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Robinson Crusoe (II/II)

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LA BIBLE

Il me revint alors à l'esprit que j'avais insinué à mon ami l'ecclésiastique que l'œuvre de la conversion de nos Sauvages pourrait peut-être s'accomplir en son absence et à sa satisfaction; et je lui dis que je la croyais à cette heure en beau chemin; car ces Indiens étant ainsi répartis parmi les Chrétiens, si chacun de ceux-ci voulait faire son devoir auprès de ceux qui se trouvaient sous sa main, j'espérais que cela pourrait avoir un fort bon résultat.

Il en tomba d'accord d'emblée: «—Si toutefois, dit-il, ils voulaient faire leur devoir; mais comment, ajouta-t-il, obtiendrons-nous cela d'eux?»—Je lui répondis que nous les manderions touts ensemble, et leur en imposerions la charge, ou bien que nous irions les trouver chacun en particulier, ce qu'il jugea préférable. Nous nous partageâmes donc la tâche, lui pour en parler aux Espagnols qui étaient touts papistes, et moi aux anglais qui étaient touts protestants; et nous leur recommandâmes instamment et leur fîmes promettre de ne jamais établir aucune distinction de Catholiques ou de Réformés, en exhortant les Sauvages à se faire Chrétiens, mais de leur donner une connaissance générale du vrai Dieu et de Jésus-Christ, leur Sauveur. Ils nous promirent pareillement qu'ils n'auraient jamais les uns avec les autres aucun différent, aucune dispute au sujet de la religion.

Quand j'arrivai à la maison de WILL ATKINS,—si je puis l'appeler ainsi, car jamais pareil édifice, pareil morceau de clayonnage, je crois, n'eut son semblable dans le monde,—quand j'arrivai là, dis-je, j'y trouvai la jeune femme dont précédemment j'ai parlé et l'épouse de William ATKINS liées intimement. Cette jeune femme sage et religieuse avait perfectionné l'œuvre que WILL ATKINS avait commencée; et, quoique ce ne fût pas plus de quatre jours après ce dont je viens de donner la relation, cependant la néophyte indienne était devenue une chrétienne telle que m'en ont rarement offert mes observations et le commerce du monde.

Dans la matinée qui précéda cette visite, il me vint à l'idée que parmi les choses nécessaires que j'avais à laisser à mes Anglais, j'avais oublié de placer une Bible, et qu'en cela je me montrais moins attentionné à leur égard que ne l'avait été envers moi ma bonne amie la veuve, lorsqu'en m'envoyant de Lisbonne la cargaison de cent livres sterling, elle y avait glissé trois Bibles et un livre de prières. Toutefois la charité de cette brave femme eut une plus grande extension qu'elle ne l'avait imaginé; car il était réservé à ses présents de servir à la consolation et à l'instruction de gens qui en firent un bien meilleur usage que moi-même.

Je mis une de ces Bibles dans ma poche, et lorsque j'arrivai à la rotonde ou maison de William ATKINS, et que j'eus appris que la jeune épousée et la femme baptisée d'ATKINS avaient conversé ensemble sur la religion,—car Will me l'annonça avec beaucoup de joie,—je demandai si elles étaient réunies en ce moment, et il me répondit que oui. J'entrai donc dans la maison, il m'y suivit, et nous les trouvâmes toutes deux en grande conversation.—«Oh! sir, me dit William ATKINS, quand Dieu a des pécheurs à réconcilier à lui, et des étrangers à introduire dans son royaume, il ne manque pas de messagers. Ma femme s'est acquis un nouveau guide; moi je me reconnais aussi indigne qu'incapable de cette œuvre; cette jeune personne nous a été envoyée du Ciel: il suffirait d'elle pour convertir toute une île de Sauvages.»—La jeune épousée rougit et se leva pour se retirer, mais je l'invitai à se rasseoir.—«Vous avez une bonne œuvre entre les mains, lui dis-je, j'espère que Dieu vous bénira dans cette œuvre.»

Nous causâmes un peu; et, ne m'appercevant pas qu'ils eussent aucun livre chez eux, sans toutefois m'en être enquis, je mis la main dans ma poche et j'en tirai ma Bible.—«Voici, dis-je à ATKINS, que je vous apporte un secours que peut-être vous n'aviez pas jusqu'à cette heure.»—Le pauvre homme fut si confondu, que de quelque temps il ne put proférer une parole. Mais, revenant à lui, il prit le livre à deux mains, et se tournant vers sa femme:—«Tenez, ma chère, s'écria-t-il, ne vous avais-je pas dit que notre Dieu, bien qu'il habite là-haut, peut entendre ce que nous disons! Voici ce livre que j'ai demandé par mes prières quand vous et moi nous nous agenouillâmes près du buisson. Dieu nous a entendu et nous l'envoie.»—En achevant ces mots il tomba dans de si vifs transports, qu'au milieu de la joie de posséder ce livre et des actions de grâce qu'il en rendait à Dieu, les larmes ruisselaient sur sa face comme à un enfant qui pleure.

La femme fut émerveillée et pensa tomber dans une méprise que personne de nous n'avait prévue; elle crut fermement que Dieu lui avait envoyé le livre sur la demande de son mari. Il est vrai qu'il en était ainsi providentiellement, et qu'on pouvait le prendre ainsi dans un sens raisonnable; mais je crois qu'il n'eût pas été difficile en ce moment de persuader à cette pauvre femme qu'un messager exprès était venu du Ciel uniquement dans le dessein de lui apporter ce livre. C'était matière trop sérieuse pour tolérer aucune supercherie; aussi me tournai-je vers la jeune épousée et lui dis-je que nous ne devions point en imposer à la nouvelle convertie, dans sa primitive et ignorante intelligence des choses, et je la priai de lui expliquer qu'on peut dire fort justement que Dieu répond à nos suppliques, quand, par le cours de sa providence, pareilles choses d'une façon toute particulière adviennent comme nous l'avions demandé; mais que nous ne devons pas nous attendre à recevoir des réponses du Ciel par une voie miraculeuse et toute spéciale, et que c'est un bien pour nous qu'il n'en soit pas ainsi.

La jeune épousée s'acquitta heureusement de ce soin, de sorte qu'il n'y eut, je vous assure, nulle fraude pieuse là-dedans. Ne point détromper cette femme eût été à mes yeux la plus injustifiable imposture du monde. Toutefois le saisissement de joie de WILL ATKINS passait vraiment toute expression, et là pourtant, on peut en être certain, il n'y avait rien d'illusoire. À coup sûr, pour aucune chose semblable, jamais homme ne manifesta plus de reconnaissance qu'il n'en montra pour le don de cette Bible; et jamais homme, je crois, ne fut ravi de posséder une Bible par de plus dignes motifs. Quoiqu'il eût été la créature la plus scélérate, la plus dangereuse, la plus opiniâtre, la plus outrageuse, la plus furibonde et la plus perverse, cet homme peut nous servir d'exemple à touts pour la bonne éducation des enfants, à savoir que les parents ne doivent jamais négliger d'enseigner et d'instruire et ne jamais désespérer du succès de leurs efforts, les enfants fussent-ils à ce point opiniâtres et rebelles, ou en apparence insensibles à l'instruction; car si jamais Dieu dans sa providence vient à toucher leur conscience, la force de leur éducation reprend son action sur eux, et les premiers enseignements des parents ne sont pas perdus, quoiqu'ils aient pu rester enfouis bien des années: un jour ou l'autre ils peuvent en recueillir bénéfice.

C'est ce qui advint à ce pauvre homme. Quelque ignorant ou quelque dépourvu qu'il fût de religion et de connaissance chrétienne, s'étant trouvé avoir à faire alors à plus ignorant que lui, la moindre parcelle des instructions de son bon père, qui avait pu lui revenir à l'esprit lui avait été d'un grand secours.

Entre autres choses il s'était rappelé, disait-il, combien son père avait coutume d'insister sur l'inexprimable valeur de la Bible, dont la possession est un privilége et un trésor pour l'homme, les familles et les nations. Toutefois il n'avait jamais conçu la moindre idée du prix de ce livre jusqu'au moment où, ayant à instruire des payens, des Sauvages, des barbares, il avait eu faute de l'assistance de l'Oracle Écrit.

La jeune épousée fut aussi enchantée de cela pour la conjoncture présente, bien qu'elle eût déjà, ainsi que le jeune homme, une Bible à bord de notre navire, parmi les effets qui n'étaient pas encore débarqués. Maintenant, après avoir tant parlé de cette jeune femme, je ne puis omettre à propos d'elle et de moi un épisode encore qui renferme en soi quelque chose de très-instructif et de très-remarquable.

J'ai raconté à quelle extrémité la pauvre jeune suivante avait été réduite; comment sa maîtresse, exténuée par l'inanition, était morte à bord de ce malheureux navire que nous avions rencontré en mer, et comment l'équipage entier étant tombé dans la plus atroce misère, la gentlewoman, son fils et sa servante avaient été d'abord durement traités quant aux provisions, et finalement totalement négligés et affamés, c'est-à-dire livrés aux plus affreuses angoisses de la faim.

Un jour, m'entretenant avec elle des extrémités qu'ils avaient souffertes, je lui demandai si elle pourrait décrire, d'après ce qu'elle avait ressenti, ce que c'est que mourir de faim, et quels en sont les symptômes. Elle me répondit qu'elle croyait le pouvoir, et elle me narra fort exactement son histoire en ces termes:

—«D'abord, sir, dit-elle, durant quelques jours nous fîmes très-maigre chère et souffrîmes beaucoup la faim, puis enfin nous restâmes sans aucune espèce d'aliments, excepté du sucre, un peu de vin et un peu d'eau. Le premier jour où nous ne reçûmes point du tout de nourriture, je me sentis, vers le soir, d'abord du vide et du malaise à l'estomac, et, plus avant dans la soirée, une invincible envie de bâiller et de dormir. Je me jetai sur une couche dans la grande cabine pour reposer, et je reposai environ trois heures, puis je m'éveillai quelque peu rafraîchie, ayant pris un verre de vin en me couchant. Après être demeurée trois heures environ éveillée, il pouvait être alors cinq heures du matin, je sentis de nouveau du vide et du malaise à l'estomac, et je me recouchai; mais harassée et souffrante, je ne pus dormir du tout. Je passai ainsi tout le deuxième jour dans de singulières intermittences, d'abord de faim, puis de douleurs, accompagnées d'envies de vomir. La deuxième nuit, obligée de me mettre au lit derechef sans avoir rien pris qu'un verre d'eau claire, et m'étant assoupie, je rêvai que j'étais à la Barbade, que le marché était abondamment fourni de provisions, que j'en achetais pour ma maîtresse, puis que je revenais et dînais tout mon soûl.

» Je crus après ceci mon estomac aussi plein qu'au sortir d'un bon repas; mais quand je m'éveillai je fus cruellement atterrée en me trouvant en proie aux horreurs de la faim. Le dernier verre de vin que nous eussions, je le bus après avoir mis du sucre, pour suppléer par le peu d'esprit qu'il contient au défaut de nourriture. Mais n'ayant dans l'estomac nulle substance qui pût fournir au travail de la digestion, je trouvai que le seul effet du vin était de faire monter de désagréables vapeurs de l'estomac au cerveau, et, à ce qu'on me rapporta, je demeurai stupide et inerte, comme une personne ivre, pendant quelque temps.

» Le troisième jour dans la matinée après une nuit de rêves étranges, confus et incohérents, où j'avais plutôt sommeillé que dormi, je m'éveillai enragée et furieuse de faim, et je doute, au cas où ma raison ne fût revenue et n'en eût triomphé, je doute, dis-je, si j'eusse été mère et si j'eusse eu un jeune enfant avec moi, que sa vie eût été en sûreté.

» Ce transport dura environ trois heures, pendant lesquelles deux fois je fus aussi folle à lier qu'aucun habitant de Bedlam, comme mon jeune maître me l'a dit et comme il peut aujourd'hui vous le confirmer.

ÉPISODE DE LA CABINE

» Dans un de ces accès de frénésie ou de démence, soit par l'effet du mouvement du vaisseau ou que mon pied eût glissé, je ne sais, je tombai, et mon visage heurta contre le coin du lit de veille où couchait ma maîtresse. À ce coup le sang ruissela de mon nez. Le cabin-boy m'apporta un petit bassin, je m'assis et j'y saignai abondamment. À mesure que le sang coulait je revenais à moi, et la violence du transport ou de la fièvre qui me possédait s'abattait ainsi que la partie vorace de ma faim.

» Alors je me sentis de nouveau malade, et j'eus des soulèvements de cœur; mais je ne pus vomir, car je n'avais dans l'estomac rien à rejeter. Après avoir saigné quelque temps je m'évanouis: l'on crut que j'étais morte. Je revins bientôt à moi, et j'eus un violent mal à l'estomac impossible à décrire. Ce n'était point des tranchées, mais une douleur d'inanition atroce et déchirante. Vers la nuit elle fit place à une sorte de désir déréglé, à une envie de nourriture, à quelque chose de semblable, je suppose, aux envies d'une femme grosse. Je pris un autre verre d'eau avec du sucre; mais mon estomac y répugna, et je rendis tout. Alors je bus un verre d'eau sans sucre que je gardai, et je me remis sur le lit, priant du fond du cœur, afin qu'il plût à Dieu de m'appeler à lui; et après avoir calmé mon esprit par cet espoir, je sommeillai quelque temps. À mon réveil, affaiblie par les vapeurs qui s'élèvent d'un estomac vide, je me crus mourante. Je recommandai mon âme à Dieu, et je souhaitai vivement que quelqu'un voulût me jeter à la mer.

» Durant tout ce temps ma maîtresse était étendue près de moi, et, comme je l'appréhendais, sur le point d'expirer. Toutefois elle supportait son mal avec beaucoup plus de résignation que moi, et donna son dernier morceau de pain à son fils, mon jeune maître, qui ne voulait point le prendre; mais elle le contraignit à le manger, et c'est, je crois, ce qui lui sauva la vie.

» Vers le matin, je me rendormis, et quand je me réveillai, d'abord j'eus un débordement de pleurs, puis un second accès de faim dévorante, tel que je redevins vorace et retombai dans un affreux état: si ma maîtresse eût été morte, quelle que fût mon affection pour elle, j'ai la conviction que j'aurais mangé un morceau de sa chair avec autant de goût et aussi indifféremment que je le fis jamais de la viande d'aucun animal destiné à la nourriture; une ou deux fois, je fus tentée de mordre à mon propre bras. Enfin, j'apperçus le bassin dans lequel était le sang que j'avais perdu la veille; j'y courus, et j'avalai ce sang avec autant de hâte et d'avidité que si j'eusse été étonnée que personne ne s'en fût emparé déjà, et que j'eusse craint qu'on voulût alors me l'arracher.

» Bien qu'une fois faite cette action me remplit d'horreur, cependant cela étourdit ma grosse faim, et, ayant pris un verre d'eau pure, je fus remise et restaurée pour quelques heures. C'était le quatrième jour, et je me soutins ainsi jusque vers la nuit, où, dans l'espace de trois heures, je passai de nouveau, tour à tour, par toutes les circonstances précédentes, c'est-à-dire que je fus malade, assoupie, affamée, souffrante de l'estomac, puis de nouveau vorace, puis de nouveau malade, puis folle, puis éplorée, puis derechef vorace. De quart d'heure en quart d'heure changeant ainsi d'état, mes forces s'épuisèrent totalement. À la nuit, je me couchai, ayant pour toute consolation l'espoir de mourir avant le matin.

» Je ne dormis point de toute cette nuit, ma faim était alors devenue une maladie, et j'eus une terrible colique et des tranchées engendrées par les vents qui, au défaut de nourriture, s'étaient frayé un passage dans mes entrailles. Je restai dans cet état jusqu'au lendemain matin, où je fus quelque peu surprise par les plaintes et les lamentations de mon jeune maître, qui me criait que sa mère était morte. Je me soulevai un peu, n'ayant pas la force de me lever, mais je vis qu'elle respirait encore, quoiqu'elle ne donnât que de faibles signes de vie.

» J'avais alors de telles convulsions d'estomac, provoquées par le manque de nourriture, que je ne saurais en donner une idée; et de fréquents déchirements, des transes de faim telles que rien n'y peut être comparé, sinon les tortures de la mort. C'est dans cet état que j'étais, quand j'entendis au-dessus de moi les matelots crier:—«Une voile! une voile!»—et vociférer et sauter comme s'ils eussent été en démence.

» Je n'étais pas capable de sortir du lit, ma maîtresse encore moins, et mon jeune maître était si malade que je le croyais expirant. Nous ne pûmes donc ouvrir la porte de la cabine ni apprendre ce qui pouvait occasionner un pareil tumulte. Il y avait deux jours que nous n'avions eu aucun rapport avec les gens de l'équipage, qui nous avaient dit n'avoir pas dans le bâtiment une bouchée de quoi que ce soit à manger. Et depuis, ils nous avouèrent qu'ils nous avaient crus morts.

» C'était là l'affreux état où nous étions quand vous fûtes envoyé pour nous sauver la vie. Et comment vous nous trouvâtes, sir, vous le savez aussi bien et même mieux que moi.»

Tel fut son propre récit. C'était une relation tellement exacte de ce qu'on souffre en mourant de faim, que jamais vraiment je n'avais rien ouï de pareil, et qu'elle fut excessivement intéressante pour moi. Je suis d'autant plus disposé à croire que cette peinture est vraie, que le jeune homme m'en toucha lui-même une bonne partie, quoique, à vrai dire, d'une façon moins précise et moins poignante, sans doute parce que sa mère l'avait soutenu aux dépens de sa propre vie. Bien que la pauvre servante fût d'une constitution plus forte que sa maîtresse, déjà sur le retour et délicate, il se peut qu'elle ait eu à lutter plus cruellement contre la faim, je veux dire qu'il peut être présumable que cette infortunée en ait ressenti les horreurs plus tôt que sa maîtresse, qu'on ne saurait blâmer d'avoir gardé les derniers morceaux, sans en rien abandonner pour le soulagement de sa servante. Sans aucun doute d'après cette relation, si notre navire ou quelque autre ne les eût pas si providentiellement rencontrés, quelques jours de plus, et ils étaient touts morts, à moins qu'ils n'eussent prévenu l'événement en se mangeant les uns les autres; et même, dans leur position, cela ne leur eût que peu servi, vu qu'ils étaient à cinq cents lieues de toute terre et hors de toute possibilité d'être secourus autrement que de la manière miraculeuse dont la chose advint. Mais ceci soit dit en passant. Je retourne à mes dispositions concernant ma colonie.

Et d'abord il faut observer que, pour maintes raisons, je ne jugeai pas à propos de leur parler du sloop que j'avais embarqué en botte, et que j'avais pensé faire assembler dans l'île; car je trouvai, du moins à mon arrivée, de telles semences de discorde parmi eux, que je vis clairement, si je reconstruisais le sloop et le leur laissais, qu'au moindre mécontentement ils se sépareraient, s'en iraient chacun de son côté, ou peut-être même s'adonneraient à la piraterie et feraient ainsi de l'île un repaire de brigands, au lieu d'une colonie de gens sages et religieux comme je voulais qu'elle fût. Je ne leur laissai pas davantage, pour la même raison, les deux pièces de canon de bronze que j'avais à bord et les deux caronades dont mon neveu s'était chargé par surcroît. Ils me semblaient suffisamment équipés pour une guerre défensive contre quiconque entreprendrait sur eux; et je n'entendais point les armer pour une guerre offensive ni les encourager à faire des excursions pour attaquer autrui, ce qui, en définitive, n'eût attiré sur eux et leurs desseins que la ruine et la destruction. Je réservai, en conséquence, le sloop et les canons pour leur être utiles d'une autre manière, comme je le consignerai en son lieu.

J'en avais alors fini avec mon île. Laissant touts mes planteurs en bonne passe, et dans une situation florissante, je retournai à bord de mon navire le cinquième jour de mai, après avoir demeuré vingt-cinq jours parmi eux; comme ils étaient touts résolus à rester dans l'île jusqu'à ce que je vinsse les en tirer, je leur promis de leur envoyer de nouveaux secours du Brésil, si je pouvais en trouver l'occasion, et spécialement je m'engageai à leur envoyer du bétail, tels que moutons, cochons et vaches: car pour les deux vaches et les veaux que j'avais emmenés d'Angleterre, la longueur de la traversée nous avait contraints à les tuer, faute de foin pour les nourrir.

Le lendemain, après les avoir salués de cinq coups de canon de partance, nous fîmes voile, et nous arrivâmes à la Baie de Touts-les-Saints, au Brésil, en vingt-deux jours environ, sans avoir rencontré durant le trajet rien de remarquable que ceci: Après trois jours de navigation, étant abriés et le courant nous portant violemment au Nord-Nord-Est dans une baie ou golfe vers la côte, nous fûmes quelque peu entraînés hors de notre route, et une ou deux fois nos hommes crièrent:—«Terre à l'Est!»—Mais était-ce le Continent ou des îles? C'est ce que nous n'aurions su dire aucunement.

Or le troisième jour, vers le soir, la mer étant douce et le temps calme, nous vîmes la surface de l'eau en quelque sorte couverte, du côté de la terre, de quelque chose de très-noir, sans pouvoir distinguer ce que c'était. Mais un instant après, notre second étant monté dans les haubans du grand mât, et ayant braqué une lunette d'approche sur ce point, cria que c'était une armée. Je ne pouvais m'imaginer ce qu'il entendait par une armée, et je lui répondis assez brusquement, l'appelant fou, ou quelque chose semblable.—«Oui-da, sir, dit-il, ne vous fâchez pas, car c'est bien une armée et même une flotte; car je crois qu'il y a bien mille canots! Vous pouvez d'ailleurs les voir pagayer; ils s'avancent en hâte vers nous, et sont pleins de monde.»

Dans le fond je fus alors un peu surpris, ainsi que mon neveu, le capitaine; comme il avait entendu dans l'île de terribles histoires sur les Sauvages et n'était point encore venu dans ces mers, il ne savait trop que penser de cela; et deux ou trois fois il s'écria que nous allions touts être dévorés. Je dois l'avouer, vu que nous étions abriés, et que le courant portait avec force vers la terre, je mettais les choses au pire. Cependant je lui recommandai de ne pas s'effrayer, mais de faire mouiller l'ancre aussitôt que nous serions assez près pour savoir s'il nous fallait en venir aux mains avec eux.

Le temps demeurant calme, et les canots nageant rapidement vers nous, je donnai l'ordre de jeter l'ancre et de ferler toutes nos voiles. Quant aux Sauvages, je dis à nos gens que nous n'avions à redouter de leur part que le feu; que, pour cette raison, il fallait mettre nos embarcations à la mer, les amarrer, l'une à la proue, l'autre à la poupe, les bien équiper toutes deux, et attendre ainsi l'événement. J'eus soin que les hommes des embarcations se tinssent prêts, avec des seaux et des écopes, à éteindre le feu si les Sauvages tentaient de le mettre à l'extérieur du navire.

Dans cette attitude nous les attendîmes, et en peu de temps ils entrèrent dans nos eaux; mais jamais si horrible spectacle ne s'était offert à des Chrétiens! Mon lieutenant s'était trompé de beaucoup dans le calcul de leur nombre,—je veux dire en le portant à mille canots,—le plus que nous pûmes en compter quand ils nous eurent atteints étant d'environ cent vingt-six. Ces canots contenaient une multitude d'Indiens; car quelques-uns portaient seize ou dix-sept hommes, d'autres davantage, et les moindre six ou sept.

Lorsqu'ils se furent approchés de nous, ils semblèrent frappés d'étonnement et d'admiration, comme à l'aspect d'une chose qu'ils n'avaient sans doute jamais vue auparavant, et ils ne surent d'abord, comme nous le comprîmes ensuite, comment s'y prendre avec nous. Cependant, ils s'avancèrent hardiment, et parurent se disposer à nous entourer; mais nous criâmes à nos hommes qui montaient les chaloupes, de ne pas les laisser venir trop près.

MORT DE VENDREDI

Cet ordre nous amena un engagement avec eux, sans que nous en eussions le dessein; car cinq ou six de leurs grands canots s'étant fort approchés de notre chaloupe, nos gens leur signifièrent de la main de se retirer, ce qu'ils comprirent fort bien, et ce qu'ils firent; mais, dans leur retraite, une cinquantaine de flèches nous furent décochées de ces pirogues, et un de nos matelots de la chaloupe tomba grièvement blessé.

Néanmoins, je leur criai de ne point faire feu; mais nous leur passâmes bon nombre de planches, dont le charpentier fit sur-le-champ une sorte de palissade ou de rempart, pour les défendre des flèches des Sauvages, s'ils venaient à tirer de nouveau.

Une demi-heure après environ, ils s'avancèrent touts en masse sur notre arrière, passablement près, si près même, que nous pouvions facilement les distinguer, sans toutefois pénétrer leur dessein. Je reconnus aisément qu'ils étaient de mes vieux amis, je veux dire de la même race de Sauvages que ceux avec lesquels j'avais eu coutume de me mesurer. Ensuite ils nagèrent un peu plus au large jusqu'à ce qu'ils fussent vis-à-vis de notre flanc, puis alors tirèrent à la rame droit sur nous, et s'approchèrent tellement qu'ils pouvaient nous entendre parler. Sur ce, j'ordonnai à touts mes hommes de se tenir clos et couverts, de peur que les Sauvages ne décochassent de nouveau quelques traits, et d'apprêter toutes nos armes. Comme ils se trouvaient à portée de la voix, je fis monter VENDREDI sur le pont pour s'arraisonner avec eux dans son langage, et savoir ce qu'ils prétendaient. Il m'obéit. Le comprirent-ils ou non, c'est ce que j'ignore; mais sitôt qu'il les eut hélés, six d'entre eux, qui étaient dans le canot le plus avancé, c'est-à-dire le plus rapproché de nous, firent volte-face, et, se baissant, nous montrèrent leur derrière nu, précisément comme si, en anglais, sauf votre respect. Ils nous eussent dit: Baise... Était-ce un défi ou un cartel, était-ce purement une marque de mépris ou un signal pour les autres, nous ne savions; mais au même instant VENDREDI s'écria qu'ils allaient tirer, et, malheureusement pour lui, pauvre garçon! ils firent voler plus de trois cents flèches; et, à mon inexprimable douleur, tuèrent ce pauvre VENDREDI, exposé seul à leur vue. L'infortuné fut percé de trois flèches et trois autres tombèrent très-près de lui, tant ils étaient de redoutables tireurs.

Je fus si furieux de la perte de mon vieux serviteur, le compagnon de touts mes chagrins et de mes solitudes, que j'ordonnai sur-le-champ de charger cinq canons à biscayens et quatre à boulets et nous leur envoyâmes une bordée telle, que de leur vie ils n'en avaient jamais essuyé de pareille, à coup sûr.

Ils n'étaient pas à plus d'une demi-encâblure quand nous fîmes feu, et nos canonniers avaient pointé si juste, que trois ou quatre de leurs canots furent, comme nous eûmes tout lieu de le croire, renversés d'un seul coup.

La manière incongrue dont ils nous avaient tourné leur derrière tout nu ne nous avait pas grandement offensé; d'ailleurs, il n'était pas certain que cela, qui passerait chez nous pour une marque du plus grand mépris, fût par eux entendu de même; aussi avais-je seulement résolu de les saluer en revanche de quatre ou cinq coups de canon à poudre, ce que je savais devoir les effrayer suffisamment. Mais quand ils tirèrent directement sur nous avec toute la furie dont ils étaient capables, et surtout lorsqu'ils eurent tué mon pauvre VENDREDI, que j'aimais et estimais tant, et qui, par le fait, le méritait si bien, non-seulement je crus ma colère justifiée devant Dieu et devant les hommes, mais j'aurais été content si j'eusse pu les submerger eux et touts leurs canots.

Je ne saurais dire combien nous en tuâmes ni combien nous en blessâmes de cette bordée; mais, assurément, jamais on ne vit un tel effroi et un tel hourvari parmi une telle multitude: il y avait bien en tout, frisées et culbutées, treize ou quatorze pirogues dont les hommes s'étaient jetés à la nage; le reste de ces barbares, épouvantés, éperdus, s'enfuyaient aussi vite que possible, se souciant peu de sauver ceux dont les pirogues avaient été brisées ou effondrées par notre canonnade. Aussi, je le suppose, beaucoup d'entre eux périrent-ils. Un pauvre diable, qui luttait à la nage contre les flots, fut recueilli par nos gens plus d'une heure après que touts étaient partis.

Nos coups de canon à biscayens durent en tuer et en blesser un grand nombre; mais, bref, nous ne pûmes savoir ce qu'il en avait été: ils s'enfuirent si précipitamment qu'au bout de trois heures ou environ, nous n'appercevions plus que trois ou quatre canots traîneurs[17]. Et nous ne revîmes plus les autres, car, une brise se levant le même soir, nous appareillâmes et fîmes voile pour le Brésil.

Nous avions bien un prisonnier, mais il était si triste, qu'il ne voulait ni manger ni parler. Nous nous figurâmes touts qu'il avait résolu de se laisser mourir de faim. Pour le guérir, j'usai d'un expédient: j'ordonnai qu'on le prît, qu'on le redescendît dans la chaloupe, et qu'on lui fît accroire qu'on allait le rejeter à la mer, et l'abandonner où on l'avait trouvé, s'il persistait à garder le silence. Il s'obstina: nos matelots le jetèrent donc réellement à la mer et s'éloignèrent de lui; alors il les suivit, car il nageait comme un liége, et se mit à les appeler dans sa langue; mais ils ne comprirent pas un mot de ce qu'il disait. Cependant, à la fin, ils le reprirent à bord. Depuis, il devint plus traitable, et je n'eus plus recours à cet expédient.

Nous remîmes alors à la voile. J'étais inconsolable de la perte de mon serviteur VENDREDI et je serais volontiers retourné dans l'île pour y prendre quelqu'autre sauvage à mon service, mais cela ne se pouvait pas; nous poursuivîmes donc notre route. Nous avions un prisonnier, comme je l'ai dit, et beaucoup de temps s'écoula avant que nous pussions lui faire entendre la moindre chose. À la longue, cependant, nos gens lui apprirent quelque peu d'anglais, et il se montra plus sociable. Nous lui demandâmes de quel pays il venait: sa réponse nous laissa au même point, car son langage était si étrange, si guttural, et se parlait de la gorge d'une façon si sourde et si bizarre, qu'il nous fut impossible d'en recueillir un mot, et nous fûmes touts d'avis qu'on pouvait aussi bien parler ce baragouin avec un bâillon dans la bouche qu'autrement. Ses dents, sa langue, son palais, ses lèvres, autant que nous pûmes voir, ne lui étaient d'aucun usage: il formait ses mots, précisément comme une trompe de chasse forme un ton, à plein gosier. Il nous dit cependant, quelque temps après, quand nous lui eûmes enseigné à articuler un peu l'anglais, qu'ils s'en allaient avec leurs rois pour livrer une grande bataille. Comme il avait dit rois, nous lui demandâmes combien ils en avaient. Il nous répondit qu'il y avait là cinq nation,—car nous ne pouvions lui faire comprendre l'usage de l'S au pluriel,—et qu'elles s'étaient réunies pour combattre deux autres NATION. Nous lui demandâmes alors pourquoi ils s'étaient avancés sur nous.—«Pour faire la grande merveille regarder,»—dit-il (To makee te great wonder look). À ce propos, il est bon de remarquer, que touts ces naturels, de même que ceux d'Afrique, quand ils apprennent l'anglais, ajoutent toujours deux E à la fin des mots où nous n'en mettons qu'un, et placent l'accent sur le dernier, comme makee, takee, par exemple, prononciation vicieuse dont on ne saurait les désaccoutumer, et dont j'eus beaucoup de peine à débarrasser VENDREDI, bien que j'eusse fini par en venir à bout.

Et maintenant que je viens de nommer encore une fois ce pauvre garçon, il faut que je lui dise un dernier adieu. Pauvre honnête VENDREDI!... Nous l'ensevelîmes avec toute la décence et la solemnité possibles. On le mit dans un cercueil, on le jeta à la mer, et je fis tirer pour lui onze coups de canon. Ainsi finit la vie du plus reconnaissant, du plus fidèle, du plus candide, du plus affectionné serviteur qui fût jamais.

À la faveur d'un bon vent, nous cinglions alors vers le Brésil, et, au bout de douze jours environs, nous découvrîmes la terre par latitude de cinq degrés Sud de la ligne: c'est là le point le plus Nord-Est de toute cette partie de l'Amérique. Nous demeurâmes Sud-quart-Est en vue de cette côte pendant quatre jours; nous doublâmes alors le Cap Saint-Augustin, et, trois jours après, nous vînmes mouiller dans la Baie de Touts-les-Saints, l'ancien lieu de ma délivrance, d'où m'étaient venues également ma bonne et ma mauvaise fortune.

Jamais navire n'avait amené dans ce parage personne qui y eût moins affaire que moi, et cependant ce ne fut qu'avec beaucoup de difficultés que nous fûmes admis à avoir à terre la moindre communication. Ni mon partner lui-même, qui vivait encore, et faisait en ces lieux grande figure, ni les deux négociants, mes curateurs, ni le bruit de ma miraculeuse conservation dans l'île, ne purent obtenir cette faveur. Toutefois, mon partner, se souvenant que j'avais donné cinq cents MOIDORES au Prieur du monastère des Augustins, et trois cent soixante-douze aux pauvres, alla au couvent et engagea celui qui pour lors en était le Prieur à se rendre auprès du Gouverneur pour lui demander pour moi la permission de descendre à terre avec le capitaine, quelqu'un autre et huit matelots seulement, et ceci sous la condition expresse et absolue que nous ne débarquerions aucune marchandise et ne transporterions nulle autre personne sans autorisation.

On fut si strict envers nous, quant au non-débarquement des marchandises, que ce ne fut qu'avec extrême difficulté que je pus mettre à terre trois ballots de merceries anglaises, à savoir, de draps fins, d'étoffes et de toiles que j'avais apportées pour en faire présent à mon partner.

C'était un homme généreux et grand, bien que, ainsi que moi, il fût parti de fort bas d'abord. Quoiqu'il ne sût pas que j'eusse le moindre dessein de lui rien donner, il m'envoya à bord des provisions fraîches, du vin et des confitures, pour une valeur de plus de trente MOIDORES, à quoi il avait joint du tabac et trois ou quatre belles médailles d'or; mais je m'acquittai envers lui par mon présent, qui, comme je l'ai dit, consistait en drap fin, en étoffes anglaises, en dentelles et, en belles toiles de Hollande. Je lui livrai en outre pour cent livres sterling de marchandises d'autre espèce, et j'obtins de lui, en retour, qu'il ferait assembler le sloop que j'avais apporté avec moi d'Angleterre pour l'usage de mes planteurs, afin d'envoyer à ma colonie les secours que je lui destinais.

En conséquence il se procura des bras, et le sloop fut achevé en très-peu de jours, car il était tout façonné déjà; et je donnai au capitaine qui en prit le commandement des instructions telles qu'il ne pouvait manquer de trouver l'île. Aussi la trouva-t-il, comme par la suite j'en reçus l'avis de mon partner. Le sloop fut bientôt chargé de la petite cargaison que j'adressais à mes insulaires, et un de nos marins, qui m'avait suivi dans l'île, m'offrit alors de s'embarquer pour aller s'y établir moyennant une lettre de moi, laquelle enjoignît au gouverneur espagnol de lui assigner une étendue de terrain suffisante pour une plantation, et de lui donner les outils et les choses nécessaires pour faire des plantages, ce à quoi il se disait fort entendu, ayant été planteur au Maryland et, par-dessus le marché, boucanier.

Je confirmai ce garçon dans son dessein en lui accordant tout ce qu'il désirait. Pour se l'attacher comme esclave, je l'avantageai en outre du Sauvage que nous avions fait prisonnier de guerre, et je fis passer l'ordre au gouverneur espagnol de lui donner sa part de tout ce dont il avait besoin, ainsi qu'aux autres.

EMBARQUEMENT DE BESTIAUX POUR L'ÎLE

Quand nous en vînmes à équiper le sloop, mon vieux partner me dit qu'il y avait un très-honnête homme, un planteur brésilien de sa connaissance lequel avait encouru la disgrâce de l'Église.—«Je ne sais pourquoi, dit-il, mais, sur ma conscience je pense qu'il est hérétique dans le fond de son cœur. De peur de l'inquisition, il a été obligé de se cacher. À coup sûr, il serait ravi de trouver une pareille occasion de s'échapper avec sa femme et ses deux filles. Si vous vouliez bien le laisser émigrer dans votre île et lui constituer une plantation, je me chargerais de lui donner un petit matériel pour commencer; car les officiers de l'Inquisition ont saisi touts ses effets et touts ses biens, et il ne lui reste rien qu'un chétif mobilier et deux esclaves. Quoique je haïsse ses principes, cependant je ne voudrais pas le voir tomber entre leurs mains; sûrement il serait brûlé vif.»

J'adhérai sur-le-champ à cette proposition, je réunis mon Anglais à cette famille, et nous cachâmes l'homme, sa femme et ses filles sur notre navire, jusqu'au moment où le sloop mit à la voile. Alors, leurs effets ayant été portés à bord de cette embarcation quelque temps auparavant, nous les y déposâmes quand elle fut sortie de la baie.

Notre marin fut extrêmement aise de ce nouveau compagnon. Aussi riches l'un que l'autre en outils et en matériaux, ils n'avaient, pour commencer leur établissement, que ce dont j'ai fait mention ci-dessus; mais ils emportaient avec eux,—ce qui valait tout le reste,—quelques plants de canne à sucre et quelques instruments pour la culture des cannes, à laquelle le Portugais s'entendait fort bien.

Entre autres secours que je fis passer à mes tenanciers dans l'île, je leur envoyai par ce sloop: trois vaches laitières, cinq veaux, environ vingt-deux porcs, parmi lesquels trois truies pleines; enfin deux poulinières et un étalon.

J'engageai trois femmes portugaises à partir, selon ma promesse faite aux Espagnols, auxquels je recommandai de les épouser et d'en user dignement avec elles. J'aurais pu en embarquer bien davantage, mais je me souvins que le pauvre homme persécuté avait deux filles, et que cinq Espagnols seulement en désiraient; les autres avaient des femmes en leur puissance, bien qu'en pays éloignés.

Toute cette cargaison arriva à bon port et fut, comme il vous est facile de l'imaginer, fort bien reçue par mes vieux habitants, qui se trouvèrent alors, avec cette addition, au nombre de soixante ou soixante-dix personnes, non compris les petits enfants, dont il y avait foison Quand je revins en Angleterre, je trouvai des lettres d'eux touts, apportées par le sloop à son retour du Brésil et venues par la voie de Lisbonne. J'en accuse ici réception.

Maintenant, j'en ai fini avec mon île, je romps avec tout ce qui la concerne; et quiconque lira le reste de ces mémoires fera bien de l'ôter tout-à-fait de sa pensée, et de s'attendre à lire seulement les folies d'un vieillard que ses propres malheurs et à plus forte raison ceux d'autrui n'avaient pu instruire à se garer de nouveaux désastres; d'un vieillard que n'avait pu rasseoir plus de quarante années de misères et d'adversités, que n'avaient pu satisfaire une prospérité surpassant son espérance, et que n'avaient pu rendre sage une affliction, une détresse qui passe l'imagination.

Je n'avais pas plus affaire d'aller aux Indes-Orientales qu'un homme en pleine liberté n'en a d'aller trouver le guichetier de Newgate, et de le prier de l'enfermer avec les autres prisonniers et de lui faire souffrir la faim. Si j'avais pris un petit bâtiment anglais pour me rendre directement dans l'île, si je l'avais chargé, comme j'avais fait l'autre vaisseau, de toutes choses nécessaires pour la plantation et pour mon peuple; si j'avais demandé à ce gouvernement-ci des lettres-patentes qui assurassent ma propriété, rangée simplement sous la domination de l'Angleterre, ce qu'assurément j'eusse obtenu; si j'y avais transporté du canon, des munitions, des esclaves, des planteurs; si, prenant possession de la place, je l'eusse munie et fortifiée au nom de la Grande-Bretagne et eusse accru na population, comme aisément je l'eusse pu faire; si alors j'eusse résidé là et eusse renvoyé le vaisseau chargé de bon riz, ce qu'aussi j'eusse pu faire au bout de six mois, en mandant à mes amis de nous le réexpédier avec un chargement à notre convenance; si j'avais fait ceci, si je me fusse fixé là, j'aurais enfin agi, moi, comme un homme de bon sens; mais j'étais possédé d'un esprit vagabond, et je méprisai touts ces avantages. Je complaisais à me voir le patron de ces gens que j'avais placés là, et à en user avec eux en quelque sorte d'une manière haute et majestueuse comme un antique monarque patriarcal: ayant soin de les pourvoir comme si j'eusse été Père de toute la famille, comme je l'étais de la plantation; mais je n'avais seulement jamais eu la prétention de planter au nom de quelque gouvernement ou de quelque nation, de reconnaître quelque prince, et de déclarer mes gens sujets d'une nation plutôt que d'une autre; qui plus est, je n'avais même pas donné de nom à l'île: je la laissai comme je l'avais trouvée, n'appartenant à personne, et sa population n'ayant d'autre discipline, d'autre gouvernement que le mien, lequel, bien que j'eusse sur elle l'influence d'un père et d'un bienfaiteur, n'avait point d'autorité ou de pouvoir pour agir ou commander allant au-delà de ce que, pour me plaire, elle m'accordait volontairement. Et cependant cela aurait été plus que suffisant si j'eusse résidé dans mon domaine. Or, comme j'allai courir au loin et ne reparus plus, les dernières nouvelles que j'en reçus me parvinrent par le canal de mon partner, qui plus tard envoya un autre sloop à la colonie, et qui,—je ne reçus toutefois sa missive que cinq années après qu'elle avait été écrite,—me donna avis que mes planteurs n'avançaient que chétivement, et murmuraient de leur long séjour en ce lieu; que WILL ATKINS était mort; que cinq Espagnols étaient partis; que, bien qu'ils n'eussent pas été très-molestés par les sauvages, ils avaient eu cependant quelques escarmouches avec eux et qu'ils le suppliaient de m'écrire de penser à la promesse que je leur avais faite de les tirer de là, afin qu'ils pussent revoir leur patrie avant de mourir.

Mais j'étais parti en chasse de l'Oie-sauvage, en vérité; et ceux qui voudront savoir quelque chose de plus sur mon compte, il faut qu'ils se déterminent à me suivre à travers une nouvelle variété d'extravagances, de détresse et d'impertinentes aventures, où la justice de la Providence se montre clairement, et où nous pouvons voir combien il est facile au Ciel de nous rassasier de nos propres désirs, de faire que le plus ardent de nos souhaits soit notre affliction, et de nous punir sévèrement dans les choses mêmes où nous pensions rencontrer le suprême bonheur.

Que l'homme sage ne se flatte pas de la force de son propre jugement, et de pouvoir faire choix par lui-même de sa condition privée dans la vie. L'homme est une créature qui a la vue courte, l'homme ne voit pas loin devant lui; et comme ses passions ne sont pas de ses meilleurs amis, ses affections particulières sont généralement ses plus mauvais conseillers[18].

Je dis ceci, faisant trait au désir impétueux que j'avais, comme un jeune homme, de courir le monde. Combien il était évident alors que cette inclination s'était perpétuée en moi pour mon châtiment! Comment advint-il, de quelle manière, dans quelle circonstance, quelle en fut la conclusion, c'est chose aisée de vous le rapporter historiquement et dans touts ses détails; mais les fins secrètes de la divine Providence, en permettant que nous soyons ainsi précipités dans le torrent de nos propres désirs, ne seront comprises que de ceux qui savent prêter l'oreille à la voix de la Providence et tirer de religieuses conséquences de la justice de Dieu et de leurs propres erreurs.

Que j'eusse affaire ou pas affaire, le fait est que je partis; ce n'est point l'heure maintenant de s'étendre plus au long sur la raison ou l'absurdité de ma conduite. Or, pour en revenir à mon histoire, je m'étais embarqué pour un voyage, et ce voyage je le poursuivis.

J'ajouterai seulement que mon honnête et véritablement pieux ecclésiastique me quitta ici[19]: un navire étant prêt à faire voile pour Lisbonne, il me demanda permission de s'y embarquer, destiné qu'il était, comme il le remarqua, à ne jamais achever un voyage commencé. Qu'il eût été heureux pour moi que je fusse parti avec lui!

Mais il était trop tard alors. D'ailleurs le Ciel arrange toutes choses pour le mieux; si j'étais parti avec lui, je n'aurais pas eu tant d'occasions de rendre grâce à Dieu, et vous, vous n'auriez point connu la seconde partie des Voyages et Aventures de Robinson CRUSOE. Il me faut donc laisser là ces vaines apostrophes contre moi-même, et continuer mon voyage.

Du Brésil, nous fîmes route directement à travers la mer Atlantique pour le Cap de Bonne-Espérance, ou, comme nous l'appelons, the Cape of Good Hope, et notre course étant généralement Sud-Est, nous eûmes une assez bonne traversée; par-ci par-là, toutefois, quelques grains ou quelques vents contraires. Mais j'en avais fini avec mes désastres sur mer: mes infortunes et mes revers m'attendaient au rivage, afin que je fusse une preuve que la terre comme la mer se prête à notre châtiment, quand il plaît au Ciel, qui dirige l'événement des choses, d'ordonner qu'il en soit ainsi.

Notre vaisseau, faisant un voyage de commerce, il y avait à bord un subrécargue, chargé de diriger touts ses mouvements une fois arrivé au Cap; seulement, dans chaque port où nous devions faire escale, il ne pouvait s'arrêter au-delà d'un certain nombre de jours fixé par la charte-partie; ceci n'était pas mon affaire, je ne m'en mêlai pas du tout; mon neveu,—le capitaine,—et le subrécargue arrangeaient toutes ces choses entre eux comme ils le jugeaient convenable.

Nous ne demeurâmes au Cap que le temps nécessaire pour prendre de l'eau, et nous fîmes route en toute diligence pour la côte de Coromandel. De fait, nous étions informés qu'un vaisseau de guerre français de cinquante canons et deux gros bâtiments marchands étaient partis aux Indes, et comme je savais que nous étions en guerre avec la France, je n'étais pas sans quelque appréhension à leur égard; mais ils poursuivirent leur chemin, et nous n'en eûmes plus de nouvelles.

Je n'enchevêtrerai point mon récit ni le lecteur dans la description des lieux, le journal de nos voyages, les variations du compas, les latitudes, les distances, les moussons, la situation des ports, et autres choses semblables dont presque toutes les histoires de longue navigation sont pleines, choses qui rendent leur lecture assez fastidieuse, et sont parfaitement insignifiantes pour tout le monde, excepté seulement pour ceux qui sont allés eux-mêmes dans ces mêmes parages.

C'est bien assez de nommer les ports et les lieux où nous relâchâmes, et de rapporter ce qui nous arriva dans le trajet de l'un à l'autre.—Nous touchâmes d'abord à l'île de Madagascar, où, quoiqu'ils soient farouches et perfides, et particulièrement très-bien armés de lances et d'arcs, dont ils se servent avec une inconcevable dextérité, nous ne nous entendîmes pas trop mal avec les naturels pendant quelque temps: ils nous traitaient avec beaucoup de civilité, et pour quelques bagatelles que nous leur donnâmes, telles que couteaux, ciseaux, et cætera, ils nous amenèrent onze bons et gras bouvillons, de moyenne taille, mais fort bien en chair, que nous embarquâmes, partie comme provisions fraîches pour notre subsistance présente, partie pour être salé pour l'avitaillement du navire.

THOMAS JEFFRYS

Après avoir fait nos approvisionnements, nous fûmes obligés de demeurer là quelque temps; et moi, toujours aussi curieux d'examiner chaque recoin du monde où j'allais, je descendais à terre aussi souvent que possible. Un soir, nous débarquâmes sur le côté oriental de l'île, et les habitants, qui, soit dit en passant, sont très-nombreux, vinrent en foule autour de nous, et tout en nous épiant, s'arrêtèrent à quelque distance. Comme nous avions trafiqué librement avec eux et qu'ils en avaient fort bien usé avec nous, nous ne nous crûmes point en danger; mais, en voyant cette multitude, nous coupâmes trois branches d'arbre et les fichâmes en terre à quelques pas de nous, ce qui est, à ce qu'il paraît, dans ce pays une marque de paix et d'amitié. Quand le manifeste est accepté, l'autre parti plante aussi trois rameaux ou pieux en signe d'adhésion à la trève. Alors, c'est une condition reconnue de la paix, que vous ne devez point passer par devers eux au-delà de leurs trois pieux, ni eux venir par devers vous en-deçà des trois vôtres, de sorte que vous êtes parfaitement en sûreté derrière vos trois perches. Tout l'espace entre vos jalons et les leurs est réservé comme un marché pour converser librement, pour troquer et trafiquer. Quand vous vous rendez là, vous ne devez point porter vos armes avec vous, et pour eux, quand ils viennent sur ce terrain, ils laissent près de leurs pieux leurs sagaies et leurs lances, et s'avancent désarmés. Mais si quelque violence leur est faite, si, par là, la trève est rompue, ils s'élancent aux pieux, saisissent leurs armes et alors adieu la paix.

Il advint un soir où nous étions au rivage, que les habitants descendirent vers nous en plus grand nombre que de coutume, mais touts affables et bienveillants. Ils nous apportèrent plusieurs sortes de provisions, pour lesquelles nous leur donnâmes quelques babioles que nous avions: leurs femmes nous apportèrent aussi du lait, des racines, et différentes choses pour nous très-acceptables, et tout demeura paisible. Nous fîmes une petite tente ou hutte avec quelques branches d'arbres pour passer la nuit à terre.

Je ne sais à quelle occasion, mais je ne me sentis pas si satisfait de coucher à terre que les autres; et le canot se tenant à l'ancre à environ un jet de pierre de la rive, avec deux hommes pour le garder, j'ordonnai à l'un d'eux de mettre pied à terre; puis, ayant cueilli quelques branches d'arbres pour nous couvrir aussi dans la barque, j'étendis la voile dans le fond, et passai la nuit à bord sous l'abri de ces rameaux.

À deux heures du matin environ, nous entendîmes un de nos hommes faire grand bruit sur le rivage, nous criant, au nom de Dieu, d'amener l'esquif et de venir à leur secours, car ils allaient être touts assassinés. Au même instant, j'entendis la détonation de cinq mousquets,—c'était le nombre des armes que se trouvaient avoir nos compagnons,—et cela à trois reprises. Les naturels de ce pays, à ce qu'il paraît, ne s'effraient pas aussi aisément des coups de feu que les Sauvages d'Amérique auxquels j'avais eu affaire.

Ignorant la cause de ce tumulte, mais arraché subitement à mon sommeil, je fis avancer l'esquif, et je résolus, armés des trois fusils que nous avions à bord, de débarquer et de secourir notre monde.

Nous aurions bientôt gagné le rivage; mais nos gens étaient en si grande hâte qu'arrivés au bord de l'eau ils plongèrent pour atteindre vitement la barque: trois ou quatre cents hommes les poursuivaient. Eux n'étaient que neuf en tout; cinq seulement avaient des fusils: les autres, à vrai dire, portaient bien des pistolets et des sabres; mais ils ne leur avaient pas servi à grand'chose.

Nous en recueillîmes sept avec assez de peine, trois d'entre eux, étant grièvement blessés. Le pire de tout, c'est que tandis que nous étions arrêtés pour les prendre à bord, nous trouvions exposés au même danger qu'ils avaient essuyé à terre. Les naturels faisaient pleuvoir sur nous une telle grêle de flèches, que nous fûmes obligés de barricader un des côtés de la barque avec des bancs et deux ou trois planches détachées qu'à notre grande satisfaction, par un pur hasard, ou plutôt providentiellement, nous trouvâmes dans l'esquif.

Toutefois, ils étaient, ce semble, tellement adroits tireurs que, s'il eût fait jour et qu'ils eussent pu appercevoir la moindre partie de notre corps, ils auraient été sûrs de nous. À la clarté de la lune on les entrevoyait, et comme du rivage où ils étaient arrêtés ils nous lançaient des sagaies et des flèches, ayant rechargé nos armes, nous leur envoyâmes une fusillade que nous jugeâmes avoir fait merveille aux cris que jetèrent quelques-uns d'eux. Néanmoins, ils demeurèrent rangés en bataille sur la grève jusqu'à la pointe du jour, sans doute, nous le supposâmes, pour être à même de nous mieux ajuster.

Nous gardâmes aussi la même position, ne sachant comment faire pour lever l'ancre et mettre notre voile au vent, parce qu'il nous eût fallu pour cela nous tenir debout dans le bateau, et qu'alors ils auraient été aussi certains de nous frapper que nous le serions d'atteindre avec de la cendrée un oiseau perché sur un arbre. Nous adressâmes des signaux de détresse au navire, et quoiqu'il fût mouillé à une lieue, entendant notre mousquetade, et, à l'aide de longues-vues, découvrant dans quelle attitude nous étions et que nous faisions feu sur le rivage, mon neveu nous comprit le reste. Levant l'ancre en toute hâte, il fit avancer le vaisseau aussi près de terre que possible; puis, pour nous secourir, nous dépêcha une autre embarcation montée par dix hommes. Nous leur criâmes de ne point trop s'approcher, en leur faisant connaître notre situation. Nonobstant, ils s'avancèrent fort près de nous: puis l'un d'eux prenant à la main le bout d'une amarre, et gardant toujours notre esquif entre lui et l'ennemi, si bien qu'il ne pouvait parfaitement l'appercevoir, gagna notre bord à la nage et y attacha l'amarre. Sur ce, nous filâmes par le bout notre petit câble, et, abandonnant notre ancre, nous fûmes remorqués hors de la portée des flèches. Nous, durant toute cette opération, nous demeurâmes cachés derrière la barricade que nous avions faite.

Sitôt que nous n'offusquâmes plus le navire, afin de présenter le flanc aux ennemis, il prolongea la côte et leur envoya une bordée chargée de morceaux de fer et de plomb, de balles et autre mitraille, sans compter les boulets, laquelle fit parmi eux un terrible ravage.

Quand nous fûmes rentrés à bord et hors de danger, nous recherchâmes tout à loisir la cause de cette bagarre; et notre subrécargue, qui souvent avait visité ces parages, me mit sur la voie:—«Je suis sûr, dit-il, que les habitants ne nous auraient point touchés après une trève conclue si nous n'avions rien fait pour les y provoquer.»—Enfin il nous revint qu'une vieille femme était venue pour nous vendre du lait et l'avait apporté dans l'espace libre entre nos pieux, accompagnée d'une jeune fille qui nous apportait aussi des herbes et des racines. Tandis que la vieille,—était-ce ou non la mère de la jeune personne, nous l'ignorions,—débitait son laitage, un de nos hommes avait voulu prendre quelque grossière privauté avec la jeune Malgache, de quoi la vieille avait fait grand bruit. Néanmoins, le matelot n'avait pas voulu lâcher sa capture, et l'avait entraînée hors de la vue de la vieille sous les arbres: il faisait presque nuit. La vieille femme s'était donc en allée sans elle, et sans doute, on le suppose, ayant par ses clameurs ameuté le peuple, en trois ou quatre heures, toute cette grande armée s'était rassemblée contre nous. Nous l'avions échappé belle.

Un des nôtres avait été tué d'un coup de lance dès le commencement de l'attaque, comme il sortait de la hutte que nous avions dressée; les autres s'étaient sauvés, touts, hormis le drille qui était la cause de tout le méchef, et qui paya bien cher sa noire maîtresse: nous ne pûmes de quelque temps savoir ce qu'il était devenu. Nous demeurâmes encore sur la côte pendant deux jours, bien que le vent donna, et nous lui fîmes des signaux, et notre chaloupe côtoya et recôtoya le rivage l'espace de plusieurs lieues, mais en vain. Nous nous vîmes donc dans la nécessité de l'abandonner. Après tout, si lui seul eût souffert de sa faute, ce n'eût pas été grand dommage.

Je ne pus cependant me décider à partir sans m'aventurer une fois encore à terre, pour voir s'il ne serait pas possible d'apprendre quelque chose sur lui et les autres. Ce fut la troisième nuit après l'action que j'eus un vif désir d'en venir à connaître, s'il était possible, par n'importe le moyen, quel dégât nous avions fait et quel jeu se jouait du côté des Indiens. J'eus soin de me mettre en campagne durant l'obscurité, de peur d'une nouvelle attaque; mais j'aurais dû aussi m'assurer que les hommes qui m'accompagnaient étaient bien sous mon commandement, avant de m'engager dans une entreprise si hasardeuse et si dangereuse, comme inconsidérément je fis.

Nous nous adjoignîmes, le subrécargue et moi, vingt compagnons des plus hardis, et nous débarquâmes deux heures avant minuit, au même endroit où les Indiens s'étaient rangés en bataille l'autre soir. J'abordai là parce que mon dessein, comme je l'ai dit, était surtout de voir s'ils avaient levé le camp et s'ils n'avaient pas laissé derrière eux quelques traces du dommage que nous leur avions fait. Je pensais que, s'il nous était possible d'en surprendre un ou deux, nous pourrions peut-être ravoir notre homme en échange.

Nous mîmes pied à terre sans bruit, et nous divisâmes notre monde en deux bandes: le bosseman en commandait une, et moi l'autre. Nous n'entendîmes ni ne vîmes personne bouger quand nous opérâmes notre descente; nous poussâmes donc en avant vers le lieu du combat, gardant quelque distance entre nos deux bataillons. De prime-abord, nous n'apperçûmes rien: il faisait très-noir; mais, peu après, notre maître d'équipage, qui conduisait l'avant-garde, broncha, et tomba sur un cadavre. Là-dessus touts firent halte, et, jugeant par cette circonstance qu'ils se trouvaient à la place même où les Indiens avaient pris position, ils attendirent mon arrivée. Alors nous résolûmes de demeurer là jusqu'à ce que, à la lueur de la lune, qui devait monter à l'horizon avant une heure, nous pussions reconnaître la perte que nous leur avions fait essuyer. Nous comptâmes trente-deux corps restés sur la place, dont deux n'étaient pas tout-à-fait morts. Les uns avaient un bras de moins, les autres une jambe, un autre la tête. Les blessés, à ce que nous supposâmes, avaient été enlevés.

Quand à mon sens nous eûmes fait une complète découverte de tout ce que nous pouvions espérer connaître, je me disposai à retourner à bord; mais le maître d'équipage et sa bande me firent savoir qu'ils étaient déterminés à faire une visite à la ville indienne où ces chiens, comme ils les appelaient, faisaient leur demeure, et me prièrent de venir avec eux. S'ils, pouvaient y pénétrer, comme ils se l'imaginaient, ils ne doutaient pas, disaient-ils, de faire un riche butin, et peut-être d'y retrouver Thomas Jeffrys. C'était le nom de l'homme que nous avions perdu.

S'ils m'avaient envoyé demander la permission d'y aller, je sais quelle eût été ma réponse: je leur eus intimé l'ordre sur-le-champ de retourner à bord; car ce n'était point à nous à courir à de pareils hasards, nous qui avions un navire et son chargement sous notre responsabilité, et à accomplir un voyage qui reposait totalement sur la vie de l'équipage; mais comme ils me firent dire qu'ils étaient résolus à partir, et seulement demandèrent à moi et à mon escouade de les accompagner, je refusai net, et je me levai—car j'étais assis à terre—pour regagner l'embarcation. Un ou deux de mes hommes se mirent alors à m'importuner pour que je prisse part à l'expédition, et comme je m'y refusais toujours positivement, ils commencèrent à murmurer et à dire qu'ils n'étaient point sous mes ordres et qu'ils voulaient marcher.—«Viens, Jack, dit l'un d'eux; veux-tu venir avec moi? sinon j'irai tout seul.»—Jack répondit qu'il voulait bien, un autre le suivit, puis un autre.

THOMAS JEFFRYS PENDU

Bref, touts me laissèrent, excepté un auquel, non sans beaucoup de difficultés, je persuadai de rester. Ainsi le subrécargue et moi, et cet homme, nous regagnâmes la chaloupe où, leur dîmes-nous, nous allions les attendre et veiller pour recueillir ceux d'entre eux qui pourraient s'en tirer;—«Car, leur répétai-je, c'est une mauvaise chose que vous allez faire, et je redoute que la plupart de vous ne subissent le sort de Thomas Jeffrys.»

Ils me répondirent, en vrais marins, qu'ils gageaient d'en revenir, qu'ils se tiendraient sur leur garde, et cætera; et ils partirent. Je les conjurai de prendre en considération le navire et la traversée; je leur représentai que leur vie ne leur appartenait pas, qu'elle était en quelque sorte incorporée au voyage; que s'il leur mésarrivait le vaisseau serait perdu faute de leur assistance et qu'ils seraient sans excuses devant Dieu et devant les hommes. Je leur dis bien des choses encore sur cet article, mais c'était comme si j'eusse parlé au grand mât du navire. Cette incursion leur avait tourné la tête; seulement ils me donnèrent de bonnes paroles, me prièrent de ne pas me fâcher, m'assurèrent qu'ils seraient prudents, et que, sans aucun doute, ils seraient de retour dans une heure au plus tard, car le village indien, disaient-ils, n'était pas à plus d'un demi-mille au-delà. Ils n'en marchèrent pas moins deux milles et plus, avant d'y arriver.

Ils partirent donc, comme on l'a vu plus haut, et quoique ce fût une entreprise désespérée et telle que des fous seuls s'y pouvaient jeter, toutefois, c'est justice à leur rendre, ils s'y prirent aussi prudemment que hardiment. Ils étaient galamment armés, tout de bon, car chaque homme avait un fusil ou un mousquet, une bayonnette et un pistolet. Quelques-uns portaient de gros poignards, d'autres des coutelas, et le maître d'équipage ainsi que deux autres brandissaient des haches d'armes. Outre tout cela, ils étaient munis de treize grenades. Jamais au monde compagnons plus téméraires et mieux pourvus ne partirent pour un mauvais coup.

En partant, leur principal dessein était le pillage: ils se promettaient beaucoup de trouver de l'or; mais une circonstance qu'aucun d'eux n'avait prévue, les remplit du feu de la vengeance, et fit d'eux touts des démons. Quand ils arrivèrent aux quelques maisons indiennes qu'ils avaient prises pour la ville, et qui n'étaient pas éloignées de plus d'un demi-mille, grand fut leur désappointement, car il y avait là tout au plus douze ou treize cases, et où était la ville, et quelle était son importance, ils ne le savaient. Ils se consultèrent donc sur ce qu'ils devaient faire, et demeurèrent quelque temps sans pouvoir rien résoudre: s'ils tombaient sur ces habitants, il fallait leur couper la gorge à touts; pourtant il y avait dix à parier contre un que quelqu'un d'entre eux s'échapperait à la faveur de la nuit, bien que la lune fût levée, et, si un seul s'échappait, qu'il s'enfuirait pour donner l'alerte à toute la ville, de sorte qu'ils se verraient une armée entière sur les bras. D'autre part s'ils passaient outre et laissaient ces habitants en paix,—car ils étaient touts plongés dans le sommeil,—ils ne savaient par quel chemin chercher la ville.

Cependant ce dernier cas leur semblant le meilleur, ils se déterminèrent à laisser intactes ces habitations, et à se mettre en quête de la ville comme ils pourraient. Après avoir fait un bout de chemin ils trouvèrent une vache attachée à un arbre, et sur-le-champ il leur vint à l'idée qu'elle pourrait leur être un bon guide:—«Sûrement, se disaient-ils, cette vache appartient au village que nous cherchons ou au hameau que nous laissons, et en la déliant nous verrons de quel côté elle ira: si elle retourne en arrière, tant pis; mais si elle marche en avant, nous n'aurons qu'à la suivre.»—Ils coupèrent donc la corde faite de glayeuls tortillés, et la vache partit devant. Bref, cette vache les conduisit directement au village, qui, d'après leur rapport, se composait de plus de deux cents maisons ou cabanes. Dans quelques-unes plusieurs familles vivaient ensemble.

Là régnait partout le silence et cette sécurité profonde que pouvait goûter dans le sommeil une contrée qui n'avait jamais vu pareil ennemi. Pour aviser à ce qu'ils devaient faire, ils tinrent de nouveau conseil, et, bref, ils se déterminèrent à se diviser sur trois bandes et à mettre le feu à trois maisons sur trois différents points du village; puis à mesure que les habitants sortiraient de s'en saisir et de les garrotter. Si quelqu'un résistait il n'est pas besoin de demander ce qu'ils pensaient lui faire. Enfin ils devaient fouiller le reste des maisons et se livrer au pillage. Toutefois il était convenu que sans bruit on traverserait d'abord le village pour reconnaître son étendue et voir si l'on pouvait ou non tenter l'aventure.

La ronde faite, ils se résolurent à hasarder le coup en désespérés; mais tandis qu'ils s'excitaient l'un l'autre à la besogne, trois d'entre eux, qui étaient un peu plus en avant, se mirent à appeler, disant qu'ils avaient trouvé Thomas Jeffrys. Touts accoururent, et ce n'était que trop vrai, car là ils trouvèrent le pauvre garçon pendu tout nu par un bras, et la gorge coupée. Près de l'arbre patibulaire il y avait une maison où ils entrevirent seize ou dix-sept des principaux Indiens qui précédemment avaient pris part au combat contre nous, et dont deux ou trois avaient reçu des coups de feu. Nos hommes s'apperçurent bien que les gens de cette demeure étaient éveillés et se parlaient l'un l'autre, mais ils ne purent savoir quel était leur nombre.

La vue de leur pauvre camarade massacré les transporta tellement de rage, qu'ils jurèrent touts de se venger et que pas un Indien qui tomberait sous leurs mains n'aurait quartier. Ils se mirent à l'œuvre sur-le-champ, toutefois moins follement qu'on eût pu l'attendre de leur fureur. Leur premier mouvement fut de se mettre en quête de choses aisément inflammables; mais après un instant de recherche, ils s'apperçurent qu'ils n'en avaient que faire, car la plupart des maisons étaient basses et couvertes de glayeuls et de joncs dont la contrée est pleine. Ils firent donc alors des artifices en humectant un peu de poudre dans la paume de leur main; et au bout d'un quart d'heure le village brûlait en quatre ou cinq endroits, et particulièrement cette habitation où les Indiens ne s'étaient pas couchés. Aussitôt que l'incendie éclata, ces pauvres misérables commencèrent à s'élancer dehors pour sauver leur vie; mais ils trouvaient leur sort dans cette tentative, là, au seuil de la porte où ils étaient repoussés, le maître d'équipage lui-même en pourfendit un ou deux avec sa hache d'arme. Comme la case était grande et remplie d'Indiens, le drôle ne se soucia pas d'y entrer, mais il demanda et jeta au milieu d'eux une grenade qui d'abord les effraya; puis quand elle éclata elle fit un tel ravage parmi eux qu'ils poussèrent des hurlements horribles.

Bref, la plupart des infortunés qui se trouvaient dans l'entrée de la hutte furent tués ou blessés par cette grenade, hormis deux ou trois qui se précipitèrent à la porte que gardaient le maître d'équipage et deux autres compagnons, avec la bayonnette au bout du fusil, pour dépêcher touts ceux qui prendraient ce chemin. Il y avait un autre logement dans la maison où le Prince ou Roi, n'importe, et quelques autres, se trouvaient: là, on les retint jusqu'à ce que l'habitation, qui pour lors était tout en flamme, croula sur eux. Ils furent étouffés ou brûlés touts ensemble.

Tout ceci durant, nos gens n'avaient pas lâché un coup de fusil, de peur d'éveiller les Indiens avant que de pouvoir s'en rendre maître; mais le feu ne tarda pas à les arracher au sommeil, et mes drôles cherchèrent alors à se tenir ensemble bien en corps; car l'incendie devenait si violent, toutes les maisons étant faites de matières légères et combustibles, qu'ils pouvaient à peine passer au milieu des rues; et leur affaire était pourtant de suivre le feu pour consommer leur extermination. Au fur et à mesure que l'embrasement chassait les habitants de ces demeures brûlantes, ou que l'effroi les arrachait de celles encore préservées, nos lurons, qui les attendaient au seuil de la porte, les assommaient en s'appelant et en se criant réciproquement de se souvenir de Thomas Jeffrys.

Tandis que ceci se passait, je dois confesser que j'étais fort inquiet, surtout quand je vis les flammes du village embrasé, qui, parce qu'il était nuit, me semblaient tout près de moi.

À ce spectacle, mon neveu, le capitaine, que ses hommes réveillèrent aussi, ne fut guère plus tranquille, ne sachant ce dont il s'agissait et dans quel danger j'étais, surtout quand il entendit les coups de fusil: car nos aventuriers commençaient alors à faire usage de leurs armes à feu. Mille pensées sur mon sort et celui du subrécargue et sur nous touts oppressaient son âme; et enfin, quoiqu'il lui restât peu de monde disponible, ignorant dans quel mauvais cas nous pouvions être, il prit l'autre embarcation et vint me trouver à terre, à la tête de treize hommes.

Grande fut sa surprise de nous voir, le subrécargue et moi, dans la chaloupe, seulement avec deux matelots, dont l'un y avait été laissé pour sa garde; et bien qu'enchanté de nous retrouver en bon point, comme nous il séchait d'impatience de connaître ce qui se passait, car le bruit continuait et la flamme croissait. J'avoue qu'il eût été bien impossible à tout homme au monde de réprimer sa curiosité de savoir ce qu'il était advenu, ou son inquiétude sur le sort des absents. Bref, le capitaine me dit qu'il voulait aller au secours de ses hommes, arrive qui plante. Je lui représentai, comme je l'avais déjà fait à nos aventuriers, la sûreté du navire, les dangers du voyage, l'intérêt des armateurs et des négociants, et cætera, et lui déclarai que je voulais partir, moi et deux hommes seulement, pour voir si nous pourrions, à distance, apprendre quelque chose de l'événement, et revenir le lui dire.

J'eus autant de succès auprès de mon neveu que j'en avais eu précédemment auprès des autres:—«Non, non; j'irai, répondit-il; seulement je regrette d'avoir laissé plus de dix hommes à bord, car je ne puis penser à laisser périr ces braves faute de secours: j'aimerais mieux perdre le navire, le voyage, et ma vie et tout!...»—Il partit donc.

Alors il ne me fut pas plus possible de rester en arrière qu'il m'avait été possible de les dissuader de partir. Pour couper court, le capitaine ordonna à deux matelots de retourner au navire avec la pinace, laissant la chaloupe à l'ancre, et de ramener encore douze hommes. Une fois arrivés, six devaient garder les deux embarcations et les six autres venir nous rejoindre. Ainsi seize hommes seulement devaient demeurer à bord; car l'équipage entier ne se composait que de soixante-cinq hommes, dont deux avaient péri dans la première échauffourée.

Nous nous mîmes en marche; à peine, comme on peut le croire, sentions-nous la terre que nous foulions, et guidés par la flamme, à travers champs, nous allâmes droit au lieu de l'incendie. Si le bruit des fusillades nous avait surpris d'abord, les cris des pauvres Indiens nous remuèrent bien autrement et nous remplirent d'horreur. Je le confesse, je n'avais jamais assisté au sac d'une cité ni à la prise d'assaut d'une ville. J'avais bien entendu dire qu'Olivier Cromwell après avoir pris Drogheda en Irlande, y avait fait massacrer hommes, femmes et enfants. J'avais bien ouï raconter que le comte de Tilly au saccagement de la ville de Magdebourg avait fait égorger vingt-deux mille personnes de tout sexe; mais jusqu'alors je ne m'étais jamais fait une idée de la chose même, et je ne saurais ni la décrire, ni rendre l'horreur qui s'empara de nos esprits.

Néanmoins nous avancions toujours et enfin nous atteignîmes le village, sans pouvoir toutefois pénétrer dans les rues à cause du feu. Le premier objet qui s'offrit à nos regards, ce fut les ruines d'une maison ou d'une hutte, ou plutôt ses cendres, car elle était consumée. Tout auprès, éclairés en plein par l'incendie, gisaient quatre hommes et trois femmes tués; et nous eûmes lieu de croire qu'un ou deux autres cadavres étaient ensevelis parmi les décombres en feu.

SACCAGEMENT DU VILLAGE INDIEN

En un mot, nous trouvâmes partout les traces d'une rage si barbare, et d'une fureur si au-delà de tout ce qui est humain, que nous ne pûmes croire que nos gens fussent coupables de telles atrocités, ou s'ils en étaient les auteurs, nous pensâmes que touts avaient mérité la mort la plus cruelle. Mais ce n'était pas tout: nous vîmes l'incendie s'étendre, et comme les cris croissaient à mesure que l'incendie croissait, nous tombâmes dans la dernière consternation. Nous nous avançâmes un peu, et nous apperçûmes, à notre grand étonnement, trois femmes nues, poussant d'horribles cris, et fuyant comme si elles avaient des ailes, puis, derrière elles, dans la même épouvante et la même terreur, seize ou dix sept naturels poursuivis—je ne saurais les mieux nommer—par trois de nos bouchers anglais, qui, ne pouvant les atteindre leur envoyèrent une décharge: un pauvre diable, frappé d'une balle, fut renversé sous nos yeux. Quand ces indiens nous virent, croyant que nous étions des ennemis et que nous voulions les égorger, comme ceux qui leur donnaient la chasse ils jetèrent un cri horrible, surtout les femmes, et deux d'entre eux tombèrent par terre comme morts d'effroi.

À ce spectacle, j'eus le cœur navré, mon sang se glaça dans mes veines, et je crois que si les trois matelots anglais qui les poursuivaient se fussent approchés, je les aurais fait tuer par notre monde. Nous essayâmes de faire connaître à ces pauvres fuyards que nous ne voulions point leur faire de mal, et aussitôt ils accoururent et se jetèrent à nos genoux, levant les mains, et se lamentant piteusement pour que nous leur sauvions la vie. Leur ayant donné à entendre que c'était là notre intention, touts vinrent pêle-mêle derrière nous se ranger sous notre protection. Je laissai mes hommes assemblés, et je leur recommandai de ne frapper personne, mais, s'il était possible, de se saisir de quelqu'un de nos gens pour voir de quel démon ils étaient possédés, ce qu'ils espéraient faire, et, bref, de leur enjoindre de se retirer, en leur assurant que, s'ils demeuraient jusqu'au jour, ils auraient une centaine de mille hommes à leurs trousses. Je les laissai, dis-je, et prenant seulement avec moi deux de nos marins, je m'en allai parmi les fuyards. Là, quel triste spectacle m'attendait! Quelques-uns s'étaient horriblement rôti les pieds en passant et courant à travers le feu; d'autres avaient les mains brûlées; une des femmes était tombée dans les flammes et avait été presque mortellement grillée avant de pouvoir s'en arracher; deux ou trois hommes avaient eu, dans leur fuite, le dos et les cuisses tailladés par nos gens; un autre enfin avait reçu une balle dans le corps, et mourut tandis que j'étais là.

J'aurais bien désiré connaître quelle avait été la cause de tout ceci, mais je ne pus comprendre un mot de ce qu'ils me dirent; à leurs signes, toutefois, je m'apperçus qu'ils n'en savaient rien eux-mêmes. Cet abominable attentat me transperça tellement le cœur que, ne pouvant tenir là plus long-temps, je retournai vers nos compagnons. Je leur faisais part de ma résolution et leur commandais de me suivre, quand, tout-à-coup, s'avancèrent quatre de nos matamores avec le maître d'équipage à leur tête, courant, tout couverts de sang et de poussière, sur des monceaux de corps qu'ils avaient tués, comme s'ils cherchaient encore du monde à massacrer. Nos hommes les appelèrent de toutes leurs forces; un d'eux, non sans beaucoup de peine, parvint à s'en faire entendre; ils reconnurent qui nous étions, et s'approchèrent de nous.

Sitôt que le maître d'équipage nous vit, il poussa comme un cri de triomphe, pensant qu'il lui arrivait du renfort; et sans plus écouter:—«Capitaine, s'écria-t-il, noble capitaine, que je suis aise que vous soyez venu! nous n'avons pas encore à moitié fini. Les plats gueux! les chiens d'Enfer! je veux en tuer autant que le pauvre Tom a de cheveux sur la tête. Nous avons juré de n'en épargner aucun; nous voulons extirper cette race de la terre!»—Et il se reprit à courir, pantelant, hors d'haleine, sans nous donner le temps de lui dire un mot.

Enfin, élevant la voix pour lui imposer un peu silence:—«Chien sanguinaire! lui criai-je, qu'allez-vous faire? Je vous défends de toucher à une seule de ces créatures, sous peine de la vie. Je vous ordonne, sur votre tête, de mettre fin à cette tuerie, et de rester ici, sinon vous êtes mort.»

—«Tudieu! Sir, dit-il, savez-vous ce que vous faites et ce qu'ils ont fait? Si vous voulez savoir la raison de ce que nous avons fait, nous, venez ici.»—Et sur ce, il me montra le pauvre Tom pendu à un arbre, et la gorge coupée.

J'avoue qu'à cet aspect je fus irrité moi-même, et qu'en tout autre occasion j'eusse été fort exaspéré; mais je pensai que déjà ils n'avaient porté que trop loin leur rage et je me rappelai les paroles de Jacob à ses fils Siméon et Lévi:—«Maudite soit leur colère, car elle a été féroce, et leur vengeance, car elle a été cruelle.»—Or, une nouvelle besogne me tomba alors sur les bras, car lorsque les marins qui me suivaient eurent jeté les yeux sur ce triste spectacle, ainsi que moi, j'eus autant de peine à les retenir que j'en avais eu avec les autres. Bien plus, mon neveu le capitaine se rangea de leur côté, et me dit, de façon à ce qu'ils l'entendissent, qu'ils redoutaient seulement que nos hommes ne fussent écrasés par le nombre; mais quant aux habitants, qu'ils méritaient touts la mort, car touts avaient trempé dans le meurtre du pauvre matelot et devaient être traités comme des assassins. À ces mots, huit de mes hommes, avec le maître d'équipage et sa bande, s'enfuirent pour achever leur sanglant ouvrage. Et moi, puisqu'il était tout-à-fait hors de mon pouvoir de les retenir, je me retirai morne et pensif: je ne pouvais supporter la vue encore moins les cris et les gémissements des pauvres misérables qui tombaient entre leurs mains.

Personne ne me suivit, hors le subrécargue et deux hommes; et avec eux seuls je retournai vers nos embarcations. C'était une grande folie à moi, je l'avoue, de m'en aller ainsi; car il commençait à faire jour et l'alarme s'était répandue dans le pays. Environ trente ou quarante hommes armés de lances et d'arcs campaient à ce petit hameau de douze ou treize cabanes dont il a été question déjà; mais par bonheur, j'évitai cette place et je gagnai directement la côte Quand j'arrivai au rivage il faisait grand jour: je pris immédiatement la pinace et je me rendis à bord, puis je la renvoyai pour secourir nos hommes le cas advenant.

Je remarquai, à peu près vers le temps où j'accostai le navire, que le feu était presque éteint et le bruit appaisé; mais environ une demi-heure après que j'étais à bord j'entendis une salve de mousqueterie et je vis une grande fumée C'était, comme je l'appris plus lard, nos hommes qui, chemin faisant, assaillaient les quarante Indiens postés au petit hameau. Ils en tuèrent seize ou dix-sept et brûlèrent toutes les maisons, mais ils ne touchèrent point aux femmes ni aux enfants.

Au moment où la pinace regagnait le rivage nos aventuriers commencèrent à reparaître: ils arrivaient petit à petit, non plus en deux corps et en ordre comme ils étaient partis, mais pêle-mêle, mais à la débandade, de telle façon qu'une poignée d'hommes résolus auraient pu leur couper à touts la retraite.

Mais ils avaient jeté l'épouvante dans tout le pays. Les naturels étaient si consternés, si atterrés qu'une centaine d'entre eux, je crois, auraient fui seulement à l'aspect de cinq des nôtres. Dans toute cette terrible action il n'y eut pas un homme qui fît une belle défense. Surpris tout à la fois par l'incendie et l'attaque soudaine de nos gens au milieu de l'obscurité, ils étaient si éperdus qu'ils ne savaient que devenir. S'ils fuyaient d'un côté ils rencontraient un parti, s'ils reculaient un autre, partout la mort. Quant à nos marins, pas un n'attrapa la moindre blessure, hors un homme qui se foula le pied et un autre qui eut une main assez grièvement brûlée.

J'étais fort irrité contre mon neveu le capitaine, et au fait intérieurement, contre touts les hommes du bord, mais surtout contre lui, non-seulement parce qu'il avait forfait à son devoir, comme commandant du navire, responsable du voyage, mais encore parce qu'il avait plutôt attisé qu'amorti la rage de son équipage dans cette sanguinaire et cruelle entreprise. Mon neveu me répondit très-respectueusement, et me dit qu'à la vue du cadavre du pauvre matelot, massacré d'une façon si féroce et si barbare, il n'avait pas été maître de lui-même et n'avait pu maîtriser sa colère. Il avoua qu'il n'aurait pas dû agir ainsi comme capitaine du navire, mais comme il était homme, que la nature l'avait remué et qu'il n'avait pu prévaloir sur elle. Quant aux autres ils ne m'étaient soumis aucunement, et ils ne le savaient que trop: aussi firent-ils peu de compte de mon blâme.

Le lendemain nous mîmes à la voile, nous n'apprîmes donc rien de plus. Nos hommes n'étaient pas d'accord sur le nombre des gens qu'ils avaient tués: les uns disaient une chose, les autres une autre; mais selon le plus admissible de touts leurs récits, ils avaient bien expédié environ cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfants, et n'avaient pas laissé une habitation debout dans le village.

Quant au pauvre Thomas Jeffrys, comme il était bien mort, car on lui avait coupé la gorge si profondément que sa tête était presque décollée, ce n'eût pas été la peine de l'emporter. Ils le laissèrent donc où ils l'avaient trouvé, seulement ils le descendirent de l'arbre où il était pendu par un bras.

Quelque juste que semblât cette action à nos marins, je n'en demeurai pas moins là-dessus en opposition ouverte avec eux, et toujours depuis je leur disais que Dieu maudirait notre voyage; car je ne voyais dans le sang qu'ils avaient fait couler durant cette nuit qu'un meurtre qui pesait sur eux. Il est vrai que les Indiens avaient tué Thomas Jeffrys; mais Thomas Jeffrys avait été l'agresseur, il avait rompu la trêve, et il avait violé ou débauché une de leurs jeunes filles qui était venue à notre camp innocemment et sur la foi des traités.

À bord, le maître d'équipage défendit sa cause par la suite. Il disait qu'à la vérité nous semblions avoir rompu la trêve, mais qu'il n'en était rien; que la guerre avait été allumée la nuit auparavant par les naturels eux-mêmes, qui avaient tiré sur nous et avaient tué un de nos marins sans aucune provocation; que puisque nous avions été en droit de les combattre, nous avions bien pu aussi être en droit de nous faire justice d'une façon extraordinaire; que ce n'était pas une raison parce que le pauvre Tom avait pris quelques libertés avec une jeune Malgache, pour l'assassiner et d'une manière si atroce; enfin, qu'ils n'avaient rien fait que de juste, et qui, selon les lois de Dieu, ne fût à faire aux meurtriers.

On va penser sans doute qu'après cet évènement nous nous donnâmes de garde de nous aventurer à terre parmi les payens et les barbares mais point du tout, les hommes ne deviennent sages qu'à leurs propres dépens, et toujours l'expérience semble leur être d'autant plus profitable qu'elle est plus chèrement achetée.

Nous étions alors destinés pour le golfe Persique et de là pour la case de Coromandel, en touchant seulement à Surate; mais le principal dessein de notre subrécargue l'appelait dans la baie du Bengale, d'où, s'il manquait l'affaire pour laquelle il avait mission, il devait aller à la Chine, et revenir à la côte en s'en retournant.

Le premier désastre qui fondit sur nous ce fut dans le golfe Persique, où s'étant aventurés à terre sur la côte Arabique du golfe, cinq de nos hommes furent environnés par les Arabes et touts tués ou emmenés en esclavage: le reste des matelots montant l'embarcation n'avait pas été à même de les délivrer et n'avait eu que le temps de regagner la chaloupe.

MUTINERIE

Je plantai alors au nez de nos gens la juste rétribution du Ciel en ce cas; mais le maître d'équipage me répondit avec chaleur que j'allais trop loin dans mes censures que je ne saurais appuyer d'aucun passage des Écritures, et il s'en référa au chapitre XIII de saint Luc, verset 4, où notre Sauveur donne à entendre que ceux sur lesquels la Tour de Siloé tomba, n'étaient pas plus coupables que les autres Galiléens. Mais ce qui me réduisit tout de bon au silence en cette occasion, c'est que pas un des cinq hommes que nous venions de perdre n'était du nombre de ceux descendus à terre lors du massacre de Madagascar,—ainsi toujours l'appelai-je, quoique l'équipage ne pût supporter qu'impatiemment ce mot de massacre. Cette dernière circonstance, comme je l'ai dit, me ferma réellement la bouche pour le moment.

Mes sempiternels sermons à ce sujet eurent des conséquences pires que je ne m'y attendais, et le maître d'équipage qui avait été le chef de l'entreprise, un beau jour vint à moi hardiment et me dit qu'il trouvait que je remettais bien souvent cette affaire sur le tapis, que je faisais d'injustes réflexions là dessus et qu'à cet égard j'en avais fort mal usé avec l'équipage et avec lui-même en particulier; que, comme je n'étais qu'un passager, que je n'avais ni commandement dans le navire, ni intérêt dans le voyage, ils n'étaient pas obligés de supporter tout cela; qu'après tout qui leur disait que je n'avais pas quelque mauvais dessein en tête, et ne leur susciterais pas un procès quand ils seraient de retour en Angleterre; enfin, que si je ne me déterminais pas à en finir et à ne plus me mêler de lui et de ses affaires, il quitterait le navire, car il ne croyait pas qu'il fût sain de voyager avec moi.

Je l'écoutai assez patiemment jusqu'au bout, puis je lui répliquai qu'il était parfaitement vrai que tout du long je m'étais opposé au massacre de Madagascar, car je ne démordais pas de l'appeler ainsi, et qu'en toute occasion j'en avais parlé fort à mon aise, sans l'avoir en vue lui plus que les autres; qu'à la vérité je n'avais point de commandement dans le navire et n'y exerçais aucune autorité, mais que je prenais la liberté d'exprimer mon opinion sur des choses qui visiblement nous concernaient touts.—«Quant à mon intérêt dans le voyage, ajoutai-je, vous n'y entendez goutte: je suis propriétaire pour une grosse part dans ce navire, et en cette qualité je me crois quelque droit de parler, même plus que je ne l'ai encore fait, sans avoir de compte à rendre ni à vous ni personne autre.» Je commençais à m'échauffer: il ne me répondit que peu de chose cette fois, et je crus l'affaire terminée. Nous étions alors en rade au Bengale, et désireux de voir le pays, je me rendis à terre, dans la chaloupe, avec le subrécargue, pour me récréer. Vers le soir, je me préparais à retourner à bord, quand un des matelots s'approcha de moi et me dit qu'il voulait m'épargner la peine[20] de regagner la chaloupe, car ils avaient ordre de ne point me ramener à bord. On devine quelle fut ma surprise à cet insolent message. Je demandai au matelot qui l'avait chargé de cette mission près de moi. Il me répondit que c'était le patron de la chaloupe; je n'en dis pas davantage à ce garçon, mais je lui ordonnai d'aller faire savoir à qui de droit qu'il avait rempli son message, et que je n'y avais fait aucune réponse.

J'allai immédiatement retrouver le subrécargue, et je lui contai l'histoire, ajoutant qu'à l'heure même je pressentais qu'une mutinerie devait éclater à bord. Je le suppliai donc de s'y rendre sur-le-champ dans un canot indien pour donner l'éveil au capitaine; mais j'aurais pu me dispenser de cette communication, car avant même que je lui eusse parlé à terre, le coup était frappé à bord. Le maître d'équipage, le canonnier et le charpentier, et en un mot touts les officiers inférieurs, aussitôt que je fus descendu dans la chaloupe, se réunirent vers le gaillard d'arrière et demandèrent à parler au capitaine. Là, le maître d'équipage faisant une longue harangue,—car le camarade s'exprimait fort bien,—et répétant tout ce qu'il m'avait dit, lui déclara en peu de mots que, puisque je m'en étais allé paisiblement à terre, il leur fâcherait d'user de violence envers moi, ce que, autrement, si je ne me fusse retiré de moi-même, ils auraient fait pour m'obliger à m'éloigner.—«Capitaine, poursuivit-il, nous croyons donc devoir vous dire que, comme nous nous sommes embarqués pour servir sous vos ordres, notre désir est de les accomplir avec fidélité; mais que si cet homme ne veut pas quitter le navire, ni vous, capitaine, le contraindre à le quitter, nous abandonnerons touts le bâtiment; nous vous laisserons en route.»—Au mot touts, il se tourna vers le grand mat, ce qui était, à ce qu'il paraît, le signal convenu entre eux, et là-dessus touts les matelots qui se trouvaient là réunis se mirent à crier:—Oui, touts! touts!»

Mon neveu le capitaine était un homme de cœur et d'une grande présence d'esprit. Quoique surpris assurément à cette incartade, il leur répondit cependant avec calme qu'il examinerait la question, mais qu'il ne pouvait rien décider là-dessus avant de m'en avoir parlé. Pour leur montrer la déraison et l'injustice de la chose, il leur poussa quelques arguments; mais ce fut peine vaine. Ils jurèrent devant lui, en se secouant la main à la ronde, qu'ils s'en iraient touts à terre, à moins qu'il ne promît de ne point souffrir que je revinsse à bord du navire.

La clause était dure pour mon neveu, qui sentait toute l'obligation qu'il m'avait, et ne savait comment je prendrais cela. Aussi commença-t-il à leur parler cavalièrement. Il leur dit que j'étais un des plus considérables intéressés dans ce navire, et qu'en bonne justice il ne pouvait me mettre à la porte de ma propre maison; que ce serait me traiter à peu près à la manière du fameux pirate Kid, qui fomenta une révolte à bord, déposa le capitaine sur une île inhabitée et fit la course avec le navire; qu'ils étaient libres de s'embarquer sur le vaisseau qu'ils voudraient, mais que si jamais ils reparaissaient en Angleterre, il leur en coûterait cher; que le bâtiment était mien, qu'il ne pouvait m'en chasser, et qu'il aimerait mieux perdre le navire et l'expédition aussi, que de me désobliger à ce point; donc, qu'ils pouvaient agir comme bon leur semblait. Toutefois, il voulut aller à terre pour s'entretenir avec moi, et invita le maître d'équipage à le suivre, espérant qu'ils pourraient accommoder l'affaire.

Ils s'opposèrent touts à cette démarche, disant qu'ils ne voulaient plus avoir aucune espèce de rapport avec moi, ni sur terre ni sur mer, et que si je remettais le pied à bord, ils s'en iraient.—«Eh bien! dit le capitaine, si vous êtes touts de cet avis, laissez-moi aller à terre pour causer avec lui.»—Il vint donc me trouver avec cette nouvelle, un peu après le message qui m'avait été apporté de la part du patron de la chaloupe, du Cockswain.

Je fus charmé de revoir mon neveu, je dois l'avouer, dans l'appréhension où j'étais qu'ils ne se fussent saisi de lui pour mettre à la voile, et faire la course avec le navire. Alors j'aurais été jeté dans une contrée lointaine dénué et sans ressource, et je me serais trouvé dans une condition pire que lorsque j'étais tout seul dans mon île.

Mais heureusement ils n'allèrent pas jusque là, à ma grande satisfaction; et quand mon neveu me raconta ce qu'ils lui avaient dit, comment ils avaient juré, en se serrant la main, d'abandonner touts le bâtiment s'il souffrait que je rentrasse à bord, je le priai de ne point se tourmenter de cela, car je désirais rester à terre. Seulement je lui demandai de vouloir bien m'envoyer touts mes effets et de me laisser une somme compétente, pour que je fusse à même de regagner l'Angleterre aussi bien que possible.

Ce fut un rude coup pour mon neveu, mais il n'y avait pas moyen de parer à cela, il fallait se résigner. Il revint donc à bord du navire et annonça à ses hommes que son oncle cédait à leur importunité, et envoyait chercher ses bagages. Ainsi tout fut terminé en quelques heures: les mutins retournèrent à leur devoir, et moi je commençai à songer à ce que j'allais devenir.

J'étais seul dans la contrée la plus reculée du monde: je puis bien l'appeler ainsi, car je me trouvais d'environ trois mille lieues par mer plus loin de l'Angleterre que je ne l'avais été dans mon île. Seulement, à dire vrai, il m'était possible de traverser par terre le pays du Grand-Mogol jusqu'à Surate, d'aller de là à Bassora par mer, en remontant le golfe Persique, de prendre le chemin des caravanes à travers les déserts de l'Arabie jusqu'à Alep et Scanderoun, puis de là, par mer, de gagner l'Italie, puis enfin de traverser la France; additionné tout ensemble, ceci équivaudrait au moins au diamètre entier du globe, et mesuré, je suppose que cela présenterait bien davantage.

Un autre moyen s'offrait encore à moi: c'était celui d'attendre les bâtiments anglais qui se rendent au Bengale venant d'Achem dans l'île de Sumatra, et de prendre passage à bord de l'un d'eux pour l'Angleterre; mais comme je n'étais point venu là sous le bon plaisir de la Compagnie anglaise des Indes-Orientales, il devait m'être difficile d'en sortir sans sa permission, à moins d'une grande faveur des capitaines de navire ou des facteurs de la Compagnie, et aux uns et au autres j'étais absolument étranger.

Là, j'eus le singulier plaisir, parlant par antiphrase, de voir le bâtiment mettre à la voile sans moi: traitement que sans doute jamais homme dans ma position n'avait subi, si ce n'est de la part de pirates faisant la course et déposant à terre ceux qui ne tremperaient point dans leur infamie. Ceci sous touts les rapports n'y ressemblait pas mal. Toutefois mon neveu m'avait laissé deux serviteurs, ou plutôt un compagnon et un serviteur: le premier était le secrétaire du commis aux vivres, qui s'était engagé à me suivre, et le second était son propre domestique. Je pris un bon logement dans la maison d'une dame anglaise, où logeaient plusieurs négociants, quelques Français, deux Italiens, ou plutôt deux Juifs, et un Anglais. J'y étais assez bien traité; et, pour qu'il ne fût pas dit que je courais à tout inconsidérément, je demeurai là plus de neuf mois à réfléchir sur le parti que je devais prendre et sur la conduite que je devais tenir. J'avais avec moi des marchandises anglaises de valeur et une somme considérable en argent: mon neveu m'avait remis mille pièces de huit et une lettre de crédit supplémentaire en cas que j'en eusse besoin, afin que je ne pusse être gêné quoi qu'il advînt.

Je trouvai un débit prompt et avantageux de mes marchandises; et comme je me l'étais primitivement proposé, j'achetai de fort beaux diamants, ce qui me convenait le mieux dans ma situation parce que je pouvais toujours porter tout mon bien avec moi.

Après un long séjour en ce lieu, et bon nombre de projets formés pour mon retour en Angleterre, sans qu'aucun répondit à mon désir, le négociant Anglais qui logeait avec moi, et avec lequel j'avais contracté une liaison intime, vint me trouver un matin—«Compatriote, me dit-il, j'ai un projet à vous communiquer; comme il s'accorde avec mes idées, je crois qu'il doit cadrer avec les vôtres également, quand vous y aurez bien réfléchi.

«Ici nous sommes placés, ajouta-t-il, vous par accident, moi par mon choix, dans une partie du monde fort éloignée de notre patrie; mais c'est une contrée où nous pouvons, nous qui entendons le commerce et les affaires, gagner beaucoup d'argent. Si vous voulez joindre mille livres sterling aux mille livres sterling que je possède, nous louerons ici un bâtiment, le premier qui pourra nous convenir. Vous serez le capitaine, moi je serai le négociant, et nous ferons un voyage de commerce à la Chine. Pourquoi demeurerions-nous tranquilles? Le monde entier est en mouvement, roulant et circulant sans cesse; toutes les créatures de Dieu, les corps célestes et terrestres sont occupés et diligents: pour quoi serions-nous oisifs? Il n'y a point dans l'univers de fainéants que parmi les hommes: pourquoi grossirions-nous le nombre des fainéants?

PROPOSITION DU NÉGOCIANT ANGLAIS

Je goûtai fort cette proposition, surtout parce qu'elle semblait faite avec beaucoup de bon vouloir et d'une manière amicale. Je ne dirai que ma situation isolée et détachée me rendait plus que tout autre situation propre à embrasser une entreprise commerciale: le négoce n'était pas mon élément; mais je puis bien dire avec vérité que si le commerce n'était pas mon élément, une vie errante l'était; et jamais proposition d'aller visiter quelque coin du monde que je n'avais point encore vu ne pouvait m'arriver mal à propos.

Il se passa toutefois quelque temps avant que nous eussions pu nous procurer un navire à notre gré; et quand nous eûmes un navire, il ne fut pas aisé de trouver des marins anglais, c'est-à-dire autant qu'il en fallait pour gouverner le voyage et diriger les matelots que nous prendrions sur les lieux. À la fin cependant nous trouvâmes un lieutenant, un maître d'équipage et un canonnier anglais, un charpentier hollandais, et trois Portugais, matelots du gaillard d'avant; avec ce monde et des marins indiens tels quels nous pensâmes que nous pourrions passer outre.

Il y a tant de voyageurs qui ont écrit l'histoire de leurs voyages et de leurs expéditions dans ces parages, qu'il serait pour tout le monde assez insipide de donner une longue relation des lieux où nous allâmes et des peuples qui les habitent. Je laisse cette besogne à d'autres, et je renvoie le lecteur aux journaux des voyageurs anglais, dont beaucoup sont déjà publiés et beaucoup plus encore sont promis chaque jour. C'est assez pour moi de vous dire que nous nous rendîmes d'abord à Achem, dans l'île de Sumatra, puis de là à Siam, où nous échangeâmes quelques-unes de nos marchandises contre de l'opium et de l'arack; le premier est un article d'un grand prix chez les Chinois, et dont ils avaient faute à cette époque. En un mot nous allâmes jusqu'à Sung-Kiang; nous fîmes un très-grand voyage; nous demeurâmes huit mois dehors, et nous retournâmes au Bengale. Pour ma part, je fus grandement satisfait de mon entreprise.—J'ai remarqué qu'en Angleterre souvent on s'étonne de ce que les officiers que la Compagnie envoie aux Indes et les négociants qui généralement s'y établissent, amassent de si grands biens et quelquefois reviennent riches à soixante, soixante-dix, cent mille livres sterling.

Mais ce n'est pas merveilleux, ou du moins cela s'explique quand on considère le nombre innombrable de ports et de comptoirs où le commerce est libre, et surtout quand on songe que, dans touts ces lieux, ces ports fréquentés par les navires anglais il se fait constamment des demandes si considérables de touts les produits étrangers, que les marchandises qu'on y porte y sont toujours d'une aussi bonne défaite que celles qu'on en exporte.

Bref, nous fîmes un fort bon voyage, et je gagnai tant d'argent dans cette première expédition, et j'acquis de telles notions sur la manière d'en gagner davantage, que si j'eusse été de vingt ans plus jeune, j'aurais été tenté de me fixer en ce pays, et n'aurais pas cherché fortune plus loin. Mais qu'était tout ceci pour un homme qui avait passé la soixantaine, pour un homme bien assez riche, venu dans ces climats lointains plutôt pour obéir à un désir impatient de voir le monde qu'au désir cupide d'y faire grand gain? Et c'est vraiment à bon droit, je pense, que j'appelle ce désir impatient; car c'en était là: quand j'étais chez moi j'étais impatient de courir, et quand j'étais à l'étranger j'étais impatient de revenir chez moi. Je le répète, que m'importait ce gain? Déjà bien assez riche, je n'avais nul désir importun d'accroître mes richesses; et c'est pourquoi les profits de ce voyage me furent choses trop inférieures pour me pousser à de nouvelles entreprises. Il me semblait que dans cette expédition je n'avais fait aucun lucre, parce que j'étais revenu au lieu d'où j'étais parti, à la maison, en quelque sorte; d'autant que mon œil, comme l'œil dont parle Salomon, n'était jamais rassasié, et que je me sentais de plus en plus désireux de courir et de voir. J'étais venu dans une partie du monde que je n'avais jamais visitée, celle dont plus particulièrement j'avais beaucoup entendu parler, et j'étais résolu à la parcourir autant que possible: après quoi, pensais-je, je pourrais dire que j'avais vu tout ce qui au monde est digne d'être vu.

Mais mon compagnon de voyage et moi nous avions une idée différente. Je ne dis pas cela pour insister sur la mienne, car je reconnais que la sienne était la plus juste et la plus conforme au but d'un négociant, dont toute la sagesse, lorsqu'il est au dehors en opération commerciale, se résume en cela, que pour lui la chose la meilleure est celle qui peut lui faire gagner le plus d'argent. Mon nouvel ami s'en tenait au positif, et se serait contenté d'aller, comme un cheval de roulier, toujours à la même auberge, au départ et au retour, pourvu, selon sa propre expression, qu'il y pût trouver son compte. Mon idée, au contraire, tout vieux que j'étais, ressemblait fort à celle d'un écolier fantasque et buissonnier qui ne se soucie point devoir une chose deux fois.

Or ce n'était pas tout. J'avais une sorte d'impatience de me rapprocher de chez moi, et cependant pas la moindre résolution arrêtée sur la route à prendre. Durant cette indétermination, mon ami, qui était toujours à la recherche des affaires, me proposa un autre voyage aux îles des Épices pour rapporter une cargaison de clous de girofle de Manille ou des environs, lieux où vraiment les Hollandais font tout le commerce, bien qu'ils appartiennent en partie aux Espagnols. Toutefois nous ne poussâmes pas si loin, nous nous en tînmes seulement à quelques autres places où ils n'ont pas un pouvoir absolu comme ils l'ont à Batavia, Ceylan et cætera. Nous n'avions pas été longs à nous préparer pour cette expédition: la difficulté principale avait été de m'y engager. Cependant à la fin rien autre ne s'étant offert et trouvant qu'après tout rouler et trafiquer avec un profit si grand, et je puis bien dire certain, était chose plus agréable en soi et plus conforme à mon humeur que de rester inactif, ce qui pour moi était une mort, je m'étais déterminé à ce voyage. Nous le fîmes avec un grand succès, et, touchant à Bornéo et à plusieurs autres îles dont je ne puis me remémorer le nom, nous revînmes au bout de cinq mois environ. Nous vendîmes nos épices, qui consistaient principalement en clous de girofle et en noix muscades, à des négociants persans, qui les expédièrent pour le Golfe; nous gagnâmes cinq pour un, nous eûmes réellement un bénéfice énorme.

Mon ami, quand nous réglâmes ce compte, me regarda en souriant:—Eh bien maintenant, me dit-il, insultant aimablement à ma nonchalance; ceci ne vaut-il pas mieux que de trôler çà et là comme un homme désœuvré, et de perdre notre temps à nous ébahir de la sottise et de l'ignorance des payens?—«Vraiment, mon ami, répondis-je, je le crois et commence à me convertir aux principes du négoce; mais souffrez que je vous le dise en passant, vous ne savez ce dont je suis capable; car si une bonne fois je surmonte mon indolence, et m'embarque résolument, tout vieux que je suis, je vous harasserai de côté et d'autre par le monde jusqu'à ce que vous n'en puissiez plus; car je prendrai si chaudement l'affaire, que je ne vous laisserai point de répit.

Or pour couper court à mes spéculations, peu de temps après ceci arriva un bâtiment hollandais venant de Batavia; ce n'était pas un navire marchand européen, mais un caboteur, du port d'environ de cents tonneaux. L'équipage, prétendait-on, avait été si malade, que le capitaine, n'ayant pas assez de monde pour tenir la mer, s'était vu forcé de relâcher au Bengale; et comme s'il eût assez gagné d'argent, ou qu'il souhaitât pour d'autres raisons d'aller en Europe, il fit annoncer publiquement qu'il désirait vendre son vaisseau. Cet avis me vint aux oreilles avant que mon nouveau partner n'en eût ouï parler, et il me prit grandement envie de faire cette acquisition. J'allai donc le trouver et je lui en touchai quelques mots. Il réfléchit un instant, car il n'était pas homme à s'empresser; puis, après cette pause, il répondit:—«Il est un peu trop gros; mais cependant ayons-le.»—En conséquence, tombant d'accord avec le capitaine, nous achetâmes ce navire, le payâmes et en prîmes possession. Ceci fait, nous résolûmes d'embaucher les gens de l'équipage pour les joindre aux hommes que nous avions déjà et poursuivre notre affaire. Mais tout-à-coup, ayant reçu non leurs gages, mais leurs parts de l'argent, comme nous l'apprîmes plus tard, il ne fut plus possible d'en retrouver un seul. Nous nous enquîmes d'eux partout, et à la fin nous apprîmes qu'ils étaient partis touts ensemble par terre pour Agra, la grande cité, résidence du Mogol, à dessein de se rendre de là à Surate, puis de gagner par mer le golfe Persique.

Rien depuis long-temps ne m'avait autant chagriné que d'avoir manqué l'occasion de partir avec eux. Un tel pélerinage, m'imaginais-je, eût été pour moi en pareille compagnie, tout à la fois agréable et sûr, et aurait complètement cadré avec mon grand projet: j'aurais vu le monde et en même temps je me serais rapproché de ma patrie. Mais je fus beaucoup moins inconsolable peu de jours après quand je vins à savoir quelle sorte de compagnons c'étaient, car, en peu de mots, voici leur histoire. L'homme qu'ils appelaient capitaine n'était que le canonnier et non le commandant. Dans le cours d'un voyage commercial ils avaient été attaqués sur le rivage par quelques Malais, qui tuèrent le capitaine et trois de ses hommes. Après cette perte nos drôles au nombre de onze, avaient résolu de s'enfuir avec le bâtiment, ce qu'ils avaient fait, et l'avaient amené dans le golfe du Bengale, abandonnant à terre le lieutenant et cinq matelots, dont nous aurons des nouvelles plus loin.

N'importe par quelle voie ce navire leur était tombé entre les mains, nous l'avions acquis honnêtement, pensions-nous, quoique, je l'avoue, nous n'eussions pas examiné la chose aussi exactement que nous le devions; car nous n'avions fait aucune question aux matelots, qui, si nous les avions sondés, se seraient assurément coupés dans leurs récits, se seraient démentis réciproquement, peut-être contredits eux-mêmes: et d'une manière ou d'une autre nous auraient donné lieu de les suspecter. L'homme nous avait montré un contrat de vente du navire à un certain Emmanuel Clostershoven ou quelque nom semblable, forgé comme tout le reste je suppose, qui soi-disant était le sien, ce que nous n'avions pu mettre en doute; et, un peu trop inconsidérément ou du moins n'ayant aucun soupçon de la chose, nous avions conclu le marché.

Quoi qu'il en fût, après cet achat nous enrôlâmes des marins anglais et hollandais, et nous nous déterminâmes à faire un second voyage dans le Sud-Est pour aller chercher des clous de girofle et autres épices aux îles Philippines et aux Moluques. Bref, pour ne pas remplir de bagatelles cette partie de mon histoire, quand la suite en est si remarquable, je passai en tout six ans dans ces contrées, allant et revenant et trafiquant de port en port avec beaucoup de succès. La dernière année j'entrepris avec mon partner, sur le vaisseau ci-dessus mentionné, un voyage en Chine, convenus que nous étions d'aller d'abord à Siam pour y acheter du riz.

Dans cette expédition, contrariés par les vents, nous fûmes obligés de louvoyer long-temps çà et là dans le détroit de Malacca et parmi les îles, et comme nous sortions de ces mers difficiles nous nous apperçûmes que le navire avait fait une voie d'eau: malgré toute notre habileté nous ne pouvions découvrir où elle était. Cette avarie nous força de chercher quelque part, et mon partner, qui connaissait le pays mieux que moi, conseilla au capitaine d'entrer dans la rivière de Camboge, car j'avais fait capitaine le lieutenant anglais, un M. Thompson, ne voulant point me charger du commandement du navire. Cette rivière coule au nord de la grande baie ou golfe qui remonte jusqu'à Siam.

RENCONTRE DU CANONNIER

Tandis que nous étions mouillés là, allant souvent à terre me récréer, un jour vint à moi un Anglais, second canonnier, si je ne me trompe, à bord d'un navire de la compagnie des Indes Orientales, à l'ancre plus haut dans la même rivière près de la ville de Camboge ou à Camboge même. Qui l'avait amené en ce lieu? Je ne sais; mais il vint à moi, et, m'adressant la parole en anglais:—«Sir, dit-il, vous m'êtes étranger et je vous le suis également; cependant j'ai à vous dire quelque chose qui vous touche de très-près.»

Je le regardai long-temps fixement, et je crus d'abord le reconnaître; mais je me trompais.—«Si cela me touche de très-près, lui dis-je, et ne vous touche point vous-même, qui vous porte à me le communiquer?»—«Ce qui m'y porte c'est le danger imminent où vous êtes, et dont je vois que vous n'avez aucune connaissance.»—«Tout le danger où je suis, que je sache, c'est que mon navire a fait une voie d'eau que je ne puis trouver; mais je me propose de le mettre à terre demain pour tâcher de la découvrir.»—«Mais, Sir, répliqua-t-il, qu'il ait fait ou non une voie, que vous l'ayez trouvée ou non, vous ne serez pas si fou que de le mettre à terre demain quand vous aurez entendu ce que j'ai à vous dire. Savez-vous, Sir, que la ville de Camboge n'est guère qu'à quinze lieues plus haut sur cette rivière et qu'environ à cinq lieues de ce côté il y a deux gros bâtiments anglais et trois hollandais?»—«Eh bien! qu'est-ce que cela me fait, à moi? repartis-je.»—«Quoi! Sir, reprit-il, appartient-il à un homme qui cherche certaine aventure comme vous faites d'entrer dans un port sans examiner auparavant quels vaisseaux s'y trouvent, et s'il est de force à se mesurer avec eux? Je ne suppose pas que vous pensiez la partie égale.»—Ce discours m'avait fort amusé, mais pas effrayé le moins du monde, car je ne savais ce qu'il signifiait. Et me tournant brusquement vers notre inconnu, je lui dis:—«Sir, je vous en prie, expliquez-vous; je n'imagine pas quelle raison je puis avoir de redouter les navires de la Compagnie, ou des bâtiments hollandais: je ne suis point interlope. Que peuvent-ils avoir à me dire?»

Il prit un air moitié colère, moitié plaisant, garda un instant le silence, puis souriant:—«Fort bien, Sir, me dit-il, si vous vous croyez en sûreté, à vos souhaits! je suis pourtant fâché que votre destinée vous rende sourd à un bon avis; sur l'honneur, je vous l'assure, si vous ne regagnez pas la mer immédiatement vous serez attaqué à la prochaine marée par cinq chaloupes bien équipées, et peut-être, si l'on vous prend, serez-vous pendus comme pirates, sauf à informer après. Sir, je pensais trouver un meilleur accueil en vous rendant un service d'une telle importance.»—«Je ne saurais être méconnaissant d'aucun service, ni envers aucun homme qui me témoigne de l'intérêt; mais cela passe ma compréhension, qu'on puisse avoir un tel dessein contre moi. Quoi qu'il en soit, puisque vous me dites qu'il n'y a point de temps à perdre, et qu'on ourdit contre moi quelque odieuse trame, je retourne à bord sur-le champ et je remets immédiatement à la voile, si mes hommes peuvent étancher la voie d'eau ou si malgré cela nous pouvons tenir la mer. Mais, Sir, partirai-je sans savoir la raison de tout ceci? Ne pourriez-vous me donner là-dessus quelques lumières?»

«—Je ne puis vous conter qu'une partie de l'affaire, Sir, me dit-il; mais j'ai là avec moi un matelot hollandais qui à ma prière, je pense, vous dirait le reste si le temps le permettait. Or le gros de l'histoire, dont la première partie, je suppose, vous est parfaitement connue, c'est que vous êtes allés avec ce navire à Sumatra; que là votre capitaine a été massacré par les Malais avec trois de ces gens, et que vous et quelques-uns de ceux qui se trouvaient à bord avec vous, vous vous êtes enfui avec le bâtiment, et depuis vous vous êtes faits Pirates. Voilà le fait en substance, et vous allez être touts saisis comme écumeurs, je vous l'assure, et exécutés sans autre forme de procès; car, vous le savez, les navires marchands font peu de cérémonies avec les forbans quand ils tombent en leur pouvoir.»

—«Maintenant vous parlez bon anglais, lui dis-je, et je vous remercie; et quoique je ne sache pas que nous ayons rien fait de semblable, quoique je sois sûr d'avoir acquis honnêtement et légitimement ce vaisseau[21], cependant, puisqu'un pareil coup se prépare, comme vous dites, et que vous me semblez sincère, je me tiendrai sur mes gardes.»—«Non, Sir, reprit-il, je ne vous dis pas de vous mettre sur vos gardes: la meilleure précaution est d'être hors de danger. Si vous faites quelque cas de votre vie et de celle de vos gens, regagnez la mer sans délai à la marée haute; comme vous aurez toute une marée devant vous, vous serez déjà bien loin avant que les cinq chaloupes puissent descendre, car elles ne viendront qu'avec le flux, et comme elles sont à vingt milles plus haut, vous aurez l'avance de près de deux heures sur elles par la différence de la marée, sans compter la longueur du chemin. En outre, comme ce sont des chaloupes seulement, et non point des navires, elles n'oseront vous suivre au large, surtout s'il fait du vent.»

—«Bien, lui dis-je, vous avez été on ne peut plus obligeant en cette rencontre: que puis-je faire pour votre récompense?»—«Sir, répondit-il, vous ne pouvez avoir grande envie de me récompenser, vous n'êtes pas assez convaincu de la vérité de tout ceci: je vous ferai seulement une proposition: il m'est dû dix-neuf mois de paie à bord du navire le ***, sur lequel je suis venu d'Angleterre, et il en est dû sept au Hollandais qui est avec moi; voulez-vous nous en tenir compte? nous partirons avec vous. Si la chose en reste là, nous ne demanderons rien de plus; mais s'il advient que vous soyez convaincu que nous avons sauvé, et votre vie, et le navire, et la vie de tout l'équipage, nous laisserons le reste à votre discrétion.»

J'y tôpai sur-le-champ, et je m'en allai immédiatement à bord, et les deux hommes avec moi. Aussitôt que j'approchai du navire, mon partner, qui ne l'avait point quitté, accourut sur le gaillard d'arrière et tout joyeux me cria:—«O ho! O ho! nous avons bouché la voie»—«Tout de bon? lui dis-je; béni soit Dieu! mais qu'on lève l'ancre en toute hâte.»—«Qu'on lève l'ancre! répéta-t-il, qu'entendez-vous par là? Qu'y a-t-il?» «Point de questions, répliquai-je; mais tout le monde à l'œuvre, et qu'on lève l'ancre sans perdre une minute.»—Frappé d'étonnement, il ne laissa pas d'appeler le capitaine, et de lui ordonner incontinent de lever l'ancre, et quoique la marée ne fût pas entièrement montée, une petite brise de terre soufflant, nous fîmes route vers la mer. Alors j'appelai mon partner dans la cabine et je lui contai en détail mon aventure, puis nous fîmes venir les deux hommes pour nous donner le reste de l'histoire. Mais comme ce récit demandait beaucoup de temps, il n'était pas terminé qu'un matelot vint crier à la porte de la cabine, de la part du capitaine, que nous étions chassés.—«Chassés! m'écriai-je; comment et par qui?»—«Par cinq sloops, ou chaloupes, pleines de monde.»—«Très-bien! dis-je; il paraît qu'il y a du vrai là-dedans.»—Sur-le-champ je fis assembler touts nos hommes, et je leur déclarai qu'on avait dessein de se saisir du navire pour nous traiter comme des pirates; puis je leur demandai s'ils voulaient nous assister et se défendre. Ils répondirent joyeusement, unanimement, qu'ils voulaient vivre et mourir avec nous. Sur ce, je demandai au capitaine quel était à son sens la meilleure marche à suivre dans le combat, car j'étais résolu à résister jusqu'à la dernière goutte de mon sang.—«Il faut, dit-il, tenir l'ennemi à distance avec notre canon, aussi long-temps que possible, puis faire pleuvoir sur lui notre mousqueterie pour l'empêcher de nous aborder; puis, ces ressources épuisées, se retirer dans nos quartiers; peut-être n'auront-ils point d'instruments pour briser nos cloisons et ne pourront-ils pénétrer jusqu'à nous.»

Là-dessus notre canonnier reçut l'ordre de transporter deux pièces à la timonerie, pour balayer le pont de l'avant à l'arrière, et de les charger de balles, de morceaux de ferraille, et de tout ce qui tomberait sous la main. Tandis que nous nous préparions au combat, nous gagnions toujours le large avec assez de vent, et nous appercevions dans l'éloignement les embarcations, les cinq grandes chaloupes qui nous suivaient avec toute la voile qu'elles pouvaient faire.

Deux de ces chaloupes, qu'à l'aide de nos longues-vues nous reconnûmes pour anglaises, avaient dépassé les autres de près de deux lieues, et gagnaient considérablement sur nous; à n'en pas douter, elles voulaient nous joindre; nous tirâmes donc un coup de canon à poudre pour leur intimer l'ordre de mettre en panne et nous arborâmes un pavillon blanc, comme pour demander à parlementer; mais elles continuèrent de forcer de voiles jusqu'à ce qu'elles vinssent à portée de canon. Alors nous amenâmes le pavillon blanc auquel elles n'avaient point fait réponse, et, déployant le pavillon rouge, nous tirâmes sur elles à boulets. Sans en tenir aucun compte elles poursuivirent. Quand elles furent assez près pour être hélées avec le porte-voix que nous avions à bord nous les arraisonnâmes, et leur enjoignîmes de s'éloigner, que sinon mal leur en prendrait.

Ce fut peine perdue, elles n'en démordirent point, et s'efforcèrent d'arriver sous notre poupe comme pour nous aborder par l'arrière. Voyant qu'elles étaient résolues à tenter un mauvais coup, et se fiaient sur les forces qui les suivaient, je donnai l'ordre de mettre en panne afin de leur présenter le travers, et immédiatement on leur tira cinq coups de canon, dont un avait été pointé si juste qu'il emporta la poupe de la chaloupe la plus éloignée, ce qui mit l'équipage dans la nécessité d'amener toutes les voiles et de se jeter sur l'avant pour empêcher qu'elle ne coulât; elle s'en tint là, elle en eut assez; mais la plus avancée n'en poursuivant pas moins sa course, nous nous préparâmes à faire feu sur elle en particulier.

Dans ces entrefaites, une des trois qui suivaient, ayant devancé les deux autres, s'approcha de celle que nous avions désemparée pour la secourir, et nous la vîmes ensuite en recueillir l'équipage. Nous hélâmes de nouveau la chaloupe la plus proche, et lui offrîmes de nouveau une trêve pour parlementer, afin de savoir ce qu'elle nous voulait: pour toute réponse elle s'avança sous notre poupe. Alors notre canonnier, qui était un adroit compagnon, braqua ses deux canons de chasse et fit feu sur elle; mais il manqua son coup, et les hommes de la chaloupe, faisant des acclamations et agitant leurs bonnets, poussèrent en avant. Le canonnier, s'étant de nouveau promptement apprêté, fit feu sur eux une seconde fois. Un boulet, bien qu'il n'atteignît pas l'embarcation elle-même, tomba au milieu des matelots, et fit, nous pûmes le voir aisément, un grand ravage parmi eux. Incontinent nous virâmes lof pour lof; nous leur présentâmes la hanche, et, leur ayant lâché trois coups de canon nous nous apperçûmes que la chaloupe était presque mise en pièces; le gouvernail entre autres et un morceau de la poupe avaient été emportés; ils serrèrent donc leurs voiles immédiatement, jetés qu'ils étaient dans une grande confusion.

AFFAIRE DES CINQ CHALOUPES

Pour compléter leur désastre notre canonnier leur envoya deux autres coups; nous ne sûmes où ils frappèrent, mais nous vîmes la chaloupe qui coulait bas. Déjà plusieurs hommes luttaient avec les flots.—Sur-le-champ je fis mettre à la mer et garnir de monde notre pinace, avec ordre de repêcher quelques-uns de nos ennemis s'il était possible, et de les amener de suite à bord, parce que les autres chaloupes commençaient à s'approcher. Nos gens de la pinace obéirent et recueillirent trois pauvres diables, dont l'un était sur le point de se noyer: nous eûmes bien de la peine à le faire revenir à lui. Aussitôt qu'ils furent rentrés à bord, nous mîmes toutes voiles dehors pour courir au large, et quand les trois autres chaloupes eurent rejoint les deux premières, nous vîmes qu'elles avaient levé la chasse.

Ainsi délivré d'un danger qui, bien que j'en ignorasse la cause, me semblait beaucoup plus grand que je ne l'avais appréhendé, je fis changer de route pour ne point donner à connaître où nous allions. Nous mîmes donc le cap à l'Est, entièrement hors de la ligne suivie par les navires européens chargée pour la Chine ou même tout autre lieu en relation commerciale avec les nations de l'Europe.

Quand nous fûmes au large nous consultâmes avec les deux marins, et nous leur demandâmes d'abord ce que tout cela pouvait signifier. Le Hollandais nous mit tout d'un coup dans le secret, en nous déclarant que le drille qui nous avait vendu le navire, comme on sait, n'était rien moins qu'un voleur qui s'était enfui avec. Alors il nous raconta comment le capitaine, dont il nous dit le nom que je ne puis me remémorer aujourd'hui, avait été traîtreusement massacré par les naturels sur la côte de Malacca, avec trois de ses hommes, et comment lui, ce Hollandais, et quatre autres s'étaient réfugiés dans les bois, où ils avaient erré bien long-temps, et d'où lui seul enfin s'était échappé d'une façon miraculeuse en atteignant à la nage un navire hollandais, qui, naviguant près de la côte en revenant de Chine, avait envoyé sa chaloupe à terre pour faire aiguade. Cet infortuné n'avait pas osé descendre sur le rivage où était l'embarcation; mais, dans la nuit, ayant gagné l'eau un peu au-delà, après avoir nagé fort long-temps, à la fin il avait été recueilli par la chaloupe du navire.

Il nous dit ensuite qu'il était allé à Batavia, où ayant abandonné les autres dans leur voyage, deux marins appartenant à ce navire étaient arrivés; il nous conta que le drôle qui s'était enfui avec le bâtiment l'avait vendu au Bengale à un ramassis de pirates qui, partis en course, avaient déjà pris un navire anglais et deux hollandais très-richement chargés.

Cette dernière allégation nous concernait directement; et quoiqu'il fût patent qu'elle était fausse, cependant, comme mon partner le disait très-bien, si nous étions tombés entre leurs mains, ces gens avaient contre nous une prévention telle, que c'eût été en vain que nous nous serions défendus, ou que de leur part nous aurions espéré quartier. Nos accusateurs auraient été nos juges: nous n'aurions rien eu à en attendre que ce que la rage peut dicter et que peut exécuter une colère aveugle. Aussi l'opinion de mon partner fut-elle de retourner en droiture au Bengale, d'où nous venions, sans relâcher à aucun port, parce que là nous pourrions nous justifier, nous pourrions prouver où nous nous trouvions quand le navire était arrivé, à qui nous l'avions acheté, et surtout, s'il advenait que nous fussions dans la nécessité de porter l'affaire devant nos juges naturels, parce que nous pourrions être sûrs d'obtenir quelque justice et de ne pas être pendus d'abord et jugés après.

Je fus quelque temps de l'avis de mon partner; mais après y avoir songé un peu plus sérieusement:—«Il me semble bien dangereux pour nous, lui dis-je, de tenter de retourner au Bengale, d'autant que nous sommes en deçà du détroit de Malacca. Si l'alarme a été donnée nous pouvons avoir la certitude d'y être guettés par les Hollandais de Batavia et par les Anglais; et si nous étions en quelque sorte pris en fuite, par là nous nous condamnerions nous-mêmes: il n'en faudrait pas davantage pour nous perdre.—Je demandai au marin anglais son sentiment. Il répondit qu'il partageait le mien et que nous serions immanquablement pris.

Ce danger déconcerta un peu et mon partner et l'équipage. Nous déterminâmes immédiatement d'aller à la côte de Ton-Kin, puis à la Chine, et là, tout en poursuivant notre premier projet, nos opérations commerciales, de chercher d'une manière ou d'une autre à nous défaire de notre navire pour nous en retourner sur le premier vaisseau du pays que nous nous procurerions. Nous nous arrêtâmes à ces mesures comme aux plus sages, et en conséquence nous gouvernâmes Nord-Nord-Est, nous tenant à plus de cinquante lieues hors de la route ordinaire vers l'Est.

Ce parti pourtant ne laissa pas d'avoir ses inconvénients; les vents, quand nous fûmes à cette distance de la terre, semblèrent nous être plus constamment contraires, les moussons, comme on les appelle, soufflant Est et Est-Nord-Est; de sorte que, tout mal pourvu de vivres que nous étions pour un long trajet, nous avions la perspective d'une traversée laborieuse; et ce qui était encore pire, nous avions à redouter que les navires anglais et hollandais dont les chaloupes nous avaient donné la chasse, et dont quelques-uns étaient destinés pour ces parages, n'arrivassent avant nous, ou que quelque autre navire chargé pour la Chine, informé de nous par eux, ne nous poursuivît avec la même vigueur.

Il faut que je l'avoue, je n'étais pas alors à mon aise, et je m'estimais, depuis que j'avais échappé aux chaloupes dans la plus dangereuse position où je me fusse trouvé de ma vie; en quelque mauvaise passe que j'eusse été, je ne m'étais jamais vu jusque-là poursuivi comme un voleur; je n'avais non plus jamais rien fait qui blessât la délicatesse et la loyauté, encore moins qui fût contraire à l'honneur. J'avais été surtout mon propre ennemi, je n'avais été même, je puis bien le dire, hostile à personne autre qu'à moi. Pourtant je me voyais empêtré dans la plus méchante affaire imaginable; car bien que je fusse parfaitement innocent, je n'étais pas à même de prouver mon innocence; pourtant, si j'étais pris, je me voyais prévenu d'un crime de la pire espèce, au moins considéré comme tel par les gens auxquels j'avais à faire.

Je n'avais qu'une idée: chercher notre salut; mais comment? mais dans quel port, dans quel lieu? Je ne savais.—Mon partner, qui d'abord avait été plus démonté que moi, me voyant ainsi abattu, se prit à relever mon courage; et après m'avoir fait la description des différents ports de cette côte, il me dit qu'il était d'avis de relâcher à la Cochinchine ou à la baie de Ton-Kin, pour gagner ensuite Macao, ville appartenant autrefois aux Portugais, où résident encore beaucoup de familles européennes, et où se rendent d'ordinaire les missionnaires, dans le dessein de pénétrer en Chine.

Nous nous rangeâmes à cet avis, et en conséquence, après une traversée lente et irrégulière, durant laquelle nous souffrîmes beaucoup, faute de provisions, nous arrivâmes en vue de la côte de très-grand matin, et faisant réflexion aux circonstances passées et au danger imminent auquel nous avions échappé, nous résolûmes de relâcher dans une petite rivière ayant toutefois assez de fond pour nous, et de voir si nous ne pourrions pas, soit par terre, soit avec la pinace du navire, reconnaître quels bâtiments se trouvaient dans les ports d'alentour. Nous dûmes vraiment notre salut à cette heureuse précaution; car si tout d'abord aucun navire européen ne s'offrit à nos regards dans la baie de Ton-Kin, le lendemain matin il y arriva deux vaisseaux hollandais, et un troisième sans pavillon déployé, mais que nous crûmes appartenir à la même nation, passa environ à deux lieues au large, faisant voile pour la côte de Chine. Dans l'après-midi nous apperçûmes deux bâtiments anglais, tenant la même route. Ainsi nous pensâmes nous voir environnés d'ennemis de touts côtés. Le pays où nous faisions station était sauvage et barbare, les naturels voleurs par vocation ou par profession; et bien qu'avec eux nous n'eussions guère commerce, et qu'excepté pour nous procurer des vivres nous évitassions d'avoir à faire à eux, ce ne fut pourtant qu'à grande peine que nous pûmes nous garder de leurs insultes plusieurs fois.

La petite rivière où nous étions n'est distante que de quelques lieues des dernières limites septentrionales de ce pays. Avec notre embarcation nous côtoyâmes au Nord-Est jusqu'à la pointe de terre qui ouvre la grande baie de Ton-Kin, et ce fut durant cette reconnaissance que nous découvrîmes, comme on sait, les ennemis dont nous étions environnés. Les naturels chez lesquels nous étions sont les plus barbares de touts les habitants de cette côte; ils n'ont commerce avec aucune autre nation, et vivent seulement de poisson, d'huile, et autres grossiers aliments. Une preuve évidente de leur barbarie toute particulière, c'est la coutume qu'ils ont, lorsqu'un navire a le malheur de naufrager sur leur côte, de faire l'équipage prisonnier, c'est-à-dire esclave; et nous ne tardâmes pas à voir un échantillon de leur bonté en ce genre à l'occasion suivante:

J'ai consigné ci-dessus que notre navire avait fait une voie d'eau en mer, et que nous n'avions pu le découvrir. Bien qu'à la fin elle eût été bouchée aussi inopinément qu'heureusement dans l'instant même où nous allions être capturés par les chaloupes hollandaises et anglaises proche la baie de Siam, cependant comme nous ne trouvions pas le bâtiment en aussi bon point que nous l'aurions désiré, nous résolûmes, tandis que nous étions en cet endroit, de l'échouer au rivage après avoir retiré le peu de choses lourdes que nous avions à bord, pour nettoyer et réparer la carène, et, s'il était possible, trouver où s'était fait le déchirement.

En conséquence, ayant allégé le bâtiment et mis touts les canons et les autres objets mobiles d'un seul côté, nous fîmes de notre mieux pour le mettre à la bande, afin de parvenir jusqu'à la quille; car, toute réflexion faite, nous ne nous étions pas souciés de l'échouer à sec: nous n'avions pu trouver une place convenable pour cela.

Les habitants, qui n'avaient jamais assisté à un pareil spectacle, descendirent émerveillés au rivage pour nous regarder; et voyant le vaisseau ainsi abattu, incliné vers la rive, et ne découvrant point nos hommes qui, de l'autre côté, sur des échafaudages et dans les embarcations travaillaient à la carène, ils s'imaginèrent qu'il avait fait naufrage et se trouvait profondément engravé.

Dans cette supposition, au bout de deux ou trois heures et avec dix ou douze grandes barques qui contenaient les unes huit, les autres dix hommes, ils se réunirent près de nous, se promettant sans doute de venir à bord, de piller le navire, et, s'ils nous y trouvaient, de nous mener comme esclaves à leur Roi ou Capitaine, car nous ne sûmes point qui les gouvernait.

Quand ils s'approchèrent du bâtiment et commencèrent de ramer à l'entour, ils nous apperçurent touts fort embesognés après la carène, nettoyant, calfatant et donnant le suif, comme tout marin sait que cela se pratique.

Ils s'arrêtèrent quelque temps à nous contempler. Dans notre surprise nous ne pouvions concevoir quel était leur dessein; mais, à tout évènement, profitant de ce loisir, nous fîmes entrer quelques-uns des nôtres dans le navire, et passer des armes et des munitions à ceux qui travaillaient, afin qu'ils pussent se défendre au besoin. Et ce ne fut pas hors de propos; car après tout au plus un quart d'heure de délibération, concluant sans doute que le vaisseau était réellement naufragé, que nous étions à l'œuvre pour essayer de le sauver et de nous sauver nous-mêmes à l'aide de nos embarcations, et, quand on transporta nos armes, que nous tâchions de faire le sauvetage de nos marchandises, ils posèrent en fait que nous leur étions échus et s'avancèrent droit sur nous, comme en ligne de bataille.

COMBAT À LA POIX

À la vue de cette multitude, la position vraiment n'était pas tenable, nos hommes commencèrent à s'effrayer, et se mirent à nous crier qu'ils ne savaient que faire. Je commandai aussitôt à ceux qui travaillaient sur les échafaudages de descendre, de rentrer dans le bâtiment, et à ceux qui montaient les chaloupes de revenir. Quant à nous, qui étions à bord, nous employâmes toutes nos forces pour redresser le bâtiment. Ni ceux de l'échafaudage cependant, ni ceux des embarcations, ne purent exécuter ces ordres avant d'avoir sur les bras les Cochinchinois qui, avec deux de leurs barques, se jetaient déjà sur notre chaloupe pour faire nos hommes prisonniers.

Le premier dont ils se saisirent était un matelot anglais, un hardi et solide compagnon. Il tenait un mousquet à la main; mais, au lieu de faire feu, il le déposa dans la chaloupe: je le crus fou. Le drôle entendait mieux que moi son affaire; car il agrippa un payen, le tira violemment de sa barque dans la nôtre, puis, le prenant par les deux oreilles, lui cogna la tête si rudement contre le plat-bord, que le camarade lui resta dans les mains. Sur l'entrefaite un Hollandais qui se trouvait à côté ramassa, le mousquet, et avec la crosse manœuvra si bien autour de lui, qu'il terrassa cinq barbares au moment où ils tentaient d'entrer dans la chaloupe. Mais qu'était tout cela pour résister à quarante ou cinquante hommes qui, intrépidement, ne se méfiant pas du danger, commençaient à se précipiter dans la chaloupe, défendue par cinq matelots seulement! Toutefois un incident qui nous apprêta surtout à rire, procura à nos gens une victoire complète. Voici ce que c'est:

Notre charpentier, en train de donner un suif à l'extérieur du navire et de brayer les coutures qu'il avait calfatées pour boucher les voies, venait justement de faire descendre dans la chaloupe deux chaudières, l'une pleine de poix bouillante, l'autre de résine, de suif, d'huile et d'autres matières dont on fait usage pour ces opérations, et le garçon qui servait notre charpentier avait justement à la main une grande cuillère de fer avec laquelle il passait aux travailleurs la matière en fusion, quand, par les écoutes d'avant, à l'endroit même où se trouvait ce garçon, deux de nos ennemis entrèrent dans la chaloupe. Le drille aussitôt les salua d'une cuillerée de poix bouillante qui les grilla et les échauda si bien, d'autant qu'ils étaient à moitié nus, qu'exaspérés par leurs brûlures, ils sautèrent à la mer beuglant comme deux taureaux. À ce coup le charpentier s'écria:—«Bien joué, Jack! bravo, va toujours.»—Puis s'avançant lui-même il prend un guipon, et le plongeant dans la chaudière à la poix, lui et son aide en envoient une telle profusion, que, bref, dans trois barques, il n'y eut pas un assaillant qui ne fût roussi et brûlé d'une manière piteuse, d'une manière effroyable, et ne poussât des cris et des hurlements tels que de ma vie je n'avais ouï un plus horrible vacarme, voire même rien de semblable; car bien que la douleur, et c'est une chose digne de remarque, fasse naturellement jeter des cris à touts les êtres, cependant chaque nation a un mode particulier d'exclamation et ses vociférations à elle comme elle a son langage à elle. Je ne saurais, aux clameurs de ces créatures, donner un nom ni plus juste ni plus exact que celui de hurlement. Je n'ai vraiment jamais rien ouï qui en approchât plus que les rumeurs des loups que j'entendis hurler, comme on sait, dans la forêt, sur les frontières du Languedoc.

Jamais victoire ne me fit plus de plaisir, non-seulement parce qu'elle était pour moi inopinée et qu'elle nous tirait d'un péril imminent, mais encore parce que nous l'avions remportée sans avoir répandu d'autre sang que celui de ce pauvre diable qu'un de nos drilles avait dépêché de ses mains, à mon regret toutefois, car je souffrais de voir tuer de pareils misérables Sauvages, même en cas de personnelle défense, dans la persuasion où j'étais qu'ils croyaient ne faire rien que de juste, et n'en savaient pas plus long. Et, bien que ce meurtre pût être justifiable parce qu'il avait été nécessaire et qu'il n'y a point de crime nécessaire dans la nature, je n'en pensais pas moins que c'est là une triste vie que celle où il nous faut sans cesse tuer nos semblables pour notre propre conservation, et, de fait, je pense ainsi toujours; même aujourd'hui j'aimerais mieux souffrir beaucoup que d'ôter la vie à l'être le plus vil qui m'outragerait. Tout homme judicieux, et qui connaît la valeur d'une vie, sera de mon sentiment, j'en ai l'assurance, s'il réfléchit sérieusement.

Mais pour en revenir à mon histoire, durant cette échauffourée mon partner et moi, qui dirigions le reste de l'équipage à bord, nous avions fort dextrement redressé le navire ou à peu près; et, quand nous eûmes remis les canons en place, le canonner me pria d'ordonner à notre chaloupe de se retirer, parce qu'il voulait envoyer une bordée à l'ennemi. Je lui dis de s'en donner de garde, de ne point mettre en batterie, que sans lui le charpentier ferait la besogne; je le chargeai seulement de faire chauffer une autre chaudière de poix, ce dont, prit soin notre Cook qui se trouvait à bord. Mais nos assaillants étaient si atterrés de leur première rencontre, qu'ils ne se soucièrent pas de revenir. Quant à ceux de nos ennemis qui s'étaient trouvés hors d'atteinte, voyant le navire à flot, et pour ainsi dire debout, ils commencèrent, nous le supposâmes du moins, à s'appercevoir de leur bévue et à renoncer à l'entreprise, trouvant que ce n'était pas là du tout ce qu'ils s'étaient promis.—C'est ainsi que nous sortîmes de cette plaisante bataille; et comme deux jours auparavant nous avions porté à bord du riz, des racines, du pain et une quinzaine de pourceaux gras, nous résolûmes de ne pas demeurer là plus long-temps, et de remettre en mer quoi qu'il en pût advenir; car nous ne doutions pas d'être environnés, le jour suivant, d'un si grand nombre de ces marauds, que notre chaudière de poix n'y pourrait suffire.

En conséquence tout fut replacé à bord le soir même, et dès le matin nous étions prêts à partir. Dans ces entrefaites, comme nous avions mouillé l'ancre à quelque distance du rivage, nous fûmes bien moins inquiets: nous étions alors en position de combattre et de courir au large si quelque ennemi se fût présenté. Le lendemain, après avoir terminé à bord notre besogne, toutes les voies se trouvant parfaitement étanchées, nous mîmes à la voile. Nous aurions bien voulu aller dans la baie de Ton-Kin, désireux que nous étions d'obtenir quelques renseignements sur ces bâtiments hollandais qui y étaient entrés; mais nous n'osâmes pas, à cause que nous avions vu peu auparavant plusieurs navires qui s'y rendaient, à ce que nous supposâmes. Nous cinglâmes donc au Nord-Est, à dessein de toucher à l'île Formose, ne redoutait pas moins d'être apperçu par un bâtiment marchand hollandais ou anglais qu'un navire hollandais ou anglais ne redoute de l'être dans la Méditerranée par un vaisseau de guerre algérien.

Quand nous eûmes gagné la haute mer nous tînmes toujours au Nord-Est comme si nous voulions aller aux Manilles ou îles Philippines, ce que nous fîmes pour ne pas tomber dans la route des vaisseaux européens; puis nous gouvernâmes au Nord jusqu'à ce que nous fussions par 22 degrés 20 minutes de latitude, de sorte que nous arrivâmes directement à l'île Formose, où nous jetâmes l'ancre pour faire de l'eau et des provisions fraîches. Là les habitants, qui sont très-courtois et très-civils dans leurs manières, vinrent au-devant de nos besoins et en usèrent très-honnêtement et très-loyalement avec nous dans toutes leurs relations et touts leurs marchés, ce que nous n'avions pas trouvé dans l'autre peuple, ce qui peut-être est dû au reste du christianisme autrefois planté dans cette île par une mission de protestants hollandais: preuve nouvelle de ce que j'ai souvent observé, que la religion chrétienne partout où elle est reçue civilise toujours les hommes et réforme leurs mœurs, qu'elle opère ou non leur sanctification.

De là nous continuâmes à faire route au Nord, nous tenant toujours à la même distance de la côte de Chine, jusqu'à ce que nous eussions passé touts les ports fréquentés par les navires européens, résolus que nous étions autant que possible à ne pas nous laisser prendre, surtout dans cette contrée, où, vu notre position, c'eût été fait de nous infailliblement. Pour ma part, j'avais une telle peur d'être capturé, que, je le crois fermement, j'eusse préféré de beaucoup tomber entre les mains de l'inquisition espagnole[22].

Étant alors parvenus à la latitude de 30 degrés, nous nous déterminâmes à entrer dans le premier port de commerce que nous trouverions. Tandis que nous rallions la terre, une barque vint nous joindre à deux lieues au large, ayant à bord un vieux pilote portugais, qui, nous ayant reconnu pour un bâtiment européen, venait nous offrir ses services. Nous fûmes ravis de sa proposition; nous le prîmes à bord, et là-dessus, sans nous demander où nous voulions aller, il congédia la barque sur laquelle il était venu.

Bien persuadé qu'il nous était loisible alors de nous faire mener par ce vieux homme où bon nous semblerait, je lui parlai tout d'abord de nous conduire au golfe de Nanking, dans la partie la plus septentrionale de la côte de Chine. Le bon homme nous dit qu'il connaissait fort bien le golfe de Nanking; mais, en souriant, il nous demanda ce que nous y comptions faire.

Je lui répondis que nous voulions y vendre notre cargaison, y acheter des porcelaines, des calicots, des soies écrues, du thé, des soies ouvrées, puis nous en retourner par la même route.—«En ce cas, nous dit-il, ce serait bien mieux votre affaire de relâcher à Macao, où vous ne pourriez manquer de vous défaire avantageusement de votre opium, et où, avec votre argent, vous pourriez acheter toute espèce de marchandises chinoises à aussi bon marché qu'à Nanking.»

Dans l'impossibilité de détourner le bon homme de ce sentiment dont il était fort entêté et fort engoué, je lui dis que nous étions gentlemen aussi bien que négociants, et que nous avions envie d'aller voir la grande cité de Péking et la fameuse Cour du monarque de la Chine.—«Alors, reprit-il, il faut aller à Ningpo, d'où, par le fleuve qui se jette là dans la mer, vous gagnerez, au bout de cinq lieues, le grand canal. Ce canal, partout navigable, traverse le cœur de tout le vaste empire chinois, coupe toutes les rivières, franchit plusieurs montagnes considérables au moyen d'écluses et de portes, et s'avance jusqu'à la ville de Péking, après un cours de deux cent soixante-dix lieues.»

—«Fort bien, senhor Portuguez, répondis-je; mais ce n'est pas là notre affaire maintenant: la grande question est de savoir s'il vous est possible de nous conduire à la ville de Nanking, d'où plus tard nous nous rendrions à Péking.»—Il me dit que Oui, que c'était pour lui chose facile, et qu'un gros navire hollandais venait justement de prendre la même route. Ceci me causa quelque trouble: un vaisseau hollandais était pour lors notre terreur, et nous eussions préféré rencontrer le diable pourvu qu'il ne fût pas venu sous une figure trop effroyable. Nous avions la persuasion qu'un bâtiment hollandais serait notre ruine; nous n'étions pas de taille à nous mesurer: touts les vaisseaux qui trafiquent dans ces parages étant d'un port considérable et d'une beaucoup plus grande force que nous.

Le bon homme s'apperçut de mon trouble et de mon embarras quand il me parla du navire hollandais, et il me dit:

—«Sir, vous n'avez rien à redouter des Hollandais, je ne suppose pas qu'ils soient en guerre aujourd'hui avec votre nation.»—«Non, dis-je, il est vrai; mais je ne sais quelles libertés les hommes se peuvent donner lorsqu'ils sont hors de la portée des lois de leurs pays.»—«Eh quoi! reprit-il, vous n'êtes pas des pirates, que craignez-vous? À coup sûr on ne s'attaquera pas à de paisibles négociants.»

LE VIEUX PILOTE PORTUGAIS

Si, à ces mots, tout mon sang ne me monta pas au visage, c'est que quelque obstruction l'arrêta dans les vaisseaux que la nature a destinés à sa circulation.—Jeté dans la dernière confusion, je dissimulai mal, et le bon homme s'apperçut aisément de mon désordre.

—«Sir, me dit-il, je vois que je déconcerte vos mesures: je vous en prie, s'il vous plaît, faîtes ce que bon vous semble, et croyez bien que je vous servirai de toutes mes forces.»—«Oui, cela est vrai, Senhor, répondis-je, maintenant je suis quelque peu ébranlé dans ma résolution, je ne sais où je dois aller, d'autant surtout que vous avez parlé de pirates. J'ose espérer qu'il n'y en a pas dans ces mers; nous serions en fort mauvaise position: vous le voyez, notre navire n'est pas de haut-bord et n'est que faiblement équipé.»

«Oh! Sir, s'écria-t-il, tranquillisez-vous; je ne sache pas qu'aucun pirate ait paru dans ces mers depuis quinze ans, un seul excepté, qui a été vu, à ce que j'ai ouï dire, dans la baie de Siam il y a environ un mois; mais vous pouvez être certain qu'il est parti pour le Sud; d'ailleurs ce bâtiment n'est ni formidable ni propre à son métier; il n'a pas été construit pour faire la course; il a été enlevé par un tas de coquins qui se trouvaient à bord, après que le capitaine et quelques-uns de ses hommes eurent été tués par des Malais à ou près l'île de Sumatra.»

«Quoi! dis-je, faisant semblant de ne rien savoir de cette affaire, ils ont assassiné leur capitaine?»—«Non, reprit-il, je ne prétends pas qu'ils l'aient massacré; mais comme après le coup ils se sont enfuis avec le navire, on croit généralement qu'ils l'ont livré par trahison entre les mains de ces Malais qui l'égorgèrent, et que sans doute ils avaient apostés pour cela.»—«Alors, m'écriai-je, ils ont mérité la mort tout autant que s'ils avaient frappé eux-mêmes.»—«Oui-da, repartit le bon homme ils l'ont méritée et pour certain ils l'auront s'ils sont découverts par quelque navire anglais ou hollandais; car touts sont convenus s'ils rencontrent ces brigands de ne leur point donner de quartier.»

—«Mais, lui fis-je observer, puisque vous dites que le pirate a quitté ces mers, comment pourraient-ils le rencontrer?»—«Oui vraiment, répliqua-t-il, on assure qu'il est parti; ce qu'il y a de certain toutefois, comme je vous l'ai déjà dit, c'est qu'il est entré il y a environ un mois, dans la baie de Siam, dans la rivière de Camboge, et que là, découvert par des Hollandais, qui avaient fait partie de l'équipage et qui avaient été abandonnés à terre quand leurs compagnons s'étaient enfuis avec le navire, peu s'en est fallu qu'il ne soit tombé entre les mains de quelques marchands anglais et hollandais mouillés dans la même rivière. Si leurs premières embarcations avaient été bien secondées on l'aurait infailliblement capturé; mais ne se voyant harcelés que par deux chaloupes, il vira vent devant, fit feu dessus, les désempara avant que les autres fussent arrivées, puis, gagnant la haute mer, leur fit lever la chasse et disparut. Comme ils ont une description exacte du navire, ils sont sûrs de le reconnaître, et partout où ils le trouveront ils ont juré de ne faire aucun quartier ni au capitaine ni à ses hommes et de les pendre touts à la grande vergue.»

—«Quoi! m'écriai-je, ils les exécuteront à tort ou à droit? Ils les pendront d'abord et les jugeront ensuite?»—«Bon Dieu! Sir, répondit le vieux pilote, qu'est-il besoin de formalités avec de pareils coquins? Qu'on les lie dos à dos et qu'on les jette à la mer, c'est là tout ce qu'ils méritent.»

Sentant le bon homme entre mes mains et dans l'impossibilité de me nuire, je l'interrompis brusquement:—«Fort bien, Senhor, lui dis-je, et voilà justement pourquoi je veux que vous nous meniez à Nanking et ne veux pas rebrousser vers Macao ou tout autre parage fréquenté par les bâtiments anglais ou hollandais; car, sachez, Senhor, que messieurs les capitaines de vaisseaux sont un tas de malavisés, d'orgueilleux, d'insolents personnages qui ne savent ce que c'est que la justice, ce que c'est que de se conduire selon les lois de Dieu et la nature; fiers de leur office et n'entendant goutte à leur pouvoir pour punir des voleurs, ils se font assassins; ils prennent sur eux d'outrager des gens faussement accusés et de les déclarer coupables sans enquête légale; mais si Dieu me prête vie je leur en ferai rendre compte, je leur ferai apprendre comment la justice veut être administrée, et qu'on ne doit pas traiter un homme comme un criminel avant que d'avoir quelque preuve et du crime et de la culpabilité de cet homme.»

Sur ce, je lui déclarai que notre navire était celui-là même que ces messieurs avaient attaqué; je lui exposai tout au long l'escarmouche que nous avions eue avec leurs chaloupes et la sottise et la couardise de leur conduite; je lui contai toute l'histoire de l'acquisition du navire et comment le Hollandais nous avait présenté la chose; je lui dis les raisons que j'avais de ne pas ajouter foi à l'assassinat du capitaine par les Malais, non plus qu'au rapt du navire; que ce n'était qu'une fable du crû de ces messieurs pour insinuer que l'équipage s'était fait pirate; qu'après tout ces messieurs auraient dû au moins s'assurer du fait avant de nous attaquer au dépourvu et de nous contraindre à leur résister:—«Ils auront à répondre, ajoutai-je, du sang des hommes que dans notre légitime défense nous avons tués!»

Ébahi à ce discours, le bon homme nous dit que nous avions furieusement raison de gagner le Nord, et que, s'il avait un conseil à nous donner, ce serait de vendre notre bâtiment en Chine, chose facile, puis d'en construire ou d'en acheter un autre dans ce pays:—«Assurément, ajouta-t-il, vous n'en trouverez pas d'aussi bon que le vôtre; mais vous pourrez vous en procurer un plus que suffisant pour vous ramener vous et toutes vos marchandises au Bengale, ou partout ailleurs.»

Je lui dis que j'userais de son avis quand nous arriverions dans quelque port où je pourrais trouver un bâtiment pour mon retour ou quelque chaland qui voulût acheter le mien. Il m'assura qu'à Nanking les acquéreurs afflueraient; que pour m'en revenir une jonque chinoise ferait parfaitement mon affaire; et qu'il me procurerait des gens qui m'achèteraient l'un et qui me vendraient l'autre.

—«Soit! Senhor, repris-je; mais comme vous dites que ces messieurs connaissent si bien mon navire, en suivant vos conseils, je pourrai jeter d'honnêtes et braves gens dans un affreux guêpier et peut-être les faire égorger inopinément; car partout où ces messieurs rencontreront le navire il leur suffira de le reconnaître pour impliquer l'équipage: ainsi d'innocentes créatures seraient surprises et massacrées.»—«Non, non, dit le bon homme, j'aviserai au moyen de prévenir ce malencontre: comme je connais touts ces commandants dont vous parlez et que je les verrai touts quand ils passeront, j'aurai soin de leur exposer la chose sous son vrai jour, et de leur démontrer l'énormité de leur méprise; je leur dirai que s'il est vrai que les hommes de l'ancien équipage se soient enfuis avec le navire, il est faux pourtant qu'ils se soient faits pirates; et que ceux qu'ils ont assaillis vers Camboge ne sont pas ceux qui autrefois enlevèrent le navire, mais de braves gens qui l'ont acheté innocemment pour leur commerce: et je suis persuadé qu'ils ajouteront foi à mes paroles, assez du moins pour agir avec plus de discrétion à l'avenir.»—«Bravo, lui dis-je, et voulez-vous leur remettre un message de ma part?»—«Oui, volontiers, me répondit-il, si vous me le donnez par écrit et signé, afin que je puisse leur prouver qu'il vient de vous, qu'il n'est pas de mon crû.»—Me rendant à son désir, sur-le-champ je pris une plume, de l'encre et du papier, et je me mis à écrire sur l'échauffourée des chaloupes, sur la prétendue raison de cet injuste et cruel outrage, un long factum où je déclarais en somme à ces messieurs les commandants qu'ils avaient fait une chose honteuse, et que, si jamais ils reparaissaient en Angleterre et que je vécusse assez pour les y voir, ils la paieraient cher, à moins que durant mon absence les lois de ma patrie ne fussent tombées en désuétude.

Mon vieux pilote lut et relut ce manifeste et me demanda à plusieurs reprises si j'étais prêt à soutenir ce que j'y avançais. Je lui répondis que je le maintiendrais tant qu'il me resterait quelque chose au monde, dans la conviction où j'étais que tôt ou tard je devais la trouver belle pour ma revanche. Mais je n'eus pas l'occasion d'envoyer le pilote porter ce message, car il ne s'en retourna point[23]. Tandis que tout ceci se passait entre nous, par manière d'entretien, nous avancions directement vers Nanking, et au bout d'environ treize jours de navigation, nous vînmes jeter l'ancre à la pointe Sud-Ouest du grand golfe de ce nom, où j'appris par hasard que deux bâtiments hollandais étaient arrivés quelque temps avant moi, et qu'infailliblement je tomberais entre leurs mains. Dans cette conjoncture, je consultai de nouveau mon partner; il était aussi embarrassé que moi, et aurait bien voulu descendre sain et sauf à terre, n'importe où. Comme ma perplexité ne me troublait pas à ce point, je demandai au vieux pilote s'il n'y avait pas quelque crique, quelque havre où je pusse entrer, pour traiter secrètement avec les Chinois sans être en danger de l'ennemi. Il me dit que si je voulais faire encore quarante-deux lieues au Sud nous trouverions un petit port nommé Quinchang, où les Pères de la Mission débarquaient d'ordinaire en venant de Macao, pour aller enseigner la religion chrétienne aux Chinois, et où les navires européens ne se montraient jamais; et que, si je jugeais à propos de m'y rendre, là, quand j'aurais mis pied à terre, je pourrais prendre tout à loisir une décision ultérieure.—«J'avoue, ajouta-t-il, que ce n'est pas une place marchande, cependant à certaines époques il s'y tient une sorte de foire, où les négociants japonais viennent acheter des marchandises chinoises.»

Nous fûmes touts d'avis de gagner ce port, dont peut-être j'écris le nom de travers; je ne puis au juste me le rappeler l'ayant perdu ainsi que plusieurs autres notes sur un petit livre de poche que l'eau me gâta, dans un accident que je relaterai en son lieu; je me souviens seulement que les négociants chinois et japonais avec lesquels nous entrâmes en relation lui donnaient un autre nom que notre pilote portugais, et qu'ils le prononçaient comme ci-dessus Quinchang.

Unanimes dans notre résolution de nous rendre à cette place, nous levâmes l'ancre le jour suivant; nous étions allés deux fois à terre pour prendre de l'eau fraîche, et dans ces deux occasions les habitants du pays s'étaient montrés très-civils envers nous, et nous avaient apporté une profusion de choses, c'est-à-dire de provisions, de plantes, de racines, de thé, de riz et d'oiseaux; mais rien sans argent.

Le vent étant contraire, nous n'arrivâmes à Quinchang qu'au bout de cinq jours; mais notre satisfaction n'en fut pas moins vive. Transporté de joie, et, je puis bien le dire, de reconnaissance envers le Ciel, quand je posai le pied sur le rivage, je fis serment ainsi que mon partner, s'il nous était possible de disposer de nous et de nos marchandises d'une manière quelconque, même désavantageuse, de ne jamais remonter à bord de ce navire de malheur. Oui, il me faut ici le reconnaître, de toutes les circonstances de la vie dont j'ai fait quelque expérience, nulle ne rend l'homme si complètement misérable qu'une crainte continuelle. L'Écriture dit avec raison:—«L'effroi que conçoit un homme lui tend un piège.» C'est une mort dans la vie; elle oppresse tellement l'âme qu'elle la plonge dans l'inertie; elle étouffe les esprits animaux et abat toute cette vigueur naturelle qui soutient ordinairement l'homme dans ses afflictions, et qu'il retrouve toujours dans les plus grandes perplexités[24].

ARRIVÉE À QUINCHANG

Ce sentiment qui grossit le danger ne manqua pas son effet ordinaire sur notre imagination en nous représentant les capitaines anglais et hollandais comme des gens incapables d'entendre raison, de distinguer l'honnête homme d'avec le coquin, de discerner une histoire en l'air, calculée pour nous nuire et dans le dessein de tromper, d'avec le récit simple et vrai de tout notre voyage, de nos opérations et de nos projets; car nous avions cent moyens de convaincre toute créature raisonnable que nous n'étions pas des pirates: notre cargaison, la route que nous tenions, la franchise avec laquelle nous nous montrions et nous étions entrés dans tel et tel port, la forme et la faiblesse de notre bâtiment, le nombre de nos hommes, la paucité[25] de nos armes, la petite quantité de nos munitions, la rareté de nos vivres, n'était-ce pas là tout autant de témoignages irrécusables? L'opium et les autres marchandises que nous avions à bord auraient prouvé que le navire était allé au Bengale; les Hollandais, qui, disait-on, avaient touts les noms des hommes de son ancien équipage, auraient vu aisément que nous étions un mélange d'Anglais, de Portugais et d'Indiens, et qu'il n'y avait parmi nous que deux Hollandais. Toutes ces circonstances et bien d'autres encore auraient suffi et au-delà pour rendre évident à tout capitaine entre les mains de qui nous serions tombés que nous n'étions pas des pirates.

Mais la peur, cette aveugle et vaine passion, nous troublait et nous jetait dans les vapeurs: elle brouillait notre cervelle, et notre imagination abusée enfantait mille terribles choses moralement impossibles. Nous nous figurions, comme on nous l'avait rapporté, que les marins des navires anglais et hollandais, que ces derniers particulièrement, étaient si enragés au seul nom de pirate, surtout si furieux de la déconfiture de leurs chaloupes et de notre fuite que, sans se donner le temps de s'informer si nous étions ou non des écumeurs et sans vouloir rien entendre, ils nous exécuteraient sur-le champ. Pour qu'ils daignassent faire plus de cérémonie nous réfléchissions que la chose avait à leurs yeux de trop grandes apparences de vérité: le vaisseau n'était-il pas le même, quelques-uns de leurs matelots ne le connaissaient-ils pas, n'avaient-ils pas fait partie de son équipage, et dans la rivière de Camboge, lorsque nous avions eu vent qu'ils devaient descendre pour nous examiner, n'avions nous pas battu leurs chaloupes et levé le pied? Nous ne mettions donc pas en doute qu'ils ne fussent aussi pleinement assurés que nous étions pirates que nous nous étions convaincus du contraire; et souvent je disais que je ne savais si, nos rôles changés, notre cas devenu le leur, je n'eusse pas considéré tout ceci comme de la dernière évidence, et me fusse fait aucun scrupule de tailler en pièces l'équipage sans croire et peut-être même sans écouter ce qu'il aurait pu alléguer pour sa défense.

Quoi qu'il en fût, telles avaient été nos appréhensions; et mon partner et moi nous avions rarement fermé l'œil sans rêver corde et grande vergue, c'est-à-dire potence; sans rêver que nous combattions, que nous étions pris, que nous tuions et que nous étions tués. Une nuit entre autres, dans mon songe j'entrai dans une telle fureur, m'imaginant que les Hollandais nous abordaient et que j'assommais un de leurs matelots, que je frappai du poing contre le côté de la cabine où je couchais et avec une telle force que je me blessai très-grièvement la main, que je me foulai les jointures, que je me meurtris et déchirai la chair: à ce coup non-seulement je me réveillai en sursaut, mais encore je fus en transe un moment d'avoir perdu deux doigts.

Une autre crainte dont j'avais été possédé, c'était le traitement cruel que nous feraient les Hollandais si nous tombions entre leurs mains. Alors l'histoire d'Amboyne me revenait dans l'esprit, et je pensais qu'ils pourraient nous appliquer à la question, comme en cette île ils y avaient appliqué nos compatriotes, et forcer par la violence de la torture quelques-uns de nos hommes à confesser des crimes dont jamais ils ne s'étaient rendus coupables, à s'avouer eux et nous touts pirates, afin de pouvoir nous mettre à mort avec quelques apparences de justice; poussés qu'ils seraient à cela par l'appât du gain: notre vaisseau et sa cargaison valant en somme quatre ou cinq mille livres sterling.

Toutes ces appréhensions nous avaient tourmentés mon partner et moi nuit et jour. Nous ne prenions point en considération que les capitaines de navire n'avaient aucune autorité pour agir ainsi, et que si nous nous constituions leurs prisonniers ils ne pourraient se permettre de nous torturer, de nous mettre à mort sans en être responsables quand ils retourneraient dans leur patrie: au fait ceci n'avait rien de bien rassurant; car s'ils eussent mal agi à notre égard, le bel avantage pour nous qu'ils fussent appelés à en rendre compte, car si nous avions été occis tout d'abord, la belle satisfaction pour nous qu'ils en fussent punis quand ils rentreraient chez eux.

Je ne puis m'empêcher de consigner ici quelques réflexions que je faisais alors sur mes nombreuses vicissitudes passées. Oh! combien je trouvais cruel que moi, qui avais dépensé quarante années de ma vie dans de continuelles traverses, qui avais enfin touché en quelque sorte au port vers lequel tendent touts les hommes, le repos et l'abondance, je me fusse volontairement jeté dans de nouveaux chagrins, par mon choix funeste, et que moi qui avais échappé à tant de périls dans ma jeunesse j'en fusse venu sur le déclin de l'âge, dans une contrée lointaine, en lieu et circonstance où mon innocence ne pouvait m'être d'aucune protection, à me faire pendre pour un crime que, bien loin d'en être coupable, j'exécrais.

À ces pensées succédait un élan religieux, et je me prenais à considérer que c'était là sans doute une disposition immédiate de la Providence; que je devais le regarder comme tel et m'y soumettre; que, bien que je fusse innocent devant les hommes, tant s'en fallait que je le fusse devant mon Créateur; que je devais songer aux fautes signalées dont ma vie était pleine et pour lesquelles la Providence pouvait m'infliger ce châtiment, comme une juste rétribution; enfin, que je devais m'y résigner comme je me serais résigné à un naufrage s'il eût plu à Dieu de me frapper d'un pareil désastre.

À son tour mon courage naturel quelquefois reparaissait, je formais de vigoureuses résolutions, je jurais de ne jamais me laisser prendre, donc jamais me laisser torturer par une poignée de barbares froidement impitoyables; je me disais qu'il aurait mieux valu pour moi tomber entre les mains des Sauvages, des Cannibales, qui, s'ils m'eussent fait prisonnier, m'eussent à coup sûr dévoré, que de tomber entre les mains de ces messieurs, dont peut-être la rage s'assouvirait sur moi par des cruautés inouïes, des atrocités. Je me disais, quand autrefois j'en venais aux mains avec les Sauvages n'étais-je pas résolu à combattre jusqu'au dernier soupir? et je me demandais pourquoi je ne ferais pas de même alors, puisque être pris par ces messieurs était pour moi une idée plus terrible que ne l'avait jamais été celle d'être mangé par les Sauvages. Les Caraïbes, à leur rendre justice, ne mangeaient pas un prisonnier qu'il n'eût rendu l'âme, ils le tuaient d'abord comme nous tuons un bœuf; tandis que ces messieurs possédaient une multitude de raffinements ingénieux pour enchérir sur la cruauté de la mort.—Toutes les fois que ces pensées prenaient le dessus, je tombais immanquablement dans une sorte de fièvre, allumée par les agitations d'un combat supposé: mon sang bouillait, mes yeux étincelaient comme si j'eusse été dans la mêlée, puis je jurais de ne point accepter de quartier, et quand je ne pourrais plus résister, de faire sauter le navire et tout ce qui s'y trouvait pour ne laisser à l'ennemi qu'un chétif butin dont il pût faire trophée.

Mais aussi lourd qu'avait été le poids de ces anxiétés et de ces perplexités tandis que nous étions à bord, aussi grande fut notre joie quand nous nous vîmes à terre, et mon partner me conta qu'il avait rêvé que ses épaules étaient chargées d'un fardeau très-pesant qu'il devait porter au sommet d'une montagne: il sentait qu'il ne pourrait le soutenir long-temps; mais était survenu le pilote portugais qui l'en avait débarrassé, la montagne avait disparu et il n'avait plus apperçu devant lui qu'une plaine douce et unie. Vraiment il en était ainsi, nous étions comme des hommes qu'on a délivrés d'un pesant fardeau.

Pour ma part j'avais le cœur débarrassé d'un poids sous lequel je faiblissais; et, comme je l'ai dit, je fis serment de ne jamais retourner en mer sur ce navire.—Quand nous fûmes à terre, le vieux pilote, devenu alors notre ami, nous procura un logement et un magasin pour nos marchandises, qui dans le fond ne faisaient à peu près qu'un: c'était une hutte contiguë à une maison spacieuse, le tout construit en cannes et environné d'une palissade de gros roseaux pour garder des pilleries des voleurs, qui, à ce qu'il paraît, pullulent dans le pays. Néanmoins, les magistrats nous octroyèrent une petite garde: nous avions un soldat qui, avec une espèce de hallebarde ou de demi-pique, faisait sentinelle à notre porte et auquel nous donnions une mesure de riz et une petite pièce de monnaie, environ la valeur de trois pennys par jour. Grâce à tout cela, nos marchandises étaient en sûreté.

La foire habituellement tenue dans ce lieu était terminée depuis quelque temps; cependant nous trouvâmes encore trois ou quatre jonques dans la rivière et deux japoniers, j'entends deux vaisseaux du Japon, chargés de marchandises chinoises attendant pour faire voile les négociants japonais qui étaient encore à terre.

La première chose que fit pour nous notre vieux pilote portugais, ce fut de nous ménager la connaissance de trois missionnaires catholiques qui se trouvaient dans la ville et qui s'y étaient arrêtés depuis assez long-temps pour convertir les habitants au Christianisme; mais nous crûmes voir qu'ils ne faisaient que de piteuse besogne et que les Chrétiens qu'ils faisaient ne faisaient que de tristes Chrétiens. Quoiqu'il en fût, ce n'était pas notre affaire. Un de ces prêtres était un Français qu'on appelait Père Simon, homme de bonne et joyeuse humeur, franc dans ses propos et n'ayant pas la mine si sérieuse et si grave que les deux autres, l'un Portugais, l'autre Génois. Père Simon était courtois, aisé dans ses manières et d'un commerce fort aimable; ses deux compagnons, plus réservés, paraissaient rigides et austères, et s'appliquaient tout de bon à l'œuvre pour laquelle ils étaient venus, c'est-à-dire à s'entretenir avec les habitants et à s'insinuer parmi eux toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Souvent nous prenions nos repas avec ces révérends; et quoique à vrai dire ce qu'ils appellent la conversion des Chinois au Christianisme soit fort éloignée de la vraie conversion requise pour amener un peuple à la Foi du Christ, et ne semble guère consister qu'à leur apprendre le nom de Jésus, à réciter quelques prières à la Vierge Marie et à son Fils dans une langue qu'ils ne comprennent pas, à faire le signe de la croix et autres choses semblables, cependant il me faut l'avouer, ces religieux qu'on appelle Missionnaires, ont une ferme croyance que ces gens seront sauvés et qu'ils sont l'instrument de leur salut; dans cette persuasion, ils subissent non-seulement les fatigues du voyage, les dangers d'une pareille vie, mais souvent la mort même avec les tortures les plus violentes pour l'accomplissement de cette œuvre; et ce serait de notre part un grand manque de charité, quelque opinion que nous ayons de leur besogne en elle-même et de leur manière de l'expédier, si nous n'avions pas une haute opinion du zèle qui la leur fait entreprendre à travers tant de dangers, sans avoir en vue pour eux-mêmes le moindre avantage temporel. [26]

LE NÉGOCIANT JAPONAIS

Or, pour en revenir à mon histoire, ce prêtre français, Père Simon, avait, ce me semble, ordre du chef de la Mission de se rendre à Péking, résidence royale de l'Empereur chinois, et attendait un autre prêtre qu'on devait lui envoyer de Macao pour l'accompagner. Nous nous trouvions rarement ensemble sans qu'il m'invitât à faire ce voyage avec lui, m'assurant qu'il me montrerait toutes les choses glorieuses de ce puissant Empire et entre autres la plus grande cité du monde:—«Cité, disait-il, que votre Londres et notre Paris réunis ne pourraient égaler.»—Il voulait parler de Péking, qui, je l'avoue, est une ville fort grande et infiniment peuplée; mais comme j'ai regardé ces choses d'un autre œil que le commun des hommes, j'en donnerai donc mon opinion en peu de mots quand, dans la suite de mes voyages, je serai amené à en parler plus particulièrement.

Mais d'abord je retourne à mon moine ou missionnaire: dînant un jour avec lui, nous trouvant touts fort gais, je lui laissai voir quelque penchant à le suivre, et il se mit à me presser très-vivement, ainsi que mon partner, et à nous faire mille séductions pour nous décider.—«D'où vient donc, Père Simon, dit mon partner, que vous souhaitez si fort notre société? Vous savez que nous sommes hérétiques; vous ne pouvez nous aimer ni goûter notre compagnie.»—«Oh! s'écria-t-il, vous deviendrez peut-être de bons Catholiques, avec le temps: mon affaire ici est de convertir des payens; et qui sait si je ne vous convertirai pas aussi?»—«Très-bien, Père, repris-je; ainsi vous nous prêcherez tout le long du chemin.»—«Non, non, je ne vous importunerai pas: notre religion n'est pas incompatible avec les bonnes manières; d'ailleurs, nous sommes touts ici censés compatriotes. Au fait ne le sommes-nous pas eu égard au pays où nous nous trouvons; et si vous êtes huguenots et moi catholique, au total ne sommes-nous pas touts chrétiens? Tout au moins, ajouta-t-il, nous sommes touts de braves gens et nous pouvons fort bien nous hanter sans nous incommoder l'un l'autre.»—Je goûtai fort ces dernières paroles, qui rappelèrent à mon souvenir mon jeune ecclésiastique que j'avais laissé au Brésil, mais il s'en fallait de beaucoup que ce Père Simon approchât de son caractère; car bien que Père Simon n'eût en lui nulle apparence de légèreté criminelle, cependant il n'avait pas ce fonds de zèle chrétien, de piété stricte, d'affection sincère pour la religion que mon autre bon ecclésiastique possédait et dont j'ai parlé longuement.

Mais laissons un peu Père Simon, quoiqu'il ne nous laissât point, ni ne cessât de nous solliciter de partir avec lui. Autre chose alors nous préoccupait: il s'agissait de nous défaire de notre navire et de nos marchandises, et nous commencions à douter fort que nous le pussions, car nous étions dans une place peu marchande: une fois même je fus tenté de me hasarder à faire voile pour la rivière de Kilam et la ville de Nanking; mais la Providence sembla alors, plus visiblement que jamais, s'intéresser à nos affaires, et mon courage fut tout-à-coup relevé par le pressentiment que je devais, d'une manière ou d'une autre, sortir de cette perplexité et revoir enfin ma patrie: pourtant je n'avais pas le moindre soupçon de la voie qui s'ouvrirait, et quand je me prenais quelquefois à y songer je ne pouvais imaginer comment cela adviendrait. La Providence, dis-je, commença ici à débarrasser un peu notre route, et pour la première chose heureuse voici que notre vieux pilote portugais nous amena un négociant japonais qui, après s'être enquis des marchandises que nous avions, nous acheta en premier lieu tout notre opium: il nous en donna un très-bon prix, et nous paya en or, au poids, partie en petites pièces au coin du pays, partie en petits lingots d'environ dix ou onze onces chacun. Tandis que nous étions en affaire avec lui pour notre opium il me vint à l'esprit qu'il pourrait bien aussi s'arranger de notre navire et j'ordonnai à l'interprète de lui en faire la proposition; à cette ouverture, il leva tout bonnement les épaules, mais quelques jours après il revint avec un des missionnaires pour son trucheman et me fit cette offre:—«Je vous ai acheté, dit-il, une trop grande quantité de marchandises avant d'avoir la pensée ou que la proposition m'ait été faite d'acheter le navire, de sorte qu'il ne me reste pas assez d'argent pour le payer; mais si vous voulez le confier au même équipage je le louerai pour aller au Japon, d'où je l'enverrai aux îles Philippines avec un nouveau chargement dont je paierai le fret avant son départ du Japon, et à son retour je l'achèterai.» Je prêtai l'oreille à cette proposition, et elle remua si vivement mon humeur aventurière que je conçus aussitôt l'idée de partir moi-même avec lui, puis de faire voile des îles Philippines pour les mers du Sud. Je demandai donc au négociant japonais s'il ne pourrait pas ne nous garder que jusqu'aux Philippines et nous congédier là. Il répondit que non, que la chose était impossible, parce qu'alors il ne pourrait effectuer le retour de sa cargaison, mais qu'il nous congédierait au Japon, à la rentrée du navire. J'y adhérais, toujours disposé à partir; mais mon partner, plus sage que moi, m'en dissuada en me représentant les dangers auxquels j'allais courir et sur ces mers, et chez les Japonais, qui sont faux, cruels et perfides, et chez les Espagnols des Philippines, plus faux, plus cruels et plus perfides encore.

Mais pour amener à conclusion ce grand changement dans nos affaires, il fallait d'abord consulter le capitaine du navire. Et l'équipage, et savoir s'ils voulaient aller au Japon, et tandis que cela m'occupait, le jeune homme que mon neveu m'avait laissé pour compagnon de voyage vint à moi et me dit qu'il croyait l'expédition proposée fort belle, qu'elle promettait de grands avantages et qu'il serait ravi que je l'entreprisse; mais que si je ne me décidais pas à cela et que je voulusse l'y autoriser, il était prêt à partir comme marchand, ou en toute autre qualité, à mon bon plaisir.—«Si jamais je retourne en Angleterre, ajouta-t-il, et vous y retrouve vivant, je vous rendrai un compte fidèle de mon gain, qui sera tout à votre discrétion.»

Il me fâchait réellement de me séparer de lui; mais, songeant aux avantages qui étaient vraiment considérables, et que ce jeune homme était aussi propre à mener l'affaire à bien que qui que ce fût, j'inclinai à le laisser partir; cependant je lui dis que je voulais d'abord consulter mon partner, et que je lui donnerais une réponse le lendemain. Je m'en entretins donc avec mon partner, qui s'y prêta très-généreusement:—«Vous savez, me dit-il, que ce navire nous a été funeste, et que nous avons résolu touts les deux de ne plus nous y embarquer: si votre intendant—ainsi appelait-il mon jeune homme—veut tenter le voyage, je lui abandonne ma part du navire pour qu'il en tire le meilleur parti possible; et si nous vivons assez pour revoir l'Angleterre, et s'il réussit dans ces expéditions lointaines, il nous tiendra compte de la moitié du profit du louage du navire, l'autre moitié sera pour lui.»

Mon partner qui n'avait nulle raison de prendre intérêt à ce jeune homme, faisant une offre semblable, je me gardai bien d'être moins généreux; et tout l'équipage consentant à partir avec lui, nous lui donnâmes la moitié du bâtiment en propriété, et nous reçûmes de lui un écrit par lequel il s'obligeait à nous tenir compte de l'autre et il partit pour le Japon.—Le négociant japonais se montra un parfait honnête homme à son égard: il le protégea au Japon, il lui fit obtenir, la permission de descendre à terre, faveur qu'en générai les Européens n'obtiennent plus depuis quelque temps; il lui paya son fret très-ponctuellement, et l'envoya aux Philippines chargé de porcelaines du Japon et de la Chine avec un subrécargue du pays, qui, après avoir trafiqué avec les Espagnols, rapporta des marchandises européennes et une forte partie de clous de girofle et autres épices. À son arrivée non-seulement il lui paya son fret recta et grassement, mais encore, comme notre jeune homme ne se souciait point alors de vendre le navire, le négociant lui fournit des marchandises pour son compte; de sorte qu'avec quelque argent et quelques épices qu'il avait d'autre part et qu'il emporta avec lui, il retourna aux Philippines, chez les Espagnols, où il se défit de sa cargaison très-avantageusement. Là, s'étant fait de bonnes connaissances à Manille, il obtint que son navire fût déclaré libre; et le gouverneur de Manille l'ayant loué pour aller en Amérique, à Acapulco, sur la côte du Mexique, il lui donna la permission d'y débarquer, de se rendre à Mexico, et de prendre passage pour l'Europe, lui et tout son monde, sur un navire espagnol.

Il fit le voyage d'Acapulco très-heureusement, et là il vendit son navire. Là, ayant aussi obtenu la permission de se rendre par terre à Porto-Bello, il trouva, je ne sais comment, le moyen de passer à la Jamaïque avec tout ce qu'il avait, et environ huit ans après il revint en Angleterre excessivement riche: de quoi je parlerai en son lieu. Sur ce je reviens à mes propres affaires.

Sur le point de nous séparer du bâtiment et de l'équipage, nous nous prîmes naturellement à songer à la récompense que nous devions donner aux deux hommes qui nous avaient avertis si fort à propos du projet formé contre nous dans la rivière de Camboge. Le fait est qu'ils nous avaient rendu un service insigne, et qu'ils méritaient bien de nous, quoique, soit dit en passant, ils ne fussent eux-mêmes qu'une paire de coquins; car, ajoutant foi à la fable qui nous transformait en pirates, et ne doutant pas que nous ne nous fussions enfuis avec le navire, ils étaient venus nous trouver, non-seulement pour nous vendre la mèche de ce qu'on machinait contre nous, mais encore pour s'en aller faire la course en notre compagnie, et l'un d'eux avoua plus tard que l'espérance seule d'écumer la mer avec nous l'avait poussé à cette révélation. N'importe! le service qu'ils nous avaient rendu n'en était pas moins grand, et c'est pourquoi, comme je leur avais promis d'être reconnaissant envers eux, j'ordonnai premièrement qu'on leur payât les appointements qu'ils déclaraient leur être dus à bord de leurs vaisseaux respectifs, c'est-à-dire à l'Anglais neuf mois de ses gages et sept au Hollandais; puis, en outre et par dessus, je leur fis donner une petite somme en or, à leur grand contentement. Je nommai ensuite l'Anglais maître canonnier du bord, le nôtre ayant passé lieutenant en second et commis aux vivres; pour le Hollandais je le fis maître d'équipage. Ainsi grandement satisfaits, l'un et l'autre rendirent de bons offices, car touts les deux étaient d'habiles marins et d'intrépides compagnons.

Nous étions alors à terre à la Chine; et si au Bengale je m'étais cru banni et éloigné de ma patrie, tandis que pour mon argent, j'avais tant de moyens de revenir chez moi, que ne devais-je pas penser en ce moment où j'étais environ à mille lieues plus loin de l'Angleterre, et sans perspective aucune de retour!

Seulement, comme une autre foire devait se tenir au bout de quatre mois dans la ville où nous étions, nous espérions qu'alors nous serions à même de nous procurer toutes sortes de produits du pays, et vraisemblablement de trouver quelques jonques chinoises ou quelques navires venant de Nanking qui seraient à vendre et qui pourraient nous transporter nous et nos marchandises où il nous plairait. Faisant fond là-dessus, je résolus d'attendre; d'ailleurs comme nos personnes privées n'étaient pas suspectes, si quelques bâtiments anglais ou hollandais se présentaient ne pouvions-nous pas trouver l'occasion de charger nos marchandises et d'obtenir passage pour quelque autre endroit des Indes moins éloigné de notre patrie?

Dans cette espérance, nous nous déterminâmes donc à demeurer en ce lieu; mais pour nous récréer nous nous permîmes deux ou trois petites tournées dans le pays. Nous fîmes d'abord un voyage de dix jours pour aller voir Nanking, ville vraiment digne d'être visitée. On dit qu'elle renferme un million d'âmes, je ne le crois pas: elle est symétriquement bâtie, toutes les rues sont régulièrement alignées et se croisent l'une l'autre en ligne droite, ce qui lui donne une avantageuse apparence.

VOYAGE À NANKING

Mais quand j'en viens à comparer les misérables peuples de ces contrées aux peuples de nos contrées, leurs édifices, leurs mœurs, leur gouvernement, leur religion, leurs richesses et leur splendeur—comme disent quelques-uns,—j'avoue que tout cela me semble ne pas valoir la peine d'être nommé, ne pas valoir le temps que je passerais à le décrire et que perdraient à le lire ceux qui viendront après moi.

Il est à remarquer que nous nous ébahissons de la grandeur, de l'opulence, des cérémonies, de la pompe, du gouvernement, des manufactures, du commerce et de la conduite de ces peuples, non parce que ces choses méritent de fixer notre admiration ou même nos regards, mais seulement parce que, tout remplis de l'idée primitive que nous avons de la barbarie de ces contrées, de la grossièreté et de l'ignorance qui y règnent, nous ne nous attendons pas à y trouver rien de si avancé.

Autrement, que sont leurs édifices au prix des palais et des châteaux royaux de l'Europe? Qu'est-ce que leur commerce auprès du commerce universel de l'Angleterre, de la Hollande, de la France et de l'Espagne? Que sont leurs villes au prix des nôtres pour l'opulence, la force, le faste des habits, le luxe des ameublements, la variété infinie? Que sont leurs ports parsemés de quelques jonques et de quelques barques, comparés à notre navigation, à nos flottes marchandes, à notre puissante et formidable marine? Notre cité de Londres fait plus de commerce que tout leur puissant Empire. Un vaisseau de guerre anglais, hollandais ou français, de quatre-vingts canons, battrait et détruirait toutes les forces navales des Chinois, la grandeur de leur opulence et de leur commerce, la puissance de leur gouvernement, la force de leurs armées nous émerveillent parce que, je l'ai déjà dit, accoutumés que nous sommes à les considérer comme une nation barbare de payens et à peu près comme des Sauvages, nous ne nous attendons pas à rencontrer rien de semblable chez eux, et c'est vraiment de là que vient le jour avantageux sous lequel nous apparaissent leur splendeur et leur puissance: autrement, cela en soi-même n'est rien du tout; car ce que j'ai dit de leurs vaisseaux peut être dit de leurs troupes et de leurs armées; toutes les forces de leur Empire, bien qu'ils puissent mettre en campagne deux millions d'hommes, ne seraient bonnes ni plus ni moins qu'à ruiner le pays et à les réduire eux-mêmes à la famine. S'ils avaient à assiéger une ville forte de Flandre ou à combattre une armée disciplinée, une ligne de cuirassiers allemands ou de gendarmes français culbuterait toute leur cavalerie; un million de leurs fantassins ne pourraient tenir devant un corps du notre infanterie rangé en bataille et posté de façon à ne pouvoir être enveloppé, fussent-ils vingt contre un: voire même, je ne hâblerais pas si je disais que trente mille hommes d'infanterie allemande ou anglaise et dix mille chevaux français brosseraient toutes les forces de la Chine. Il en est de même de notre fortification et de l'art de nos ingénieurs dans l'attaque et la défense des villes: il n'y a pas à la Chine une place fortifiée qui pût tenir un mois contre les batteries et les assauts d'une armée européenne tandis que toutes les armées des Chinois ne pourraient prendre une ville comme Dunkerque, à moins que ce ne fût par famine, l'assiégeraient-elles dix ans. Ils ont des armes à feu, il est vrai; mais elles sont lourdes et grossières et sujettes à faire long feu; ils ont de la poudre, mais elle n'a point de force; enfin ils n'ont ni discipline sur le champ de bataille, ni tactique, ni habileté dans l'attaque, ni modération dans la retraite. Aussi j'avoue que ce fut chose bien étrange pour moi quand je revins en Angleterre d'entendre nos compatriotes débiter de si belles bourdes sur la puissance, les richesses, la gloire, la magnificence et le commerce des Chinois, qui ne sont, je l'ai vu, je le sais, qu'un méprisable troupeau d'esclaves ignorants et sordides assujétis à un gouvernement bien digne de commander à tel peuple; et en un mot, car je suis maintenant tout-à-fait lancé hors de mon sujet, et en un mot, dis-je si la Moscovie n'était pas à une si énorme distance, si l'Empire moscovite n'était pas un ramassis d'esclaves presque aussi grossiers, aussi faibles, aussi mal gouvernés que les Chinois eux-mêmes, le Czar de Moscovie pourrait tout à son aise les chasser touts de leur contrée et la subjuguer dans une seule campagne. Si le Czar, qui, à ce que j'entends dire, devient un grand prince et commence à se montrer formidable dans le monde, se fût jeté de ce côté au lieu de s'attaquer aux belliqueux Suédois,—dans cette entreprise aucune des puissances ne l'eût envié ou entravé,—il serait aujourd'hui Empereur de la Chine au lieu d'avoir été battu par le Roi de Suède à Narva, où les Suédois n'étaient pas un contre six.—De même que les Chinois nous sont inférieurs en force, en magnificence, en navigation, en commerce et en agriculture, de même ils nous sont inférieurs en savoir, en habileté dans les sciences: ils ont des globes et des sphères et une teinture des mathématiques; mais vient-on à examiner leurs connaissances... que les plus judicieux de leurs savants ont la vue courte! Ils ne savent rien du mouvement des corps célestes et sont si grossièrement et si absurdement ignorants, que, lorsque le soleil s'éclipse, ils s'imaginent q'il est assailli par un grand dragon qui veut l'emporter, et ils se mettent à faire un charivari avec touts les tambours et touts les chaudrons du pays pour épouvanter et chasser le monstre, juste comme nous faisons pour rappeler un essaim d'abeilles.

C'est là l'unique digression de ce genre que je me sois permise dans tout le récit que j'ai donné de mes voyages; désormais je me garderai de faire aucune description de contrée et de peuple; ce n'est pas mon affaire, ce n'est pas de mon ressort: m'attachant seulement à la narration de mes propres aventures à travers une vie ambulante et une longue série de vicissitudes, presque inouïes, je ne parlerai des villes importantes, des contrées désertes, des nombreuses nations que j'ai encore à traverser qu'autant qu'elles se lieront à ma propre histoire et que mes relations avec elles le rendront nécessaire.—J'étais alors, selon mon calcul le plus exact, dans le cœur de la Chine, par 30 degrés environ de latitude Nord, car nous étions revenus de Nanking. J'étais toujours possédé d'une grande envie de voir Péking, dont j'avais tant ouï parler, et Père Simon m'importunait chaque jour pour que je fisse cette excursion. Enfin l'époque de son départ étant fixée, et l'autre missionnaire qui devait aller avec lui étant arrivé de Macao, il nous fallait prendre une détermination. Je renvoyai Père Simon à mon partner, m'en référant tout-à-fait à son choix. Mon partner finit par se déclarer pour l'affirmative, et nous fîmes nos préparatifs de voyage. Nous partîmes assez avantageusement sous un rapport, car nous obtînmes la permission de voyager à la suite d'un des mandarins du pays, une manière de vice-rois ou principaux magistrats de la province où ils résident, tranchant du grand, voyageant avec un grand cortège et force grands hommages de la part du peuple, qui souvent est grandement appauvri par eux, car touts les pays qu'ils traversent sont obligés de leur fournir des provisions à eux et à toute leur séquelle. Une chose que je ne laissai pas de remarquer particulièrement en cheminant avec les bagages de celui-ci, c'est que, bien que nous reçussions des habitants de suffisantes provisions pour nous et nos chevaux, comme appartenant au mandarin, nous étions néanmoins obligés de tout payer ce que nous acceptions d'après le prix courant du lieu. L'intendant ou commissaire des vivres du mandarin nous soutirait très-ponctuellement ce revenant-bon, de sorte que si voyager à la suite du mandarin était une grande commodité pour nous, ce n'était pas une haute faveur de sa part, c'était, tout au contraire, un grand profit pour lui, si l'on considère qu'il y avait une trentaine de personnes chevauchant de la même manière sous la protection de son cortège ou, comme nous disions, sous son convoi. C'était, je le répète, pour lui un bénéfice tout clair: il nous prenait tout notre argent pour les vivres que le pays lui fournissait pour rien.

Pour gagner Péking nous eûmes vingt-cinq jours de marche à travers un pays extrêmement populeux, mais misérablement cultivé: quoiqu'on préconise tant l'industrie de ce peuple, son agriculture, son économie rurale, sa manière de vivre, tout cela n'est qu'une pitié. Je dis une pitié, et cela est vraiment tel comparativement à nous, et nous semblerait ainsi à nous qui entendons la vie, si nous étions obligés de le subir; mais il n'en est pas de même pour ces pauvres diables qui ne connaissent rien autre. L'orgueil de ces pécores est énorme, il n'est surpassé que par leur pauvreté, et ne fait qu'ajouter à ce que j'appelle leur misère. Il m'est avis que les Sauvages tout nus de l'Amérique vivent beaucoup plus heureux; s'ils n'ont rien ils ne désirent rien, tandis que ceux-ci, insolents et superbes, ne sont après tout que des gueux et des valets; leur ostentation est inexprimable: elle se manifeste surtout dans leurs vêtements, dans leurs demeures et dans la multitude de laquais et d'esclaves qu'ils entretiennent; mais ce qui met le comble à leur ridicule, c'est le mépris qu'ils professent pour tout l'univers, excepté pour eux-mêmes.

Sincèrement, je voyageai par la suite plus agréablement dans les déserts et les vastes solitudes de la Grande-Tartarie que dans cette Chine où cependant les routes sont bien pavées, bien entretenues et très-commodes pour les voyageurs. Rien ne me révoltait plus que de voir ce peuple si hautain, si impérieux, si outrecuidant au sein de l'imbécillité et de l'ignorance la plus crasse; car tout son fameux génie n'est que çà et pas plus! Aussi mon ami Père Simon et moi ne laissions-nous jamais échapper l'occasion de faire gorge chaude de leur orgueilleuse gueuserie.—Un jour, approchant du manoir d'un gentilhomme campagnard, comme l'appelait Père Simon à environ dix lieues de la ville de Nanking, nous eûmes l'honneur de chevaucher pendant environ deux milles avec le maître de la maison, dont l'équipage était un parfait Don-Quichotisme, un mélange de pompe et de pauvreté.

L'habit de ce crasseux Don eût merveilleusement fait l'affaire d'un scaramouche ou d'un fagotin: il était d'un sale calicot surchargé de tout le pimpant harnachement de la casaque d'un fou; les manches en étaient pendantes, de tout côté ce n'était que satin, crevés et taillades. Il recouvrait une riche veste de taffetas aussi grasse que celle d'un boucher, et qui témoignait que son Honneur était un très-exquis saligaud.

Son cheval était une pauvre, maigre, affamée et cagneuse créature; on pourrait avoir une pareille monture en Angleterre pour trente ou quarante schelings. Deux esclaves le suivaient à pied pour faire trotter le pauvre animal. Il avait un fouet à la main et il rossait la bête aussi fort et ferme du côté de la tête que ses esclaves le faisaient du côté de la queue, et ainsi il s'en allait chevauchant près de nous avec environ dix ou douze valets; et on nous dit qu'il se rendait à son manoir à une demi-lieue devant nous. Nous cheminions tout doucement, mais cette manière de gentilhomme prit le devant, et comme nous nous arrêtâmes une heure dans un village pour nous rafraîchir, quand nous arrivâmes vers le castel du ce grand personnage, nous le vîmes installé sur un petit emplacement devant sa porte, et en train de prendre sa réfection: au milieu de cette espèce de jardin, il était facile de l'appercevoir, et on nous donna à entendre que plus nous le regarderions, plus il serait satisfait.

Il était assis sous un arbre à peu près semblable à un palmier nain, qui étendait son ombre au-dessus de sa tête, du côté du midi; mais, par luxe, on avait placé sous l'arbre un immense parasol qui ajoutait beaucoup au coup d'œil. Il était étalé et renversé dans un vaste fauteuil, car c'était un homme pesant et corpulent, et sa nourriture lui était apportée par deux esclaves femelles.

LE DON QUICHOTTE CHINOIS.

On en voyait deux autres, dont peu de gentilshommes européens, je pense, eussent agréé le service: la première abecquait notre gentillâtre avec une cuillère; la seconde tenait un plat d'une main, et de l'autre tenait ce qui tombait sur la barbe ou la veste de taffetas de sa Seigneurie. Cette grosse et grasse brute pensait au-dessous d'elle d'employer ses propres mains à toutes ces opérations familières que les rois et les monarques aiment mieux faire eux-mêmes plutôt que d'être touchés par les doigts rustiques de leurs valets[27].

À ce spectacle, je me pris à penser aux tortures que la vanité prépare aux hommes et combien un penchant orgueilleux ainsi mal dirigé doit être incommode pour un être qui a le sens commun; puis, laissant ce pauvre hère se délecter à l'idée que nous nous ébahissions devant sa pompe, tandis que nous le regardions en pitié et lui prodiguions le mépris, nous poursuivîmes notre voyage; seulement Père Simon eut la curiosité de s'arrêter pour tâcher d'apprendre quelles étaient les friandises dont ce châtelain se repaissait avec tant d'apparat; il eut l'honneur d'en goûter et nous dit que c'était, je crois, un mets dont un dogue anglais voudrait à peine manger, si on le lui offrait, c'est-à-dire un plat de riz bouilli, rehaussé d'une grosse gousse d'ail, d'un sachet rempli de poivre vert et d'une autre plante à peu près semblable à notre gingembre, mais qui a l'odeur du musc et la saveur de la moutarde; le tout mis ensemble et mijoté avec un petit morceau de mouton maigre. Voilà quel était le festin de sa Seigneurie, dont quatre ou cinq autres domestiques attendaient les ordres à quelque distance. S'il les nourrissait moins somptueusement qu'il se nourrissait lui-même, si, par exemple, on leur retranchait les épices, ils devaient faire maigre chère en vérité.

Quant à notre mandarin avec qui nous voyagions, respecté comme un roi, il était toujours environné de ses gentilshommes, et entouré d'une telle pompe que je ne pus guère l'entrevoir que de loin; je remarquai toutefois qu'entre touts les chevaux de son cortége il n'y en avait pas un seul qui parût valoir les bêtes de somme de nos voituriers anglais; ils étaient si chargés de housses, de caparaçons, de harnais et autres semblables friperies, que vous n'auriez pu voir s'ils étaient gras ou maigres: on appercevait à peine le bout de leur tête et de leurs pieds.

J'avais alors le cœur gai; débarrassé du trouble et de la perplexité dont j'ai fait la peinture, et ne nourrissant plus d'idées rongeantes, ce voyage me sembla on ne peut plus agréable. Je n'y essuyai d'ailleurs aucun fâcheux accident; seulement en passant à gué une petite rivière, mon cheval broncha et me désarçonna, c'est-à-dire qu'il me jeta dedans: l'endroit n'était pas profond, mais je fus trempé jusqu'aux os. Je ne fais mention de cela que parce que ce fut alors que se gâta mon livre de poche, où j'avais couché les noms de plusieurs peuples et de différents lieux dont je voulais me ressouvenir. N'en ayant pas pris tant le soin nécessaire, les feuillets se moisirent, et par la suite il me fut impossible de déchiffrer un seul mot, à mon grand regret, surtout quant aux noms de quelques places auxquelles je touchai dans ce voyage.

Enfin nous arrivâmes à Péking.—Je n'avais avec moi que le jeune homme que mon neveu le capitaine avait attaché à ma personne comme domestique, lequel se montra très-fidèle et très-diligent; mon partner n'avait non plus qu'un compagnon, un de ses parents. Quant au pilote portugais, ayant désiré voir la Cour, nous lui avions donné son passage, c'est-à-dire que nous l'avions défrayé pour l'agrément de sa compagnie et pour qu'il nous servît d'interprète, car il entendait la langue du pays, parlait bien français et quelque peu anglais: vraiment ce bon homme nous fut partout on ne peut plus utile. Il y avait à peine une semaine que nous étions à Péking, quand il vint me trouver en riant:—«Ah! senhor Inglez, me dit-il, j'ai quelque chose à vous dire qui vous mettra la joie au cœur.»—«La joie au cœur! dis-je, que serait-ce donc? Je ne sache rien dans ce pays qui puisse m'apporter ni grande joie ni grand chagrin.»—«Oui, oui, dit le vieux homme en mauvais anglais, faire vous content, et moi fâcheux.»—C'est fâché qu'il voulait dire. Ceci piqua ma curiosité.—«Pourquoi, repris-je, cela vous fâcherait-il?»—«Parce que, répondit-il, après m'avoir amené ici, après un voyage de vingt-cinq jours, vous me laisserez m'en retourner seul. Et comment ferai-je pour regagner mon port sans vaisseau, sans cheval, sans pécune?» C'est ainsi qu'il nommait l'argent dans un latin corrompu qu'il avait en provision pour notre plus grande hilarité.

Bref, il nous dit qu'il y avait dans la ville une grande caravane de marchands moscovites et polonais qui se disposaient à retourner par terre en Moscovie dans quatre ou cinq semaines, et que sûrement nous saisirions l'occasion de partir avec eux et le laisserions derrière s'en revenir tout seul. J'avoue que cette nouvelle me surprit: une joie secrète se répandit dans toute mon âme, une joie que je ne puis décrire, que je ne ressentis jamais ni auparavant ni depuis. Il me fut impossible pendant quelque temps de répondre un seul mot au bon homme; à la fin pourtant, me tournant vers lui:—«Comment savez-vous cela? fis-je, êtes-vous sûr que ce soit vrai?» «Oui-dà, reprit-il; j'ai rencontré ce matin, dans la rue, une de mes vieilles connaissances, un Arménien, ou, comme vous dites vous autres, un Grec, qui se trouve avec eux; il est arrivé dernièrement d'Astracan et se proposait d'aller au Ton-Kin, où je l'ai connu autrefois; mais il a changé d'avis, et maintenant il est déterminé à retourner à Moscou avec la caravane, puis à descendre le Volga jusqu'à Astracan.»—«Eh bien! senhor, soyez sans inquiétude quant à être laissé seul: si c'est un moyen pour moi de retourner en Angleterre, ce sera votre faute si vous remettez jamais le pied à Macao.» J'allai alors consulter mon partner sur ce qu'il y avait à faire, et je lui demandai ce qu'il pensait de la nouvelle du pilote et si elle contrarierait ses intentions: il me dit qu'il souscrivait d'avance à tout ce que je voudrais; car il avait si bien établi ses affaires au Bengale et laissé ses effets en si bonnes mains, que, s'il pouvait convertir l'expédition fructueuse que nous venions de réaliser en soies de Chine écrues et ouvrées qui valussent la peine d'être transportées, il serait très-content d'aller en Angleterre, d'où il repasserait au Bengale par les navires de la Compagnie.

Cette détermination prise, nous convînmes que, si notre vieux pilote portugais voulait nous suivre, nous le défraierions jusqu'à Moscou ou jusqu'en Angleterre, comme il lui plairait. Certes nous n'eussions point passé pour généreux si nous ne l'eussions pas récompensé davantage; les services qu'il nous avait rendus valaient bien cela et au-delà: il avait été non-seulement notre pilote en mer, mais encore pour ainsi dire notre courtier à terre; et en nous procurant le négociant japonais il avait mis quelques centaines de livres sterling dans nos poches. Nous devisâmes donc ensemble là-dessus, et désireux de le gratifier, ce qui, après tout, n'était que lui faire justice, et souhaitant d'ailleurs de le conserver avec nous, car c'était un homme précieux en toute occasion, nous convînmes que nous lui donnerions à nous deux une somme en or monnayé, qui, d'après mon calcul, pouvait monter à 175 livres sterling, et que nous prendrions ses dépenses pour notre compte, les siennes et celles de son cheval, ne laissant à sa charge que la bête de somme qui transporterait ses effets.

Ayant arrêté ceci entre nous, nous mandâmes le vieux pilote pour lui faire savoir ce que nous avions résolu.—«Vous vous êtes plaint, lui dis-je, d'être menacé de vous en retourner tout seul; j'ai maintenant à vous annoncer que vous ne vous en retournerez pas du tout. Comme nous avons pris parti d'aller en Europe avec la caravane, nous voulons vous emmener avec nous, et nous vous avons fait appeler pour connaître votre volonté.»—Le bonhomme hocha la tête et dit que c'était un long voyage; qu'il n'avait point de pécune pour l'entreprendre, ni pour subsister quand il serait arrivé.—«Nous ne l'ignorons pas, lui dîmes-nous, et c'est pourquoi nous sommes dans l'intention de faire quelque chose pour vous qui vous montrera combien nous sommes sensibles au bon office que vous nous avez rendu, et combien aussi votre compagnie nous est agréable.—Je lui déclarai alors que nous étions convenus de lui donner présentement une certaine somme; qu'il pourrait employer de la même manière que nous emploierions notre avoir, et que, pour ce qui était de ses dépenses, s'il venait avec nous, nous voulions le déposer à bon port,—sauf mort ou événements,—soit en Moscovie soit en Angleterre, et cela à notre charge, le transport de ses marchandises excepté.

Il reçut cette proposition avec transport, et protesta qu'il nous suivrait au bout du monde; nous nous mîmes donc à faire nos préparatifs de voyage. Toutefois il en fut de nous comme des autres marchands: nous eûmes touts beaucoup de choses à terminer, et au lieu d'être prêts en cinq semaines, avant que tout fût arrangé quatre mois et quelques jours s'écoulèrent.

Ce ne fut qu'au commencement de février que nous quittâmes Péking.—Mon partner et le vieux pilote se rendirent au port où nous avions d'abord débarqué pour disposer de quelques marchandises que nous y avions laissées, et moi avec un marchand chinois que j'avais connu à Nanking, et qui était venu à Péking pour ses affaires, je m'en allai dans la première de ces deux villes, où j'achetai quatre-vingt-dix pièces de beau damas avec environ deux cents pièces d'autres belles étoffes de soie de différentes sortes, quelques-unes brochées d'or; toutes ces acquisitions étaient déjà rendues à Péking au retour de mon partner. En outre, nous achetâmes une partie considérable de soie écrue et plusieurs autres articles: notre pacotille s'élevait, rien qu'en ces marchandises, à 3,500 livres sterling, et avec du thé, quelques belles toiles peintes, et trois charges de chameaux en noix muscades et clous de girofle, elle chargeait, pour notre part, dix-huit chameaux non compris ceux que nous devions monter, ce qui, avec deux ou trois chevaux de main et deux autres chevaux chargés de provisions, portait en somme notre suite à vingt-six chameaux ou chevaux.

La caravane était très-nombreuse, et, autant que je puis me le rappeler, se composait de trois ou quatre cents chevaux et chameaux et de plus de cent vingt hommes très-bien armés et préparés à tout événement; car, si les caravanes orientales sont sujettes à être attaquées par les Arabes, celles-ci sont sujettes à l'être par les Tartares, qui ne sont pas, à vrai dire, tout-à-fait aussi dangereux que les Arabes, ni si barbares quand ils ont le dessus.

Notre compagnie se composait de gens de différentes nations, principalement de Moscovites; il y avait bien une soixantaine de négociants ou habitants de Moscou, parmi lesquels se trouvaient quelques Livoniens, et, à notre satisfaction toute particulière, cinq Écossais, hommes de poids et qui paraissaient très-versés dans la science des affaires.

Après une journée de marche, nos guides, qui étaient au nombre de cinq, appelèrent touts les gentlemen et les marchands, c'est-à-dire touts les voyageurs, excepté les domestiques, pour tenir, disaient-ils, un grand conseil. À ce grand conseil chacun déposa une certaine somme à la masse commune pour payer le fourrage qu'on achèterait en route, lorsqu'on ne pourrait en avoir autrement, pour les émoluments des guides, pour les chevaux de louage et autres choses semblables. Ensuite ils constituèrent le voyage, selon leur expression, c'est-à-dire qu'ils nommèrent des capitaines et des officiers pour nous diriger et nous commander en cas d'attaque, et assignèrent à chacun son tour de commandement. L'établissement de cet ordre parmi nous ne fut rien moins qu'inutile le long du chemin, comme on le verra en son lieu.

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