n'avait peut-être pas: tout cela réuni l'oppressait au point de ne pouvoir plus même en parler avec Elinor; et nourrissant en silence le chagrin qui la dévorait, elle causait plus de peine à sa sœur que si elle le lui avait confié du matin au soir.
Elles recevaient de leur mère de fréquentes lettres qui n'étaient qu'une répétition de tout ce que Maria avait dit et senti. Sa douleur égalait presque celle de cette dernière, et son indignation surpassait celle d'Elinor. Des pages entières arrivaient tous les jours, pour dire et redire toutes ses pensées, tous ses sentimens, pour exprimer sa sollicitude sur sa chère Maria, pour la supplier d'avoir un courage dont elle ne lui donnait pas l'exemple, et pour la recommander à Elinor. Malgré son désir de les revoir toutes les deux, elle insistait positivement pour qu'elles ne revinssent pas encore à Barton; ce lieu plus que tout autre retracerait à sa pauvre Maria son bonheur passé, et nourrirait son amour et son affliction: à chaque place, disait-elle, elle verrait en imagination Willoughby comme elle l'avait vu, tendre, empressé, uniquement occupé d'elle et des moyens de lui plaire.... et l'imprudente mère ne songeait pas qu'en présentant elle-même ce tableau à Maria, elle lui faisait tout le mal qu'elle voulait éviter. Elinor vit avec chagrin que chaque lettre de la Chaumière redoublait la tristesse de sa sœur; elle en vint à croire qu'en effet madame Dashwood faisait mieux de ne pas la rappeler auprès d'elle, et qu'elles ne feraient que s'exciter ensemble aux regrets et à la douleur. Madame Dashwood les engageait à profiter de l'invitation et de la générosité de madame Jennings, et à rester au moins pendant les six semaines qu'elle avait fixées pour leur séjour à Londres: une variété d'objets, d'occupations, de société, pourraient peut-être, disait-elle, distraire sa chère Maria de ses tristes pensées et lui procurer quelqu'autre objet d'intérêt. La rencontre fortuite de Willoughby ne l'inquiétait point; elle n'était pas à craindre; tous leurs amis, toutes leurs connaissances partageaient sans doute son indignation et n'auraient garde de l'inviter. Maria avait même moins de chance de le rencontrer qu'à Barton; il pouvait être obligé d'un jour à l'autre de faire une visite à madame Smith à Altenham, à l'occasion de son mariage, et même d'y amener sa femme, ce qui serait absolument insupportable, et ne manquerait pas d'arriver. Un autre motif se joignait encore à ceux-là pour engager ses filles à rester à Londres. Une lettre de M. John Dashwood lui avait annoncé que dans le milieu de février ils y seraient établis en famille. Elle désirait beaucoup que ses filles fussent à même de voir leur frère; sans le dire elle pensait aussi que son Elinor gagnerait sûrement le cœur de madame Ferrars, et qu'elle verrait au moins une de ses filles heureuse et bien établie. Maria avait promis de se laisser guider par l'opinion de sa mère; elle s'y soumit donc sans opposition, quoique la sienne fût absolument contraire. Maman se trompe sur tous les points, pensait-elle; en me faisant rester à Londres, elle me prive des consolations que je trouverais dans sa tendre sympathie pour l'excès de mon malheur, et je ne serais pas forcée de voir une société dont le manque total de goût et de sentimens me repousse et me blesse, et avec laquelle je ne puis espérer un seul instant de repos. La seule chose qui lui fît prendre son parti sur cette décision, fut l'avantage d'Elinor, qui pourrait voir Edward journellement chez sa sœur. Elinor de son côté, pensant qu'avec des relations de famille aussi intimes, elle ne pourrait pas toujours éviter Edward, fortifiait son âme pour s'accoutumer à le voir, non plus comme son futur époux, mais comme celui de Lucy Stéeles, et croyait ainsi que sa mère, que dans les dispositions mélancoliques de Maria, un peu des distractions de la ville lui valait mieux qu'une solitude, remplie de si dangereux souvenirs.
Ses soins pour que sa sœur n'entendît jamais le nom de Willoughby prononcé devant elle, ne furent pas sans succès. Ni madame Jennings, ni aucun de ses enfans, sans en excepter la babillarde petite dame Palmer, ne parlaient jamais de lui devant elle; mais ils s'en dédommageaient amplement lorsqu'elle n'était pas avec eux, ce qui arrivait souvent; et la pauvre Elinor était obligée de supporter seule leur curiosité, leur indignation, et, ce qui était pire encore, leur pitié pour sa sœur. Sir Georges pouvait à peine croire que cela fût possible; un homme dont il avait toujours eu bonne opinion, un si bon garçon, le meilleur écuyer et le plus habile chasseur de l'Angleterre! et quel danseur infatigable! C'était une chose incroyable; il le donnait à tous les diables du plus profond de son cœur; il ne lui dirait plus une seule parole pour tous les biens du monde, à ce scélérat, à ce trompeur! pas même, disait-il, s'il m'offrait une de ses charmantes petites chiennes; non, non, tout est fini avec lui.
Madame Palmer exprimait aussi sa colère à sa manière, sans savoir ce qu'elle disait; elle était décidée aussi à rompre avec lui, et remerciait le ciel de ne pas le connaître. Elle le haïssait au point de ne pouvoir parler de lui, et contait à tout le monde ce qu'elle en savait: ce fut par elle qu'Elinor apprit toutes les particularités du mariage, chez quel sellier les voitures se faisaient, et quel peintre peignait les miniatures de l'époux et de l'épouse, et dans quel magasin on pouvait voir les parures étalées, etc. etc. Lady Middleton dit le premier jour: en vérité un homme de la bonne société ne devait pas se conduire ainsi. N'avoir pas l'air de connaître une personne chez qui il a été reçu si poliment, une parente de sir Georges, c'est très-mal. Ensuite elle n'en parla plus du tout; mais ayant appris que madame Willoughby était une élégante qui donnait le ton et se mettait à merveille, elle pensa qu'elle embellirait ses assemblées, et se promit de lui envoyer des cartes de visites et de l'inviter au premier rout qu'elle donnerait. En attendant sa polie indifférence plaisait mieux à Elinor que le bruyant et humiliant intérêt des autres personnes de leur société, que celui même de madame Jennings, qui disait à tout le monde, comme cette pauvre Maria était malade de chagrin; comme c'était une pitié de la voir à table sans manger, quoiqu'elle lui donnât les meilleures choses du monde. Mais qu'y faire? tout cela n'est pas le traître Willoughby; c'est lui qu'elle voudrait, et je ne puis pas le lui rendre, etc. etc. M. Palmer qui n'avait pas l'air de se douter qu'il y eût au monde une Maria Dashwood et un James Willoughby, était dans ce moment celui de leur société qui convenait le mieux à Elinor, excepté cependant le bon colonel qui ne parlait de Maria que sur le ton de la plus extrême délicatesse, et, avec qui Elinor pouvait causer avec une confiance entière. Il trouvait dans l'amitié que cette aimable fille lui témoignait et dans la manière beaucoup plus affable de Maria, la récompense du zèle amical qu'il avait montré, en découvrant et ses chagrins et ses humiliations. Depuis qu'elle savait qu'il était très-sensible, et qu'il avait été malheureux en amour, elle le voyait sous un tout autre point de vue: il l'intéressait, et Elinor se flattait que cet intérêt s'augmenterait peu-à-peu. Mais madame Jennings qui avait mis dans sa tête que ce mariage se ferait au milieu de l'été, trouvait que les choses ne s'avançaient point assez. Le colonel lui paraissait tout aussi grave et silencieux qu'à l'ordinaire, malgré les petits encouragemens qu'elle lui donnait en lui disant tous les soirs: Colonel, vous reviendrez demain, n'est-ce pas? et en jetant un coup-d'œil fin sur la pensive Maria. Malgré tout cela, il ne s'était pas encore adressé à elle pour parler en sa faveur, et n'osa pas s'offrir lui-même. Au bout de quelques jours elle commença à penser que ce mariage n'aurait lieu qu'en automne, et à la fin de la semaine elle décida qu'il ne se ferait jamais. La bonne intelligence qui régnait entre Elinor et le colonel, et leurs aparté, lui persuadèrent qu'il s'était tourné du côté de l'aînée, et que la belle terre de Delafort, le canal, les bosquets et le maître seraient bientôt en sa possession. Edward Ferrars ne paraissait point; Elinor n'en parlait jamais, et madame Jennings l'oublia complètement.
Au commencement de février, quinze jours après la réception de la lettre de Willoughby, Elinor eut la pénible tâche d'apprendre à sa sœur qu'il était marié. Elle avait prié madame Jennings, qui savait tout par madame Palmer, de l'informer dès que la cérémonie aurait eu lieu, pour que Maria ne l'apprît pas par les papiers qu'elle lisait tous les matins avec empressement.
Elle reçut cette nouvelle avec un calme affecté, auquel on voyait qu'elle s'était préparée. Elle ne fit nulle observation, elle ne versa point de larmes; mais elle s'enferma dans sa chambre toute la matinée, et quand elle en sortit, elle était presque dans le même état que le jour qu'elle reçut la fatale nouvelle.
Les nouveaux époux quittèrent la ville dès qu'ils furent mariés. Elinor fut soulagée de sentir qu'il n'y avait plus de danger de les rencontrer, et que sa sœur, qui n'était pas sortie une seule fois de la maison depuis son chagrin, pourrait au moins prendre l'air, se promener, et reprendre par degrés sa vie accoutumée.
Peu de jours après, les deux demoiselles Stéeles arrivèrent chez un de leurs modestes parens à Holborn; mais elles n'eurent rien de plus pressé que de se présenter chez leurs connaissances du bon ton, chez leur cousine milady Middleton, et à Berkeley-Street chez leur tante madame Jennings. Elles y furent reçues avec cordialité, quoique la politesse de lady Middleton eût une nuance de protection de plus qu'elle n'avait à Barton. Elinor fut la seule qui dans le fond de son cœur fût fâchée de les voir; la présence de Lucy lui faisait éprouver une véritable peine; elle ne savait comment répondre à ses exagérations de fausse amitié qui la rendaient toujours plus méprisable.—J'aurais été désespérée, ma chère miss Dashwood, de ne pas vous trouver encore ici, lui disait-elle, en pesant sur ce mot avec emphase; mais j'avais toujours espéré que vous y seriez. J'étais sûre que vous resteriez à Londres, au moins tout le mois de février, quoique vous m'eussiez dit et assuré à Barton que vous repartiriez avant; mais déja alors j'étais convaincue que vous changeriez d'idée. Il aurait été cruel, il est vrai, de partir avant l'arrivée de votre frère, de votre belle-sœur..... et de la famille. Actuellement je suis sûre que vous n'êtes pas du tout pressée de vous en aller. Je suis au comble de la joie que vous n'ayez pas tenu votre parole.
Elinor la comprit parfaitement, et mit en usage toute la force de son esprit pour qu'elle ne s'en aperçût pas.—Je suppose que vous irez demeurer avec monsieur et madame John Dashwood dès qu'ils seront à la ville, reprit Lucy avec affectation.
—Non, je ne le crois pas, répondit Elinor.
—Oh! oui, oui, j'en suis sûre, il en sera tout de même que de votre retour à la Chaumière au bout d'un mois. Elinor lui laissa croire ce qu'elle voulait et ne répondit rien.
—Comme c'est délicieux pour vous, chère Elinor, que votre maman vous permette une si longue absence et puisse se passer de vous aussi long-temps.
—Aussi long-temps! s'écria madame Jennings; ne dites donc pas cela, Lucy; leur visite ne fait que de commencer.
Lucy se tut avec l'air mécontent.
—Je suis fâchée que nous ne puissions pas voir votre sœur, dit mademoiselle Anna, est-ce qu'elle est malade? On prétend qu'elle a ses raisons, et je les comprends bien. On ne trouve pas facilement un homme tel que M. Willoughby, et c'est vraiment une grande perte. Elle est donc bien désolée, la pauvre Maria?
—Elle le sera certainement, mesdames, de n'avoir pas le plaisir de vous voir, dit Elinor avec une noble simplicité; elle a aujourd'hui un très-grand mal de tête qui la force à garder sa chambre.
—Un mal de tête! quel malheur! je la plains beaucoup je vous assure; mais ne pourrait-elle pas également voir d'anciennes amies de campagne comme nous, avec qui elle peut ouvrir son cœur en entier? Rien ne soulage mieux: nous allons monter chez elle.
—Je crois, dit Elinor un peu sèchement, que pour la migraine le silence
et le repos valent mieux. Elle commençait à les trouver impertinentes au
point qu'elle ne pouvait presque plus se modérer. Lucy lui épargna la
peine d'une réprimande; elle en fit une très-sèche à sa sœur aînée
sur son manque d'usage et de politesse. Elinor trouva que celle qui
grondait aurait mieux encore mérité la gronderie, et la vit partir avec
plaisir.
FIN DU SECOND VOLUME.