Récits d'une tante (Vol. 2 de 4): Mémoires de la Comtesse de Boigne, née d'Osmond
Or, la famille royale quittait le Roi à huit heures; l'ordre était à huit heures un quart, ainsi le tête-à-tête ne pouvait se prolonger d'une façon bien intime.
Monsieur de Blacas s'inclina profondément, mais on sentit le coup et, dans ce moment, Thisbé l'aurait caressé sans trouver d'imitateurs. Néanmoins le parti dit du pavillon de Marsan, toujours prompt à se flatter, affirmait et croyait peut-être qu'il y avait un dessous de carte, que les froideurs n'étaient qu'apparentes, qu'une faveur intime en dédommageait et ferait prochainement explosion.
Je le croyais un peu, et surtout lorsque, la veille du jour fixé pour son départ, monsieur de Blacas se déclara malade. Il garda sa chambre quarante-huit heures, puis reparut avec une extinction de voix qui ne permettait pas d'entreprendre un grand voyage. Il gagna une dizaine de jours par divers prétextes. Le dernier qu'il employa fut le désir d'accompagner le Roi dans la promenade du 3 mai, anniversaire de son entrée à Paris. Il parcourait les rues en calèche, sous la seule escorte de la garde nationale; cela plaisait à la population.
Monsieur de Blacas espérait que le droit de sa charge le placerait dans la voiture du Roi; mais celui-ci fit un grand travail d'étiquette pour lui enlever cette satisfaction. Je ne me rappelle plus quelle en fut la manœuvre, mais monsieur de Blacas ne figura que dans une voiture de suite. En rentrant, le Roi s'arrêta à la porte de son appartement, et, la tenant lui-même ouverte, ce qui était sans exemple, il dit bien haut:
«Adieu, mon cher Blacas, bon voyage, ne vous fatiguez pas en allant trop vite; je recevrai avec plaisir de vos nouvelles de Rome.»
Et pan, il frappa la porte à la figure du comte qui s'apprêtait à le suivre. Monsieur de Blacas, très déconcerté de la brièveté de ce congé amical, partit le soir.
Le résultat de ce voyage fut de faire nommer un ministre de la maison du Roi. Sans en être précisément titulaire, monsieur de Blacas en touchait les appointements, en conservait le patronage; et la charge était faite par un homme à sa dévotion, monsieur de Pradel. En revanche, quelque temps après, il fut fait duc et premier gentilhomme de la chambre.
L'intrigue ayant manqué, on ne s'occupa plus alors de Martin, d'autant que le Roi l'avait fait remettre entre les mains de monsieur Decazes. Il passa quelques semaines à Charenton sans que les médecins osassent affirmer dans son exaltation un état de folie constatée.
On le renvoya dans son village d'où la Congrégation l'a évoqué plusieurs fois depuis. Une de ses principales visions portait sur l'existence de Louis XVII dont, de temps en temps, on voulait effrayer la famille royale. Il à été question de lui pour la dernière fois pendant le séjour de Charles X à Rambouillet, en 1830.
Je ne sais si ce fut tout à fait volontairement que la duchesse de Narbonne alla rejoindre son mari qu'elle avait fait nommer ambassadeur à Naples. Le rôle actif qu'elle venait de jouer dans cette intrigue Blacas avait déplu au Roi, plus encore à monsieur Decazes; et, quoiqu'il n'y eût plus d'exil sous le régime de la Charte, on sut généralement qu'elle avait reçu l'ordre de ne point paraître à la Cour et le conseil de s'éloigner.
CHAPITRE X
Faveur de monsieur Decazes. — Son genre de flatterie. — Affaires de Lyon. — Le duc de Raguse apaise les esprits. — Discours de monsieur Laffitte. — Monsieur le duc d'Orléans revient à Paris. — Histoire inventée sur ma mère. — Ma colère. — Arrivée de toute la famille d'Orléans. — Déjeuner au Palais-Royal. — Calomnies absurdes.
Le favoritisme de monsieur Decazes se trouva mieux établi que jamais. Le Roi ne voyait que par ses yeux, n'entendait que par ses oreilles, n'agissait que par sa volonté.
Les souverains ne se gouvernent guère que par la flatterie. Louis XVIII était trop accoutumé à celles des courtisans d'origine pour y prendre grand goût; il en avait besoin pour lui servir d'atmosphère et y respirer à l'aise, mais elles ne suffisaient pas à son imagination.
Sa fantaisie était d'être aimé pour lui-même; c'était le moyen employé par tous les favoris précédents, excepté par madame de Balbi, je crois, qui se contentait de se laisser adorer et ne se piquait que d'être aimable et d'amuser, sans feindre un grand sentiment.
Monsieur Decazes inventa un nouveau moyen de soutenir sa faveur; il se représenta comme l'ouvrage du Roi, non seulement socialement mais politiquement. Il feignit d'être son élève bien plus que son ministre. Il passait des heures à se faire endoctriner par lui. Il apprenait, sous son royal professeur, les langues anciennes aussi bien que les modernes, le droit, la diplomatie, l'histoire et surtout la littérature.
L'élève était d'autant plus perspicace qu'il savait mieux que le maître ce qu'on lui enseignait; mais son étonnement de tout ce qu'on lui découvrait dans les sciences et les lettres ne tarissait jamais et ne cédait qu'à la reconnaissance qu'il éprouvait. De son côté, le Roi s'attachait chaque jour davantage à ce brillant écolier qui, à la fin de la classe, lui faisait signer et approuver tout le contenu de son portefeuille ministériel; après avoir bien persuadé à S. M. T. C. que d'elle seule en émanaient toutes les volontés.
L'espèce de sentiment que le Roi portait à monsieur Decazes s'exprimait par les appellations qu'il lui donnait. Il le nommait habituellement mon enfant, et les dernières années de sa faveur mon fils. Monsieur Decazes aurait peut-être supporté cette élévation, sans en avoir la tête trop tournée, s'il n'avait été excité par les impertinences des courtisans. Le besoin de rendre insolence pour insolence lui avait fait prendre des formes hautaines et désobligeantes qui, jointes à sa légèreté et à sa distraction, lui ont fait plus d'ennemis qu'il n'en méritait.
On signala vers ce temps une conspiration à Lyon qui donna de vives inquiétudes. L'agitation était notoire dans la ville et les environs, et les désordres imminents. On y envoya le maréchal Marmont muni de grands pouvoirs. Les royalistes l'ont accusé d'avoir montré trop de condescendance pour les bonapartistes. Je n'en sais pas les détails. En tout cas, il souffla sur ce fantôme de conspiration; car, trois jours après son arrivée, tout était rentré dans la tranquillité et il n'en fut plus question.
Les troubles mieux constatés de Grenoble avaient rapporté l'année précédente de si grands avantages au général Donnadieu que les autorités de Lyon furent soupçonnées d'avoir fomenté les désordres pour obtenir de semblables récompenses. La réputation du généra Canuel rendait cette grave accusation possible à croire; il pouvait aspirer à se montrer digne émule du général Donnadieu. Le préfet de police, homme peu estimé, s'était réuni à lui pour entourer et épouvanter monsieur de Chabrol, préfet du département, qui n'agissait plus que sous leur bon plaisir.
La vérité sur la conspiration de Lyon est restée un problème historique. Les uns l'ont complètement niée; les autres l'ont montrée tout à fait flagrante. Probablement ni les uns ni les autres n'ont complètement raison. Les opinions toujours vives dans cette ville, et encore exaltées depuis les Cent-Jours, étaient disposées à faire explosion. Quelques excitations des chefs de parti, ou quelques gaucheries de l'administration, pouvaient également amener des catastrophes. Dans cette occasion, elles furent conjurées par la présence du maréchal.
Il recueillit pour salaire l'animadversion des deux partis et même le mécontentement du gouvernement. Il le mérita un peu par la publicité intempestive qu'il laissa donner aux événements dont il avait été témoin, en rejetant tout le blâme sur l'administration. Il crut même devoir personnellement certifier de leur exactitude. Au reste, j'étais absente lorsque cela eut lieu; je ne sais qu'en gros les circonstances de cet événement.
Les généraux Donnadieu, Canuel et surtout Dupont, qui ont été triés sur le volet par la Restauration comme gens de haute confiance, étaient sous l'Empire très peu considérés. Leur faveur a toujours fait un fort mauvais effet dans l'armée.
Les négociations pour le retour de monsieur le duc d'Orléans avaient réussi; le prince était venu seul tâter le terrain. Cette course avait été assez mal préparée par un discours d'un député de l'opposition, monsieur Laffitte, où il avait fait entrer très inconvenablement le nom de Guillaume III d'Orange, de manière à soulever les clameurs de tout le parti royaliste.
Malheureusement, monsieur le duc d'Orléans s'était déjà annoncé et il y aurait eu encore plus d'inconvénient à reculer devant ces cris qu'à les braver. Il arriva donc. Le Roi le reçut avec sa maussaderie accoutumée, madame la dauphine poliment, Monsieur et ses deux fils amicalement et madame la duchesse de Berry, qui se souvenait de Palerme et ne l'avait pas vu depuis son mariage, avec une joie et une affection (l'appelant mon cher oncle à chaque instant) qui la firent gronder dans son intérieur.
Elle pleura beaucoup à la suite de cette visite et, depuis, ses façons ont tout à fait changé avec le prince qu'elle n'a plus appelé que: Monseigneur. Elle avait toujours conservé le ma tante pour madame la duchesse d'Orléans.
La conduite toute simple du prince fit tomber les mauvais bruits qui ne trouvaient nulle part plus d'écho que chez la duchesse sa mère. Son entourage était bruyamment hostile et elle était trop faible pour s'y opposer, ou trop sotte pour s'en apercevoir.
À mon retour d'Angleterre, j'avais été lui faire ma cour, et, parce que j'avais cherché à la distraire des inquiétudes que lui causait la maladie de l'épagneul de monsieur de Follemont en lui parlant de ses petits-enfants que je venais de quitter à Twickenham, le noyau d'ultras qui formaient sa commensalité m'avait déclarée orléaniste et avait répandu ce bruit qui m'impatientait fort, non pour moi, j'étais de trop peu de conséquence, mais pour mon père.
Il importait aussi, dans l'intérêt de monsieur le duc d'Orléans, que l'impartialité de l'ambassadeur fût reconnue. Cette accusation tomba comme tant d'autres. Il n'y en avait pas de moins fondée, car, si monsieur le duc d'Orléans avait voulu lier quelque intrigue à cette époque en Angleterre, il aurait trouvé mon père très peu disposé à lui montrer la moindre indulgence.
Pendant le peu de jours que monsieur le duc d'Orléans passa à Paris, il vint deux fois chez moi. Quelque honorée que je fusse de ces visites, je craignais qu'elles ne fissent renouveler les propos de l'hiver, mais cela était usé.
La malveillance excitée au plus haut point par le succès obtenu par mon frère auprès de la jeune héritière, courtisée par beaucoup et enviée par tous, avait trouvé un autre texte.
Pensant probablement que la situation de mon père avait influé sur ce mariage, on raconta qu'à la suite d'une espèce d'orgie où ma mère s'était grisée avec le prince régent, il avait voulu prendre des libertés auxquelles elle avait répondu par un soufflet, que les autres femmes s'étaient levées de table; que le prince s'était plaint à notre Cour, que depuis ce temps mon père et ma mère n'étaient point sortis de chez eux et qu'ils allaient être remplacés à Londres.
Cette charmante anecdote, inventée et colportée à Paris, fut renvoyée à Londres. Quelques gazettes anglaises y firent allusion et il y eut recrudescence de cabale à Paris. Tous mes excellents amis venaient à tour de rôle me demander ce qui en était au juste ... sur quoi l'histoire était fondée ... quel était le canevas sur lequel on avait brodé, etc.; et, lorsque je répondais, conformément à la plus exacte vérité, qu'il n'y avait jamais eu que des politesses, des obligeances et des respects échangés entre le prince et ma mère et que rien n'avait pu donner lieu à cette étrange histoire, on faisait un petit sourire d'incrédulité qui me transportait de fureur. J'ai peu éprouvé d'indignation plus vive que dans cette occasion.
Ma mère était le modèle non seulement des vertus, mais des convenances et des bonnes manières. Inventer une pareille absurdité sur une femme de soixante ans, pour se venger d'un succès de son fils, m'a toujours paru une lâcheté dont, encore aujourd'hui, je ne parle pas de sang-froid.
Le prince régent fut d'une extrême bonté. Il rencontra mon père au Parc, le retint près de lui pendant toute sa promenade, s'arrêta longuement dans un groupe nombreux de seigneurs anglais à cheval et ne s'éloigna qu'après avoir donné un amical shake-hand à l'ambassadeur. Mon père s'expliqua ces faveurs inusitées en apprenant plus tard les sots bruits répandus à Paris et répétés obscurément à Londres.
Le dégoût que j'en éprouvais me donna un vif désir de m'éloigner. Le mariage de mon frère étant décidément reculé jusqu'à l'automne, je me décidai à retourner à Londres pour en attendre l'époque.
Pendant que cette odieuse histoire s'inventait et se propageait, toute la famille d'Orléans vint s'établir au Palais-Royal. Elle arriva tard le soir; j'y allai le lendemain matin. Le déjeuner attendait les princes; ils avaient été faire leur cour à la famille royale. Je les vis revenir, et il ne me fut pas difficile de voir que cette visite avait été pénible.
Madame la duchesse d'Orléans avait l'air triste, son mari sérieux; mademoiselle se trouva mal en entrant dans la salle à manger. Elle venait d'être extrêmement malade et à peine remise.
Nous nous empressâmes autour d'elle; elle revint à elle et me dit en me serrant la main:
«Merci, ma chère, ce n'est rien, je vais mieux; mais je suis encore faible et cela m'éprouve toujours.»
Le nuage répandu sur les visages se dissipa à l'entrée d'un grand plat d'échaudés tout fumants: «Ah! des échaudés du Palais-Royal!» s'écria-t-on; et l'amour du sol natal, la joie de la patrie, effaça l'impression qu'avait laissée la réception des Tuileries.
Je passai une grande partie du peu de journées que je restai encore à Paris auprès de ces aimables princesses qui m'accueillaient avec une extrême bonté et partageaient mon indignation des fables débitées sur ma mère. Au reste, elles connaissaient par expérience toute la fécondité des inventions calomnieuses.
On répandait alors le bruit du mariage secret de Mademoiselle avec Raoul de Montmorency dont elle aurait facilement pu être mère, tant la disproportion d'âge était grande. Lorsqu'il épousa madame Thibaut de Montmorency, il fallut bien renoncer à ce conte.
Je ne sais pas si on remplaça immédiatement Raoul par monsieur Athalin; ce n'est que longtemps après que j'en ai entendu parler. La seconde version n'a pas plus de vérité que la première; elles sont également absurdes et calomnieuses.
CHAPITRE XI
Tom Pelham. — Inauguration du pont de Waterloo. — Dîner à Claremont. — Maussaderie de la princesse Charlotte. — Son obligeance. — Un nouveau caprice. — Conversation avec elle. — Mort de cette princesse. — Affliction générale. — Caractère de la princesse Charlotte. — Ses goûts, ses habitudes. — Suicide de l'accoucheur. — Singulier conseil de lord Liverpool. — Maxime de lord Sidmouth.
Quelque horreur que j'aie pour la mer, je fus amplement payée des fatigues du voyage par le bonheur que mon retour à Londres causa à mes parents. Je trouvai grande joie à me reposer près d'eux des petites tracasseries d'un monde toujours disposé à faire payer, argent comptant, le genre de succès qu'il apprécie le plus, parce qu'il est à la portée de toutes les intelligences.
Il n'y a personne qui ne comprenne vite combien il eût été agréable pour son fils, son frère, ou son ami d'épouser une riche héritière, et qui ne trouve la préférence accordée à un autre une espèce de passe-droit. J'ai remarqué depuis, lorsque cela me touchait de moins près, qu'aucune circonstance ne développe davantage l'envie et l'animadversion de la société. Ce que tout le monde veut, c'est de la fortune. Il n'y a guère de façon moins pénible et plus prompte d'en acquérir; chacun regrette de voir un autre l'élu du sort.
Je me rappelle, à ce propos, les projets d'un de mes camarades d'enfance, le jeune Pelham. Il était cadet, avait atteint sa seizième année et rentrait à la maison paternelle pour la dernière fois avant de quitter le collège. Le lendemain de son arrivée, son père, lord Yarborough, petit homme sec, le plus froid, le plus sérieux, le plus empesé que j'aie connu, le fit entrer dans son cabinet et lui dit:
«Tom, le moment est arrivé où vous devez choisir une profession; quelle qu'elle soit, je vous y soutiendrai de mon mieux. Je ne cherche pas à vous influencer; mais, si vous préfériez l'Église, je dois vous avertir que j'ai à ma disposition des bénéfices qui vous mettront tout de suite dans une grande aisance. Je le répète, je vous laisse une entière liberté; seulement je vous préviens que, lorsque vous aurez décidé, je n'admettrai pas de fantasque changement. Songez-y donc bien. Ne me répondez pas à présent; je vous questionnerai la veille de votre retour au collège. Soyez prêt alors à m'apprendre votre choix.
—Oui, monsieur.»
À la fin des vacances où Tom s'était très bien diverti et où son père ne lui avait peut-être pas adressé une seule fois la parole, il l'appela derechef à cette conférence de cabinet, effroi de toute la famille, et, de la même façon solennelle, il l'interrogea de nouveau:
«Hé bien, Tom, avez-vous mûrement réfléchi à votre sort futur?
—Oui, monsieur.
—Êtes-vous décidé?
—Oui, monsieur.
—Songez que je n'admettrai pas de caprice et qu'il vous faudra suivre rigoureusement la profession que vous adopterez.
—Je le sais, monsieur.
—Hé bien, donc parlez.
—S'il vous plaît, monsieur, j'épouserai une héritière.»
Tout le flegme de lord Yarborough ne put résister à cette réponse, faite avec un sérieux imperturbable. Il éclata de rire. Au reste, mon ami Tom n'épousa pas une héritière; il entra dans la marine et mourut bien jeune de la fièvre jaune dans les Antilles. C'était un fort beau, bon et aimable garçon. Mais je raconte là une aventure de l'autre siècle; je reviens au dix-neuvième.
Le 18 juin 1817, deuxième anniversaire de la bataille de Waterloo, on fit avec grande pompe l'inauguration du pont, dit de Waterloo. Le prince régent, ayant le duc de Wellington près de lui, suivi de tous les officiers ayant pris part à la bataille et des régiments des gardes, y passa le premier. On avait fait élever des tribunes pour les principaux personnages du pays.
Sachant qu'on préparait une tribune diplomatique, mon père avait fait prévenir qu'il désirait n'être pas invité à cette cérémonie à laquelle il avait décidé de ne point assister. Ses collègues du corps diplomatique déclarèrent qu'ils ne voulaient pas se séparer de lui dans cette circonstance et que cette cérémonie, étant purement nationale, ne devait point entraîner d'invitation aux étrangers. Le cabinet anglais se prêta de bonne grâce à cette interprétation. Mon père fut très sensible à cette déférence de ses collègues, d'autant qu'il n'aurait pas manqué de gens aux Tuileries même pour lui faire un tort de la manifestation de ses sentiments français. Il était pourtant bien décidé à ne point sacrifier ses répugnances patriotiques à leur malignes interprétations.
Ce fut le prince Paul Esterhazy qui, spontanément, ouvrit l'avis de refuser la tribune préparée. Il ne rencontra aucune difficulté et vint annoncer à mon père la décision du corps diplomatique et le consentement du cabinet anglais.
C'est en 1817 que je dois placer mes rapports avec la princesse Charlotte de Galles. Sous prétexte que sa maison n'était pas arrangée, elle s'était dispensée de venir à Londres, et, quoique ce fût le moment de la réunion du grand monde, elle restait sous les frais ombrages de Claremont qu'elle disait plus salutaires à un état de grossesse assez avancé.
Je fus comprise dans une invitation adressée à mes parents pour aller dîner chez elle. La curiosité que m'inspirait cette jeune souveraine d'un grand pays était encore excitée par de fréquents désappointements. J'avais toujours manqué l'occasion de la voir.
Nous fûmes reçus à Claremont par lady Glenlyon, dame de la princesse, et par un baron allemand, aide de camp du prince, qui, seul, était commensal du château. Une partie des convives nous avaient précédés, d'autres nous suivirent. Le prince Léopold fit une apparition au milieu de nous et se retira.
Après avoir attendu fort longtemps, nous entendîmes dans les pièces adjacentes un pas lourd et retentissant que je ne puis comparer qu'à celui d'un tambour-major. On dit autour de moi: «Voilà la princesse».
En effet, je la vis entrer donnant le bras à son mari. Elle était très parée, avait bon air; mais évidemment il y avait de la prétention à la grande Élisabeth dans cette marche si bruyamment délibérée et ce port de tête hautain. Comme elle entrait dans le salon d'un côté, un maître d'hôtel se présentait d'un autre pour annoncer le dîner.
Elle ne fit que traverser sans dire un mot à personne. Arrivée dans la salle à manger, elle appela à ses côtés deux ambassadeurs; le prince se plaça vis-à-vis, entre deux ambassadrices. Après avoir vainement cherché à le voir en se penchant de droite et de gauche du plateau, la princesse prit bravement son parti et fit enlever l'ornement du milieu. Les nuages qui s'étaient amoncelés sur son front s'éclaircirent un peu. Elle sourit gracieusement à son mari, mais elle n'en fut guère plus accorte pour les autres. Ses voisins n'en tirèrent que difficilement de rares paroles. J'eus tout le loisir de l'examiner pendant que dura un assez mauvais dîner.
Je ne puis parler de sa taille, sa grossesse ne permettait pas d'en juger. On voyait seulement qu'elle était grande et fortement construite. Ses cheveux étaient d'un blond presque filasse, ses yeux bleu porcelaine, point de sourcils, point de cils, un teint d'une blancheur égale sans aucune couleur. On doit s'écrier: «Quelle fadeur! elle était donc d'une figure bien insipide?» Pas du tout. J'ai rarement rencontré une physionomie plus vive et plus mobile; son regard était plein d'expression. Sa bouche vermeille, et ornée de dents comme des perles, avait les mouvements les plus agréables et les plus variés que j'aie jamais vus, et l'extrême jeunesse des formes compensant de manque de coloris de la peau lui donnait un air de fraîcheur remarquable.
Le dîner achevé, elle fit un léger signal de départ aux femmes et passa dans le salon; nous l'y suivîmes. Elle se mit dans un coin avec une de ses amies d'enfance, nouvellement mariée et grosse comme elle, dont j'oublie le nom. Leur chuchotage dura jusqu'à l'arrivée du prince, resté à table avec les hommes.
Il trouva toutes les autres femmes à une extrémité du salon et la princesse établie dans son tête-à-tête de pensionnaire. Il chercha vainement à la remettre en rapport avec ses convives. Il rapprocha des fauteuils pour les ambassadrices et voulut établir une conversation qu'il tâcha de rendre générale; mais cela fut impossible. Enfin la comtesse de Lieven, fatiguée de cette exclusion, alla s'asseoir, sans y être appelée, sur le même sopha que la princesse et commença à voix basse une conversation qui, apparemment, lui inspira quelque intérêt car elle en parut entièrement absorbée.
Les efforts du prince pour lui faire distribuer ses politesses un peu plus également restèrent complètement infructueux. Chacun attendait avec impatience l'heure du départ. Enfin on annonça les voitures et nous partîmes, aussi légèrement congédiés que nous avions été accueillis. Quant à moi, je n'avais pas même reçu un signe de tête lorsque ma mère m'avait présentée à la princesse.
En montant en voiture, je dis: «J'ai voulu voir, j'ai vu. Mais j'en ai plus qu'assez.» Ma mère m'assura que la princesse était ordinairement plus polie; je dus convenir que l'agitation du prince en faisait foi.
Probablement il lui reprocha sa maussaderie; car, peu de jours après, lorsque nous méditions, à regret, notre visite de remerciements de l'obligeant accueil qu'elle nous avait fait, nous reçûmes une nouvelle invitation.
Cette fois, la princesse fit mille frais; elle distribua ses grâces plus également entre les convives; cependant les préférences furent pour nous. Elle nous retint jusqu'à minuit, causant familièrement de tout et de tout le monde, de la France et de l'Angleterre, de la réception des Orléans à Paris, de leurs rapports avec les Tuileries, des siens avec Windsor, des façons de la vieille Reine, de cette étiquette qui lui était insupportable, de l'ennui qui l'attendait lorsqu'il faudrait enfin avouer sa maison de Londres prête et aller y passer quelques mois.
Ma mère lui fit remarquer qu'elle serait bien mieux logée que dans l'hôtel où elle avait été au moment de son mariage:
«C'est vrai, dit-elle; mais, quand on est aussi parfaitement heureuse que moi, on craint tous les changements, même pour être mieux.»
La pauvre princesse comptait pourtant bien sur ce bonheur! Elle disait, ce même soir, qu'elle était bien sûre d'avoir un garçon, car rien de ce qu'elle désirait ne lui avait jamais manqué.
On vint à parler de Claremont et de ses jardins. Je les connaissais d'ancienne date; monsieur de Boigne avait été sur le point d'acheter cette habitation. La princesse Charlotte assura qu'elle était bien changée depuis une douzaine d'années, et nous engagea fort à venir un matin pour nous la montrer en détail. Le jour fut pris s'il faisait beau, sinon pour la première fois que le temps et les affaires de mon père le permettraient. Elle ne sortait plus que pour se promener à pied dans le parc et, de deux à quatre heures, nous la trouverions toujours enchantée de nous voir.
Nous nous séparâmes après des shake-hand réitérés et d'une violence à démettre le bras, accompagnés de protestations d'affection exprimés d'une voix qui aurait été naturellement douce si les mémoires du seizième siècle ne nous avaient appris que la reine Élisabeth avait le verbe haut et bref.
Je ne nie pas que la princesse Charlotte ne me parut infiniment plus aimable et même plus belle qu'au dîner précédent. Le prince Léopold respirait plus à l'aise et semblait jouir du succès de ses sermons.
Le matin fixé pour la visite du parc de Claremont, il plut à torrent. Il fallut la retarder de quelques jours; aussi, lorsque nous arrivâmes, la fantaisie de la princesse Charlotte était changée. Elle nous reçut plus que froidement, s'excusa sur ce que son état lui permettait à peine de faire quelques pas, fit appeler l'aide de camp allemand pour nous accompagner dans ces jardins qu'elle devait prendre tant de plaisir à nous montrer, et eut évidemment grande presse à se débarrasser de notre visite.
Lorsque nous fûmes tout à l'extrémité du parc, nous la vîmes de loin donnant le bras au prince Léopold et détalant comme un lévrier. Elle fit une grande pointe, puis arriva vers nous. Cette recherche d'impolitesse, presque grossière nous avait assez choqués pour être disposés à lui rendre froideur pour froideur. Mais le vent avait tourné. Léopold, nous dit-elle, l'avait forcée à sortir, l'exercice lui avait fait du bien et mise plus en état de jouir de la présence de ses amis. Elle fut la plus gracieuse et la plus obligeante du monde. Elle s'attacha plus particulièrement à moi qui marchais plus facilement que ma mère, me prit par le bras et m'entraînant à la suite de ses grands pas, se mit à me faire des confidences sur le bonheur de son ménage et sur la profonde reconnaissance qu'elle devait au prince Léopold d'avoir consenti à épouser l'héritière d'un royaume.
Elle fit avec beaucoup de gaieté, de piquant et d'esprit, la peinture de la situation du mari de la reine; mais, ajouta-t-elle en s'animant:
«Mon Léopold ne sera pas exposé à cette humiliation, ou mon nom n'est pas Charlotte», et elle frappa violemment la terre de son pied (assez gros par parenthèse) «si on voulait m'y contraindre, je renoncerais plutôt au trône et j'irais chercher une chaumière où je puisse vivre, selon les lois naturelles, sous la domination de mon mari. Je ne veux, je ne puis régner sur l'Angleterre qu'à condition qu'il régnera sur nous deux. Il sera roi, roi reconnu, roi indépendant de mes caprices; car, voyez-vous, madame de Boigne, je sais que j'en ai, vous m'en avez vu, et c'était bien pire autrefois.... Vous souriez.... Cela vous paraît impossible....; mais, sur mon honneur, c'était encore pire avant que mon Léopold eût entrepris la tâche assez difficile, de me rendre une bonne fille (a good girl), bien sage et bien raisonnable, dit-elle avec un sourire enchanteur. Ah! oui, il sera roi où je ne serai jamais reine, souvenez-vous de ce que je vous dis en ce moment et vous verrez si Charlotte est fidèle à sa parole.»
Elle s'appelait volontiers Charlotte en parlant d'elle-même, et prononçait ce nom avec une espèce d'emphase, comme s'il avait déjà acquis la célébrité qu'elle lui destinait.
Hélas! la pauvre princesse! ses rêves d'amour et de gloire ont été de bien courte durée! C'est dans cette conversation, dont la fin se tenait sous la colonnade du château où nous étions arrivées avant le reste de la société, qu'elle me dit cette phrase que j'ai déjà citée sur le bonheur parfait dont Claremont était l'asile et qu'elle m'engageait à venir souvent visiter.
Je ne l'ai jamais revue. Là se sont terminées mes relations avec la brillante et spirituelle héritière des trois royaumes.
J'avais déjà quitté l'Angleterre lorsque, peu de semaines après, la mort vint enlever en une seule heure deux générations de souverains: la jeune mère et le fils qu'elle venait de mettre au monde. Ils périrent victimes des caprices de la princesse.
Le prince Léopold avait réussi à la raccommoder avec son père le prince régent, mais toute son influence avait échoué devant l'animosité qu'elle éprouvait contre sa grand'mère et ses tantes. Dans la crainte qu'elles ne vinssent assister à ses couches, elle voulut tenir ses douleurs cachées le plus longtemps possible.
Cependant, le travail fut si pénible qu'il fallut bien qu'on en fût informé. La vieille Reine, trompée volontairement par les calculs de la princesse, était à Bath, le Régent chez la marquise d'Hertford à cent milles de Londres. La princesse n'avait auprès d'elle que son mari auquel l'accoucheur Crofft persuada qu'il n'y avait rien à craindre d'un travail qui durait depuis soixante heures.
La faculté, réunie dans les pièces voisines, demandait à entrer chez la princesse. Elle s'y refusait péremptoirement, et l'inexpérience du prince, trompé par Crofft, l'empêcha de l'exiger. Enfin, elle mit au monde un enfant très bien constitué et mort uniquement de fatigue; l'épuisement de la mère était extrême. On la remit au lit. Crofft assura qu'elle n'avait besoin que de repos; il ordonna que tout le monde quittât sa chambre. Une heure après, sa garde l'entendit faiblement appeler:
«Faites venir mon mari,» dit-elle, et elle expira.
Le prince, couché sur un sopha dans la pièce voisine, put douter s'il avait reçu son dernier soupir. Sa désolation fut telle qu'on peut le supposer; il perdait tout.
Je ne sais si, par la suite, le caractère de la princesse Charlotte lui préparait un avenir bien doux; mais elle était encore sous l'influence d'une passion aussi violente qu'exclusive pour lui, et lui en prodiguait toutes les douceurs avec un charme que ses habitudes un peu farouches rendaient encore plus grand.
Il l'apprivoisait, s'il est permis de se servir de cette expression; et les soins qu'il lui fallait prendre pour adoucir cette nature sauvage, vaincue par l'amour, devaient, tant qu'ils étaient accompagnés de succès, paraître très piquants. On voyait cependant qu'il lui fallait prendre des précautions pour ne pas l'effaroucher et qu'il craignait que le jeune tigre ne se souvînt qu'il avait des griffes.
La princesse aurait-elle toujours invoqué cette loi de droit naturel, qui soumet la femme à la domination de son mari? Je me suis permis d'en douter; mais, au moment où elle me l'assurait, elle le croyait tout à fait, et peut-être le prince le croyait aussi. Probablement, après l'avoir perdue, il n'a retrouvé dans sa mémoire que les belles qualités de sa noble épouse.
Il est sûr que, lorsqu'elle voulait plaire, elle était parfaitement séduisante. Avec tout ses travers, rien ne peut donner l'idée de la popularité dont elle jouissait en Angleterre: c'était la fille du pays. Depuis sa plus petite enfance, on l'avait vue élever comme l'héritière de la couronne; et elle avait tellement l'instinct de ce qui peut plaire aux peuples que les préjugés nationaux étaient comme incarnés en elle.
Dans son application à faire de l'opposition à son père, elle avait pris l'habitude d'une grande régularité dans ses dépenses et une extrême exactitude dans ses payements. Lorsqu'elle allait dans une boutique à Londres et que les marchands cherchaient à la tenter par quelque nouveauté bien dispendieuse, elle répondait:
«Ne me montrez pas cela, c'est trop cher pour moi.»
Cent gazettes répétaient ces paroles, et les louaient d'autant plus que c'était la critique du désordre du Régent.
Claremont faisait foi de la simplicité dont la princesse affectait de donner l'exemple. Rien n'était moins recherché que son mobilier. Il n'y avait d'autre glace dans tout l'appartement que son miroir de toilette et une petite glace ovale, de deux pieds sur trois, suspendue en biais dans le grand salon. Les meubles étaient à l'avenant du décor.
Je vois d'ici le grand lit, à quatre colonnes, de la princesse. Les rideaux pendaient tout droit sans draperies, sans franges, sans ornements; ils étaient de toile à ramages doublés de percale rose. Nul dégagement à cette chambre où des meubles, plus utiles qu'élégants, deux fois répétés, prouvaient les habitudes les plus conjugales, selon l'usage du pays.
Cette extrême simplicité, dans l'habitation d'une jeune et charmante femme, contrastait trop avec les magnificences, les recherches, le luxe presque exagéré dont le Régent était entouré à Carlton House et à Brighton pour ne pas lui déplaire, d'autant qu'on savait, d'autre part, la princesse généreuse et donnant au mérite malheureux ce qu'elle refusait à ses fantaisies.
Elle avait assurément de très belles qualités et un amour de la gloire bien rare à son âge et dans sa position. Sa mort jeta l'Angleterre dans la consternation, et, lorsque j'y revins au mois de décembre, la population entière, jusqu'aux postillons de poste, jusqu'aux balayeurs des rues, portait un deuil qui dura six mois. L'accoucheur Crofft était devenu l'objet de l'exécration publique, au point qu'il finit par en perdre la raison et se brûler la cervelle.
Je me rappelle deux propos de genre divers qui me furent tenus par des ministres anglais.
Cette année, ma mère était souffrante le jour de la Saint-Louis; je fis les honneurs du dîner donné à l'ambassade pour la fête du Roi. Milord Liverpool était à côté de moi. Un petit chien que j'aimais beaucoup, ayant échappé à sa consigne, vint se jeter tout à travers du dîner officiel à ma grande contrariété. Les gens voulaient l'emporter mais il se réfugiait sous la table. Afin de faciliter sa capture, je l'attirai en lui offrant à manger. Lord Liverpool arrêta mon bras et me dit:
«Ne le trahissez pas, vous pervertiriez ses principes (You will spoil its morals).»
Je levai la tête en riant, mais je trouvai une expression si solennelle sur la physionomie du noble lord que j'en fus déconcertée. Le chien trahi fut emporté, et je ne sais encore à l'heure actuelle quel degré de sérieux il y avait dans la remarque du ministre, car il était méthodiste jusqu'au puritanisme.
On ne saurait imaginer, lorsqu'on n'a pas été a même de l'apprécier, à quel point, dans l'esprit d'un anglais, l'homme privé sait se séparer de l'homme d'État. Tandis que l'un se refuse avec indignation à la moindre démarche qui blesse la délicatesse la plus susceptible, l'autre se jette sans hésiter dans l'acte le plus machiavélique et propre à troubler le sort des nations, s'il peut en résulter la chance d'un profit quelconque pour la vieille Angleterre.
De la même main dont lord Liverpool arrêtait la mienne dans ma trahison du petit chien, il aurait signé hardiment la reddition de Parga, au risque de la tragédie qui s'en est suivie.
L'autre propos me fut tenu par lord Sidmouth, assis à ma gauche le même jour; il m'est souvent revenu à la mémoire et même m'a fait règle de conduite. Nous parlions de je ne sais quel jeune ménage auquel un petit accroissement de revenu serait nécessaire pour être à son aise.
«Cela se peut dire, répondit lord Sidmouth, cependant je leur conseillerais volontiers de se contenter de ce qu'ils ont; car ils n'y gagneraient rien s'ils obtenaient davantage. Je n'ai jamais connu personne, dans aucune circonstance ni dans aucune position, qui n'eût besoin d'un peu plus pour en avoir assez (A little more to make enough).»
Cette morale pratique m'a paru très éminemment sage et bonne à se rappeler pour son compte. Toutes les fois que je me suis surprise à regretter la privation de quelque fantaisie, je me suis répété que tout le monde réclamait «a little more to make enough» et me suis tenue pour satisfaite.
CHAPITRE XII
Le roi de Prusse veut épouser Georgine Dillon. — Rupture de ce mariage. — Désobligeance du roi Louis XVIII pour les Orléans. — Il la témoigne en diverses occasions. — Irritation qui en résulte. — Le comte de La Ferronnays. — Son attachement pour monsieur le duc de Berry. — Madame de Montsoreau et la layette. — Scène entre monsieur le duc de Berry et monsieur de La Ferronnays. — Irritation de la famille royale. — Madame de Gontaut nommée gouvernante. — Conseils du prince de Castelcicala. — Madame de Noailles.
Mon frère sollicitait vivement mon retour qu'il croyait devoir hâter l'époque de son mariage. J'en jugeais autrement, mais je cédai à ses vœux et ne tardai guère à m'en repentir.
J'arrivai à Paris vers le milieu de septembre. C'est le moment où la ville est la plus déserte, car c'est l'époque de l'année où les personnes qui ne la quittent jamais en sortent en foule et où ceux qui habitent longuement la campagne se gardent bien d'y revenir. Mon séjour en était d'autant plus remarquable; et je m'aperçus bientôt que ma présence ne servirait qu'à faire mieux apprécier des longueurs qui devenaient un ridicule lorsqu'il s'agissait d'épouser une riche héritière ne dépendant en apparence que d'elle seule.
Quelque déserte que fût la ville, je trouvais encore de bons amis pour me répéter:
«Prenez-y garde, la petite est capricieuse. Déjà plusieurs mariages ont été arrangés par elle, elle les a fait traîner et les a rompus à la veille de se faire. Pour celui de monsieur de Montesquiou, la corbeille était achetée, etc.»
J'avais au service de tout le monde la réponse banale que, si elle devait se repentir d'épouser mon frère, il valait mieux que ce fût la veille que le lendemain. Mais ces propos, auxquels des retards qu'il était impossible d'expliquer et qui se renouvelaient de quinze jours en quinze jours, donnaient une apparence de fondement quoiqu'ils n'en eussent aucun et que la jeune personne fût aussi contrariée que nous, me firent prendre la résolution de vivre en ermite. Même lorsque la société commença à se reformer pour l'hiver, ma porte était habituellement fermée et je n'allai nulle part.
Ma famille occupait aussi le public par un autre bruit de mariage qui ne m'était guère plus agréable. Le roi de Prusse était devenu très amoureux de ma cousine Georgine Dillon fille d'Édouard Dillon, jeune personne charmante de figure et de caractère. Il voulait à toute force l'épouser.
Madame Dillon avait la tête tournée de cette fortune; mon oncle en était assez flatté. Georgine seule, qui, avec peu de brillant dans l'esprit, avait un grand bon sens et tout le tact qui peut venir du cœur le plus simple, le plus naïf, le plus honnête, le plus élevé, le plus généreux que j'aie jamais rencontré, sentait à quel point la position qu'on lui offrait était fausse et repoussait l'honneur que le prince Radziwill était chargé de lui faire accepter.
Elle devait être duchesse de Brandebourg et avoir un brillant établissement pour elle et ses enfants. Mais enfin cette main royale qu'on lui présentait ne pouvait être que la gauche; ses enfants du Roi marié ne seraient pas des enfants légitimes. Sa position personnelle, au milieu de la famille royale, ne serait jamais simple, et elle avait trop de candeur pour être propre à la soutenir.
Le Roi obtint cependant qu'elle vînt passer huit jours à Berlin avec ses parents. Ils furent admis deux fois au souper de famille et les princes les comblèrent de caresses. Le mariage paraissait imminent; ils retournèrent à Dresde où mon oncle était ministre de France.
Tout était réglé. Le Roi demanda que la duchesse de Brandebourg se fit luthérienne; Georgine refusa péremptoirement. Il se rabattit à ce qu'elle suivit les cérémonies extérieures du culte réformé; elle s'y refusa encore. Du moins, elle ne serait catholique qu'en secret et ne pratiquerait pas ostensiblement, nouveau refus de la sage Georgine, malgré les vœux secrets de sa mère, trop pieuse pour oser insister formellement. Son père la laissait libre.
Les négociations traînèrent en longueur; la fantaisie que le Roi avait eue pour elle se calma. On lui démontra l'inconvénient d'épouser une étrangère, une française, une catholique; et, après avoir fait jaser toute l'Europe avec assez de justice comme on voit, ce projet de mariage tomba sans querelle et sans rupture. La petite ne donna pas un soupir à ces fausses grandeurs; sa mère qui l'adorait se consola en la voyant contente. Mon oncle demanda à quitter Dresde pour ne pas se trouver exposé à des relations directes avec le roi de Prusse. Cela aurait été gauche pour tout le monde après ce qui s'était passé.
Sa Majesté Prussienne avait l'habitude de venir tous les ans à Carlsbad, et une nouvelle rencontre aurait pu amener une reprise de passion dont personne ne se souciait. Mon oncle sollicita et obtint de passer de Dresde à Florence. Cette résidence lui plaisait; elle convenait à son âge, à ses goûts et elle était favorable pour achever l'éducation de sa fille; car cette Reine élue n'avait pas encore dix-sept années accomplies.
Je trouvais les Orléans très irrités de leur situation à la Cour. Le Roi ne perdait pas une occasion d'être désobligeant pour eux. Il cherchait à établir une différence de traitement entre madame la duchesse d'Orléans, son mari et sa belle-sœur, fondée en apparence sur le titre d'Altesse Royale qu'elle portait, mais destinée au fond à choquer les deux derniers qu'il n'aimait pas.
Tant qu'avait duré l'émigration, il avait protégé monsieur le duc d'Orléans contre les haines du parti royaliste, mais, depuis sa rentrée en France, lui-même en avait adopté toutes les exagérations, et, surtout depuis ce qui s'était passé à Lille en 1815, il poursuivait le prince avec une animosité persévérante.
La famille d'Orléans avait été successivement exclue de la tribune royale à la messe du château, de la loge au spectacle dans les jours de représentation, enfin de toute distinction princière, à ce point qu'à une cérémonie publique à Notre-Dame, Louis XVIII fit enlever les carreaux sur lesquels monsieur le duc d'Orléans et Mademoiselle étaient agenouillés pour les faire mettre en dehors du tapis sur lequel ils n'avaient pas droit de se placer.
Il faut être prince pour apprécier à quel point ces petites avanies blessent. Monsieur le duc d'Orléans me raconta lui-même ce qui lui était arrivé à l'occasion de la naissance d'un premier enfant de monsieur le duc de Berry qui ne vécut que quelques heures.
On dressa l'acte de naissance. Il fut apporté par le chancelier dans le cabinet du Roi où toute la famille et une partie de la Cour se trouvaient réunies. Le chancelier donna la plume au Roi pour signer, puis à Monsieur, à Madame, à messieurs les ducs d'Angoulême et de Berry. Le tour de monsieur le duc d'Orléans arrivé, le Roi cria du plus haut de cette voix de tête qu'il prenait quand il voulait être désobligeant:
«Pas le chancelier, pas le chancelier, les cérémonies.»
Monsieur de Brézé, grand maître des cérémonies, qui était présent s'avança:
«Pas monsieur de Brézé, les cérémonies.»
Un maître des cérémonies se présenta.
«Non, non, s'écria le Roi de plus en plus aigrement, un aide des cérémonies, un aide des cérémonies!»
Monsieur le duc d'Orléans restait devant la table, la plume devant lui, n'osant pas la prendre, ce qui aurait été une incongruité, et attendant la fin de ce maussade épisode. Il n'y avait pas d'aide des cérémonies présent; il fallut aller en chercher un dans les salons adjacents. Cela dura un temps qui parut long à tout le monde. Les autres princes en étaient eux-mêmes très embarrassés. Enfin l'aide des cérémonies arriva et la signature, qui avait été si gauchement interrompue, s'acheva, mais non sans laisser monsieur le duc d'Orléans très ulcéré.
En sortant, il dit à monsieur le duc de Berry:
«Monseigneur, j'espère que vous trouverez bon que je ne m'expose pas une seconde fois à un pareil désagrément.
—Ma fois, mon cousin, je vous comprends si bien que j'en ferais autant à votre place.»
Et ils échangèrent une cordiale poignée de main.
Monsieur le duc d'Orléans disait à juste titre que, si telle était l'étiquette et que le Roi tînt autant à la faire exécuter dans toute sa rigueur, il fallait avoir la précaution de la faire régler d'avance. Il lui importait peu que ses carreaux fussent sur le tapis, ou que la plume lui fût donnée par l'un ou par l'autre, mais cela avait l'air de lui préparer volontairement des humiliations publiques. C'est par ces petites tracasseries, sans cesse renouvelées, qu'en aliénant les Orléans on se les rendait hostiles.
Je suis très persuadée que jamais ils n'ont sérieusement conspiré; mais, lorsqu'ils rentraient chez eux, blessés de ces procédés qui, je le répète, sont doublement sensibles à des princes et qu'ils se voyaient entourés des hommages et des vœux de tous les mécontents, certainement ils ne les repoussaient pas avec la même vivacité qu'ils l'eussent fait si le Roi et la famille royale les avaient accueillis comme des parents et des amis.
D'un autre côté, les gens de l'opposition affectaient d'entourer monsieur le duc d'Orléans et de le proclamer comme leur chef, et, à mon sens, il ne refusait pas assez hautement ce dangereux honneur. Évidemment ce rôle lui plaisait. Y voyait-il le chemin de la couronne? Peut-être en perspective, mais de bien loin, pour ses enfants, et seulement dans la pensée d'accommoder la légitimité avec les besoins du siècle.
L'existence éphémère de la petite princesse de Berry donna lieu à une autre aventure très fâcheuse. Je ne me souviens plus si, dans ces pages décousues, le nom de monsieur de La Ferronnays s'est déjà trouvé sous ma plume, cela est assez probable, car j'étais liée avec lui depuis de longues années.
Il avait toujours accompagné monsieur le duc de Berry, lui était tendrement et sincèrement dévoué, savait lui dire la vérité, quelquefois avec trop d'emportement, mais toujours avec une franchise d'amitié que le prince était capable d'apprécier. Les relations entre eux étaient sur le pied de la plus parfaite intimité.
Monsieur de La Ferronnays, après avoir reproché ses sottises à monsieur le duc de Berry, après lui en avoir évité le plus qu'il pouvait, employait sa vie entière à pallier les autres et à chercher à en dérober la connaissance au public. Il avait vainement espéré qu'après son mariage le prince adopterait un genre de vie plus régulier; loin de là, il semblait redoubler le scandale de ses liaisons subalternes.
Jamais monsieur de La Ferronnays n'avait prêté la moindre assistance aux goûts passagers de monsieur le duc de Berry; mais, à présent, il en témoignait hautement son mécontentement, tout en veillant jour et nuit à sa sûreté, et les relations étaient devenues hargneuses entre eux.
Monsieur de La Ferronnays était premier gentilhomme de la chambre ostensiblement et de fait maître absolu de la maison où il commandait plus que le prince. Sa femme était dame d'atour de madame la duchesse de Berry; ils habitaient un magnifique appartement à l'Élysée et y semblaient établis à tout jamais.
Lors de la grossesse de madame la duchesse de Berry, on s'occupa du choix d'une gouvernante. Monsieur le duc de Berry demanda et obtint que ce fût madame de Montsoreau, la mère de madame de La Ferronnays.
L'usage était que le Roi donnait la layette des enfants des Fils de France; elle fut envoyée et d'une grande magnificence. La petite princesse n'ayant vécu que peu d'heures, la liste civile réclama la layette. Madame de Montsoreau fit valoir les droits de sa place qui lui assuraient les profits de la layette. On répliqua qu'elle n'appartenait à la gouvernante que si elle avait servi. Il y eut quelques lettres échangées.
Enfin on en écrivit directement à monsieur le duc de Berry (je crois même que le Roi lui en parla). Il fut transporté de fureur, envoya chercher madame de Montsoreau et la traita si durement qu'elle remonta chez elle en larmes. Elle y trouva son gendre et eut l'imprudence de se plaindre de façon à exciter sa colère. Il descendit chez le prince. Monsieur le duc de Berry vint à lui en s'écriant:
«Je ne veux pas que cette femme couche chez moi.
—Vous oubliez que cette femme est ma belle-mère.»
On n'en entendit pas davantage; la porte se referma sur eux. Trois minutes après, monsieur de La Ferronnays sortit de l'appartement, alla dans le sien, ordonna à sa femme de faire ses paquets et quitta immédiatement l'Élysée où il n'est plus rentré.
Je n'ai jamais su précisément ce qui s'était passé dans ce court tête à tête; mais la rupture a été complète et il en est resté dans tous les membres de la famille royale une animadversion contre monsieur de La Ferronnays qui a survécu à monsieur le duc de Berry, et même au bouleversement des trônes. Je n'ai jamais pu tirer de monsieur de La Ferronnays ni de monsieur le duc de Berry d'autre réponse, si ce n'est qu'il ne fallait pas leur en parler. Si monsieur de La Ferronnays perdait une belle existence, monsieur le duc de Berry perdait un ami véritable, et cela était bien irréparable.
Monsieur de La Ferronnays tint une conduite parfaite, modeste et digne tout à la fois. Il était sans aucune fortune et chargé d'une nombreuse famille. Monsieur de Richelieu, toujours accessible à ce qui lui paraissait honorable, s'occupa de son sort et le nomma ministre en Suède.
Lorsqu'il en prévint monsieur le duc de Berry, il se borna à répondre: «Je ne m'y oppose pas.» Les autres princes en furent très mécontents et cette nomination accrut encore le peu de goût qu'ils avaient pour monsieur de Richelieu, d'autant que bientôt après monsieur de La Ferronnays fut nommé ambassadeur à Pétersbourg. La joie de son éloignement compensait un peu le chagrin de sa fortune. Nous le retrouverons ministre des affaires étrangères et toujours dans la disgrâce des Tuileries.
Une nouvelle grossesse de madame la duchesse de Berry ayant forcé à remplacer madame de Montsoreau, monsieur le duc de Berry demanda madame de Gontaut pour gouvernante de ses enfants. Ce choix ne laissa pas de surprendre tout le monde et de scandaliser les personnes qui avaient été témoins des jeunes années de madame de Gontaut, mais il faut se presser d'ajouter qu'elle l'a pleinement justifié.
L'éducation de Mademoiselle a été aussi parfaite qu'il a dépendu d'elle, et il aurait été bien heureux pour monsieur le duc de Bordeaux qu'elle eût été son unique instituteur.
Madame de Gontaut était depuis bien longtemps dans l'intimité de Monsieur et de son fils, cependant elle n'a jamais été ni exaltée ni intolérante en opinion politique. L'habitude de vivre presque exclusivement dans la société anglaise, un esprit sage et éclairé, l'avaient tenue à l'écart des préjugés de l'émigration. Sa grande faveur du moment auprès de monsieur le duc de Berry venait de ce qu'elle éloignait de sa jeune épouse les rapports indiscrets qui troublaient leur ménage.
Madame la duchesse de Berry était fort jalouse et, quoique le prince ne voulût rien céder de ses habitudes, il était trop bon homme dans le fond pour ne pas attacher un grand prix à rendre sa femme heureuse et à avoir la paix à la maison. Il savait un gré infini à madame de Gontaut, qui pendant un moment remplaça madame de La Ferronnays comme dame d'atour, de chercher à y maintenir le calme.
Le prince de Castelcicala avait amorti les premières colères de madame la duchesse de Berry. Il racontait, avec ses gestes italiens et à faire mourir de rire, la conversation où, en réponse à ses plaintes et à ses fureurs, il lui avaient assuré d'une façon si péremptoire que tous les hommes avaient des maîtresses, que leurs femmes le savaient et en étaient parfaitement satisfaites, qu'elle n'avait plus osé se révolter contre une situation qu'il affirmait si générale et à laquelle il ne faisait exception absolument que pour monsieur le duc d'Angoulême.
Or, la princesse napolitaine aurait eu peu de goût pour un pareil époux. Elle s'était particulièrement enquise de monsieur le duc d'Orléans, et le prince Castelcicala n'avait pas manqué de répondre de lui:
«Indubitablement, madame, pour qui le prenez-vous?
—Et ma tante le sait?
—Assurément, madame; madame la duchesse d'Orléans est trop sage pour s'en formaliser.»
Malgré ces bonnes instructions de son ambassadeur, la petite princesse reprenait souvent des accès de jalousie, et madame de Gontaut était également utile pour les apaiser et pour écarter d'elle les révélations que l'indiscrétion ou la malignité, pouvait faire pénétrer. Elle continua à jouer ce rôle tant que dura la vie de monsieur le duc de Berry.
Madame la comtesse Juste de Noailles fut nommée dame d'atour; monsieur le duc de Berry vint lui-même la prier d'accepter. Ce choix réunit tous les suffrages; personne n'était plus propre à remplir une pareille place avec convenance et dignité.
L'éminent savoir-vivre de madame de Noailles lui tient lieu d'esprit et sa politesse l'a toujours rendue très populaire, quoiqu'elle ait été successivement dame des impératrices Joséphine et Marie-Louise et dame d'atour de madame la duchesse de Berry dont elle n'a jamais été favorite mais qui l'a toujours traitée avec beaucoup d'égards.
CHAPITRE XIII
Je refuse d'aller chez une devineresse. — Aventure du chevalier de Mastyns. — Élections de 1817. — Le parti royaliste sous l'influence de monsieur de Villèle. — Le duc de Broglie et Benjamin Constant. — Monsieur de Chateaubriand appelle l'opposition de gauche les libéraux. — Mariage de mon frère. — Visite à Brighton. — Soigneuse hospitalité du prince régent. — Usages du pavillon royal. — Récit d'une visite du Régent au roi George III. — Déjeuner sur l'escalier. — Le grand-duc Nicolas à Brighton.
Le mariage de mon frère se remettait de jour en jour. J'étais au plus fort de l'impatience de ces retards incompréhensibles, lorsqu'un soir une comtesse de Schwitzinoff, dame russe avec laquelle madame de Duras s'était assez liée, nous parla d'une visite qu'elle avait faite à mademoiselle Lenormand, la devineresse, et de toutes les choses extraordinaires qu'elle lui avait annoncées.
J'avais bien quelque curiosité d'apprendre si le mariage de mon frère se ferait enfin cette année; mais la duchesse en avait encore beaucoup davantage de se faire dire si elle réussirait à empêcher le mariage de sa fille, la princesse de Talmont, avec le comte de La Rochejacquelein, car la seule pensée de cette union faisait le tourment de sa vie.
Elle me pressa fort de l'accompagner chez l'habile sibylle, en nous donnant parole de ne lui adresser qu'une seule question. J'aurais peut-être cédé sans la promesse que j'avais faite à mon père de n'avoir jamais recours à la nécromancie, sous quelque forme qu'elle se présentât. Le motif qui lui avait fait exiger cet engagement est assez curieux pour que je le rapporte ici.
Lorsque mon père entra au service, il eut pour mentor le lieutenant-colonel de son régiment, le chevalier de Mastyns, ami de sa famille, qui le traitait paternellement. C'était un homme d'une superbe figure; il avait fait la guerre avec distinction et son caractère bon et indulgent sans faiblesse le rendait cher à tout le régiment.
Dans un cantonnement d'une petite ville en Allemagne, pendant une des campagnes de la guerre de Sept Ans, une bohémienne s'introduisit dans la salle où se tenait le repas militaire. Sa présence offrit quelques distractions à l'oisiveté du corps d'officiers dont le chevalier de Mastyns, fort jeune alors, faisait partie. Il éprouva d'abord de la répugnance contre elle et fit quelques remontrances à ses camarades, puis il céda et finit par livrer sa main à l'inspection de la bohémienne.
Elle l'examina attentivement et lui dit:
«Vous avancerez rapidement dans la carrière militaire; vous ferez un mariage au-dessus de vos espérances; vous aurez un fils que vous ne verrez pas, et vous mourrez d'un coup de feu avant d'avoir atteint quarante ans.»
Le chevalier de Mastyns n'attacha aucune importance à ces pronostics. Cependant, lorsqu'en peu de mois il obtint deux grades consécutifs, dus à sa brillante conduite à la guerre, il rappela les paroles de la diseuse de bonne aventure à ses camarades. Elles lui revinrent aussi à la mémoire quand il épousa, quelques années plus tard, une jeune fille riche et de bonne maison. Sa femme était au moment d'accoucher; il avait obtenu un congé pour aller la rejoindre. La veille du jour où il devait partir, il dit:
«Ma foi, la sorcière n'a pas dit toute la vérité, car j'aurai quarante ans dans cinq jours, je pars demain et il n'y a guère d'apparence d'un coup de feu en pleine paix.»
La chaise de poste dans laquelle il devait partir était arrêtée devant son logis, une charrette l'accrocha, brisa l'essieu; il fallait plusieurs heures pour le raccommoder. Le chevalier de Mastyns se désolait devant sa porte; quelques officiers de la garnison passèrent en ce moment; ils allaient à la chasse à l'affût. Le chevalier l'aimait beaucoup; il se décida à les suivre pour employer le temps qu'il lui fallait attendre.
On se plaça; la chasse commença, le chevalier était seul en habit brun. Un des chasseurs l'oubliant, ou l'ignorant, et se fiant sur le vêtement blanc de ses camarades, tira sur quelque chose de foncé qu'il vit remuer dans un buisson. Le chevalier de Mastyns reçut plusieurs chevrotines dans les reins; on le transporta à la ville.
La blessure quoique très grave n'était pas mortelle; on le saigna plusieurs fois; il se rétablit assez pour que le chirurgien répondît de sa guérison et fixât même le jour où il pourrait partir, à une époque assez rapprochée. On lui apporta les lettres arrivées pour lui pendant son état de souffrance. Il en ouvrit une de sa mère; elle lui annonçait que sa femme était accouchée, plutôt qu'on ne comptait, d'un fils bien portant:
«Ah! s'écria-t-il, la maudite sorcière aura eu raison! Je ne verrai pas mon fils!»
Soudain les convulsions le prirent; le tétanos suivit, et, douze heures après, il expira dans les bras de mon père.
Les médecins déclarèrent que l'impression morale avait seule causé une mort que l'état de sa blessure ne donnait aucun lieu d'appréhender. Cette aventure, dont mon père avait été presque acteur dans sa première jeunesse, lui avait laissé une impression très vive du danger de fournir à l'imagination une aussi fâcheuse pâture.
Le chevalier de Mastyns était homme de cœur et d'esprit, plein de raison dans l'habitude de la vie. En bonne santé, il se riait des décrets de la bohémienne; mais, affaibli par les souffrances, il succomba devant cette prévention fatale. Mon père avait donc exigé de nous de ne jamais nous exposer à courir le risque de cette dangereuse faiblesse.
Mon séjour forcé à Paris me rendit spectatrice des élections de 1817. C'étaient les premières depuis la nouvelle loi; elles ne furent pas de nature à rassurer. Les mécontents, qu'à cette époque nous qualifiions de jacobins, se montrèrent très actifs et eurent assez de succès pour donner de vives inquiétudes au gouvernement. Il appela à son secours les royalistes de toutes les observances afin de combattre les difficultés que leurs propres extravagances avaient amenées. Comme ils avaient peur, ils écoutèrent un moment la voix de la sagesse et se conduisirent suffisamment bien à ces élections pour conjurer le plus fort du danger.
J'avais quelquefois occasion de rencontrer monsieur de Villèle: il s'exprimait avec une modération qui lui faisait grand honneur dans mon esprit. On l'a depuis accusé de souffler en dessous les feux qu'il semblait vouloir apaiser. Je n'ai là-dessus que des notions vagues, venant de ses ennemis. Ce qu'il y a de sûr c'est qu'il commençait à prendre l'attitude de chef. Il tenait un langage aussi et peut-être plus modéré qu'on ne pouvait l'attendre d'un homme qui aspirait à diriger un parti soumis à des intérêts passionnés. Il influa beaucoup sur la bonne conduite des royalistes aux élections. L'opposition n'eut pas tous les succès dont elle s'était flattée; mais elle était redevenue fort menaçante.
Monsieur Benjamin Constant répondait au duc de Broglie qui, avec sa candeur accoutumée, quoique très avant dans l'opposition, faisait l'éloge du Roi et disait que, tout considéré, peut-être serait-il difficile d'en trouver un d'un caractère plus approprié aux besoins du pays:
«Je vous accorderai là-dessus tout ce que vous voudrez; oui, Louis XVIII est un monarque qui peut convenir à la France telle qu'elle est, mais ce n'est pas celui qu'il nous faut. Voyez-vous, messieurs, nous devons vouloir un roi qui règne par nous, un roi de notre façon qui tombe nécessairement si nous l'abandonnons et qui en ait la conscience.»
Le duc de Broglie lui tourna le dos, car lui ne voulait pas de révolution; mais il était bien jeune. Il était et sera toujours trop honnête, pour être chef de parti. Malheureusement, il y avait plus de gens dans sa société pour propager les doctrines de monsieur Constant que celles toutes spéculatives et d'améliorations progressives de monsieur de Broglie.
Ce fut vers cette époque que monsieur de Chateaubriand, dans je ne sais quelle brochure, honora les hommes de la gauche du beau nom de libéraux. Ce parti réunissait trop de gens d'esprit pour qu'il n'appréciât pas immédiatement toute la valeur du présent; il l'accepta avec empressement, et il a fort contribué à son succès.
Bien des personnes honorables, qui auraient répugné à se ranger d'un parti désigné sous le nom de jacobin, se jetèrent tête baissée, en sûreté de conscience, parmi les libéraux et y conspirèrent sans le moindre scrupule. C'est surtout en France, où la puissance des mots est si grande, que les qualifications exercent de l'influence.
Ma présence n'ayant pas suffi pour amener la célébration du mariage décidé depuis huit mois, les jeunes gens réclamèrent celle de mon père. Il obtint un congé de quinze jours. Après des tracasseries et des ennuis qui durèrent encore cinq semaines, tous les prétextes de retard étant enfin épuisés, il assista le 2 décembre 1817 au mariage de son fils avec mademoiselle Destillières.
Huit jours après, il conduisit le nouveau ménage à Londres où ma mère était restée et nous attendait avec impatience.
Le deuil de la princesse Charlotte était porté par toutes les classes et ajoutait encore à la tristesse de Londres à cette époque de l'année où la société y est toujours fort peu animée. Ma jeune belle-sœur n'y prit pas grand goût et fût charmée, je pense, de revenir au bout d'un mois retrouver sa patrie et ses habitudes avec un mari qu'elle aimait et qui la chérissait.
Je prolongeai quelque peu mon séjour en Angleterre, promettant d'aller la rejoindre pour lui faire faire ses visites de noces et la présenter à la Cour et dans le monde.
Mes parents avaient déjà été deux fois à Brighton pendant mes fréquentes absences. Me trouvant à Londres cette année, je fus comprise dans l'invitation. À la première visite qu'ils y avaient faite, un maître d'hôtel du prince était venu à l'ambassade s'informer des habitudes et des goûts de ses habitants, pour que rien ne leur manquât au pavillon.
Il est impossible d'être un maître de maison plus soigneux que le Régent et de prodiguer plus de coquetteries quand il voulait plaire. Lui-même s'occupait des plus petits détails. À peine avait-on dîné trois fois à sa table qu'il connaissait les goûts de chacun et se mettait en peine de les satisfaire. On est toujours sensible aux attentions des gens de ce parage, surtout les personnes qui font grand bruit de leur indépendante indifférence. Je n'en ai jamais rencontré aucune qui n'en fût très promptement séduite.
Le deuil encore récent pour la princesse Charlotte ne permettait pas les plaisirs bruyants à Brighton, mais les regrets, si toutefois le Régent en avait eu de bien vifs, étaient passés, et le pavillon royal se montrait plus noir que triste.
Ce pavillon était un chef-d'œuvre de mauvais goût. On avait, à frais immenses, fait venir des quatre parties du monde toutes les magnificences les plus hétéroclites pour les entasser sous les huit ou dix coupoles de ce bizarre et laid palais, composé de pièces de rapports ne présentant ni ensemble ni architecture. L'intérieur n'était pas mieux distribué que l'extérieur et assurément l'art avait tout à y reprendre; mais là s'arrêtait la critique. Le confortable y était aussi bien entendu que l'agrément de la vie, et, après avoir, pour la conscience de son goût, blâmé l'amalgame de toutes ces étranges curiosités, il y avait fort à s'amuser dans l'examen de leur recherche et de leur dispendieuse élégance.
Les personnes logées au pavillon étaient invitées pour un certain nombre de jours qui, rarement, excédaient une semaine. On arrivait de manière à faire sa toilette avant dîner. On trouvait ses appartements arrangés avec un soin qui allait jusqu'à la minutie des habitudes personnelles de chaque convive. Presque toujours l'hôte royal se trouvait le premier dans le salon. S'il était retardé par quelque hasard et que les femmes l'y eussent précédé, il leur en faisait une espèce d'excuse.
La société du dîner était nombreuse. Elle se composait des habitants du palais et de personnes invitées dans la ville de Brighton, très brillamment habitée pendant les mois d'hiver. Le deuil n'admettait ni bals, ni concerts. Cependant le prince avait une troupe de musiciens, sonnant du cor et jouant d'autres instruments bruyants, qui faisaient une musique enragée dans le vestibule pendant le dîner et toute la soirée. L'éloignement la rendait supportable mais très peu agréable selon moi. Le prince y prenait grand plaisir et s'associait souvent au gong pour battre la mesure.
Après le dîner, il venait des visites. Vers onze heures, le prince passait dans un salon où il y avait une espèce de petit souper froid préparé. Il n'y était suivi que par les personnes qu'il y engageait, les dames à demeure dans la maison et deux ou trois hommes de l'intimité. C'était là que le prince se mettait à son aise.
Il se plaçait sur un sopha, entre la marquise de Hertford et une autre femme à qui il voulait faire politesse, prenait et conservait le dé dans la conversation. Il savait merveilleusement toutes les aventures galantes de la Cour de Louis XVI, aussi bien que celles d'Angleterre qu'il racontait longuement. Ses récits étaient semés parfois de petits madrigaux, plus souvent de gravelures. La marquise prenait l'air digne, le prince s'en tirait par une plaisanterie qui n'était pas toujours de bien bon goût.
Somme toute, ces soirées, qui se prolongeaient jusqu'à deux ou trois heures du matin, auraient paru assommantes si un particulier en avait fait les frais; mais le parfum de la couronne tenait toute la société éveillée et la renvoyait enchantée des grâces du prince.
Je me rappelle pourtant avoir été très intéressée un soir par une de ces causeries. Le Régent nous raconta sa dernière visite au Roi son père; il ne l'avait pas vu depuis plusieurs années. La Reine et le duc d'York, chargés du soin de sa personne, étaient seuls admis à le voir. Je me sers du mot propre en disant le voir, car on ne lui parlait jamais. Le son d'une voix, connue ou étrangère, le mettait dans une agitation qu'il fallait des jours et quelquefois des semaines pour calmer.
Le vieux Roi avait eu des accès tellement violents que, par précaution, tous ses appartements étaient matelassés. Il était servi avec un extrême soin, mais dans un silence profond; on était ainsi parvenu à lui procurer assez de tranquillité. Il était complètement aveugle.
Une maladie de la Reine l'ayant empêchée d'accomplir son pieux devoir, le Régent la suppléa. Il nous dit qu'on l'avait fait entrer dans un grand salon où, séparé par une rangée de fauteuils, il avait aperçu son vénérable père très proprement vêtu, la tête entièrement chauve et portant une longue barbe blanche qui lui tombait sur la poitrine. Il tenait conseil en ce moment et s'adressait à monsieur Pitt en termes fort raisonnables. On lui fit apparemment des objections, car il eut l'air d'écouter et, après quelques instants de silence, reprit son discours en insistant sur son opinion. Il donna ensuite la parole à un autre qu'il écouta de même, puis à un troisième conseiller, le désignant par son nom que j'ai oublié. Enfin il avertit dans les termes officiels que le conseil était levé, appela son page et alla faire des visites à ses enfants, causant avec eux longuement, surtout avec la princesse Amélie, sa favorite (dont la mort inopinée avait contribué à cette dernière crise de sa maladie). En la quittant, il lui dit:
«Je m'en vais parce que la Reine, vous savez, n'aime pas que je m'absente trop longtemps.»
En effet, il suivit cette idée et revint chez la Reine. Toutes ces promenades se faisaient appuyé sur le bras d'un page et sans sortir du même salon. Après un bout de conversation avec la Reine, il se leva et alla tout seul, bien que suivi de près, au piano où il se mit à improviser et à jouer de souvenir de la musique de Hændel en la chantant d'une voix aussi touchante que sonore. Ce talent de musique (il l'avait toujours passionnément aimée) était singulièrement augmenté depuis sa cruelle maladie.
On prévint le prince que la séance au piano se prolongeait ordinairement au delà de trois heures, et, en effet, après l'avoir longuement écouté, il l'y laissa. Ce qu'il y avait de remarquable c'est que ce respectable vieillard, que rien n'avertissait de l'heure, pas même la lumière du jour, avait un instinct d'ordre qui le poussait à faire chaque jour les mêmes choses aux mêmes heures, et les devoirs de la royauté passaient toujours avant ceux de famille. Sa complète cécité rendait possible le silence dont on l'environnait et que les médecins, après avoir essayé de tous les traitements, jugeaient indispensable.
Je dois au Régent la justice de dire qu'il avait les larmes aux yeux en nous faisant ce récit, un soir bien tard où nous n'étions plus que quatre ou cinq, et qu'elles coulaient le long de ses joues en nous parlant de cette voix, chantant ces beaux motets de Hændel, et de la violence qu'il avait dû se faire pour ne pas serrer dans ses bras le vénérable musicien.
Le roi George III était aussi aimé que respecté en Angleterre. Son cruel état pesait sur le pays comme une calamité publique. Il est à remarquer que, dans un pays où la presse se permet toutes les licences et ne se fait pas faute d'appeler un chat un chat, jamais aucune allusion désobligeante n'a été faite à la position du Roi, et, jusqu'à Cobbet, tout le monde en a parlé avec convenance et respect. Les vertus privées servent à cela, même sur le trône, lorsqu'on n'est pas en temps de révolution. Toutefois ce respect n'a pas empêché sept tentatives d'assassinat sur George III.
Les invités du pavillon avaient l'option de déjeuner dans leur intérieur ou de prendre part à un repas en commun dont sir Benjamin et lady Bloomfield faisaient les honneurs.
À moins d'indisposition, on préférait ce dernier parti, excepté, toutefois, quelques-unes des anciennes amies du prince qui, cherchant encore à cacher du temps l'irréparable outrage, ne paraissaient jamais qu'à la lumière, soin fort superflu et sacrifice très mal récompensé. La marquise d'Hertford en donnait l'exemple.
Je fus très étonnée en sortant de mon appartement de trouver le couvert mis sur le palier de l'escalier. Mais quel palier et quel couvert! tous les tapis, tous les fauteuils, toutes les tables, toutes les porcelaines, toutes les vaisselles, toutes les recherches de tout genre que le luxe et le bon goût peuvent offrir à la magnificence y étaient déployés. Le prince mettait d'autant plus d'importance à ce que ce repas fût extrêmement soigné qu'il n'y assistait jamais, et qu'aucune délicatesse de bon goût pour ses hôtes ne lui échappait.
Il menait à Brighton à peu près la même vie qu'à Londres, restait dans sa chambre jusqu'à trois heures et montait à cheval ordinairement seul. Si, avant de commencer sa promenade, il rencontrait quelques nouveaux débutants au pavillon, il se plaisait à le leur montrer lui-même et surtout ses cuisines entièrement chauffées à la vapeur sur un plan, tout nouveau à cette époque, dont il était enchanté.
En rentrant, le prince descendait de cheval à la porte de lady Hertford qui habitait une maison séparée mais communiquant à couvert avec le pavillon royal. Il y restait jusqu'au moment où commençait la toilette du dîner.
Pendant la semaine que nous passâmes à Brighton, la même vie se renouvela chaque jour. C'était l'habitude.
Je m'y retrouvai l'année suivante avec le grand-duc, devenu depuis empereur Nicolas. Il était trop jeune pour que le Régent se gênât beaucoup pour lui. La seule différence que je remarquai, c'est qu'au lieu de laisser chacun libre de sa matinée en mettant chevaux et voitures à sa disposition, le Régent faisait arranger une partie tous les jours pour le jeune prince, à laquelle, hormis lui, tous les habitants du pavillon se réunissaient.
On visitait ainsi les lieux un peu remarquables à quinze milles à la ronde. Je me rappelle que, dans une de ces promenades, le grand-duc adressa une question à l'amiral sir Edmund Nagle que le régent avait spécialement attaché à sa personne. Celui-ci ôta son chapeau pour répondre:
«Mettez donc votre chapeau.»
Et, en disant ces mots, le grand-duc donna un petit coup de cravache au chapeau. L'amiral le tenait mal apparemment; il lui échappa et le vent bien carabiné sur la falaise élevée de Brighton l'emporta en tourbillonnant dans un champ voisin, séparé de nous par une haie et une haute barrière devant laquelle nous étions arrêtés pour examiner un point de vue.
Avant que l'amiral, gros, court et assez âgé, eût pu descendre de cheval, l'Altesse Impériale était sautée à terre, avait deux fois franchi lestement et gracieusement la barrière et rapportait le chapeau à sir Edmund en lui adressant ses excuses. Cette prouesse de bonne grâce et de bonne compagnie donna beaucoup de popularité au grand-duc dans notre coterie de Brighton qui réunissait à cette époque le corps diplomatique presque en entier.
L'étiquette plaça ma mère constamment auprès du grand-duc Nicolas pendant tout son voyage. Avec ses habitudes de Cour et sa vocation pour les princes, elle ne tarda pas à lui plaire. Ils étaient très joliment ensemble; il l'appelait sa gouvernante et la consultait plus volontiers que la comtesse de Lieven dont il avait peur. Ma mère en était, de son côté, toute affolée et nous le vantait beaucoup. Pour moi, qui ne partage pas son goût pour les princes en général, il me faut plus de temps pour m'apprivoiser aux personnes de cette espèce que ne dura le séjour du grand-duc.
Je le trouvai très beau; mais sa physionomie me semblait dure, et surtout il me déplut par la façon dont il parlait de son frère, l'empereur Alexandre. Son enthousiasme, porté jusqu'à la dévotion, s'exprimait en véritables tirades de mélodrame et d'un ton si exagéré que la fausseté en sautait aux yeux.
Je n'ai guère vu de jeune homme plus complètement privé de naturel que le grand-duc Nicolas; mais aurait-il été raisonnable d'en exiger d'un prince et du frère d'un souverain absolu? Je ne le crois pas. Aussi ne prétends-je pas lui en faire reproche, seulement je m'explique pourquoi, malgré sa belle figure, ses belles façons, sa politesse et les éloges de ma mère, il n'est pas resté gravé d'un burin fort admirateur dans mon souvenir.
CHAPITRE XIV
Je fais naufrage sur la côte entre Boulogne et Calais. — Effet de cet accident. — Excellent propos de Monsieur. — Singulière conversation de Monsieur avec Édouard Dillon. — Les pairs ayant des charges chez le Roi votent contre le ministère. — Réponse de monsieur Canning à ce sujet. — Le Pape et monsieur de Marcellus.
Si j'avais l'intention de faire le récit des petits événements de ma vie privée, ou plutôt si j'avais le talent nécessaire pour les rendre intéressants, j'aurais dû placer en 1800 un combat naval que le bâtiment sur lequel je revenais d'Hambourg soutint à la hauteur du Texel et, en 1804, la description d'un orage qui m'assaillit à l'entrée de la Meuse. On me fit grand honneur, dans ces deux occasions, de mon courage. Je suis forcée de l'expliquer d'une façon excessivement peu poétique; j'avais abominablement le mal de mer.
Peut-être pourrais-je réclamer à plus juste titre quelque éloge pour avoir montré du sang-froid dans une position très périlleuse qu'amena la courte traversée de Douvres à Calais, au mois de février 1818.
Par la coupable incurie du capitaine, nous échouâmes sur une petite langue de sable placée entre deux rochers à un quart de lieue de la côte. Chaque lame nous soulevait un peu, mais nous retombions plus engravés que jamais. C'était encore heureux, car, si nous avions heurté de cette façon sur les rochers dont nous étions bien rapprochés, peu de secondes auraient suffi à nous démolir.
Le bâtiment était encombré de passagers. La seule petite chaloupe qu'il pût mettre à la mer ne contenant que sept personnes, dont deux matelots pour la conduire, je compris tout de suite que le plus grand danger de notre situation périlleuse était l'effroi qui pouvait se mettre parmi nous et l'empressement à se jeter dans cette embarcation.
Ma qualité de fille d'ambassadeur me donnait d'autant plus d'importance à bord que j'étais accompagnée d'un courrier de cabinet pour lesquels les capitaines des paquebots ont des égards tout particuliers.
J'en profitai pour venir au secours du commandant. Il voulait me faire passer la première; je l'engageai à placer dans le bateau une mère accompagnée de cinq petits enfants qui jetaient les hauts cris. Un monsieur (je suis fâchée de dire que c'était un français) s'y précipita sous prétexte de porter les enfants, et le bateau s'éloigna.
Je ne nierai pas que les quarante minutes qui s'écoulèrent jusqu'à son retour ne me parussent fort longues. Toutefois le parti que j'avais pris m'avait donné quelque autorité sur mes compagnons de malheur, et j'obtins qu'il n'y aurait ni cris, ni mouvement impétueux. Tout le monde se conduisit très bien. Les femmes qui restaient, nous étions cinq et deux enfants, devaient s'embarquer au second voyage. Les hommes tirèrent au sort pour les suivants. Tout s'exécuta comme il avait été convenu.
Le capitaine m'avait expliqué que le moment du plus grand danger serait celui où la marée tournerait. Si alors le vent poussait à terre, avant que son bâtiment fût gouvernable, il y avait fort à craindre qu'il ne se brisât sur les rochers, si, d'un autre côté, il était assez engravé pour ne pouvoir se relever, il serait rempli par la marée montante. Les deux chances étaient également admissibles, mais nous avions encore un peu de temps devant nous. Au reste, la nuit s'approchait et il neigeait à gros flocons.
Lorsque je quittai le bâtiment, il était tellement penché que les matelots eux-mêmes ne pouvaient traverser le pont qu'à l'aide d'une échelle qu'on avait couchée dessus. Notre départ se conduisit avec un grand ordre et un entier silence. Une jeune femme refusa péremptoirement de se séparer de son mari. Il avait tiré un des derniers numéros, mais un officier qui devait partir par le prochain bateau fut tellement touché de ce dévouement, fait au plus petit bruit possible, qu'il exigea du mari de prendre sa place.
Je pourrais faire un volume de toutes les circonstances touchantes et ridicules qui accompagnèrent cet épisode de mes voyages, depuis le moment où le bâtiment toucha jusqu'à celui où, après une route de sept heures au milieu de la nuit, de la neige, et par des chemins impraticables, la charrette qui nous portait pêle-mêle sur la paille nous fit faire notre entrée dans Calais.
Le capitaine, débarrassé de ses passagers, manœuvra fort judicieusement. Il lui arriva enfin quelques secours de la côte et il parvint à relever son bâtiment et à l'amener à Calais, quoique très avarié. Le lendemain, il me fit faire des excuses et de grands remerciements sur l'exemple que j'avais donné et qui, assurait-il, avait tout sauvé. J'ai remarqué que les grands dangers trouvent toujours du sang froid, et les grandes affaires du secret. Les cris et les caquets sont pour les petites circonstances.
J'étais partie de Londres malade; j'arrivai à Paris très bien portante. Je payai cher ce faux bien-être; la réaction ne tarda pas à se faire sentir. J'eus d'abord un anthrax qui fut précurseur d'une fièvre maligne; les médecins l'attribuèrent à avoir eu ce qui s'appelle vulgairement le sang tourné. Plus on prend sur soi dans un danger évident et apprécié, plus ce résultat peut arriver. Toutefois j'étais souffrante depuis fort longtemps et aurais peut-être été malade sans mon naufrage.
Je présentai ma belle-sœur le lendemain de mon arrivée. Je me rappelle particulièrement ce jour-là parce que c'est le seul mouvement patriotique que j'aie vu à Monsieur et que j'aime à lui en faire honneur. On conçoit qu'un naufrage est un argument trop commode pour que les princes ne l'exploitent pas à fond. J'avais fait ma cour à ses dépens chez le Roi, chez Madame, et même chez monsieur le duc d'Angoulême.
Arrivée chez Monsieur, après quelques questions préliminaires, il me dit d'un ton assez triste:
«C'était un paquebot français.
—Non, monseigneur, c'était un anglais.
—Oh! que j'en suis aise!»
Il se retourna à son service qui le suivait, et répéta aux dames qui m'environnaient: «Ce n'était pas un capitaine français» avec un air de satisfaction dont je lui sus un gré infini. S'il avait souvent exprimé de pareils sentiments, il aurait été bien autrement populaire.
Je précédai de peu de jours à Paris mon oncle, Édouard Dillon, qui y passait en se rendant de Dresde à sa nouvelle résidence de Florence. Il était de la maison de Monsieur, et, je crois l'avoir déjà dit, dans des habitudes de familiarité qui dataient de leur jeunesse à tous deux. Un matin, où il quittait Monsieur, il me raconta une conversation qui venait d'avoir lieu. Elle avait roulé sur l'inconvenance des propos tenus par l'opposition et plus encore par le parti ministériel sur le prince.
On cherchait, selon lui, à le déjouer parce qu'il était royaliste et avertissait le Roi des précipices où on entraînait la monarchie, etc. Édouard, qui se trouvait une des personnes les plus raisonnables pouvant l'approcher, combattit ces impressions de Monsieur. Il lui assura qu'il lui serait bien facile de se faire adorer, s'il voulait se montrer moins exclusivement chef d'un parti.
«Mais je ne suis pas chef d'un parti.
—Monseigneur, on vous en donne les apparences.
—C'est à tort, mais comment l'éviter?
—En étant moins exclusif.
—Jamais je n'accueillerai les jacobins, c'est pour cela qu'on me déteste.
—Mais les gens qui vous servent bien ne sont pas des jacobins.
—C'est selon. Vois-tu, Ned, le vieux levain révolutionnaire, cela reparaît toujours, fût-ce au bout de vingt ans. Quand on a servi les autres, on ne vaut rien pour nous.
—Je suis fâché d'entendre tenir ce langage à Monseigneur; cela confirme ce que l'on dit.
—Ah! ah! et que dit-on? conte-moi cela, toi.
—Hé bien, Monseigneur, on dit que vous avez envie de faire Mathieu ou Jules ministre.»
Monsieur qui se promenait dans son cabinet, s'arrêta tout court, partit d'un grand éclat de rire.
«Ah! parbleu, celui-là est trop amusant, ce n'est pas sérieusement que tu me dis cela?
—Sérieusement, Monseigneur.
—Mais tu connais trop Jules pour que j'aie besoin de te dire ce que c'est; hé bien, Mathieu c'est la même espèce tout juste, un peu moins hâbleur peut-être, mais pas plus de fond ni de valeur. Puisqu'on veut bien me prêter des intentions, il faudrait au moins qu'elles fussent de nature à ce que quelqu'un pût y ajouter foi. Allons, allons, mon vieil ami, tranquillise-toi; si on ne fait jamais d'autre fable sur mon compte, cela n'est pas bien alarmant. Mathieu! Jules! Ah! bon Dieu, quels ministres? on me croit donc extravagant! mais il faudrait être fou à lier! Il n'est pas possible que qui que ce soit y ait cru sérieusement; on s'est moqué de toi.»
Édouard lui témoigna grande satisfaction des dispositions où il se trouvait. Il vint en toute hâte me conter la sagesse de son prince. J'ai souvent repensé à cette conversation, sur laquelle je ne puis avoir aucun doute, lorsque plus tard Mathieu de Montmorency d'abord et Jules de Polignac ensuite ont été successivement ministres des affaires étrangères.
Monsieur avait-il changé d'opinion sur leur compte, ou bien trompait-il Édouard en 1818? Il peut y avoir de l'un et de l'autre.
Il est indubitable que, dès lors, Jules était dans sa plus intime confiance et jouait le rôle de ministre de la police du gouvernement occulte.
L'opposition au Roi avait gagné toute la Cour, et pour conserver un peu de tranquillité dans l'intérieur de sa famille, il n'osait pas en témoigner de ressentiment. La loi de recrutement déplaisait particulièrement à la noblesse. De tout temps, elle regardait l'armée comme son patrimoine. C'était bien à titre onéreux, il faut l'accorder, car elle l'avait exploitée, plus honorablement que lucrativement, pendant bien des siècles, mais elle tenait à en jouir exclusivement et ne voulait pas comprendre combien les temps étaient changés. Elle s'opposa donc au système d'avancement par l'ancienneté avec une extrême passion.
La loi fut emportée à la Chambre des députés; on savait qu'elle ne parviendrait à passer à celle des pairs qu'à une faible majorité. Le Roi, n'osant pas se prononcer hautement, emmena à sa promenade accoutumée les pairs de service auprès de lui qui, tous, devaient voter contre son gouvernement.
Le Roi ne sortait pas le dimanche ni le mercredi où il tenait conseil. Pour les cinq autres jours de la semaine, il avait cinq promenades, toujours les mêmes, qui revenaient à jour fixe chaque semaine. Celle de la matinée où l'on devait voter était une des plus courtes et les pairs y avaient compté; mais le Roi, ce qui était sans exemple, avait changé les ordres pour les relais et, de plus, commandé d'aller doucement.
En général, il voulait aller excessivement vite et toujours sur le pavé. Quelque poussière, quelque verglas qu'il pût y avoir, il ne ralentissait jamais son allure. Il en résultait des accidents graves pour les escortes, mais cela le laissait complètement impassible. Quand un homme était tombé on le ramassait; cela ne faisait aucun émoi. Si c'était un officier, on envoyait savoir de ses nouvelles, et, si son cheval était estropié, on lui en donnait un. Il n'en n'était pas davantage.
Il fallait un motif politique pour influer sur les usages établis; mais la niche du Roi n'eut pas de succès. Ses zélés serviteurs avaient eu la précaution de demander leur voiture dans la cour des Tuileries. Ils s'y jetèrent, en descendant du carrosse royal, et arrivèrent encore au Luxembourg à temps pour donner leur non aux demandes des ministres. Ils n'en furent pas plus mal traités dans les grands appartements, et beaucoup mieux au pavillon de Marsan.
Nous autres, constitutionnels ministériels, étions indignés; mais les ultras, et même les courtisans plus raisonnables, étaient enchantés de cet acte d'indépendance.
Monsieur Canning se trouvait alors pour quelques jours à Paris. Je me souviens que, le soir même où la discussion sur ce procédé était assez animée, il entra chez madame de Duras. Elle l'interpella:
«N'est-ce pas qu'en Angleterre les personnes attachées au Roi votent selon leur conscience et ne sont nullement forcées de soutenir le ministère?
—Je ne comprends pas bien.
—Mais, par exemple, si le grand chambellan trouve une loi mauvaise, il est libre de voter contre?
—Assurément, très libre, chacun est complètement indépendant dans son vote.»
Madame de Duras triomphait.
«Mais, ajouta monsieur Canning, il enverrait sa démission avant de prendre ce parti; sans cela on la lui demanderait tout de suite.»
Le triomphe fut un peu moins agréable. Toutefois, comme elle avait de l'esprit, elle se rabattit sur ce que notre éducation constitutionnelle n'était pas assez faite pour appeler cela de l'indépendance, et, ramenant la discussion à une thèse générale, tourna le terrain où elle s'était engagée si malencontreusement.
Le parti soi-disant royaliste était tombé dans une telle aberration d'idées que, lorsque monsieur de Marcellus, alors député, fut nommé de la commission pour examiner la loi qui devait accompagner le concordat et garantir les libertés de l'Église gallicane, il n'imagina rien de mieux que d'en référer au Pape en lui envoyant la copie du projet de loi et de tous les documents confiés à la commission.
Le Pape lui répondit qu'il fallait s'opposer à la promulgation de cette loi par tous les moyens possibles, l'autorisant même textuellement à employer en sûreté de conscience la ruse et l'astuce.
Monsieur de Marcellus, plus bon que méchant dans le fond, profita mal du conseil car il alla porter ce singulier bref au duc de Richelieu qui entra dans une fureur extrême. Il le menaça de le traduire devant les tribunaux pour avoir révélé le secret d'État à une Cour étrangère, lui dit que, si cet ancien régime, qu'il affectait de regretter, subsistait encore, on le ferait pourrir dans une prison d'État et, par grâce encore, pour éviter que le Parlement ne le décrétât de prise de corps et ne lui fît un plus mauvais parti, etc.
Monsieur de Marcellus fut tout ébahi d'une scène si bien carabinée; il comprit même son tort; mais le parti jésuite, très puissant et tout ultramontain, lui donna de grands éloges. Monsieur le prit sous sa protection spéciale et le bruit s'apaisa.
Seulement, il me semble que les négociations à Rome furent retirées à monsieur de Blacas, soupçonné d'avoir eu connaissance de cette intrigue, et qu'on y envoya monsieur Portalis. Celui-ci parvint à faire signer un concordat où les libertés gallicanes étaient aussi bien ménagées que les circonstances le permettaient. Le roi Louis XVIII n'y tenait pas assez pour les défendre vivement contre son frère.
CHAPITRE XV
Coup de pistolet tiré au duc de Wellington. — On trouve l'assassin. — Inquiétude de Monsieur sur la retraite des étrangers. — Agitation dans les esprits. — Ténèbres à la chapelle des Tuileries. — Le duc de Rohan à Saint-Sulpice. — Ses ridicules. — Le duc de Rohan se fait prêtre. — Une aventure à Naples. — Faveur du prince de Talleyrand. — Bal chez le duc de Wellington. — Testament de la reine Marie-Antoinette. — Mort de la petite princesse d'Orléans, née à Twickenham. — Mort de monsieur le prince de Condé. — Son oraison funèbre.
Peu de jours après mon arrivée à Paris, nous fûmes tous mis en grand émoi par une tentative d'assassinat commise sur la personne du duc de Wellington. Un coup de pistolet avait été tiré sur sa voiture au milieu de la nuit, comme il rentrait dans son hôtel de la rue des Champs-Élysées.
Cet événement pouvait avoir les plus fâcheuses conséquences. Le duc de Wellington était le personnage le plus important de l'époque; tout le monde en était persuadé, mais personne autant que lui. Son mécontentement aurait été une calamité. Tout ce qui tenait au gouvernement fit donc une très grosse affaire de cet attentat et le lendemain le duc était d'assez bonne humeur.
Mais on ne découvrait rien. Personne n'avait été blessé; on ne retrouvait point de balle; le coup avait été tiré en pleine obscurité contre une voiture allant grand train. Tout cela paraissait suspect. L'opposition répandit le bruit que le duc, d'accord avec le parti ultra, s'était fait tirer un coup de pistolet à poudre pour saisir ce prétexte de prolonger l'occupation.
Il faut rendre justice au duc de Wellington; il était incapable d'entrer dans une pareille machination; mais il conçut beaucoup d'humeur de ces propos, et, il le faut répéter, notre sort dépendait en grande partie de ses bonnes dispositions, car, lui seul pouvait prendre l'initiative et affirmer aux souverains que la présence en France de l'armée d'occupation, dont il était généralissime, avait cessé d'être nécessaire au repos de l'Europe.
Toute la police était en mouvement sans rien découvrir. Les ultras se frottaient les mains et assuraient que les étrangers séjourneraient cinq années de plus. Enfin on eut des révélations de Bruxelles. Milord Kinnaird, fort avant dans le parti révolutionnaire mais en deçà pourtant de l'assassinat, dénonça l'envoi d'un nommé Castagnon par le comité révolutionnaire séant à Bruxelles où tous les anciens jacobins, présidés par les régicides expulsés du royaume, s'étaient réfugiés. On acquit la preuve que ce Castagnon avait tiré contre le duc. Il fut déféré aux tribunaux et sévèrement puni et le duc se tint pour satisfait. Il entrait consciencieusement dans le projet de libérer la France des troupes sous ses ordres, mais on pouvait toujours redouter ses caprices.
La diminution de l'armée obtenue l'année précédente donnait droit à de grandes espérances. Toutefois, les traités portaient cinq ans de cette occupation, si onéreuse et si humiliante, et la troisième était à peine commencée. Tous les soins du gouvernement étaient employés à obtenir notre délivrance. Il était contrecarré par le parti ultra qui éprouvait, ou feignait, une grande alarme de voir l'armée étrangère quitter la France.
Monsieur avait dit au duc de Wellington, et malheureusement assez haut pour que cela fût entendu et répété:
«Si vous vous en allez, je veux m'en aller aussi.
—Oh! que non, Monseigneur, avait répondu le duc; vous y penserez mieux.»
Quelques semaines plus tard, un petit écrit professant la convenance de prolonger l'occupation, loin de chercher à l'abréger, fut distribué à profusion; il était anonyme, mais l'enveloppe portait pour timbre: Chambre de Monsieur.
On l'attribua à monsieur de Bruges. C'était le précurseur de la fameuse Note secrète. Toutes ces petites circonstances fondaient l'immense impopularité sous laquelle Charles X a succombé en trois jours, quelques années après.
Ces intrigues agissaient même sur les personnes qui n'y prenaient aucune part. Il régnait une inquiétude générale qui ne paraissait pas justifiée par la situation où nous nous trouvions. Dès en arrivant, j'avais eu les oreilles rabattues par l'annonce de la grande conspiration. Je demandais qui en faisait partie, on me répondait:
«Je n'en sais rien», mais on ajoutait avec un air capable: «Tenez pour sûr que nous marchons sur un volcan, et certes ce n'est pas monsieur Decazes qui nous sauvera!»
Il était, de plus en plus, en butte à la haine du parti de la Cour.
À force d'entendre répéter ces paroles, je finissais par être ébranlée à mon tour, lorsqu'une circonstance puérile me rétablit dans mon assiette en me montrant sur quels fondements fragiles on échafaudait les nouvelles. J'assistais à ténèbres à la chapelle des Tuileries; on frappe un coup léger à la porte de la tribune royale. Une fois; pas de réponse; Madame jette un coup d'œil irrité derrière elle. Une seconde; pas encore de réponse. Une troisième; le Roi ordonne d'ouvrir. On lui remet un billet, il le lit, fait signe au major général de la garde royale, lui dit quelques mots tout bas. Celui-ci sort et ténèbres s'achèvent au milieu de l'agitation de la Congrégation.
Plus de doute, la grande conspiration a éclaté. Des courtisans trouvent moyen de sortir de la chapelle pour aller en répandre la nouvelle, même à la Bourse, assure-t-on. Rendu dans ses appartements, le Roi annonce que la salle de l'Odéon a pris feu et que le ministre de la police demande des troupes pour maintenir l'ordre. Aussitôt les dévots de se récrier sur le scandale de troubler le service divin pour un théâtre qui brûle et les courtisans de s'indigner qu'on vienne déranger le Roi pour si mince affaire.
«Comment trouvez-vous monsieur Decazes? Il fait passer ses ordres par le Roi à présent! C'est une nouvelle méthode assurément!»
Le soir, il était répandu dans la ville que l'incendie de l'Odéon était le commencement d'exécution d'une grande conspiration; et, à la Cour, où on était un peu mieux informé quoique beaucoup plus bête, il n'était question que de l'insolence de ces coups répétés frappés à la porte de la tribune royale. Il semblait qu'on l'eût abattue à coups de hache. C'était aux Tuileries un bien plus grand événement que la destruction d'un des beaux monuments de la capitale.
Cette scène de la chapelle me rafraîchit la mémoire d'un incident dont je fus témoin à Saint-Sulpice, ce même carême, un jour où l'abbé Frayssinous y prêchait. Les sermons étaient fort courus et, le ministre de la police ayant annoncé le projet d'y assister, le banc de l'œuvre lui fut réservé.
Un équipage avec plusieurs valets en grande livrée s'arrêta au portail. Un homme en uniforme en sortit, c'était évidemment le ministre. Le suisse arriva en toute hâte, hallebarde en main, ouvrant la route à Monseigneur. Le bedeau suivait; il s'adressa à Alexandre de Boisgelin (passablement gobeur de son métier) pour lui demander s'il était de la suite de Son Excellence.
«De quelle Excellence?
—Du ministre de la police.
—Où est-il?
—Là, le suisse précède.
—Mais ce n'est pas le comte Decazes, c'est le duc de Rohan.»
Aussitôt voilà le bedeau au petit galop courant après le suisse pour le ramener à son poste du portail, et le duc de Rohan, dépouillé de ses honneurs usurpés, laissé tout seul au milieu de l'église, obligé d'établir son habit de pair sur une simple chaise de paille, à nos côtés, comme le plus humble d'entre nous. Les rieurs furent contre monsieur de Rohan, en dépit des préjugés aristocratiques qui lui auraient volontiers donné précédence sur monsieur Decazes. Ses ridicules étaient trop flagrants.
Auguste de Chabot, jeune homme qui ne manquait ni d'esprit, ni d'instruction, avait été presque forcé d'être chambellan de l'Empereur. Il se conduisit avec dignité, convenance et simplicité à la Cour impériale. À la Restauration, il prit le titre de prince de Léon et les fumées de la vanité lui montèrent à la tête.
Il perdit sa femme, mademoiselle de Sérent, riche héritière, par un horrible accident, et peu de mois avant [l'époque à] laquelle je suis arrivée, la mort de son père l'avait mis en possession du titre de duc de Rohan et de la pairie. Ces honneurs, bien prévus pourtant, achevèrent de l'enivrer d'orgueil. Il devint le véritable émule du marquis de Tuffières.
Il portait ses prétentions aristocratiques jusqu'à l'extravagance. Son château de la Roche-Guyon fut décoré de tous les emblèmes de la féodalité. Ses gens l'appelaient monseigneur. Il était toujours en habit de pair, et en avait fait adopter le collet et les parements brodés à une robe de chambre dans laquelle il donnait ses audiences le matin, rappelant ainsi feu le maréchal de Mouchy qui s'était fait faire un cordon bleu en tôle pour le porter dans son bain.
Aussi madame de Puisieux disait-elle, en voyant un portrait fort ressemblant du duc de Rohan:
«Oh! c'est bien Auguste; et puis voyez, ajoutait-elle en indiquant un écusson de ses armes peint dans le coin du tableau, voyez, voilà l'expression de sa physionomie.»
Le duc de Rohan vint étaler son importance en Angleterre dans l'espoir que son titre lui procurerait la main d'une riche héritière. Celle de ma belle-sœur avait été demandée par lui l'année précédente et, pour ennoblir cette alliance qui lui paraissait bien un peu indigne de lui, il s'était servi de l'intermédiaire du Roi. Cet auguste négociateur ayant échoué auprès de mademoiselle Destillières, le duc n'avait plus vu en France de parti assez riche pour aspirer à l'honneur de partager son nom et son rang.
Le voyage de spéculation matrimoniale en Angleterre étant resté également sans succès, il se décida à embrasser l'état ecclésiastique. Il s'entoura de jeunes prêtres et fit son séminaire dans les salons de la Roche-Guyon. Je ne sais comment cela put s'arranger, mais il est avec le ciel des accommodements.
Les mauvaises langues prétendaient que le célibat n'imposait pas trop de gêne à monsieur de Rohan. J'ai su très positivement un fait dont chacun tirera les conséquences qu'il lui plaira.
En 1813, Auguste de Chabot, alors chambellan de l'Empereur, d'une jolie figure, plein de talent, dessinant très bien, chantant à ravir, assez spirituel et surtout français arrivant de Paris, obtint à Naples de doux regards de la Reine, femme de Murat et régente en l'absence de son mari.
Une vive coquetterie s'établit entre eux. Des apartés, des promenades solitaires, des lettres, des portraits s'ensuivirent. La Reine avait la tête tournée et ne s'en cachait pas. Les choses allèrent si loin, quoique monsieur de Chabot professât dès lors les principes d'une certaine dévotion ostensible, qu'il reçut la clef d'une porte dérobée conduisant à l'appartement de la Reine. Le moment de l'entrevue fut fixé à la nuit suivante. Auguste s'y rendit.
Le lendemain matin, il reçut un passeport pour quitter Naples dans la journée. Un messager plus intime vint en même temps lui redemander l'élégante petite boîte qui contenait la clef.
Depuis ce jour, la Reine, qui en paraissait sans cesse occupée jusque-là, n'a plus prononcé son nom. Monsieur de Chabot n'a jamais pu comprendre le motif de cette disgrâce, car il se rendait la justice d'avoir été parfaitement respectueux.
Le portrait lui resta, et je l'ai vu entre les mains de la personne confidente de cette intrigue à laquelle il en fit don au moment où il entra dans les ordres.
Quoi qu'il en soit, son choix de l'état ecclésiastique ne l'empêcha pas de conserver toutes les habitudes du dandysme le plus outré; ses recherches de toilette étaient sans nombre. Il entama avec la Cour de Rome une longue et vive négociation pour faire donner à la chasuble une coupe nouvelle qui lui paraissait élégante. Au reste, il faut reconnaître qu'il disait la messe plus gracieusement qu'aucune autre personne et pourtant très convenablement.
Ces ambitions futiles n'arrêtaient pas les autres. Il devint promptement archevêque et cardinal; je crois qu'au fond c'était là le secret véritable de sa vocation. Les carrières civiles et militaires se trouvaient encombrées; il se croyait de la capacité, avec raison jusqu'à un certain point, et s'était jeté dans celle de l'Église. Mais j'anticipe; revenons au printemps de 1818.
J'avais laissé monsieur de Talleyrand honni au pavillon de Marsan; je le retrouvai dans la plus haute faveur de Monsieur et de son monde. Elle éclata surtout aux yeux du public à un bal donné par le duc de Wellington où les princes assistèrent.
Je me le rappelais l'année précédente dans cette même salle, se traînant derrière les banquettes pour arriver jusqu'à la duchesse de Courlande; elle lui avait réservé une place à ses côtés où personne ne vint le troubler. Monsieur le duc d'Angoulême, seul de tous les princes, lui adressa quelques mots en passant; mais, cette fois, l'attitude était bien changée. Il traversait la foule qui s'écartait devant lui; les poignées de main l'accueillaient et le conduisaient droit sur Monsieur; monsieur le duc de Berry s'emparait de cette main si courtisée pour ne la céder qu'à Monsieur. Les entours étaient également empressés.
Je n'ai pas suivi le fil de cette intrigue dont le résultat se déployait avec tant d'affectation sous nos yeux. J'ai peine à croire que monsieur de Talleyrand eût flatté les vœux de Monsieur qui, à cette époque, désirait par-dessus tout le maintien de l'occupation.
Monsieur de Talleyrand était trop habile à tâter le pouls du pays pour ne pas reconnaître que la fièvre d'indépendance s'accroissait chaque jour et ferait explosion si on ne la prévenait; mais certainement il s'unissait à toutes les intrigues pour chasser le duc de Richelieu, et c'était là un suffisant motif d'alliance.
J'eus encore, à ce bal, occasion de remarquer le peu d'obligeance de nos princes. Le duc de Wellington vint proposer à Madame, vers le milieu de la soirée, de faire le tour des salles. Il était indiqué de prendre son bras, et tout grand personnage qu'il était il en aurait été flatté. Mais Madame donna le bras à monsieur le duc de Berry, madame la duchesse de Berry à Monsieur (monsieur le duc d'Angoulême, selon son usage, était déjà parti) et le duc de Wellington fut réduit à marcher devant la troupe royale en éclaireur.
Elle arriva ainsi jusqu'à un dernier salon où Comte (le physicien) faisait des tours. Il lui fallait en ce moment un compère souffre-douleur. Il jeta son dévolu sur monsieur de Ruffo, fils du prince Castelcicala, ambassadeur de Naples, dont la figure niaise prêtait au rôle qu'il devait jouer. Il fit trouver des cartes dans ses poches, dans sa poitrine, dans ses chausses, dans ses souliers, dans sa cravate; c'était un déluge.
Les princes riaient aux éclats, répétant de la voix qu'on leur connaît: c'est monsieur de Ruffo, c'est monsieur de Ruffo. Or, ce monsieur de Ruffo était presque de leur intimité, et pourtant, lorsque le tour fut achevé, ils quittèrent l'appartement sans lui adresser un mot de bonté, sans faire un petit compliment à Comte dont la révérence le sollicitait, enfin avec une maussaderie qui me crucifiait car j'y prenais encore un bien vif intérêt.
Peu de semaines avant, j'avais vu chez mon père, à Londres, le prince régent, qui pourtant aussi était assez grand seigneur, assister à une représentation de ce même monsieur Comte, et y porter des façons bien différentes.
Je me suis laissé raconter que rien n'était plus obligeant que la reine Marie-Antoinette. Madame avait repoussé cet héritage, peut-être avec intention, car la mémoire de sa mère lui était peu chère. Toutes ses adorations étaient pour son père, et, avec ses vertus, elle avait pris ses formes peu gracieuses.
Il y eut vers ce temps une révolution bien frappante des sentiments de Madame. Monsieur Decazes retrouva dans les papiers de je ne sais quel terroriste de 1793 le testament autographe de la reine Marie-Antoinette qui, assurément, fait le plus grand honneur à sa mémoire. Il le porta au Roi qui lui dit de l'offrir à Madame. Elle le lui remit quelques heures après, avec la phrase la plus froide possible, sur ce qu'en effet elle reconnaissait l'écriture et l'authenticité de la pièce.
Monsieur Decazes en fit faire des fac-similés et en envoya un paquet à Madame; elle n'en distribua pas un seul, et témoigna plutôt de l'humeur dans toute cette occurrence. Toutefois ce testament a été gravé dans la chapelle expiatoire de la rue d'Anjou qui se construisait sous son patronage.
Si Madame était sévère à la mémoire de sa mère, elle était passionnément dévouée à celle de son père et cette corde de son âme vibrait toujours jusqu'à l'exaltation.
Comme je sortais du bal du duc de Wellington, je me trouvai auprès du duc et de la duchesse de Damas-Crux, ultras forcenés, qui, comme moi, attendaient leur voiture. Édouard de Fitz-James passa; je lui donnai une poignée de main, puis monsieur Decazes, encore une poignée de main, puis Jules de Polignac, nouvelle poignée de main, puis Pozzo, encore plus amicale poignée de main.
«Vous en connaissez de toutes les couleurs», me dit le duc de Damas.
—Oui, répondis-je, ceux qui se proclament les serviteurs du Roi; et ceux qui le servent en effet.»
Il était si bête qu'il me fit une mine de reconnaissance; mais la duchesse me lança un regard furieux et ne me l'a jamais pardonné.
La famille d'Orléans, dont les formes affables et obligeantes faisaient un contraste si marqué à celles de la branche aînée, n'assistait pas à ce bal, autant qu'il m'en souvient. Elle était dans la douleur. La petite princesse, née en Angleterre, était à toute extrémité et mourut, en effet, peu de jours après.
La mort frappait à la fois à deux extrémités de la maison de Bourbon. Le vieux prince de Condé achevait en même temps sa longue carrière en invoquant vainement la présence de ses enfants pour lui fermer les yeux. J'ai déjà dit la vie qui retenait monsieur le duc de Bourbon sur les trottoirs de Londres.
Madame la princesse Louise se refusa également à adoucir les derniers moments de son père, prétendant ne pouvoir quitter sa maison du Temple où elle s'était cloîtrée, quoique toutes les autorités ecclésiastiques l'y autorisassent et que le cardinal de Talleyrand, archevêque de Paris, allât lui-même la chercher. Ce sont de ces vertus que je n'ai jamais pu ni comprendre, ni admirer.
Monsieur le prince de Condé mourut dans les bras de madame de Rouilly, fille naturelle de monsieur le duc de Bourbon; elle lui prodigua les soins les plus filiaux et les plus tendres.
Monsieur le duc de Bourbon arriva quelques heures après la mort de son père: il parut fort malheureux de n'avoir pu le revoir, et d'autant plus que le vieux prince semblait, dans ses derniers jours, avoir repris la mémoire qu'il avait perdue depuis quelques années et regretter amèrement l'absence de son fils. Monsieur le duc de Bourbon conserva son nom, disant que celui de Condé était trop lourd à porter. Il s'établit au Palais-Bourbon et à Chantilly où il ne tarda pas à donner de nouveaux scandales.
Le service pour monsieur le prince de Condé à Saint-Denis fut très magnifique; je ne me rappelle plus en quoi on dérogea aux usages, mais il y eut quelque chose de très marqué, en ce genre, pour honorer plus royalement sa mémoire. Le roi Louis XVIII affectait de lui rendre plus qu'il n'était dû à son rang, selon l'étiquette de la Cour de France, peut-être pour marquer encore plus la sévère désobligeance avec laquelle il l'imposait à monsieur le duc d'Orléans.
Je me souviens que cet enterrement fut une grande affaire à la Cour. Pendant ce temps, le public et le ministère se préoccupaient du discours. Le pas était glissant; il s'agissait du général des émigrés. Il était difficile d'aborder ce sujet de manière à satisfaire les uns et les autres; car, si les uns étaient au pouvoir, les autres c'était le pays.
L'abbé Frayssinous, chargé de l'oraison funèbre, s'en tira habilement. Je me rappelle entre autres une phrase qui eut grand succès. En parlant des deux camps français opposés l'un à l'autre, il dit: «La gloire était partout, le bonheur nulle part». En résultat, le discours ne déplut absolument à aucun parti; c'était le mieux qu'on en pût espérer.
CHAPITRE XVI
Mort de madame de Staël. — Effet de son ouvrage sur la Révolution. — Je retourne à Londres. — Agents du parti ultra. — Présentation de la note secrète. — Le Roi ôte le commandement des gardes nationales à Monsieur. — Fureur de Jules de Polignac. — Conspiration du bord de l'eau. — Congrès d'Aix-la-Chapelle. — Le duc de Richelieu obtient la libération du territoire.
J'ai négligé de parler dans le temps de la mort de madame de Staël. Elle avait eu lieu, pendant un de mes séjours en Angleterre, à la suite d'une longue maladie qu'elle avait traînée le plus tard possible dans ce monde de Paris qu'elle appréciait si vivement. Elle y faisait peine à voir au commencement des soirées. Elle arrivait épuisée par la souffrance mais, au bout de quelque temps, l'esprit prenait complètement le dessus de l'instinct, et elle était aussi brillante que jamais, comme si elle voulait témoigner jusqu'au bout de cette inimitable supériorité qui l'a laissée sans pareille.
La dernière fois que je la vis, c'était le matin; je partais le lendemain. Depuis quelques jours, elle ne quittait plus son sopha; les taches livides dont son visage, ses bras, ses mains étaient couverts n'annonçaient que trop la décomposition du sang. Je sentais la pénible impression d'un adieu éternel et sa conversation ne roulait que sur des projets d'avenir. Elle était occupée de chercher une maison où sa fille, la duchesse de Broglie, grosse et prête d'accoucher, serait mieux logée.
Elle faisait des plans de vie pour l'hiver suivant. Elle voulait rester plus souvent chez elle, donner des dîners fréquents. Elle désignait par avance des habitués. Cherchait-elle à s'étourdir elle-même? Je ne sais; mais le contraste de cet aspect si plein de mort et de ces paroles si pleines de vie était déchirant; j'en sortis navrée.
Il y avait une trop grande différence d'âge et assurément de mérite entre nous pour que je puisse me vanter d'une liaison proprement dite avec madame de Staël, mais elle était extrêmement bonne pour moi et j'en étais très flattée. Le mouvement qu'elle mettait dans la société était précisément du genre qui me plaisait le plus, parce qu'il s'accordait parfaitement avec mes goûts de paresse.
C'était sans se lever de dessus son sopha que madame de Staël animait tout un cercle; et cette activité de l'esprit m'est aussi agréable que celle du corps me paraît assommante. Quand il me faut aller chercher mon plaisir à grands frais, je cours toujours risque de le perdre en chemin.
Sans être pour moi une peine de cœur, la mort de madame de Staël me fut donc un chagrin. Le désespoir de ses enfants fut extrême. Ils l'aimaient passionnément et la révélation faite sur son lit de douleur et dont j'ai déjà parlé n'affaiblit ni leur sentiment ni leurs regrets.
Auguste de Staël se rendit l'éditeur d'un ouvrage auquel elle travaillait et qui parut au printemps de 1818. Il produisit un effet dont les résultats n'ont pas été sans importance. Pendant l'Empire, la Révolution de 1793 et ceux qui y avaient pris part étaient honnis. La Restauration ne les avait pas réhabilités et personne ne réclamait le dangereux honneur d'avoir travaillé à renverser le trône de Louis XVI. On aurait vainement cherché en France un homme qui voulût se reconnaître ouvrier en cette œuvre. Les régicides mêmes s'en défendaient; une circonstance fortuite les avait poussés dans ce précipice, et, somme toute, le petit chat (peut-être encore parce qu'il ne savait pas s'en expliquer) se trouvait le seul coupable.
Le livre de madame de Staël changea tout à coup cette disposition, en osant parler honorablement de la Révolution et des révolutionnaires. La première, elle distingua les principes des actes, les espérances trompées des honnêtes gens des crimes atroces qui souillèrent ces jours néfastes et ensevelirent sous le sang toutes les améliorations dont ils avaient cru doter la patrie. Enfin elle releva tellement le nom de révolutionnaire que, d'une cruelle injure qu'il avait été jusque-là, il devint presque un titre de gloire. L'opposition ne le repoussa plus. Les libéraux se reconnurent successeurs des révolutionnaires et firent remonter leur filiation jusqu'à 1789.
Messieurs de Lafayette, d'Argenson, de Thiard, de Chauvelin, de Girardin, etc., formèrent les anneaux de cette chaîne. Les Lameth, quoique réclamant le nom de patriotes de 89, et repoussés par les émigrés et la Restauration, ne s'étaient pas ralliés à l'opposition antiroyaliste. Ils demeuraient libéraux assez modérés, après avoir servi à l'Empereur avec bien moins de zèle que ceux dont je viens de citer les noms.
Je crois que cet ouvrage posthume de madame de Staël a été un funeste présent fait au pays et n'a pas laissé de contribuer à réhabiliter cet esprit révolutionnaire dans lequel la jeunesse s'est retrempée depuis et dont nous voyons les funestes effets. Dès que le livre de madame de Staël en eut donné l'exemple, les hymnes à la gloire de 1789 ne tarirent plus. Il y a bien peu d'esprits assez justes pour savoir n'extraire que le bon grain au milieu de cette sanglante ivraie. Aussi avons-nous vu depuis encenser jusqu'au nom de Robespierre.
Le troisième volume est presque entièrement écrit par Benjamin Constant; la différence de style et surtout de pensée s'y fait remarquer. Il est plus amèrement républicain; les goûts aristocratiques qui percent toujours à travers le plébéisme de madame de Staël ne s'y retrouvent pas.
Une fièvre maligne, dont je pensai mourir, me retint plusieurs semaines dans ma chambre. Je n'en sortis que pour soigner ma belle-sœur qui fit une fausse couche de quatre mois et demi et ne laissa pas de nous donner de l'inquiétude pour elle et beaucoup de regrets pour le petit garçon que nous perdîmes. Aussitôt qu'elle fut rétablie, je retournai à Londres.
L'affaire des liquidations, fixée enfin à seize millions pour les réclamations particulières, avait fort occupé mon père. Il avait sans cesse vu renaître les difficultés, qu'il croyait vaincues, sans pouvoir comprendre ce qui y donnait lieu. Une triste découverte expliqua ces retards.
La loyauté de monsieur de Richelieu avait dû se résigner aux roueries inhérentes aux nécessités gouvernementales. Il s'était apprivoisé depuis mon aventure au sujet du docteur Marshall. Le cabinet noir lui apporta les preuves les plus flagrantes de la façon dont monsieur Dudon, commissaire de la liquidation, vendait les intérêts de la France aux étrangers, à beaux deniers comptants.
Des lettres interceptées, écrites à Berlin, et lues à la poste de Paris, en faisaient foi. Le duc de Richelieu chassa monsieur Dudon honteusement; mais, ne pouvant publier la nature des révélations qui justifiaient sa démarche, il se fit de monsieur Dudon un ennemi insolent. Devenu, immédiatement, royaliste de la plus étroite observance, monsieur Dudon se donna pour victime de la pureté de ses opinions et n'a pas laissé d'être incommode par la suite.
Dès qu'il eut été remplacé par monsieur Mounier, les affaires marchèrent. L'intégrité de celui-ci débrouilla ce que l'autre avait volontairement embrouillé. Les liquidations furent promptement réglées et la conclusion fut un succès pour le gouvernement. C'est à cette occasion que s'est formée la liaison intime du duc de Richelieu avec monsieur Mounier.
À mesure que les affaires d'argent s'aplanissaient, l'espoir de notre émancipation se rapprochait et les fureurs du parti ultra s'exaspéraient dans la même proportion. Sa niaiserie était égale à son intolérance.
Je me souviens qu'avant de quitter Paris j'entendais déblatérer contre le gouvernement qui exigeait des capitalistes français 66 d'un emprunt nouveau, tandis qu'il n'avait pu obtenir que 54 l'année précédente de messieurs Baring et Cie; faisant crime au ministère que le crédit public se fût, en quelques mois, élevé de 12 pour 100 sous son administration! Il faut avoir vécu dans les temps de passion pour croire à de pareilles sottises.
Nous vîmes arriver successivement à Londres plusieurs envoyés de Monsieur, les Crussol, les Fitz-James, les La Ferronnays, les de Bruges, etc. Mon père était très bien instruit de leur mission; les ministres anglais en étaient indignés. Le duc de Wellington signalait d'avance la fausseté de leurs rapports. Tous venaient représenter la France sous l'aspect le plus sinistre et le plus dangereux pour le monde et réclamaient la prolongation de l'occupation étrangère.
Le duc de Fitz-James força tellement la mesure que lord Castlereagh lui dit:
«Si ce tableau était exact, il faudrait sur-le-champ rappeler nos troupes, former un cordon autour de la France et la laisser se dévorer intérieurement. Heureusement, monsieur le duc, nous avons des renseignements moins effrayants à opposer aux vôtres.»
L'expression de ces messieurs, en parlant de mon père, était que c'était dommage mais qu'il avait passé à l'ennemi. Quel bonheur pour la monarchie, si elle avait été exclusivement entourée de pareils ennemis! Monsieur de Richelieu, selon eux, avait eu de bonnes intentions mais il était perverti.
Quant aux autres ministres, c'étaient des gueux et des scélérats: messieurs Decazes, Lainé, Pasquier, Molé, Corvetto; il n'y avait rémission pour personne. À mesure que la libération de la patrie approchait, l'anxiété du parti redoublait. Je crois que c'est à cette époque que parut le Conservateur. Cette publication hebdomadaire avait pour rédacteur principal monsieur de Chateaubriand, mais tous les coryphées parmi les ultras y déposaient leur bilieuse éloquence. Cet organe a fait bien du mal au trône.
Jules de Polignac arriva le dernier en Angleterre; il était porteur de la fameuse note secrète, œuvre avouée et reconnue de Monsieur, quoique monsieur de Vitrolles l'eût rédigée.
Jamais action plus antipatriotique n'a été conseillée à un prince; jamais prince héritier d'une couronne n'en a fait une plus coupable. Les cabinets étrangers l'accueillirent avec mépris, et le roi Louis XVIII en conçut une telle fureur contre son frère que cela lui donna du courage pour lui ôter le commandement des gardes nationales du royaume.
Depuis longtemps les ministres sollicitaient du Roi de rendre au ministère de l'intérieur l'organisation des gardes nationales et de les remettre sous ses ordres; le Roi en reconnaissait la nécessité mais reculait effrayé des cris qu'allait pousser Monsieur.
Il avait été, dès 1814, nommé commandant général des gardes nationaux de France. Il avait formé un état-major à son image. Des inspecteurs généraux allaient chaque trimestre faire des tournées et s'occupaient des dispositions des officiers qui tous étaient nommés par Monsieur et à sa dévotion. La plupart étaient membres de la Congrégation. Leur correspondance avec Jules de Polignac, premier inspecteur général, était journalière et sa police s'exerçait avec activité et passion.
C'était un État dans l'État, un gouvernement dans le gouvernement, une armée dans l'armée. Ce qu'à juste titre on a nommé le gouvernement occulte était alors à son apogée. L'ordonnance qui ôtait le commandement à Monsieur enlevait au parti une grande portion de son pouvoir en le privant d'une force armée aussi énorme dont il pouvait disposer et qui ne recevait d'ordres que de lui.
Jules de Polignac en apprit la nouvelle (car cela avait été tenu fort secret) par ma mère qui lui donna le Moniteur à lire. Malgré sa retenue habituelle, il fut assez peu maître de lui pour prononcer quelques mots, trouvés si coupables par ma mère qu'elle lui dit vouloir aller aussitôt les rapporter à mon père pour qu'il en donnât avis au Roi. Averti de son imprudence, il chercha à les tourner en plaisanterie; mais ne pouvant réussir à faire prendre le change à ma mère, il eut recours à des supplications, qui allèrent jusqu'aux larmes et aux génuflexions, et obtint enfin la parole qu'elle ne répéterait pas un propos qu'il assurait n'avoir pas l'importance qu'elle voulait y donner.
Je n'ai jamais su précisément les mots. Seulement le nom de monsieur de Villèle y était mêlé et j'ai eu lieu de croire que la conspiration, dite du bord de l'eau, dont la réalité n'est révoquée en doute par aucune des personnes instruites des affaires à cette époque, cette conspiration, qui avait pour but de faire régner Charles X avant que le Ciel eût disposé de Louis XVIII, n'était que le commentaire des paroles échappées à la colère de Jules.
Je n'entre pas dans plus de détails sur cet événement, quoique la plupart des acteurs parmi les conspirateurs, aussi bien que parmi ceux qu'ils devaient attaquer, fussent des personnes avec lesquelles nos relations étaient intimes; mais j'étais absente lors de la découverte, et le projet remontait si haut que le ministère et le Roi ne voulurent pas aller jusqu'à la source. On se borna à l'éventer sans donner aucune suite aux recherches.
Le Roi en conçut un mortel chagrin et ne laissa pas ignorer à son frère qu'il en était instruit. Je ne sais pas si monsieur le duc de Berry était dans le secret; j'espère que non. Quant à monsieur le duc d'Angoulême, le parti s'en cachait avec plus de soin que d'aucune autre personne.
Quoique la sagesse du gouvernement eût assoupi le bruit de cette affaire, le parti ultra se trouva un peu gêné par cette découverte. Il était en position de garder des mesures avec le pouvoir; il devint, ou du moins chercha à paraître, plus modéré pendant quelque temps.
Cela ne l'empêcha pas d'avoir au Congrès d'Aix-la-Chapelle des agents occupés à déjouer auprès des étrangers les négociations du duc de Richelieu. Elles réussirent cependant et il eut la gloire et le bonheur de signer le traité qui délivrait son pays d'une garnison étrangère. Sans doute c'était encore à titre onéreux, mais la France pouvait payer les charges qu'elle acceptait; ce qu'elle ne pouvait plus supporter, c'était l'humiliation de n'être pas maîtresse chez elle.
Le respect et la confiance qu'inspirait le caractère loyal de monsieur de Richelieu entrèrent pour beaucoup dans le succès de cette négociation qui nous combla de joie.
Je me rappelle que, le jour où la signature du traité fut apprise à Londres, tout le corps diplomatique et les ministres anglais accoururent chez mon père lui faire compliment et partager notre satisfaction. Les hommages pour le duc de Richelieu étaient dans toutes les bouches; chacun avait un trait particulier à citer de son honorable habileté.
CHAPITRE XVII
Le comte Decazes veut changer de ministère. — Intrigues contre le duc de Richelieu. — Il donne sa démission. — Le général Dessolle lui succède. — Mariage de monsieur Decazes. — Le comte de Sainte-Aulaire. — Mon père demande à se retirer. — Il est remplacé par le marquis de La Tour-Maubourg. — Le Roi est mécontent de mon père. — Mes idées sur la carrière diplomatique. — Une fournée de pairs. — Monsieur de Barthélemy.
On devait croire qu'après ses succès d'Aix-la-Chapelle le président du conseil reviendrait à Paris tout-puissant. Il en fut autrement. Les deux oppositions de droite et de gauche se coalisèrent pour amoindrir le résultat obtenu, et le parti ministériel, sous l'influence de monsieur Decazes, ne se donna que peu de soins pour le montrer dans toute son importance.
Monsieur de Richelieu était personnellement l'homme le moins propre à exploiter un succès, mais monsieur Decazes s'y entendait fort bien. Dans cette circonstance, il négligea de le vouloir. Des intrigues intérieures dans le sein du ministère en furent cause. Monsieur Decazes s'était uni à un parti semi-libéral qui, depuis, a produit ce qu'on a appelé les doctrinaires. Ce parti avait longtemps crié contre le ministère de la police et il persuada à monsieur Decazes qu'en faisant réformer ce ministère au départ des étrangers il semblerait n'avoir été créé que pour un moment de crise et que le Roi ferait un acte habile dont la popularité rejaillirait sur lui.
Monsieur Decazes goûtait cette pensée mais à condition, bien entendu, qu'il resterait ministre et ministre influent. Il en parla à monsieur de Richelieu qui adopta l'idée. Monsieur Lainé, ministre de l'intérieur, professait sans cesse de son désintéressement, de son abnégation de toute ambition et de son ennui des affaires.
Monsieur de Richelieu, qui avait, à cette époque, parfaite confiance en lui et en ses paroles, alla avec la candeur de son caractère lui demander de céder son portefeuille à Decazes qui en avait envie. Monsieur Lainé se mit en fureur contre une telle proposition, et le duc de Richelieu, avec la gaucherie habituelle de sa loyale franchise, s'en alla rapporter à monsieur Decazes qu'il ne fallait plus penser à son projet parce que monsieur Lainé ne voulait pas y consentir. Il reconnaissait bien du reste la convenance de renoncer à avoir un ministère spécial de la police; il avouait tous les inconvénients que monsieur Decazes signalait à le maintenir, mais il faudrait aviser à un autre moyen de le supprimer.
Après avoir donné ces étranges satisfactions à messieurs Decazes et Lainé, il partit pour Aix-la-Chapelle en complète sécurité des bonnes dispositions de ses collègues envers lui. Il put en voir la vanité au retour.
Je ne sais pas au juste les intrigues qu'on fit jouer ni les dégoûts dont on l'entoura, mais, à la fin de l'année, il dut donner sa démission ainsi que messieurs Pasquier, Molé, Lainé et Corvetto. Le général Dessolle devint le chef ostensible du nouveau cabinet dont monsieur Decazes était le directeur véritable.
Je n'ai jamais pu comprendre que monsieur Decazes n'ait pas senti que le beau manteau de cristal pur, dont la présidence de monsieur de Richelieu couvrait son favoritisme, était nécessaire à la durée de son crédit. Il ne pouvait soutenir le poids des haines dirigées contre lui que sous cette noble et transparente égide.
Monsieur de Richelieu ne lui enviait en aucune façon sa faveur et lui en laissait toute la puissance, toute l'importance, tous les profits et aussi tous les ennuis; car ce n'était pas tout à fait un bénéfice sans charge de devoir amuser un vieux monarque valétudinaire tourmenté dans son intérieur.
Monsieur Decazes avait épousé depuis quelques mois mademoiselle de Sainte-Aulaire, fille de qualité riche et ayant par sa mère, mademoiselle de Soyecourt, des alliances presque royales. Ces relations flattaient monsieur Decazes et plaisaient au Roi. Aussi ce mariage lui avait été assez agréable pour qu'il s'en mêlât personnellement, et cette circonstance avait été une occasion de rapprochement avec une nuance d'opposition hostile à laquelle appartenait monsieur de Sainte-Aulaire. Je professe pour celui-ci une amitié qui dure tantôt depuis trente ans. Toutefois je dois avouer que, dans les premiers moments de la Restauration, il s'était conduit, au moins, avec maladresse.
Il avait successivement renié Napoléon dont il était chambellan en 1814, et Louis XVIII en 1815, dans les deux villes de Bar-le-Duc et de Toulouse dont il se trouvait préfet à ces deux époques, d'une manière ostensible et injurieuse qui ne convenait pas mieux à sa position qu'à son caractère et à son esprit, un des plus doux et des plus agréables que je connaisse. Mais il y a des circonstances si écrasantes qu'elles trouvent bien peu d'hommes à leur niveau, surtout parmi les gens d'esprit. Les bêtes s'en tirent mieux parce qu'elles ne les comprennent pas.
Sa conduite pendant les Cent-Jours avait jeté monsieur de Sainte-Aulaire dans les rangs de la gauche. Le mariage de monsieur Decazes avec mademoiselle de Sainte-Aulaire, au lieu de rapprocher le ministre du parti aristocratique auquel elle appartenait par sa naissance, l'avait mis dans la société de l'opposition et lui donnait, fort à tort, une nuance de couleur révolutionnaire que les ultras enluminaient de leur palette la mieux chargée.
Je n'oserais pas assurer que leurs cris, sans cesse répétés, n'eussent exercé, à notre insu, quelque influence même sur nous à Londres.
La nouvelle de la retraite de monsieur de Richelieu, à laquelle il ne s'attendait nullement, fut un coup très sensible à mon père. J'ai déjà dit que les affaires importantes de l'ambassade se traitaient entre eux, sans passer par les bureaux, dans des lettres confidentielles et autographes. Mon père n'avait aucun rapport personnel avec monsieur Dessolle et ne pouvait continuer avec lui une pareille correspondance.
Il reçut du nouveau ministre une espèce de circulaire fort polie dans laquelle, après force compliments, on l'avertissait que la politique du cabinet était changée.
Mon père avait déjà bien bonne envie de suivre son chef; cette lettre le décida. Il répondit que sa tâche était accomplie. Ainsi que le duc de Richelieu, il avait cru devoir rester à son poste jusqu'à la retraite complète des étrangers, les négociations entamées devant, autant que possible, être conduites par les mêmes mains, mais qu'une nouvelle ère semblant commencer dans un autre esprit, il profitait de l'occasion pour demander un repos que son âge réclamait.
Nous fûmes charmées, ma mère et moi, de cette décision. La vie diplomatique m'était odieuse, et ma mère ne pouvait supporter la séparation de mon frère. D'ailleurs, nous nous apercevions que le travail auquel il s'était consciencieusement astreint fatiguait trop mon père. Sa bonne judiciaire conservait toute sa force primitive, mais déjà nous remarquions que sa mémoire faiblissait.
Lorsqu'un homme a été depuis l'âge de trente ans jusqu'à soixante hors des affaires et qu'il y rentre, ou il les fait très mal, ou bien elles l'écrasent. C'est ce qui arrivait à mon père.
Monsieur Dessolle lui répondit en l'engageant à revenir sur sa décision, mais il y persista. Ce n'était pas, disait-il, avec l'intention de refuser son assentiment au gouvernement du Roi, mais dans la pensée qu'un ambassadeur nouvellement nommé serait mieux placé vis-à-vis du cabinet anglais qu'un homme qui semblerait appelé à se contredire lui-même.
Une négociation, par exemple, était ouverte pour obtenir du roi des Pays-Bas d'expulser de Belgique le nid de conspirateurs d'où émanaient les brochures et les agitateurs qui troublaient le royaume. Monsieur Decazes mettait la plus grande importance à son succès et en parlait quotidiennement au duc de Richelieu qui, pressé par lui, réclamait les bons offices du cabinet anglais. Un des premiers soins du ministère Dessolle fut d'adresser des remerciements au roi de Hollande pour la noble hospitalité qu'il exerçait envers des réfugiés qu'on espérait voir bientôt rapporter leurs lumières et leurs talents dans la patrie. La copie de cette pièce fut produite à mon père par lord Castlereagh, en réponse à une note qu'il avait passée d'après les anciens documents. Cela était peut-être sage, mais il fallait un nouveau négociateur pour une nouvelle politique.
Il y eut encore une réponse de monsieur Dessolle qui semblait disposé, plus qu'il ne se l'était d'abord proposé, à suivre les traces de son prédécesseur; mais mon père avait annoncé ses projets de retraite à Londres, et, malgré toutes les obligeantes sollicitations du Régent et de ses ministres, il resta inflexible.
Le marquis de La Tour-Maubourg fut nommé pour le remplacer. Avec la franchise de son caractère, mon père s'occupa tout de suite activement de lui préparer les voies, de façon à rendre la position du nouvel ambassadeur la meilleure possible, dans les affaires et dans la société.
Monsieur de La Tour-Maubourg, qui est aussi éminemment loyal, ressentit vivement ces procédés et en a toujours conservé une sincère reconnaissance. Mon père y ajouta un autre service, car, de retour à Paris et n'y ayant plus d'intérêt personnel, il démontra clairement que l'ambassade de Londres n'était pas suffisamment payée et fit augmenter de soixante mille francs le traitement de son successeur.
Si monsieur de La Tour-Maubourg était touché des procédés de mon père, monsieur Dessolle, en revanche, était piqué de son retour, et monsieur Decazes en était assez blessé pour avoir irrité le roi Louis XVIII contre lui.
Le favori n'avait pas tout à fait tort. La retraite d'un homme aussi considéré que mon père et qui avait jusque-là marché dans les mêmes voies pouvait s'interpréter comme une rupture, et, malgré l'extrême modération des paroles de mon père et de sa famille, les ennemis de monsieur Decazes ne manquèrent pas de s'emparer de ce prétexte pour en profiter contre lui.
Quelques semaines s'étaient écoulées dans les pourparlers entre mon père et le ministre. Quoique sa démission eût suivi immédiatement celle de monsieur de Richelieu, elle ne fut acceptée qu'à la fin de janvier 1819. Je partis aussitôt pour Paris afin d'y préparer les logements.
Je trouvai le Roi fort exaspéré et disant que, jusqu'à cette heure, il avait cru que les ambassadeurs accrédités par lui le représentaient, mais que le marquis d'Osmond aimait mieux ne représenter que monsieur de Richelieu. On voit que le père de la Charte n'avait pas encore tout à fait dépouillé le petit-fils de Louis XIV et tenait le langage de Versailles. Il aurait probablement mieux apprécié la conduite de mon père si elle avait été agréable au favori.
Celui-ci, au reste, m'accueillit avec une bienveillance que j'ai eu lieu de croire peu sincère. Non seulement mon père, qu'on avait comblé d'éloges pendant tout le cours de son ambassade, ne reçut aucune marque de satisfaction, mais il eut même beaucoup de peine à obtenir la pension de retraite à laquelle il avait un droit acquis et indisputable, sous prétexte que les fonds étaient absorbés. Au reste, il ne fut pas seul à souffrir le ben servire e non gradire: les ministres sortants, et surtout monsieur de Richelieu, firent une riche moisson d'ingratitude, à la Cour, aux Chambres et jusque dans le public.
Monsieur et Madame me traitèrent avec plus de bonté que de coutume lorsque j'allai faire ma cour à mon arrivée de Londres. Monsieur le duc de Berry voulut me faire convenir que mon père quittait la partie parce qu'enfin il la voyait entre les mains des Jacobins. Je m'y refusai absolument, me retranchant sur son âge qui réclamait le repos, sur la convenance de quitter les affaires lorsque l'œuvre de la libération du territoire était accomplie, et sur la santé de ma mère. Le prince insista vainement et m'en témoigna un peu d'humeur, mais pourtant avec son amitié accoutumée.
Quant aux autres, lorsqu'ils virent qu'aucune de nos allures n'était celles de l'opposition et que, dans la Chambre des pairs, mon père votait avec le ministère, ils renoncèrent à leurs gracieusetés et rentrèrent dans leur froideur habituelle.
Ma mère était tombée dangereusement malade à Douvres et nous donna de vives inquiétudes. Elle put enfin passer la mer et nous nous trouvâmes réunis à Paris à notre très grande joie.
Mon père ne tarda pas à éprouver un peu de l'ennui qui atteint toujours les hommes à leur sortie de l'activité des affaires. Son bon esprit et son admirable caractère en triomphèrent promptement. Il n'y a pas de situation plus propre à faire naître ce genre de regret que celle d'un ambassadeur rentrant dans la vie privée. Toutes ses relations sont rompues; il est étranger aux personnes influentes de son pays; il n'est plus au courant de ces petits détails qui occupent les hommes au pouvoir, car, après tout, le commérage règne parmi eux comme parmi nous; il s'est accoutumé à attacher du prix aux distinctions de société, et elles lui manquent toutes à la fois.
Il n'y a pas de métier plus maussade à mon sens, où l'on joue plus complètement le rôle de l'âne chargé de reliques et où les honneurs qu'on reçoit soient plus indépendants de toute estime, de toute valeur, de toute considération personnelle.
Je sais qu'il est convenu de regarder cette carrière comme la plus agréable, surtout lorsqu'on arrive au rang d'ambassadeur. Je ne l'ai connue que dans cette phase et je la proclame détestable. Lorsqu'on a veillé la nuit pour rendre compte des travaux du jour et qu'on a réussi dans une négociation difficile, épineuse, souvent entravée par des instructions maladroites tout l'honneur en revient au ministre qui, dans la phrase entortillée de quelque dépêche, vous a laissé deviner ses intentions, précisément assez pour pouvoir vous désavouer si vous échouez. En revanche, si l'affaire manque et s'ébruite, on hausse les épaules et vous êtes proclamé maladroit d'autant plus facilement que, le secret étant la première loi du métier, vous ne pouvez rien apporter pour votre justification.
J'ai vu la carrière diplomatique sous son plus bel aspect, puisque mon père, occupant la première ambassade, y a joui de la confiance entière de son cabinet et d'une grande faveur près de celui de Londres, et pourtant je la proclame, je le répète, une des moins agréables à suivre.
Je comprends qu'un homme politique, dans les convenances duquel une absence peut se trouver entrer momentanément, aille passer quelques mois avec un caractère diplomatique dans une Cour étrangère.
Rien n'est plus mauvais pour les affaires du pays que de pareils ambassadeurs qui s'occupent de toute autre chose; mais j'admets l'agrément de cette espèce d'exil. Il ne faut pas toutefois s'y résigner trop longtemps, car aucun genre d'absence n'enlève plus promptement et plus complètement la clientèle.
Nous avons vu monsieur de Serre, le premier orateur de la Chambre, ne pouvoir être renommé député après avoir été deux ans ambassadeur à Naples et en mourir de chagrin. Certainement, s'il avait passé ces deux années à la campagne chez lui, dans une retraite absolue, son élection n'aurait pas été contestée et sa carrière d'homme politique serait restée bien plus entière.
Je parle ici pour les hommes à ambition politique, car ceux qui ne veulent que des places et des appointements ont évidemment avantage à préférer l'ambassade à la retraite; mais aussi, s'ils prolongent leur absence, ils reviennent, au bout de leur carrière, achever dans leur patrie une vie dépourvue de tout intérêt, étrangers à leur famille, isolés de tout intimité et ne s'étant formé aucune des habitudes qui, dans l'âge mûr, suppléent aux goûts de la jeunesse.
Plus le pays auquel on appartient présente de sociabilité, plus ces inconvénients sont réels. Cela est surtout sensible pour les français qui vivent en coteries formées par les sympathies encore plus que par les rapports de rang ou les alliances de famille. Rien n'est plus solide que ces liens et rien n'est plus fragile. Ils sont de verre. Ils peuvent durer éternellement, un rien peut les briser. Ils ne résistent guère à une absence prolongée. On s'aime toujours beaucoup, mais on ne s'entend plus. On croit qu'on aura grande joie à se revoir, et la réunion amène le refroidissement, car on ne parle plus la même langue, on ne s'intéresse plus aux mêmes choses. En un mot, on ne se devine plus. Le lien est brisé. Les français ont si bien l'instinct de ce mouvement de la société que nous voyons nos diplomates empressés de venir fréquemment s'y retremper; et, de tous les européens, ce sont ceux qui résident le moins constamment dans les Cours où ils sont accrédités.
Ces réflexions, je les faisais alors aussi bien qu'à présent, et j'eus pleine satisfaction à me retrouver Gros-Jean comme devant.
Notre parti pris de n'être point hostiles au nouveau ministère reçut un échec par la décision de monsieur Decazes de nommer une fournée de soixante pairs (6 mars 1819). Ce n'est pas après avoir retrempé mon éducation britannique, pendant trois années, dans les brouillards de Londres que je pouvais envisager de sang-froid une pareille mesure.
Mon père exigeait mon silence, mais il partageait la pensée que c'était un coup mortel à la pairie. Il a porté ses fruits, car il ne serait pas bien difficile de rattacher la destruction de l'hérédité à la création de ces énormes fournées dont Decazes a donné le premier exemple. La liste de 1815, quoique très nombreuse, porte un caractère tout à fait différent. Il s'agissait de fonder l'institution et non pas de forcer une majorité.
Les nominations de 1819 eurent lieu à l'occasion d'une proposition faite par monsieur de Barthélemy pour la révision de la loi d'élection, loi dont M. Decazes lui-même demanda le rappel peu de mois après. Je ne me suis jamais expliqué comment on était parvenu à obtenir de monsieur de Barthélemy d'attacher le grelot.
Lorsqu'il s'aperçut, à la fin, de tout le bruit qu'il faisait, il pensa en tomber à la renverse. La même chose lui était arrivée lorsque, presque à son insu, il s'était trouvé directeur de la République. La chute avait été plus rude à cette occasion puisqu'elle l'avait envoyé sur les plages insalubres de la Guyane.
Je l'ai beaucoup connu et je n'ai jamais compris ces deux circonstances de sa vie. C'était le plus honnête homme du monde, le plus probe. Il avait de l'esprit et des connaissances, une conversation facile et quelquefois piquante; mais il était timide, méticuleux, circonspect. Il avait toujours l'inquiétude de déplaire et surtout le besoin de se mettre à la remorque et de se cacher derrière les autres. Jamais homme n'a été moins propre à jouer un rôle ostensible et n'a eu moins d'ambition. Loin de tirer importance d'avoir été un cinquième de roi, il était importuné qu'on s'en souvînt.
Lorsque ce qu'on appela la proposition Barthélemy fit une si terrible explosion dans la Chambre et dans le public, il en fut consterné. Je l'ai vu épouvanté de faire tout ce vacarme au point d'en tomber sérieusement malade. Au reste, ce sont de ces événements dont on s'occupe fort pour un moment et qui laissent moins de trace dans le souvenir qu'ils n'en méritent peut-être, car souvent ils ont porté le germe d'une catastrophe que d'autres événements, également oubliés, ont mûrie jusqu'à ce qu'une dernière circonstance la fasse éclore tout à coup.
Nous eûmes un remaniement du ministère avant la fin de l'année. Monsieur Pasquier devint ministre des affaires étrangères. C'était rentrer dans les errements du cabinet Richelieu, et mon père en fut d'autant moins disposé à s'enrôler sous les drapeaux ultras. Monsieur Roy arriva aux finances et monsieur de La Tour-Maubourg eut le portefeuille de la guerre. Il déploya dans cette nouvelle position la même honnêteté, la même probité, la même incapacité qu'il avait portées à Londres.
Mes fréquents voyages en Angleterre m'avaient empêchée d'aller en Savoie. Je profitai de l'été de 1819 pour faire une visite à monsieur de Boigne et prendre les eaux d'Aix.
Au commencement de l'hiver, je vins m'établir avec mes parents dans une maison que j'avais louée dans la rue de Bourbon. C'est là où j'ai passé les dix années qui ont préparé et amené la chute de cette Restauration que j'avais appelée de vœux si ardents et vu commencer avec des espérances si riantes.