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Récits d'une tante (Vol. 2 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond

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Trois J.

Je savais l'importance attachée par mon père aux documents procurés naguère par Marshall. Il n'y avait pas de conseil à demander dans une occasion qui, avant tout, prescrivait le secret. Après mûre réflexion, je pris mon parti. J'allai aux Tuileries; je fis prier le duc de Duras de venir me parler; il descendit et monta dans ma voiture. Je lui racontai ce qui était arrivé et lui donnai la lettre pour le Roi.

Le Roi était à la promenade et ne rentrerait pas de plusieurs heures. Il trouva plus simple que nous allassions la porter au duc de Richelieu. J'y consentis. Le duc de Richelieu nous reçut plus que froidement et me dit qu'il n'avait personne dans ses bureaux qui eût l'habitude ni le talent d'ouvrir les lettres. Je me sentis courroucée. Je lui répondis qu'apparemment ce talent-là ne se trouvait pas plus facilement dans ma chambre, que ma responsabilité était à couvert, que je n'avais pas cru pouvoir me dispenser de remettre ce document en mains compétentes. Ce but était rempli et, lorsque l'homme qui n'avait pas voulu être nommé viendrait le lendemain, je lui dirais qu'elle était restée chez un ministre du Roi. Monsieur de Richelieu voulut me la rendre; je me refusai à la reprendre et nous nous séparâmes également mécontents l'un de l'autre.

Deux heures après, monsieur d'Herbouville (directeur des postes à cette époque) me rapporta cette lettre avec des hymnes de reconnaissance; elle avait été ouverte et son importance reconnue. Monsieur Decazes, ministre de la police, vint deux fois dans la soirée sans me trouver.

Le lendemain matin, ma femme de chambre, en entrant chez moi, me dit que monsieur d'Herbouville attendait mon réveil; c'était pour me dire combien les renseignements de la veille avaient fait naître le désir de se mettre en rapport direct avec l'homme qui les avait procurés. Monsieur Decazes me priait d'y employer tous les moyens.

Marshall arriva à l'heure annoncée; je m'acquittai du message dont j'étais chargée. Il fit de nombreuses difficultés et finit cependant par indiquer un lieu où on pourrait le rencontrer par hasard. Je crois que, par toutes ces précautions, il voulait augmenter le prix soldé de ses révélations. Je ne l'ai jamais revu, mais je sais qu'il a été longtemps aux gages de la police.

Il avait une superbe figure, une élocution facile et tout à fait l'air d'un gentleman. C'était, du reste, une véritable espèce. Je me rappelle un trait de caractère qui me frappa. Il m'avait annoncé que le cachet de la lettre serait fort examiné par la personne à laquelle il devait la remettre. Lorsque je la lui rendis, il me fit remarquer que la queue des J tracés sur le pain à cacheter en dehors du papier avait été maculée par l'opération de l'ouverture.

«Il me faudra, ajouta-t-il, avoir recourt aux grands moyens.»

Je lui demandai quels ils étaient.

«Je remettrai la lettre au grand jour, près d'une fenêtre, et je ne quitterai pas la personne des yeux, tout en lui parlant d'autre chose, que la lettre ne soit pas décachetée. Elle n'osera pas l'examiner pendant que je la tiendrai de cette sorte en arrêt. Cela m'a toujours réussi.»

Ce honteux aveu d'une telle expérience me fit chair de poule et me réconcilia presque avec la maussade brusquerie dont monsieur de Richelieu m'avait accueillie la veille. Elle trouvait aussi son excuse dans les abominables intrigues qui l'entouraient. Les noms ne pouvaient avertir sa confiance, car, malheureusement, les délations d'amateurs ne manquaient pas dans la classe supérieure; et, par excès de zèle, on se faisait espion, parfois au service de ses passions, parfois à celui de ses intérêts.

Monsieur de Richelieu éprouvait pour ces viles actions ces haines vigoureuses de l'homme de bien. Étranger à la société, il ne pouvait apprécier les caractères. Il m'avait fait l'injustice de me ranger dans la catégorie des femmes à trigauderies. J'en fus excessivement froissée et me tins à distance de lui. De son côté, il fut éclairé et fâché, je crois, de son injustice, mais il était trop timide et n'avait pas assez d'usage du monde pour s'en expliquer franchement. Nos relations se sont toujours senties de ce mauvais début. J'étais de son parti à bride abattue, mais peu de ses amies et point de sa coterie. Nous nous rencontrions tous les jours sans jamais nous adresser la parole.

Les formes acerbes du duc de Richelieu lui ont souvent valu des ennemis politiques parmi les personnes, qu'on me passe cette fatuité, moins raisonnables que moi.

CHAPITRE IX

Nobles adieux de l'empereur Alexandre au duc de Richelieu. — Sentiments patriotiques du duc. — Ridicules de monsieur de Vaublanc. — Arrivée de mon père à Paris. — Procès du maréchal Ney. — Son exécution. — Exaltation du parti royaliste. — Procès de monsieur de La Valette. — Madame la duchesse d'Angoulême s'engage à demander sa grâce. — On l'en détourne. — Démarches faites par le duc de Raguse. — Il fait entrer madame de La Valette dans le palais. — Sa disgrâce. — Fureur du parti royaliste à l'évasion de monsieur de La Valette.

Monsieur de Talleyrand s'est quelquefois vanté de s'être retiré pour ne pas signer le cruel traité imposé à la France. Le fait est qu'il a succombé sous les malveillances accumulées que j'ai déjà signalées.

Monsieur de Richelieu était porté aux affaires par l'empereur Alexandre, et, quelque dures qu'aient été les conditions qu'on nous a fait subir, elles l'auraient été beaucoup plus avec tout autre ministre. Aussitôt la nomination de monsieur de Richelieu, l'autocrate s'était déclaré hautement le champion de la France. Aussi, lorsque à son départ il distribua des présents aux divers diplomates, il envoya à monsieur de Richelieu une vieille carte de France, servant à la conférence et sur laquelle étaient tracées les nombreuses prétentions territoriales élevées par les Alliés et que leurs représentants comptaient bien exiger. Il y joignit un billet de sa main portant que la confiance inspirée par monsieur de Richelieu avait seule évité ces énormes sacrifices à sa patrie. Ce cadeau, ajoutait l'Empereur, lui paraissait le seul digne de son noble caractère et celui que, sans doute, il apprécierait le plus haut. Un tel don honore également le souverain qui en conçoit la pensée et le ministre qui mérite de l'inspirer.

Malgré ce succès que monsieur de Richelieu n'était pas homme à proclamer et qui n'a été su que longtemps après, son cœur vraiment français saignait de ce terrible traité. Le son de voix avec lequel il en fit lecture à la Chambre, le geste avec lequel il jeta le papier sur la tribune après ce pénible devoir accompli sont devenus historiques et ont commencé à réconcilier tout ce qui avait de l'âme dans le pays à un choix qui d'abord apparaissait comme un peu trop russe.

Rien au monde n'était plus injuste; monsieur de Richelieu était français, exclusivement français, nullement émigré et point du tout plus aristocrate que les circonstances ne le permettaient. Il était, dans le meilleur sens des deux termes, libéral et patriote. Pendant ce premier ministère, il éprouvait l'inconvénient de ne point connaître les personnes et, pour un ministre prépondérant, cela est tout aussi nécessaire que de savoir les affaires. Cette ignorance lui fit accepter sans opposition, un collègue donné par Monsieur. C'était monsieur de Vaublanc. Il ne tarda pas à déployer une sottise si délicieusement ridicule qu'il aurait fallu en pâmer de rire s'il n'avait pas trouvé de l'appui chez les princes et dans la Chambre. Toutes les absurdités étaient contagieuses dans ces parages.

Monsieur de Vaublanc chercha promptement à fomenter une intrigue contre monsieur de Richelieu; elle fut déjouée par le crédit des étrangers.

Ce fut vers ce temps que Monsieur donna à monsieur de Vaublanc un grand cheval blanc. Il posait dessus, dans le jardin du ministère de l'intérieur, pour la statue de Henri IV, personne, selon lui, ne se tenant à cheval dans une égale perfection. Si ses prétentions s'étaient bornées là, on s'en serait facilement accommodé; mais il les réunissaient toutes, portées à une exagération sans exemple et manifestées avec une inconvenance incroyable dans sa naïveté.

Quoiqu'elle soit peu digne, même de la macédoine que j'écris, je ne puis me refuser à rapporter une saillie qui a toujours eu le don de me faire sourire. Le bœuf gras se trouva petit et maigre cette année; on le remarquait devant madame de Puisieux: «Je le crois bien, s'écria-t-elle, la pauvre bête aura trop souffert des sottises de son neveu le Vaublanc.»

C'est cette même madame de Puisieux qui, voyant monsieur de Bonnay, d'une pâleur excessive, se verser un verre d'orgeat, l'arrêta en lui disant: «Ah, malheureux; il allait boire son sang!»

Si nous avions vécu dans un temps moins fécond en grands événements, les mots de madame de Puisieux auraient autant de célébrité que ceux de la fameuse madame de Cornuel.

Mon père avait terminé; tant bien que mal, l'affaire relative aux français domiciliés en Piémont, et remis, pour satisfaire au traité de Paris, le reste de la Savoie au roi de Sardaigne.

Le roi Louis XVIII en était aussi joyeux aux Tuileries qu'on pouvait l'être à Turin. Son ambassadeur ne partageait pas cette satisfaction et ce dernier acte de ses fonctions lui fut si désagréable qu'il refusa, même avec un peu d'humeur, le grand cordon qui lui fut offert à l'occasion de cette restitution. À la vérité, mon père espérait alors l'ordre du Saint-Esprit et, si les préjugés de sa jeunesse le lui faisaient désirer avec trop de vivacité, ils lui inspiraient, en revanche, un grand dédain pour toutes les décorations étrangères.

À son arrivée, monsieur de Richelieu le combla de marques de confiance. Les préparatifs qu'il lui fallut faire pour se rendre à Londres le retinrent assez longtemps pour avoir le malheur d'être appelé à siéger au procès du maréchal Ney.

Je ne prétends pas entrer dans le détail de cette déplorable affaire. Elle nous tint dans un grand état d'anxiété. Pendant les derniers jours du jugement, les pairs et tout ce qui leur appartenait reçurent des lettres menaçantes. Il est à peu près reconnu que la pairie devait condamner le maréchal. On a fort reproché au Roi de ne lui avoir pas fait grâce. Je doute qu'il le pût; je doute aussi qu'il le voulût.

Quand on juge les événements de cette nature à la distance des années, on ne tient plus assez compte des impressions du moment. Tout le monde avait eu peur, et rien n'est aussi cruel que la peur. Il régnait une épidémie de vengeance. Je ne veux d'autre preuve de cette contagion que les paroles du duc de Richelieu en envoyant ce procès à la Cour des pairs. Puisque ce beau et noble caractère n'avait pu s'en défendre, elle devait être bien générale, et je ne sais s'il était possible de lui refuser la proie qu'elle réclamait, sans la pousser à de plus grands excès.

Nous avons vu plus tard un autre Roi s'interposer personnellement entre les fureurs du peuple et les têtes qu'elles exigeaient. Mais d'abord, ce Roi-là, selon moi, est un homme fort supérieur, et puis les honnêtes gens de son parti appréciaient et encourageaient cette modération. Il risquait une émeute populaire; sa vie pouvait y succomber, mais non pas son pouvoir.

En 1815, au contraire, c'était, il faut bien le dire, les honnêtes gens du parti, les princes, les évêques, les Chambres, la Cour, aussi bien que les étrangers, qui demandaient un exemple pour effrayer la trahison. L'Europe disait: Vous n'avez pas le droit d'être généreux, de faire de l'indulgence au prix de nos trésors et de notre sang.

Le duc de Wellington l'a bien prouvé en refusant d'invoquer la capitulation de Paris. La grâce du maréchal était dans ses mains, bien plus que dans celles de Louis XVIII. Ajoutons que la peine de mort en matière politique se présentait alors à tous les esprits comme de droit naturel, et n'oublions pas que c'est à la douceur du gouvernement de la Restauration que nous devons d'avoir vu croître et se répandre aussi généralement les idées d'un libéralisme éclairé.

Je ne prétends en aucune façon excuser la frénésie qui régnait à cette époque. J'ai été aussi indignée alors que je le serais à présent de voir des hommes de la société prodiguer libéralement leurs services personnels pour garder le maréchal dans la chambre de sa prison, y coucher, dans la crainte qu'il ne s'évadât, d'autres s'offrir volontairement à le conduire au supplice, les gardes du corps solliciter comme une faveur et obtenir comme récompense la permission de revêtir l'uniforme de gendarme pour le garder plus étroitement et ne lui laisser aucune chance de découvrir sur le visage d'un vieux soldat un regard de sympathie.

Tout cela est odieux, mais tout cela est vrai. Et je veux seulement constater que, pour faire grâce au maréchal Ney, il fallait plus que de la bonté, il fallait un grand courage. Or, le roi Louis XVIII n'était assurément pas sanguinaire, mais il avait été trop constamment, trop exclusivement prince pour faire entrer dans la balance des intérêts la vie d'un homme comme d'un grand poids.

Au reste, ce pauvre maréchal, dont on a fait un si triste holocauste aux passions du moment et que d'autres passions ont pris soin depuis d'entourer d'auréole, s'il avait vécu, n'aurait été pour les impérialistes que le traître de Fontainebleau, le transfuge de Waterloo, le dénonciateur de Napoléon. Aux yeux des royalistes, la culpabilité de sa conduite était encore plus démontrée.

Mais ses torts civils se sont effacés dans son sang et il n'est resté dans la mémoire de tous que cette intrépidité militaire si souvent et si récemment employée, avec une vigueur surhumaine, au service de la patrie. La sagesse populaire a dit: «Il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.» J'établirais plus volontiers qu'en temps de révolution les morts seuls reviennent.

Je me souviens qu'un jour, pendant le procès, je dînais chez monsieur de Vaublanc. Mon père arriva au premier service, sortant du Luxembourg et annonçant un délai accordé à la demande des avocats du maréchal. Monsieur sieur de Vaublanc se leva tout en pied, jeta sa serviette contre la muraille en s'écriant:

«Si messieurs les Pairs croient que je consentirai à être ministre avec des corps qui montrent une telle faiblesse, ils se trompent bien. Encore une pareille lâcheté et tous les honnêtes gens n'auront plus qu'à se voiler le visage.»

Il y avait trente personnes à table dont plusieurs députés, tous faisaient chorus. Il ne s'agissait pourtant que d'un délai légal, impossible à refuser à moins de s'ériger en chambre ardente. On comprend quelle devait être l'exaltation des gens de parti lorsque ceux qui dirigeaient le gouvernement étaient si cruellement intempestifs.

Mon père et moi échangeâmes notre indignation dès que nous fûmes remontés en voiture; si nous l'avions exprimée dans la maison, on nous aurait lapidés. Nous étions déjà classés au nombre des gens mal pensants; mais ce n'est qu'après l'ordonnance du 5 septembre qu'il fut constaté que je pensais comme un cochon. Ne riez pas, mes neveux, c'est l'expression textuelle de fort grandes dames, et elles la distribuaient largement.

Je rencontrais partout le duc de Raguse, et surtout chez madame de Duras où il venait familièrement. J'éprouvais contre lui quelques-unes des préventions généralement établies et, sans avoir jamais aimé Napoléon, je lui savais mauvais gré de l'avoir trahi. Les étrangers bien informés de cette transaction furent les premiers à m'expliquer combien la loyauté du maréchal avait été calomniée. Je remarquai, d'un autre côté, à quel point, malgré les insultes dont l'abreuvait le parti bonapartiste, il restait fidèle à ses anciens camarades.

Il les soutenait toujours fortement et vivement dès qu'ils étaient attaqués, les louait volontiers sans aucune réticence et se portait le protecteur actif et zélé de tous ceux qu'on molestait. Cela commença à m'adoucir en sa faveur et à me faire mieux goûter un esprit très distingué et une conversation animée et variée, mérites qu'on ne pouvait lui refuser. Le jour approchait où mon affection pour lui devait éclore.

Monsieur de La Valette, fort de son innocence et persuadé qu'aux termes de la loi il n'avait rien à craindre, se constitua prisonnier. Il aurait été acquitté sans un document dont voici la source: le vieux monsieur Ferrand, directeur de la poste, avait été saisi d'une telle terreur le jour du retour de l'Empereur qu'il n'osait plus rester ni partir. Il demanda à monsieur de La Valette, son prédécesseur sous l'Empereur, de lui signer un permis de chevaux de poste. Celui-ci s'en défendit longtemps, enfin il céda aux larmes de madame Ferrand et, pour calmer les terreurs du vieillard, il mit son nom au bas d'un permis fait à celui de monsieur Ferrand, dans son cabinet, et entouré de sa famille pleine de reconnaissance.

C'est la seule preuve qu'on pût apporter qu'il eût repris ses fonctions avant le terme que fixait la loi. Je suppose que la remise de cette pièce aura beaucoup coûté à la famille Ferrand; j'avoue que ce dévouement royaliste m'a toujours paru hideux. Monsieur de Richelieu en fut indigné. Il avait d'ailleurs horreur des persécutions, et, plus il s'aguerrissait aux affaires, plus il s'éloignait des opinions de parti. Ne pouvant éviter le jugement de monsieur de La Valette, il s'occupa d'obtenir sa grâce s'il était condamné.

De son côté, monsieur Pasquier, quoique naguère garde des sceaux, alla témoigner vivement et consciencieusement en sa faveur. Monsieur de Richelieu demanda sa grâce au Roi. Il lui répondit qu'il n'osait s'exposer aux fureurs de sa famille mais que, si madame la duchesse d'Angoulême consentait à dire un mot en ce sens, il la lui accorderait avec empressement. Le duc de Richelieu se rendit chez Madame et, avec un peu de peine, il obtint son consentement. Il fut convenu qu'elle demanderait la grâce au Roi le lendemain après le déjeuner. Il en fut prévenu.

Lorsque le duc de Richelieu arriva chez le Roi, le lendemain, le premier mot qu'il lui dit fut:

«Hé bien! ma nièce ne m'a rien dit, vous aurez mal compris ses paroles.

—Non, Sire, Madame m'a promis positivement.

—Voyez-la donc et tâchez d'obtenir la démarche, je l'attends si elle veut venir.»

Or, il s'était passé un immense événement dans le palais des Tuileries; car, la veille au soir, on y avait manqué aux habitudes. Chaque jour après avoir dîné chez le Roi, Monsieur descendait chez sa belle-fille à huit heures; à neuf heures il retournait chez lui. Monsieur le duc d'Angoulême allait se coucher et Madame passait chez sa dame d'atour, madame de Choisy. C'était là où se réunissaient les plus purs, c'est-à-dire les plus violents du parti royaliste.

Le soir en question, Madame les trouva au grand complet. Ils avaient eu vent du projet de grâce. Elle avoua être entrée dans ce complot, et dit que son beau-père et son mari l'approuvaient. Aussitôt les cris, les désespoirs éclatèrent. On lui montra les dangers de la couronne si imminents après un pareil acte que, chose sans exemple, elle monta dans la voiture d'une personne de ce sanhédrin et se rendit au pavillon de Marsan où elle trouva Monsieur également chapitré par son monde et fort disposé à revenir sur le consentement qui lui avait été arraché.

Il fut résolu que Madame ne ferait aucune démarche et que, si le ministre et le Roi voulaient se déshonorer, du moins le reste de la famille royale n'y tremperait pas. Voilà à quoi tenait le silence de Madame. Monsieur de Richelieu obtint une audience, mais la trouva inébranlable. Elle était trop engagée. C'est de ce moment qu'a daté leur mutuelle répugnance l'un pour l'autre.

Monsieur de Richelieu vint rendre compte au Roi.

«Je l'avais prévu; ils sont implacables, dit le monarque en soupirant; mais, si je les bravais, je n'aurais plus un instant de repos.»

Tandis que ceci se passait chez les princes, on était venu demander au duc de Raguse ce qu'il consentirait à faire en faveur de monsieur de La Valette. «Tout ce qu'on voudra», avait-il répondu. Il se rendit d'abord auprès du Roi, qui lui fit ce que lui-même appelait son visage de bois, le laissa parler aussi longtemps qu'il voulut, sans donner le moindre signe d'intérêt et le congédia sans avoir répondu une parole.

Le maréchal comprit que monsieur de La Valette était perdu. Ignorant les démarches vainement tentées auprès de Madame, il n'espéra qu'en elle. Il courut avertir madame de La Valette qu'il fallait avoir recours à ce dernier moyen. Mais ce danger avait été prévu, tous les accès lui étaient fermés; elle ne pouvait arriver jusqu'à la princesse.

Le maréchal, qui était de service comme major général de la garde, la cacha dans son appartement et, pendant que le Roi et la famille royale étaient à la messe, il força toutes les consignes et la fit entrer dans la salle des Maréchaux par où on ne pouvait éviter de repasser. Madame de La Valette se jeta aux pieds du Roi et n'en obtint que ces mots: «Madame, je vous plains.»

Elle s'adressa ensuite à madame la duchesse d'Angoulême et saisit sa robe; la princesse l'arracha avec un mouvement qui lui a été souvent reproché depuis et attribué à une haineuse colère. Je crois que cela est parfaitement injuste. Madame avait engagé sa parole; elle ne pouvait plus reculer. Probablement son mouvement a été fait avec sa brusquerie accoutumée; mais je le croirais bien plutôt inspiré par la pitié et le chagrin de n'oser y céder que par la colère. Le malheur de cette princesse est de n'avoir pas assez d'esprit pour diriger son trop de caractère: la proportion ne s'y trouve pas.

La conduite du maréchal fut aussi blâmée parmi les courtisans qu'approuvée du public. Il reçut ordre de ne point reparaître à la Cour et partit pour sa terre. L'officier des gardes du corps qui lui avait laissé forcer la consigne fut envoyé en prison.

Ces [faits] préalables connus, on s'étonnera moins du long cri de rage qui s'éleva dans tout le parti lorsqu'on apprit l'évasion de monsieur de La Valette. Le Roi et les ministres furent soupçonnés d'y avoir prêté les mains. La Chambre des députés rugissait, les femmes hurlaient. Il semblait des hyènes auxquelles on avait enlevé leurs petits. On alla jusqu'à vouloir sévir contre madame de La Valette, et l'on fut obligé de la faire garder quelque temps en prison pour laisser calmer l'orage. Monsieur Decazes, fort aimé jusque-là des royalistes, commença à leur inspirer une défiance qui ne tarda guère à devenir de la haine.

Quoique le gouvernement n'eût en rien facilité la fuite de monsieur de La Valette, je pense qu'au fond il en fut charmé. Le Roi partagea cette satisfaction. Il rappela assez promptement le duc de Raguse et le traita bien au retour. Mais le parti fut moins indulgent et on lui montra autant de froideur qu'il trouvait d'empressement jusque-là. J'en excepte toujours madame de Duras; elle faisait bande à part dans ce monde extravagant. Si elle se passionnait, ce n'était jamais que pour des idées généreuses, et la défaveur du maréchal était un mérite à ses yeux. Malgré cette disposition de la maîtresse de la maison, l'isolement où il se trouvait souvent dans son salon le rapprocha de moi, et nous causions ensemble. Mais ce n'est que lorsque sa conduite à Lyon eut achevé de le brouiller avec le parti ultra-royaliste qu'il vint se réfugier dans la petite coterie qui s'est formée autour de moi, et dont il a été un des piliers jusqu'à ce que de nouveaux orages aient encore une fois bouleversé son aventureuse existence.

J'aurai probablement souvent occasion d'en parler dorénavant.

CHAPITRE X

Fêtes données par le duc de Wellington. — Monsieur le duc d'Angoulême. — Refus d'une grande-duchesse pour monsieur le duc de Berry. — On se décide pour une princesse de Naples. — Traitement d'une ambassadrice d'Angleterre. — Faveur de monsieur Decazes. — Monsieur de Polignac refuse de prêter serment comme pair. — Mot de monsieur de Fontanes. — Séjour de la famille d'Orléans en Angleterre. — Demande de madame la duchesse d'Orléans douairière au marquis de Rivière.

Mon père partit pour Londres dans le commencement de 1816; ma mère l'y suivit. Je ne les rejoignis qu'au printemps.

Les étrangers s'étaient retirés dans les diverses garnisons qui leur avaient été assignées par le traité de Paris. Le duc de Wellington seul, en sa qualité de généralissime de toutes les armées d'occupation, résidait à Paris et nous en faisait les honneurs à nos frais. Il donnait assez souvent des fêtes où il était indispensable d'assister. Il tenait à avoir du monde et, notre sort dépendant en grande partie de sa bonne humeur, il fallait supporter ses caprices souvent bizarres.

Je me rappelle qu'une fois il inventa de faire de la Grassini, alors en possession de ses bonnes grâces, la reine de la soirée. Il la plaça sur un canapé élevé dans la salle de bal, ne quitta pas ses côtés, la fit servir la première, fit ranger tout le monde pour qu'elle vît danser, lui donna la main et la fit passer la première au souper, l'assit près de lui, enfin lui rendit les hommages qui d'ordinaire ne s'accordent guère qu'aux princesses. Heureusement, il y avait quelques grandes dames anglaises à partager ces impertinences, mais elles n'étaient pas obligées de les subir comme nous et leur ressentiment ne pouvait être comparable.

En général, le carnaval fut très triste, et cela était convenable de tout point. Nos princes n'allaient nulle part. Monsieur le duc de Berry se trouvait tout à fait éclipsé par son frère; la différente conduite tenue par eux pendant les Cent-Jours justifiait cette position. Cependant monsieur le duc d'Angoulême montrait des velléités de modération qui commençaient à déplaire, et le parti dévot ne lui pardonnait pas son éloignement pour la politique du confessionnal.

Le caractère de monsieur le duc d'Angoulême est singulièrement difficile à peindre. C'est une réunion si bizarre et si disparate qu'on peut, à diverses époques de sa vie, le représenter comme un prince sage, pieux, courageux, conciliant, éclairé, ou bien comme un bigot imbécile et presque stupide, en disant également la vérité. À mesure que les circonstances se présenteront, je le montrerai tel que nous l'avons vu; mais il faut commencer, pour le comprendre, par admettre qu'il a toujours été dominé par la pensée de l'obéissance illimitée due au Roi. Plus il était près de la couronne, plus, selon lui, il en devait l'exemple.

Tant que Louis XVIII a vécu, cette passive obéissance était un peu modifiée, au moins pour la forme, par celle qu'il accordait à Monsieur; mais, lorsque l'autorité de père et de roi a été concentrée en Charles X, elle n'a plus connu de bornes et nous avons été témoins des tristes résultats qu'elle a amenés.

On s'occupait de marier monsieur le duc de Berry; déjà en 1814, il en avait été question. L'empereur Alexandre avait désiré lui voir épouser sa sœur; la manière dont elle avait été repoussée lui avait donné beaucoup d'humeur. Monsieur le duc de Berry souhaitait cette alliance, mais le Roi et Monsieur trouvaient la maison de Russie trop peu ancienne pour donner une mère aux fils de France.

Madame la duchesse d'Angoulême partageait cette manière de voir. De plus, elle redoutait une belle-sœur à laquelle ses rapports politiques auraient donné une existence indépendante et avec laquelle il aurait fallu compter. Elle craignait aussi une princesse personnellement accomplie qui aurait pu rallier autour d'elle les personnes distinguées par leur esprit pour lesquelles Madame a toujours éprouvé une répugnance instinctive, quelles qu'aient été leurs couleurs.

La princesse de Naples, née Bourbon, appartenant à une petite Cour, n'ayant reçu aucune éducation, réunit tous les suffrages de la famille. Elle fut imposée à monsieur le duc de Berry qui ne s'en souciait nullement. Monsieur de Blacas fut chargé de cette négociation qui n'occupa pas longuement ses talents diplomatiques.

Dans le même temps, on conçut l'idée de marier Monsieur. Cela était assez raisonnable, mais Madame l'en dissuada le plus qu'elle put. Elle aurait trop souffert à voir une autre princesse tenir la Cour et prendre le pas sur elle; et Monsieur, qui l'aimait tendrement, n'eût-il pas eu d'autres motifs, n'aurait pas voulu lui donner ce chagrin.

Cela me rappelle un mot heureux de Louis XVIII. Il était goutteux, infirme, dans un état de santé pitoyable. Un jour où il parlait sérieusement à Monsieur de la convenance de se marier, celui-ci lui dit en ricanant et d'un ton un peu goguenard:

«Mon frère, vous qui prêchez si bien, pourquoi ne vous mariez-vous pas vous-même?

—Parce que je ferais des aînés, mon frère,» reprit le Roi très sèchement.

Monsieur se tint pour battu.

L'intérieur des Tuileries n'était ni confiant, ni doux; cependant, à cette époque, le Roi causait avec les siens des affaires publiques; la rupture n'était pas encore complète.

L'ambassadeur d'Angleterre, sir Charles Stuart, épousa lady Élisabeth Yorke, fille de lord Hardwick. La présentation de la nouvelle ambassadrice donna lieu, pour la première fois depuis la Restauration, à ce qu'on appelle en terme de Cour un traitement. Nous fûmes appelées une douzaine de femmes, la plupart titrées, à nous trouver chez madame la duchesse d'Angoulême à deux heures. La situation de mon père en Angleterre me valut cette distinction.

Nous étions toutes réunies dans le salon de Madame, lorsqu'un huissier vint avertir madame de Damas, qui remplaçait sa mère, madame de Sérent, dans le service de dame d'honneur, que l'ambassadrice arrivait. Au même instant, Madame, qui probablement, selon ses habitudes, guettait à sa fenêtre, entra par une autre porte magnifiquement parée et, comme nous, en robe de Cour. Elle avait eu à peine le temps de nous dire bonjour et de s'asseoir que madame de Damas rentra conduisant l'ambassadrice accompagnée de la dame qui l'avait été quérir, des maîtres des cérémonies, et de l'introducteur des ambassadeurs qui restèrent à la porte. Madame se leva, fit un ou deux pas au-devant de l'ambassadrice, reprit son fauteuil et la fit placer sur une chaise à dos préparée à sa gauche. Les dames titrées s'assirent derrière, sur des pliants, et nous autres nous nous tînmes debout. Cela dura assez longtemps: Madame soutint le dialogue à elle toute seule.

Lady Élisabeth, jeune et timide, était trop embarrassée pour rien ajouter aux monosyllabes de ses réponses et j'admirais la manière dont Madame exploita l'Angleterre et la France, l'Irlande et l'Italie d'où arrivait lady Élisabeth pour remplir le temps qu'allongeait outre mesure la marche lente et pénible du Roi.

Enfin il entra; tout le monde se leva; le silence le plus profond régna. Il l'interrompit, quand il fut vers le milieu de la chambre, pour dire sans sourciller, du ton le plus grave et d'une voix sonore, la niaiserie convenue depuis le temps de Louis XIV: «Madame, je ne vous savais pas en si bonne compagnie.» Madame lui répondit une autre phrase, probablement également d'étiquette, mais que je ne me rappelle pas. Ensuite le Roi adressa quelques paroles à lady Élisabeth. Elle ne lui répondit pas plus qu'à Madame. Le Roi resta debout ainsi que tout le monde; au bout de peu de minutes, il se retira.

Alors on s'assit, pour se relever immédiatement à l'entrée de Monsieur. «Ne devrai-je pas dire que je ne vous savais pas en aussi bonne compagnie?», dit-il, en souriant; puis, s'approchant gracieusement de lady Élisabeth, il lui prit la main et lui fit un compliment obligeant. Il refusa d'accepter un siège que Madame lui offrit, mais fit asseoir les dames et resta bien plus longtemps que le Roi.

Les dames se levèrent à sa sortie, puis se rassirent pour se relever de nouveau à l'entrée de monsieur le duc d'Angoulême; pour cette fois, les premiers compliments passés, il prit une chaise à dos et fit la conversation. Il semblait que la timidité de l'ambassadrice lui donnât du courage. Je ne conserve aucune idée d'avoir vu monsieur le duc de Berry à cette cérémonie. Je ne sais s'il s'en dispensait ordinairement ou s'il en était absent par accident. J'ignore aussi comment cela s'est passé depuis pour madame la duchesse de Berry. Je n'ai pas eu d'autre occasion d'assister à pareilles réceptions.

La sortie de monsieur le duc d'Angoulême fut accompagnée du lever et du rassied comme les autres; je ne pus m'empêcher de penser aux génuflexions du vendredi saint. Au bout de quelques minutes, la dame d'honneur avertit l'ambassadrice qu'elle était à ses ordres. Madame lui fit une phrase sur la crainte de la fatiguer en la retenant plus longtemps, et elle s'en alla, escortée comme à son arrivée. Elle remonta dans les carrosses du Roi, accompagnée de la dame qui l'avait été chercher. Sa voiture à six chevaux et en grand apparat suivait à vide. Madame s'entretint avec nous un instant de la nouvelle présentée et rentra dans son intérieur à ma grande satisfaction, car j'étais depuis deux heures sur mes jambes et j'en avais assez de mes honneurs. Cependant il fallut assister au dîner ou traitement.

L'ambassadrice revint à cinq heures. Cette fois, elle était accompagnée de son mari et de quelques dames anglaises de distinction. Toutes les françaises qui avaient assisté à la réception étaient invitées; il y avait aussi des hommes des deux pays.

Le premier maître d'hôtel, alors le duc des Cars, et la dame d'honneur de Madame firent les honneurs du dîner qui était très bon et magnifique, mais sans élégance comme tout ce qui se passait à la Cour des Tuileries. Immédiatement après, chacun fut enchanté de se séparer et d'aller se reposer de toute cette étiquette. Les hommes étaient en uniforme, les femmes très parées mais point en habit de Cour.

De Roi, de princesses, de princes, il n'en fut pas question; seulement j'aperçus derrière un paravent Madame et son mari qui, avant de monter dîner chez le Roi, s'amusaient à regarder la table et les convives.

Je n'ai jamais pu concevoir comment, lorsque les souverains étrangers reçoivent constamment et familièrement à leur table les ambassadeurs de France, ils consentaient à subir, en la personne de leurs représentants, l'arrogance de la famille de Bourbon. Ne pas inviter les ambassadeurs chez soi n'était déjà pas trop obligeant, mais les faire venir avec tout cet appareil et cet in fiochi dîner à l'office m'a toujours paru de la dernière impertinence. Sans doute cet office était fréquenté par des gens de bonne maison; mais enfin c'était une seconde table dans le château, car, apparemment, celle du Roi était la première.

Le festin ne se passait pas même dans l'appartement du premier maître d'hôtel où cela aurait pu avoir l'apparence d'une réunion de société; les pièces étaient trop petites et il logeait trop haut. On se réunissait dans la salle d'attente de l'appartement de Madame et on dînait dans l'antichambre de monsieur le duc d'Angoulême, de manière qu'on semblait relégué dans les pièces extérieures, comme lorsqu'on prête un local à ses gens pour une fête qu'on leur donne. Je concevrais que les vieilles étiquettes de Versailles et de Louis XIV eussent pu continuer sans interruption, mais je n'imagine pas qu'on ait osé inventer de les renouveler.

Louis XVIII y tenait extrêmement et, sans l'état de sa santé et l'espèce d'humiliation que lui causaient ses infirmités, nous aurions revu les levers et les couchers avec toutes leurs ridicules cérémonies.

Monsieur en avait moins le goût et, à son avènement au trône, il a continué l'usage établi par son frère de borner le coucher à une courte réception des courtisans ayant les entrées et les chefs de service qui venaient prendre le mot d'ordre. On ne disait plus: je vais au coucher, mais je vais à l'ordre. Cela était à la fois plus digne et plus décent que ces habitudes de l'ancienne Cour dont le pauvre Louis XVI donnait chaque soir le spectacle.

C'était à l'ordre que les personnes de la Cour avaient occasion de parler au Roi sans être obligées de solliciter une audience. Aussi la permission d'aller à l'ordre était-elle fort prisée par les courtisans de la Restauration.

Le favoritisme de monsieur Decazes s'établissait de plus en plus; monsieur de Richelieu y poussait de toutes ses forces. Pourvu que le bien se fît, il lui était bien indifférent par quel moyen et il n'était pas homme à trouver une mesure sage moins sage parce qu'elle s'obtenait par une autre influence que la sienne. Il était très sincèrement enchanté que monsieur Decazes prît la peine de plaire au Roi et le voyait y réussir avec une entière satisfaction. Je crois, à vrai dire, que monsieur Decazes avait le bon sens de ne s'en point targuer vis-à-vis de ses collègues. Il mettait son crédit en commun dans le Conseil, mais, vis-à-vis du monde, il commençait à déployer sa faveur avec une joie de parvenu qui lui valait quelques ridicules.

Le Roi, qui avait toujours eu besoin d'une idole, partageait ses adorations entre lui et sa sœur, madame Princeteau, bonne petite personne, bien bourgeoise, qu'il avait fait venir de Libourne pour tenir sa maison et qui était fort gentille jusqu'à ce que les fumées de l'encens lui eussent tourné la tête.

On a fait beaucoup d'histoires sur son compte; j'ignore avec quel fondement. Ce que je sais, c'est qu'elle paraissait uniquement dévouée à son frère; et, si elle a eu un moment de crédit personnel, elle le lui a rapporté tout entier.

Pendant ce premier hiver de faveur, la maison de monsieur Decazes était très fréquentée. La fuite de monsieur de La Valette avait bien apporté un léger refroidissement; toutefois les plus chauds partisans de l'ancien régime y allaient assidûment. On espérait se servir de monsieur Decazes pour maintenir le Roi dans la bonne voie. La vanité du ministre l'aurait assez volontiers poussé dans la phalange aristocratique qui, vers cette époque, prit le nom d'ultra, si ses exigences n'étaient devenues de jour en jour plus grandes. Quant au monarque, il inspirait toujours beaucoup de méfiance.

Monsieur Lainé avait remplacé monsieur de Vaublanc dont les folies avaient comblé la mesure. Dans cette circonstance, monsieur de Richelieu, selon son usage, avait, en ayant raison dans le fond, mis les formes contre lui et l'avait chassé d'une façon qui fournissait au parti qu'il représentait quelque prétexte de plaintes. Au reste, les fureurs de monsieur de Vaublanc furent si absurdes qu'il se noya dans le ridicule.

Le jour où le nom de son successeur parut dans le Moniteur, je crus devoir aller faire une visite chez monsieur de Vaublanc. Je ne m'attendais pas à être reçue; je fus admise quoique je n'eusse aucun rapport intime avec lui et les siens. La porte était ouverte à tout venant; il était au milieu de ses paquets de ministre et de particulier; mêlant les affaires d'État et de ménage de la façon la plus comique. Un de ses commensaux vint lui raconter que son ministère serait partagé entre trois personnes:

«Trois, répondit-il sérieusement, trois, ce n'est pas assez; ils ne peuvent pas me remplacer à moins de cinq.»

Il énuméra sur ses doigts les cinq parties du ministère de l'intérieur qui réclament la vie entière de tout autre homme mais que lui menait facilement toutes cinq de front, sans que rien fût jamais en retard; et il nous fit faire l'inventaire de ses portefeuilles pour que nous pussions témoigner que tout était à jour. Je n'ai jamais assisté à scène plus bouffonne, d'autant que la plupart des assistants lui étaient aussi étrangers que moi.

Je n'entrerai pas dans le récit des extravagances du parti à la Chambre: elles sont trop importantes pour que l'histoire les néglige; mais je ne puis m'empêcher de raconter une histoire qui m'a amusée dans le temps.

Un vieux député de pur sang qui, comme le roi de Sardaigne, voulait rétablir l'ancien régime de tous points, réclamait journellement et à grands cris nos anciens supplices, comme il disait. Un collègue un peu plus avisé lui représenta que, sans doute, cela serait fort désirable mais qu'il ne fallait pas susciter trop d'embarras au gouvernement du Roi et qu'il n'était pas encore temps.

«Allons, mon ami, reprit le député en soupirant, vous avez peut-être raison, remettons la potence à des temps plus heureux!»

On ne saurait assez dire combien ce mot: Il n'est pas encore temps, qui se trouvait sans cesse dans la bouche des habiles du parti royaliste en 1814 et 1815, a fait d'ennemis à la royauté et l'influence qu'il a eue sur les Cent-Jours. Peut-être ne l'employaient-ils que pour calmer les plus violents des leurs, mais les antagonistes y voyaient une de ces menaces vagues, d'autant plus alarmantes qu'elles sont illimitées, et les chefs des diverses oppositions ne manquaient pas de l'exploiter avec zèle.

D'autres petites circonstances se renouvelaient sans cesse pour inspirer des doutes sur la bonne foi de la Cour.

Jules de Polignac fut créé pair; il refusa de siéger. Il ne pouvait, disait-il, lui, catholique, prêter serment à une charte reconnaissant la liberté des cultes. Le Roi nomma une commission de pairs pour l'arraisonner. Monsieur de Fontanes en était, et je me rappelle qu'un jour où on lui demandait si leurs conférences avaient réussi, il répondit avec un air de componction:

«Je ne sais ce qui en résultera; mais je sais qu'il faut tenir sa conscience à deux mains pour ne pas céder aux sentiments si nobles, si éclairés, si entraînants que je suis appelé à écouter.»

Pour moi qui connaissais la logique de Jules, j'en conclus seulement que monsieur de Fontanes croyait ce langage de mise dans le salon, très royaliste, où il le tenait. Jules finit par céder et prêta serment; mais, pendant toute cette négociation qui dura longtemps, il était ostensiblement caressé par Madame et par Monsieur, quoique ce prince eût prêté le serment que Jules refusait. Toutefois la Congrégation, qui l'avait excité au refus, craignit de s'être trop avancée. Elle voulait se faire connaître sans se trop compromettre. Jules reçut ordre de reculer.

Monsieur le nomma publiquement adjudant général de la garde nationale, et lui confia, secrètement, la place de ministre de la police du gouvernement occulte, car son existence remonte jusqu'à cette époque, quoiqu'elle n'ait été révélée que plus tard, et qu'il n'ait été complètement organisé qu'après la dissolution de la Chambre introuvable.

Le séjour prolongé de la famille d'Orléans en Angleterre n'était pas entièrement volontaire. On avait contre elle de fortes préventions au palais des Tuileries, et le cabinet commençait à les partager. Presque tous les mécontents invoquaient le nom de monsieur le duc d'Orléans, et la conduite toujours un peu méticuleuse de ce prince semblait justifier plus de défiance qu'elle n'en méritait réellement.

Monsieur de La Châtre, courtisan né, favorisait des soupçons qu'il savait plaire au Roi.

Telle était la situation des affaires lorsque je quittai Paris pour me rendre à Londres. En ma qualité de chroniqueur des petites circonstances, il me revient à l'esprit ce qui se passa devant moi le jour où j'allai prendre congé de madame la duchesse d'Orléans douairière. Je la trouvai très préoccupée et fort agitée dans l'attente du marquis de Rivière. Il partait le lendemain pour son ambassade de Constantinople. La princesse lui avait écrit deux fois dans la matinée pour s'assurer sa visite. Monsieur de Rivière, mandé chez le Roi, ne pouvait disposer de lui-même. Sa femme était là, promettant à madame la duchesse d'Orléans qu'il viendrait dès qu'il sortirait des Tuileries, sans pouvoir calmer son anxiété. Enfin il arriva. La joie que causa sa présence fut égale à l'impatience avec laquelle il était attendu.

La princesse expliqua qu'elle avait un très grand service à lui demander: monsieur de Follemont prenait du café plusieurs fois par jour; il était fort difficile et n'en trouvait que rarement à son goût. Madame la duchesse d'Orléans attachait un prix infini à ce que l'ambassadeur de France à Constantinople s'occupât de lui procurer le meilleur café de moka fourni par l'Orient.

Le marquis de Rivière entra avec la patience exercée d'un courtisan dans tous les détails les plus minutieux, enfin il ajouta:

«Madame veut-elle me dire combien elle en veut?

—Mais, je ne sais pas ... beaucoup ... le café se garde-t-il?

—Oui, madame, il s'améliore même.

—Eh bien, j'en veux beaucoup ... une grande provision.

—Je voudrais que madame me dît à peu près la quantité?

—Mais ... mais, j'en voudrais bien douze livres.»

Nous partîmes tous d'un éclat de rire. Elle aurait dit, tout de même, douze cent mille livres.

Malgré l'émigration, elle n'avait acquis aucune idée de la valeur des choses ou de l'argent. Les femmes de son âge, avant la Révolution, conservaient une ignorance du matériel de la vie qui aujourd'hui nous paraît fabuleuse. Il n'était pas même nécessaire d'être princesse. Madame de Preninville, femme d'un fermier général immensément riche, s'informant de ce qu'était devenu un joli petit enfant, fils d'un de ses gens, qu'elle voyait quelquefois jouer dans son antichambre, reçut pour réponse qu'il allait à l'école.

«Ah! vous l'avez mis à l'école, et combien cela vous coûte-t-il?

—Un écu par mois, madame.

—Un écu! C'est bien cher! J'espère au moins qu'il est bien nourri!»

J'entendais révoquer en doute, il y a quelques jours, que madame Victoire pût avoir eu la pensée de nourrir le peuple de croûte de pâté pendant une disette. Pour moi, j'y crois, d'abord parce que ma mère m'a dit que madame Adélaïde en plaisantait souvent sa sœur qui avait horreur de la croûte de pâté, au point d'éprouver de la répugnance à en voir servir, et puis parce que j'ai encore vu et su tant de traits de cette ingénuité vraie et candide sur la vie réelle que cela m'étonne beaucoup moins que la génération nouvelle.

SIXIÈME PARTIE
L'ANGLETERRE ET LA FRANCE
1816-1820

CHAPITRE I

Retour en Angleterre. — Aspect de la campagne. — Londres. — Concert à la Cour. — Ma présentation. — La reine Charlotte. — Égards du prince régent pour elle. — La duchesse d'York. — La princesse Charlotte de Galles. — Miss Mercer. — Intrigue déjouée par le prince Léopold de Saxe-Cobourg. — La marquise d'Hertford. — Habitudes du prince régent. — Dîners à Carlton House.

Après une absence de douze années, je revis l'Angleterre avec un vif intérêt. J'y retrouvais le charme des souvenirs. Je rentrais dans la patrie de ma première jeunesse; chaque détail m'était familier et pourtant suffisamment éloigné de ma pensée journalière pour avoir acquis le piquant de la nouveauté. C'était un vieil ami, revenu de loin, qu'on retrouve avec joie et qui rappelle agréablement le temps jadis, ce temps où la vie, chargée de moins d'événements, se porte plus légère et laisse, avec plus de regrets peut-être, un penser bien plus doux à repasser dans la mémoire.

Je fus très frappée de l'immense prospérité du pays. Je ne crois pas qu'elle fût sensiblement augmentée; mais l'habitude m'avait autrefois blasée sur l'aspect qu'il présente au voyageur et l'absence m'y avait rendue plus attentive.

Ces chemins si bien soignés, sur lesquels des chevaux de poste, tenus comme nos plus élégants attelages, vous font rouler si agréablement, cette multitude de voitures publiques et privées, toutes charmantes, ces innombrables établissements qui ornent la campagne et donnent l'idée de l'aisance dans toutes les classes de la société, depuis la cabane du paysan jusqu'au château du seigneur, ces fenêtres de la plus petite boutique offrant aux rares rayons du soleil des vitres dont l'éclat n'est jamais terni par une légère souillure, ces populations si propres se transportant d'un village à un autre par des sentiers que nous envierions dans nos jardins, ces beaux enfants si bien tenus et prenant leurs ébats dans une liberté qui contraste avec le maintien réservé du reste de la famille, tout cela m'était familier et pourtant me frappait peut-être plus vivement que si c'eût été la première fois que j'en étais témoin.

Je fis la route de Douvres à Londres par un beau dimanche du mois de mai et dans un continuel enchantement. Il s'y mêlait de temps en temps un secret sentiment d'envie pour ma patrie. Le Ciel lui a été au moins aussi favorable; pourquoi n'a-t-elle pas acquis le même degré de prospérité que ses voisins insulaires?

Lorsque les chevaux de poste, suspendant leur course rapide, prirent cette allure fastidieuse qu'ils affectent dans Londres, que l'atmosphère lourde et enfumée de cette grande ville me pesa sur la tête, que je vis ses silencieux habitants se suivant l'un l'autre sur leurs larges trottoirs comme un cortège funèbre, que les portes, les fenêtres, les boutiques fermées semblèrent annoncer autant de tristesse dans l'intérieur des maisons que dans les rues, je sentis petit à petit tout mon épanouissement de cœur se resserrer et, lorsque je descendis à l'ambassade, mon enthousiasme sur l'Angleterre avait déjà reçu un échec.

Quelque prodigieuse que soit la prospérité commerciale de Londres et le luxe qu'on y déploie dans toutes les classes de la société, je crois que son aspect paraîtra bien moins remarquable à un étranger que celui du reste de l'Angleterre. Cette grande cité, composée de petites maisons pareilles et de larges rues tirées au cordeau, toutes semblables les unes aux autres, est frappée de monotonie et d'ennui. Aucun monument ne vint réveiller l'attention fatiguée. Quand on s'est promené cinq minutes, on peut se promener cinq jours dans des quartiers toujours différents et toujours pareils.

La Tamise, aussi bien que son immense mouvement qui attacherait un caractère particulier à cette capitale du monde britannique, est soigneusement cachée de toute part. Il faut une volonté assez intelligente pour parvenir à l'apercevoir, même en l'allant chercher.

On a pu voir partout des rues qui ressemblent à celles de Londres, mais je ne crois pas qu'aucun autre pays puisse donner idée de la campagne en Angleterre. Je n'en connais point où elle soit autant en contraste avec la ville. On y voit un autre ciel; on y respire un autre air. Les arbres y ont un autre aspect; les plantes s'y montrent d'une autre couleur. Enfin c'est une autre population, quoique l'habitant du Northumberland ou du Devonshire soit parfaitement semblable à celui du promeneur de Piccadilly.

On conçoit, au reste, que le nuage orange, strié de noir, de brun, de gris, saturé de suie, qui semble un vaste éteignoir placé sur la ville, influe sur le moral de la population et agisse sur ses dispositions. Aussi n'y a-t-il aucune langue où l'on vante les charmes de la campagne, en vers et en prose, avec une passion plus vive et plus sincère que dans la littérature anglaise. Quiconque aura passé trois mois à Londres comprendra le bien-être tout matériel qu'on éprouve en en sortant.

Malgré les vertiges qu'elle cause aux nouveaux débarqués, cette atmosphère si triste n'est pas malsaine; on s'y accoutume bientôt assez pour ne plus s'apercevoir qu'on en souffre. J'ai entendu attribuer la salubrité de Londres au mouvement que la marée apporte quatre fois le jour dans la Tamise. Ce grand déplacement forme un ventilateur naturel qui agite et assainit cet air qui paraît épais, même à la vue, et laisse sur les vêtements les preuves positives que l'œil ne s'est pas trompé. La robe blanche, mise le matin, porte avant la fin de la journée des traces de souillures qu'une semaine ne lui infligerait pas à Paris. L'extrême recherche des habitants, leur propreté, rendue indispensable par de telles circonstances, ont tiré parti de ces nécessités pour en combattre la mauvaise influence; et l'aspect des maisons aussi bien que des personnes n'offre que les apparences de la plus complète netteté.

Si ma longue absence m'avait rendue plus sensible aux charmes de la route, je l'étais davantage aussi aux inconvénients de Londres qui ne m'avaient guère frappée jusque-là. Dans la première jeunesse, on s'occupe peu des objets extérieurs.

Le surlendemain de mon arrivée, le prince régent donnait un concert à la Reine sa mère. Pour être admis, il fallait être présenté. La Reine, me sachant à Londres, eut la bonté de se souvenir que je l'avais été autrefois et me fit inviter. Mes parents dînaient à Carlton House. J'y arrivai seule le soir, pensant me mêler inaperçue dans la foule. Il était un peu tard; le concert était déjà commencé.

La salle, en galerie, était partagée par des colonnes en trois parties à peu près égales. Celle du milieu se trouvait exclusivement occupée par la Cour et les musiciens placés vis-à-vis de la Reine, des princesses, de leurs dames, des ambassadrices et de quelques autres femmes ayant les grandes entrées qui étaient assises. Tout le reste de la société se tenait dans les parties latérales, séparées par les colonnes, et restait debout. On circulait dans les autres salons, selon l'usage général du pays, où un concert à banquettes paraîtrait horriblement ennuyeux.

Je trouvai à la porte lady Macclesfield, une des dames du palais. Elle m'attendait pour me conduire à la Reine et, sans me donner un instant pour respirer, me mena à travers tout ce monde, toute cette musique, tout ce silence et tout ce vide jusqu'à Sa Majesté. Je n'avais pas encore eu le temps d'avoir grand'peur; mais, au moment où j'approchai, la Reine se leva en pied, et les quarante personnes qui l'entouraient imitèrent son mouvement. Ce froufrou, auquel je ne m'attendais pas, commença à m'intimider. La Reine fut très bonne et très gracieuse, je crois; mais, pendant tout le temps qu'elle me parlait, je m'étais occupée que de l'idée de ménager ma retraite.

Lady Macclesfield m'avait quittée pour reprendre sa place parmi ses compagnes. Lorsque la Reine fit la petite indication de tête qui annonçait l'audience terminée, je sentis le parquet s'effondrer sous mes pas. J'étais là, seule, abandonnée, portant les yeux de toute l'Angleterre braqués sur ma personne et ayant un véritable voyage à faire pour regagner, dans cet isolement, les groupes placés derrière les colonnes. Je ne sais pas comment j'y arrivai.

J'avais été présentée à bien des Cours et à bien des potentats. Je n'étais plus assez jeune pour conserver une grande timidité; j'avais l'habitude du monde et pourtant il me reste de cette soirée et de cette présentation de faveur un souvenir formidable.

Ce n'est pas que la reine Charlotte fut d'un aspect bien imposant. Qu'on se figure un pain de sucre couvert de brocart d'or et on aura une idée assez exacte de sa tournure. Elle n'avait jamais été grande et, depuis quelques années, elle était rapetissée et complètement déformée. Sa tête, placée sur un col extrêmement court, présentait un visage renfrogné, jaune, ridé, accompagné de cheveux gris poudrés à frimas. Elle était coiffée en bonnet, en turban, en toque, selon l'occasion, mais toujours je lui ai vu une petite couronne fermée, en pierreries, ajoutée à sa coiffure. J'ai entendu dire qu'elle ne la quittait jamais. Malgré cette figure hétéroclite, elle ne manquait pourtant pas d'une sorte de dignité; elle tenait sa cour à merveille, avec une extrême politesse et des nuances fort variées.

Sévère pour la conduite des femmes, elle se piquait d'une grande impartialité; et souvent un regard froid, ou une parole moins obligeante de la Reine à une de ses protégées, a suffi pour arrêter une jeune personne sur les bords du précipice. Pour les femmes divorcées, elle était inexorable. Jamais aucune, quelque excuse que le public lui donnât, quelque bonne que fût sa conduite ultérieure, n'a pu franchir le seuil du palais.

Lady Holland en a été une preuve bien marquante: son esprit, son influence politique, la domination qu'elle exerçait sur son mari, lui avaient reconquis une existence sociale. Refuser d'aller à Holland House aurait paru une bégueulerie à peine avouable. Lady Holland y tenait une cour fréquentée par tout ce qu'il y avait de plus distingué en anglais et en étrangers; mais, quelques soins qu'elle se soit donnés, quelques négociateurs qu'elle ait employés, et le prince régent a été du nombre, jamais, tant que la vieille Reine a vécu, elle n'a pu paraître à celle de Saint-James.

Je n'oserais dire que la Reine fût aimée, mais elle était vénérée. Le prince régent donnait l'exemple des égards. Il était très soigneux et très tendre pour elle en particulier. En public, il la comblait d'hommages.

Je fus frappée, le soir de ce concert, de voir un valet de chambre apporter un petit plateau, avec une tasse de thé, un sucrier et un pot à crème et le remettre au Régent qui le présenta lui-même à sa mère. Il resta debout devant elle pendant tout le temps qu'elle arrangea sa tasse, sans se lever, sans se presser, sans interrompre sa conversation. Seulement elle lui disait toujours en anglais, quelque langue qu'elle parlât dans le moment: Thank you, George. Elle répétait le même remerciement dans les mêmes termes lorsque le prince régent reprenait le plateau des mains du valet de chambre pour recevoir la tasse vide. C'était l'usage constant. Cette cérémonie se renouvelait deux à trois fois dans la soirée, mais n'avait lieu que lorsque la Reine était chez le prince. Chez elle, c'était ordinairement une des princesses, quelquefois un des princes, jamais le Régent, mais toujours un de ses enfants qui lui présentait sa tasse de thé.

Tous les autres membres de la famille royale, y compris le Régent, partageaient les rafraîchissements préparés pour le reste de la société, sans aucune distinction. En général, autant l'étiquette était sévèrement observée pour la Reine, autant il en existait peu pour les autres. Les princes et princesses recevaient et rendaient des visites comme de simples particuliers.

Je me rappelle que, ce même soir, où j'avais subi la présentation à la Reine, me trouvant peu éloignée d'une petite femme très blonde que douze années d'absence avaient effacée de mon souvenir, elle dit à lady Charlotte Greville avec laquelle je parlais:

«Lady Charlotte, nommez-moi à madame de Boigne.»

C'était la duchesse d'York; elle resta longtemps à causer avec nous sur tout et de toutes choses, avec une grande aisance et sans aucune forme princière.

Le lendemain, ma mère me mena faire des visites à toutes les princesses; nous laissâmes des cartes chez celles qui ne nous admirent pas et la présentation fut faite.

La princesse Charlotte de Galles, mariée au prince de Cobourg, était encore plongée dans les douceurs de la lune de miel et ne quittait pas la campagne. Ma mère avait assisté à son mariage, béni dans un salon de Carlton House. Lorsque, plus tard, je lui dis combien je regrettais n'avoir pas partagé cet honneur, elle me répondit:

«Vous avez raison; c'est un spectacle rare que l'héritière d'un royaume faisant un mariage d'amour et donnant sa main là où son cœur est déjà engagé. En tout, le bonheur parfait n'est pas commun; je serai charmée que vous veniez souvent en être témoin à Claremont.»

Pauvre princesse!... Je ne fis connaissance avec elle qu'à un autre voyage. En ce moment, j'en entendais beaucoup parler. Elle était fort populaire, affectait les manières brusques attribuées à la reine Élisabeth qu'elle portait même jusqu'à avoir adopté ses jurons. Elle était très tranchée dans ses opinions politiques, accueillait avec des serrements de main les plus affectueux tous les hommes, jeunes ou vieux, qu'elle regardait comme de son parti, ne manquait pas une occasion de marquer de l'opposition au gouvernement de son père et de l'hostilité personnelle à sa grand'mère et à ses tantes. Elle professait une vive tendresse pour sa mère qu'elle regardait comme sacrifiée aux malveillances de sa famille.

La princesse Charlotte recherchait avec soin les occasions d'être impertinente pour les femmes qui composaient la société particulière du Régent. On lui avait persuadé que son père avait eu le désir de faire casser son mariage et de nier la légitimité de sa naissance. Je ne sais si cela a quelque fondement; en tout cas ses droits étaient inscrits sur son visage: elle ressemblait prodigieusement au prince. Elle était née neuf mois après le mariage dont l'intimité n'avait pas duré beaucoup de jours. Il est certain que le prince de Galles avait tenu à cette époque beaucoup de mauvais propos que la conduite de sa femme n'a que trop justifiés; mais je ne sache pas qu'il ait jamais pensé à attaquer l'existence de la princesse Charlotte.

Il accusait miss Mercer d'avoir monté la tête de la jeune princesse en lui racontant cette fable; il l'avait expulsée du palais et la détestait cordialement. Miss Mercer conservait une correspondance clandestine avec la princesse Charlotte. Elle avait excité ses répugnances contre le prince d'Orange que le cabinet anglais désirait lui faire épouser et encouragé le goût que la grande-duchesse Catherine de Russie avait cherché à lui faire prendre pour le prince Léopold de Saxe-Cobourg. Cette intrigue avait été conduite par ces deux femmes jusqu'au point d'amener la princesse Charlotte à déclarer qu'elle voulait épouser le prince Léopold et était décidée à refuser tout autre parti. L'opposition l'appuyait.

Miss Mercer, fille de lord Keith, riche héritière mais fort laide, prétendait de son côté épouser le duc de Devonshire et lui apporter en dot son crédit sur la future souveraine. Tout le parti whig, applaudissant à cette alliance, s'était ligué pour y déterminer le duc. Je ne sais s'il y aurait réussi; mais, lorsque le mariage de la princesse semblait avoir assuré le succès de cette longue intrigue, elle échoua complètement devant le bon sens du prince Léopold. Il profita de la passion qu'il inspirait à sa femme pour l'éloigner de la coterie dont elle était obsédée, la rapprocher de sa famille et changer son attitude politique et sociale. Ce ne fut pas l'affaire d'un jour, mais il s'en occupa tout de suite et, dès la première semaine, miss Mercer, s'étant rendue à Claremont après y avoir écrit quelques billets restés sans réponse, y fut reçue si froidement qu'elle dut abréger sa visite, au point d'aller rechercher au village sa voiture qu'elle y avait renvoyée.

Des plaintes amenèrent des explications dont le résultat fut que la princesse manquerait de respect à son père en recevant chez elle une personne qu'il lui avait défendu de voir. Miss Mercer fut outrée; le parti de l'opposition cessa d'attacher aucun prix à son mariage avec le duc de Devonshire et tout le monde se moqua d'elle d'y avoir prétendu.

Pour cacher sa déconvenue, elle affecta de s'éprendre d'une belle passion pour monsieur de Flahaut que ses succès auprès de deux reines du sang impérial bonapartiste avaient inscrit au premier rang dans les fastes de la galanterie. Il était précisément ce qu'on peut appeler un charmant jeune homme et habile dans l'art de plaire. Il déploya tout son talent. Miss Mercer se trouva peut-être plus engagée qu'elle ne comptait d'abord. Lord Keith se déclara hautement contre cette liaison; elle en acquit plus de prix aux yeux de sa fille. Quelques mois après, elle épousa monsieur de Flahaut, malgré la volonté formelle de son père qui ne lui a jamais tout à fait pardonné et l'a privée d'une grande partie de sa fortune. Madame de Flahaut n'a pas démenti les précédents de miss Mercer: elle a conservé le goût le plus vif pour les intrigues politiques et les tracasseries sociales.

Le prince régent menait la vie d'un homme du monde. Il allait dîner chez les particuliers et assistait aux réunions du soir. Ces habitudes donnaient une existence à part aux ambassadeurs; ils étaient constamment priés dans les mêmes lieux que le prince et il en était presque exclusivement entouré. À tous les dîners, il était toujours à table entre deux ambassadrices; dans les soirées, il se plaçait ordinairement sur un sopha à côté de lady Hertford et appelait une ambassadrice de l'autre côté.

Lady Hertford, qu'on nommait la marquise par excellence, était alors la reine de ses pensées. Elle avait été très belle, mais elle avait la cinquantaine bien sonnée et il y paraissait, quoiqu'elle fût très parée et très pomponnée. Elle avait le maintien rigide, la parole empesée, le langage pédant et chaste, l'air calme et froid. Elle imposait au prince et exerçait sur lui beaucoup d'empire, était très grande dame, avait un immense état et trouvait qu'en se laissant quotidiennement ennuyer par le souverain elle lui accordait grande faveur.

La princesse Charlotte avait essuyé ses dédains envers elle, mais elle lui avait rendu impertinence pour impertinence. La vieille Reine l'accueillait avec des égards qui témoignaient de la bonne opinion qu'elle lui conservait et lady Hertford promenait son torysme dans les salons avec toute la hauteur d'une sultane.

Le prince se levait extrêmement tard; sa toilette était éternelle. Il restait deux heures entières en robe de chambre. Dans cet intérieur, il admettait quelques intimes, ses ministres et les ambassadeurs étrangers lorsqu'ils lui faisaient demander à entrer. C'était ce qui lui plaisait le mieux. Si on écrivait pour obtenir une audience ou qu'on la lui demandât d'avance, il recevait habillé et dans son salon, mais cela dérangeait ses habitudes et le gênait. En se présentant à sa porte sans avoir prévenu, il était rare qu'on ne fût pas admis. Il commençait la conversation par une légère excuse sur le désordre où on le trouvait, mais il en était de meilleure humeur et plus disposé à la causerie.

Il n'achevait sa toilette qu'au dernier moment, lorsqu'on lui annonçait ses chevaux. Il montait à cheval, suivi d'un seul palefrenier, et allait au Parc où il se laissait aborder facilement. À moins qu'il ne dît: «Promenons-nous ensemble», on se bornait à en recevoir un mot en passant sans essayer de le suivre. Quand il s'arrêtait, c'était une grande politesse, mais elle excluait la familiarité et on ne l'accompagnait pas. La première année, il s'arrêtait pour mon père, mais, lorsqu'il le traita plus amicalement, ou il l'engageait à se promener avec lui, ou il lui faisait un signe de la main en passant sans jamais s'arrêter.

Du Parc il se rendait chez lady Hertford où il achevait sa matinée. Plus habituellement sa voiture l'y venait prendre, quelquefois il revenait à cheval. Il fallait être très avant dans sa faveur pour que lady Hertford engageât à venir chez elle à l'heure du prince, et encore trouvait-on souvent la porte fermée. Les ministres y allaient fréquemment.

Lady Hertford sans avoir beaucoup d'esprit, avait un grand bon sens, n'entrait dans aucune intrigue, ne voulait rien pour elle ni pour les siens; elle était au fond la meilleure intimité que le prince, à qui la société des femmes était nécessaire, pût choisir. Les ministres ont eu occasion de s'en persuader encore davantage lorsque le Régent, devenu roi, a remplacé cette affection, toute de convenance, par une fantaisie pour lady Conyngham dont le ridicule n'a pas été le seul inconvénient.

Le prince régent avait trois manières d'inviter à dîner. Sur une énorme carte, le grand chambellan prévenait par ordre qu'on était convié pour rencontrer la Reine. Alors, on était en grand uniforme.

Le secrétaire intime, sir Benjamin Bloomfield, avertissait par un petit billet personnel, écrit à la main, que le prince priait pour tel jour. Alors, c'était en frac et la forme la plus ordinaire. Elle s'adressait aux femmes comme aux hommes. Les dîners n'étaient jamais de plus de vingt et ordinairement de douze à quinze personnes.

La troisième manière était réservée pour les intimes. Le prince envoyait, le matin même, un valet de pied dire verbalement que, si monsieur un tel était tout à fait libre et n'avait rien à faire, le prince l'engageait à venir dîner à Carlton House, mais il le priait surtout de ne pas se gêner. Il était bien entendu cependant qu'on n'avait jamais autre chose à faire, et je crois que le prince aurait trouvé très étrange qu'on ne se rendit pas à cette invitation. Mon père avait fini par la recevoir très fréquemment. Elle ne s'adressait jamais aux femmes. Ces dîners n'étaient que de cinq à six personnes et la liste des invités était fort limitée.

CHAPITRE II

Le corps diplomatique. — La comtesse de Lieven. — La princesse Paul Esterhazy. — Vie des femmes anglaises. — Leur enfance. — Leur jeunesse. — Leur âge mûr. — Leur vieillesse. — Leur mort. — Sort des veuves.

La ligne de démarcation entre les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires est plus marquée à la Cour d'Angleterre qu'à aucune autre. Les ambassadeurs étaient de tout, les ministres de rien.

Je ne pense pas qu'aucun d'entre eux, si ce n'est peut-être le ministre de Prusse et encore bien rarement, ait dîné à Carlton House. Ils n'allaient pas aux soirées de la Reine où l'on admettait pourtant quelquefois les étrangers de distinction qu'ils avaient présentés et, dans les salons, ils ne jouissaient d'aucune prérogative, tandis que les ambassadeurs prenaient le pas sur tout le monde.

Cette grande différence déplaisait à une partie du corps diplomatique, sans nuire pourtant à sa bonne intelligence qui n'a pas été troublée pendant mon séjour en Angleterre. La comtesse de Lieven y tenait la première place: établie depuis longtemps dans le pays, elle y avait une importance sociale et une influence politique toute personnelle qu'on ne pouvait lui disputer.

L'arrivée de la princesse Paul Esterhazy lui avait causé de vives inquiétudes. L'Autriche était alors l'alliée la plus intime du cabinet anglais. Lord Castlereagh subissait l'influence du prince de Metternich. Paul Esterhazy, fort bien traité par le Régent, était dès longtemps très accueilli dans la société. La jeune femme qu'il ramenait se trouvait petite nièce de la Reine, propre nièce de la duchesse de Cumberland, cousine et bientôt favorite de la princesse Charlotte.

C'étaient bien des moyens de succès. La comtesse de Lieven en frémit et ne put cacher son dépit, car, en outre de ses autres avantages, la nouvelle ambassadrice était plus jeune, plus jolie, et avait un impertinent embonpoint qui offusquait la désespérante maigreur de sa rivale. Cependant elle s'aperçut promptement que la princesse ne profiterait pas de sa brillante position. Toute aux regrets d'une absence forcée de Vienne, elle périssait de chagrin à Londres et, au bout de fort peu de mois, elle obtint la permission de retourner en Allemagne. Elle était à cette époque fort gentille et fort bonne enfant; nous la voyions beaucoup, elle se réfugiait dans notre intérieur contre les ennuis du sien et contre les politesses hostiles et perfides de la comtesse de Lieven. Je dois convenir lui en avoir vu exercer envers la princesse Esterhazy. Pour nous, elle a été uniformément gracieuse et obligeante; nous n'offusquions en rien ses prétentions.

La France, écrasée par une occupation militaire et les sommes énormes qui lui étaient imposées, avait besoin de tout le monde pour l'aider à soulever quelque peu de ce fardeau et n'était en mesure de disputer le pavé à personne.

La comtesse, devenue princesse de Lieven, a un esprit extrêmement distingué, exclusivement appliqué à la diplomatie plus encore qu'à la politique. Pour elle tout se réduit à des questions de personnes. Un long séjour en Angleterre n'a pu, sous ce point de vue, élargir ses premières idées russes, et c'est surtout cette façon d'envisager les événements qui lui a acquis et peut-être mérité la réputation d'être très intrigante. En 1816, elle était peu aimée mais fort redoutée à Londres. On y tenait beaucoup de mauvais propos sur sa conduite personnelle, et la vieille Reine témoignait parfois un peu d'humeur de la nécessité où elle se trouvait de l'accueillir avec distinction. Madame de Lieven n'aurait pas toléré la moindre négligence en ce genre.

Je ne saurais dire ce qu'est monsieur de Lieven, certainement homme de fort bonne compagnie et de très grandes manières, parlant peu mais à propos, froid mais poli. Quelques-uns le disent très profond, le plus grand nombre le croient très creux. Je l'ai beaucoup vu et j'avoue n'avoir aucune opinion personnelle. Il était complètement éclipsé par la supériorité incontestée de sa femme qui affectait cependant de lui rendre beaucoup et semblait lui être également soumise et attachée. On ne la voyait presque jamais sans lui: à pied, en voiture, à la ville, à la campagne, dans le monde, partout on les trouvait ensemble; et pourtant personne ne croyait à l'union sincère de ce ménage.

Le prince Paul Esterhazy, grand seigneur, bon enfant, ne manque ni d'esprit, ni de capacité dans les affaires. Il est infiniment moins nul qu'un rire assez niais a autorisé ses détracteurs à le publier pendant longtemps. Il est difficile de se présenter dans le monde avec autant d'avantages de position sans y exciter des jalousies.

Parmi les hommes du corps diplomatique, le comte Palmella était le seul remarquable. Il a joué un assez grand rôle dans les vicissitudes du royaume de Portugal pour que l'histoire se charge du soin d'apprécier tout le bien et tout le mal que les partis en ont dit. Je n'ai aucun renseignement particulier sur lui: on m'a souvent avertie qu'il avait beaucoup d'esprit; je n'en ai jamais été frappée. Il était joueur et menait à Londres une vie désordonnée qui l'éloignait de l'intimité de ses collègues et lui causait du malaise vis-à-vis d'eux.

Je me retrouvai à peu près étrangère dans le monde anglais; la société s'était presque entièrement renouvelée. La mort y avait fait sa cruelle récolte; beaucoup de mes anciennes amies avaient succombé. Un assez grand nombre voyageaient sur le continent que la paix avait enfin rouvert à l'humeur vagabonde des insulaires britanniques; d'autres étaient établies à la campagne. Les plus jeunes se livraient aux soins de l'éducation de leurs enfants; celles plus âgées subissaient la terrible corvée de mener leurs filles à la quête d'un mari.

Je ne connais pas un métier plus pénible. Il faut beaucoup d'esprit pour pouvoir y conserver un peu de dignité; aussi est-il assez généralement admis que les mères peuvent en manquer impunément dans cette phase de leur carrière.

La vie des anglaises est mal arrangée pour l'âge mûr; cette indépendance de la famille dont le poète a si bien peint le résultat:

That independence Briton's prize so high,
Keeps man from man, and breaks the social tye,

pèse principalement sur les femmes.

L'enfance, très soignée, est ordinairement heureuse; elle est censée durer jusqu'à dix-sept ou dix-huit ans. À cet âge, on quitte la nursery; on est présenté à la Cour; le nom de la fille est gravé sur la carte de visite de la mère; elle est menée en tout lieu et passe immédiatement de la retraite complète à la plus grande dissipation. C'est le moment de la chasse au mari.

Les filles y jouent aussi leur rôle, font des avances très marquées et ordinairement ont grand soin de tomber amoureuses, selon l'expression reçue, des hommes dont la position sociale leur paraît la plus brillante. S'il joint un titre à une grande fortune, alors tous les cœurs de dix-huit ans sont à sa disposition.

L'habileté du chaperon consiste à laisser assez de liberté aux jeunes gens pour que l'homme ait occasion de se laisser séduire et engager, et pas assez pour que la demoiselle soit compromise, si on n'obtient pas de succès. Toutefois, le remède est à côté du mal. Un homme qui rendrait des soins assidus à une jeune fille pendant quelques mois et qui se retirerait sans proposer, comme on dit, serait blâmé, et, s'il répétait une pareille conduite, trouverait toutes les portes fermées.

On a accusé quelques jeunes gens à la mode d'avoir su proposer avec une telle adresse qu'il était impossible d'accepter; mais cela est rare. Ordinairement, les assiduités, pour me servir toujours du vocabulaire convenu, amènent une déclaration d'amour en forme à la demoiselle et, par suite, une demande en mariage aux parents.

C'est pour arriver à ces assiduités qu'il faut souvent jeter la ligne plusieurs campagnes de suite. Cela est tellement dans les mœurs du pays que, lorsqu'une jeune fille a atteint ses dix-huit ans et que sa mère, pour une cause quelconque, ne peut la mener, on la confie à une parente, ou même à une amie, pour la conduire à la ville, aux eaux, dans les lieux publics, en un mot là où elle peut trouver des chances. Les parents qui s'y refuseraient seraient hautement blâmés comme manquant à tous leurs devoirs. Il est établi qu'à cet âge une demoiselle entre en vente et qu'on doit la diriger sur les meilleurs marchés. J'ai entendu une tante, ramenant une charmante jeune nièce qu'elle avait conduite à des eaux très fréquentées, dire à la mère devant elle: «We have had no bite as yet this season, but several glorious nibbles», et proposer de l'y ramener l'année suivante, si l'hameçon n'avait pas réussi ailleurs.

Comme on est toujours censé se marier par amour, et qu'ordinairement il y en a un peu, du moins d'un côté, les premières années de mariage sont celles où les femmes vivent le plus dans leur intérieur. Si leur mari a un goût dominant, et les anglais en professent presque toujours, elles s'y associent. Elles sont très maîtresses dans leur ménage, et souvent, à l'aide de quelques phrases banales de soumission, dominent même la communauté.

Les enfants arrivent. Elles les soignent admirablement; la maison s'anime. Le mari, l'amour passé, conserve quelque temps encore les habitudes casanières. L'ennui survient à son tour. On va voyager. Au retour, on se dit qu'il faut rétablir des relations négligées, afin de produire dans le monde plus avantageusement les filles qui grandissent. C'est là le moment de la coquetterie pour les femmes anglaises, et celui où elles succombent quelquefois. C'est alors qu'on voit des mères de famille, touchant à la quarantaine, s'éprendre de jeunes gens de vingt-cinq ans et fuir avec eux le domicile conjugal où elles abandonnent de nombreux enfants.

Lorsqu'elles ont échappé à ce danger, et assurément c'est la grande majorité, arrive ce métier de promeneuse de filles qui me paraît si dur. Pour les demoiselles, la situation est supportable; elles ont des distractions. La dissipation les amuse souvent; elles y prennent [goût] naturellement et gaiement. Mais, pour les pauvres mères, on les voit toujours à la besogne, s'inquiétant de tous les bons partis, de leurs allures, de leurs habitudes, de leurs goûts, les suivant à la piste, s'agitant pour les faire rencontrer à leurs filles. Leur visage s'épanouit quand un frère aîné vient les prier à danser; si elles causent avec un cadet, en revanche, les mères s'agitent sur leurs banquettes et paraissent au supplice.

Sans doute les plus spirituelles dissimulent mieux cet état d'anxiété perpétuel, mais il existe pour toutes. Et qu'on ne me dise pas que ce n'est que dans la classe vulgaire de la société, c'est dans toutes.

En 1816, aucune demoiselle anglaise ne valsait. Le duc de Devonshire arriva d'un voyage en Allemagne; il raconta un soir, à un grand bal, qu'une femme n'était complètement à son avantage qu'en valsant, que rien ne la faisait mieux valoir. Je ne sais si c'était malice de sa part, mais il répéta plusieurs fois cette assertion. Elle circula et, au bal prochain, toutes les demoiselles valsaient. Le duc les admira beaucoup, dit que cela était charmant et animait parfaitement un bal, puis ajouta négligemment que, pour lui, il ne se déciderait jamais à épouser une femme qui valserait.

C'est à la duchesse de Richemond et à Carlton House qu'il fit cette révélation. La pauvre duchesse, la plus maladroite de ces mères à projets, pensa tomber à la renverse. Elle la répéta à ses voisines qui la redirent aux leurs; la consternation gagna de banquette en banquette. Les rires des personnes désintéressées et malveillantes éclatèrent. Pendant tout ce temps, les jeunes ladys valsaient en sûreté de conscience; les vieilles enrageaient; enfin la malencontreuse danse s'acheva.

Avant la fin de la soirée, la bonne duchesse de Richemond avait établi que ses filles éprouvaient une telle répugnance pour la valse qu'elle renonçait à obtenir d'elles de la surmonter. Quelques jeunes filles plus fières continuèrent à valser; le grand nombre cessa. Les habiles décidèrent qu'on valsait exclusivement à Carlton House pour plaire à la vieille Reine qui aimait cette danse nationale de son pays. Il est certain que, malgré son excessive pruderie, elle semblait prendre grand plaisir à retrouver ce souvenir de sa jeunesse.

La rude tâche de la mère se prolonge, plus ou moins, selon le nombre de ses filles et la facilité qu'elle trouve à les placer. Une fois mariées, elles lui deviennent étrangères, au point qu'on s'invite réciproquement à dîner, par écrit, huit jours d'avance. En aucun pays le précepte de l'Évangile: Père et mère quitteras pour suivre ton mari, n'est entré plus profondément dans les mœurs.

D'un autre côté, dès que le fils aîné a atteint ses vingt et un ans, son premier soin est de se faire un établissement à part. Cela est tellement convenu que le père s'empresse de lui en faciliter les moyens. Quant aux cadets, la nécessité de prendre une carrière, pour acquérir de quoi vivre, les a depuis longtemps éloignés de la maison paternelle.

Suivons la mère. La voilà rentrée dans son intérieur devenu complètement solitaire, car, pendant le temps, de ces dissipations forcées, le mari a pris l'habitude de passer sa vie au club. Que fera-t-elle? Supportera-t-elle cet isolement dans le moment de la vie où on a le plus besoin d'être entouré? On ne saurait l'exiger. Elle ira augmenter ce nombre de vieilles femmes qui peuplent les assemblées de Londres, se parant chaque jour, veillant chaque nuit, jusqu'à ce que les infirmités la forcent à s'enfermer dans sa chambre, où personne n'est admis, et à mourir dans la solitude.

Qu'on ne reproche donc pas aux femmes anglaises de courir après les plaisirs dans un âge assez avancé pour que cela puisse avoir l'apparence d'un manque de dignité. Les mœurs du pays ne leur laissent d'autre alternative que le grand nombre ou la solitude, l'extrême dissipation ou l'abandon. Si elles perdent leur mari, leur sort est encore bien plus cruel car une pénurie relative, suivant leur condition, vient l'aggraver. La belle-fille arrive, accompagnant son mari, prend immédiatement possession du château, donne tous les ordres. La mère s'occupe de faire ses paquets et, au bout de fort peu de jours, se retire dans un modeste établissement que souvent la sollicitude du feu lord lui a préparé.

Il est rare que son revenu excède le dixième de celui qu'elle a été accoutumée à partager, et elle voit son fils hériter, de son vivant, de la fortune qu'elle-même a apportée. C'est la loi du pays: à moins de précautions prises dans le contrat de mariage, la dot de la femme appartient tellement au mari que ses héritiers y ont droit, même pendant la vie de la veuve dont généralement toutes les prétentions se résolvent en une pension viagère.

Nos demoiselles françaises ne doivent pas trop envier à leurs jeunes compagnes anglaises la liberté dont elles jouissent et leurs mariages soi-disant d'inclination. Cette indépendance de la première jeunesse a pour résultat de les laisser sans protection contre la tyrannie d'un mari s'il veut l'exercer, et de leur assurer l'isolement de l'âge mûr si elles y arrivent.

S'il est permis de se servir de cette expression, les anglaises me semblent avoir un nid plutôt qu'un intérieur, des petits plutôt que des enfants.

CHAPITRE III

Indépendance du caractère des anglais. — Dîner chez la comtesse Dunmore. — Jugement porté sur lady George Beresford. — Salons des grandes dames. — Comment on comprend la société en Angleterre et en France. — Bal donné chez le marquis d'Anglesey. — Lady Caroline Lamb. — Mariage de monsieur le duc de Berry. — Réponse du prince de Poix.

J'examinais les usages d'un œil plus curieux à ce retour que lorsque, plus jeune, je n'avais aucun autre point de comparaison, et je trouvais que, si l'Angleterre avait l'avantage bien marqué dans le matériel de la vie, la sociabilité était mieux comprise en France.

Personne n'apprécie plus haut que moi le noble caractère, l'esprit public qui distinguent la nation.

Avec cet admirable bon sens qui fait la force du pays, l'anglais, malgré son indépendance personnelle, reconnaît la hiérarchie des classes. En traversant un village, on entend souvent un homme sur le pas de sa chaumière dire à sa petite fille: «Curtsey to your betters, Betsy», expression qui ne peut se traduire exactement en français. Mais ce même homme n'admet point de supérieur là où son droit légal lui paraît atteint.

Il a également recours à la loi contre le premier seigneur du comté par lequel il se pense molesté et contre le voisin avec lequel il a une querelle de cabaret. C'est sur cette confiance qu'elle le protège dans toutes les occurrences de la vie qu'est fondé le sentiment d'indépendance d'où naît ce respect de lui-même, cachet des hommes libres.

D'autre part, cette indépendance, ennemie de la sociabilité et qui porterait avec elle un caractère un peu sauvage, est modifiée par la passion qu'a la classe inférieure de ne rien faire qui ne soit genteel, et la classe plus élevée rien qui ne soit gentlemanlike. C'est là le lien qui unit les anglais entre eux. Quant à la fantaisie d'être fashionable, c'est le but du petit nombre. Elle est poussée souvent jusqu'au ridicule.

En observant les deux pays de près, on remarque combien des gens, également délicats dans le fond de leurs sentiments, peuvent pourtant se blesser réciproquement dans la manière de les exprimer, je dirai presque de les concevoir. Cette pensée me vient du souvenir d'un dîner que je fis chez une de mes anciennes amies, lady Dunmore, en très petit comité. On s'y entretint de la nouvelle du jour, la condamnation de lord Bective par la cour ecclésiastique de Doctors Commons. Voici à quelle occasion:

Lady George Beresford était, l'année précédente, une des plus charmantes, des plus distinguées, des plus heureuses femmes de Londres. À la suite d'une couche, le lait lui monta à la tête et elle devint folle. Son mari fut désespéré. La nécessité de rechercher quelques papiers d'affaires le força à ouvrir une cassette appartenant à sa femme; elle contenait une correspondance qui ne laissait aucun doute sur le genre de son intimité avec lord Bective. Le mari devint furieux. Quoique la femme restât folle et fût enfermée, il entama une procédure contre elle. Des témoins, qui la traînèrent dans la boue, furent entendus; et lord Bective condamné à douze mille louis de dommages envers lord George.

C'était sur la quotité de cette somme qu'on discutait à la table où je me trouvais assise. Elle paraissait aux uns disproportionnée au mérite de lady George; les autres ne la trouvaient qu'équivalente.

Elle était si blanche, d'une si belle tournure, tant de talents, si gracieuse!—Pas tant, et puis elle n'était plus très jeune.—Elle lui avait donné de si beaux enfants!—Sa santé s'altérait, son teint se gâtait.—Elle avait tant d'esprit!—Elle devenait triste et assez maussade depuis quelques mois.

La discussion se soutenait, avec un avantage à peu près égal, lorsque la maîtresse de la maison la termina en disant:

«Je vous accorde que douze mille louis est une bien grosse somme, mais le pauvre lord George l'aimait tant!»

La force de cet argument parut irrésistible et concilia toutes les opinions. J'écoutais avec étonnement. Je me sentais froissée d'entendre des femmes de la plus haute volée énumérer et discuter les mérites d'une de leurs compagnes comme on aurait pu faire des qualités d'un cheval et ensuite apprécier en écus le chagrin que sa perte avait dû causer à son mari qui, déjà, me paraissait odieux en poursuivant devant les tribunaux la mère de ses enfants frappée par la main de Dieu de la plus grande calamité à laquelle un être humain puisse être condamné.

Faut-il conclure de là que la haute société en Angleterre manque de délicatesse! Cela serait aussi injuste que d'établir que les femmes françaises sont sans modestie parce qu'elles emploient quelques locutions proscrites de l'autre côté du canal. Ce qui est vrai, c'est que les différents usages présentent les objets sous d'autres faces, et qu'il ne faut pas se hâter de juger les étrangers sans avoir fait un profond examen de leurs mœurs. Quelle société ne présente pas des anomalies choquantes pour l'observateur qui n'y est pas accoutumé? J'admirais en théorie le respect des anglais pour les hiérarchies sociales, et puis ma sociabilité française s'irritait de les voir en action dans les salons.

Les grandes dames ouvrent leurs portes une ou deux fois dans l'année à tout ce qui, par une relation quelconque mais surtout par celles qui se rapportent aux élections, a l'honneur d'oser se faire écrire chez elles en arrivant à Londres. Cette visite se rend par l'envoi d'une très grande carte sur laquelle est imprimé: la duchesse *** at home, tel jour, à la date de plusieurs semaines. Le nom des personnes auxquelles elle s'adresse est écrit derrière, à la main. Dieu sait quel mouvement on se donne pour en recevoir une, et toutes les courses, toutes les manœuvres, pour faire valoir ses droits à en obtenir.

Le jour arrivé, la maîtresse de la maison se place debout à la porte de son salon; elle y fait la révérence à chaque personne qui entre; mais quelle révérence, comme elle leur dit: «Quoique vous soyez chez moi, vous comprenez bien que je ne vous connais pas et ne veux pas vous connaître!» Cela est rendu encore plus marqué par l'accueil différent accordé aux personnes de la société fashionable.

Hé bien, dans ce pays de bons sens, personne ne s'en choque: chacun a eu ce qu'il voulait: les familiers la bonne réception, les autres la joie de l'invitation. La carte a été fichée pendant un mois sur la glace; elle y a été vue par toutes les visites. On a la possibilité de dire dans sa société secondaire comment sont meublés les salons de la duchesse ***, la robe que portait la marquise ***, et autres remarques de cette nature. Le but auquel ces invités prétendent est atteint, et peut-être seraient-ils moins fiers d'être admis chez la duchesse *** si elle était plus polie.

Chez nous, personne ne supporterait un pareil traitement. J'ai quelquefois pensé que la supériorité de la société française sur toutes les autres tenait à ce que nous établissons que la personne qui reçoit, celle qui fait les frais d'une soirée ou d'un dîner, est l'obligée des personnes qui s'y rendent et que, partout ailleurs, c'est le contraire. Si on veut y réfléchir, on trouvera, je crois, combien cette seule différence doit amener de facilité dans le commerce et d'urbanité dans les formes.

Les immenses raouts anglais sont si peu en proportion avec la taille des maisons qu'ordinairement le trop plein des salons s'étend dans l'escalier et quelquefois jusque dans la rue où les embarras de voitures ajoutent encore à l'ennui de ces réunions. La liberté anglaise (et là je ne reconnais pas la haute judiciaire du pays) n'admet pas qu'on établisse aucun ordre dans les files. C'est à coup de timon et en lançant les chevaux les uns contre les autres qu'on arrive, ou plutôt qu'on n'arrive pas. Il n'y a pas de soirée un peu à là mode où il ne reste deux ou trois voitures brisées sur le pavé. Cela étonne encore plus à Londres où elles sont si belles et si soignées.

Les raouts ont exalté le sentiment que je portais déjà à nos bons et utiles gendarmes; mon amour pour la liberté a toujours fléchi devant eux. Je me rappelle entre autre les avoir appelés de tous mes vœux un soir où nous fûmes sept quarts d'heure en perdition, prêts à être broyés en cannelle à chaque instant, pour arriver chez lady Hertford. Nous partions de Portman square; elle demeurait dans Manchester square: il y a bien pour une minute de chemin, lorsqu'il est libre.

Pour éviter au prince régent l'ennui de ces embarras; il arrivait dans le salon de la marquise en traversant un petit jardin et par la fenêtre. C'était fort simple assurément, mais, quand cette fenêtre s'élevait à grand bruit pour le laisser entrer, un sourire involontaire passait sur toutes les figures.

En outre de la fatigue de ces assemblées, ce qui les rend odieuses aux étrangers c'est l'heure où elles commencent. J'en avais perdu le souvenir. Engagée à un bal le lendemain du raout de lady Hertford, j'avais vu sonner minuit sans que ma mère songeât à partir. Je la pressai de s'y décider.

«Vous le voulez, j'y consens, mais nous gênerons.»

Pour cette fois, nous ne trouvâmes pas de file; nous étions les premières, les salons n'étaient pas achevés d'éclairer. La maîtresse de la maison entra tirant ses gants; sa fille n'eut achevé sa toilette qu'une demi-heure plus tard, et la foule ne commença à arriver qu'à près d'une heure du matin.

Je me suis laissé raconter que beaucoup de femmes se couchent entre leur dîner et l'heure où elles vont dans le monde pour être plus fraîches. Je crois que c'est un conte, mais certainement beaucoup s'endorment par ennui.

Pendant que je suis sur l'article des bals, il me faut parler d'un très beau et très bizarre par la situation des gens qui le donnaient.

Le marquis d'Anglesey, après avoir été marié vingt et un ans à une Villiers et en avoir eu une multitude d'enfants, avait divorcé en Écosse où la loi admet les infidélités du mari comme cause suffisante. Il venait d'épouser lady Émilie Wellesley qui, divorcée pour son compte en Angleterre, laissait aussi une quantité d'enfants à un premier mari.

La marquise d'Anglesey avait, de son côté, épousé le duc d'Argyll. Elle n'était pas dans la catégorie des femmes divorcées et continuait à être admise chez la Reine et dans le monde. Toutefois ce second mariage avait été si prompt qu'on tenait qu'elle était, tout au moins, d'accord avec lord d'Anglesey pour amener leur divorce. Plusieurs filles (les ladys Paget) de dix-huit à vingt-deux ans résidaient chez leur père, mais allaient dans le monde menées par la duchesse.

Lord d'Anglesey avait eu la jambe emportée à la bataille de Waterloo. Son état très alarmant pendant longtemps avait excité un vif intérêt dans la société; il en avait reçu des preuves soutenues. Pour témoigner de sa reconnaissance, il imagina de donner une grande fête à ses nombreux amis à l'occasion de son rétablissement.

On construisit une salle de bal à la suite des beaux appartements d'Uxbridge House, et tous les préparatifs furent faits par le marquis et la nouvelle lady d'Anglesey sur le pied de la plus grande magnificence. Les billets, dans une forme très inusitée, n'étaient au nom de personne. Lord d'Anglesey, en adressant ses remerciements à monsieur et madame un tel de leurs soins obligeants, espéraient qu'ils viendraient passer la soirée du ... à Uxbridge House.

Un moment avant l'arrivée de la société, lady d'Anglesey, femme divorcée qu'on ne voyait pas, après avoir veillé à tous les arrangements, partit pour la campagne. Lord d'Anglesey, trop tendre et trop galant pour laisser son épouse dans la solitude, l'accompagna. De sorte qu'il n'y avait plus ni maître, ni maîtresse de maison là où se donnait cette grande fête. Les filles de la première femme en faisaient les honneurs et, par courtoisie, elles s'étaient associé mesdemoiselles Wellesley, filles de la seconde par son premier mari avec lequel elles demeuraient.

Il faut avouer qu'on ne pouvait guère concevoir une idée plus étrange que celle d'appeler le public chez soi dans de pareils prédicaments.

Ce bal fut illustré par une autre singularité. Lady Caroline Lamb avait fait paraître quelques jours avant le roman de Glenarvon. C'était le récit de ses aventures avec le fameux lord Byron, aventures poussées le plus loin possible. Elle avait fait entrer dans le cadre de son roman tous les personnages marquants de la société et surtout les membres de sa propre famille, y compris son mari William Lamb (devenu depuis lord Melbourne).

À la vérité, elle lui accordait un très beau caractère et une fort noble conduite; elle avait été moins bénévole pour beaucoup d'autres, et, comme les noms étaient supposés, on se disputait encore sur les personnes qu'elle avait prétendu peindre.

À ce bal d'Uxbridge House, je l'ai vue, pendue amoureusement au bras de son mari et distribuant la clef, comme elle disait, de ses personnages fort libéralement. Elle avait eu le soin d'en faire faire de nombreuses copies où le nom supposé et le nom véritable étaient en regard, et c'étaient ceux de gens présents ou de leurs parents et amis. Cette scène complétait la bizarrerie de cette singulière soirée.

Je renonçai bien vite à mener la vie de Londres; en outre qu'elle m'ennuyait, j'étais souffrante. J'avais rapporté de Gênes une douleur rhumatismale dans la tête qui n'a cédé que quatre ans après, à l'effet des eaux d'Aix, et qui me rendait incapable de prendre part aux plaisirs bruyants.

Aussi n'éprouvai-je aucun regret de ne point assister aux fêtes données en France pour le mariage de monsieur le duc de Berry. Les récits qui nous en arrivaient les représentaient comme ayant été aussi magnifiques que le permettait la détresse générale du royaume. Elles avaient été plus animées qu'on ne devait s'y attendre dans de si pénibles circonstances. La plupart de ceux appelés à y figurer appartenaient à une classe de personnes qui regardent la Cour comme nécessaire au complément de leur existence. Quand une circonstance quelconque de disgrâce ou de politique les tire de cette atmosphère, il manque quelque chose à leur vie. Un grand nombre d'entre elles avaient été privées d'assister à des fêtes de Cour par les événements de la Révolution; elles y portaient un entrain de débutantes et un zèle de néophytes qui simulaient au moins la gaieté si elle n'était pas complètement de bon aloi.

Je ne sais jusqu'à quel point le public s'identifia à ces joies; j'étais absente et les rapports furent contradictoires. De tous les récits, il n'est resté dans ma mémoire qu'un mot du prince de Poix. Le jour de l'entrevue à Fontainebleau, le duc de Maillé, s'adressant à un groupe de courtisans qui, comme lui, sortaient des appartements, leur dit:

«Savez-vous, messieurs, que notre nouvelle princesse a un œil plus petit que l'autre.

—Je n'ai pas du tout vu cela», reprit vivement le prince de Poix.

Mais après avoir réfléchi, il ajouta:

«Peut-être madame la duchesse de Berry a-t-elle l'œil gauche un peu plus grand.»

Cette réponse est trop classique en son genre pour négliger de la rapporter.

Je reviens à Londres. Je ne sortais guère de l'intérieur de l'ambassade, où nous avions fini par attirer quelques habitués, que pour aller chez les collègues du corps diplomatique, chez les ministres et à la Cour dont je ne pouvais me dispenser.

CHAPITRE IV

La famille d'Orléans à Twickenham. — Espionnage exercé contre elle. — Division entre le roi Louis XVIII et monsieur le duc d'Orléans à Lille en 1815. — Intérieur de Twickenham. — Mots de la princesse Marie. — La comtesse de Vérac. — Naissance d'une princesse d'Orléans. — La comtesse Mélanie de Montjoie. — Le baron de Montmorency. — Le comte Camille de Sainte-Aldegonde. — Le baron Athalin. — Monsieur le duc de Bourbon. — La princesse Louise de Condé.

Je ne mets pas au rang des devoirs, car ce m'était un plaisir, de fréquentes visites à Twickenham. Monsieur le duc d'Orléans y était retiré avec les siens; il y menait une vie simple, exclusivement de famille.

Avant l'arrivée de mon père, la sottise courtisane de monsieur de La Châtre l'avait entouré d'espions à gages qui empoisonnaient ses actions les plus innocentes et le tourmentaient de toutes façons. Mon père mit un terme à ces ignobles tracasseries et les exilés de Twickenham lui en surent gré, d'autant qu'en montrant leur conduite telle qu'elle était en effet, il leur ouvrait les portes de la France où ils aspiraient à rentrer.

Un des agents rétribués par la police française vint dire à mon père, un beau matin, que monsieur le duc d'Orléans se démasquait enfin. Des proclamations factieuses s'imprimaient clandestinement à Twickenham et des ballots allaient s'expédier sur les côtes de France. Le révélateur assurait pouvoir s'en procurer.

«Hé bien, lui dit mon père, apportez-moi, je ne dis pas seulement une proclamation, mais une publication bien moins grave, sortie d'une presse établie à Twickenham et je vous compte cent guinées sur-le-champ.» Il attendit vainement.

Le dimanche suivant, allant faire une visite le soir à madame la duchesse d'Orléans, nous trouvâmes toute la famille autour d'une table, composant une page d'impression. On avait acheté, pour divertir les enfants, une petite imprimerie portative, un véritable joujou, et on les en amusait le dimanche. Déjà on avait tiré quelques exemplaires d'une fable d'une vingtaine de vers, faite par monsieur le duc de Montpensier dans son enfance; c'était le travail d'un mois: et voilà la presse clandestine destinée à bouleverser le monde!

Ces niaises persécutions ne servaient qu'à irriter monsieur le duc d'Orléans. Louis XVIII l'a constamment abreuvé de dégoûts, en France et à l'étranger. La rencontre à Lille, où le dissentiment sur la conduite à tenir fut si public, avait achevé de fomenter leur mutuelle intimité.

À la première nouvelle du débarquement de l'Empereur à Cannes, monsieur le duc d'Orléans avait accompagné Monsieur à Lyon. Revenu à Paris avec ce prince, il était reparti seul pour Lille où il avait préparé, avec le maréchal Mortier, la défense de la place. Quand le Roi y fut arrivé, il l'engagea à y établir le siège de son gouvernement. Le Roi, après quelque hésitation, le promit; il donna parole tout au moins de ne point abandonner le sol français. Ce furent ses derniers mots à monsieur le duc d'Orléans lorsque celui-ci se retira dans l'appartement qu'il occupait. Trois heures après, on vint le réveiller pour lui apprendre que le Roi était parti et prenait la route de Belgique; les ordres étaient déjà donnés lorsqu'il assurait vouloir rester en France. Monsieur le duc d'Orléans, courroucé de ce secret gardé envers lui, écrivit au Roi pour se plaindre amèrement, au maréchal Mortier pour le dégager de toutes ses promesses et, renonçant à suivre le Roi, s'embarqua pour rejoindre sa famille en Angleterre. Il loua une maison à Twickenham, village qu'il avait déjà habité lors de la première émigration.

Aussitôt que la famille d'Orléans se fut bien persuadée que le successeur de monsieur de La Châtre ne suivrait pas ses errements et qu'elle n'avait aucune tracasserie à craindre de mon père, la confiance la plus loyale s'établit et monsieur le duc d'Orléans ne fit aucune démarche que d'accord avec lui. Il poussa la déférence envers le gouvernement du Roi jusqu'à ne recevoir personne à Twickenham sans en donner avis à l'ambassadeur et toutes ses démarches en France furent combinées avec lui.

L'espionnage tomba de lui-même. Monsieur Decazes rappela les agents que monsieur de La Châtre lui avait représentés comme nécessaires; et, puisque je dis tout, peut-être la crainte de voir retirer les fonds secrets qu'il recevait pour ce service rendait-elle l'ambassadeur plus méticuleux.

Mademoiselle fut la dernière ramenée à la confiance, mais aussi elle le fut complètement et à jamais. C'est pendant ces longues journées de campagne que j'ai eu occasion d'apprécier la distinction de son esprit et la franchise de son caractère. Mon tendre dévouement pour son auguste belle-sœur se développait chaque jour de plus en plus.

La conversation de monsieur le duc d'Orléans n'a peut-être jamais été plus brillante qu'à cette époque. Il avait passé l'âge où une érudition aussi profonde et aussi variée paraissait un peu entachée de pédantisme. L'impartialité de son esprit lui faisait comprendre toutes les situations et en parler avec la plus noble modération. Son bonheur intérieur calmait ce que sa position politique pouvait avoir d'irritant, et, au fond, je ne l'ai jamais vu autant à son avantage, ni peut-être aussi content, que dans le petit salon de Twickenham, après d'assez mauvais dîners que nous partagions souvent.

De leur côté, les princes habitants de Twickenham n'avaient point d'autre pied-à-terre à Londres que l'ambassade dans les courses assez rares qu'ils y faisaient.

Monsieur le duc de Chartres, quoique bien jeune, était déjà un bon écolier, mais n'annonçait ni l'esprit, ni la charmante figure que nous lui avons vus. Il était délicat et un peu étiolé comme un enfant né dans le Midi. Ses sœurs avaient échappé à cette influence du soleil de Palerme.

L'aînée, distinguée dès le berceau par l'épithète de la bonne Louise, a constamment justifié ce titre en marchant sur les traces de son admirable mère: elle était fraîche, couleur de rose et blanc, avec une profusion de cheveux blonds. La seconde, très brune et plus mutine, était le plus délicieux enfant que j'aie jamais rencontré: Marie n'était pas si parfaite que Louise, mais ses sottises étaient si intelligentes et ses reparties si spirituelles qu'on avait presque l'injustice de leur accorder la préférence.

Ma mère en raffolait. Un jour où elle avait été bien mauvaise, madame la duchesse d'Orléans la fit gronder par elle. La petite princesse fut désolée. À notre prochaine visite madame de Vérac, dame d'honneur de madame la duchesse d'Orléans, dit à ma mère:

«Vous n'avez que des compliments à faire aujourd'hui, madame d'Osmond; la princesse Marie a été sage toute la semaine. Elle a appris à faire la révérence, voyez comme elle la fait bien; elle a été polie; elle a bien pris ses leçons, enfin madame la duchesse d'Orléans va vous dire qu'elle en est très contente.»

Ma mère caressa le joyeux enfant; ses parents étaient à la promenade; un instant après nous vîmes la petite princesse à genoux à côté de madame de Vérac:

«Que faites-vous là, princesse Marie?

—Je vous fais de la reconnaissance, et puis au bon Dieu.»

Qu'on me passe encore deux histoires de la princesse Marie. L'année suivante, on donnait sur le théâtre de Drury Lane une de ces arlequinades où les anglais excellent; tous les enfants de la famille d'Orléans devaient y assister après avoir passé la journée à l'ambassade. On arriva un peu trop tôt; le dernier acte d'une tragédie où jouait mademoiselle O'Neil n'était pas achevé. Au bout de quelques minutes, la princesse Marie se retourna à sa gouvernante:

«Donnez-moi mon mouchoir, madame Mallet. Je ne suis pas méchante je vous assure, mais mes yeux pleurent malgré moi; cette dame a la voix si malheureuse!»

Plus tard, lorsqu'elle avait près de six ans, je me trouvai un soir au Palais-Royal; la princesse Marie s'amusait à élever des fortifications avec des petits morceaux de bois taillés à cet effet, et recevait les critiques d'un général dont elle avait sollicité le suffrage. Elle releva son joli visage et avec sa petite mine si piquante, lui dit:

«Ah! sans doute, général, ce n'est pas du Vauban.»

Monsieur le duc de Nemours, ou plutôt Moumours, comme il commençait à s'appeler lui-même, était beau comme le jour.

Madame la duchesse d'Orléans était accouchée à Twickenham d'une petite princesse qu'elle nommait la fille de monsieur d'Osmond, parce que mon père avait été appelé à constater son état civil. Ce maillot complétait la famille.

Tout le monde dans l'intérieur s'entendait pour que ces enfants reçussent dès le berceau la meilleure éducation qu'il fût possible d'imaginer; je n'en ai jamais connu de plus soignés et de moins gâtés.

Le reste des habitants se composait ainsi: La comtesse de Vérac, née Vintimille, dame d'honneur de madame la duchesse d'Orléans dès Palerme, excellente personne, dévouée à sa princesse et dont la mort a été une perte réelle pour le Palais-Royal; madame de Montjoie, aussi distinguée par les qualités du cœur que par celles de l'esprit, était attachée à Mademoiselle depuis leur première jeunesse à toutes deux et identifiée de telle façon qu'elle n'a ni autre famille ni autres intérêts. Raoul de Montmorency et Camille de Sainte-Aldegonde, aides de camp de monsieur le duc d'Orléans, se partageant entre la France et Twickenham.

Monsieur Athalin y résidait à poste fixe. Avant 1814, il était officier d'ordonnance de l'Empereur. Monsieur le duc d'Orléans, suivant son système d'amalgame, l'avait pris pour aide camp avec l'agrément du Roi; mais, en 1815, il était retourné près de son ancien chef en écrivant au prince une lettre fort convenable. Les Cent-Jours terminés, monsieur le duc d'Orléans répondit à cette lettre en l'engageant à venir le rejoindre. Monsieur Athalin profita de cette indulgence. Elle fut très mal vue à la Cour des Tuileries, mais elle a fondé le dévouement sans bornes qu'il porte à ses nobles protecteurs.

La gouvernante des princesses et l'instituteur de monsieur le duc de Chartres, monsieur du Parc, homme de mérite, complétaient les commensaux de cet heureux intérieur. On y menait la vie la plus calme et la plus rationnelle. Si on y conspirait, c'était assurément à bien petit bruit et d'une façon qui échappait même à l'activité de la malveillance.

Je voudrais pouvoir parler en termes également honorables du pauvre duc de Bourbon; mais, si toutes les vertus familiales semblaient avoir élu domicile à Twickenham, toutes les inconvenances habitaient avec lui dans une mauvaise ruelle de Londres où il avait pris un appartement misérable. Un seul domestique l'y servait; il n'avait pas de voiture.

Mon père était chargé de le faire renoncer à cette manière de vivre, mais il ne put y réussir. Après sa triste apparition dans la Vendée, il s'était embarqué et était arrivé à Londres pendant les Cent-Jours. Monsieur le prince de Condé le rappelait auprès de lui et mettait à sa disposition toutes les sommes dont il pouvait avoir besoin; mais lui persistait à continuer la même existence. Il dînait dans une boutique de côtelettes, Chop house, car cela ne mérite pas le nom de restaurateur, se rendait alternativement à un des théâtres, attendait en se promenant sous les portiques que l'heure du demi-prix fût arrivée, entrait dans la salle et en ressortait à la fin du spectacle avec une ou deux mauvaises filles qui variaient tous les jours et qu'il menait souper dans quelque tabagie, alliant ainsi les désordres grossiers avec ses goûts parcimonieux. Quelquefois, lord William Gordon était de ces parties, mais plus souvent il allait seul: C'était pour jouir de cette honorable vie qu'il s'obstinait à rester en Angleterre, et toutes les supplications ne purent le décider à partir à temps pour recevoir le dernier soupir de son père.

Par d'autres motifs, la princesse sa sœur refusait aussi de rentrer en France; c'était à cause de sa haine pour le Concordat. J'avais une grande vénération spéculative pour cette jeune Louise de Condé, pleurant au pied des autels les crimes de son pays et offrant en sacrifice un si pur holocauste pour les expier.

Je m'en étais fait un roman; mais il fallait éviter d'en apercevoir l'héroïne, commune, vulgaire, ignorante, banale dans ses pensées, dans ses sentiments, dans ses actions, dans ses paroles, dans sa personne. On était tenté de plaindre le bon Dieu d'être si constamment importuné par elle; elle l'appelait en aide dans toutes les circonstances les plus futiles de sa puérile existence. Je lui ai vu dire oraison pour retrouver un peloton de laine tombé sous sa chaise: c'était la caricature d'une religieuse de comédie. Mon père fut obligé de lui faire presque violence pour la décider à partir.

CHAPITRE V

Lord Castlereagh. — Lady Castlereagh. — Cray Farm. — Dévouement de lady Castlereagh pour son mari. — Accident et prudence. — Soupers de lady Castlereagh. — Partie de campagne chez lady Liverpool. — Ma toilette à la Cour de la Reine. — Beauté de cette assemblée. — Baptême de la petite princesse d'Orléans. — La princesse de Talleyrand. — Elle consent à se séparer du prince de Talleyrand. — La comtesse de Périgord. — La duchesse de Courlande. — La princesse Tyszkiewicz. — Mariage de Jules de Polignac.

J'ai déjà dit que je n'avais eu aucune connaissance détaillée des affaires par mon père. Je n'en ai su que ce qui est assez public pour qu'il n'y ait point d'intérêt à le raconter. Chaque semaine, il recevait deux courriers de Paris toujours chargés d'une longue lettre particulière du duc de Richelieu. Il lui répondait aussi directement, de sorte que les bureaux et la légation n'étaient pas initiés au fond de ces négociations dont le but, pourtant, était patent pour tout le monde. Il s'agissait d'obtenir quelque soulagement à l'oppression de notre pauvre patrie. Le cœur du ministre et de l'ambassadeur battaient à l'unisson; leur vie entière y était consacrée.

Lord Castlereagh était un homme d'affaires avec de l'esprit, de la capacité, du talent même, mais sans haute distinction. Il connaissait parfaitement les hommes et les choses de son pays; il s'en occupait depuis l'âge de vingt ans; mais il était parfaitement ignorant des intérêts et des rapports des puissances continentales.

Lorsqu'à la fin de 1813 une mission, confiée à Pozzo, l'attira au quartier général des souverains alliés, il savait seulement que le blocus minait l'Angleterre, qu'il fallait abattre la puissance en position de concevoir une pareille idée, ou du moins la mettre hors d'état de la réaliser, et que l'Autriche devait être l'alliée naturelle de l'Angleterre. Il n'en fallait pas davantage pour le livrer à l'habileté du prince de Metternich. Lord Castlereagh est une des premières médiocrités puissantes sur laquelle il ait exercé sa complète domination.

Toujours et en tout temps les affaires anglaises se font exclusivement par les anglais et à Londres; mais, pour tout ce qui tenait à la politique extérieure, Downing Street se trouvait sous la surveillance de la chancellerie de Vienne; et je crois que cette situation s'est prolongée autant que la vie de lord Castlereagh.

Lorsque je l'ai connu, il ne donnait aucun signe de la fatale maladie héréditaire qui l'a porté au suicide. Il était, au contraire, uniformément calme et doux, discutant très bien les intérêts anglais, mais sans passion et toujours parfaitement gentlemanlike. Il parlait assez mal français; une de ses phrases habituelles dans les conférences était: «Mon cher ambassadeur, il faut terminer cela à l'aimable»; mais, si le mot était peu exact, le sentiment qui l'inspirait se montrait sincère.

Lord Castlereagh avait une grande considération pour le caractère loyal du duc de Richelieu, et la confiance qu'il inspirait a, partout, facilité les négociations dans ces temps de néfaste mémoire.

J'avais connu lady Castlereagh assez belle: devenue très forte et très grasse, elle avait perdu toute distinction en conservant de beaux traits. Elle avait peu d'esprit mais beaucoup de bienveillance, et une politesse un peu banale sans aucun usage du monde.

Au congrès de Vienne, elle avait inventé de se coiffer avec les ordres en diamants de son mari et avait placé la jarretière en bandeau sur son front. Le ridicule de cette exhibition l'avait empêchée de la renouveler, et les boîtes, que les traités faisaient abonder de toutes parts, fournissaient suffisamment à son goût très vif pour la parure et les bijoux. Toutefois, il était dominé par celui de la campagne, des fleurs, des oiseaux, des chiens et des animaux de toute espèce.

Elle n'était jamais si heureuse qu'à Cray où lord Castlereagh avait une véritable maison de curé. On descendait de voiture à une petite barrière qui, à travers deux plates-bandes de fleurs communes, donnait accès à une maison composée de trois pièces. L'une servait de salon et de cabinet de travail au ministre, l'autre de salle à manger, la plus petite de cabinet de toilette. Au premier, il y avait trois chambres à coucher: l'une appartenait au ménage Castlereagh, les deux autres se donnaient aux amis parmi lesquels on comptait quelques ambassadeurs. Mon père a été plusieurs fois à demeure, pendant quelques jours, à Cray farm; il m'a dit que l'établissement n'était guère plus magnifique que le local.

Lady Castlereagh avait le bon goût d'y renoncer à ses atours. On l'y trouvait en robe de mousseline, un grand chapeau de paille sur la tête, un tablier devant elle et des ciseaux à la main émondant ses fleurs. Derrière cette maison, dont l'entrée était si prodigieusement mesquine mais qui était située dans un charmant pays et jouissait d'une vue magnifique, il y avait un assez grand enclos, des plantes rares, une ménagerie et un chenil qui partageaient, avec les serres, les sollicitudes de lady Castlereagh.

Jamais elle ne s'éloignait de son mari. Elle était près de son bureau pendant qu'il travaillait. Elle le suivait à la ville, à la campagne; elle l'accompagnait dans tous ses voyages; mais aussi jamais elle ne paraissait dérangée ni contrariée de quoi que ce fût. Elle passait les nuits, supportait le froid, la faim, la fatigue, les mauvais gîtes sans se plaindre et sans même avoir l'air d'en souffrir. Enfin elle s'arrangeait pour être le moins incommode possible dans la présence réelle qu'elle semblait lui imposer. Je dis semblait, parce que les plus intimes croyaient qu'en cela elle suivait sa propre volonté plus que celle de lord Castlereagh. Jamais, pourtant, il ne faisait la moindre objection.

Avait-elle découvert quelque signe de cette maladie, qu'une si affreuse catastrophe a révélée au monde, et voulait-elle être présente pour en surveiller les occasions et en atténuer les effets? Je l'ai quelquefois pensé depuis. Ce serait une explication bien honorable de cette présence persévérante qui paraissait quelquefois un peu ridicule et dont nous nous moquions dans le temps. Quoi qu'il en soit, jamais lady Castlereagh ne permettait à son mari une séparation d'une heure, et cependant on ne l'a point accusée de chercher à exercer une influence politique. J'ai été témoin d'une occasion où elle montra beaucoup de caractère.

Parmi tous ses chiens, elle possédait un bull-dog. Il se jeta un jour sur un petit épagneul qu'il s'apprêtait à étrangler lorsque lord Castlereagh interposa sa médiation. Il fut cruellement mordu à la jambe et surtout à la main. Il fallut du secours pour faire lâcher prise au bull-dog qui écumait de colère. Lady Castlereagh survint; son premier soin fut de caresser le chien, de le calmer. Les bruits de rage ne tardèrent pas à circuler; elle n'eut jamais l'air de les avoir entendus. Le bull-dog ne quittait pas la chambre où lord Castlereagh était horriblement souffrant de douleurs qui attaquèrent ses nerfs. Les indifférents s'indignaient des caresses que lady Castlereagh prodiguait à une si méchante bête. Elle ne s'en inquiétait nullement et faisait vivre son mari familièrement avec cet ennemi domestique, évitant ainsi toutes les inquiétudes que l'imagination aurait pu lui causer. Ce n'est qu'au bout de quatre mois, quand lord Castlereagh fut complètement guéri, que, d'elle-même, elle se débarrassa du chien que jusque-là elle avait comblé de soins et de caresses.

Lady Castlereagh n'était pas une personne brillante, mais elle avait un bon sens éminent. À Londres, elle donnait à souper le samedi après l'opéra. Elle avait préféré ce jour-là parce qu'elle n'aimait pas à veiller et que, le rideau tombant à minuit précis, pour que la représentation n'entamât pas sur la journée du dimanche, on arrivait plus tôt chez elle qu'on n'aurait fait tout autre jour de la semaine; ce qui, pour le dire en passant, donne l'idée des heures tardives que la mode imposait aux fashionables de Londres quoique tout le monde s'en plaignît.

Ces soupers de lady Castlereagh, moins cohue que ses raouts, étaient assez agréables. Le corps diplomatique y était admis de droit, ainsi que les personnes du gouvernement; les autres étaient invitées de vive voix et pour chaque fois.

Au nombre des choses changées, ou que j'avais oubliées, pendant mon absence, se trouvait le costume que les femmes portaient à la campagne. Je l'appris à mes dépens. J'avais été assez liée avec lady Liverpool dans notre mutuelle jeunesse. Elle m'engagea à venir dîner à quelques milles de Londres où lord Liverpool avait une maison fort médiocre, quoique très supérieure au Cray de son collègue Castlereagh.

Elle me recommanda d'arriver de bonne heure pour me montrer son jardin et faire une bonne journée de campagne. J'y allai avec mon père. Des affaires le retinrent et nous n'arrivâmes qu'à cinq heures et demie. Lady Liverpool nous gronda de notre retard puis nous promena dans son jardin, ses serres, son potager, sa basse-cour, son poulailler, son toit à porcs, tout cela médiocrement soigné.

Lord Liverpool arriva de Londres; nous le laissâmes avec mon père et prîmes le chemin de la maison. J'étais vêtue, il m'en souvient d'une redingote de gros de Tours blanc garnie de ruches tout autour; j'avais un chapeau de paille de riz avec des fleurs, je me croyais très belle. En entrant dans la maison, lady Liverpool me dit:

«Voulez-vous venir dans ma chambre pour ôter votre pelisse et votre chapeau. Avez-vous amené votre femme de chambre ou voulez-vous vous servir de la mienne?»

Je lui répondis un peu embarrassée, que je n'avais pris aucune précaution pour changer de toilette:

«Ah! cela ne fait rien du tout, reprit-elle, voilà un livre pendant que je vais faire la mienne.»

À peine j'étais seule que j'entendis arriver une voiture et bientôt je vis entrer lady Mulgrave, en robe de satin, coiffée en cheveux avec des bijoux et des plumes, puis parut miss Jenkinson, la nièce de la maison, avec une robe de crêpe, des souliers blancs et une guirlande de fleurs, puis enfin lady Liverpool elle-même, vêtue je ne sais comment, mais portant sur sa tête un voile à l'Iphigénie retenu avec un diadème d'or incrusté de pierreries. Je ne savais où me fourrer. Je crus qu'il s'agissait d'un grand dîner diplomatique et que nous allions voir arriver successivement toutes les élégantes de Londres.

Nous nous mîmes à table huit personnes dont cinq étaient de la maison. On n'attendait pas d'autres convives; mais c'est l'usage de s'habiller, pour dîner seul à la campagne, comme on le serait pour aller dans le grand monde. Je me le tins pour dit, et, depuis, je n'ai plus commencé les bonnes journées de campagne avant sept heures et demie, et vêtue en costume de ville.

Pendant que je suis sur l'article toilette, il me faut raconter celle avec laquelle j'allai à la Cour. Peut-être, dans vingt ans, sera-t-elle aussi commune qu'elle me parut étrange lorsque je la portai. Commençons par la tête.

Ma coiffure était surmontée du panache de rigueur. J'avais obtenu à grand'peine du plumassier à la mode, Carberry, qu'il ne fut composé que de sept énormes plumes, c'était le moins possible. Les panaches modérés en avaient de douze à quinze et quelques-uns jusqu'à vingt-cinq. Au-dessous du panache (c'est le nom technique), je portais une guirlande de roses blanches qui surmontait un bandeau de perles. Des agrafes et un peigne de diamants, des barbes de blonde achevaient la coiffure.

Ce mélange de bijoux, de fleurs, de plumes, de blondes choquait fort à cette époque notre goût resté classique depuis les costumes grecs. Mais ce n'est encore rien.

Le buste était à peu près arrangé comme à l'ordinaire. Lorsque le corsage fut ajusté, on me passa un énorme panier de trois aunes de tour qui s'attachait à la taille avec des aiguillettes. Ce panier était de toile gommée, soutenue par des baleines, qui lui donnaient une forme très large devant et derrière et très étroite des côtés. Le mien avait, sur une jupe de satin, une seconde jupe de tulle garnie d'un grand falbala de dentelle d'argent. Une troisième un peu moins longue en tulle lamé d'argent, garnie d'une guirlande de fleurs, était relevée en draperie, de sorte que la guirlande traversait en biais tout le panier. Les ouvertures des poches étaient garnies de dentelles d'argent et surmontées d'un gros bouquet. J'en portais un devant moi de façon que j'avais l'air de sortir d'une corbeille de fleurs. Du reste, tous les bijoux possibles à accumuler. Le bas de robe de satin blanc bordé en argent était retroussé en festons et n'atteignait pas au bas de la jupe, c'était l'étiquette. La Reine seule le portait traînant, les princesses détaché mais à peine touchant terre.

Lorsque j'avais vu les immenses apprêts de cette toilette, j'étais restée partagée entre l'envie de rire de leur énormité, qui me paraissait bouffonne, et le chagrin de m'affubler si ridiculement. Je dois avouer que, lorsqu'elle fut achevée, je me trouvai assez à mon gré et que ce costume me sembla seyant.

Comme je suivais ma mère, je profitai des privilèges diplomatiques; il nous amenèrent par des routes réservées au pied du grand escalier. On y avait établi tout du long une espèce de palissade qui le séparait en deux. D'un côté de cette balustrade, nous montions très à l'aise; de l'autre, nous voyions les lords et les ladys s'écraser et s'étouffer avec une violence dont les foules anglaises donnent seules l'exemple. Je pensais, à part moi, que cette distinction, en pleine vue, déplairait bien chez nous. Au haut de l'escalier, la séparation se refit plus discrète; les personnes ayant les entrées passèrent dans une salle à part. Elles furent admises les premières dans le salon de la Reine.

On lui avait fabriqué une espèce de fauteuil où, montée sur un marchepied et appuyée sur des coussins, elle paraissait être debout. Avec son étrange figure, elle avait tout l'air d'une petite pagode de Chine. Toutefois, elle tenait très bien sa Cour. Les princesses, suivant l'ordre de l'étiquette, étaient placées de chaque côté. En l'absence de la princesse Charlotte qui aurait eu le premier rang, il était occupé par la duchesse d'York.

Le prince régent se tenait debout vis-à-vis de la Reine, entouré de ses frères et de sa maison. Il s'avançait pour parler aux femmes, après qu'elles avaient passé devant la Reine.

Les ambassadrices avaient ou prenaient (car on accusait la comtesse de Lieven d'une usurpation) le droit de se mettre à la suite des princesses, après avoir fait leur cour et d'assister au reste de la réception. Je fus charmée de profiter de cet usage pour voir bien à mon aise défiler toute cette riche et brillante procession. Comme à cette époque de la vie de la Reine la Cour n'avait lieu qu'une ou deux fois par an, la foule était considérable et les présentations très nombreuses.

Nulle part la beauté des anglaises n'était plus à son avantage. Le plein jour de deux immenses fenêtres, devant lesquelles elles stationnaient, faisait valoir leur teint animé par la chaleur et un peu d'émotion. Les jeunes filles de dix-huit ans joignaient à l'éclat de leur âge la timidité d'un premier début qui n'est pas encore de la gaucherie, et les mères, en grand nombre, conservaient une fraîcheur que le climat d'Angleterre entretient plus longuement qu'aucun autre.

À la vérité, quand elles s'avisent d'être laides, elles s'en acquittent dans une perfection inimitable. Il y avait des caricatures étranges; mais, en masse, je n'ai jamais vu une plus belle assemblée.

Ce costume insolite, en laissant aux femmes tous leurs avantages, les dispensait de la grâce dont, pour la plupart, elles sont dépourvues, de sorte que, loin d'y perdre, elles y gagnaient de tout point. L'usage des paniers a cessé depuis la mort de la vieille reine Charlotte. On a adopté le costume de la Cour de France pendant la Restauration.

J'avais été présentée lors de mon mariage, mais c'était dans un autre local et avec des formes différentes. D'ailleurs, j'étais dans ce temps-là plus occupée de moi-même que de remarquer les autres et j'en conserve un très faible souvenir. Au lieu que la matinée que je passai, en 1816, à Buckingham House m'amusa extrêmement.

Le baptême de la petite princesse d'Orléans donna lieu à Twickenham à une fête telle que le permettait un pareil local. L'empereur d'Autriche, représenté par son ambassadeur, le prince Paul Esterhazy, était parrain. Il y eut un grand déjeuner où assistèrent le prince régent, le duc et la duchesse d'York, les ducs de Kent et de Glocester. La vieille Reine et les princesses y vinrent, de Frogmore, faire une visite.

Je m'étais flattée d'y voir la princesse Charlotte, mais le prince Léopold arriva seul, chargé de ses excuses; un gros rhume servit de prétexte. Le véritable motif était sa répugnance à se trouver avec sa grand'mère et ses tantes. Elle l'avoua plus tard à madame la duchesse d'Orléans. Elle l'aimait beaucoup et venait souvent faire des courses à Twickenham, mais je ne l'y ai jamais rencontrée.

On comprend que la journée du baptême fut lourde et fatigante. Ce diable chargé de princes, dans une modeste maison bourgeoise, se portait sur les épaules de tout le monde. On fit un grand soupir de soulagement quand la dernière voiture emporta la dernière Altesse Royale et la dernière Excellence et que, selon l'expression obligeante de madame la duchesse d'Orléans, nous nous retrouvâmes en famille.

En outre des affaires de l'État, mon père était encore chargé d'une autre négociation. Le prince de Talleyrand l'avait prié de faire ce qu'il appelait entendre raison à sa femme. Elle s'était réfugiée en Angleterre pendant les Cent-Jours et, depuis, il l'y retenait sous divers prétextes. Le fait était que monsieur de Talleyrand, amoureux comme un homme de dix-huit ans de sa nièce, la comtesse Edmond de Périgord, se serait trouvé gêné par la présence de la princesse. On comprend, du reste, qu'il ne fit pas cette confidence à mon père et qu'il chercha d'autres raisons. Cependant cette commission lui était fort désagréable; il la trouva beaucoup plus facile qu'il ne s'y attendait.

Madame de Talleyrand, malgré sa bêtise, avait un bon sens et une connaissance du monde qui lui firent comprendre que ce qu'il y aurait de plus fâcheux pour le prince et pour elle, serait d'amuser le public de leurs dissensions intérieures. Madame Edmond étant logée dans sa maison, elle ne serait plus tenable pour elle à moins de parvenir à la chasser, ce qui ne pourrait s'accomplir sans scènes violentes. Elle prit donc son parti de bonne grâce et consentit à s'établir pour les étés dans une terre en Belgique, que monsieur de Talleyrand lui abandonna, et à passer ses hivers à Bruxelles.

Elle n'est revenue à Paris que plusieurs années après, lorsque la séparation était trop bien constatée pour que cela fût remarqué. Elle fut très douce, très raisonnable, et pas trop avide dans toute cette transaction où elle joua entièrement le beau rôle. Elle dit à ma mère ces paroles remarquables:

«Je porte la peine d'avoir cédé à un faux mouvement d'amour-propre. Je savais l'attitude de madame Edmond chez monsieur de Talleyrand à Vienne; je n'ai pas voulu en être témoin. Cette susceptibilité m'a empêchée d'aller le rejoindre, comme je l'aurais dû, lorsque le retour de l'île d'Elbe m'a forcée de quitter Paris. Si j'avais été à Vienne, au lieu de venir à Londres, monsieur de Talleyrand aurait été forcé de me recevoir; et je le connais bien, il m'aurait parfaitement accueillie. Plus cela l'aurait contrarié, moins il y aurait paru.... Au contraire, il aurait été charmant pour moi.... Je le savais bien, mais j'ai cette femme en horreur.... J'ai cédé à cette répugnance, j'ai eu tort.... Où je me suis trompée, c'est que je le croyais trop faible pour jamais oser me chasser. Je n'ai pas assez calculé le courage des poltrons dans l'absence! J'ai fait une faute; il faut en subir la conséquence et ne point aggraver la position en se raidissant contre.... Je me soumets, et monsieur de Talleyrand me trouvera très disposée à éviter tout ce qui pourrait augmenter le scandale.»

Sous ce rapport elle a complètement tenu parole.

La douceur inespérée de madame de Talleyrand était compensée pour monsieur de Talleyrand par les tourments que lui causait madame Edmond. Elle s'était passionnée pour un autrichien, le comte de Clam, et, pendant que la femme légitime lui abandonnait la résidence de la rue Saint-Florentin, elle la fuyait sous l'escorte du comte. Monsieur de Talleyrand en perdait la tête.

Il était, d'un autre côté, persécuté par les désespoirs de la duchesse de Courlande, mère de madame Edmond, qui mourait de jalousie des succès de sa fille auprès de lui. En revanche, la princesse Tyszkiewicz, également passionnée pour monsieur de Talleyrand, n'était occupée qu'à lui adoucir la vie et à faire la cour la plus assidue à l'heureuse rivale à laquelle elle transférait ses hommages aussi souvent que monsieur de Talleyrand transférait son cœur, et, jusqu'à ce que madame Edmond, et peut-être les années, l'eussent fixé définitivement, cela était fréquent.

Jules de Polignac passa une grande partie de cet été en Angleterre. Il y était retenu pour accomplir son mariage avec une écossaise qu'il avait rencontrée à Paris.

Quoiqu'elle portât le beau nom de Campbell, il fallait peu s'arrêter sur la naissance qui n'était pas légitime, mais elle était belle et fort riche. Sa sœur était mariée à monsieur Macdonald. Mademoiselle Campbell avait été fiancée à un jeune officier tué à la bataille de Waterloo. L'hiver suivant, elle était venue chercher à Paris des distractions à son chagrin. Elle y trouva monsieur de Polignac; il réussit à lui plaire, et obtint la promesse de sa main. Mais cela ne suffisait pas; miss Campbell était protestante. Une pareille union aurait dérangé l'avenir de Jules; il fallait donc obtenir d'elle de se faire catholique. C'était pour travailler à cette abjuration, et l'instruire dans les dogmes qu'elle consentait à adopter qu'il avait transporté son séjour à Londres. Pendant ce temps, il vivait à l'ambassade dans la même commensalité qu'à Turin, y déjeunant et y dînant tous les jours. Les événements n'avaient guère modifié ses opinions, mais son langage était plus mesuré que l'année précédente.

Le mariage civil se fit dans le salon de mon père. Nous nous rendîmes ensuite à la chapelle catholique, puis à l'église protestante. Cela est nécessaire en Angleterre où il n'y a pas d'autres registres de l'état civil que ceux tenus dans les paroisses. Je crois d'ailleurs que miss Campbell n'avait pas encore déclaré son abjuration.

Elle a fait payer chèrement au pauvre Jules les sacrifices qu'il lui imposait de son pays et de sa religion. Il est impossible d'être plus maussade, plus bizarre et plus désobligeante. Elle est morte de la poitrine, trois ans après son mariage, laissant deux enfants qui paraissent avoir hérité de la santé de leur mère aussi bien que de sa fortune. Jules s'était conduit très libéralement au moment de son mariage au sujet des biens de sa femme. Les Macdonald s'en louaient extrêmement. Il a été le meilleur et le plus soigneux des maris pour sa quinteuse épouse. L'homme privé, en lui, est toujours facile, obligeant et honorable.

CHAPITRE VI

Ordonnance qui casse la Chambre. — Réflexion de la vicomtesse de Vaudreuil à ce sujet. — Négociation avec les ministres anglais. — Opposition du duc de Wellington. — Embarras pour fonder le crédit. — Mon retour à Paris. — Exaltation des partis. — Brochure de monsieur Guizot. — Regrets d'une femme du parti ultra-royaliste. — Monsieur Lainé qualifié de bonnet rouge. — Griefs des royalistes. — Licenciement des corps de la maison du Roi. — Le colonel Pothier et monsieur de Girardin. — Les quasi-royalistes. — Soirée chez madame de Duras. — La coterie dite «le château». — Monsieur de Chateaubriand veut quitter la France. — Il vend le Val du Loup au vicomte de Montmorency. — Propos tenu par le prince de Poix à monsieur Decazes.

L'ordonnance du 5 septembre qui cassait la Chambre introuvable de 1815 nous causa plus de joie que de surprise. Ses exagérations furibondes étaient incompatibles avec le gouvernement sage de Louis XVIII. Le parti émigré, qui avait conservé quelques représentants en Angleterre, en eut des accès de rage.

Je ne puis m'empêcher de raconter un colloque qui eut lieu entre mon père et la vicomtesse de Vaudreuil (sœur du duc de Caraman), dame de madame la duchesse d'Angoulême. Elle se trouvait alors comme voyageuse à Londres. Elle arriva toute tremblante d'agitation à l'ambassade. Après avoir reçu la confirmation de cette incroyable nouvelle, elle s'adressa à mon père:

«Je vous plains bien, monsieur d'Osmond, vous allez vous trouver dans une situation terrible.

—Pourquoi donc, madame?

—Comment pouvez-vous annoncer ici un pareil événement? Casser une Chambre! Les anglais ne voudront jamais croire que ce soit possible?»

Mon père lui affirma que rien n'était plus commun dans les usages britanniques et qu'il n'en résulterait pas même de surprise.

«Vous m'accorderez bien au moins que, si on cassait le Parlement, on n'oserait pas avoir assez peu de pudeur pour annoncer en même temps des élections et en convoquer un autre?»

Voilà où en était l'éducation de nos dames du palais sur les gouvernements représentatifs. Madame de Vaudreuil passait pour avoir de l'esprit et exercer quelque influence sur madame la duchesse d'Angoulême. Elle était une des ouailles favorites de l'abbé Latil. Je pense que toute sa société n'était guère plus habile qu'elle sur la pondération des pouvoirs constitutionnels.

Je ne me rappelle pas, si je l'ai su, comment les négociations s'entamèrent avec les cabinets de la Sainte-Alliance. Elles étaient arrivées au point qu'on était à peu près d'accord que l'occupation de notre territoire pouvait être abrégée en avançant le terme des payements imposés; mais atteindre ce but était fort difficile.

Le duc de Wellington s'opposait à voir diminuer l'armée d'occupation, en reconnaissant pourtant que la dépense qu'elle occasionnait écrasait le pays et rendait plus difficile le remboursement des contributions, réclamées par les puissances, avant de consentir à l'évacuation complète de la France.

L'armée d'occupation était à peine suffisante, selon le duc, pour se faire respecter. Vainement on lui représentait qu'elle était surtout imposante par sa force morale et qu'une diminution numérique, en calmant les esprits, en témoignant de l'intention de libérer le sol, assurerait mieux la sécurité de l'armée contre le mauvais vouloir du pays que ne pourrait faire l'entrée de nouveaux bataillons.

Le duc ne voulait pas admettre ces arguments auxquels le ministre anglais se montrait moins récalcitrant. Il vint exprès à Londres pour s'en expliquer. Il établit surtout qu'en diminuant le contingent anglais on laisserait trop d'importance relative aux troupes des autres nations, qu'il lui serait difficile alors de conserver sa suprématie et d'empêcher les abus qui, en exaspérant les habitants, rendraient le danger plus imminent.

Le cabinet russe était disposé à se prêter à toutes les facilités qu'on voudrait nous accorder, mais ceux de Vienne et surtout de Berlin se montraient très récalcitrants. Il fallait d'ailleurs s'entendre entre soi et, lorsqu'on fait la conversation à six cents lieues de distance, les conclusions sont longues à arriver. On en vint cependant à peu près à ce résultat que la libération du territoire s'effectuerait en proportion de l'argent préalablement payé.

Maintenant où trouver l'argent? C'était un second point également difficile à résoudre. Il était impossible de l'enlever directement aux contribuables sans ruiner le pays, et, depuis cinquante ans, la France n'avait pas de crédit. Comment le créer, et l'exploiter tout à la fois, dans un moment de crise et de détresse? Cette position occupait les veilles du cabinet Richelieu; mon père s'associait à ses inquiétudes et à ses agitations avec un entier dévouement.

Tel était l'état politique de la situation lorsque je me décidai à venir passer quelques semaines à Paris. Mon frère y était retenu par son service auprès de monsieur le duc d'Angoulême. Il logeait chez moi, de façon qu'en arrivant à l'a fin de décembre 1816, je me trouvai en ménage avec lui. Il me prévint que les opinions ultras avaient redoublé de violence, depuis l'ordonnance du 5 septembre. J'en eus la preuve quelques instants après. La vicomtesse d'Osmond, ma tante, arriva chez moi; je la savais le type du parti émigré de Paris, comme son mari l'était du parti émigré des gentilshommes de province.

J'évitai soigneusement tout ce qui pouvait engager une discussion; mais, croyant rester sur un terrain neutre, je m'avisai de vanter un écrit de monsieur Guizot que j'avais lu en route et qui se trouvait sur ma table. Il était dans les termes de la plus grande modération et sur des questions de pure théorie. La vicomtesse s'enflamma sur-le-champ.

«Quoi! le pamphlet de cet affreux monsieur Guizot? Il n'est pas possible, chère petite, que vous approuviez une pareille horreur!»

Mon frère témoigna son étonnement de la manière dont elle en parlait. Il n'avait pas lu la brochure, mais il avait entendu monsieur le duc d'Angoulême en faire grand éloge.

«Monsieur le duc d'Angoulême! Ah! je le crois bien! peut-être même ne l'a-t-il pas trouvée assez jacobine, assez insultante pour les royalistes...»

Et, s'échauffant dans son harnois, elle finit par déclarer le livre atroce et son auteur pendable. Quant aux lecteurs bénévoles, ils lui paraissaient également odieux.

Je vis que Rainulphe m'avait bien renseignée. Les folies étaient encore grandies pendant mon absence.

Je me tins pour avertie; mais mes soins pour éviter des discussions, dont je reconnaissais la complète inutilité, avec un parti où les personnalités insultantes arrivent toujours au troisième argument, furent insuffisants. Une prompte retraite était le seul moyen à employer contre les querelles. J'y avais recours toutes les fois que cela était possible, mais je ne pouvais pas toujours éviter les attaques; alors il fallait bien répondre, car, si je consentis à fuir avant l'action, mes concessions n'allaient pas au delà. Je ne prétends pas n'avoir point modifié fréquemment mes opinions, mais j'ai toujours eu le courage de celles du moment.

Ce fut bien peu de jours après mon arrivée que, causant sérieusement avec une femme d'esprit, très bonne au fond, qui voulait m'effrayer sur la tendance modérée et conciliante du ministère Richelieu, elle me dit:

«Enfin, voyez, chère amie, les sacrifices qu'on nous impose et combien cela doit exaspérer! Les Cent-Jours coûtent plus de dix-huit cents millions. Eh bien, que nous a-t-on donné pour tout cela, et encore avec quelle peine? la tête de deux hommes.»

Je fis un mouvement en arrière.

«Ma chère, réfléchissez à ce que vous venez de dire; vous en aurez horreur vous-même, j'en suis sûre.»

Elle fut un peu embarrassée et voulut expliquer qu'assurément ce n'était pas dans des idées sanguinaires ni même de vengeance, mais qu'il fallait inspirer un salutaire effroi aux factieux et rassurer les honnêtes gens (car ce sont toujours les honnêtes gens au nom desquels on réclame des réactions) en leur montrant qu'on les protégeait efficacement.

Au fond, le véritable crime du ministère Richelieu était de laisser en repos les fonctionnaires de l'Empire qui remplissaient bien leurs places. Le parti émigré voulait tout accaparer. La Chambre introuvable et son ministre, Vaublanc, avaient travaillé à cette épuration (cela s'appelait ainsi) avec un zèle que la sagesse du cabinet avait arrêté. Aussi monsieur Lainé, le successeur de monsieur de Vaublanc, était-il en butte à une animadversion forcenée. On avait établi qu'il était enfant naturel, de sang de couleur, et qu'il avait dressé la guillotine à Bordeaux. De sorte que, dans les salons, on l'appelait indifféremment le Bâtard, le Mulâtre, ou le Bonnet rouge. Il est devenu plus tard l'idole du parti qui l'avait décoré de ces titres, tous également inventés et sans aucun fondement.

Il faut reconnaître, toutefois, que les royalistes n'étaient pas sans quelques griefs à faire valoir; mais ils tenaient, en grande partie, à la maladresse de leurs propres chefs. Ainsi, par exemple, en 1814, on avait formé les compagnies rouges de la maison du Roi.

Je conviens, tout d'abord, combien il était absurde d'ajouter aux armées, les plus actives et les plus militaires du monde connu, un corps d'élite, composé de jeunes gens qui n'avaient jamais rien fait que des vœux contre l'Empire du fond de leur castel. Mais il n'en est pas moins vrai que la gentilhommerie française avait achevé de s'épuiser, dans un moment de détresse générale, pour parvenir à équiper ses fils, les armer, les monter à ses frais et les envoyer garder le monarque de ses affections.

La plupart de ces jeunes gens avaient trouvé le moyen de se rendre à Gand pendant les Cent-Jours. Ils furent licenciés sans recevoir même des remerciements. Les chefs tirèrent bon et utile parti de leur situation, mais les simples gardes en furent pour leurs frais. Je ne prétends pas qu'on dût conserver les compagnies rouges, mais il ne fallait pas les renvoyer avec cette désinvolture.

Autre exemple: messieurs les capitaines des gardes du corps décidèrent, tout à coup, que leurs compagnies n'étaient pas assez belles et n'avaient pas l'air suffisamment militaire. Un beau matin ils les assemblèrent, firent sortir des rangs ceux d'entre eux qui n'atteignaient pas une taille fixée et les avertirent qu'ils ne faisaient plus partie du corps. Le hasard fit que cette réforme tomba principalement sur des gardes ayant fait le service à Gand. On leur donna, à la vérité, un brevet à la suite d'une armée encombrée d'officiers. Ils devaient aller en solliciter l'exécution dans des bureaux qui ne leur étaient nullement favorables, et les commis leur tenaient peu compte de la campagne à Gand qu'ils appelaient le voyage sentimental.

Une circonstance particulière donna lieu à beaucoup de clabauderie. Le colonel Pothier, voulant se marier, demanda, suivant l'usage, l'agrément du ministre de la guerre. Au bout de quelques jours, on lui répondit qu'il ne pouvait pas se marier, attendu qu'il était mort. Fort étonné de cette révélation, il sortait pour aller aux informations lorsqu'il vit entrer chez lui le comte Alexandre de Girardin qui lui présenta, de la façon la plus obligeante, des lettres de grâce. Le colonel fut indigné et s'emporta vivement.

Pendant les Cent-Jours, il avait été retrouver le Roi à Gand. Monsieur de Girardin, qui commandait dans le département du Nord pour l'Empereur, avait présidé un conseil de guerre qui condamnait le colonel Pothier et une douzaine d'autres officiers à mort, pour désertion à l'étranger. Il avait oublié cet incident que, dans la rapidité des événements, les parties les plus intéressées avaient elles-mêmes ignoré.

Monsieur de Girardin devait à son talent incontestable pour organiser les équipages de chasse une existence toute de faveur, et inébranlable par aucune circonstance politique, auprès des princes de la Restauration.

Il eut vent le premier de la révélation faite au colonel Pothier et se hâta d'avoir recours au Roi, espérant que la grâce, portée tout de suite, assoupirait cette affaire. Mais Pothier n'était pas homme à prendre la chose si doucement: il déclara qu'il ne voulait pas être gracié; il ne reconnaissait pas avoir déserté à l'étranger. C'était un acte infamant dont il ne voulait pas laisser la tache à ses enfants.

Monsieur de Girardin eut beau faire; il ne put empêcher les criailleries et les haines du parti royaliste de se déchaîner contre lui; mais son talent pour placer les guerrards et faire braconner les œufs de perdrix au profit des chasses royales l'a toujours soutenu en dépit des passions auxquelles, du reste, il a amplement sacrifié par la suite. Il se vantait, dès lors, de n'avoir repris de service auprès de l'Empereur, pendant les Cent-Jours, que pour le trahir et d'avoir conservé une correspondance active avec monsieur le duc de Berry, espèce d'excuse qui m'a toujours paru beaucoup plus odieuse que la faute dont on l'accusait.

Le parti royaliste avait donc bien quelques plaintes rationnelles à faire valoir et il les exploitait avec l'aigreur qui lui est propre. Il acceptait assez volontiers le nom d'ultra-royaliste; mais, comme monsieur Decazes était devenu sa bête noire, et qu'il avait peine à tolérer les personnes qui conservaient des rapports avec lui, il nous donnait en revanche celui de quasi-royalistes. Les quolibets ne lui ont guère manqué; celui-ci était assez drôle; mais souvent il en adopta de grossiers qui semblaient devoir être repoussés par des gens se proclamant les organes exclusifs du bon goût.

J'eus bientôt occasion de voir jusqu'où l'animadversion était portée contre le favori du Roi. Je fis ma rentrée dans le monde parisien à une grande soirée chez madame de Duras. Je circulais dans le salon, donnant le bras à la vicomtesse de Noailles, lorsque j'aperçus madame Princeteau. Je l'abordai, lui pris la main, et causai avec elle.

Pendant ce temps, madame de Noailles lâchait mon bras et s'éloignait. Elle s'arrêta à quelques pas, auprès de la duchesse de Maillé. Je rejoignis ces dames avec lesquelles j'étais extrêmement liée.

«Nous vous admirons de parler ainsi à madame Princeteau à la face d'Israël.

—Ah! c'est un courage de débutante; si elle était ici depuis huit jours, elle n'oserait pas.

—Comment voulez-vous que j'aie l'impertinence de passer à côté d'elle sans lui faire politesse? je dîne chez son frère demain.

—Cela ne fait rien, on va chez le ministre et on ne parle ni à madame Princeteau, ni même à monsieur Decazes quand on les rencontre ailleurs.

—Jamais je n'aurai cette grossièreté.

—Nous verrons.

—Je vous jure que vous ne verrez pas.

—Hé bien, vous aurez un courage de lion.»

Ces dames avaient raison, car, pour ne point faire une absurde lâcheté, il fallait affronter tout, jusqu'à la mode! Je me dois la justice de lui avoir résisté. J'ai toujours eu un grain d'indépendance dans ma nature qui s'opposait à ces exigences de coteries.

À propos de coterie, il s'en était formé pendant mon absence une des plus compactes. Elle n'avait rien de politique ni de sérieux, on l'avait appelée, ou elle s'était appelée, le château. Quelques femmes, retenues à Paris pendant l'été, avaient pris l'habitude de passer toutes leurs soirées ensemble, comme elles l'auraient fait dans un château de campagne, et y avaient attiré les hommes de leur société. Rien n'était plus naturel. Mais, lorsque l'hiver avait ramené le monde et les assemblées nombreuses, elles avaient eu la prétention d'y transporter leurs nouvelles habitudes. Elles arrivaient ensemble, s'établissaient en rond dans un salon, entourées de quelques hommes admis à leur familiarité, et ne communiquaient plus avec les vulgaires mortels.

On me fit de grandes avances pour entrer dans ce sanhédrin, composé de mes relations les plus habituelles. Non seulement je m'y refusai, mais je m'y déclarai hostile ouvertement et en face. Mon argument principal pour le combattre (et je pouvais le soutenir sans offenser) était que cette coalition enlevait à la société les personnes les plus faites pour la parer et la rendre aimable.

Petit à petit les hommes de quelque distinction se retirèrent du château qui fut pris en haine par tout ce qui n'en faisait pas partie. Quelques dames s'obstinèrent encore un peu de temps à le soutenir, mais il se démolit graduellement. Toutes en étaient déjà bien ennuyées lorsqu'elles y renoncèrent.

L'exclusif a quelque chose d'insociable qui ne réussira jamais en France, pas plus pour les jeunes femmes que pour les savants ou les gens de lettres, encore moins pour les hommes politiques.

Madame de Duras s'était placée vis-à-vis du château dans la même position que moi. Elle s'en tenait en dehors, quoique personnellement liée avec tout ce qui le composait. Le duc de Duras n'étant plus de service, elle avait quitté les Tuileries.

J'allais toujours beaucoup chez elle, mais moins journellement. Elle logeait dans la rue de Varenne et la distance m'arrêtait quelquefois. J'y trouvais aussi une opposition assez vive au ministère pour me gêner.

Les mécomptes de monsieur de Chateaubriand s'étaient prolongés et aggravés au point de le rendre très hostile. Ses embarras pécuniaires s'accroissaient chaque jour et sa méchante humeur suivait la même progression. Il conçut l'idée d'aller en Angleterre établir un journal d'opposition, la presse ne lui paraissant pas suffisamment libre à Paris pour attaquer le gouvernement du Roi.

Mon père redoutait fort cet incommode visiteur. Heureusement, les répugnances de madame de Chateaubriand, d'une part, et les sollicitations des Madames, de l'autre, le firent renoncer à ce projet.

Le désir de faire effet, autant que le besoin d'argent, l'engagèrent à vendre son habitation du Val-du-Loup. Son mécontentement fut porté à l'excès lorsqu'il reconnut que personne ne s'occupait d'un si grand événement; il avait pourtant cherché à lui donner le plus de publicité possible. La maison avait été mise en loterie à mille francs le billet. Madame de Duras, aussi bien que lui, se persuadait que les souscripteurs arriveraient de toutes les parties du monde connu et que l'ingratitude de la maison de Bourbon pour son protecteur serait tellement établie devant le public que les indemnités en argent, en places et en honneurs, allaient pleuvoir sur la tête de monsieur de Chateaubriand.

Au lieu de cela, la loterie annoncée, prônée, colportée, ne procura pas de souscripteurs, personne ne voulut de billet; je crois qu'il n'y en eut que trois de placés. Mathieu de Montmorency acheta le Val-du-Loup en remboursement d'un prêt fait précédemment à monsieur de Chateaubriand. La Cour, le gouvernement, le public, l'étranger, personne ne s'en émut, et monsieur de Chateaubriand se trouva dépouillé de sa petite maison sans avoir produit l'effet qu'il en espérait.

L'irritation était restée fort grande dans son cœur. Il la fallait bien vive pour le décider, plus tard, à s'associer aux autres fondateurs du Conservateur. Il n'avait rien de commun avec eux, ni leurs préjugés, ni leurs sentiments, ni leurs regrets, ni leurs espérances, ni leur sottise, ni même leur honnêteté. Il n'y a aucun moment de sa vie où ses convenances de position l'aient plus écarté de ses opinions, de ses goûts et de ses tendances personnelles. La plupart des thèmes qu'ils soutenaient répugnaient à son jugement; il les aurait bien mieux et plus volontiers réfutés s'il s'était trouvé au pouvoir et appelé à les combattre. Au demeurant, il était bien maussade à cette époque et il m'en voulait terriblement d'être ministérielle.

Au reste, ce n'était pas la mode parmi ceux qui se prétendaient les royalistes par excellence. Je me souviens qu'à un grand bal chez le duc de Castries, le prince de Poix, qui pourtant honorait monsieur Decazes de sa bienveillance, lui frappa sur l'épaule en lui disant tout haut:

«Bonsoir, cher traître.»

Monsieur Decazes parut assez surpris de l'interpellation pour embarrasser le prince de Poix qui, pour raccommoder cette première gaucherie, ajouta, avec son intelligence accoutumée:

«Mais, que voulez-vous, ils vous appellent tous comme cela.»

Au fond, le prince de Poix disait la vérité, mais la naïveté était un peu forte. Monsieur Decazes fut très déconcerté et probablement fort irrité.

S'il est vrai, comme je le crois, qu'il se soit un peu trop jeté dans une réaction vers la gauche dans les années 1817 et 1818, certes le parti royaliste peut bien se reprocher de l'y avoir poussé. Il est impossible que des insultes aussi réitérées ne finissent pas par exaspérer; et, sans en avoir la conscience, l'homme d'État ne résiste pas constamment au besoin de défendre, peut-être même de venger, l'homme privé.

Monsieur Decazes aurait trouvé de grandes facilités à exercer des représailles s'il avait voulu, car, à cette époque, le Roi ne lui aurait rien refusé; mais sa nature est bienveillante.

CHAPITRE VII

Négociations pour un emprunt. — Ouvrard va en Angleterre. — Il amène monsieur Baring chez mon père. — Conférence avec lord Castlereagh. — Arrivée de messieurs Baring et Labouchère à Paris. — Espérances trompées. — Dîner chez la maréchale Moreau. — Brochure de Salvandy. — Influence du général Pozzo sur le duc de Wellington. — Soirée chez la duchesse d'Escars. — Monsieur Rubichon. — L'emprunt étant conclu, l'opposition s'en plaint.

J'ai déjà dit que toutes les sollicitudes du gouvernement portaient sur la libération du territoire et que cette négociation se trouvait ramenée à une question d'argent. Ouvrard, le plus intelligent s'il n'est le plus honnête des hommes de finance, s'offrit à la traiter. Il proposa plusieurs plans.

Les capitalistes français, consultés, déclarèrent unanimement qu'il n'y avait aucun fond à faire sur le crédit. Monsieur Laffite, entre autres, se moqua hautement de la pensée d'un emprunt et dit textuellement à Pozzo, dont il était le banquier et qui s'était chargé de le sonder, que la France ne trouverait pas un petit écu à emprunter sur aucune place de l'Europe.

Cet esprit de la Bourse de Paris désolait notre cabinet plus encore comme symptôme que comme résultat. Car les puissances, et surtout la Prusse, n'acceptaient pas la garantie de capitalistes français et voulaient que l'emprunt fût consenti par des étrangers. Si donc les banquiers français s'étaient présentés, il y aurait eu une difficulté d'un autre genre à les éconduire.

Ouvrard seul persistait à soutenir la possibilité de rétablir le crédit. On lui donna mission pour s'en occuper et il partit pour Londres. Il se mit en rapport avec mon père qu'il séduisit par des aperçus les plus spécieux et, en apparence, les plus clairs. Il ne doutait jamais de rien. Au bout de peu de semaines, Ouvrard l'avertit que l'emprunt était fait à des conditions fort avantageuses dont il envoyait le détail à monsieur Corvetto. Les maisons Baring et Labouchère s'en chargeaient; il ne restait plus qu'une difficulté; elle n'était pas de sa compétence.

Messieurs Baring et Labouchère ne demandaient en aucune façon la garantie de l'Échiquier, mais seulement l'assurance qu'en se chargeant de l'opération ils ne feraient rien de contraire aux intentions du gouvernement et qui pût nuire aux intérêts anglais. Ils désiraient s'en expliquer avec mon père.

La conférence eut lieu. Monsieur Baring y fut conduit par Ouvrard. Il se déclara prêt à traiter dès que lord Castlereagh l'y aurait autorisé. Mon père se rendit chez le ministre; ils tombèrent d'accord de ce qu'il convenait de faire pour ménager les autres puissances, et principalement les susceptibilités du duc de Wellington. Le lendemain, mon père conduisit messieurs Baring et Labouchère chez lord Castlereagh; il les y laissa.

Peu de temps après, ces messieurs revinrent lui demander leurs passeports. Non seulement le ministre avait autorisé mais il avait approuvé et avait été jusqu'à dire que «ces messieurs feraient un acte de bon citoyen anglais en se chargeant de cette transaction, qu'ils rendraient un service éminent à l'Europe entière.» Ils étaient enchantés.

Monsieur Baring ajouta que lord Castlereagh lui avait recommandé, en souriant, de débarquer chez le duc de Wellington et de prendre ses conseils, attendu que Sa Grâce avait des prétentions toutes particulières à l'habileté en matière de finances et y attachait infiniment plus de prix qu'à ses talents militaires. Ils partirent le soir même en compagnie d'Ouvrard qui les devança et arriva en courrier.

Quoique le secret fût essentiel, j'étais au courant de ce qui se passait et bien heureuse comme on peut croire, d'autant que Pozzo m'annonçait les dispositions du duc excellentes et qu'on ne semblait avoir aucun autre obstacle à vaincre. Aussi c'était avec une satisfaction que je dissimulais de mon mieux, que j'entendais chaque jour [discuter] sur l'absurde crédulité du cabinet qui avait eu la folle idée de pouvoir faire un emprunt. Chacun avait connaissance d'un banquier, ou d'un agent de change, qui lui avait démontré la vanité d'un tel projet. Il est vrai qu'on en riait à la Bourse.

Deux heures après son arrivée à Paris, Ouvrard était chez moi. Il avait vu nos ministres; il avait vu le duc de Wellington; il avait vu Pozzo: il était radieux. Ce dernier ne tarda pas à nous rejoindre, enchanté de sa propre visite au duc. Je me rappelle que nous dînions en très petit comité chez monsieur Decazes; je laisse à penser si nous étions joyeux.

Le lendemain matin, je reçus un billet de Pozzo qui me disait de l'attendre afin de pouvoir écrire à Londres après l'avoir vu. Le duc l'avait envoyé chercher. Il entra chez moi la figure toute décomposée. Messieurs Baring et Labouchère étaient arrivés; rien n'était conclu; Ouvrard avait pris ses vœux pour des faits accomplis: ou il s'était trompé, ou il avait voulu tromper pour faire un coup de Bourse, ce dont il était bien capable. Mais enfin, loin que ces messieurs eussent consenti les arrangements qu'il avait apportés comme conclus, ils déclaraient n'avoir ni accepté, ni même discuté aucune proposition. Ils ne venaient que pour écouter ce qu'on leur demanderait. Ils avaient au moment même une conférence avec monsieur Corvetto; mais, d'après ce qu'ils avaient laissé entendre au duc des bases sur lesquelles ils consentiraient à traiter, elles étaient toutes différentes des paroles portées par Ouvrard et tellement onéreuses qu'il était presque aussi impossible de les accepter que de se passer d'un emprunt. La chute était profonde de notre joie de la veille. Je la sentis doublement et pour Paris et pour Londres.

C'était un grand déboire pour mon père qui semblait pris pour dupe. Je crois bien qu'Ouvrard avait joué tout le monde en réussissant avec beaucoup d'adresse à éviter des paroles explicites sur l'état de la négociation; mais, lui-même, je pense, s'était trompé dans ses propres finesses et avait espéré que ces messieurs, après leur démarche vis-à-vis du cabinet anglais et leur voyage à Paris, se trouveraient trop engagés pour reculer et accepteraient, ou à peu près, ses plans sur l'emprunt.

Je crois aussi que monsieur Baring, avec lequel il s'était principalement abouché à Londres et qui était bien plus facile en affaires que monsieur Labouchère, s'était montré plus disposé à la transaction telle qu'elle était offerte. Il est assez probable que, pendant le voyage qu'ils firent dans la même voiture, monsieur Labouchère n'avait pas employé inutilement son éloquence à engager son collègue à profiter des nécessités de la France pour lui imposer de plus rudes conditions.

Ce qu'il y a de sûr, c'est que les trois conférences que mon père avait eues avec ces messieurs, en présence d'Ouvrard à la vérité, lui avaient laissé l'impression que les bases de la transaction étaient arrêtées. Cela était si peu exact que, lorsqu'ils sortirent du cabinet de monsieur Corvetto, le jour de leur arrivée à Paris, tout était rompu.

Je ne suivrai pas le détail de la manière dont la négociation fut renouée. Le duc de Wellington ne s'y épargna pas. Quand une fois on lui avait fait adopter une idée et qu'on parvenait à la lui persuader sienne, il la suivait avec persévérance. Pozzo excellait dans cet art, et c'est un des grands services qu'il a rendus à la France dans ces temps de douloureuse mémoire où notre sort dépendait des caprices d'un vieil enfant gâté.

Je me rappelle une circonstance où ce jeu eut lieu devant nous d'une façon assez plaisante. Monsieur de Barante, parlant à la tribune comme commissaire du Roi dans je ne sais quelle occasion, désigna l'armée d'occupation par l'épithète de cent cinquante mille garnisaires. L'expression était juste, mais le duc de Wellington fut courroucé à l'excès et on eut grand'peine à l'apaiser.

Peu de jours après, je dînai chez la maréchale Moreau avec une partie de nos ministres. Ils arrivèrent désolés. Il avait paru le matin une petite brochure intitulée La France et la Coalition, c'était le premier ouvrage d'un très jeune homme, Salvandy. Il était écrit avec un patriotisme plein de cœur et de talent, et tout franchement il appelait la nation aux armes contre les cent cinquante mille garnisaires.

On était en pleine négociation pour l'emprunt et pour la réduction de l'armée d'occupation. Pour réussir, il fallait maintenir la bonne humeur du duc et on redoutait l'effet que cette brochure allait produire sur lui. Le duc de Richelieu était consterné; monsieur Decazes partageait son inquiétude. Il avait la brochure dans sa poche; il en montra quelques phrases à Pozzo: elles lui parurent bien violentes.

«Cependant, dit-il, si le duc n'en a pas encore entendu parler, nous nous en tirerons.»

Après s'être fait attendre une heure, suivant son usage, le duc arriva avec son sourire impassible sur son ci-devant beau visage, et son: «Ah! oui! Ah! oui!» au service de tout le monde; c'était signe de bonne humeur.

Pozzo me dit: «Le duc ne sait rien.»

Puis, s'adressant au duc de Richelieu qui était à côté de moi:

«Soyez tranquille; je me charge de votre affaire.»

Il s'éloigna des ministres avec une sorte d'affectation, prit l'air très grognon, dit à peine un mot pendant le dîner et eut soin de laisser remarquer sa maussaderie.

À peine le café pris, il entraîna le duc sur un canapé et lui parla avec fureur de cette affreuse brochure et de la nécessité de se réunir pour en porter les plaintes les plus amères. Il n'y avait plus moyen de supporter de pareilles insolences, etc.

Le duc, tout épouffé de cette sortie, lui demanda des détails sur la brochure. Il lui en rapporta des phrases dont il eut soin d'envenimer les expressions. Le duc s'occupa à calmer les violences de l'ambassadeur, le pria de ne faire aucune démarche sans être entendu avec lui, promit de lire la brochure et lui donna rendez-vous pour le lendemain matin.

Pozzo vint reprendre son chapeau qui se trouvait près de moi et me dit:

«Prévenez-les que tout est accommodé», et partit sans avoir échangé une parole avec nos ministres.

Le duc, en revanche, se rapprocha d'eux et fit mille frais pour compenser la mauvaise humeur de son collègue de Russie. Le lendemain matin, Pozzo se rendit chez le duc. Celui-ci avait lu la brochure; sans doute elle était inconvenante, mais moins que le général Pozzo ne l'avait annoncé. Les phrases répétées la veille étaient moins offensantes, l'épithète la plus insultante ne s'y trouvait pas; puis c'était l'œuvre d'un tout jeune homme qui n'avait aucune importance personnelle; enfin la lecture n'avait pas excité la colère du duc autant que celle de Pozzo.

Celle-ci s'était un peu apaisée pendant la nuit. Il se laissa persuader par l'éloquence du duc et consentit à ne point faire d'éclat, d'autant qu'il avait appris que le gouvernement français était indigné et désolé de cette intempestive publication. Il fut donc convenu qu'on la tiendrait pour non avenue; tout au plus en ferait-on mention amiablement pour témoigner en avoir connaissance et n'en tenir aucun compte.

Nous nous amusâmes fort de cette espèce de proverbe. On comprend que Pozzo n'abusait pas de ces formes et qu'il en usait assez sobrement pour que le duc ne pût jamais se douter de l'empire qu'il exerçait sur lui.

Il ne faut pourtant pas croire que le duc de Wellington fût un homme nul. D'abord, il avait l'instinct de la guerre à un haut degré quoiqu'il en sût mal la théorie, et le jugement sain dans les grandes affaires quoique dépourvu de connaissances acquises. Avec peu de moralité dans quelques parties de sa conduite, il était éminemment loyal et franc, c'est-à-dire qu'il ne cherchait jamais à dissimuler sa pensée du jour, ni son engagement de la veille; mais une fantaisie suffisait pour faire changer sa volonté du tout au tout. C'était à combattre ses fréquents caprices, à empêcher qu'ils ne dirigeassent ses actions, que le général Pozzo s'employait habilement, et souvent avec succès. Le duc l'écoutait d'autant plus volontiers qu'il le savait dans sa dépendance par l'événement de 1815 dont j'ai déjà rendu compte.

Les négociations pour l'emprunt avaient été reprises et tout était conclu; on devait signer le lendemain. J'allai passer la soirée chez la duchesse d'Escars, aux Tuileries (son mari était premier maître d'hôtel). Je fus frappée, en arrivant, de voir un groupe nombreux au milieu du salon. Un homme y pérorait.

C'était un certain Rubichon, espèce de mauvais fou, qui avait fait des banqueroutes à peu près frauduleuses dans plusieurs contrées, mais qui n'en était pas moins l'oracle du parti ultra et le financier du pavillon de Marsan. Pour se mieux faire entendre, il était monté sur les barreaux d'une chaise et dominait la foule de la moitié de sa longue et maigre personne. Il prophétisait malheur au gouvernement du Roi, accumulait argument sur argument pour prouver le désordre des finances, l'impossibilité de payer l'impôt et la banqueroute immanquable avant quinze jours. Pour compléter le scandale de cette parade, dans le palais même du Roi et à la clarté des bougies qu'il payait, monsieur Rubichon avait pour auditeurs monsieur Baring et monsieur Labouchère.

Je remarquai en cette occasion l'attitude différente de ces deux hommes. Baring haussait les épaules et, au bout de peu d'instants, s'éloigna. Monsieur Labouchère écoutait avec une grande attention, hochait la tête, sa physionomie se rembrunissait et il éprouvait ou feignait de l'anxiété. Je sus que le lendemain, lorsqu'il s'agit de signer, il voulut faire valoir les inquiétudes de Rubichon pour aggraver les conditions; mais la franche loyauté de Baring s'y opposa, et il combattit lui-même les arguments de son associé.

Il n'en restait pas moins vrai que les plus intimes serviteurs du Roi avaient fait tout ce qui dépendait d'eux pour augmenter les embarras de la position. Ils continuèrent leurs manœuvres. Ils avaient, la veille, déclaré l'emprunt impossible à aucun taux; le lendemain, ils le trouvèrent trop onéreux; et, après avoir proclamé l'augmentation imminente de l'armée d'occupation qui devait, selon eux, s'emparer de nos places fortes, ils se plaignirent amèrement que la conclusion de l'emprunt n'amenât qu'une réduction de trente mille hommes. Voilà le langage des soi-disant amis.

L'opposition, de son côté, faisait des phrases sur ce qu'on ne devait pas expulser les étrangers avec de l'or mais avec du fer. C'étaient autant de nouveaux Camilles. Cela était assurément d'un fort beau patriotisme; mais, hélas! il y avait autour de nos frontières un million de Brennus tout prêts à leur répondre: Malheur aux vaincus!

À la Bourse, les mêmes gens, qui se riaient de pitié quand monsieur Corvetto avait annoncé le désir de faire un emprunt et le déclaraient impossible à aucun prix, se plaignaient de n'en être pas chargés et protestaient qu'ils l'auraient pris à des termes moins onéreux, de manière que ce succès inespéré fut tellement atténué par les haines de parti qu'il n'en resta presque rien au gouvernement du Roi.

J'en fus aussi surprise que désappointée. Depuis plusieurs mois, je voyais négocier cette affaire; je l'avais sue faite et manquée plusieurs fois. J'avais suivi les craintes et les espérances de tous ces bons esprits, de tous ces cœurs patriotiques. Je savais les insomnies qu'ils avaient éprouvées, les anxiétés avec lesquelles on avait attendu un courrier de Berlin..., un assentiment de Vienne.... Je voyais l'emprunt fait à un taux supportable par des capitalistes étrangers inspirant assez de confiance aux puissances pour qu'elles consentissent à des termes de payements qui le rendaient possible. Elles nous donnaient un témoignage immédiat de leur bonne foi en retirant trente mille hommes de l'armée d'occupation. Il était présumable, dès lors, que l'évacuation complète du territoire suivrait prochainement, et la suite l'a prouvé.

C'était assurément le plus beau succès qu'une administration, placée dans une position aussi difficile, pût obtenir; mais il lui fallait interroger sa propre conscience pour en jouir, car, amis et ennemis, tout le monde l'avait si bien escompté par avance que l'effet en fut fort atténué.

Le duc de Richelieu était un des hommes qui pouvait le mieux se replier sur son noble cœur et se trouver suffisamment payé par les services qu'il rendait. Je dis lui, particulièrement, parce que la confiance inspirée par sa loyauté avait contribué plus qu'aucune autre chose au succès de la négociation; mais ses collègues avaient partagé ses veilles et ses travaux; ils méritaient une part de reconnaissance si les nations savaient en avoir quand elles souffrent.

Pour moi, qui ne me piquais pas d'autant de philosophie, je fus indignée de cette ingratitude; Pozzo en rugissait.

CHAPITRE VIII

Madame la duchesse de Berry. — La duchesse de Reggio. — Le mariage de mon frère avec mademoiselle Destillières est convenu. — Scène aux Tuileries. — Le Roi est malade. — Le Manuscrit de Sainte-Hélène. — Lectures chez mesdames de Duras et d'Escars. — Succès de cette publication apocryphe.

J'avais fait ma cour en arrivant, mais je n'avais pas vu madame la duchesse de Berry qu'un commencement de grossesse retenait chez elle. Je l'aperçus pour la première fois au bal chez le duc de Wellington; elle me parut infiniment mieux que je ne m'y attendais.

Sa taille, quoique petite, était agréable; ses bras, ses mains, son col, ses épaules d'une blancheur éclatante et d'une forme gracieuse; son teint beau et sa tête ornée d'une forêt de cheveux blond cendré admirables. Tout cela était porté par les deux plus petits pieds qu'on pût voir. Lorsqu'elle s'amusait ou qu'elle parlait et que sa physionomie s'animait, le défaut de ses yeux était peu sensible; je l'aurais à peine remarqué si je n'en avais pas été prévenue.

Son état l'empêchait de danser; mais elle se promena plusieurs fois dans le bal donnant le bras à son mari. Elle n'avait ni grâce, ni dignité.

Elle marchait mal et les pieds en dedans; mais ils étaient si jolis qu'on leur pardonnait, et son air d'excessive jeunesse dissimulait sa gaucherie. À tout prendre, je la trouvai bien. Son mari en paraissait fort occupé ainsi que Monsieur (le comte d'Artois) et madame la duchesse d'Angoulême. Quant à monsieur le duc d'Angoulême, il s'y trouvait si mal à son aise que, dès qu'il entrait dans un salon, sa seule pensée était le désir d'en sortir et qu'il n'y restait jamais plus d'un quart d'heure, se contentant de faire acte de présence quand cela était indispensable.

Madame la duchesse de Berry était arrivée en France complètement ignorante sur tout point. Elle savait à peine lire. On lui donna des maîtres. Elle aurait pu en profiter, car elle avait de l'esprit naturel et le sentiment des beaux-arts; mais personne ne lui parla raison, et, si on chercha à lui faire apprendre à écorcher un clavier ou à barbouiller une feuille de papier, on ne pensa guère, en revanche, à lui enseigner son métier de princesse.

Son mari s'amusait d'elle comme d'un enfant et se plaisait à la gâter. Le Roi ne s'en occupait pas sérieusement. Monsieur y portait sa facilité accoutumée. Madame la duchesse d'Angoulême, seule, aurait voulu la diriger, mais elle y mettait des formes acerbes et dominatrices.

Madame la duchesse de Berry commença par la craindre, et bientôt la détesta. Madame la duchesse d'Angoulême ne fut pas longtemps en reste sur ce sentiment que monsieur le duc de Berry combattit faiblement; car, tout en rendant justice aux vertus de sa belle-sœur, il n'avait aucun goût pour elle. Menant, d'ailleurs, une vie plus que légère, il ne se souciait pas de contrarier sa femme et lui soldait en complaisances les torts qu'il avait d'un autre côté.

C'était un bien mauvais calcul pour tous deux, car la petite princesse avait fini par devenir aussi exigeante que maussade. Son mari lui répétait sans cesse qu'elle ne devait faire que ce qui l'amusait et lui plaisait, ne se gêner pour personne et se moquer de ce qu'on en dirait. De toutes les leçons qu'on lui prodiguait, c'était celle dont elle profitait le plus volontiers et dont elle ne s'est guère écartée.

Il était curieux de lui voir tenir sa Cour, ricanant avec ses dames et n'adressant la parole à personne. Il n'y a pas de pensionnaire qui ne s'en fût mieux tirée, et pourtant, je le répète, il y avait de l'étoffe dans madame la duchesse de Berry. Une main habile en aurait pu tirer parti. Rien de ce qui l'entourait n'y était propre, excepté peut-être la duchesse de Reggio, sa dame d'honneur; mais elle n'avait aucun crédit. Cette nomination avait fait honneur au bon jugement de monsieur le duc de Berry et à la sagesse du Roi.

Madame la maréchale Oudinot, duchesse de Reggio, représentait le régime impérial à la nouvelle Cour d'une façon si convenable et si digne que personne n'osait se plaindre de la situation où on l'avait placée, quoique les charges de Cour excitassent particulièrement l'envie du parti royaliste qui les regardait comme sa propriété exclusive.

Il avait fallu à la duchesse beaucoup de tact et d'esprit pour fonder sa position dans un monde tout nouveau et tout hostile. Elle y avait réussi sans aucune assistance, car le maréchal Oudinot, brave soldat s'il en fut, ne savait que jouer, fumer, courir les petites filles et faire des dettes. Il fallait donc que sa femme eût de la considération pour deux et elle y réussissait. Ajoutons que le maréchal avait de grands enfants d'une première femme dont elle avait su se faire adorer.

Il aurait été bien heureux qu'elle prit de l'ascendant sur madame la duchesse de Berry; cela n'arriva pas. La duchesse de Reggio lui inspirait du respect; elle avait recours à elle pour réparer ses gaucheries, mais elle la gênait: elle n'avait pas de confiance en elle et, à proportion que sa conduite est devenue plus légère, elle s'en est éloignée davantage.

Je ne comptais rester que peu de semaines à Paris; un événement de famille m'y retint plus longtemps que je n'avais présumé. J'avais trouvé mon frère en grande coquetterie avec mademoiselle Destillières. Nous l'avions connue dans sa très petite enfance. Elle était ravissante et ma mère en raffolait. Il paraît que, dès lors, elle disait ne vouloir épouser que monsieur d'Osmond.

La mort de ses parents l'avait laissée héritière d'une immense fortune et maîtresse de son sort. Sa main était demandée par les premiers partis de France, et mon frère ne songeait point à se mettre sur les rangs; mais elle lui fit de telles avances qu'il en devint sincèrement épris et s'engagea, quoique avec réticence, dans le bataillon des prétendants. Elle ne l'y laissa pas longuement dans la foule. Au bout de peu de temps, elle l'autorisa à charger mon père de la demander en mariage, pour la forme, à son oncle qui était son tuteur mais dont elle ne dépendait en aucune façon.

Cet oncle s'était accoutumé à l'idée qu'elle resterait fille et qu'il continuerait à disposer de sa fortune. Ce sort lui paraissait assez doux pour en souhaiter la prolongation indéfinie. Ainsi, loin de combattre les répugnances de mademoiselle Destillières à accepter les partis qu'on lui avait jusqu'alors proposés, il cherchait à les accroître en lui faisant insinuer, par des personnes à sa dévotion, que sa santé, très délicate, lui rendait le célibat nécessaire.

Lors donc que la lettre officielle de mon père lui fut remise, par un ami commun, monsieur de Bongard articula très poliment un refus absolu et alla rendre compte à sa nièce de la demande et de la réponse, fondée, comme à l'ordinaire, sur ce qu'elle ne voulait pas se marier.

«Vous vous êtes trompé, mon oncle, je ne voulais pas épouser les autres; mais je veux épouser monsieur d'Osmond.»

Monsieur de Bongard pensa tomber à la renverse. Il fallut bien reprendre ses paroles, mais tous ses soins furent employés à retarder le mariage. Soit qu'il se flattât de quelque circonstance qui pût le faire rompre, soit qu'il eût besoin d'un long intervalle pour régulariser l'illégalité de la gestion de sa tutelle, portée à un point fabuleux autant, je crois, par incurie que par malversation, il épuisait tous les prétextes pour gagner du temps.

Les jeunes gens, en revanche, étaient très pressés et me demandaient de rester de jour en jour, prétendant que mon départ fournirait un argument de plus à monsieur de Bongard pour éloigner la noce. Il en vint pourtant à ses fins, car le mariage, arrangé au mois de février et qui devait, s'accomplir le premier, le dix, le vingt de chaque mois, n'eut lieu qu'en décembre.

Quoique le mariage de mademoiselle Destillières fût de toutes les nouvelles du jour celle qui m'intéressait le plus, je m'occupais encore cependant des événements publics; et je fus très consternée, un matin, en apprenant que le roi Louis XVIII était très mal. Il donna de vives inquiétudes pendant un moment.

La loi d'élection se discutait à la Chambre des députés. Les princes étaient en opposition directe au gouvernement, car alors le cabinet était composé de gens raisonnables. Monsieur le duc de Berry ameutait contre la loi et, dans une soirée chez lui, cabala tout ouvertement pour grossir l'opposition. Le Roi en fut informé, le fit appeler, et le tança vertement.

Monsieur le duc de Berry se plaignit à son père et à sa belle-sœur. Ils mirent en commun leurs griefs, s'échauffèrent les uns les autres, et enfin, le soir après le dîner, Monsieur, portant la parole, les exposa durement au Roi. Le Roi répondit vivement. Madame et le duc de Berry s'en mêlèrent; la querelle s'exalta à tel point que Monsieur dit qu'il quitterait la Cour avec ses enfants.

Le Roi répondit qu'il y avait des forteresses pour les princes rebelles. Monsieur répliqua que la charte n'admettait pas de prison d'État (car cette pauvre charte est invoquée par ceux qui l'aiment le moins) et on se quitta sur ces termes amicaux. Monsieur le duc d'Angoulême avait seul gardé un complet silence. Le respect dû au père rachetait en lui le respect dû au Roi, de façon qu'il se serait fait scrupule de donner tort ou raison à aucun des deux.

La colère une fois passée, tous furent fâchés de la violence des paroles. Le pauvre Roi pleurait le soir en en parlant à ses ministres; mais cette scène l'avait tellement éprouvé qu'elle avait arrêté la digestion de son dîner. La goutte dans l'estomac s'y ajouta; il pensa étouffer dans la nuit et, pendant plusieurs jours consécutifs, il fut assez mal.

Ce fut une occasion pour sa famille de lui témoigner une affection à laquelle il feignait de croire pour acquérir un peu de repos, mais dont il faisait peu d'état. Le public savait aussi bien que le Roi l'opposition des princes; et la plaisanterie du moment était d'appeler les boules noires mises au scrutin les prunes de Monsieur.

Je m'applique à ne point parler des événements connus sur lesquels je ne sais aucun détail particulier. Ainsi je ne dirai rien de la représentation de Germanicus, tragédie de monsieur Arnault, alors proscrit de France, qui exalta au dernier degré les passions des partis impérialiste et royaliste.

Les sages précautions prises par l'autorité pour empêcher une collision entre les jeunes gens de l'ancienne armée et les gardes du corps leur parurent à tous entachées de partialité, et les deux partis se proclamèrent lésés et persécutés par l'autorité. On pourrait peut-être en conclure qu'elle avait été seulement sage et paternelle; mais les hommes, quand ils sont animés par la passion, ne jugent pas si froidement et la fermentation était restée grande.

C'est dans ce moment que je reçus de Londres le premier exemplaire du Manuscrit de Sainte-Hélène. Je le lus avec un extrême intérêt; mais je me rappelle avoir mandé à ma mère qu'il arrivait trop à propos et répondait trop bien aux passions du moment pour me permettre de croire à son authenticité. C'était le manifeste du parti bonapartiste tel qu'il existait en ce moment à Paris, et il était presque impossible de penser que, tracé au delà de l'Atlantique, il pût arriver précisément à l'instant opportun. Au reste, il me parut tellement propre à servir de mèche que je ne voulus prendre aucune part à faciliter l'explosion. Ce livre, renfermé sous clef, ne sortit pas de chez moi et je n'en soufflai mot.

Le surlendemain, madame de Duras me demanda si mes lettres de Londres parlaient d'un écrit de l'Empereur. Je répondis hardiment que non. Au bout d'une dizaine de jours, je reçus un petit billet d'elle pour me recommander de ne pas manquer à venir passer la soirée chez elle. J'y trouvai une cinquantaine de personnes réunies, la table, les bougies, le verre d'eau sucrée de rigueur pour le lecteur; on allait commencer. Quoi? le Manuscrit de Sainte-Hélène! La même représentation se renouvela le lendemain chez la duchesse d'Escars.

Pendant ces soirées, j'étais poursuivie d'une idée que je ne pouvais chasser. Je voyais Bonaparte apprenant que, chez le maréchal Duroc, une troupe de chambellans et de dames du palais étaient réunis pour entendre et se passionner du récit bien pathétique de l'expulsion de Louis XVIII de Mitau, des gardes du corps pleurant sur ses mains, de Madame leur distribuant ses diamants pour les empêcher de mourir de faim, de leur vieux Roi les bénissant, de l'abbé Marie quittant volontairement un monde où l'injustice seule triomphait, etc., et toute la société impérialiste, émue jusqu'aux larmes, surprise par l'entrée de l'Empereur au milieu d'elle!

Quelles auraient été ses frayeurs! Comme Vincennes aurait été peuplé le lendemain! Au reste, personne ne s'y serait risqué. Grâce au ciel, et honneur en soit rendu à la Restauration, la lecture, chez les dames que je viens de citer, pouvait être déplacée, inconvenante, dangereuse même pour le pays; mais elle ne pouvait troubler la sécurité de ceux qui y assistaient.

Jamais aucune publication, de mon temps, n'a fait autant d'effet. Il n'était plus permis d'élever un doute sur son authenticité, et, plus on avait approché l'Empereur, plus on soutenait l'ouvrage de lui.

Monsieur de Fontanes reconnaissait chaque phrase. Monsieur Molé entendait le son de sa voix disant ces mêmes paroles. Monsieur de Talleyrand le voyait les écrire. Le maréchal Marmont retrouvait des expressions de leur mutuelle jeunesse dont lui seul avait pu se servir, etc. Et tous et chacun étaient électrisés par cette émanation directe du grand homme.

Je finis par me laisser persuader, tout en conservant mon étonnement de l'à-propos de la publication: tant de gens plus compétents affirmaient reconnaître l'auteur qu'il y aurait eu de l'obstination à en douter.

Je restais persuadée de l'inopportunité de ces lectures. Toutefois, les gens qui s'y prêtaient étaient de nature à lever tous les scrupules que j'avais conçus.

Je possédais deux exemplaires de la brochure, et je trouvai qu'il n'y avait plus que de la désobligeance à les tenir enfermés. Je les prêtai donc et ne tardai pas à m'en repentir, car chaque matin je recevais vingt billets qui me les demandaient. On se faisait inscrire à tour de rôle pour les obtenir.

Aucune mystification n'a eu un succès plus complet ni plus utile à un parti. La semi-publicité ajoutait tout le prix de la mode et du fruit défendu à un ouvrage devenu une sorte de manifeste; et les lectures faites en commun, appelant cette espèce d'électricité que les hommes réunis exercent les uns sur les autres, le rendaient d'autant plus propre à exciter toutes les passions. Je n'ai jamais assisté à une de ces représentations dans une société impérialiste; mais, à en juger par l'effet qu'elles faisaient dans nos salons bourbonniens, on peut supposer qu'elles remuaient profondément les âmes, exaltaient toutes les haines et tous les regrets.

Le manuscrit de Sainte-Hélène restera au moins fameux dans les cabinets des bibliophiles comme contrefaçon. Il est de monsieur Bertrand de Novion qui n'a aucune autre réputation littéraire, n'a jamais vu l'Empereur de près et n'a eu de rapports avec lui que pendant les Cent-Jours.

Je sais bien que, depuis que l'auteur est connu, on a beaucoup dit qu'il était impossible de s'y méprendre; mais, au moment où cette brochure parut, il était encore plus impossible d'élever un doute sans se faire lapider.

(Note de 1841).—Après avoir profité vingt-cinq ans du succès de cette publication et en avoir même reçu le salaire, monsieur Bertrand de Novion vient d'en restituer l'honneur à son véritable auteur, monsieur de Châteauvieux. J'avais eu révélation de son nom dans le temps; mais les habitudes, les relations, les opinions de monsieur de Châteauvieux, toutes hostiles à l'Empire, m'avaient éloignée d'y attacher aucune importance. Il faut son assertion, la reproduction du manuscrit écrit de sa main et l'aveu de monsieur Bertrand de Novion pour y croire à l'heure qu'il est.

CHAPITRE IX

Monsieur de Villèle. — Intrigue de Cour pour ramener monsieur de Blacas. — La duchesse de Narbonne. — Martin et la sœur Récolette. — Arrivée de monsieur de Blacas. — Déjeuner aux Tuileries. — La petite chienne de Madame. — Sagesse de monsieur le duc d'Angoulême. — Agitation des courtisans. — Trouble de monsieur Molé. — Bonne contenance de monsieur Decazes. — Délais multipliés de monsieur de Blacas. — Il est congédié par le Roi.

L'exaltation des bonapartistes, loin de calmer, servait même de stimulant à celle des ultras. Ils accusaient la longanimité du Roi et la modération du ministère. Selon eux, de sévères répressions, des procès, des condamnations, des échafauds, mais surtout des destitutions auraient assis la Restauration sur des bases bien autrement solides.

Monsieur de Chateaubriand avait, depuis longtemps, fait paraître sa Monarchie selon la charte ou il ne demandait que sept hommes dévoués par département, au nombre desquels il plaçait le grand prévôt, et la liberté de la presse avec la peine de mort largement affectée à ses délits. Ces concessions paraissaient encore trop libérales aux ultras, et il était obligé de modifier ses doctrines pour rester un de leurs chefs. À plus petit bruit, il s'en élevait un autre bien moins brillant mais plus habile, monsieur de Villèle.

Son humble origine, ses formes vulgaires, sa tournure hétéroclite, sa voix nasillarde le tenaient encore éloigné des salons; mais il commençait à avoir une grande influence à la Chambre des députés et à grouper autour de lui le bataillon de l'opposition ultra. Toutefois, la Cour n'était pas d'humeur à attendre les résultats des manœuvres constitutionnelles et elle en prépara une pour son compte.

Depuis le mariage de madame la duchesse d'Angoulême, madame de Sérent et ses deux filles, les duchesses de Damas et de Narbonne, étaient restées constamment auprès d'elle. Madame de Narbonne avait tout l'esprit que sa sœur croyait posséder. Le roi Louis XVIII n'avait pas manqué de saisir la différence qui existait entre le prétentieux bel esprit de madame de Damas et la distinction de bon aloi de madame de Narbonne. Il avait pris à Hartwell l'habitude de causer assez confidentiellement avec cette dernière. Il aimait la société des femmes spirituelles; madame de Balbi lui en avait donné le goût.

Les deux sœurs étaient, quoique à des degrés différents, liées avec monsieur de Blacas. Son absence affligeait l'une et déplaisait à l'autre qui se voyait privée du crédit qu'elle exerçait pendant son ministère. Tant que monsieur de Blacas avait été tout-puissant près du Roi, Monsieur et Madame l'avaient en horreur. Son expulsion les avait charmés. Mais mal passé n'est que songe; on détestait encore plus les ministres présents.

Le favoritisme du bourgeois et impérialiste Decazes fit regretter le noble et émigré Blacas. Avec celui-là du moins, on s'entendait sur bien des points et la langue était commune. Madame de Narbonne n'eut donc pas grand'peine à faire reconnaître aux princes qu'ils avaient beaucoup perdu au change. Restait à ramener le Roi à ses anciennes préférences; elle entreprit de l'accomplir.

Louis XVIII, homme du temps de sa jeunesse, était, en matière de religion, philosophe du dix-huitième siècle. Les pratiques auxquelles il s'astreignait très exactement n'étaient pour lui que de pure étiquette. Toutefois, malgré son scepticisme établi, il ne manquait pas d'une sorte de superstition. Il croyait, assez volontiers, que, si le bon Dieu existait et qu'il s'occupât de quelque chose, ce devait être sans aucun doute du chef de la maison de Bourbon.

Madame de Narbonne profita de l'accès qu'elle avait auprès de lui pour lui parler d'une certaine sœur Marthe, religieuse, et d'un cultivateur des environs de Paris, nommé Martin, qui, tous deux, avaient des visions tellement étranges par leur importance et leur similitude qu'elle se faisait un devoir d'en avertir le Roi.

Déjà, selon elle, toutes les consciences timorées étaient bouleversées par ces dénonciations de l'abîme vers lequel on s'avançait. Elle revint plusieurs fois à la charge; le Roi consentit à voir la sœur Marthe. Bien stylée, probablement par les entours immédiats du Roi, elle lui fit des révélations intimes sur son passé, et parla comme il le fallait, pour le présent et l'avenir. Le Roi fut ébranlé.

Madame de Narbonne manda à monsieur de Blacas, alors ambassadeur à Rome, de venir sur-le-champ n'importe sous quel prétexte; elle était autorisée à lui promettre l'appui des princes et elle ne doutait pas de son succès auprès du Roi.

En conséquence, un beau matin un valet de chambre du Roi, très dévoué à monsieur de Blacas, remit à Sa Majesté, en entrant dans sa chambre, un billet de monsieur de Blacas. Ne pouvant plus résister au besoin de son cœur, il était arrivé à Paris uniquement pour voir le Roi, le regarder, entendre sa voix, se prosterner à ses pieds et repartir, ayant fait provision de bonheur pour quelques mois.

Monsieur de Blacas avait trop spéculé sur la faiblesse qu'il connaissait à Louis XVIII du besoin d'être aimé pour lui-même. Le Roi répondit sèchement et verbalement:

«Je ne reçois les ambassadeurs que conduits par le ministre des affaires étrangères.»

Monsieur de Blacas se trouva donc forcé d'aller d'abord chez le duc de Richelieu. Fort étonné de voir entrer un ambassadeur qu'il croyait à Rome, il ne douta pas que Louis XVIII ne l'eût mandé. Il lui demanda s'il avait vu le Roi.

«Mais non, reprit monsieur de Blacas, vous pensez bien que je ne m'y serais pas présenté sans vous.»

Cette déférence inattendue parut singulière au duc qui, malgré toute sa loyauté, démêlait bien une intrigue au fond de ce retour inopiné. Il fut confirmé dans cette opinion lorsqu'en arrivant le Roi ne témoigna aucune surprise de voir monsieur de Blacas, et la froideur qu'il lui montra ne lui parut qu'un jeu concerté entre eux. Monsieur de Blacas, en jugea autrement, et comprit, dès lors, qu'il avait été mal conseillé.

Le Roi dînait toujours exclusivement avec la famille royale; mais les déjeuners se passaient plus sociablement aux Tuileries, hormis pour Monsieur qui prenait seul, chez lui, sa tasse de chocolat. Monsieur le duc d'Angoulême déjeunait avec son service du jour, le duc de Damas et le duc de Guiche. Monsieur le duc de Berry ajoutait aux personnes de sa maison celles de sa familiarité et souvent même faisait des invitations de politesse.

Le Roi avait tous les matins une table de vingt couverts. En outre du service du jour, les grandes charges de la maison y assistaient quand elles voulaient, toujours sans invitation. Madame la duchesse d'Angoulême, accompagnée de la dame de service, déjeunait chez son oncle. Messieurs de Richelieu et de Blacas avaient le droit de s'asseoir à cette table, en leur qualité, de premier gentilhomme de la chambre et de premier maître de la garde-robe; car, comme ministre et ambassadeur, ils n'y auraient pas été admis, et le Roi aurait passé dans la salle à manger sans leur dire de le suivre.

Leur audience avait eu lieu peu avant l'heure du déjeuner; ils accompagnaient le Roi lorsqu'il entra dans le salon où les convives se trouvaient assemblés. La surprise égala le malaise en voyant monsieur de Blacas qu'on croyait à Rome. On cherchait à lire sur la figure du Roi l'accueil qu'il lui fallait faire, mais sa physionomie était impassible. La présence de monsieur de Richelieu gênait aussi ceux qui auraient voulu montrer les espérances que peut-être ils ressentaient.

Tout le monde, selon l'usage, était réuni lorsque Madame arriva précédée d'une petite chienne que monsieur de Blacas lui avait autrefois donnée; celle-ci sauta autour de son ancien protecteur et le combla de caresses.

«Cette pauvre Thisbé, dit le Roi, je lui sais gré de si bien vous reconnaître.»

Le duc d'Havré se pencha à l'oreille de son voisin et lui dit:

«Il faut faire comme Thisbé, il n'y a pas à hésiter.»

Et monsieur de Blacas fut entouré des plus affectueuses démonstrations. Madame ne montra pas plus de surprise que le Roi, mais accueillit monsieur de Blacas avec grande bienveillance. Il y a à parier qu'elle n'ignorait pas l'intrigue qui se manœuvrait.

Monsieur le duc d'Angoulême déjeunait plus tard que le Roi, et la princesse en sortant de chez son oncle venait toujours assister à la fin de son repas où elle mangeait, toute l'année, une ou deux grappes de raisin.

Ce jour-là elle raconta l'arrivée de monsieur de Blacas. «Tant pis», répondit sèchement monsieur le duc d'Angoulême. Elle ne répliqua pas. Mon frère, qui, en sa qualité d'aide de camp, déjeunait chez son prince, fut frappé de l'idée qu'il y avait dissidence dans le royal ménage sur cet événement.

Au reste, cela arrivait très habituellement. Monsieur le duc d'Angoulême rendait une espèce de culte à sa femme qui avait pour lui la plus tendre affection, mais ils ne s'entendaient pas en politique. Sous ce rapport, Madame était bien plus en sympathie avec Monsieur, et ni l'un ni l'autre n'exerçaient d'influence sur monsieur le duc d'Angoulême.

Lorsque Madame commençait une de ses diatribes d'ultra-royalisme, il l'arrêtait tout court:

«Ma chère princesse (c'est ainsi qu'il l'appelait) ne parlons pas de cela; nous ne pouvons nous entendre ni nous persuader réciproquement.»

Aussi toutes les intrigues du parti s'arrêtaient-elles devant la sagesse de monsieur le duc d'Angoulême qui refusait constamment de témoigner aucune opposition au gouvernement du Roi. Elles trouvaient, en revanche, des auxiliaires bien actifs dans les autres princes et leurs entours, y compris ceux du Roi.

La nouvelle de l'arrivée de monsieur de Blacas fit grand bruit, comme on peut penser. Je sus promptement le peu d'étonnement témoigné par le Roi, l'histoire de Thisbé et le tant pis de monsieur le duc d'Angoulême. Selon le parti auquel on appartenait, on brodait le fond de diverses couleurs.

Les courtisans avaient remarqué qu'après le déjeuner monsieur de Blacas ayant parlé bas au Roi, il avait répondu tout haut de sa voix sévère:

«C'est de droit, vous n'avez pas besoin de permission.»

On sut qu'il s'agissait de s'installer dans l'appartement du premier maître de la garde-robe aux Tuileries. Cet appartement, arrangé pour monsieur de Blacas dans le plus fort de sa faveur, communiquait avec celui du Roi par l'intérieur.

On se rappela que le major général de la garde y avait été logé provisoirement pendant qu'on travaillait à son appartement, mais que les réparations avaient été poussées avec un redoublement d'activité depuis quelque temps; et que, deux jours avant, il avait pu s'installer [chez lui] et laisser libre l'appartement de monsieur de Blacas. J'avoue que cette circonstance, de la facilité des communications, me parut grave. La franchise du monarque n'était pas assez bien établie pour que la froideur de la réception semblât tout à fait rassurante.

Monsieur de Blacas affecta de passer la matinée tout entière au Salon du Louvre où il y avait alors exposition de tableaux; il ne parla pas d'autre chose pendant le dîner chez le duc d'Escars. Il jeta en avant quelques phrases qui indiquaient le projet d'un prompt départ pour Rome.

Très anxieuse de savoir ce qui se passait, j'allai le soir chez monsieur Decazes. Le même sentiment y avait amené quelques personnes, la malice quelques autres, la curiosité encore davantage, si bien qu'il y avait foule. Tous les esprits y paraissaient fort agités, hormis celui du maître de la maison. Lui semblait dans son assiette naturelle.

Je n'en pourrais dire autant de monsieur Molé, alors ministre de la marine; il était dans un trouble impossible à dissimuler. Je le vois encore assis sur un petit sopha, dans le recoin d'une cheminée, et avançant un écran sous prétexte de se défendre de la lumière, mais évidemment pour éviter les regards à sa figure renversée.

Ordinairement monsieur Decazes n'allait pas faire sa visite quotidienne au Roi les jours de ses réceptions; cette fois il s'échappa de son salon. Peu après, quelqu'un (monsieur de Boisgelin, je crois), arrivant de l'ordre, me raconta que monsieur de Blacas, reprenant ses anciennes habitudes, avait suivi le Roi dans son intérieur lorsqu'il y était rentré.

L'absence du ministre de la police ne fut pas longue; son attitude était parfaitement calme au retour; et je fis la remarque qu'avec moins d'esprit de conversation et bien moins d'élégance de formes que monsieur Molé il avait, dans cette occasion, beaucoup plus le maintien d'un homme d'État. Le monde s'étant écoulé, je m'approchai de lui et je lui dis:

«Que dois-je mander demain à mon père? le courrier part.

—Que je suis son plus dévoué serviteur, aussi bien que le vôtre.

—Vous savez bien que ce n'est pas vaine curiosité qui me fait faire cette demande. Les gazettes ultras vont entonner la trompette; répondez-moi sérieusement ce qu'il convient de dire à l'ambassadeur.

—Hé bien, sérieusement, mandez-lui que monsieur de Blacas est arrivé aujourd'hui vendredi de Rome à Paris et qu'il repartira jeudi de Paris pour Rome.

—Jeudi! et pourquoi pas demain?

—Parce que ce serait faire un événement de ce voyage et qu'il vaut infiniment mieux qu'il reste un ridicule.

—Je comprends la force de cet argument, mais ne craignez-vous pas de voir prolonger la facilité de ces communications entre les deux appartements?

—Je ne crains rien; faites comme moi.»

Et il accompagna ces derniers mots d'un sourire pas mal arrogant. J'avoue que j'étais loin de partager sa sécurité, connaissant la faiblesse du Roi et la cabale qui l'entourait. Toutefois, monsieur Decazes avait raison. Le Roi était capable d'intriguer contre ses ministres, mais il se serait fait scrupule de faire infidélité à ses favoris. Toutes les fois qu'ils lui ont été enlevés, c'est par force majeure et jamais il n'en avait été complice.

Au déjeuner du lendemain, le Roi affecta de parler du désir qu'il avait que le temps s'adoucît pour rendre le retour de monsieur de Blacas [plus agréable]. Au moment où on allait se séparer, il lui dit tout haut:

«Comte de Blacas, si vous avez à me parler ce soir, venez avant l'ordre; après, c'est l'heure du ministre de la police.»

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