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Robinson Crusoe (II/II)

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NOUVEL ATTENTAT DE WILL ATKINS

L'Espagnol qui était gouverneur leur dit en propres termes que s'ils étaient ses compatriotes il les ferait pendre; car toutes les lois et touts les gouvernants sont institués pour la conservation de la société, et ceux qui sont nuisibles à la société doivent être repoussés de son sein; mais que comme ils étaient Anglais, et que c'était à la généreuse humanité d'un Anglais qu'ils devaient touts leur vie et leur délivrance, il les traiterait avec toute la douceur possible, et les abandonnerait au jugement de leurs deux compatriotes.

Un des deux honnêtes Anglais se leva alors, et dit qu'ils désiraient qu'on ne les choisît pas pour juges;—«car, ajouta-t-il, j'ai la conviction que notre devoir serait de les condamner à être pendus.»—Puis, il raconta comment WILL ATKINS, l'un des trois, avait proposé aux Anglais de se liguer touts les cinq pour égorger les Espagnols pendant leur sommeil.

Quand le gouverneur espagnol entendit cela, il s'adressa à Will ATKINS:—«Comment, senõr ATKINS, dit-il, vous vouliez nous tuer touts? Qu'avez-vous à dire à cela?»—Ce coquin endurci était si loin de le nier, qu'il affirma que cela était vrai, et, Dieu me damne, jura-t-il, si nous ne le faisons pas avant de démêler rien autre avec vous.—«Fort bien; mais, señor ATKINS, dit l'Espagnol, que vous avons-nous fait pour que vous veuillez nous tuer? et que gagneriez-vous à nous tuer? et que devons-nous faire pour vous empêcher de nous tuer? Faut-il que nous vous tuions ou que nous soyons tués par vous? Pourquoi voulez-vous nous réduire à cette nécessité, señor ATKINS? dit l'Espagnol avec beaucoup de calme et en souriant.

Señor ATKINS entra dans une telle rage contre l'Espagnol qui avait fait une raillerie de cela, que, s'il n'avait été retenu par trois hommes, et sans armes, il est croyable qu'il aurait tenté de le tuer au milieu de toute l'assemblée.

Cette conduite insensée les obligea à considérer sérieusement le parti qu'ils devaient prendre. Les deux Anglais et l'Espagnol qui avait sauvé le pauvre esclave étaient d'opinion qu'il fallait pendre l'un des trois, pour l'exemple des autres, et que ce devait être celui-là qui avait deux fois tenté de commettre un meurtre avec sa hachette; et par le fait, on aurait pu penser, non sans raison, que le crime était consommé; car le pauvre Sauvage était dans un état si misérable depuis la blessure qu'il avait reçue, qu'on croyait qu'il ne survivrait pas.

Mais le gouverneur espagnol dit encore—«Non»,—répétant que c'était un Anglais qui leur avait sauvé à touts la vie, et qu'il ne consentirait jamais à mettre un Anglais à mort, eût-il assassiné la moitié d'entre eux; il ajouta que, s'il était lui-même frappé mortellement par un Anglais, et qu'il eût le temps de parler, ce serait pour demander son pardon.

L'Espagnol mit tant d'insistance, qu'il n'y eut pas moyen de lui résister; et, comme les conseils de la clémence prévalent presque toujours lorsqu'ils sont appuyés avec autant de chaleur, touts se rendirent à son sentiment. Mais il restait à considérer ce qu'on ferait pour empêcher ces gens-là de faire le mal qu'ils préméditaient; car touts convinrent, le gouverneur aussi bien que les autres, qu'il fallait trouver le moyen de mettre la société à l'abri du danger. Après un long débat, il fut arrêté tout d'abord qu'ils seraient désarmés, et qu'on ne leur permettrait d'avoir ni fusils, ni poudre, ni plomb, ni sabres, ni armes quelconques; qu'on les expulserait de la société, et qu'on les laisserait vivre comme ils voudraient et comme ils pourraient; mais qu'aucun des autres, Espagnols ou Anglais, ne les fréquenterait, ne leur parlerait et n'aurait avec eux la moindre relation; qu'on leur défendrait d'approcher à une certaine distance du lieu où habitaient les autres; et que s'ils venaient à commettre quelque désordre, comme de ravager, de brûler, de tuer, ou de détruire le blé, les cultures, les constructions, les enclos ou le bétail appartenant à la société, on les ferait mourir sans miséricorde et on les fusillerait partout où on les trouverait.

Le gouverneur, homme d'une grande humanité, réfléchit quelques instants sur cette sentence; puis, se tournant vers les deux honnêtes Anglais,—«Arrêtez, leur dit-il; songez qu'il s'écoulera bien du temps avant qu'ils puissent avoir du blé et des troupeaux à eux: il ne faut pas qu'ils périssent de faim; nous devons leur accorder des provisions. Il fit donc ajouter à la sentence qu'on leur donnerait une certaine quantité de blé pour semer et se nourrir pendant huit mois, après lequel temps il était présumable qu'ils en auraient provenant de leur récolte; qu'en outre on leur donnerait six chèvres laitières, quatre boucs, six chevreaux pour leur subsistance actuelle et leur approvisionnement, et enfin des outils pour travailler aux champs, tels que six hachettes, une hache, une scie et autres objets; mais qu'on ne leur remettrait ni outils ni provisions à moins qu'ils ne jurassent solemnellement qu'avec ces instruments ils ne feraient ni mal ni outrage aux Espagnols et à leurs camarades anglais.

C'est ainsi qu'expulsés de la société, ils eurent à se tirer d'affaire par eux-mêmes. Ils s'éloignèrent hargneux et récalcitrants; mais, comme il n'y avait pas de remède, jouant les gens à qui il était indifférent de partir ou de rester, ils déguerpirent, prétendant qu'ils allaient se choisir une place pour s'y établir, y planter et y pourvoir à leur existence. On leur donna quelques provisions, mais point d'armes.

Quatre ou cinq jours après ils revinrent demander des aliments, et désignèrent au gouverneur le lieu où ils avaient dressé leurs tentes et tracé l'emplacement de leur habitation et de leur plantation. L'endroit était effectivement très-convenable, situé au Nord-Est, dans la partie la plus reculée de l'île, non loin du lieu où, grâce à la Providence, j'abordai lors de mon premier voyage après avoir été emporté en pleine mer, Dieu seul sait où! dans ma folle tentative de faire le tour de l'île.

Là, à peu près sur le plan de ma première habitation, ils se bâtirent deux belles huttes, qu'ils adossèrent à une colline ayant déjà quelques arbres parsemés sur trois de ses côtés; de sorte qu'en en plantant d'autres, il fut facile de les cacher de manière à ce qu'elles ne pussent être apperçues sans beaucoup de recherches.—Ces exilés exprimèrent aussi le désir d'avoir quelques peaux de bouc séchées pour leur servir de lits et de couvertures; on leur en accorda, et, ayant donné leur parole qu'ils ne troubleraient personne et respecteraient les plantations, on leur remit des hachettes et les autres outils dont on pouvait se priver; des pois, de l'orge et du riz pour semer; en un mot tout ce qui leur était nécessaire, sauf des armes et des munitions.

Ils vécurent, ainsi à part environ six mois, et firent leur première récolte; à la vérité, cette récolte fut peu de chose, car ils n'avaient pu ensemencer qu'une petite étendue de terrain, ayant toutes leurs plantations à établir, et par conséquent beaucoup d'ouvrage sur les bras. Lorsqu'il leur fallut faire des planches, de la poterie et autres choses semblables, ils se trouvèrent fort empêchés et ne purent y réussir; quand vint la saison des pluies, n'ayant pas de caverne, ils ne purent tenir leur grain sec, et il fut en grand danger de se gâter: ceci les contrista beaucoup. Ils vinrent donc supplier les Espagnols de les aider, ce que ceux-ci firent volontiers, et en quatre jours on leur creusa dans le flanc de la colline un trou assez grand pour mettre à l'abri de la pluie leur grain et leurs autres provisions; mais c'était après tout une triste grotte, comparée à la mienne et surtout à ce qu'elle était alors; car les Espagnols l'avaient beaucoup agrandie et y avaient pratiqué de nouveaux logements.

Environ trois trimestres après cette séparation il prit à ces chenapans une nouvelle lubie, qui, jointe aux premiers brigandages qu'ils avaient commis, attira sur eux le malheur et faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Les trois nouveaux associés commencèrent, à ce qu'il paraît, à se fatiguer de la vie laborieuse qu'ils menaient sans espoir d'améliorer leur condition; il leur vint la fantaisie de faire un voyage au continent d'où venaient les Sauvages, afin d'essayer s'ils ne pourraient pas réussir à s'emparer de quelques prisonniers parmi les naturels du pays, les emmener dans leur plantation, et se décharger sur eux des travaux les plus pénibles.

Ce projet n'était pas mal entendu s'ils se fussent bornés à cela; mais ils ne faisaient rien et ne se proposaient rien où il n'y eût du mal soit dans l'intention, soit dans le résultat; et, si je puis dire mon opinion, il semblait qu'ils fussent placés sous la malédiction du Ciel; car si nous n'accordons pas que des crimes visibles sont poursuivis de châtiments visibles, comment concilierons-nous les événements avec la justice divine? Ce fut sans doute en punition manifeste de leurs crimes de rébellion et de piraterie qu'ils avaient été amenés à la position où ils se trouvaient; mais bien loin de montrer le moindre remords de ces crimes, ils y ajoutaient de nouvelles scélératesses.; telles que cette cruauté monstrueuse de blesser un pauvre esclave parce qu'il n'exécutait pas ou peut-être ne comprenait pas l'ordre qui lui était donné, de le blesser de telle manière, que sans nul doute il en est resté estropié toute sa vie, et dans un lieu où il n'y avait pour le guérir ni chirurgien, ni médicaments; mais le pire de tout ce fut leur dessein sanguinaire, c'est-à-dire, tout bien jugé, leur meurtre intentionnel, car, à coup sûr, c'en était un, ainsi que plus tard leur projet concerté d'assassiner de sang-froid les Espagnols durant leur sommeil.

Je laisse les réflexions, et je reprends mon récit. Les trois garnements vinrent un matin trouver les Espagnols, et en de très-humbles termes demandèrent instamment à être admis à leur parler. Ceux-ci consentirent volontiers à entendre ce qu'ils avaient à leur dire. Voilà de quoi il s'agissait:—«Nous sommes fatigués, dirent-ils, de la vie que nous menons; nous ne sommes pas assez habiles pour faire nous-mêmes tout ce dont nous avons besoin; et, manquant d'aide, nous aurions à redouter de mourir de faim; mais si vous vouliez nous permettre de prendre l'un des canots dans lesquels vous êtes venus, et nous donner les armes et les munitions nécessaires pour notre défense, nous gagnerions la terre ferme pour chercher fortune, et nous vous délivrerions ainsi du soin de nous pourvoir de nouvelles provisions.»

Les Espagnols étaient assez enchantés d'en être débarrassés. Cependant ils leur représentèrent avec franchise qu'ils allaient courir à une mort certaine, et leur dirent qu'eux-mêmes avaient éprouvé de telles souffrances sur le continent, que, sans être prophètes, ils pouvaient leur prédire qu'ils y mourraient de faim ou y seraient assassinés. Ils les engagèrent à réfléchir à cela.

Ces hommes répondirent audacieusement qu'ils mourraient de faim s'ils restaient, car ils ne pouvaient ni ne voulaient travailler. Que lorsqu'ils seraient là-bas le pire qui pourrait leur arriver c'était de périr d'inanition; que si on les tuait, tant serait fini pour eux; qu'ils n'avaient ni femmes ni enfants pour les pleurer. Bref, ils renouvelèrent leur demande avec instance, déclarant que de toute manière ils partiraient, qu'on leur donnât ou non des armes.

Les Espagnols leur dirent, avec beaucoup de bonté, que, s'ils étaient absolument décidés à partir, ils ne devaient pas se mettre en route dénués de tout et sans moyens de défense; et que, bien qu'il leur fût pénible de se défaire de leurs armes à feu, n'en ayant pas assez pour eux-mêmes, cependant ils leur donneraient deux mousquets, un pistolet, et de plus un coutelas et à chacun une hachette; ce qu'ils jugeaient devoir leur suffire.

En un mot, les Anglais acceptèrent cette offre; et, les Espagnols leur ayant cuit assez de pain pour subsister pendant un mois et leur ayant donné autant de viande de chèvre qu'ils en pourraient manger pendant qu'elle serait fraîche, ainsi qu'un grand panier de raisins secs, une cruche d'eau douce et un jeune chevreau vivant, ils montèrent hardiment dans un canot pour traverser une mer qui avait au moins quarante milles de large.

CAPTIFS OFFERTS EN PRÉSENT

Ce canot était grand, et aurait pu aisément transporter quinze ou vingt hommes: aussi ne pouvaient-ils le manœuvrer que difficilement; toutefois, à la faveur d'une bonne brise et du flot de la marée, ils s'en tirèrent assez bien. Ils s'étaient fait un mât d'une longue perche, et une voile de quatre grandes peaux de bouc séchées qu'ils avaient cousues ou lacées ensemble; et ils étaient partis assez joyeusement. Les Espagnols leur crièrent—«buen viage». Personne ne pensait les revoir.

Les Espagnols se disaient souvent les uns aux autres, ainsi que les deux honnêtes Anglais qui étaient restés:—«Quelle vie tranquille et confortable nous menons maintenant que ces trois turbulents compagnons sont partis!—Quant à leur retour, c'était la chose la plus éloignée de leur pensée. Mais voici qu'après vingt-deux jours d'absence, un des Anglais, qui travaillait dehors à sa plantation, apperçoit au loin trois étrangers qui venaient à lui: deux d'entre eux portaient un fusil sur l'épaule.

L'Anglais s'enfuit comme s'il eût été ensorcelé. Il accourut bouleversé et effrayé vers le gouverneur espagnol, et lui dit qu'ils étaient touts perdus; car des étrangers avaient débarqué dans l'île: il ne put dire qui ils étaient. L'Espagnol, après avoir réfléchi un moment, lui répondit:—«Que voulez-vous dire? Vous ne savez pas qui ils sont? mais ce sont des Sauvages sûrement.»—«Non, non, répartit l'Anglais, ce sont des hommes vêtus et armés.—«Alors donc, dit l'Espagnol, pourquoi vous mettez-vous en peine? Si ce ne sont pas des Sauvages, ce ne peut être que des amis, car il n'est pas de nation chrétienne sur la terre qui ne soit disposée à nous faire plutôt du bien que du mal.»

Pendant qu'ils discutaient ainsi arrivèrent les trois Anglais, qui, s'arrêtant en dehors du bois nouvellement planté, se mirent à les appeler. On reconnut aussitôt leur voix, et tout le merveilleux de l'aventure s'évanouit. Mais alors l'étonnement se porta sur un autre objet, c'est-à-dire qu'on se demanda quels étaient leur dessein et le motif de leur retour.

Bientôt on fit entrer nos trois coureurs, et on les questionna sur le lieu où ils étaient allés et sur ce qu'ils avaient fait. En peu de mots ils racontèrent tout leur voyage. Ils avaient, dirent-ils, atteint la terre en deux jours ou un peu moins; mais, voyant les habitants alarmés à leur approche et s'armant de leurs arcs et de leurs flèches pour les combattre, ils n'avaient pas osé débarquer, et avaient fait voile au Nord pendant six au sept heures; alors ils étaient arrivés à un grand chenal, qui leur fit reconnaître que la terre qu'on découvrait de notre domaine n'était pas le continent, mais une île. Après être entrés dans ce bras de mer, ils avaient apperçu une autre île à droite, vers le Nord, et plusieurs autres à l'Ouest. Décidés à aborder n'importe où, ils s'étaient dirigés vers l'une des îles situées à l'Ouest, et étaient hardiment descendus au rivage. Là ils avaient trouvé des habitants affables et bienveillants, qui leur avaient donné quantité de racines et quelques poissons secs, et s'étaient montrés très-sociables. Les femmes aussi bien que les hommes s'étaient empressés de les pourvoir de touts les aliments qu'ils avaient pu se procurer, et qu'ils avaient apportés de fort loin sur leur tête.

Ils demeurèrent quatre jours parmi ces naturels. Leur ayant demandé par signes, du mieux qu'il leur était possible, quelles étaient les nations environnantes, ceux-ci répondirent que presque de touts côtés habitaient des peuples farouches et terribles qui, à ce qu'ils leur donnèrent à entendre, avaient coutume de manger des hommes. Quant à eux, ils dirent qu'ils ne mangeaient jamais ni hommes ni femmes excepté ceux qu'ils prenaient à la guerre; puis, ils avouèrent qu'ils faisaient de grands festins avec la chair de leurs prisonniers.

Les Anglais leur demandèrent à quelle époque ils avaient fait un banquet de cette nature; les Sauvages leur répondirent qu'il y avait de cela deux lunes, montrant la lune, puis deux de leurs doigts; et que leur grand Roi avait deux cents prisonniers de guerre qu'on engraissait pour le prochain festin. Nos hommes parurent excessivement désireux de voir ces prisonniers; mais les autres, se méprenant, s'imaginèrent qu'ils désiraient qu'on leur en donnât pour les emmener et les manger, et leur firent entendre, en indiquant d'abord le soleil couchant, puis le levant, que le lendemain matin au lever du soleil ils leur en amèneraient quelques-uns. En conséquence, le matin suivant ils amenèrent cinq femmes et onze hommes,—et les leur donnèrent pour les transporter avec eux,—comme on conduirait des vaches et des bœufs à un port de mer pour ravitailler un vaisseau.

Tout brutaux et barbares que ces vauriens se fussent montrés chez eux, leur cœur se souleva à cette vue, et ils ne surent que résoudre: refuser les prisonniers c'eût été un affront sanglant pour la nation sauvage qui les leur offrait; mais qu'en faire, ils ne le savaient. Cependant après quelques débats ils se déterminèrent à les accepter, et ils donnèrent en retour aux Sauvages qui les leur avaient amenés une de leurs hachettes, une vieille clef, un couteau et six ou sept de leurs balles: bien qu'ils en ignorassent l'usage, ils en semblèrent extrêmement satisfaits; puis, les Sauvages ayant lié sur le dos les mains des pauvres créatures, ils les traînèrent dans le canot.

Les Anglais furent obligés de partir aussitôt après les avoir reçus, car ceux qui leur avaient fait ce noble présent se seraient, sans aucun doute, attendus à ce que le lendemain matin, ils se missent à l'œuvre sur ces captifs, à ce qu'ils en tuassent deux ou trois et peut-être à ce qu'ils les invitassent à partager leur repas.

Mais, ayant pris congé des Sauvages avec tout le respect et la politesse possibles entre gens qui de part et d'autre n'entendent pas un mot de ce qu'ils se disent, ils mirent à la voile et revinrent à la première île, où en arrivant ils donnèrent la liberté à huit de leurs captifs, dont ils avaient un trop grand nombre.

Pendant le voyage, ils tâchèrent d'entrer en communication avec leurs prisonniers; mais il était impossible de leur faire entendre quoi que ce fût. À chaque chose qu'on leur disait, qu'on leur donnait ou faisait, ils croyaient qu'on allait les tuer. Quand ils se mirent à les délier, ces pauvres misérables jetèrent de grands cris, surtout les femmes; comme si déjà elles se fussent senti le couteau sur la gorge, s'imaginant qu'on ne les détachait que pour les assassiner.

Il en était de même si on leur donnait à manger; ils en concluaient que c'était de peur qu'ils ne dépérissent et qu'ils ne fussent pas assez gras pour être tués. Si l'un d'eux était regardé d'une manière plus particulière, il s'imaginait que c'était pour voir s'il était le plus gras et le plus propre à être tué le premier. Après même que les Anglais les eurent amenés dans l'île et qu'ils eurent commencé à en user avec bonté à leur égard et à les bien traiter, ils ne s'en attendirent pas moins chaque jour à servir de dîner ou de souper à leurs nouveaux maîtres.

Quand les trois aventuriers eurent terminé cet étrange récit ou journal de leur voyage, les Espagnols leur demandèrent où était leur nouvelle famille. Ils leur répondirent qu'ils l'avaient débarquée et placée dans l'une de leurs huttes et qu'ils étaient venus demander quelques vivres pour elle. Sur quoi les Espagnols et les deux autres Anglais, c'est-à-dire la colonie tout entière, résolurent d'aller la voir, et c'est ce qu'ils firent: le père de VENDREDI les accompagna.

Quand ils entrèrent dans la hutte ils les virent assis et garrottés: car lorsque les Anglais avaient débarqué ces pauvres gens, ils leur avaient lié les mains, afin qu'ils ne pussent s'emparer du canot et s'échapper; ils étaient donc là assis, entièrement nus. D'abord il y avait trois hommes vigoureux, beaux garçons, bien découplés, droits et bien proportionnés, pouvant avoir de trente à trente-cinq ans; puis cinq femmes, dont deux paraissaient avoir de trente à quarante ans; deux autres n'ayant pas plus de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, et une cinquième, grande et belle fille de seize à dix-sept ans. Les femmes étaient d'agréables personnes aussi belles de corps que de visage, seulement elles étaient basanées; deux d'entre elles, si elles eussent été parfaitement blanches, auraient passé pour de jolies femmes, même à Londres, car elles avaient un air fort avenant et une contenance fort modeste, surtout lorsque par la suite elles furent vêtues et parées, comme ils disaient, bien qu'il faut l'avouer, ce fût peu de chose que cette parure. Nous y reviendrons.

Cette vue, on n'en saurait douter, avait quelque chose de pénible pour nos Espagnols, qui, c'est justice à leur rendre, étaient des hommes de la conduite la plus noble, du calme le plus grand, du caractère le plus grave, et de l'humeur la plus parfaite que j'aie jamais rencontrée, et en particulier d'une très-grande modestie, comme on va le voir tout-à-l'heure. Je disais donc qu'il était fort pénible pour eux de voir trois hommes et cinq femmes nus, touts garrottés ensemble et dans la position la plus misérable où la nature humaine puisse être supposée, s'attendant à chaque instant à être arrachés de ce lieu, à avoir le crâne fracassé et à être dévorés comme un veau tué pour un gala.

La première chose qu'ils firent fut d'envoyer le vieil Indien, le père de VENDREDI, auprès d'eux, afin de voir s'il en reconnaîtrait quelqu'un, et s'il comprendrait leur langue. Dès que ce vieillard fut entré il les regarda avec attention l'un après l'autre, mais n'en reconnut aucun; et aucun d'eux ne put comprendre une seule des paroles ou un seul des signes qu'il leur adressait, à l'exception d'une des femmes.

Néanmoins ce fut assez pour le but qu'on se proposait, c'est-à-dire pour les assurer que les gens entre les mains desquels ils étaient tombés étaient des Chrétiens, auxquels l'action de manger des hommes et des femmes faisait horreur, et qu'ils pouvaient être certains qu'on ne les tuerait pas. Aussitôt qu'ils eurent l'assurance de cela, ils firent éclater une telle joie, et par des manifestations si grotesques et si diverses, qu'il serait difficile de la décrire: il paraît qu'ils appartenaient à des nations différentes.

On chargea ensuite la femme qui servait d'interprète de leur demander s'ils consentaient à être les serviteurs des hommes qui les avaient emmenés dans le but de leur sauver la vie, et à travailler pour eux. À cette question ils se mirent touts à danser; et aussitôt l'un prit une chose, l'autre une autre, enfin tout ce qui se trouvait sous leurs mains, et le plaçaient sur leurs épaules, pour faire connaître par là qu'ils étaient très-disposés à travailler.

Le gouverneur, qui prévit que la présence de ces femmes parmi eux ne tarderait pas à avoir des inconvénients, et pourrait occasionner quelques querelles et peut-être des querelles de sang, demanda aux trois Anglais comment ils entendaient traiter leurs prisonnières, et s'ils se proposaient d'en faire leurs servantes ou leurs femmes? L'un d'eux répondit brusquement et hardiment, qu'ils en feraient l'un et l'autre. À quoi le gouverneur répliqua:—«Mon intention n'est pas de vous en empêcher; vous êtes maîtres à cet égard. Mais je pense qu'il est juste, afin d'éviter parmi vous les désordres et les querelles, et j'attends de votre part par cette raison seulement que si quelqu'un de vous prend une de ces créatures pour femme ou pour épouse, il n'en prenne qu'une, et qu'une fois prise il lui donne protection; car, bien que nous ne puissions vous marier, la raison n'en exige pas moins que, tant que vous resterez ici, la femme que l'un de vous aura choisie soit à sa charge et devienne son épouse, je veux dire, ajouta-t-il, que tant qu'il résidera ici, nul autre que lui n'ait affaire à elle.»—Tout cela parut si juste que chacun y donna son assentiment sans nulle difficulté.

LOTERIE

Alors les Anglais demandèrent aux Espagnols s'ils avaient l'intention de prendre quelqu'une de ces Sauvages. Mais touts répondirent: «—Non.—» Les uns dirent qu'ils avaient leurs femmes en Espagne, les autres qu'ils ne voulaient pas de femmes qui n'étaient pas chrétiennes; et touts déclarèrent qu'ils les respecteraient, ce qui est un exemple de vertu que je n'ai jamais rencontré dans touts mes voyages. Pour couper court, de leur côté, les cinq Anglais prirent chacun une femme, c'est-à-dire une femme temporaire; et depuis ils menèrent un nouveau genre de vie. Les Espagnols et le père de VENDREDI demeuraient dans ma vieille habitation, qu'ils avaient beaucoup élargie à l'intérieur; ayant avec eux les trois serviteurs qu'ils s'étaient acquis lors de la dernière bataille des Sauvages. C'étaient les principaux de la colonie; ils pourvoyaient de vivres touts les autres, ils leur prêtaient toute l'assistance possible, et selon que la nécessité le requérait.

Le prodigieux de cette histoire est que cinq individus insociables et mal assortis se soient accordés au sujet de ces femmes, et que deux d'entre eux n'aient pas choisi la même, d'autant plus qu'il y en avait deux ou trois parmi elles qui étaient sans comparaison plus agréables que les autres. Mais ils trouvèrent un assez bon expédient pour éviter les querelles: ils mirent les cinq femmes à part dans l'une des huttes et allèrent touts dans l'autre, puis tirèrent au sort à qui choisirait le premier.

Celui désigné pour choisir le premier alla seul à la hutte où se trouvaient les pauvres créatures toutes nues, et emmena l'objet de son choix. Il est digne d'observation que celui qui choisit le premier prit celle qu'on regardait comme la moins bien et qui était la plus âgée des cinq, ce qui mit en belle humeur ses compagnons: les Espagnols même en sourirent. Mais le gaillard, plus clairvoyant qu'aucun d'eux, considérait que c'est autant de l'application et du travail que de toute autre chose qu'il faut attendre le bien-être; et, en effet, cette femme fut la meilleure de toutes.

Quand les pauvres captives se virent ainsi rangées sur une file puis emmenées une à une, les terreurs de leur situation les assaillirent de nouveau, et elles crurent fermement qu'elles étaient sur le point d'être dévorées. Aussi, lorsque le matelot anglais entra et en emmena une, les autres poussèrent un cri lamentable, se pendirent après elle et lui dirent adieu avec tant de douleur et d'affection que le cœur le plus dur du monde en aurait été déchiré. Il fut impossible aux Anglais de leur faire comprendre qu'elles ne seraient pas égorgées avant qu'ils eussent fait venir le vieux père de VENDREDI, qui, sur-le-champ, leur apprit que les cinq hommes qui étaient allés les chercher l'une après l'autre les avaient choisies pour femmes.

Après que cela fut fait, et que l'effroi des femmes fut un peu dissipé, les hommes se mirent à l'ouvrage. Les Espagnols vinrent les aider, et en peu d'heures on leur eut élevé à chacun une hutte ou tente pour se loger à part; car celles qu'ils avaient déjà étaient encombrées d'outils, d'ustensiles de ménage et de provisions.

Les trois coquins s'étaient établis un peu plus loin que les deux honnêtes gens, mais les uns et les autres sur le rivage septentrional de l'île; de sorte qu'ils continuèrent à vivre séparément. Mon île fut donc peuplée en trois endroits, et pour ainsi dire on venait d'y jeter les fondements de trois villes.

Ici il est bon d'observer que, ainsi que cela arrive souvent dans le monde,—la Providence, dans la sagesse de ses fins, en dispose-t-elle ainsi? c'est ce que j'ignore—, les deux honnêtes gens eurent les plus mauvaises femmes en partage, et les trois réprouvés, qui étaient à peine dignes de la potence, qui n'étaient bons à rien, et qui semblaient nés pour ne faire du bien ni à eux-mêmes ni à autrui, eurent trois femmes adroites, diligentes, soigneuses et intelligentes: non que les deux premières fussent de mauvaises femmes sous le rapport de l'humeur et du caractère; car toutes les cinq étaient des créatures très-prévenantes, très-douces et très-soumises, passives plutôt comme des esclaves que comme des épouses; je veux dire seulement qu'elles n'étaient pas également adroites, intelligentes ou industrieuses, ni également épargnantes et soigneuses.

Il est encore une autre observation que je dois faire, à l'honneur d'une diligente persévérance d'une part, et à la honte d'un caractère négligent et paresseux d'autre part; c'est que, lorsque j'arrivai dans l'île, et que j'examinai les améliorations diverses, les cultures et la bonne direction des petites colonies, les deux Anglais avaient de si loin dépassé les trois autres, qu'il n'y avait pas de comparaison à établir entre eux. Ils n'avaient ensemencé, il est vrai, les uns et les autres, que l'étendue de terrain nécessaire à leurs besoins, et ils avaient eu raison à mon sens; car la nature nous dit qu'il est inutile de semer plus qu'on ne consomme; mais la différence dans la culture, les plantations, les clôtures et dans tout le reste se voyait de prime abord.

Les deux Anglais avaient planté autour de leur hutte un grand nombre de jeunes arbres, de manière qu'en approchant de la place vous n'apperceviez qu'un bois. Quoique leur plantation eût été ravagée deux fois, l'une par leurs compatriotes et l'autre par l'ennemi comme on le verra en son lieu, néanmoins ils avaient tout rétabli, et tout chez eux était florissant et prospère. Ils avaient des vignes parfaitement plantées, bien qu'eux-mêmes n'en eussent jamais vu; et grâce aux soins qu'ils donnaient à cette culture, leurs raisins étaient déjà aussi bons que ceux des autres. Ils s'étaient aussi fait une retraite dans la partie la plus épaisse des bois. Ce n'était pas une caverne naturelle comme celle que j'avais trouvée, mais une grotte qu'ils avaient creusée à force de travail, où, lorsque arriva le malheur qui va suivre, ils mirent en sûreté leurs femmes et leurs enfants, si bien qu'on ne put les découvrir. Au moyen d'innombrables pieux de ce bois qui, comme je l'ai dit, croît si facilement, ils avaient élevé à l'entour un bocage impénétrable, excepté en un seul endroit où ils grimpaient pour gagner l'extérieur, et de là entraient dans des sentiers qu'ils s'étaient ménagés.

Quant aux trois réprouvés, comme je les appelle à juste titre, bien que leur nouvelle position les eût beaucoup civilisés, en comparaison de ce qu'ils étaient antérieurement, et qu'ils ne fussent pas à beaucoup près aussi querelleurs, parce qu'ils n'avaient plus les mêmes occasions de l'être, néanmoins l'un des compagnons d'un esprit déréglé, je veux dire la paresse, ne les avait point abandonnés. Ils semaient du blé il est vrai, et faisaient des enclos; mais jamais les paroles de Salomon ne se vérifièrent mieux qu'à leur égard:—«J'ai passé par la vigne du paresseux, elle était couverte de ronces.»—Car, lorsque les Espagnols vinrent pour voir leur moisson, ils ne purent la découvrir en divers endroits, à cause des mauvaises herbes; il y avait dans la haie plusieurs ouvertures par lesquelles les chèvres sauvages étaient entrées et avaient mangé le blé; çà et là on avait bouché le trou comme provisoirement avec des broussailles mortes, mais c'était fermer la porte de l'écurie après que le cheval était déjà volé. Lorsqu'au contraire ils allèrent voir la plantation des deux autres, partout ils trouvèrent des marques d'une industrie prospère: il n'y avait pas une mauvaise herbe dans leurs blés, pas une ouverture dans leurs haies; et eux aussi ils vérifiaient ces autres paroles de Salomon:—«La main diligente devient riche»;—car toutes choses croissaient et se bonifiaient chez eux, et l'abondance y régnait au-dedans et au-dehors: ils avaient plus de bétail que les autres, et dans leur intérieur plus d'ustensiles, plus de bien-être, plus aussi de plaisir et d'agrément.

Il est vrai que les femmes des trois étaient entendues et soigneuses; elles avaient appris à préparer et à accommoder les mets de l'un des deux autres Anglais, qui, ainsi que je l'ai dit, avait été aide de cuisine à bord du navire, et elles apprêtaient fort bien les repas de leurs maris. Les autres, au contraire, n'y entendirent jamais rien; mais celui qui, comme je disais, avait été aide de cuisine, faisait lui-même le service. Quant aux maris des trois femmes, ils parcouraient les alentours, allaient chercher des œufs de tortues, pêcher du poisson et attraper des oiseaux; en un mot ils faisaient tout autre chose que de travailler: aussi leur ordinaire s'en ressentait-il. Le diligent vivait bien et confortablement; le paresseux vivait d'une manière dure et misérable; et je pense que généralement parlant, il en est de même en touts lieux.

Mais maintenant nous allons passer à une scène différente de tout ce qui était arrivé jusqu'alors soit à eux, soit à moi. Voici quelle en fut l'origine.

Un matin de bonne heure abordèrent au rivage cinq ou six canots d'Indiens ou Sauvages, appelez-les comme il vous plaira; et nul doute qu'ils ne vinssent, comme d'habitude, pour manger leurs prisonniers; mais cela était devenu si familier aux Espagnols, à touts nos gens, qu'ils ne s'en tourmentaient plus comme je le faisais. L'expérience leur ayant appris que leur seule affaire était de se tenir cachés, et que s'ils n'étaient point vus des Sauvages, ceux-ci, l'affaire une fois terminée, se retireraient paisiblement, ne se doutant pas plus alors qu'ils ne l'avaient fait précédemment qu'il y eût des habitants dans l'île; sachant cela, dis-je, ils comprirent qu'ils n'avaient rien de mieux à faire que de donner avis aux trois plantations qu'on se tînt renfermé et que personne ne se montrât; seulement ils placèrent une vedette dans un lieu convenable pour avertir lorsque les canots se seraient remis en mer.

Tant cela était sans doute fort raisonnable; mais un accident funeste déconcerta toutes ces mesures et fit connaître aux Sauvages que l'île était habitée, ce qui faillit à causer la ruine de la colonie tout entière. Lorsque les canots des Sauvages se furent éloignés, les Espagnols jetèrent au dehors un regard furtif, et quelques-uns d'entre eux eurent la curiosité de s'approcher du lieu qu'ils venaient d'abandonner pour voir ce qu'ils y avaient fait. À leur grande surprise, ils trouvèrent trois Sauvages, restés là, étendus à terre, et endormis profondément. On supposa que, gorgés à leur festin inhumain, ils s'étaient assoupis comme des brutes, et n'avaient pas voulu bouger quand les autres étaient partis, ou qu'égarés dans les bois ils n'étaient pas revenus à temps pour s'embarquer.

À cette vue les Espagnols furent grandement surpris, et fort embarrassés sur ce qu'ils devaient faire. Le gouverneur espagnol se trouvait avec eux, on lui demanda son avis; mais il déclara qu'il ne savait quel parti prendre. Pour des esclaves, ils en avaient assez déjà; quant à les tuer, nul d'entre eux n'y était disposé. Le gouverneur me dit qu'ils n'avaient pu avoir l'idée de verser le sang innocent, car les pauvres créatures ne leur avaient fait aucun mal, n'avaient porté aucune atteinte à leur propriété; et que touts pensaient qu'aucun motif ne pourrait légitimer cet assassinat.

Et ici je dois dire, à l'honneur de ces Espagnols, que, quoi qu'on puisse dire de la cruauté de ce peuple au Mexique et au Pérou, je n'ai jamais dans aucun pays étranger rencontré dix-sept hommes d'une nation quelconque qui fussent en toute occasion si modestes, si modérés, si vertueux, si courtois et d'une humeur si parfaite. Pour ce qui est de la cruauté, on n'en voyait pas l'ombre dans leur nature: on ne trouvait en eux ni inhumanité, ni barbarie, ni passions violentes; et cependant touts étaient des hommes d'une grande ardeur et d'un grand courage.

FUITE À LA GROTTE

Leur douceur et leur calme s'étaient manifestés en supportant la conduite intolérable des trois Anglais; et alors leur justice et leur humanité se montrèrent à propos des Sauvages dont je viens de parler. Après quelques délibérations, ils décidèrent qu'ils ne bougeraient pas jusqu'à ce que, s'il était possible, ces trois hommes fussent partis. Mais le gouverneur fit la réflexion que ces trois Indiens n'avaient pas de pirogue; et que si on les laissait rôder dans l'île, assurément ils découvriraient qu'elle était habitée, ce qui causerait la ruine de la colonie.

Sur ce, rebroussant chemin et trouvant les compères qui dormaient encore profondément, ils résolurent de les éveiller et de les faire prisonniers; et c'est ce qu'ils firent. Les pauvres diables furent étrangement effrayés quand ils se virent saisis et liés, et, comme les femmes, ils craignirent qu'on ne voulût les tuer et les dévorer; car, à ce qu'il paraît, ces peuples s'imaginent que tout le monde fait comme eux et mange de la chair humaine; mais on les eut bientôt tranquillisés là-dessus et on les emmena.

Ce fut une chose fort heureuse pour nos gens de ne pas les avoir conduits à leur château, je veux dire à mon palais au pied de la colline, mais de les avoir menés d'abord à la tonnelle, où étaient leurs principales cultures, leurs chèvres et leurs champs de blé; et plus tard à l'habitation des deux Anglais.

Là on les fit travailler, quoiqu'on n'eût pas grand ouvrage à leur donner; et, soit négligence à les garder, soit qu'on ne crût pas qu'ils pussent s'émanciper, un d'entre eux s'échappa, et, s'étant réfugié dans les bois, on ne le revit plus.

On eut tout lieu de croire qu'il était retourné dans son pays avec les Sauvages, qui débarquèrent trois ou quatre semaines plus tard, firent leurs bombances accoutumées, et s'en allèrent au bout de deux jours. Cette pensée atterra nos gens: ils conclurent, et avec beaucoup de raison, que cet individu, retourné parmi ses camarades, ne manquerait pas de leur rapporter qu'il y avait des habitants dans l'île, et combien ils étaient faibles et en petit nombre; car, ainsi que je l'ai déjà dit, on n'avait jamais fait connaître à ce Sauvage, et cela fut fort heureux, combien nos hommes étaient et où ils vivaient; jamais il n'avait vu ni entendu le feu de leurs armes; on s'était bien gardé à plus forte raison de lui faire voir aucun des lieux de retraite, tels que la caverne dans la vallée, ou la nouvelle grotte que les deux Anglais avaient creusée, et ainsi du reste.

La première preuve qu'ils eurent de la trahison de ce misérable fut que, environ deux mois plus tard, six canots de Sauvages, contenant chacun de sept à dix hommes, s'approchèrent en voguant le long du rivage Nord de l'île, où ils n'avaient pas coutume de se rendre auparavant, et débarquèrent environ une heure après le lever du soleil dans un endroit convenable, à un mille de l'habitation des deux Anglais, où avait été gardé le fugitif. Comme me le dit le gouverneur espagnol, s'ils avaient touts été là le dommage n'aurait pas été si considérable, car pas un de ces Sauvages n'eût échappé; mais le cas était bien différent: deux hommes contre cinquante, la partie n'était pas égale. Heureusement que les deux Anglais les apperçurent à une lieue en mer, de sorte qu'il s'écoula plus d'une heure avant qu'ils abordassent; et, comme ils débarquèrent à environ un mille de leurs huttes, ce ne fut qu'au bout de quelque temps qu'ils arrivèrent jusqu'à eux. Ayant alors grande raison de croire qu'ils étaient trahis, la première chose qu'ils firent fut de lier les deux esclaves qui restaient, et de commander à deux des trois hommes qui avaient été amenés avec les femmes, et qui, à ce qu'il paraît, firent preuve d'une grande fidélité, de les conduire avec leurs deux épouses et tout ce qu'ils pourraient emporter avec eux au milieu du bois, dans cette grotte dont j'ai parlé plus haut, et là, de garder ces deux individus, pieds et poings liés, jusqu'à nouvel ordre.

En second lieu, voyant que les Sauvages avaient touts mis pied à terre et se portaient de leur côté, ils ouvrirent les enclos dans lesquels étaient leurs chèvres et les chassèrent dans le bois pour y errer en liberté, afin que ces barbares crussent que c'étaient des animaux farouches; mais le coquin qui les accompagnait, trop rusé pour donner là-dedans, les mit au fait de tout, et ils se dirigèrent droit à la place. Quand les pauvres gens effrayés eurent mis à l'abri leurs femmes et leurs biens, ils députèrent leur troisième esclave venu avec les femmes et qui se trouvait là par hasard, en toute hâte auprès des Espagnols pour leur donner l'alarme et leur demander un prompt secours. En même temps ils prirent leurs armes et ce qu'ils avaient de munitions, et se retirèrent dans le bois, vers le lieu où avaient été envoyées leurs femmes, se tenant à distance cependant, de manière à voir, si cela était possible, la direction que suivraient les Sauvages.

Ils n'avaient pas fait beaucoup de chemin quand du haut d'un monticule ils apperçurent la petite armée de leurs ennemis s'avancer directement vers leur habitation; et un moment après, ils virent leurs huttes et leurs meubles dévorés par les flammes, à leur grande douleur et à leur grande mortification: c'était pour eux une perte cruelle, une perte irréparable au moins pour quelque temps. Ils conservèrent un moment la même position, jusqu'à ce que les Sauvages se répandirent sur toute la place comme des bêtes féroces, fouillant partout à la recherche de leur proie, et en particulier des habitants, dont on voyait clairement qu'ils connaissaient l'existence.

Les deux Anglais, voyant cela et ne se croyant pas en sûreté où ils se trouvaient, car il était probable que quelques-uns de ces barbares viendraient de ce côté, et y viendraient supérieurs en forces, jugèrent convenable de se retirer à un demi-mille plus loin, persuadés, comme cela eut lieu en effet, que plus l'ennemi rôderait, plus il se disséminerait.

Leur seconde halte se fit à l'aide d'un fourré épais où se trouvait un vieux tronc d'arbre creux et excessivement grand: ce fut dans cet arbre que touts deux prirent position, résolus d'attendre l'événement.

Il y avait peu de temps qu'ils étaient là, quand deux Sauvages accoururent de ce côté, comme s'ils les eussent découverts et vinssent pour les attaquer. Un peu plus loin ils en virent trois autres, et plus loin encore cinq autres, touts s'avançant dans la même direction; en outre ils en virent à une certaine distance sept ou huit qui couraient d'un autre côté; car ils se répandaient sur touts les points, comme des chasseurs qui battent un bois en quête du gibier.

Les pauvres gens furent alors dans une grande perplexité, ne sachant s'ils devaient rester et garder leur poste ou s'enfuir; mais après une courte délibération, considérant que si les Sauvages parcouraient ainsi le pays, ils pourraient peut-être avant l'arrivée du secours découvrir leur retraite dans les bois, et qu'alors tout serait perdu, ils résolurent de les attendre là et, s'ils étaient trop nombreux, de monter au sommet de l'arbre, d'où ils ne doutaient pas qu'excepté contre le feu, ils ne se défendissent tant que leurs munitions dureraient, quand bien même touts les Sauvages, débarqués au nombre d'environ cinquante, viendraient à les attaquer.

Ayant pris cette détermination, ils se demandèrent s'ils feraient feu sur les deux premiers, ou s'ils attendraient les trois et tireraient sur ce groupe intermédiaire: tactique au moyen de laquelle les deux et les cinq qui suivaient seraient séparés. Enfin ils résolurent de laisser passer les deux premiers, à moins qu'ils ne les découvrissent dans leur refuge et ne vinssent les attaquer. Ces deux Sauvages les confirmèrent dans cette résolution en se détournant un peu vers une autre partie du bois; mais les trois et les cinq, marchant sur leur piste, vinrent directement à l'arbre, comme s'ils eussent su que les Anglais y étaient.

Les voyant arriver droit à eux, ceux-ci résolurent de les prendre en ligne, ainsi qu'ils s'avançaient; et, comme ils avaient décidé de ne faire feu qu'un à la fois, il était possible que du premier coup ils les atteignissent touts trois. À cet effet, celui qui devait tirer mit trois ou quatre balles dans son mousquet, et, à la faveur d'une meurtrière, c'est-à-dire d'un trou qui se trouvait dans l'arbre, il visa tout à son aise sans être vu, et attendit qu'ils fussent à trente verges de l'embuscade, de manière à ne pas manquer son coup.

Pendant qu'ils attendaient ainsi et que les Sauvages s'approchaient, ils virent que l'un des trois était le fugitif qui s'était échappé de chez eux, le reconnurent parfaitement, et résolurent de ne pas le manquer, dussent-ils ensemble faire feu. L'autre se tint donc prêt à tirer, afin que si le Sauvage ne tombait pas du premier coup, il fût sûr d'en recevoir un second.

Mais le premier tireur était trop adroit pour le manquer; car pendant que les Sauvages s'avançaient l'un après l'autre sur une seule ligne, il fit feu et en atteignit deux du coup. Le premier fut tué roide d'une balle dans la tête; le second, qui était l'indien fugitif, en reçut une au travers du corps et tomba, mais il n'était pas tout-à-fait mort; et le troisième eut une égratignure à l'épaule, que lui fit sans doute la balle qui avait traversé le corps du second. Épouvanté, quoiqu'il n'eût pas grand mal, il s'assit à terre en poussant des cris et des hurlements affreux.

Les cinq qui suivaient, effrayés du bruit plutôt que pénétrés de leur danger, s'arrêtèrent tout court d'abord; car les bois rendirent la détonation mille fois plus terrible; les échos grondant çà et là, les oiseaux s'envolant de toutes parts et poussant toutes sortes de cris, selon leur espèce; de même que le jour où je tirai le premier coup de fusil qui peut-être eût retenti en ce lieu depuis que c'était une île.

Cependant, tout étant rentré dans le silence, ils vinrent sans défiance, ignorant la cause de ce bruit, jusqu'au lieu où étaient leurs compagnons dans un assez pitoyable état. Là ces pauvres ignorantes créatures, qui ne soupçonnaient pas qu'un danger pareil pût les menacer, se groupèrent autour du blessé, lui adressant la parole et sans doute lui demandant d'où venait sa blessure. Il est présumable que celui-ci répondit qu'un éclair de feu, suivi immédiatement d'un coup de tonnerre de leurs dieux, avait tué ses deux compagnons et l'avait blessé lui-même. Cela, dis-je, est présumable; car rien n'est plus certain qu'ils n'avaient vu aucun homme auprès d'eux, qu'ils n'avaient de leur vie entendu la détonation d'un fusil, qu'ils ne savaient non plus ce que c'était qu'une arme à feu, et qu'ils ignoraient qu'à distance on pût tuer ou blesser avec du feu et des balles. S'il n'en eût pas été ainsi, il est croyable qu'ils ne se fussent pas arrêtés si inconsidérément à contempler le sort de leurs camarades, sans quelque appréhension pour eux-mêmes.

Nos deux hommes, comme ils me l'ont avoué depuis, se voyaient avec douleur obligés de tuer tant de pauvres êtres qui n'avaient aucune idée de leur danger; mais, les tenant là sous leurs coups et le premier ayant rechargé son arme, ils se résolurent à tirer touts deux dessus. Convenus de choisir un but différent, ils firent feu à la fois et en tuèrent ou blessèrent grièvement quatre. Le cinquième, horriblement effrayé, bien que resté sauf, tomba comme les autres. Nos hommes, les voyant touts gisants, crurent qu'ils les avaient touts expédiés.

La persuasion de n'en avoir manqué aucun fit sortir résolument de l'arbre nos deux hommes avant qu'ils eussent rechargé leurs armes: et ce fut une grande imprudence. Ils tombèrent dans l'étonnement quand ils arrivèrent sur le lieu de la scène, et ne trouvèrent pas moins de quatre Indiens vivants, dont deux fort légèrement blessés et un entièrement sauf. Ils se virent alors forcés de les achever à coups de crosse de mousquet. D'abord ils s'assurèrent de l'Indien fugitif qui avait été la cause de tout le désastre, ainsi que d'un autre blessé au genou, et les délivrèrent de leurs peines. En ce moment celui qui n'avait point été atteint vint se jeter à leurs genoux, les deux mains levées, et par gestes et par signes implorant piteusement la vie. Mais ils ne purent comprendre un seul mot de ce qu'il disait.

DÉFENSE DES DEUX ANGLAIS

Toutefois ils lui signifièrent de s'asseoir près de là au pied d'un arbre, et un des Anglais, avec une corde qu'il avait dans sa poche par le plus grand hasard, l'attacha fortement, et lui lia les mains par-derrière; puis on l'abandonna. Ils se mirent alors en toute hâte à la poursuite des deux autres qui étaient allés en avant, craignant que ceux-ci ou un plus grand nombre ne vînt à découvrir le chemin de leur retraite dans le bois, où étaient leurs femmes et le peu d'objets qu'ils y avaient déposés. Ils apperçurent enfin les deux Indiens, mais ils étaient fort éloignés; néanmoins ils les virent, à leur grande satisfaction, traverser une vallée proche de la mer, chemin directement opposé à celui qui conduisait à leur retraite pour laquelle ils étaient en de si vives craintes. Tranquillisés sur ce point, ils retournèrent à l'arbre où ils avaient laissé leur prisonnier, qui, à ce qu'ils supposèrent, avait été délivré par ses camarades, car les deux bouts de corde qui avaient servi à l'attacher étaient encore au pied de l'arbre.

Se trouvant alors dans un aussi grand embarras que précédemment; ne sachant de quel côté se diriger, ni à quelle distance était l'ennemi, ni quelles étaient ses forces, ils prirent la résolution d'aller à la grotte où leurs femmes avaient été conduites, afin de voir si tout s'y passait bien, et pour les délivrer de l'effroi où sûrement elles étaient, car, bien que les Sauvages fussent leurs compatriotes, elles en avaient une peur horrible, et d'autant plus peut-être qu'elles savaient tout ce qu'ils valaient.

Les Anglais à leur arrivée virent que les Sauvages avaient passé dans le bois, et même très-près du lieu de leur retraite, sans toutefois l'avoir découvert; car l'épais fourré qui l'entourait en rendait l'abord inaccessible pour quiconque n'eût pas été guidé par quelque affilié, et nos barbares ne l'étaient point. Ils trouvèrent donc toutes choses en bon ordre, seulement les femmes étaient glacées d'effroi. Tandis qu'ils étaient là, à leur grande joie, sept des Espagnols arrivèrent à leur secours. Les dix autres avec leurs serviteurs, et le vieux VENDREDI, je veux dire le père de VENDREDI, étaient partis en masse pour protéger leur tonnelle et le blé et le bétail qui s'y trouvaient, dans le cas où les Indiens eussent rôdé vers cette partie de l'île; mais ils ne se répandirent pas jusque là. Avec les sept Espagnols se trouvait l'un des trois Sauvages qu'ils avaient autrefois faits prisonniers, et aussi celui que, pieds et poings liés, les Anglais avaient laissés près de l'arbre, car, à ce qu'il paraît, les Espagnols étaient venus par le chemin où avaient été massacrés les sept Indiens, et avaient délié le huitième pour l'emmener avec eux. Là, toutefois ils furent obligés de le garrotter de nouveau, comme l'étaient les deux autres, restés après le départ du fugitif.

Leurs prisonniers commençaient à leur devenir fort à charge, et ils craignaient tellement qu'ils ne leur échappassent, qu'ils s'imaginèrent être, pour leur propre conservation, dans l'absolue nécessité de les tuer touts. Mais le gouverneur n'y voulut pas consentir; il ordonna de les envoyer à ma vieille caverne de la vallée, avec deux Espagnols pour les garder et pourvoir à leur nourriture. Ce qui fut exécuté; et là, ils passèrent la nuit pieds et mains liés.

L'arrivée des Espagnols releva tellement le courage des deux Anglais, qu'ils n'entendirent pas s'arrêter plus long-temps. Ayant pris avec eux cinq Espagnols, et réunissant à eux touts quatre mousquets, un pistolet et deux gros bâtons à deux bouts, ils partirent à la recherche des Sauvages. Et d'abord, quand ils furent arrivés à l'arbre où gisaient ceux qui avaient été tués, il leur fut aisé de voir que quelques autres Indiens y étaient venus; car ils avaient essayé d'emporter leurs morts, et avaient traîné deux cadavres à une bonne distance, puis les avaient abandonnés. De là ils gagnèrent le premier tertre où ils s'étaient arrêtés et d'où ils avaient vu incendier leurs huttes, et ils eurent la douleur de voir s'en élever un reste de fumée; mais ils ne purent y découvrir aucun Sauvage. Ils résolurent alors d'aller, avec toute la prudence possible, vers les ruines de leur plantation. Un peu avant d'y arriver, s'étant trouvés en vue de la côte, ils apperçurent distinctement touts les Sauvages qui se rembarquaient dans leurs canots pour courir au large.

Il semblait qu'ils fussent fâchés d'abord qu'il n'y eût pas de chemin pour aller jusqu'à eux, afin de leur envoyer à leur départ une salve de mousqueterie; mais, après tout, ils s'estimèrent fort heureux d'en être débarrassés.

Les pauvres Anglais étant alors ruinés pour la seconde fois, leurs cultures étant détruites, touts les autres convinrent de les aider à relever leurs constructions, et de les pourvoir de toutes choses nécessaires. Leurs trois compatriotes même, chez lesquels jusque là on n'avait pas remarqué la moindre tendance à faire le bien, dès qu'ils apprirent leur désastre,—car, vivant éloignés, ils n'avaient rien su qu'après l'affaire finie—, vinrent offrir leur aide et leur assistance, et travaillèrent de grand cœur pendant plusieurs jours à rétablir leurs habitations et à leur fabriquer des objets de nécessité.

Environ deux jours après ils eurent la satisfaction de voir trois pirogues des Sauvages venir se jeter à peu de distance sur la grève, ainsi que deux hommes noyés; ce qui leur fit croire avec raison qu'une tempête, qu'ils avaient dû essuyer en mer, avait submergé quelques-unes de leurs embarcations. Le vent en effet avait soufflé avec violence durant la nuit qui suivit leur départ.

Si quelques-uns d'entre eux s'étaient perdus, toutefois il s'en était sauvé un assez grand nombre, pour informer leurs compatriotes de ce qu'ils avaient fait et de ce qui leur était advenu, et les exciter à une autre entreprise de la même nature, qu'ils résolurent effectivement de tenter, avec des forces suffisantes pour que rien ne pût leur résister. Mais, à l'exception de ce que le fugitif leur avait dit des habitants de l'île, ils n'en savaient par eux-mêmes que fort peu de chose; jamais ils n'avaient vu ombre humaine en ce lieu, et celui qui leur avait raconté le fait ayant été tué, tout autre témoin manquait qui pût le leur confirmer.

Cinq ou six mois s'étaient écoulés, et l'on n'avait point entendu parler des Sauvages; déjà nos gens se flattaient de l'espoir qu'ils n'avaient point oublié leur premier échec, et qu'ils avaient laissé là toute idée de réparer leur défaite, quand tout-à-coup l'île fut envahie par une redoutable flotte de vingt-huit canots remplis de Sauvages armés d'arcs et de flèches, d'énormes casse-têtes, de sabres de bois et d'autres instruments de guerre. Bref, cette multitude était si formidable, que nos gens tombèrent dans la plus profonde consternation.

Comme le débarquement s'était effectué le soir et à l'extrémité orientale de l'île, nos hommes eurent toute la nuit pour se consulter et aviser à ce qu'il fallait faire. Et d'abord, sachant que se tenir totalement cachés avait été jusque-là leur seule planche de salut, et devait l'être d'autant plus encore en cette conjoncture, que le nombre de leurs ennemis était fort grand, ils résolurent de faire disparaître les huttes qu'ils avaient bâties pour les deux Anglais, et de conduire leurs chèvres à l'ancienne grotte, parce qu'ils supposaient que les Sauvages se porteraient directement sur ce point sitôt qu'il ferait jour pour recommencer la même échauffourée, quoiqu'ils eussent pris terre cette fois à plus de deux lieues de là.

Ils menèrent aussi dans ce lieu les troupeaux qu'ils avaient à l'ancienne tonnelle, comme je l'appelais, laquelle appartenait aux Espagnols; en un mot, autant que possible, ils ne laissèrent nulle part de traces d'habitation, et le lendemain matin, de bonne heure, ils se posèrent avec toutes leurs forces près de la plantation des deux Anglais, pour y attendre l'arrivée des Sauvages. Tout confirma leurs prévisions: ces nouveaux agresseurs, laissant leurs canots à l'extrémité orientale de l'île, s'avancèrent au longeant le rivage droit à cette place, au nombre de deux cent cinquante, suivant que les nôtres purent en juger. Notre armée se trouvait bien faible; mais le pire de l'affaire, c'était qu'il n'y avait pas d'armes pour tout le monde. Nos forces totales s'élevaient, je crois, ainsi:—D'abord, en hommes:

17Espagnols.
5Anglais.
1Le vieux VENDREDI, c'est-à-dire le père de VENDREDI.
3Esclaves acquis avec les femmes, lesquels avaient fait preuve de fidélité.
3Autres esclaves qui vivaient avec les Espagnols.
29.

Pour armer ces gens, il y avait:

11Mousquets.
5Pistolets.
3Fusils de chasse.
5Mousquets ou arquebuses à giboyer pris aux matelots révoltés que j'avais soumis.
2Sabres.
3Vieilles hallebardes.
29.

On ne donna aux esclaves ni mousquets ni fusils; mais chacun d'eux fut armé d'une hallebarde, ou d'un long bâton, semblable à un brindestoc, garni d'une longue pointe de fer à chaque extrémité; ils avaient en outre une hachette au côté. Touts nos hommes portaient aussi une hache. Deux des femmes voulurent absolument prendre part au combat; elles s'armèrent d'arcs et de flèches, que les Espagnols avaient pris aux Sauvages lors de la première affaire, dont j'ai parlé, et qui avait eu lieu entre les Indiens. Les femmes eurent aussi des haches.

Le gouverneur espagnol, dont j'ai si souvent fait mention, avait le commandement général; et William ATKINS, qui, bien que redoutable pour sa méchanceté, était un compagnon intrépide et résolu, commandait sous lui.—Les Sauvages s'avancèrent comme des lions; et nos hommes, pour comble de malheur, n'avaient pas l'avantage du terrain. Seulement Will ATKINS, qui rendit dans cette affaire d'importants services, comme une sentinelle perdue, était planté avec six hommes, derrière un petit hallier, avec ordre de laisser passer les premiers, et de faire feu ensuite au beau milieu des autres; puis sur-le-champ de battre en retraite aussi vite que possible, en tournant une partie du bois pour venir prendre position derrière les Espagnols, qui se trouvaient couverts par un fourré d'arbres.

Quand les Sauvages arrivèrent, ils se mirent à courir çà et là en masse et sans aucun ordre. WILL ATKINS en laissa passer près de lui une cinquantaine; puis, voyant venir les autres en foule, il ordonna à trois de ses hommes de décharger sur eux leurs mousquets chargés de six ou sept balles, aussi fortes que des balles de gros pistolets. Combien en tuèrent-ils ou en blessèrent-ils, c'est ce qu'ils ne surent pas; mais la consternation et l'étonnement étaient inexprimables chez ces barbares, qui furent effrayés au plus haut degré d'entendre un bruit terrible, de voir tomber leurs hommes morts ou blessés, et sans comprendre d'où cela provenait. Alors, au milieu de leur effroi, William ATKINS et ses trois hommes firent feu sur le plus épais de la tourbe, et en moins d'une minute les trois premiers, ayant rechargé leurs armes, leur envoyèrent une troisième volée.

Si Williams ATKINS et ses hommes se fussent retirés immédiatement après avoir tiré, comme cela leur avait été ordonné, ou si le reste de la troupe eût été à portée de prolonger le feu, les Sauvages eussent été mis en pleine déroute; car la terreur dont ils étaient saisis venait surtout de ce qu'ils ne voyaient personne qui les frappât et de ce qu'ils se croyaient tués par le tonnerre et les éclairs de leurs dieux. Mais William ATKINS, en restant pour recharger, découvrit la ruse.

NOUVELLE INCURSION DES INDIENS

Quelques Sauvages, qui les épiaient au loin, fondirent sur eux par derrière; et, bien que ATKINS et ses hommes les eussent encore salués de deux ou trois fusillades et en eussent tué plus d'une vingtaine en se retirant aussi vite que possible, cependant ils le blessèrent lui-même et tuèrent avec leurs flèches un de ses compatriotes comme ils tuèrent ensuite un des Espagnols et un des esclaves indiens acquis avec les femmes. Cet esclave était un brave compagnon, qui avait combattu en furieux. De sa propre main il avait tué cinq Sauvages, quoiqu'il n'eût pour armes qu'un des bâtons ferrés et une hache.

ATKINS étant blessé et deux autres étant tués, nos hommes, ainsi maltraités, se retirèrent sur un monticule dans le bois. Les Espagnols, après avoir fait trois décharges opérèrent aussi leur retraite; car les Indiens étaient si nombreux, car ils étaient si désespérés, que malgré qu'il y en eût de tués plus de cinquante et un beaucoup plus grand nombre de blessés, ils se jetaient sans peur du danger sous la dent de nos hommes et leur envoyaient une nuée de flèches. On remarqua même que leurs blessés qui n'étaient pas tout-à-fait mis hors de combat, exaspérés par leurs blessures, se battaient comme des enragés.

Nos gens, dans leur retraite, avaient laissé derrière eux les cadavres de l'Espagnol et de l'Anglais. Les Sauvages, quand ils furent arrivés auprès, les mutilèrent de la manière la plus atroce, leur brisant les bras, les jambes et la tête avec leurs massues et leurs sabres de bois, comme de vrais Sauvages qu'ils étaient. Mais, voyant que nos hommes avaient disparu, ils semblèrent ne pas vouloir les poursuivre, formèrent une espèce de cercle, ce qu'ils ont coutume de faire, à ce qu'il paraît, et poussèrent deux grands cris en signe de victoire; après quoi ils eurent encore la mortification de voir tomber plusieurs de leurs blessés qu'avait épuisés la perte de leur sang.

Le gouverneur espagnol ayant rassemblé tout son petit corps d'armée sur une éminence, ATKINS, quoique blessé, opinait pour qu'on se portât en avant et qu'on fît une charge générale sur l'ennemi. Mais l'Espagnol répondit:—«Señor ATKINS, vous avez vu comment leurs blessés se battent; remettons la partie à demain: touts ces écloppés seront roidis et endoloris par leurs plaies, épuisés par le sang qu'ils auront perdu, et nous aurons alors beaucoup moins de besogne sur les bras.»

L'avis était bon. Mais WILL ATKINS reprit gaîment:—«C'est vrai, señor; mais il en sera de même de moi, et c'est pour cela que je voudrais aller en avant tandis que je suis en haleine.»—«Fort bien, señor ATKINS, dit l'Espagnol: vous vous êtes conduit vaillamment, vous avez rempli votre tâche; nous combattrons pour vous si vous ne pouvez venir; mais je pense qu'il est mieux d'attendre jusqu'à demain matin.»—Ils attendirent donc.

Mais, lorsqu'il fit un beau clair de lune, et qu'ils virent les Sauvages dans un grand désordre, au milieu de leurs morts et de leurs blessés et se pressant tumultueusement à l'entour, ils se résolurent à fondre sur eux pendant la nuit, dans le cas surtout où ils pourraient leur envoyer une décharge avant d'être apperçus. Il s'offrit à eux une belle occasion pour cela: car l'un des deux Anglais, sur le terrain duquel l'affaire s'était engagée, les ayant conduits par un détour entre les bois et la côte occidentale, et là ayant tourné brusquement au Sud, ils arrivèrent si proche du groupe le plus épais, qu'avant qu'on eût pu les voir ou les entendre, huit hommes tirèrent au beau milieu et firent une terrible exécution. Une demi-minute après huit autres tirèrent à leur tour et les criblèrent tellement de leurs dragées, qu'ils en tuèrent ou blessèrent un grand nombre. Tout cela se passa sans qu'ils pussent reconnaître qui les frappait, sans qu'ils sussent par quel chemin fuir.

Les Espagnols rechargèrent vivement leurs armes; puis, s'étant divisés en trois corps, ils résolurent de tomber touts ensemble sur l'ennemi. Chacun de ces pelotons se composait de huit personnes: ce qui formait en somme vingt-quatre combattants, dont vingt-deux hommes et deux femmes, lesquelles, soit dit en passant, se battirent en désespérées.

On répartit par peloton les armes à feu, les hallebardes et les brindestocs. On voulait que les femmes se tinssent derrière, mais elles déclarèrent qu'elles étaient décidées à mourir avec leurs maris. Leur petite armée ainsi disposée, ils sortirent d'entre les arbres et se jetèrent sous la dent de l'ennemi en criant et en hélant de toutes leurs forces. Les Indiens se tenaient là debout touts ensemble; mais ils tombèrent dans la plus grande confusion en entendant les cris que jetaient nos gens sur trois différents points. Cependant ils en seraient venus aux mains s'ils nous eussent apperçus; car à peine fûmes-nous assez près pour qu'ils nous vissent qu'ils nous décochèrent quelques flèches, et que le pauvre vieux VENDREDI fut blessé, légèrement toutefois. Mais nos gens, sans plus de temps, fondirent sur eux, firent feu de trois côtés, puis tombèrent dessus à coups de crosses de mousquet, à coups de sabres, de bâtons ferrés et de haches, et, en un mot, les frottèrent si bien, qu'ils se mirent à pousser des cris et des hurlements sinistres en s'enfuyant de touts côtés pour échapper à la mort.

Les nôtres étaient fatigués de ce carnage: ils avaient tué ou blessé mortellement, dans les deux rencontres, environ cent quatre-vingts de ces barbares. Les autres, épouvantés, se sauvèrent à travers les bois et sur les collines, avec toute la vitesse que pouvaient leur donner la frayeur et des pieds agiles; et, voyant que nos hommes se mettaient peu en peine de les poursuivre, ils se rassemblèrent sur la côte où ils avaient débarqué et où leurs canots étaient amarrés. Mais leur désastre n'était pas encore au bout: car, ce soir-là, un vent terrible s'éleva de la mer, et il leur fut impossible de prendre le large. Pour surcroît, la tempête ayant duré toute la nuit, à la marée montante la plupart de leurs pirogues furent entraînées par la houle si avant sur la rive, qu'il aurait fallu bien des efforts pour les remettre à flot. Quelques-unes même furent brisées contre le rivage, ou en s'entre-choquant.

Nos hommes, bien que joyeux de leur victoire, ne prirent cependant que peu de repos cette nuit-là. Mais, après s'être refaits le mieux qu'ils purent, ils résolurent de se porter vers cette partie de l'île où les Sauvages avaient fui, afin de voir dans quel état ils étaient. Ceci les mena nécessairement sur le lieu du combat, où ils trouvèrent plusieurs de ces pauvres créatures qui respiraient encore, mais que rien n'aurait pu sauver. Triste spectacle pour des cœurs généreux! car un homme vraiment noble, quoique forcé par les lois de la guerre de détruire son ennemi, ne prend point plaisir à ses souffrances.

Tout ordre, du reste, était inutile à cet égard, car les Sauvages que les nôtres avaient à leur service dépêchèrent ces pauvres créatures à coups de haches.

Ils arrivèrent enfin en vue du lieu où les chétifs débris le l'armée indienne étaient rassemblés. Là restait environ une centaine d'hommes, dont la plupart étaient assis à terre, accroupis, la tête entre leurs mains et appuyée sur leurs genoux.

Quand nos gens ne furent plus qu'à deux portées de mousquet des vaincus, le gouverneur espagnol ordonna de tirer deux coups à poudre pour leur donner l'alarme, à dessein de voir par leur contenance ce qu'il avait à en attendre, s'ils étaient encore disposés à combattre ou s'ils étaient démontés au point d'être abattus et découragés, et afin d'agir en conséquence.

Le stratagème eut un plein succès; car les Sauvages n'eurent pas plus tôt entendu le premier coup de feu et vu la lueur du second qu'ils se dressèrent sur leurs pieds dans la plus grande consternation imaginable; et, comme nos gens se précipitaient sur eux, ils s'enfuirent criant, hurlant et poussant une sorte de mugissement que nos hommes ne comprirent pas et n'avaient point ouï jusque là, et ils se réfugièrent sur les hauteurs plus avant dans le pays.

Les nôtres eussent d'abord préféré que le temps eût été calme et que les Sauvages se fussent rembarqués. Mais ils ne considéraient pas alors que cela pourrait en amener par la suite des multitudes auxquelles il leur serait impossible de résister, ou du moins être la cause d'incursions si redoutables et si fréquentes qu'elles désoleraient l'île et les feraient périr de faim. WILL ATKINS, qui, malgré sa blessure, se tenait toujours avec eux, se montra, dans cette occurrence, le meilleur conseiller: il fallait, selon lui, saisir l'occasion qui s'offrait de se jeter entre eux, et leurs canots, et, par là, les empêcher à jamais, de revenir inquiéter l'île.

On tint long-temps conseil sur ce point. Quelques-uns s'opposaient à cela, de peur qu'on ne forçât ces misérables à se retirer dans les bois, et à n'écouter que leur désespoir.—«Dans ce cas, disaient-ils, nous serons obligés de leur donner la chasse comme à des bêtes féroces; nous redouterons de sortir pour nos travaux; nous aurons nos plantations incessamment pillées, nos troupeaux détruits, bref nous serons réduits à une vie de misères continuelles.»

WILL ATKINS répondit que mieux valait avoir affaire à cent hommes qu'à cent nations; que s'il fallait détruire les canots il fallait aussi détruire les hommes, sinon être soi-même détruit. En un mot, il leur démontra cette nécessité d'une manière si palpable, qu'ils se rangèrent touts à son avis. Aussitôt ils se mirent à l'œuvre sur les pirogues, et, arrachant du bois sec d'un arbre mort, ils essayèrent de mettre le feu à quelques-unes de ces embarcations; mais elles étaient si humides qu'elles purent à peine brûler. Néanmoins, le feu endommagea tellement leurs parties supérieures, qu'elles furent bientôt hors d'état de tenir la mer. Quand les Indiens virent à quoi nos hommes étaient occupés, quelques-uns d'entre eux sortirent des bois en toute hâte, et, s'approchant le plus qu'ils purent, ils se jetèrent à genoux et se mirent à crier:—«Oa, oa, waramokoa!» et à proférer quelques autres mots de leur langue que personne ne comprit; mais, comme ils faisaient des gestes piteux et poussaient des cris étranges, il fut aisé de reconnaître qu'ils suppliaient pour qu'on épargnât leurs canots, et qu'ils promettaient de s'en aller pour ne plus revenir.

Mais nos gens étaient alors convaincus qu'ils n'avaient d'autre moyen de se conserver ou de sauver leur établissement que d'empêcher à tout jamais les Indiens de revenir dans l'île, sachant bien que s'il arrivait seulement à l'un d'eux de retourner parmi les siens pour leur conter l'événement, c'en était fait de la colonie. En conséquence, faisant comprendre aux Indiens qu'il n'y avait pas de merci pour eux, ils se remirent l'œuvre et détruisirent les canots que la tempête avait épargnés. À cette vue les Sauvages firent retentir les bois d'un horrible cri que notre monde entendit assez distinctement; puis ils se mirent à courir çà et là dans l'île comme des insensés, de sorte que nos colons ne surent réellement pas d'abord comment s'y prendre avec eux.

Les Espagnols, avec toute leur prudence, n'avaient pas pensé que tandis qu'ils réduisaient ainsi ces hommes au désespoir, ils devaient faire bonne garde autour de leurs plantations; car, bien qu'ils eussent transféré leur bétail et que les Indiens n'eussent pas déterré leur principale retraite,—je veux dire mon vieux château de la colline,—ni la caverne dans la vallée, ceux-ci avaient découvert cependant ma plantation de la tonnelle, l'avaient saccagée, ainsi que les enclos et les cultures d'alentour, foulant aux pieds le blé, arrachant les vignes et les raisins déjà presque mûrs; et faisant éprouver à la colonie une perte inestimable sans en retirer aucun profit.

Quoique nos gens pussent les combattre en toute occasion, ils n'étaient pas en état de les poursuivre et de les pourchasser; car, les Indiens étant trop agiles pour nos hommes quand ils les rencontraient seuls, aucun des nôtres n'osait s'aventurer isolément, dans la crainte d'être enveloppé par eux. Fort heureusement ils étaient sans armes: ils avaient des arcs, il est vrai, mais point de flèches, ni matériaux pour en faire, ni outils, ni instruments tranchants.

MORT DE FAIM!...

L'extrémité et la détresse où ils étaient réduits étaient grandes et vraiment déplorables; mais l'état où ils avaient jeté nos colons ne valait pas mieux: car, malgré que leurs retraites eussent été préservées, leurs provisions étaient détruites et leur moisson ravagée. Que faire, à quels moyens recourir? Ils ne le savaient. La seule ressource qui leur restât c'était le bétail qu'ils avaient dans la vallée près de la caverne, le peu de blé qui y croissait et la plantation des trois Anglais, WILL ATKINS et ses camarades, alors réduits à deux, l'un d'entre eux ayant été frappé à la tête, juste au-dessous de la tempe, par une flèche qui l'avait fait taire à jamais. Et, chose remarquable, celui-ci était ce même homme cruel qui avait porté un coup de hache au pauvre esclave Indien, et qui ensuite avait formé le projet d'assassiner les Espagnols.

À mon sens, la condition de nos colons était pire en ce temps-là que ne l'avait jamais été la mienne depuis que j'eus découvert les grains d'orge et de riz, et que j'eus acquis la méthode de semer et de cultiver mon blé et d'élever mon bétail; car alors ils avaient, pour ainsi dire, une centaine de loups dans l'île, prêts à faire leur proie de tout ce qu'ils pourraient saisir, mais qu'il n'était pas facile de saisir eux-mêmes.

La première chose qu'ils résolurent de faire, quand ils virent la situation où ils se trouvaient, ce fut, s'il était possible, de reléguer les Sauvages dans la partie la plus éloignée de l'île, au Sud-Est; afin que si d'autres Indiens venaient à descendre au rivage, ils ne pussent les rencontrer; puis, une fois là, de les traquer, de les harasser chaque jour, et de tuer touts ceux qu'ils pourraient approcher, jusqu'à ce qu'ils eussent réduit leur nombre; et s'ils pouvaient enfin les apprivoiser et les rendre propres à quelque chose, de leur donner du blé, et de leur enseigner à cultiver la terre et à vivre de leur travail journalier.

En conséquence, ils les serrèrent de près et les épouvantèrent tellement par le bruit de leurs armes, qu'au bout de peu de temps, si un des colons tirait sur un Indien et le manquait, néanmoins il tombait de peur. Leur effroi fut si grand qu'ils s'éloignèrent de plus en plus, et que, harcelés par nos gens, qui touts les jours en tuaient ou blessaient quelques-uns, ils se confinèrent tellement dans les bois et dans les endroits creux, que le manque de nourriture les réduisit à la plus horrible misère, et qu'on en trouva plusieurs morts dans les bois, sans aucune blessure, que la faim seule avait fait périr.

Quand les nôtres trouvèrent ces cadavres, leurs cœurs s'attendrirent, et ils se sentirent émus de compassion, surtout le gouverneur espagnol, qui était l'homme du caractère le plus noblement généreux que de ma vie j'aie jamais rencontré. Il proposa, si faire se pouvait, d'attraper vivant un de ces malheureux, et de l'amener à comprendre assez leur dessein pour qu'il pût servir d'interprète auprès des autres, et savoir d'eux s'ils n'acquiesceraient pas à quelque condition qui leur assurerait la vie, et garantirait la colonie du pillage.

Il s'écoula quelque temps avant qu'on pût en prendre aucun; mais, comme ils étaient faibles et exténués, l'un d'eux fut enfin surpris et fait prisonnier. Il se montra d'abord rétif, et ne voulut ni manger ni boire; mais, se voyant traité avec bonté, voyant qu'on lui donnait des aliments, et qu'il n'avait à supporter aucune violence, il finit par devenir plus maniable et par se rassurer.

On lui amena le vieux VENDREDI, qui s'entretint souvent avec lui et lui dit combien les nôtres seraient bons envers touts les siens; que non-seulement ils auraient la vie sauve, mais encore qu'on leur accorderait pour demeure une partie de l'île, pourvu qu'ils donnassent l'assurance qu'ils garderaient leurs propres limites, et qu'ils ne viendraient pas au-delà pour faire tort ou pour faire outrage aux colons; enfin qu'on leur donnerait du blé qu'ils sèmeraient et cultiveraient pour leurs besoins, et du pain pour leur subsistance présente.—Ensuite le vieux VENDREDI commanda au Sauvage d'aller trouver ses compatriotes et de voir ce qu'ils penseraient de la proposition, lui affirmant que s'ils n'y adhéraient immédiatement, ils seraient touts détruits.

Ces pauvres gens, profondément abattus et réduits au nombre de d'environ trente-sept, accueillirent tout d'abord cette offre, et prièrent qu'on leur donnât quelque nourriture. Là-dessus douze Espagnols et deux Anglais, bien armés, avec trois esclaves indiens et le vieux VENDREDI, se transportèrent au lieu où ils étaient: les trois esclaves indiens charriaient une grande quantité de pain, du riz cuit en gâteaux et séché au soleil, et trois chèvres vivantes. On enjoignit à ces infortunés de se rendre sur le versant d'une colline, où ils s'assirent pour manger avec beaucoup de reconnaissance. Ils furent plus fidèles à leur parole qu'on ne l'aurait pensé; car, excepté quand ils venaient demander des vivres et des instructions, jamais ils ne passèrent leurs limites. C'est là qu'ils vivaient encore lors de mon arrivée dans l'île, et que j'allai les visiter.

Les colons leur avaient appris à semer le blé, à faire le pain, à élever des chèvres, et à les traire. Rien ne leur manquait que des femmes pour devenir bientôt une nation. Ils étaient confinés sur une langue de terre; derrière eux s'élevaient des rochers, et devant eux une vaste plaine se prolongeait vers la mer, à la pointe Sud-Est de l'île. Leur terrain était bon et fertile et ils en avaient suffisamment; car il s'étendait d'un côté sur une largeur d'un mille et demi, et de l'autre sur une longueur de trois ou quatre milles.

Nos hommes leur enseignèrent aussi à faire des bêches en bois, comme j'en avais fait pour mon usage, et leur donnèrent douze hachettes et trois ou quatre couteaux; et, là, ils vécurent comme les plus soumises et les plus innocentes créatures que jamais on n'eût su voir.

La colonie jouit après cela d'une parfaite tranquillité quant aux Sauvages, jusqu'à la nouvelle visite que je lui fis, environ deux ans après. Ce n'est pas que de temps à autre quelques canots de Sauvages n'abordassent à l'île pour la célébration barbare de leurs triomphes; mais, comme ils appartenaient à diverses nations, et que, peut-être, ils n'avaient point entendu parler de ceux qui étaient venus précédemment dans l'île, ou que peut-être ils ignoraient la cause de leur venue, ils ne firent, à l'égard de leurs compatriotes, aucune recherche, et, en eussent-ils fait, il leur eût été fort difficile de les découvrir.

Voici que j'ai donné, ce me semble, la relation complète de ce qui était arrivé à nos colons jusqu'à mon retour, au moins de ce qui était digne de remarque.—Ils avaient merveilleusement civilisé les Indiens ou Sauvages, et allaient souvent les visiter; mais ils leur défendaient, sous peine de mort, de venir parmi eux, afin que leur établissement ne fût pas livré derechef.

Une chose vraiment notable, c'est que les Sauvages, à qui ils avaient appris à faire des paniers et de la vannerie, surpassèrent bientôt leurs maîtres. Ils tressèrent une multitude de choses les plus ingénieuses, surtout des corbeilles de toute espèce, des cribles, des cages à oiseaux, des buffets, ainsi que des chaises pour s'asseoir, des escabelles, des lits, des couchettes et beaucoup d'autres choses encore; car ils déployaient dans ce genre d'ouvrage une adresse remarquable, quand une fois on les avait mis sur la voie.

Mon arrivé leur fut d'un grand secours, en ce que nous les approvisionnâmes de couteaux, de ciseaux, de bêches, de pelles, de pioches et de toutes choses semblables dont ils pouvaient avoir besoin.

Ils devinrent tellement adroits à l'aide de ces outils, qu'ils parvinrent à se bâtir de fort jolies huttes ou maisonnettes, dont ils tressaient et arrondissaient les contours comme à de la vannerie; vrais chefs-d'œuvre d'industrie et d'un aspect fort bizarre, mais qui les protégeaient efficacement contre la chaleur et contre toutes sortes d'insectes. Nos hommes en étaient tellement épris, qu'ils invitèrent la tribu sauvage à les venir voir et à s'en construire de pareilles. Aussi, quand j'allai visiter la colonie des deux Anglais, ces planteurs me firent-ils de loin l'effet de vivre comme des abeilles dans une ruche. Quant à WILL ATKINS, qui était devenu un garçon industrieux, laborieux et réglé, il s'était fait une tente en vannerie, comme on n'en avait, je pense, jamais vu. Elle avait cent vingt pas de tour à l'extérieur, je la mesurai moi-même. Les murailles étaient à brins aussi serrés que ceux d'un panier, et se composaient de trente-deux panneaux ou carrés, très-solides, d'environ sept pieds de hauteur. Au milieu s'en trouvait une autre, qui n'avait pas plus de vingt-deux pas de circonférence, mais d'une construction encore plus solide, car elle était divisée en huit pans, aux huit angles desquels se trouvaient huit forts poteaux. Sur leur sommet il avait placé de grosses charpentes, jointes ensemble au moyen de chevilles de bois, et d'où il avait élevé pour la couverture une pyramide de huit chevrons fort élégante, je vous l'assure, et parfaitement assemblée, quoiqu'il n'eût pas de clous, mais seulement quelques broches de fer qu'il s'était faites avec la ferraille que j'avais laissée dans l'île. Cet adroit garçon donna vraiment des preuves d'une grande industrie en beaucoup de choses dont la connaissance lui manquait. Il se fit une forge et une paire de soufflets en bois pour attiser le feu; il se fabriqua encore le charbon qu'en exigeait l'usage; et d'une pince de fer, il fit une enclume fort passable. Cela le mit à même de façonner une foule de choses, des crochets, des gâches, des pointes, des verroux et des gonds.—Mais revenons à sa case. Après qu'il eut posé le comble de la tente intérieure, il remplit les entrevous des chevrons au moyen d'un treillis si solide et qu'il recouvrit si ingénieusement de paille de riz, et au sommet d'une large feuille d'un certain arbre, que sa maison était tout aussi à l'abri de l'humidité que si elle eût été couverte en tuiles ou en ardoises. Il m'avoua, il est vrai, que les Sauvages lui avaient fait la vannerie.

L'enceinte extérieure était couverte, comme une galerie, tout autour de la rotonde intérieure; et de grands chevrons s'étendaient de trente-deux angles au sommet des poteaux de l'habitation du milieu, éloignée d'environ vingt pieds; de sorte qu'il y avait entre le mur de clayonnage extérieur et le mur intérieur un espace, semblable à un promenoir, de la largeur de vingt pieds à peu près.

Il avait divisé la place intérieure avec un pareil clayonnage, mais beaucoup plus délicat, et l'avait distribuée en six logements, ou chambres de plain-pied, ayant d'abord chacune une porte donnant extérieurement sur l'entrée ou passage conduisant à la tente principale; puis une autre sur l'espace ou promenoir qui régnait au pourtour; de manière que ce promenoir était aussi divisé en six parties égales, qui servaient non-seulement de retraites, mais encore à entreposer toutes les choses nécessaires à la famille. Ces six espaces n'occupant point toute la circonférence, les autres logements de la galerie étaient disposés ainsi: Aussitôt que vous aviez passé la porte de l'enceinte extérieure, vous aviez droit devant vous un petit passage conduisant à la porte de la case intérieure; de chaque côté était une cloison de clayonnage, avec une porte par laquelle vous pénétriez d'abord dans une vaste chambre ou magasin, de vingt pieds de large sur environ trente de long, et de là dans une autre un peu moins longue. Ainsi, dans le pourtour il y avait dix belles chambres, six desquelles n'avaient entrée que par les logements de la tente intérieure, et servaient de cabinets ou de retraits à chaque chambre respective de cette tente, et quatre grands magasins, ou granges, ou comme il vous plaira de les appeler, deux de chaque côté du passage qui conduisait de la porte d'entrée à la rotonde intérieure, et donnant l'un dans l'autre.

HABITATION DE WILLIAM ATKINS

Un pareil morceau de vannerie, je crois, n'a jamais été vu dans le monde, pas plus qu'une maison ou tente si bien conçue, surtout bâtie comme cela. Dans cette grande ruche habitaient les trois familles, c'est-à-dire WILL ATKINS et ses compagnons; le troisième avait été tué, mais sa femme restait avec trois enfants,—elle était, à ce qu'il paraît, enceinte lorsqu'il mourut. Les deux survivants ne négligeaient pas de fournir la veuve de toutes choses, j'entends de blé, de lait, de raisins, et de lui faire bonne part quand ils tuaient un chevreau ou trouvaient une tortue sur le rivage; de sorte qu'ils vivaient touts assez bien, quoiqu'à la vérité ceux-ci ne fussent pas aussi industrieux que les deux autres, comme je l'ai fait observer déjà.

Il est une chose qui toutefois ne saurait être omise; c'est, qu'en fait de religion, je ne sache pas qu'il existât rien de semblable parmi eux. Il est vrai qu'assez souvent ils se faisaient souvenir l'un l'autre qu'il est un Dieu, mais c'était purement par la commune méthode des marins, c'est-à-dire en blasphémant son nom. Leurs femmes, pauvres ignorantes Sauvages, n'en étaient pas beaucoup plus éclairées pour être mariées à des Chrétiens, si on peut les appeler ainsi, car eux-mêmes, ayant fort peu de notions de Dieu, se trouvaient profondément incapables d'entrer en discours avec elles sur la Divinité, ou de leur parler de rien qui concernât la religion.

Le plus grand profit qu'elles avaient, je puis dire, retiré de leur alliance, c'était d'avoir appris de leurs maris à parler passablement l'anglais. Touts leurs enfants, qui pouvaient bien être une vingtaine, apprenaient de même à s'exprimer en anglais dès leurs premiers bégaiements, quoiqu'ils ne fissent d'abord que l'écorcher, comme leurs mères. Pas un de ces enfants n'avait plus de six ans quand j'arrivai, car il n'y en avait pas beaucoup plus de sept que ces cinq ladys sauvages avaient été amenées; mais toutes s'étaient trouvées fécondes, toutes avaient des enfants, plus ou moins. La femme du cuisinier en second était, je crois, grosse de son sixième. Ces mères étaient toutes d'une heureuse nature, paisibles, laborieuses, modestes et décentes, s'aidant l'une l'autre, parfaitement obéissantes et soumises à leurs maîtres, je ne puis dire à leurs maris. Il ne leur manquait rien que d'être bien instruites dans la religion chrétienne et d'être légitimement mariées, avantages dont heureusement dans la suite elles jouirent par mes soins, ou du moins par les conséquences de ma venue dans l'île.

Ayant ainsi parlé de la colonie en général et assez longuement de mes cinq chenapans d'Anglais, je dois dire quelque chose des Espagnols, qui formaient le principal corps de la famille, et dont l'histoire offre aussi quelques incidents assez remarquables.

J'eus de nombreux entretiens avec eux sur ce qu'était leur situation durant leur séjour parmi les Sauvages. Ils m'avouèrent franchement qu'ils n'avaient aucune preuve à donner de leur savoir-faire ou de leur industrie dans ce pays; qu'ils n'étaient là qu'une pauvre poignée d'hommes misérables et abattus; que, quand bien même ils eussent eu des ressources entre les mains, ils ne s'en seraient pas moins abandonnés au désespoir; et qu'ils ployaient tellement sous le poids de leurs infortunes, qu'ils ne songeaient qu'à se laisser mourir de faim.—Un d'entre eux, personnage grave et judicieux, me dit qu'il était convaincu qu'ils avaient eu tort; qu'à des hommes sages il n'appartient pas de s'abandonner à leur misère, mais de se saisir incessamment des secours que leur offre la raison, tant pour l'existence présente que pour la délivrance future.—«Le chagrin, ajouta-t-il, est la plus insensée et la plus insignifiante passion du monde, parce qu'elle n'a pour objet que les choses passées, qui sont en général irrévocables ou irrémédiables; parce qu'elle n'embrasse point l'avenir, qu'elle n'entre pour rien dans ce qui touche le salut, et qu'elle ajoute plutôt à l'affliction qu'elle n'y apporte remède.»—Là-dessus il cita un proverbe espagnol que je ne puis répéter dans les mêmes termes, mais dont je me souviens avoir habillé à ma façon un proverbe anglais, que voici:

Dans le trouble soyez troublé,
Votre trouble sera doublé.

Ensuite il abonda en remarques sur toutes les petites améliorations que j'avais introduites dans ma solitude, sur mon infatigable industrie, comme il l'appelait, et sur la manière dont j'avais rendu une condition, par ses circonstances d'abord pire que la leur, mille fois plus heureuse que celle dans laquelle ils étaient, même alors, où ils se trouvaient touts ensemble. Il me dit qu'il était à remarquer que les Anglais avaient une plus grande présence d'esprit dans la détresse que tout autre peuple qu'il eût jamais vu; que ses malheureux compatriotes, ainsi que les Portugais, étaient la pire espèce d'hommes de l'univers pour lutter contre l'adversité; parce que dans les périls, une fois les efforts vulgaires tentés, leur premier pas était de se livrer au désespoir, de succomber sous lui et de mourir sans tourner leurs pensées vers des voies de salut.

Je lui répliquai que leur cas et le mien différaient extrêmement; qu'ils avaient été jetés sur le rivage privés de toutes choses nécessaires, et sans provisions pour subsister jusqu'à ce qu'ils pussent se pourvoir; qu'à la vérité j'avais eu ce désavantage et cette affliction d'être seul; mais que les secours providentiellement jetés dans mes mains par le bris inopiné du navire, étaient un si grand réconfort, qu'il aurait poussé tout homme au monde à s'ingénier comme je l'avais fait.—«Señor, reprit l'Espagnol, si nous pauvres Castillans eussions été à votre place, nous n'eussions pas tiré du vaisseau la moitié de ces choses que vous sûtes en tirer; jamais nous n'aurions trouvé le moyen de nous procurer un radeau pour les transporter, ni de conduire un radeau à terre sans l'aide d'une chaloupe ou d'une voile; et à plus forte raison pas un de nous ne l'eût fait s'il eût été seul.»—Je le priai de faire trêve à son compliment, et de poursuivre l'histoire de leur venue dans l'endroit où ils avaient abordé. Il me dit qu'ils avaient pris terre malheureusement en un lieu où il y avait des habitants sans provisions; tandis que s'ils eussent eu le bon sens de remettre en mer et d'aller à une autre île un peu plus éloignée, ils auraient trouvé des provisions sans habitants. En effet, dans ce parage, comme on le leur avait dit, était située une île riche en comestibles, bien que déserte, c'est-à-dire que les Espagnols de la Trinité, l'ayant visitée fréquemment, l'avaient remplie à différentes fois de chèvres et de porcs. Là ces animaux avaient multiplié de telle sorte, là tortues et oiseaux de mer étaient en telle abondance, qu'ils n'eussent pas manqué de viande s'ils eussent eu faute de pain. À l'endroit où ils avaient abordé ils n'avaient au contraire pour toute nourriture que quelques herbes et quelques racines à eux inconnues, fort peu succulentes, et que leur donnaient avec assez de parcimonie les naturels, vraiment dans l'impossibilité de les traiter mieux, à moins qu'ils ne se fissent cannibales et mangeassent de la chair humaine, le grand régal du pays.

Nos Espagnols me racontèrent comment par divers moyens ils s'étaient efforcés, mais en vain, de civiliser les Sauvages leurs hôtes, et de leur faire adopter des coutumes rationnelles dans le commerce ordinaire de la vie; et comment ces Indiens en récriminant leur répondaient qu'il était injuste à ceux qui étaient venus sur cette terre pour implorer aide et assistance, de vouloir se poser comme les instructeurs de ceux qui les nourrissaient; donnant à entendre par-là, ce semble, que celui-là ne doit point se faire l'instructeur des autres qui ne peut se passer d'eux pour vivre.

Ils me firent l'affreux récit des extrémités où ils avaient été réduits; comment ils avaient passé quelquefois plusieurs jours sans nourriture aucune, l'île où ils se trouvaient étant habitée par une espèce de Sauvages plus indolents, et, par cette raison, ils avaient tout lieu de le croire, moins pourvus des choses nécessaires à la vie que les autres indigènes de cette même partie du monde. Toutefois ils reconnaissaient que cette peuplade était moins rapace et moins vorace que celles qui avaient une meilleure et une plus abondante nourriture.

Ils ajoutèrent aussi qu'ils ne pouvaient se refuser à reconnaître avec quelles marques de sagesse et de bonté la souveraine providence de Dieu dirige l'événement des choses de ce monde; marques, disaient-ils, éclatantes à leur égard; car, si poussés par la dureté de leur position et par la stérilité du pays où ils étaient ils eussent cherché un lieu meilleur pour y vivre, ils se seraient trouvés en dehors de la voie de salut qui par mon intermédiaire leur avait été ouverte.

Ensuite ils me racontèrent que les Sauvages leurs hôtes avaient fait fond sur eux pour les accompagner dans leurs guerres. Et par le fait, comme ils avaient des armes à feu, s'ils n'eussent pas eu le malheur de perdre leurs munitions, ils eussent pu non-seulement être utiles à leurs amis, mais encore se rendre redoutables et à leurs amis et à leurs ennemis. Or, n'ayant ni poudre ni plomb, et se voyant dans une condition qui ne leur permettait pas de refuser de suivre leurs landlords à la guerre, ils se trouvaient sur le champ de bataille dans une position pire que celle des Sauvages eux-mêmes; car ils n'avaient ni flèches ni arcs, ou ne savaient se servir de ceux que les Sauvages leur avaient donnés. Ils ne pouvaient donc faire autre chose que rester cois, exposés aux flèches, jusqu'à ce qu'on fût arrivé sous la dent de l'ennemi. Alors trois hallebardes qu'ils avaient leur étaient de quelque usage, et souvent ils balayaient devant eux toute une petite armée avec ces hallebardes et des bâtons pointus fichés dans le canon de leurs mousquets. Maintes fois pourtant ils avaient été entourés par des multitudes, et en grand danger de tomber sous leurs traits. Mais enfin ils avaient imaginé de se faire de grandes targes de bois, qu'ils avaient couvertes de peaux de bêtes sauvages dont ils ne savaient pas le nom. Nonobstant ces boucliers, qui les préservaient des flèches des Indiens, ils essuyaient quelquefois de grands périls. Un jour surtout cinq d'entre eux furent terrassés ensemble par les casse-têtes des Sauvages; et c'est alors qu'un des leurs fut fait prisonnier, c'est-à-dire l'Espagnol que j'arrachai à la mort. Ils crurent d'abord qu'il avait été tué; mais ensuite, quand ils apprirent qu'il était captif, ils tombèrent dans la plus profonde douleur imaginable, et auraient volontiers touts exposé leur vie pour le délivrer.

Lorsque ceux-ci eurent été ainsi terrassés, les autres les secoururent et combattirent en les entourant jusqu'à ce qu'ils fussent touts revenus à eux-mêmes, hormis celui qu'on croyait mort; puis touts ensemble, serrés sur une ligne, ils se firent jour avec leurs hallebardes et leurs bayonnettes à travers un corps de plus de mille Sauvages, abattirent tout ce qui se trouvait sur leur chemin et remportèrent la victoire; mais à leur grand regret, parce qu'elle leur avait coûté la perte de leur compagnon, que le parti ennemi, qui le trouva vivant, avait emporté avec quelques autres, comme je l'ai conté dans la première portion de ma vie.

Ils me dépeignirent de la manière la plus touchante quelle avait été leur surprise de joie au retour de leur ami et compagnon de misère, qu'ils avaient cru dévoré par des bêtes féroces de la pire espèce, c'est-à-dire par des hommes sauvages, et comment de plus en plus cette surprise s'était augmentée au récit qu'il leur avait fait de son message, et de l'existence d'un Chrétien sur une terre voisine, qui plus est d'un Chrétien ayant assez de pouvoir et d'humanité pour contribuer à leur délivrance.

Ils me dépeignirent encore leur étonnement à la vue du secours que je leur avais envoyé, et surtout à l'aspect des miches du pain, choses qu'ils n'avaient pas vues depuis leur arrivée dans ce misérable lieu, disant que nombre de fois ils les avaient couvertes de signes de croix et de bénédictions, comme un aliment descendu du Ciel; et en y goûtant quel cordial revivifiant ç'avait été pour leurs esprits, ainsi que tout ce que j'avais envoyé pour leur réconfort.

DISTRIBUTION DES OUTILS

Ils auraient bien voulu me faire connaître quelque chose de la joie dont ils avaient été transportés à la vue de la barque et des pilotes destinés à les conduire vers la personne et au lieu d'où leur venaient touts ces secours; mais ils m'assurèrent qu'il était impossible de l'exprimer par des mots; que l'excès de leur joie les avait poussés à de messéantes extravagances qu'il ne leur était loisible de décrire qu'en me disant qu'ils s'étaient vus sur le point de tomber en frénésie, ne pouvant donner un libre cours aux émotions qui les agitaient; bref, que ce saisissement avait agi sur celui-ci de telle manière, sur celui-là de telles autres; que les uns avaient débondé en larmes, que les autres avaient été à moitié fous, et que quelques-uns s'étaient immédiatement évanouis.—Cette peinture me toucha extrêmement, et me rappela l'extase de VENDREDI quand il retrouva son père, les transports des pauvres Français quand je les recueillis en mer, après l'incendie de leur navire, la joie du capitaine quand il se vit délivré dans le lieu même où il s'attendait à périr, et ma propre joie quand, après vingt-huit ans de captivité, je vis un bon vaisseau prêt à me conduire dans ma patrie. Touts ces souvenirs me rendirent plus sensible au récit de ces pauvres gens et firent que je m'en affectai d'autant plus.

Ayant ainsi donné un apperçu de l'état des choses telles que je les trouvai, il convient que je relate ce que je fis d'important pour nos colons, et dans quelle situation je les laissai. Leur opinion et la mienne étaient qu'ils ne seraient plus inquiétés par les Sauvages, ou que, s'ils venaient à l'être, ils étaient en état de les repousser, fussent-ils deux fois plus nombreux qu'auparavant: de sorte qu'ils étaient fort tranquilles sur ce point.—En ce temps-là, avec l'Espagnol que j'ai surnommé gouverneur j'eus un sérieux entretien sur leur séjour dans l'île; car, n'étant pas venu pour emmener aucun d'entre eux, il n'eût pas été juste d'en emmener quelques-uns et de laisser les autres, qui peut-être ne seraient pas restés volontiers, si leurs forces eussent été diminuées.

En conséquence, je leur déclarai que j'étais venu pour les établir en ce lieu et non pour les en déloger; puis je leur fis connaître que j'avais apporté pour eux des secours de toute sorte; que j'avais fait de grandes dépenses afin de les pourvoir de toutes les choses nécessaires à leur bien-être et leur sûreté, et que je leur amenais telles et telles personnes, non-seulement pour augmenter et renforcer leur nombre, mais encore pour les aider comme artisans, grâce aux divers métiers utiles qu'elles avaient appris, à se procurer tout ce dont ils avaient faute encore.

Ils étaient touts ensemble quand je leur parlai ainsi. Avant de leur livrer les provisions que j'avais apportées, je leur demandai, un par un, s'ils avaient entièrement étouffé et oublié les inimitiés qui avaient régné parmi eux, s'ils voulaient se secouer la main et se jurer une mutuelle affection et une étroite union d'intérêts, que ne détruiraient plus ni mésintelligences ni jalousies.

William ATKINS, avec beaucoup de franchise et de bonne humeur, répondit qu'ils avaient assez essuyé d'afflictions pour devenir touts sages, et rencontré assez d'ennemis pour devenir touts amis; que, pour sa part, il voulait vivre et mourir avec les autres; que, bien loin de former de mauvais desseins contre les Espagnols, il reconnaissait qu'ils ne lui avaient rien fait que son mauvais caractère n'eût rendu nécessaire et qu'à leur place il n'eût fait, s'il n'avait fait pis; qu'il leur demanderait pardon si je le souhaitais de ses impertinences et de ses brutalités à leur égard; qu'il avait la volonté et le désir de vivre avec eux dans les termes d'une amitié et d'une union parfaites, et qu'il ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour les en convaincre. Enfin, quant à l'Angleterre, qu'il lui importait peu de ne pas y aller de vingt années.

Les Espagnols répondirent qu'à la vérité, dans le commencement, ils avaient désarmé et exclus William ATKINS et ses deux camarades, à cause de leur mauvaise conduite, comme ils me l'avaient fait connaître, et qu'ils en appelaient touts à moi de la nécessité où ils avaient été d'en agir ainsi; mais que William ATKINS s'était conduit avec tant de bravoure dans le grand combat livré aux Sauvages et depuis dans quantité d'occasions, et s'était montré si fidèle et si dévoué aux intérêts généraux de la colonie, qu'ils avaient oublié tout le passé, et pensaient qu'il méritait autant qu'aucun d'eux qu'on lui confiât des armes et qu'on le pourvût de toutes choses nécessaires; qu'en lui déférant le commandement après le gouverneur lui-même, ils avaient témoigné de la foi qu'ils avaient en lui; que s'ils avaient eu foi entière en lui et en ses compatriotes, ils reconnaissaient aussi qu'ils s'étaient montrés dignes de cette foi par tout ce qui peut appeler sur un honnête homme l'estime et la confiance; bref qu'ils saisissaient de tout cœur cette occasion de me donner cette assurance qu'ils n'auraient jamais d'intérêt qui ne fût celui de touts.

D'après ces franches et ouvertes déclarations d'amitié, nous fixâmes le jour suivant pour dîner touts ensemble, et nous fîmes, d'honneur, un splendide festin. Je priai le cook du navire et son aide de venir à terre pour dresser le repas, et l'ancien cuisinier en second que nous avions dans l'île les assista. On tira des provisions du vaisseau: six pièces de bon bœuf, quatre pièces de porc et notre bowl à punch, avec les ingrédients pour en faire; et je leur donnai, en particulier, dix bouteilles de vin clairet de France et dix bouteilles de bière anglaise, choses dont ni les Espagnols ni les Anglais n'avaient goûté depuis bien des années, et dont, cela est croyable, ils furent on ne peut plus ravis.

Les Espagnols ajoutèrent à notre festin cinq chevreaux entiers que les cooks firent rôtir, et dont trois furent envoyés bien couverts à bord du navire, afin que l'équipage se pût régaler de notre viande fraîche, comme nous le faisions à terre de leur salaison.

Après ce banquet, où brilla une innocente gaîté, je fis étaler ma cargaison d'effets; et, pour éviter toute dispute sur la répartition, je leur montrai qu'elle était suffisante pour eux touts, et leur enjoignis à touts de prendre une quantité égale des choses à l'usage du corps, c'est-à-dire égale après confection. Je distribuai d'abord assez de toile pour faire à chacun quatre chemises; mais plus tard, à la requête des Espagnols, je portai ce nombre à six. Ce linge leur fut extrêmement confortable; car, pour ainsi dire, ils en avaient depuis long-temps oublié l'usage, ou ce que c'était que d'en porter.

Je distribuai les minces étoffes anglaises dont j'ai déjà parlé, pour faire à chacun un léger vêtement, en manière de blaude, costume frais et peu gênant que je jugeai le plus convenable à cause de la chaleur de la saison, et j'ordonnai que toutes et quantes fois ils seraient usés, on leur en fît d'autres, comme bon semblerait. Je répartis de même escarpins, souliers, bas et chapeaux.

Je ne saurais exprimer le plaisir et la satisfaction qui éclataient dans l'air de touts ces pauvres gens quand ils virent quel soin j'avais pris d'eux et combien largement je les avais pourvus. Ils me dirent que j'étais leur père, et que d'avoir un correspondant tel que moi dans une partie du monde si lointaine, cela leur ferait oublier qu'ils étaient délaissés sur une terre déserte. Et touts envers moi prirent volontiers l'engagement de ne pas quitter la place sans mon consentement.

Alors je leur présentai les gens que j'avais amenés avec moi, spécialement le tailleur, le forgeron, et les deux charpentiers, personnages fort nécessaires; mais par-dessus tout mon artisan universel, lequel était plus utile pour eux qu'aucune chose qu'ils eussent pu nommer. Le tailleur, pour leur montrer son bon vouloir, se mit immédiatement à l'ouvrage, et avec ma permission leur fit à chacun premièrement une chemise. Qui plus est, non-seulement il enseigna aux femmes à coudre, à piquer, à manier l'aiguille, mais il s'en fit aider pour faire les chemises de leurs maris et de touts les autres.

Quant aux charpentiers, je ne m'appesantirai pas sur leur utilité: ils démontèrent touts mes meubles grossiers et mal bâtis, et en firent promptement des tables convenables, des escabeaux, des châlits, des buffets, des armoires, des tablettes, et autres choses semblables dont on avait faute.

Or pour leur montrer comment la nature fait des ouvriers spontanément, je les menai voir la maison-corbeille de William ATKINS, comme je la nommais; et ils m'avouèrent l'un et l'autre qu'ils n'avaient jamais vu un pareil exemple d'industrie naturelle, ni rien de si régulier et de si habilement construit, du moins en ce genre. À son aspect l'un d'eux, après avoir rêvé quelque temps, se tourna vers moi et dit:—«Je suis convaincu que cet homme n'a pas besoin de nous: donnez-lui seulement des outils.»

Je fis ensuite débarquer toute ma provision d'instruments, et je donnai à chaque homme une bêche, une pelle, et un râteau, au défaut de herses et de charrues; puis pour chaque établissement séparé une pioche, une pince, une doloire et une scie, statuant toujours que toutes et quantes fois quelqu'un de ces outils serait rompu ou usé, on y suppléerait sans difficulté au magasin général que je laisserais en réserve.

Pour des clous, des gâches, des gonds, des marteaux, des gouges, des couteaux, des ciseaux, et des ustensiles et des ferrures de toutes sortes, nos hommes en eurent sans compter selon ce qu'ils demandaient, car aucun ne se fût soucié d'en prendre au-delà de ses besoins: bien fou eût été celui qui les aurait gaspillés ou gâtés pour quelque raison que ce fût. À l'usage du forgeron, et pour son approvisionnement, je laissai deux tonnes de fer brut.

Le magasin de poudre et d'armes que je leur apportais allait jusqu'à la profusion, ce dont ils furent nécessairement fort aises. Ils pouvaient alors, comme j'avais eu coutume de le faire, marcher avec un mousquet sur chaque épaule, si besoin était, et combattre un millier de Sauvages, n'auraient-ils eu qu'un faible avantage de position, circonstance qui ne pouvait leur manquer dans l'occasion.

J'avais mené à terre avec moi le jeune homme dont la mère était morte de faim, et la servante aussi, jeune fille modeste, bien élevée, pieuse, et d'une conduite si pleine de candeur, que chacun avait pour elle une bonne parole. Parmi nous elle avait eu une vie fort malheureuse à bord, où pas d'autre femme qu'elle ne se trouvait; mais elle l'avait supportée avec patience.—Après un court séjour dans l'île, voyant toutes choses si bien ordonnées et en si bon train de prospérer, et considérant qu'ils n'avaient ni affaires ni connaissances dans les Indes-Orientales, ni motif pour entreprendre un si long voyage; considérant tout cela, dis-je, ils vinrent ensemble me trouver, et me demandèrent que je leur permisse de rester dans l'île, et d'entrer dans ma famille, comme ils disaient.

J'y consentis de tout cœur, et on leur assigna une petite pièce de terre, où on leur éleva trois tentes ou maisons, entourées d'un clayonnage, palissadées comme celle d'ATKINS et contiguës à sa plantation. Ces huttes furent disposées de telle façon, qu'ils avaient chacun une chambre à part pour se loger, et un pavillon mitoyen, ou espèce de magasin, pour déposer touts leurs effets et prendre leurs repas. Les deux autres Anglais transportèrent alors leur habitation à la même place, et ainsi l'île demeura divisée en trois colonies, pas davantage. Les Espagnols, avec le vieux VENDREDI et les premiers serviteurs, logeaient à mon ancien manoir au pied de la colline, lequel était, pour ainsi parler, la cité capitale, et où ils avaient tellement augmenté et étendu leurs travaux, tant dans l'intérieur qu'à l'extérieur de la colline, que, bien que parfaitement cachés, ils habitaient fort au large. Jamais, à coup sûr, dans aucune partie du monde, on ne vit une pareille petite cité, au milieu d'un bois, et si secrète.

CONFÉRENCE

Sur l'honneur, mille hommes, s'ils n'eussent su qu'elle existât ou ne l'eussent cherchée à dessein, auraient pu sans la trouver battre l'île pendant un mois: car les arbres avaient cru si épais et si serrés, et s'étaient tellement entrelacés les uns dans les autres, que pour découvrir la place il eût fallu d'abord les abattre, à moins qu'on n'eût trouvé les deux petits passages servant d'entrée et d'issue, ce qui n'était pas fort aisé. L'un était juste au bord de l'eau, sur la rive de la crique, et à plus de deux cents verges du château; l'autre se trouvait au haut de la double escalade, que j'ai déjà exactement décrite. Sur le sommet de la colline il y avait aussi un gros bois, planté serré, de plus d'un acre d'étendue, lequel avait cru promptement, et garantissait la place de toute atteinte de ce côté, où l'on ne pouvait pénétrer que par une ouverture étroite réservée entre deux arbres, et peu facile à découvrir.

L'autre colonie était celle de WILL ATKINS, où se trouvaient quatre familles anglaises, je veux dire les Anglais que j'avais laissés dans l'île, leurs femmes, leurs enfants, trois Sauvages esclaves, la veuve et les enfants de celui qui avait été tué, le jeune homme et la servante, dont, par parenthèse, nous fîmes une femme avant notre départ. Là habitaient aussi les deux charpentiers et le tailleur que je leur avais amenés, ainsi que le forgeron, artisan fort utile, surtout comme arquebusier, pour prendre soin de leurs armes; enfin, mon autre homme, que j'appelais—«Jack-bon-à-tout», et qui à lui seul valait presque vingt hommes; car c'était non-seulement un garçon fort ingénieux, mais encore un joyeux compagnon. Avant de partir nous le mariâmes à l'honnête servante venue avec le jeune homme à bord du navire, ce dont j'ai déjà fait mention.

Maintenant que j'en suis arrivé, à parler de mariage, je me vois naturellement entraîné à dire quelques mots de l'ecclésiastique français, qui pour me suivre avait quitté l'équipage que je recueillis en mer. Cet homme, cela est vrai, était catholique romain, et peut-être choquerais-je par-là quelques personnes si je rapportais rien d'extraordinaire au sujet d'un personnage que je dois, avant de commencer,—pour le dépeindre fidèlement,—en des termes fort à son désavantage aux yeux des Protestants, représenter d'abord comme Papiste, secondement comme prêtre papiste et troisièmement comme prêtre papiste français[14].

Mais la justice exige de moi que je lui donne son vrai caractère; et je dirai donc que c'était un homme grave, sobre, pieux, plein de ferveur, d'une vie régulière, d'une ardente charité, et presque en toutes choses d'une conduite exemplaire. Qui pourrait me blâmer d'apprécier, nonobstant sa communion, la valeur d'un tel homme, quoique mon opinion soit, peut-être ainsi que l'opinion de ceux qui liront ceci, qu'il était dans l'erreur? [15]

Tout d'abord que je m'entretins avec lui, après qu'il eut consenti à aller avec moi aux Indes-Orientales, je trouvai, non sans raison, un charme extrême dans sa conversation. Ce fut de la manière la plus obligeante qu'il entama notre première causerie sur la religion.

—«Sir, dit-il, non-seulement, grâce à Dieu,—à ce nom il se signa la poitrine,—vous m'avez sauvé la vie, mais vous m'avez admis à faire ce voyage dans votre navire, et par votre civilité pleine de déférence vous m'avez reçu dans votre familiarité, en donnant champ libre à mes discours. Or, sir, vous voyez à mon vêtement quelle est ma communion, et je devine, moi, par votre nation, quelle est la vôtre. Je puis penser qu'il est de mon devoir, et cela n'est pas douteux, d'employer touts mes efforts, en toute occasion, pour amener le plus d'âmes que je puis et à la connaissance de la vérité et à embrasser la doctrine catholique; mais, comme je suis ici sous votre bon vouloir et dans votre famille, vos amitiés m'obligent, aussi bien que la décence et les convenances, à me ranger sous votre obéissance. Je n'entrerai donc pas plus avant que vous ne m'y autoriserez dans aucun débat sur des points de religion touchant lesquels nous pourrions différer de sentiments.

Je lui dis que sa conduite était si pleine de modestie, que je ne pouvais ne pas en être pénétré; qu'à la vérité nous étions de ces gens qu'ils appelaient hérétiques, mais qu'il n'était pas le premier catholique avec lequel j'eusse conversé sans tomber dans quelques difficultés ou sans porter la question un peu haut dans le débat; qu'il ne s'en trouverait pas plus mal traité pour avoir une autre opinion que nous, et que si nous ne nous entretenions pas sur cette matière sans quelque aigreur d'un côté ou de l'autre, ce serait sa faute et non la nôtre.

Il répliqua qu'il lui semblait facile d'éloigner toute dispute de nos entretiens; que ce n'était point son affaire de convertir les principes de chaque homme avec qui il discourait, et qu'il désirait converser avec moi plutôt en homme du monde qu'en religieux; que si je voulais lui permettre de discourir quelquefois sur des sujets de religion, il le ferait très-volontiers; qu'alors il ne doutait point que je ne le laissasse défendre ses propres opinions aussi bien qu'il le pourrait, mais que sans mon agrément il n'ouvrirait jamais la bouche sur pareille matière.

Il me dit encore que, pour le bien du navire et le salut de tout ce qui s'y trouvait, il ne cesserait de faire tout ce qui seyait à sa double mission de prêtre et de Chrétien; et que, nonobstant que nous ne voulussions pas peut-être nous réunir à lui, et qu'il ne pût joindre ses prières aux nôtres, il espérait pouvoir prier pour nous, ce qu'il ferait en toute occasion. Telle était l'allure de nos conversations; et, de même qu'il était d'une conduite obligeante et noble, il était, s'il peut m'être permis de le dire, homme de bon sens, et, je crois, d'un grand savoir.

Il me fit un fort agréable récit de sa vie et des événements extraordinaires dont elle était semée. Parmi les nombreuses aventures qui lui étaient advenues depuis le peu d'années qu'il courait le monde, celle-ci était surtout très-remarquable. Durant le voyage qu'il poursuivait encore, il avait eu la disgrâce d'être embarqué et débarqué cinq fois, sans que jamais aucun des vaisseaux où il se trouvait fût parvenu à sa destination. Son premier dessein était d'aller à la Martinique, et il avait pris passage à Saint-Malo sur un navire chargé pour cette île; mais, contraint par le mauvais temps de faire relâche à Lisbonne, le bâtiment avait éprouvé quelque avarie en échouant dans l'embouchure du Tage, et on avait été obligé de décharger sa cargaison. Là, trouvant un vaisseau portugais nolisé pour Madère prêt à mettre à la voile, et supposant rencontrer facilement dans ce parage un navire destiné pour la Martinique, il s'était donc rembarqué. Mais le capitaine de ce bâtiment portugais, lequel était un marin négligent, s'étant trompé dans son estime, avait dérivé jusqu'à Fayal, où toutefois il avait eu la chance de trouver un excellent débit de son chargement, qui consistait en grains. En conséquence, il avait résolu de ne point aller à Madère, mais de charger du sel à l'île de May, et de faire route de là pour Terre-Neuve.—Notre jeune ecclésiastique dans cette occurrence n'avait pu que suivre la fortune du navire, et le voyage avait été assez heureux jusqu'aux Bancs,—on appelle ainsi le lieu où se fait la pêche. Ayant rencontré là un bâtiment français parti de France pour Québec, sur la rivière du Canada, puis devant porter des vivres à la Martinique, il avait cru tenir une bonne occasion d'accomplir son premier dessein; mais, arrivé à Québec, le capitaine était mort, et le vaisseau n'avait pas poussé plus loin. Il s'était donc résigné à retourner en France sur le navire qui avait brûlé en mer, et dont nous avions recueilli l'équipage, et finalement il s'était embarqué avec nous pour les Indes-Orientales, comme je l'ai déjà dit.—C'est ainsi qu'il avait été désappointé dans cinq voyages, qui touts, pour ainsi dire, n'en étaient qu'un seul: cela soit dit sans préjudice de ce que j'aurai occasion de raconter de lui par la suite.

Mais je ne ferai point de digression sur les aventures d'autrui étrangères à ma propre histoire.—Je retourne à ce qui concerne nos affaires de l'île. Notre religieux,—car il passa avec nous tout le temps que nous séjournâmes à terre,—vint me trouver un matin, comme je me disposais à aller visiter la colonie des Anglais, dans la partie la plus éloignée de l'île; il vint à moi, dis-je, et me déclara d'un air fort grave qu'il aurait désiré depuis deux ou trois jours trouver le moment opportun de me faire une ouverture qui, espérait-il, ne me serait point désagréable, parce qu'elle lui semblait tendre sous certains rapports à mon dessein général, le bonheur de ma nouvelle colonie, et pouvoir sans doute la placer, au moins plus avant qu'elle ne l'était selon lui, dans la voie des bénédictions de Dieu.

Je restai un peu surpris à ces dernières paroles; et l'interrompant assez brusquement:—«Comment, sir, m'écriai-je, peut-on dire que nous ne sommes pas dans la voie des bénédictions de Dieu, après l'assistance si palpable et les délivrances si merveilleuses que nous avons vues ici, et dont je vous ai donné un long détail?»

—S'il vous avait plu de m'écouter, sir, répliqua-t-il avec beaucoup de modération et cependant avec une grande vivacité, vous n'auriez pas eu lieu d'être fâché, et encore moins de me croire assez dénué de sens pour insinuer que vous n'avez pas eu d'assistances et de délivrances miraculeuses. J'espère, quant à vous-même, que vous êtes dans la voie des bénédictions de Dieu, et que votre dessein est bon, et qu'il prospérera. Mais, sir, vos desseins fussent-t-ils encore meilleurs, au-delà même de ce qui vous est possible, il peut y en avoir parmi vous dont les actions ne sont pas aussi irréprochables; or, dans l'histoire des enfants d'Israël, qu'il vous souvienne d'Haghan, qui, lui seul, suffit, dans le camp, pour détourner la bénédiction de Dieu de tout le peuple et lui rendre son bras si redoutable, que trente-six d'entre les Hébreux, quoiqu'ils n'eussent point trempé dans le crime, devinrent l'objet de la vengeance céleste, et portèrent le poids du châtiment.»

Je lui dis, vivement touché de ce discours, que sa conclusion était si juste, que ses intentions me paraissaient si sincères et qu'elles étaient de leur nature réellement si religieuses, que j'étais fort contrit de l'avoir interrompu, et que je le suppliais de poursuivre. Cependant, comme il semblait que ce que nous avions à nous dire dût prendre quelque temps, je l'informai que j'allais visiter la plantation des Anglais, et lui demandai s'il voulait venir avec moi, que nous pourrions causer de cela chemin faisant. Il me répondit qu'il m'y accompagnerait d'autant plus volontiers que c'était là qu'en partie s'était passée la chose dont il désirait m'entretenir. Nous partîmes donc, et je le pressai de s'expliquer franchement et ouvertement sur ce qu'il avait à me dire.

—«Eh bien, sir, me dit-il, veuillez me permettre d'établir quelques propositions comme base de ce que j'ai à dire, afin que nous ne différions pas sur les principes généraux, quoique nous puissions être d'opinion différente sur la pratique des détails. D'abord, sir, malgré que nous divergions sur quelques points de doctrine religieuse,—et il est très-malheureux qu'il en soit ainsi, surtout dans le cas présent, comme je le démontrerai ensuite,—il est cependant quelques principes généraux sur lesquels nous sommes d'accord: nommément qu'il y a un Dieu, et que Dieu nous ayant donné des lois générales et fixes de devoir et d'obéissance, nous ne devons pas volontairement et sciemment l'offenser, soit en négligeant de faire ce qu'il a commandé, soit en faisant ce qu'il a expressément défendu. Quelles que soient nos différentes religions, ce principe général est spontanément avoué par nous touts, que la bénédiction de Dieu ne suit pas ordinairement une présomptueuse transgression de sa Loi.

SUITE DE LA CONFÉRENCE

«Tout bon chrétien devra donc mettre ses plus tendres soins à empêcher que ceux qu'il tient sous sa tutelle ne vivent dans un complet oubli de Dieu et de ses commandements. Parce que vos hommes sont protestants, quel que puisse être d'ailleurs mon sentiment, cela ne me décharge pas de la sollicitude que je dois avoir de leurs âmes et des efforts qu'il est de mon devoir de tenter, si le cas y échoit, pour les amener à vivre à la plus petite distance et dans la plus faible inimitié possibles de leur Créateur, surtout si vous me permettez d'entreprendre à ce point sur vos attributions.»

Je ne pouvais encore entrevoir son but; cependant je ne laissai pas d'applaudir à ce qu'il avait dit. Je le remerciai de l'intérêt si grand qu'il prenait à nous, et je le priai du vouloir bien exposer les détails de ce qu'il avait observé, afin que je pusse, comme Josué,—pour continuer sa propre parabole,—éloigner de nous la chose maudite.

—«Eh bien! soit, me dit-il, je vais user de la liberté que vous me donnez.—Il y a trois choses, lesquelles, si je ne me trompe, doivent arrêter ici vos efforts dans la voie des bénédictions de Dieu, et que, pour l'amour de vous et des vôtres, je me réjouirais de voir écartées. Sir, j'ai la persuasion que vous les reconnaîtrez comme moi dès que je vous les aurai nommées, surtout quand je vous aurai convaincu qu'on peut très-aisément, et à votre plus grande satisfaction, remédier à chacune de ces choses.

Et là-dessus il ne me permit pas de placer quelques mots polis, mais il continua:—D'abord, sir, dit-il, vous avez ici quatre Anglais qui sont allés chercher des femmes chez les Sauvages, en ont fait leurs épouses, en ont eu plusieurs enfants, et cependant ne sont unis à elles selon aucune coutume établie et légale, comme le requièrent les lois de Dieu et les lois des hommes; ce ne sont donc pas moins, devant les unes et les autres, que des adultères, vivant dans l'adultère. À cela, sir, je sais que vous objecterez qu'ils n'avaient ni clerc, ni prêtre d'aucune sorte ou d'aucune communion pour accomplir la cérémonie; ni plumes, ni encre, ni papier, pour dresser un contrat de mariage et y apposer réciproquement leur seing. Je sais encore, sir, ce que le gouverneur vous a dit, de l'accord auquel il les obligea de souscrire quand ils prirent ces femmes, c'est-à-dire qu'ils les choisiraient d'après un mode consenti et les garderaient séparément; ce qui, soit dit en passant, n'a rien d'un mariage, et n'implique point l'engagement des femmes comme épouses: ce n'est qu'un marché fait entre les hommes pour prévenir les querelles entre eux.

» Or, sir, l'essence du sacrement de mariage,—il l'appelait ainsi, étant catholique romain,—consiste non-seulement dans le consentement mutuel des parties à se prendre l'une l'autre pour mari et épouse, mais encore dans l'obligation formelle et légale renfermée dans le contrat, laquelle force l'homme et la femme de s'avouer et de se reconnaître pour tels dans touts les temps; obligation imposant à l'homme de s'abstenir de toute autre femme, de ne contracter aucun autre engagement tandis que celui-ci subsiste, et, dans toutes les occasions, autant que faire se peut, de pourvoir convenablement son épouse et ses enfants; obligation qui, mutatis mutandis, soumet de son côté la femme aux mêmes ou à de semblables conditions.

» Or, sir, ces hommes peuvent, quand il leur plaira ou quand l'occasion s'en présentera, abandonner ces femmes, désavouer leurs enfants, les laisser périr, prendre d'autres femmes et les épouser du vivant des premières.»—Ici il ajouta, non sans quelque chaleur:—«Comment, sir, Dieu est-il honoré par cette liberté illicite? et comment sa bénédiction couronnera-t-elle vos efforts dans ce lieu, quoique bons en eux-mêmes, quoique honnêtes dans leur but; tandis que ces hommes, qui sont présentement vos sujets, sous votre gouvernement et votre domination absolus, sont autorisés par vous à vivre ouvertement dans l'adultère?»

Je l'avoue, je fus frappé de la chose, mais beaucoup encore des arguments convaincants dont il l'avait appuyée; car il était certainement vrai que, malgré qu'ils n'eussent point d'ecclésiastique sur les lieux, cependant un contrat formel des deux parties, fait par-devant témoins, confirmé au moyen de quelque signe par lequel ils se seraient touts reconnus engagés, n'eût-il consisté que dans la rupture d'un fétu, et qui eût obligé les hommes à avouer ces femmes pour leurs épouses en toute circonstance, à ne les abandonner jamais, ni elles ni leurs enfants, et les femmes à en agir de même à l'égard de leurs maris, eût été un mariage valide et légal à la face de Dieu. Et c'était une grande faute de ne l'avoir pas fait.

Je pensai pouvoir m'en tirer avec mon jeune prêtre en lui disant que tout cela avait été fait durant mon absence, et que depuis tant d'années ces gens vivaient ensemble, que, si c'était un adultère, il était sans remède; qu'à cette heure on n'y pouvait rien.

—«sir, en vous demandant pardon d'une telle liberté, répliqua-t-il, vous avez raison en cela, que, la chose s'étant consommée en votre absence, vous ne sauriez être accusé d'avoir connivé au crime. Mais, je vous en conjure, ne vous flattez pas d'être pour cela déchargé de l'obligation de faire maintenant tout votre possible pour y mettre fin. Qu'on impute le passé à qui l'on voudra! Comment pourriez-vous ne pas penser qu'à l'avenir le crime retombera entièrement sur vous, puisque aujourd'hui il est certainement en votre pouvoir de lever le scandale, et que nul autre n'a ce pouvoir que vous?»

Je fus encore assez stupide pour ne pas le comprendre, et pour m'imaginer que par—«lever le scandale»,—il entendait que je devais les séparer et ne pas souffrir qu'ils vécussent plus long-temps ensemble. Aussi lui dis-je que c'était chose que je ne pouvais faire en aucune façon; car ce serait vouloir mettre l'île entière dans la confusion. Il parut surpris que je me fusse si grossièrement mépris.—«Non, sir», reprit-il, je n'entends point que vous deviez les séparer, mais bien au contraire les unir légalement et efficacement. Et, sir, comme mon mode de mariage pourrait bien ne pas leur agréer facilement, tout valable qu'il serait, même d'après vos propres lois, je vous crois qualifié devant Dieu et devant les hommes pour vous en acquitter vous-même par un contrat écrit, signé par les deux époux et par touts les témoins présents, lequel assurément serait déclaré valide par toutes les législations de l'Europe.»

Je fus étonné de lui trouver tant de vraie piété, un zèle si sincère, qui plus est dans ses discours une impartialité si peu commune touchant son propre parti ou son Église, enfin une si fervente sollicitude pour sauver des gens avec lesquels il n'avait ni relation ni accointance; pour les sauver, dis-je, de la transgression des lois de Dieu. Je n'avais en vérité rencontré nulle part rien de semblable. Or, récapitulant tout ce qu'il avait dit touchant le moyen de les unir par contrat écrit, moyen que je tenais aussi pour valable, je revins à la charge et je lui répondis que je reconnaissais que tout ce qu'il avait dit était fort juste et très-bienveillant de sa part, que je m'en entretiendrais avec ces gens tout-à-l'heure, dès mon arrivée; mais que je ne voyais pas pour quelle raison ils auraient des scrupules à se laisser touts marier par lui: car je n'ignorais pas que cette alliance serait reconnue aussi authentique et aussi valide en Angleterre que s'ils eussent été mariés par un de nos propres ministres. Je dirai en son temps ce qui se fit à ce sujet.

Je le pressai alors de me dire quelle était la seconde plainte qu'il avait à faire, en reconnaissant que je lui étais fort redevable quant à la première, et je l'en remerciai cordialement. Il me dit qu'il userait encore de la même liberté et de la même franchise et qu'il espérait que je prendrais aussi bien.—Le grief était donc que, nonobstant que ces Anglais mes sujets, comme il les appelait, eussent vécu avec ces femmes depuis près de sept années, et leur eussent appris à parler l'anglais, même à le lire, et qu'elles fussent, comme il s'en était apperçu, des femmes assez intelligentes et susceptibles d'instruction, ils ne leur avaient rien enseigné jusque alors de la religion chrétienne, pas seulement fait connaître qu'il est un Dieu, qu'il a un culte, de quelle manière Dieu veut être servi, ni que leur propre idolâtrie et leur adoration étaient fausses et absurdes.

C'était, disait-il, une négligence injustifiable; et que Dieu leur en demanderait certainement compte, et que peut-être il finirait par leur arracher l'œuvre des mains. Tout ceci fut prononcé avec beaucoup de sensibilité et de chaleur.—«Je suis persuadé, poursuivit-il, que si ces homme eussent vécu dans la contrée sauvage d'où leurs femmes sont venues, les Sauvages auraient pris plus de peine pour les amener à se faire idolâtres et à adorer le démon, qu'aucun d'eux, autant que je puis le voir, n'en a pris pour instruire sa femme dans la connaissance du vrai Dieu.—Or, sir, continua-t-il, quoique je ne sois pas de votre communion, ni vous de la mienne, cependant, l'un et l'autre, nous devrions être joyeux de voir les serviteurs du démon et les sujets de son royaume apprendre à connaître les principes généreux de la religion chrétienne, de manière qu'ils puissent au moins posséder quelques notions de Dieu et d'un Rédempteur, de la résurrection et d'une vie future, choses auxquelles nous touts nous croyons. Au moins seraient-ils ainsi beaucoup plus près d'entrer dans le giron de la véritable Église qu'ils ne le sont maintenant en professant publiquement l'idolâtrie et le culte de Satan.»

Je n'y tins plus; je le pris dans mes bras et l'embrassai avec un excès de tendresse.—«Que j'étais loin, lui dis-je, de comprendre le devoir le plus essentiel d'un Chrétien, c'est-à-dire de vouloir avec amour l'intérêt de l'Église chrétienne et le bien des âmes de notre prochain! À peine savais-je ce qu'il faut pour être chrétien.»—«Oh, monsieur, ne parlez pas ainsi, répliqua-t-il; la chose ne vient pas de votre faute.»—«Non, dis-je, mais pourquoi ne l'ai-je pas prise à cœur comme vous?»—«Il n'est pas trop tard encore, dit-il; ne soyez pas si prompt à vous condamner vous-même.»—«Mais, qu'y a-t-il à faire maintenant? repris-je. Vous voyez que je suis sur le point de partir.»—«Voulez-vous me permettre, sir, d'en causer avec ces pauvres hommes?»—«Oui, de tout mon cœur, répondis-je, et je les obligerai à se montrer attentifs à ce que vous leur direz.»—«Quant à cela, dit-il, nous devons les abandonner à la grâce du Christ; notre affaire est seulement de les assister, de les encourager et de les instruire. Avec votre permission et la bénédiction de Dieu, je ne doute point que ces pauvres âmes ignorantes n'entrent dans le grand domaine de la chrétienté, sinon dans la foi particulière que nous embrassons touts, et cela même pendant que vous serez encore ici.»—«Là-dessus, lui dis-je, non-seulement je vous accorde cette permission, mais encore je vous donne mille remercîments.»—De ce qui s'en est suivi je ferai également mention en son lieu.

Je le pressai de passer au troisième article, sur lequel nous étions répréhensibles.—«En vérité, dit-il, il est de la même nature, et je poursuivrai, moyennant votre permission, avec la même franchise. Il s'agit de vos pauvres Sauvages de par là-bas, qui sont devenus,—pour ainsi parler,—vos sujets par droit de conquête. Il y a une maxime, sir, qui est ou doit être reçue parmi touts les Chrétiens, de quelque communion ou prétendue communion qu'ils soient, et cette maxime est que la créance chrétienne doit être propagée par touts les moyens et dans toutes les occasions possibles. C'est d'après ce principe que notre Église envoie des missionnaires dans la Perse, dans l'Inde, dans la Chine, et que notre clergé, même du plus haut rang, s'engage volontairement dans les voyages les plus hasardeux, et pénètre dans les plus dangereuses résidences, parmi les barbares et les meurtriers, pour leur enseigner la connaissance du vrai Dieu et les amener à embrasser la Foi chrétienne.

ARRIVÉE CHEZ LES ANGLAIS

«Or, vous, sir, vous avez ici une belle occasion de convertir trente-six ou trente-sept pauvres Sauvages idolâtres à la connaissance de Dieu, leur Créateur et Rédempteur, et je trouve très-extraordinaire que vous laissiez échapper une pareille opportunité de faire une bonne œuvre, digne vraiment qu'un homme y consacra son existence tout entière.»

Je restai muet, je n'avais pas un mot à dire. Là devant les yeux j'avais l'ardeur d'un zèle véritablement chrétien pour Dieu et la religion; quels que fussent d'ailleurs les principes particuliers de ce jeune homme de bien. Quant à moi, jusqu'alors je n'avais pas même eu dans le cœur une pareille pensée, et sans doute je ne l'aurais jamais conçue; car ces Sauvages étaient pour moi des esclaves, des gens que, si nous eussions eu à les employer à quelques travaux, nous aurions traités comme tels, ou que nous aurions été fort aises de transporter dans toute autre partie du monde. Notre affaire était de nous en débarrasser. Nous aurions touts été satisfaits de les voir partir pour quelque pays, pourvu qu'ils ne revissent jamais le leur.—Mais revenons à notre sujet. J'étais, dis-je, resté confondu à son discours, et je ne savais quelle réponse lui faire. Il me regarda fixement, et, remarquant mon trouble:—«sir, dit-il, je serais désolé si quelqu'une de mes paroles avait pu vous offenser.»—«Non, non, repartis-je, ma colère ne s'adresse qu'à moi-même. Je suis profondément contristé non-seulement de n'avoir pas eu la moindre idée de cela jusqu'à cette heure, mais encore de ne pas savoir à quoi me servira la connaissance que j'en ai maintenant. Vous n'ignorez pas, sir, dans quelles circonstances je me trouve. Je vais aux Indes-Orientales sur un navire frété par des négociants, envers lesquels ce serait commettre une injustice criante que de retenir ici leur bâtiment, l'équipage étant pendant tout ce temps nourri et payé aux frais des armateurs. Il est vrai que j'ai stipulé qu'il me serait loisible de demeurer douze jours ici, et que si j'y stationnais davantage, je paierais trois livres sterling par jour de starie. Toutefois je ne puis prolonger ma starie au-delà de huit jours: en voici déjà treize que je séjourne en ce lieu. Je suis donc tout-à-fait dans l'impossibilité de me mettre à cette œuvre, à moins que je ne me résigne à être de nouveau abandonné sur cette île; et, dans ce cas, si ce seul navire venait à se perdre sur quelque point de sa course, je retomberais précisément dans le même état où je me suis trouvé une première fois ici, et duquel j'ai été si merveilleusement délivré.»

Il avoua que les clauses de mon voyage étaient onéreuses; mais il laissa à ma conscience à prononcer si le bonheur de sauver trente-sept âmes ne valait pas la peine que je hasardasse tout ce que j'avais au monde. N'étant pas autant que lui pénétré de cela, je lui répliquai ainsi:—«C'est en effet, sir, chose fort glorieuse que d'être un instrument dans la main de Dieu pour convertir trente-sept payens à la connaissance du Christ. Mais comme vous êtes un ecclésiastique et préposé à cette œuvre, il semble qu'elle entre naturellement dans le domaine de votre profession; comment se fait-il donc qu'au lieu de m'y exhorter, vous n'offriez pas vous-même de l'entreprendre?»

À ces mots, comme il marchait à mon côté, il se tourna face à face avec moi, et, m'arrêtant tout court, il me fit une profonde révérence.—«Je rends grâce à Dieu et à vous du fond de mon cœur, sir, dit-il, de m'avoir appelé si manifestement à une si sainte entreprise; et si vous vous en croyez dispensé et désirez que je m'en charge, je l'accepte avec empressement, et je regarderai comme une heureuse récompense des périls et des peines d'un voyage aussi interrompu et aussi malencontreux que le mien, de vaquer enfin à une œuvre si glorieuse.»

Tandis qu'il parlait ainsi, je découvris sur son visage une sorte de ravissement, ses yeux étincelaient comme le feu, sa face s'embrasait, pâlissait et se renflammait, comme s'il eût été en proie à des accès. En un mot il était rayonnant de joie de se voir embarqué dans une pareille entreprise. Je demeurai fort long-temps sans pouvoir exprimer ce que j'avais à lui dire; car j'étais réellement surpris de trouver un homme d'une telle sincérité et d'une telle ferveur, et entraîné par son zèle au-delà du cercle ordinaire des hommes, non-seulement de sa communion, mais de quelque communion que ce fût. Or après avoir considéré cela quelques instants, je lui demandai sérieusement, s'il était vrai qu'il voulût s'aventurer dans la vue seule d'une tentative à faire auprès de ces pauvres gens, à rester enfermé dans une île inculte, peut-être pour la vie, et après tout sans savoir même s'il pourrait ou non leur procurer quelque bien.

Il se tourna brusquement vers moi, et s'écria:—«Qu'appelez-vous s'aventurer! Dans quel but, s'il vous plaît, sir, ajouta-t-il, pensez-vous que j'aie consenti à prendre passage à bord de votre navire pour les Indes-Orientales?»—«Je ne sais, dis-je, à moins que ce ne fût pour prêcher les Indiens.»—«Sans aucun doute, répondit-il. Et croyez-vous que si je puis convertir ces trente-sept hommes à la Foi du Christ, je n'aurai pas dignement employé mon temps, quand je devrais même n'être jamais retiré de l'île? Le salut de tant d'âmes n'est-il pas infiniment plus précieux que ne l'est ma vie et même celle de vingt autres de ma profession? Oui, sir, j'adresserais toute ma vie des actions de grâce au Christ et à la Sainte-Vierge si je pouvais devenir le moindre instrument heureux du salut de l'âme de ces pauvres hommes, dussé-je ne jamais mettre le pied hors de cette île, et ne revoir jamais mon pays natal. Or puisque vous voulez bien me faire l'honneur de me confier cette tâche,—en reconnaissance de quoi je prierai pour vous touts les jours de ma vie,—je vous adresserai une humble requête»—«Qu'est-ce? lui dis-je.»—«C'est, répondit-il, de laisser avec moi votre serviteur VENDREDI, pour me servir d'interprète et me seconder auprès de ces Sauvages; car sans trucheman je ne saurais en être entendu ni les entendre.»

Je fus profondément ému à cette demande, car je ne pouvais songer à me séparer de VENDREDI, et pour maintes raisons. Il avait été le compagnon de mes travaux; non-seulement il m'était fidèle, mais son dévouement était sans bornes, et j'avais résolu de faire quelque chose de considérable pour lui s'il me survivait, comme c'était probable. D'ailleurs je pensais qu'ayant fait de VENDREDI un Protestant, ce serait vouloir l'embrouiller entièrement que de l'inciter à embrasser une autre communion. Il n'eût jamais voulu croire, tant que ses yeux seraient restés ouverts, que son vieux maître fût un hérétique et serait damné. Cela ne pouvait donc avoir pour résultat que de ruiner les principes de ce pauvre garçon et de le rejeter dans son idolâtrie première.

Toutefois, dans cette angoisse, je fus soudainement soulagé par la pensée que voici: je déclarai à mon jeune prêtre qu'en honneur je ne pouvais pas dire que je fusse prêt à me séparer de VENDREDI pour quelque motif que ce pût être, quoiqu'une œuvre qu'il estimait plus que sa propre vie dût sembler à mes yeux de beaucoup plus de prix que la possession ou le départ d'un serviteur; que d'ailleurs j'étais persuadé que VENDREDI ne consentirait jamais en aucune façon à se séparer de moi, et que l'y contraindre violemment serait une injustice manifeste, parce que je lui avais promis que je ne le renverrais jamais, et qu'il m'avait promis et juré de ne jamais m'abandonner, à moins que je ne le chassasse.

Là-dessus notre abbé parut fort en peine, car tout accès à l'esprit de ces pauvres gens lui était fermé, puisqu'il ne comprenait pas un seul mot de leur langue, ni eux un seul mot de la sienne. Pour trancher la difficulté, je lui dis que le père de VENDREDI avait appris l'espagnol, et que lui-même, le connaissant, il pourrait lui servir d'interprète. Ceci lui remit du baume dans le cœur, et rien n'eût pu le dissuader de rester pour tenter la conversion des Sauvages. Mais la Providence donna à toutes ces choses un tour différent et fort heureux.

Je reviens maintenant à la première partie de ses reproches.—Quand nous fûmes arrivés chez les Anglais, je les mandai touts ensemble, et, après leur avoir rappelé ce que j'avais fait pour eux, c'est-à-dire de quels objets nécessaires je les avais pourvus et de quelle manière ces objets avaient été distribués, ce dont ils étaient pénétrés et reconnaissants, je commençai à leur parler de la vie scandaleuse qu'ils menaient, et je leur répétai toutes les remarques que le prêtre avait déjà faites à cet égard. Puis, leur démontrant combien cette vie était anti-chrétienne et impie, je leur demandai s'ils étaient mariés ou célibataires. Ils m'exposèrent aussitôt leur état, et me déclarèrent que deux d'entre eux étaient veufs et les trois autres simplement garçons.—«Comment, poursuivis-je, avez-vous pu en bonne conscience prendre ces femmes, cohabiter avec elles comme vous l'avez fait, les appeler vos épouses, en avoir un si grand nombre d'enfants, sans être légitimement mariés?»

Ils me firent touts la réponse à laquelle je m'attendais, qu'il n'y avait eu personne pour les marier; qu'ils s'étaient engagés devant le gouverneur à les prendre pour épouses et à les garder et à les reconnaître comme telles, et qu'ils pensaient, eu égard à l'état des choses, qu'ils étaient aussi légitimement mariés que s'ils l'eussent été par un recteur et avec toutes les formalités du monde.

Je leur répliquai que sans aucun doute ils étaient unis aux yeux de Dieu et consciencieusement obligés de garder ces femmes pour épouses; mais que les lois humaines étant touts autres, ils pouvaient prétendre n'être pas liés et délaisser à l'avenir ces malheureuses et leurs enfants; et qu'alors leurs épouses, pauvres femmes désolées, sans amis et sans argent, n'auraient aucun moyen de se sortir de peine. Aussi, leur dis-je, à moins que je ne fusse assuré de la droiture de leurs intentions, que je ne pouvais rien pour eux; que j'aurais soin que ce que je ferais fût, à leur exclusion, tout au profit de leurs femmes et de leurs enfants; et, à moins qu'ils ne me donnassent l'assurance qu'ils épouseraient ces femmes, que je ne pensais pas qu'il fût convenable qu'ils habitassent plus long-temps ensemble conjugalement; car c'était tout à la fois scandaleux pour les hommes et offensant pour Dieu, dont ils ne pouvaient espérer la bénédiction s'ils continuaient de vivre ainsi.

Tout se passa selon mon attente. Ils me déclarèrent, principalement ATKINS, qui semblait alors parler pour les autres, qu'ils aimaient leurs femmes autant que si elles fussent nées dans leur propre pays natal, et qu'ils ne les abandonneraient sous aucun prétexte au monde; qu'ils avaient l'intime croyance qu'elles étaient tout aussi vertueuses, tout aussi modestes, et qu'elles faisaient tout ce qui dépendait d'elles pour eux et pour leurs enfants tout aussi bien que quelque femme que ce pût être. Enfin que nulle considération ne pourrait les en séparer. William ATKINS ajouta, pour son compte, que si quelqu'un voulait l'emmener et lui offrait de le reconduire en Angleterre et de le faire capitaine du meilleur navire de guerre de la Marine, il refuserait de partir s'il ne pouvait transporter avec lui sa femme et ses enfants; et que, s'il se trouvait un ecclésiastique à bord, il se marierait avec elle sur-le-champ et de tout cœur.

C'était là justement ce que je voulais. Le prêtre n'était pas avec moi en ce moment, mais il n'était pas loin. Je dis donc à ATKINS, pour l'éprouver jusqu'au bout, que j'avais avec moi un ecclésiastique, et que, s'il était sincère, je le marierais le lendemain; puis je l'engageai à y réfléchir et à en causer avec les autres. Il me répondit que, quant à lui-même, il n'avait nullement besoin de réflexion, car il était fort disposé à cela, et fort aise que j'eusse un ministre avec moi. Son opinion était d'ailleurs que touts y consentiraient également. Je lui déclarai alors que mon ami le ministre était Français et ne parlait pas anglais; mais que je ferais entre eux l'office de clerc. Il ne me demanda seulement pas s'il était papiste ou protestant, ce que vraiment je redoutais. Jamais même il ne fut question de cela. Sur ce nous nous séparâmes. Moi je retournai vers mon ecclésiastique et William ATKINS rentra pour s'entretenir avec ses compagnons.—Je recommandai au prêtre français de ne rien leur dire jusqu'à ce que l'affaire fût tout-à-fait mûre, et je lui communiquai leur réponse.

CONVERSION DE WILLIAM ATKINS

Avant que j'eusse quitté leur habitation ils vinrent touts à moi pour m'annoncer qu'ils avaient considéré ce que je leur avais dit; qu'ils étaient ravis d'apprendre que j'eusse un ecclésiastique en ma compagnie, et qu'ils étaient prêts à me donner la satisfaction que je désirais, et à se marier dans les formes dès que tel serait mon plaisir; car ils étaient bien éloignés de souhaiter de se séparer de leurs femmes, et n'avaient eu que des vues honnêtes quand ils en avaient fait choix. J'arrêtai alors qu'ils viendraient me trouver le lendemain matin, et dans cette entrefaite qu'ils expliqueraient à leurs femmes le sens de la loi du mariage, dont le but n'était pas seulement de prévenir le scandale, mais de les obliger, eux, à ne point les délaisser, quoi qu'il pût advenir.

Les femmes saisirent aisément l'esprit de la chose, et en furent très-satisfaites, comme en effet elles avaient sujet de l'être. Aussi ne manquèrent-ils pas le lendemain de se réunir touts dans mon appartement, où je produisis mon ecclésiastique. Quoiqu'il n'eût pas la robe d'un ministre anglican, ni le costume d'un prêtre français, comme il portait un vêtement noir, à peu près en manière de soutane, et noué d'une ceinture, il ne ressemblait pas trop mal à un parleur. Quant au mode de communication, je fus son interprète.

La gravité de ses manières avec eux, et les scrupules qu'il se fit de marier les femmes, parce qu'elles n'étaient pas baptisées et ne professaient pas la Foi chrétienne, leur inspirèrent une extrême révérence pour sa personne. Après cela il ne leur fut pas nécessaire de s'enquérir s'il était ou non ecclésiastique.

Vraiment je craignis que son scrupule ne fût poussé si loin, qu'il ne voulût pas les marier du tout. Nonobstant tout ce que je pus dire, il me résista, avec modestie, mais avec fermeté; et enfin il refusa absolument de les unir, à moins d'avoir conféré préalablement avec les hommes et avec les femmes aussi. Bien que d'abord j'y eusse un peu répugné, je finis par y consentir de bonne grâce, après avoir reconnu la sincérité de ses vues.

Il commença par leur dire que je l'avais instruit de leur situation et du présent dessein; qu'il était tout disposé à s'acquitter de cette partie de son ministre, à les marier enfin, comme j'en avais manifesté le désir; mais qu'avant de pouvoir le faire, il devait prendre la liberté de s'entretenir avec eux. Alors il me déclara qu'aux yeux de tout homme et selon l'esprit des lois sociales, ils avaient vécu jusqu'à cette heure dans un adultère patent, auquel rien que leur consentement à se marier ou à se séparer effectivement et immédiatement ne pouvait mettre un terme; mais qu'en cela il s'élevait même, relativement aux lois chrétiennes du mariage, une difficulté qui ne laissait pas de l'inquiéter, celle d'unir un Chrétien à une Sauvage, une idolâtre, une payenne, une créature non baptisée; et cependant qu'il ne voyait pas qu'il y eût le loisir d'amener ces femmes par la voie de la persuasion à se faire baptiser, ou à confesser le nom du Christ, dont il doutait qu'elles eussent jamais ouï parler, et sans quoi elles ne pouvaient recevoir le baptême.

Il leur déclara encore qu'il présumait qu'eux-mêmes n'étaient que de très-indifférents Chrétiens, n'ayant qu'une faible connaissance de Dieu et de ses voies; qu'en conséquence il ne pouvait s'attendre à ce qu'ils en eussent dit bien long à leurs femmes sur cet article; et que, s'ils ne voulaient promettre de faire touts leurs efforts auprès d'elles pour les persuader de devenir chrétiennes et de les instruire de leur mieux dans la connaissance et la croyance de Dieu qui les a créées, et dans l'adoration de Jésus-Christ qui les a rachetées, il ne pourrait consacrer leur union; car il ne voulait point prêter les mains à une alliance de Chrétiens à des Sauvages, chose contraire aux principes de la religion chrétienne et formellement défendue par la Loi de Dieu.

Ils écoutèrent fort attentivement tout ceci, que, sortant de sa bouche, je leur transmettais très-fidèlement et aussi littéralement que je le pouvais, ajoutant seulement parfois quelque chose de mon propre, pour leur faire sentir combien c'était juste et combien je l'approuvais. Mais j'établissais toujours très-scrupuleusement une distinction entre ce que je tirais de moi-même et ce qui était les paroles du prêtre. Ils me répondirent que ce que le gentleman avait dit était véritable, qu'ils n'étaient eux-mêmes que de très-indifférents Chrétiens, et qu'ils n'avaient jamais à leurs femmes touché un mot de religion.—«Seigneur Dieu! sir, s'écria WILL ATKINS, comment leur enseignerions-nous la religion? nous n'y entendons rien nous-mêmes. D'ailleurs si nous allions leur parler de Dieu, de Jésus-Christ, de Ciel et de l'Enfer, ce serait vouloir les faire rire à nos dépens, et les pousser à nous demander qu'est-ce que nous-mêmes nous croyons; et si nous leur disions que nous ajoutons foi à toutes les choses dont nous leur parlons, par exemple, que les bons vont au Ciel et les méchants en Enfer, elles ne manqueraient pas de nous demander où nous prétendons aller nous-mêmes, qui croyons à tout cela et n'en sommes pas moins de mauvais êtres, comme en effet nous le sommes. Vraiment, sir, cela suffirait pour leur inspirer tout d'abord du dégoût pour la religion. Il faut avoir de la religion soi-même avant de vouloir prêcher les autres.—«WILL ATKINS, lui repartis-je, quoique j'aie peur que ce que vous dites ne soit que trop vrai en soi, ne pourriez-vous cependant répondre à votre femme qu'elle est plongée dans l'erreur; qu'il est un Dieu; qu'il y a une religion meilleure que la sienne; que ses dieux sont des idoles qui ne peuvent ni entendre ni parler; qu'il existe un grand Être qui a fait toutes choses et qui a puissance de détruire tout ce qu'il a fait; qu'il récompense le bien et punit le mal; et que nous serons jugés par lui à la fin, selon nos œuvres en ce monde? Vous n'êtes pas tellement dépourvu de sens que la nature elle-même ne vous ait enseigné que tout cela est vrai; je suis sûr que vous savez qu'il en est ainsi, et que vous y croyez vous-même.»

«Cela est juste, sir, répliqua ATKINS; mais de quel front pourrais-je dire quelque chose de tout ceci à ma femme quand elle me répondrait immédiatement que ce n'est pas vrai?»

—«Pas vrai! répliquai-je. Qu'entendez-vous par-là?»—«Oui, sir, elle me dira qu'il n'est pas vrai que ce Dieu dont je lui parlerai soit juste, et puisse punir et récompenser, puisque je ne suis pas puni et livré à Satan, moi qui ai été, elle ne le sait que trop, une si mauvaise créature envers elle et envers touts les autres, puisqu'il souffre que je vive, moi qui ai toujours agi si contrairement à ce qu'il faut que je lui présente comme le bien, et à ce que j'eusse dû faire.»

—«Oui vraiment, ATKINS, répétai-je, j'ai grand peur que tu ne dises trop vrai.»—Et là-dessus je reportai les réponses d'ATKINS à l'ecclésiastique, qui brûlait de les connaître.—«Oh! s'écria le prêtre, dites-lui qu'il est une chose qui peut le rendre le meilleur ministre du monde auprès de sa femme, et que c'est la repentance; car personne ne prêche le repentir comme les vrais pénitents. Il ne lui manque que l'attrition pour être mieux que tout autre en état d'instruire son épouse. C'est alors qu'il sera qualifié pour lui apprendre que non-seulement il est un Dieu, juste rémunérateur du bien et du mal, mais que ce Dieu est un Être miséricordieux; que, dans sa bonté ineffable et sa patience infinie, il diffère de punir ceux qui l'outragent, à dessein d'user de clémence, car il ne veut pas la mort du pécheur, mais bien qu'il revienne à soi et qu'il vive; que souvent il souffre que les méchants parcourent une longue carrière; que souvent même il ajourne leur damnation au jour de l'universelle rétribution; et que c'est là une preuve évidente d'un Dieu et d'une vie future, que les justes ne reçoivent pas leur récompense ni les méchants leur châtiment en ce monde. Ceci le conduira naturellement à enseigner à sa femme les dogmes de la Résurrection et du Jugement dernier. En vérité je vous le dis, que seulement il se repente, et il sera pour sa femme un excellent instrument de repentance.»

Je répétai tout ceci à ATKINS, qui l'écouta d'un air fort grave, et qui, il était facile de le voir, en fut extraordinairement affecté. Tout-à-coup, s'impatientant et me laissant à peine achever:—«Je sais tout cela, master, me dit-il, et bien d'autres choses encore; mais je n'aurai pas l'impudence de parler ainsi à ma femme, quand Dieu et ma propre conscience savent, quand ma femme elle-même serait contre moi un irrécusable témoin, que j'ai vécu comme si je n'eusse jamais ouï parler de Dieu ou d'une vie future ou de rien de semblable; et pour ce qui est de mon repentir, hélas!...—là-dessus il poussa un profond soupir et je vis ses yeux se mouiller de larmes,—tout est perdu pour moi!»—«Perdu! ATKINS; mais qu'entends-tu par là?»—«Je ne sais que trop ce que j'entends, sir, répondit-il; j'entends qu'il est trop tard, et que ce n'est que trop vrai.»

Je traduisis mot pour mot à mon ecclésiastique ce que William venait de me dire. Le pauvre prêtre zélé,—ainsi dois-je l'appeler, car, quelle que fût sa croyance, il avait assurément une rare sollicitude du salut de l'âme de son prochain, et il serait cruel de penser qu'il n'eût pas une égale sollicitude de son propre salut;—cet homme zélé et charitable, dis-je, ne put aussi retenir ses larmes; mais, s'étant remis, il me dit:—«Faites-lui cette seule question: Est-il satisfait qu'il soit trop tard ou en est-il chagrin, et souhaiterait-il qu'il n'en fût pas ainsi.»—Je posai nettement la question à ATKINS, et il me répondit avec beaucoup de chaleur:—«Comment un homme pourrait-il trouver sa satisfaction dans une situation qui sûrement doit avoir pour fin la mort éternelle? Bien loin d'en être satisfait, je pense, au contraire, qu'un jour ou l'autre elle causera ma ruine.»

—«Qu'entendez-vous par là?» lui dis-je. Et il me répliqua qu'il pensait en venir, ou plus tôt ou plus tard, à se couper la gorge pour mettre fin à ses terreurs.

L'ecclésiastique hocha la tête d'un air profondément pénétré, quand je lui reportai tout cela; et, s'adressant brusquement à moi, il me dit:—«Si tel est son état, vous pouvez l'assurer qu'il n'est pas trop tard. Le Christ lui donnera repentance. Mais, je vous en prie, ajouta-t-il, expliquez-lui ceci. Que comme l'homme n'est sauvé que par le Christ et le mérite de sa Passion intercédant la miséricorde divine, il n'est jamais trop tard pour rentrer en grâce. Pense-t-il qu'il soit possible à l'homme de pécher au-delà des bornes de la puissance miséricordieuse de Dieu? Dites-lui, je vous prie, qu'il y a peut-être un temps où, lassée, la grâce divine cesse ses longs efforts, et où Dieu peut refuser de prêter l'oreille; mais que pour l'homme il n'est jamais trop tard pour implorer merci; que nous, qui sommes serviteurs du Christ, nous avons pour mission de prêcher le pardon en tout temps, au nom de Jésus-Christ, à touts ceux qui se repentent sincèrement. Donc ce n'est jamais trop tard pour se repentir.»

Je répétai tout ceci à ATKINS. Il m'écouta avec empressement; mais il parut vouloir remettre la fin de l'entretien, car il me dit qu'il désirait sortir pour causer un peu avec sa femme. Il se retira en effet, et nous suivîmes avec ses compagnons. Je m'apperçus qu'ils étaient touts ignorants jusqu'à la stupidité en matière de religion, comme je l'étais moi-même quand je m'enfuis de chez mon père pour courir le monde. Cependant aucun d'eux ne s'était montré inattentif à ce qui avait été dit; et touts promirent sérieusement d'en parler à leurs femmes, et d'employer touts leurs efforts pour les persuader de se faire chrétiennes.

MARIAGES

L'ecclésiastique sourit lorsque je lui rendis leur réponse; mais il garda long-temps le silence. À la fin pourtant, secouant la tête:—Nous qui sommes serviteurs du Christ, dit-il, nous ne pouvons qu'exhorter et instruire; quand les hommes se soumettent et se conforment à nos censures, et promettent ce que nous demandons, notre pouvoir s'arrête là; nous sommes tenus d'accepter leurs bonnes paroles. Mais croyez-moi, sir, continua-t-il, quoi que vous ayez pu apprendre de la vie de cet homme que vous nommez William ATKINS, j'ai la conviction qu'il est parmi eux le seul sincèrement converti. Je le regarde comme un vrai pénitent. Non que je désespère des autres. Mais cet homme-ci est profondément frappé des égarements de sa vie passée, et je ne doute pas que lorsqu'il viendra à parler de religion à sa femme, il ne s'en pénètre lui-même efficacement; car s'efforcer d'instruire les autres est souvent le meilleur moyen de s'instruire soi-même. J'ai connu un homme qui, ajouta-t-il, n'ayant de la religion que des notions sommaires, et menant une vie au plus haut point coupable et perdue de débauches, en vint à une complète résipiscence en s'appliquant à convertir un Juif. Si donc le pauvre ATKINS se met une fois à parler sérieusement de Jésus-Christ à sa femme, ma vie à parier qu'il entre par-là lui-même dans la voie d'une entière conversion et d'une sincère pénitence. Et qui sait ce qui peut s'ensuivre?»

D'après cette conversation cependant, et les susdites promesses de s'efforcer à persuader aux femmes d'embrasser le Christianisme, le prêtre maria les trois couples présents. WILL ATKINS et sa femme n'étaient pas encore rentrés. Les épousailles faites, après avoir attendu quelque temps, mon ecclésiastique fut curieux de savoir où était allé ATKINS; et, se tournant vers moi, il me dit:—«Sir, je vous en supplie, sortons de votre labyrinthe, et allons voir. J'ose avancer que nous trouverons par là ce pauvre homme causant sérieusement avec sa femme, et lui enseignant déjà quelque chose de la religion.»—Je commençais à être de même avis. Nous sortîmes donc ensemble, et je le menai par un chemin qui n'était connu que de moi, et où les arbres s'élevaient si épais qu'il n'était pas facile de voir à travers les touffes de feuillage, qui permettaient encore moins d'être vu qu'elles ne laissaient voir. Quand nous fûmes arrivés à la rive du bois, j'apperçus ATKINS et sa sauvage épouse au teint basané assis à l'ombre d'un buisson et engagés dans une conversation animée. Je restai coi jusqu'à ce que mon ecclésiastique m'eût rejoint; et alors, lui ayant montré où ils étaient, nous fîmes halte et les examinâmes long-temps avec la plus grande attention.

Nous remarquâmes qu'il la sollicitait vivement en lui montrant du doigt là-haut le soleil et toutes les régions des cieux; puis en bas la terre, puis au loin la mer, puis lui-même, puis elle, puis les bois et les arbres.—«Or, me dit mon ecclésiastique, vous le voyez, voici que mes paroles se vérifient: il la prêche. Observez-le; maintenant il lui enseigne que notre Dieu les a faits, elle et lui, de même que le firmament, la terre, la mer, les bois et les arbres.—«Je le crois aussi, lui répondis-je.»—Aussitôt nous vîmes ATKINS se lever, puis se jeter à genoux en élevant ses deux mains vers le ciel. Nous supposâmes qu'il proférait quelque chose, mais nous ne pûmes l'entendre: nous étions trop éloignés pour cela. Il resta à peine une demi-minute agenouillé, revint s'asseoir près de sa femme et lui parla derechef. Nous remarquâmes alors combien elle était attentive; mais gardait-elle le silence ou parlait-elle, c'est ce que nous n'aurions su dire. Tandis que ce pauvre homme était agenouillé, j'avais vu des larmes couler en abondance sur les joues de mon ecclésiastique, et j'avais eu peine moi-même à me retenir. Mais c'était un grand chagrin pour nous que de ne pas être assez près pour entendre quelque chose de ce qui s'agitait entre eux.

Cependant nous ne pouvions approcher davantage, de peur de les troubler. Nous résolûmes donc d'attendre la fin de cette conversation silencieuse, qui d'ailleurs nous parlait assez haut sans le secours de la voix. ATKINS, comme je l'ai dit, s'était assis de nouveau tout auprès de sa femme, et lui parlait derechef avec chaleur. Deux ou trois fois nous pûmes voir qu'il l'embrassait passionnément. Une autre fois nous le vîmes prendre son mouchoir, lui essuyer les yeux, puis l'embrasser encore avec des transports d'une nature vraiment singulière. Enfin, après plusieurs choses semblables, nous le vîmes se relever tout-à-coup, lui tendre la main pour l'aider à faire de même, puis, la tenant ainsi, la conduire aussitôt à quelques pas de là, où touts deux s'agenouillèrent et restèrent dans cette attitude deux minutes environ.

Mon ami ne se possédait plus. Il s'écria:—«Saint Paul! saint Paul! voyez, il prie!»—Je craignis qu'ATKINS ne l'entendit: je le conjurai de se modérer pendant quelques instants, afin que nous pussions voir la fin de cette scène, qui, pour moi, je dois le confesser, fut bien tout à la fois la plus touchante et la plus agréable que j'aie jamais vue de ma vie. Il chercha en effet à se rendre maître de lui; mais il était dans de tels ravissements de penser que cette pauvre femme payenne était devenue chrétienne, qu'il lui fut impossible de se contenir, et qu'il versa des larmes à plusieurs reprises. Levant les mains vers le ciel et se signant la poitrine, il faisait des oraisons jaculatoires pour rendre grâce à Dieu d'une preuve si miraculeuse du succès de nos efforts; tantôt il parlait tout bas et je pouvais à peine entendre, tantôt à voix haute, tantôt en latin, tantôt en français; deux ou trois fois des larmes de joie l'interrompirent et étouffèrent ses paroles tout-à-fait. Je le conjurai de nouveau de se calmer, afin que nous pussions observer de plus près et plus complètement ce qui se passait sous nos yeux, ce qu'il fit pour quelque temps. La scène n'était pas finie; car, après qu'ils se furent relevés, nous vîmes encore le pauvre homme parler avec ardeur à sa femme, et nous reconnûmes à ses gestes qu'elle était vivement touchée de ce qu'il disait: elle levait fréquemment les mains au ciel, elle posait une main sur sa poitrine, ou prenait telles autres attitudes qui décèlent d'ordinaire une componction profonde et une sérieuse attention. Ceci dura un demi-quart d'heure environ. Puis ils s'éloignèrent trop pour que nous pussions les épier plus long-temps.

Je saisis cet instant pour adresser la parole à mon religieux, et je lui dis d'abord que j'étais charmé d'avoir vu dans ses détails ce dont nous venions d'être témoins; que, malgré que je fusse assez incrédule en pareils cas, je me laissais cependant aller à croire qu'ici tout était fort sincère, tant de la part du mari que de celle de la femme, quelle que pût être d'ailleurs leur ignorance, et que j'espérais, qu'un tel commencement aurait encore une fin plus heureuse.—«Et qui sait, ajoutai-je, si ces deux-là ne pourront pas avec le temps, par la voie de l'enseignement et de l'exemple, opérer sur quelques autres?»—«Quelques autres, reprit-il en se tournant brusquement vers moi, voire même sur touts les autres. Faites fond là-dessus: si ces deux Sauvages,—car lui, à votre propre dire, n'a guère, laissé voir qu'il valût mieux,—s'adonnent à Jésus-Christ, ils n'auront pas de cesse qu'ils n'aient converti touts les autres; car la vraie religion est naturellement communicative, et celui qui une bonne fois s'est fait Chrétien ne laissera jamais un payen derrière lui s'il peut le sauver.»—J'avouai que penser ainsi était un principe vraiment chrétien, et la preuve d'un zèle véritable et d'un cœur généreux en soi.—«Mais, mon ami, poursuivis-je, voulez-vous me permettre de soulever ici une difficulté? Je n'ai pas la moindre chose à objecter contre le fervent intérêt que vous déployez pour convertir ces pauvres gens du paganisme à la religion chrétienne; mais quelle consolation en pouvez-vous tirer, puisque, à votre sens, ils sont hors du giron de l'Église catholique, hors de laquelle vous croyez qu'il n'y a point de salut? Ce ne sont toujours à vos yeux que des hérétiques, et, pour cent raisons, aussi effectivement damnés que les payens eux-mêmes.»

À ceci il répondit avec beaucoup de candeur et de charité chrétienne:—«Sir, je suis catholique de l'Église romaine et prêtre de l'ordre de Saint-Benoît, et je professe touts les principes de la Foi romaine; mais cependant, croyez-moi, et ce n'est pas comme compliment que je vous dis cela, ni eu égard à ma position et à vos amitiés, je ne vous regarde pas, vous qui vous appelez vous-même réformés, sans quelque sentiment charitable. Je n'oserais dire, quoique je sache que c'est en général notre opinion, je n'oserais dire que vous ne pouvez être sauvés, je ne prétends en aucune manière limiter la miséricorde du Christ jusque-là de penser qu'il ne puisse vous recevoir dans le sein de son Église par des voies à nous impalpables, et qu'il nous est impossible de connaître, et j'espère que vous avez la même charité pour nous. Je prie chaque jour pour que vous soyez touts restitués à l'Église du Christ, de quelque manière qu'il plaise à Celui qui est infiniment sage de vous y ramener. En attendant vous reconnaîtrez sûrement qu'il m'appartient, comme catholique, d'établir une grande différence entre un Protestant et un payen; entre celui qui invoque Jésus-Christ, quoique dans un mode que je ne juge pas conforme à la véritable Foi, et un Sauvage, un barbare, qui ne connaît ni Dieu, ni Christ, ni Rédempteur. Si vous n'êtes pas dans le giron de l'Église catholique, nous espérons que vous êtes plus près d'y entrer que ceux-là qui ne connaissent aucunement ni Dieu ni son Église. C'est pourquoi je me réjouis quand je vois ce pauvre homme, que vous me dites avoir été un débauché et presque un meurtrier, s'agenouiller et prier Jésus-Christ, comme nous supposons qu'il a fait, malgré qu'il ne soit pas pleinement éclairé, dans la persuasion où je suis que Dieu de qui toute œuvre semblable procède, touchera sensiblement son cœur, et le conduira, en son temps, à une connaissance plus profonde de la vérité. Et si Dieu inspire à ce pauvre homme de convertir et d'instruire l'ignorante Sauvage son épouse, je ne puis croire qu'il le repoussera lui-même. N'ai-je donc pas raison de me réjouir lorsque je vois quelqu'un amené à la connaissance du Christ, quoiqu'il ne puisse être apporté jusque dans le sein de l'Église catholique, juste à l'heure où je puis le désirer, tout en laissant à la bonté du Christ le soin de parfaire son œuvre en son temps et par ses propres voies? Certes que je me réjouirais si touts les Sauvages de l'Amérique étaient amenés, comme cette pauvre femme, à prier Dieu, dussent-ils être touts protestants d'abord, plutôt que de les voir persister dans le paganisme et l'idolâtrie, fermement convaincu que je serais que Celui qui aurait épanché sur eux cette lumière daignerait plus tard les illuminer d'un rayon de sa céleste grâce; et les recueillir dans le bercail de son Église, alors que bon lui semblerait.»

Je fus autant étonné de la sincérité et de la modération de ce Papiste véritablement pieux, que terrassé par la force de sa dialectique, et il me vint en ce moment à l'esprit que si une pareille modération était universelle, nous pourrions être touts chrétiens catholiques, quelle que fût l'Église ou la communion particulière à laquelle nous appartinssions; que l'esprit de charité bientôt nous insinuerait touts dans de droits principes; et, en un mot, comme il pensait qu'une semblable charité nous rendrait touts catholiques, je lui dis qu'à mon sens si touts les membres de son Église professaient la même tolérance ils seraient bientôt touts protestants. Et nous brisâmes là, car nous n'entrions jamais en controverse.

Cependant, changeant de langage, et lui prenant la main.—«Mon ami, lui dis-je, je souhaiterais que tout le clergé de l'Église romaine fût doué d'une telle modération, et d'une charité égale à la vôtre. Je suis entièrement de votre opinion; mais je dois vous dire que si vous prêchiez une pareille doctrine en Espagne ou en Italie on vous livrerait à l'Inquisition.»

—«Cela se peut, répondit-il. J'ignore ce que feraient les Espagnols ou les Italiens; mais je ne dirai pas qu'ils en soient meilleurs Chrétiens pour cette rigueur: car ma conviction est qu'il n'y a point d'hérésie dans un excès de charité.»

DIALOGUE

WILL ATKINS et sa femme étant partis, nous n'avions que faire en ce lieu. Nous rebroussâmes donc chemin; et, comme nous nous en retournions, nous les trouvâmes qui attendaient qu'on les fît entrer. Lorsque je les eus apperçus, je demandai à mon ecclésiastique si nous devions ou non découvrir à ATKINS que nous l'avions vu près du buisson. Il fut d'avis que nous ne le devions pas, mais qu'il fallait lui parler d'abord et écouter ce qu'il nous dirait. Nous l'appelâmes donc en particulier, et, personne n'étant là que nous-mêmes, je liai avec lui en ces termes:

—«Comment fûtes-vous élevé, WILL ATKINS, je vous prie? Qu'était votre père?»

WILLIAM ATKINS.—Un meilleur homme que je ne serai jamais, sir; mon père était un ecclésiastique.

ROBINSON CRUSOE.—Quelle éducation vous donna-t-il?

W. A.—Il aurait désiré me voir instruit, sir; mais je méprisai toute éducation, instruction ou correction, comme une brute que j'étais.

R. C.—C'est vrai, Salomon a dit:—«Celui qui repousse le blâme est semblable à la brute.»

W. A.—Ah! sir, j'ai été comme la brute en effet; j'ai tué mon père! Pour l'amour de Dieu, sir, ne me parlez point de cela, sir; j'ai assassiné mon pauvre père!

LE PRÊTRE.—Ha? un meurtrier?

Ici le prêtre tressaillit et devint pâle,—car je lui traduisais mot pour mot les paroles d'ATKINS. Il paraissait croire que Will avait réellement tué son père.

ROBINSON CRUSOE—Non, non, sir, je ne l'entends pas ainsi. Mais ATKINS, expliquez-vous: n'est-ce pas que vous n'avez pas tué votre père de vos propres mains?

WILLIAM ATKINS.—Non, sir; je ne lui ai pas coupé la gorge; mais j'ai tari la source de ses joies, mais j'ai accourci ses jours. Je lui ai brisé le cœur en payant de la plus noire ingratitude le plus tendre et le plus affectueux traitement que jamais père ait pu faire éprouver ou qu'enfant ait jamais reçu.

R. C.—C'est bien. Je ne vous ai pas questionné sur votre père pour vous arracher cet aveu. Je prie Dieu de vous en donner repentir et de vous pardonner cela ainsi que touts vos autres péchés. Je ne vous ai fait cette question que parce que je vois, quoique vous ne soyez pas très-docte, que vous n'êtes pas aussi ignorant que tant d'autres dans la science du bien, et que vous en savez en fait de religion beaucoup plus que vous n'en avez pratiqué.

W. A—Quand vous ne m'auriez pas, sir, arraché la confession que je viens de vous faire sur mon père, ma conscience l'eût faite. Toutes les fois que nous venons à jeter un regard en arrière sur notre vie, les péchés contre nos indulgents parents sont certes, parmi touts ceux que nous pouvons commettre, les premiers qui nous touchent: les blessures qu'ils font sont les plus profondes, et le poids qu'ils laissent pèse le plus lourdement sur le cœur.

R. C.—Vous parlez, pour moi, avec trop de sentiment et de sensibilité, ATKINS, je ne saurais le supporter.

W. A.—Vous le pouvez, master! J'ose croire que tout ceci vous est étranger.

R. C.—Oui, ATKINS, chaque rivage, chaque colline, je dirai même chaque arbre de cette île, est un témoin des angoisses de mon âme au ressentiment de mon ingratitude et de mon indigne conduite envers un bon et tendre père, un père qui ressemblait beaucoup au vôtre, d'après la peinture que vous en faites. Comme vous, WILL ATKINS, j'ai assassiné mon père, mais je crois ma repentance de beaucoup surpassée par la vôtre.

J'en aurais dit davantage si j'eusse pu maîtriser mon agitation; mais le repentir de ce pauvre homme me semblait tellement plus profond que le mien, que je fus sur le point de briser là et de me retirer. J'étais stupéfait de ses paroles; je voyais que bien loin que je dusse remontrer et instruire cet homme, il était devenu pour moi un maître et un précepteur, et cela de la façon la plus surprenante et la plus inattendue.

J'exposai tout ceci au jeune ecclésiastique, qui en fut grandement pénétré, et me dit:—«Eh bien, n'avais-je pas prédit qu'une fois que cet homme serait converti, il nous prêcherait touts? En vérité, sir, je vous le déclare, si cet homme devient un vrai pénitent, on n'aura pas besoin de moi ici; il fera des Chrétiens de touts les habitants de l'île.»—M'étant un peu remis de mon émotion, je renouai conversation avec WILL ATKINS.

«Mais Will, dis-je, d'où vient que le sentiment de ces fautes vous touche précisément à cette heure?

WILLIAM ATKINS.—Sir, vous m'avez mis à une œuvre qui m'a transpercé l'âme. J'ai parlé à ma femme de Dieu et de religion, à dessein, selon vos vues, de la faire chrétienne, et elle m'a prêché, elle-même, un sermon tel que je ne l'oublierai de ma vie.

ROBINSON CRUSOE.—Non, non, ce n'est pas votre femme qui vous a prêché; mais lorsque vous la pressiez de vos arguments religieux, votre conscience les rétorquait contre vous.

W. A.—Oh! oui, sir, et d'une telle force que je n'eusse pu y résister.

R. C.—Je vous en prie, Will, faites-nous connaître ce qui se passait entre vous et votre femme; j'en sais quelque chose déjà.

W. A.—Sir, il me serait impossible de vous en donner un récit parfait. J'en suis trop plein pour le taire, cependant la parole me manque pour l'exprimer. Mais, quoiqu'elle ait dit, et bien que je ne puisse vous en rendre compte, je puis toutefois vous en déclarer ceci, que je suis résolu à m'amender et à réformer ma vie.

R. C.—De grâce, dites-nous en quelques mots. Comment commençâtes-vous, Will? Chose certaine, le cas a été extraordinaire. C'est effectivement un sermon qu'elle vous a prêché, si elle a opéré sur vous cet amendement.

W. A.—Eh bien, je lui exposai d'abord la nature de nos lois sur le mariage, et les raisons pour lesquelles l'homme et la femme sont dans l'obligation de former des nœuds tels qu'il ne soit au pouvoir ni de l'un ni de l'autre de les rompre; qu'autrement l'ordre et la justice ne pourraient être maintenus; que les hommes répudieraient leurs femmes et abandonneraient leurs enfants, et vivraient dans la promiscuité, et que les familles ne pourraient se perpétuer ni les héritages se régler par une descendance légale.

R. C.—Vous parlez comme un légiste, Will. Mais pûtes-vous lui faire comprendre ce que vous entendez par héritage et famille? On ne sait rien de cela parmi les Sauvages, on s'y marie n'importe comment, sans avoir égard à la parenté, à la consanguinité ou à la famille: le frère avec la sœur, et même, comme il m'a été dit, le père avec la fille, le fils avec la mère.

W. A.—Je crois, sir, que vous êtes mal informé;—ma femme m'assure le contraire, et qu'ils ont horreur de cela. Peut-être pour quelques parentés plus éloignées ne sont-ils pas aussi rigides que nous; mais elle m'affirme qu'il n'y a point d'alliance dans les proches degrés dont vous parlez.

R. C.—Soit. Et que répondit-elle à ce que vous lui disiez?

W. A.—Elle répondit que cela lui semblait fort bien, et que c'était beaucoup mieux que dans son pays.

R. C.—Mais lui avez-vous expliqué ce que c'est que le mariage.

W. A.—Oui, oui; là commença notre dialogue. Je lui demandai si elle voulait se marier avec moi à notre manière. Elle me demanda de quelle manière était-ce. Je lui répondis que le mariage avait été institué par Dieu; et c'est alors que nous eûmes ensemble en vérité le plus étrange entretien qu'aient jamais eu mari et femme, je crois.

N. B. Voici ce dialogue entre W. ATKINS et sa femme, tel que je le couchai par écrit, immédiatement après qu'il me le rapporta.

LA FEMME.—Institué par votre Dieu! Comment! vous avoir un Dieu dans votre pays?

William ATKINS.—Oui, ma chère, Dieu est dans touts les pays.

LA FEMME—Pas votre Dieu dans mon pays; mon pays avoir le grand vieux Dieu Benamuckée.

W. A.—Enfant, je ne suis pas assez habile pour vous démontrer ce que c'est que Dieu: Dieu est dans le Ciel, et il a fait le ciel et la terre et la mer, et tout ce qui s'y trouve.

LA FEMME.—Pas fait la terre; votre Dieu pas fait la terre; pas fait mon pays.

WILL ATKINS sourit à ces mots: que Dieu n'avait pas fait son pays.

LA FEMME.—Pas rire. Pourquoi me rire? ça pas chose à rire.

Il était blâmé à bon droit; car elle se montrait plus grave que lui-même d'abord.

WILLIAM ATKINS.—C'est très-vrai. Je ne rirai plus, ma chère.

LA FEMME.—Pourquoi vous dire, votre Dieu a fait tout?

W. A.—Oui, enfant, notre Dieu a fait le monde entier, et vous, et moi, et toutes choses; car il est le seul vrai Dieu. Il n'y a point d'autre Dieu que lui. Il habite à jamais dans le Ciel.

LA FEMME.—Pourquoi vous pas dire ça à moi depuis long-temps?

W. A.—C'est vrai. En effet; mais j'ai été un grand misérable, et j'ai non-seulement oublié jusqu'ici de t'instruire de tout cela, mais encore j'ai vécu moi-même comme s'il n'y avait pas de Dieu au monde.

LA FEMME.—Quoi! vous avoir le grand Dieu dans votre pays; vous pas connaître lui? Pas dire: O! à lui? Pas faire bonne chose pour lui? Ça pas possible!

W. A.—Tout cela n'est que trop vrai: nous vivons comme s'il n'y avait pas un Dieu dans le Ciel ou qu'il n'eût point de pouvoir sur la terre.

LA FEMME.—Mais pourquoi Dieu laisse vous faire ainsi? Pourquoi lui pas faire vous bien vivre?

W. A.—C'est entièrement notre faute.

LA FEMME.—Mais vous dire à moi, lui être grand, beaucoup grand, avoir beaucoup grand puissance; pouvoir faire tuer quand lui vouloir: pourquoi lui pas faire tuer vous quand vous pas servir lui? pas dire O! à lui? pas être bons hommes?

W. A.—Tu dis vrai; il pourrait me frapper de mort, et je devrais m'y attendre, car j'ai été un profond misérable. Tu dis vrai; mais Dieu est miséricordieux et ne nous traite pas comme nous le méritons.

LA FEMME.—Mais alors vous pas dire à Dieu merci pour cela?

W. A.—Non, en vérité, je n'ai pas plus remercié Dieu pour sa miséricorde que je n'ai redouté Dieu pour son pouvoir.

LA FEMME.—Alors votre Dieu pas Dieu; moi non penser, moi non croire lui être un tel grand beaucoup pouvoir, fort; puisque pas faire tuer vous, quoique vous faire lui beaucoup colère?

CONVERSION DE LA FEMME D'ATKINS

WILLIAM ATKINS.—Quoi! ma coupable vie vous empêcherait-elle de croire en Dieu! Quelle affreuse créature je suis! Et quelle triste vérité est celle-là: que la vie infâme des Chrétiens empêche la conversion des idolâtres?

LA FEMME.—Comment! moi penser vous avoir grand beaucoup Dieu là-haut,—du doigt elle montrait le ciel,—cependant pas faire bien, pas faire bonne chose? Pouvoir lui savoir? Sûrement lui pas savoir quoi vous faire?

W. A.—Oui, oui, il connaît et voit toutes choses; il nous entend parler, voit ce que nous faisons, sait ce que nous pensons, même quand nous ne parlons pas.

LA FEMME.—Non! lui pas entendre vous maudire, vous jurer, vous dire le grand god-damn!

W. A.—Si, si, il entend tout cela.

LA FEMME.—Où être alors son grand pouvoir fort?

W. A.—Il est miséricordieux: c'est tout ce que nous pouvons dire; et cela prouve qu'il est le vrai Dieu. Il est Dieu et non homme; et c'est pour cela que nous ne sommes point anéantis.

WILL ATKINS nous dit ici qu'il était saisi d'horreur en pensant comment il avait pu annoncer si clairement à sa femme que Dieu voit, entend, et connaît les secrètes pensées du cœur, et tout ce que nous faisons, encore qu'il eût osé commettre toutes les méprisables choses dont il était coupable.

LA FEMME.—Miséricordieux! quoi vous appeler ça?

WILLIAM ATKINS.—Il est notre père et notre Créateur; il a pitié de nous et nous épargne.

LA FEMME.—Ainsi donc lui jamais faire tuer, jamais colère quand faire méchant; alors lui pas bon lui-même ou pas grand capable.

W. A.—Si, si, ma chère, il est infiniment bon et infiniment grand et capable de punir. Souventes fois même, afin de donner des preuves de sa justice et de sa vengeance, il laisse sa colère se répandre pour détruire les pécheurs et faire exemple. Beaucoup même seul frappés au milieu de leurs crimes.

LA FEMME.—Mais pas faire tuer vous cependant. Donc vous lui dire, peut-être, que lui pas faire tuer vous? Donc vous faire le marché avec lui, vous commettre mauvaises choses; lui pas être colère contre vous, quand lui être colère contre les autres hommes?

W. A.—Non, en vérité; mes péchés ne proviennent que d'une confiance présomptueuse en sa bonté; et il serait infiniment juste, s'il me détruisait comme il a détruit d'autres hommes.

LA FEMME.—Bien. Néanmoins pas tuer, pas faire vous mort! Que vous dire à lui pour ça? Vous pas dire à lui: merci pour tout ça.

W. A.—Je suis un chien d'ingrat, voilà le fait.

LA FEMME.—Pourquoi lui pas faire vous beaucoup bon meilleur? Vous dire lui faire vous.

W. A.—Il m'a créé comme il a créé tout le monde; c'est moi-même qui me suis dépravé, qui ai abusé de sa bonté, et qui ai fait de moi un être abominable.

LA FEMME.—Moi désirer vous faire Dieu connaître à moi. Moi pas faire lui colère. Moi pas faire mauvaise méchante chose.

Ici WILL ATKINS nous dit que son cœur, lui avait défailli en entendant une pauvre et ignorante créature exprimer le désir d'être amenée à la connaissance de Dieu, tandis que lui, misérable, ne pouvait lui en dire un mot auquel l'ignominie de sa conduite ne la détournât d'ajouter foi. Déjà même elle s'était refusée à croire en Dieu, parce que lui qui avait été si méchant n'était pas anéanti.

WILLIAM ATKINS.—Sans doute, ma chère, vous voulez dire que vous souhaitez que je vous enseigne à connaître Dieu et non pas que j'apprenne à Dieu à vous connaître; car il vous connaît déjà, vous et chaque pensée de votre cœur.

LA FEMME—Ainsi donc lui savoir ce que moi dire à vous maintenant; lui savoir moi désirer de connaître lui. Comment moi connaître celui qui créer moi?

W. A.—Pauvre créature; il faut qu'il t'enseigne, lui, moi je ne puis t'enseigner. Je le prierai de t'apprendre à le connaître et de me pardonner, à moi, qui suis indigne de t'instruire.

Le pauvre garçon fut tellement mis aux abois quand sa femme lui exprima le désir d'être amenée par lui à la science de Dieu, quand elle forma le souhait de connaître Dieu, qu'il tomba à genoux devant elle, nous dit-il, et pria le Seigneur d'illuminer son esprit par la connaissance salutaire de Jésus-Christ, de lui pardonner à lui-même ses péchés et de l'accepter comme un indigne instrument pour instruire cette idolâtre dans les principes de la religion. Après quoi il s'assit de nouveau près d'elle et leur dialogue se poursuivit.

N. B. C'était là le moment où nous l'avions vu s'agenouiller et lever les mains vers le ciel.

LA FEMME.—Pourquoi vous mettre les genoux à terre? Pourquoi vous lever en haut les mains? Quoi vous dire? À qui vous parler? Quoi est tout ça?

WILLIAM ATKINS.—Ma chère, je ploie les genoux en signe de soumission envers Celui qui m'a créé. Je lui ai dit, O! comme vous appelez cela et comme vous racontez que font vos vieillards à leur idole Benamuckée, c'est-à-dire que je l'ai prié.

LA FEMME—Pourquoi vous dire O! à lui?

W. A.—Je l'ai prié d'ouvrir vos yeux et votre entendement, afin que vous puissiez le connaître et lui être agréable.

LA FEMME.—Pouvoir lui faire ça aussi?

W. A.—Oui, il le peut; il peut faire toutes choses.

LA FEMME.—Mais lui pas entendre quoi vous dire?

W. A.—Si. Il nous a commandé de le prier et promis de nous écouter.

LA FEMME.—Commandé vous prier! Quand lui commander vous? Comment lui commander vous? Quoi! vous entendre lui parler?

W. A.—Non, nous ne l'entendons point parler; mais il s'est révélé à nous de différentes manières.

Ici ATKINS fut très-embarrassé pour lui faire comprendre que Dieu s'est révélé à nous par sa parole; et ce que c'est que sa parole; mais enfin il poursuivit ainsi:

WILLIAM ATKINS.—Dieu, dans les premiers temps, a parlé à quelques hommes bons du haut du ciel, en termes formels; puis Dieu a inspiré des hommes bons par son Esprit, et ils ont écrit toutes ses lois dans un livre.

LA FEMME.—Moi pas comprendre ça. Où est ce livre?

W. A.—Hélas! ma pauvre créature, je n'ai pas ce livre; mais j'espère un jour ou l'autre l'acquérir pour vous et vous le faire lire.

C'est ici qu'il l'embrassa avec beaucoup de tendresse, mais avec l'inexprimable regret de n'avoir pas de Bible.

LA FEMME.—Mais comment vous faire moi connaître que Dieu enseigner eux à écrire ce livre?

WILLIAM ATKINS.—Par la même démonstration par laquelle nous savons qu'il est Dieu.

LA FEMME.—Quelle démonstration? quel moyen vous savoir?

W. A.—Parce qu'il enseigne et ne commande rien qui ne soit bon, juste, saint, et ne tende à nous rendre parfaitement bons et parfaitement heureux, et parce qu'il nous défend et nous enjoint de fuir tout ce qui est mal, mauvais en soi ou mauvais dans ses conséquences.

LA FEMME. Que moi voudrais comprendre, que moi volontiers connaître! Si lui récompenser toute bonne chose, punir toute méchante chose, défendre toute méchante chose, lui, faire toute chose, lui, donner toute chose, lui entendre moi quand moi dire: O! à lui, comme vous venir de faire juste à présent; lui faire moi bonne, si moi désir être bonne; lui épargner moi, pas faire tuer moi, quand moi pas être bonne, si tout ce que vous dire lui faire; oui, lui être grand Dieu; moi prendre, penser, croire lui être grand Dieu; moi dire; O! aussi à lui, avec vous, mon cher.

Ici le pauvre homme nous dit qu'il n'avait pu se contenir plus long-temps; mais que prenant sa femme par la main il l'avait fait mettre à genoux près de lui et qu'il avait prié Dieu à haute voix de l'instruire dans la connaissance de lui-même par son divin Esprit, et de faire par un coup heureux de sa providence, s'il était possible, que tôt ou tard elle vînt à posséder une Bible, afin qu'elle pût lire la parole de Dieu et par là apprendre à le connaître.

C'est en ce moment que nous l'avions vu lui offrir la main et s'agenouiller auprès d'elle, comme il a été dit.

Ils se dirent encore après ceci beaucoup d'autres choses qui serait trop long, ce me semble, de rapporter ici. Entre autres elle lui fit promettre, puisque de son propre aveu sa vie n'avait été qu'une suite criminelle et abominable de provocations contre Dieu, de la réformer, de ne plus irriter Dieu, de peur qu'il ne voulût—«faire lui mort,»—selon sa propre expression; qu'alors elle ne restât seule et ne pût apprendre à connaître plus particulièrement ce Dieu, et qu'il ne fût misérable, comme il lui avait dit que les hommes méchants le seraient après leur mort.

Ce récit nous parut vraiment étrange et nous émut beaucoup l'un et l'autre, surtout le jeune ecclésiastique. Il en fut, lui, émerveillé; mais il ressentit la plus vive douleur de ne pouvoir parler à la femme, de ne pouvoir parler anglais pour s'en faire entendre, et comme elle écorchait impitoyablement l'anglais, de ne pouvoir la comprendre elle-même. Toutefois il se tourna vers moi, et me dit qu'il croyait que pour elle il y avait quelque chose de plus à faire que de la marier. Je ne le compris pas d'abord; mais enfin il s'expliqua: il entendait par là qu'elle devait être baptisée.

J'adhérai à cela avec joie; et comme je m'y empressais:

—«Non, non, arrêtez, sir, me dit-il; bien que j'aie fort à cœur de la voir baptisée, cependant tout en reconnaissant que WILL ATKINS, son mari, l'a vraiment amenée d'une façon miraculeuse à souhaiter d'embrasser une vie religieuse, et à lui donner de justes idées de l'existence d'un Dieu, de son pouvoir, de sa justice, de sa miséricorde, je désire savoir de lui s'il lui a dit quelque chose de Jésus-Christ et du salut des pécheurs; de la nature de notre foi en lui, et de notre Rédemption; du Saint-Esprit, de la Résurrection, du Jugement dernier et d'une vie future.

Je rappelai WILL ATKINS, et je le lui demandai. Le pauvre garçon fondit en larmes et nous dit qu'il lui en avait bien touché quelques paroles; mais qu'il était lui-même si méchante créature et que sa conscience lui reprochait si vivement sa vie horrible et impie, qu'il avait tremblé que la connaissance qu'elle avait de lui n'atténuât l'attention qu'elle devait donner à ces choses, et ne la portât plutôt à mépriser la religion qu'à l'embrasser. Néanmoins il était certain, nous dit-il, que son esprit était si disposé à recevoir d'heureuses impressions de toutes ces vérités, que si je voulais bien l'en entretenir, elle ferait voir, à ma grande satisfaction, que mes peines ne seraient point perdues sur elle.

En conséquence je la fis venir; et, me plaçant comme interprète entre elle et mon pieux ecclésiastique, je le priai d'entrer en matière.

BAPTÊME DE LA FEMME D'ATKINS

Or, sûrement jamais pareil sermon n'a été prêché par un prêtre papiste dans ces derniers siècles du monde. Aussi lui dis-je que je lui trouvais tout le zèle, toute la science, toute la sincérité d'un Chrétien, sans les erreurs d'un catholique romain, et que je croyais voir en lui un pasteur tel qu'avaient été les évêques de Rome avant que l'Église romaine se fût assumé la souveraineté spirituelle sur les consciences humaines[16].

En un mot il amena la pauvre femme à embrasser la connaissance du Christ, et de notre Rédemption, non-seulement avec admiration, avec étonnement, comme elle avait accueilli les premières notions de l'existence d'un Dieu, mais encore avec joie, avec foi, avec une ferveur et un degré surprenant d'intelligence presque inimaginables et tout-à-fait indicibles. Finalement, à sa propre requête, elle fut baptisée.

Tandis qu'il se préparait à lui conférer le baptême, je le suppliai de vouloir bien accomplir cet office avec quelques précautions, afin, s'il était possible, que l'homme ne pût s'appercevoir qu'il appartenait à l'Église romaine, à cause des fâcheuses conséquences qui pourraient résulter d'une dissidence entre nous dans cette religion même où nous instruisions les autres. Il me répondit que, n'ayant ni chapelle consacrée ni choses propres à cette célébration, il officierait d'une telle manière que je ne pourrais reconnaître moi-même qu'il était catholique romain si je ne le savais déjà. Et c'est ce qu'il fit: car après avoir marmonné en latin quelques paroles que je ne pus comprendre, il versa un plein vase d'eau sur la tête de la femme, disant en français d'une voix haute:—«Marie! C'était le nom que son époux avait souhaité que je lui donnasse, car j'étais son parrain.—«Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.» De sorte qu'on ne pouvait deviner par-là de quelle religion il était. Ensuite il donna la bénédiction en latin; mais WILL ATKINS ne sut pas si c'était en français, ou ne prit point garde à cela en ce moment.

Sitôt cette cérémonie terminée, il les maria; puis après les épousailles faites il se tourna vers WILL ATKINS et l'exhorta d'une manière très-pressante, non-seulement à persévérer dans ses bonnes dispositions, mais à corroborer les convictions dont il était pénétré par une ferme résolution de réformer sa vie. Il lui déclara que c'était chose vaine que de dire qu'il se repentait, s'il n'abjurait ses crimes. Il lui représenta combien Dieu l'avait honoré en le choisissant comme instrument pour amener sa femme à la connaissance de la religion chrétienne, et combien il devait être soigneux de ne pas se montrer rebelle à la grâce de Dieu; qu'autrement il verrait la payenne meilleure chrétienne que lui, la Sauvage élue et l'instrument réprouvé.

Il leur dit encore à touts deux une foule d'excellentes choses; puis, les recommandant en peu de mots à la bonté divine, il leur donna de nouveau la bénédiction: moi, comme interprète, leur traduisant toujours chaque chose en anglais. Ainsi se termina la cérémonie. Ce fut bien pour moi la plus charmante, la plus agréable journée que j'aie jamais passée dans toute ma vie.

Or mon religieux n'en avait pas encore fini. Ses pensées se reportaient sans cesse à la conversion des trente-sept Sauvages, et volontiers il serait resté dans l'île pour l'entreprendre. Mais je le convainquis premièrement qu'en soi cette entreprise était impraticable, et secondement que je pourrais peut-être la mettre en voie d'être terminée à sa satisfaction durant son absence dont je parlerai tout-à-l'heure.

Ayant ainsi mis à fond les affaires de l'île, je me préparais à retourner à bord du navire, quand le jeune homme que j'avais recueilli d'entre l'équipage affamé vint à moi et me dit qu'il avait appris que j'avais un ecclésiastique et que j'avais marié par son office les Anglais avec les femmes sauvages qu'ils nommaient leurs épouses, et que lui-même avait aussi un projet de mariage entre deux Chrétiens qu'il désirait voir s'accomplir avant mon départ, ce qui, espérait-il, ne me serait point désagréable.

Je compris de suite qu'il était question de la jeune fille servante de sa mère; car il n'y avait point d'autre femme chrétienne dans l'île. Aussi commençai-je à le dissuader de faire une chose pareille inconsidérément, et parce qu'il se trouvait dans une situation isolée. Je lui représentai qu'il avait par le monde une fortune assez considérable et de bons amis, comme je le tenais de lui-même et de la jeune fille aussi; que cette fille était non-seulement pauvre et servante, mais encore d'un âge disproportionné, puisqu'elle avait vingt-six ou vingt-sept ans, et lui pas plus de dix-sept ou dix-huit; que très-probablement il lui serait possible avec mon assistance de se tirer de ce désert et de retourner dans sa patrie; qu'alors il y avait mille à parier contre un qu'il se repentirait de son choix, et que le dégoût de sa position leur serait préjudiciable à touts deux. J'allais m'étendre bien davantage; mais il m'interrompit en souriant et me dit avec beaucoup de candeur que je me trompais dans mes conjectures, qu'il n'avait rien de pareil en tête, sa situation présente étant déjà assez triste et déplorable; qu'il était charmé d'apprendre que j'avais quelque désir de le mettre à même de revoir son pays; que rien n'aurait pu l'engager à rester en ce lieu si le voyage que j'allais poursuivre n'eût été si effroyablement long et si hasardeux, et ne l'eût jeté si loin de touts ses amis; qu'il ne souhaitait rien de moi, sinon que je voulusse bien lui assigner une petite propriété dans mon île, lui donner un serviteur ou deux et les choses nécessaires pour qu'il pût s'y établir comme planteur, en attendant l'heureux moment où, si je retournais en Angleterre, je pourrais le délivrer, plein de l'espérance que je ne l'oublierais pas quand j'y serais revenu; enfin qu'il me remettrait quelques lettres pour ses amis à Londres, afin de leur faire savoir combien j'avais été bon pour lui, et dans quel lieu du monde et dans quelle situation je l'avais laissé. Il me promettait, disait-il, lorsque je le délivrerais, que la plantation dans l'état d'amélioration où il l'aurait portée, quelle qu'en pût être la valeur, deviendrait tout-à-fait mienne.

Son discours était fort bien tourné eu égard à sa jeunesse, et me fut surtout agréable parce qu'il m'apprenait positivement que le mariage en vue ne le concernait point lui-même. Je lui donnai toutes les assurances possibles que, si j'arrivais à bon port en Angleterre, je remettrais ses lettres et m'occuperais sérieusement de ses affaires, et qu'il pouvait compter que je n'oublierais point dans quelle situation je le laissais; mais j'étais toujours impatient de savoir quels étaient les personnages à marier. Il me dit enfin que c'était mon Jack-bon-à-tout et sa servante Suzan.

Je fus fort agréablement surpris quand il me nomma le couple; car vraiment il me semblait bien assorti. J'ai déjà tracé le caractère de l'homme: quant à la servante, c'était une jeune femme très-honnête, modeste, réservée et pieuse. Douée de beaucoup de sens, elle était assez agréable de sa personne, s'exprimait fort bien et à propos, toujours avec décence et bonne grâce, et n'était ni lente à parler quand quelque chose le requérait, ni impertinemment empressée quand ce n'était pas ses affaires; très-adroite d'ailleurs, fort entendue dans tout ce qui la concernait, excellente ménagère et capable en vérité d'être la gouvernante de l'île entière. Elle savait parfaitement se conduire avec les gens de toute sorte qui l'entouraient, et n'eût pas été plus empruntée avec des gens du bel air, s'il s'en fût trouvé là.

Les accordailles étant faites de cette manière, nous les mariâmes le jour même; et comme à l'autel, pour ainsi dire, je servais de père à cette fille, et que je la présentais, je lui constituai une dot: je lui assignai, à elle et à son mari, une belle et vaste étendue de terre pour leur plantation. Ce mariage et la proposition que le jeune gentleman m'avait faite de lui concéder une petite propriété dans l'île, me donnèrent l'idée de la partager entre ses habitants, afin qu'ils ne pussent par la suite se quereller au sujet de leur emplacement.

Je remis le soin de ce partage à WILL ATKINS, qui vraiment alors était devenu un homme sage, grave, ménager, complètement réformé, excessivement pieux et religieux, et qui, autant qu'il peut m'être permis de prononcer en pareil cas, était, je le crois fermement, un pénitent sincère.

Il s'acquitta de cette répartition avec tant d'équité et tellement à la satisfaction de chacun, qu'ils désirèrent seulement pour le tout un acte général de ma main que je fis dresser et que je signai et scellai. Ce contrat, déterminant la situation et les limites de chaque plantation, certifiait que je leur accordais la possession absolue et héréditaire des plantations ou fermes respectives et de leurs améliorissements, à eux et à leurs hoirs, me réservant tout le reste de l'île comme ma propriété particulière, et par chaque plantation une certaine redevance payable au bout de onze années à moi ou à quiconque de ma part ou en mon nom viendrait la réclamer et produirait une copie légalisée de cette concession.

Quant au mode de gouvernement et aux lois à introduire parmi eux, je leur dis que je ne saurais leur donner de meilleurs réglements que ceux qu'ils pouvaient s'imposer eux-mêmes. Seulement je leur fis promettre de vivre en amitié et en bon voisinage les uns avec les autres. Et je me préparai à les quitter.

Une chose que je ne dois point passer sous silence, c'est que, nos colons étant alors constitués en une sorte de république et surchargés de travaux, il était incongru que trente-sept Indiens vécussent dans un coin de l'île indépendants et inoccupés; car, excepté de pourvoir à leur nourriture, ce qui n'était pas toujours sans difficulté, ils n'avaient aucune espèce d'affaire ou de propriété à administrer. Aussi proposai-je au gouverneur Espagnol d'aller les trouver avec le père de VENDREDI et de leur offrir de se disperser et de planter pour leur compte, ou d'être agrégés aux différentes familles comme serviteurs, et entretenus pour leur travail, sans être toutefois absolument esclaves; car je n'aurais pas voulu souffrir qu'on les soumît à l'esclavage, ni par la force ni par nulle autre voie, parce que leur liberté leur avait été octroyée par capitulation, et qu'elle était un article de reddition, chose que l'honneur défend de violer.

Ils adhérèrent volontiers à la proposition et suivirent touts de grand cœur le gouverneur Espagnol. Nous leur départîmes donc des terres et des plantations; trois ou quatre d'entre eux en acceptèrent, mais touts les autres préférèrent être employés comme serviteurs dans les diverses familles que nous avions fondées; et ainsi ma colonie fut à peu près établie comme il suit: les Espagnols possédaient mon habitation primitive, laquelle était la ville capitale, et avaient étendu leur plantation tout le long du ruisseau qui formait la crique dont j'ai si souvent parlé, jusqu'à ma tonnelle: en accroissant leurs cultures ils poussaient toujours à l'Est. Les Anglais habitaient dans la partie Nord-Est, où WILL ATKINS et ses compagnons s'étaient fixés tout d'abord, et s'avançaient au Sud et au Sud-Ouest en deçà des possessions des Espagnols. Chaque plantation avait au besoin un grand supplément de terrain à sa disposition, de sorte qu'il ne pouvait y avoir lieu de se chamailler par manque de place.

Toute la pointe occidentale de l'île fut laissée inhabitée, afin que si quelques Sauvages y abordaient seulement pour y consommer leurs barbaries accoutumées, ils pussent aller et venir librement; s'ils ne vexaient personne, personne n'avait envie de les vexer. Sans doute ils y débarquèrent souvent, mais ils s'en retournèrent, sans plus; car je n'ai jamais entendu dire que mes planteurs eussent été attaqués et troublés davantage.

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