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Robur-le-conquérant

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The Project Gutenberg eBook of Robur-le-conquérant

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Title: Robur-le-conquérant

Author: Jules Verne

Release date: February 1, 2004 [eBook #5126]
Most recently updated: January 27, 2021

Language: French

Credits: Produced by Norm Wolcott

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ROBUR-LE-CONQUÉRANT ***

The Project Gutenberg EBook of Robur-le-Conquerant, by Jules Verne

(#27 in our series by Jules Verne)

LES VOYAGES EXTRAORDDINAIRES
COURONNÈS PAR L’ACADÈMIE FRANÇAISE

ROBUR-LE-CONQUÉRANT

PAR

JULES VERNE

45 DESSINS PAR BENETT

BIBLIOTHÈQUE
D’EDUCATION ET DE RÈCREATION
J. HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB
PARIS

1886


TABLE DE MATIÉRES

I. OÙ LE MONDE SAVANT ET LE MONDE IGNORANT SONT AUSSI EMBARRASSÉS L’UN OU L’AUTRE.

II. DANS LEQUEL LES MEMBRES DU WELDON-INSTITUTE SE DISPUTENT SANS PARVENIR À SE METTRE D’ACCORD.

III. DANS LEQUEL UN NOUVEAU PERSONNAGE N’A PAS BESOIN D’ÊTRE PRESENTÉ, CAR IL SE PRESENTE LUI-MÊME.

IV. DANS LEQUEL, À PROPOS DU VALET FRYCOLLIN, L’AUTEUR ESSAIE DE RÉHABILITER LA LUNE.

V. DANS LEQUEL UNE SUSPENSION D’HOSTILITÉS EST CONSENTIE ENTRE LE PRÉSIDENT ET LE SECRÉTAIRE DU WELDON-INSTITUTE.

VI. LES INGÉNIEURS, LES MÉCANICIENS ET AUTRES SAVANTS FERAIENT PEUT-ÊTRE BIEN DE PASSER.

VII. DANS LEQUEL UNCLE PRUDENT ET PHIL EVANS REFUSENT ENCORE DE SE LAISSER CONVAINCRE.

VIII. OU L’ON VERRA QUE ROBUR SE DÉCIDE À RÉPONDRE A L’IMPORTANTE QUESTION QUI LUI EST POSÉE.

IX. DANS LEQUEL L’« ALBATROS » FRANCHIT PRÈS DE DIX MILLE KILOMÈTRES, QUI SE TERMINENT PAR UN BOND PRODIGIEUX.

X. DANS LEQUEL ON VERRA COMMENT ET POURQUOI LE VALET FRYCOLLIN FUT MIS À LA REMORQUE.

XI. DANS LEQUEL LA COLÈRE DE UNCLE PRUDENT CROÎT COMME LE CARRÉ DE LA VITESSE.

XII. DANS LEQUEL L’INGÉNIEUR ROBUR AGIT COMME S’IL VOULAIT CONCOURIR POUR UN DES PRIX MONTHYON.

XIII. DANS LEQUEL UNCLE PRUDENT ET PHIL EVANS TRAVERSENT TOUT UN OCÉAN, SANS AVOIR LE MAL DE MER.

XIV. DANS LEQUEL L’« ALBATROS » FAIT CE QU’ON NE POURRA PEUT-ÊTRE JAMAIS FAIRE.

XV. DANS LEQUEL IL SE PASSE DES CHOSES QUI MÉRITENT VRAIMENT LA PEINE D’ÊTRE RACONTÉES.

XVI. QUI LAISSERA LE LECTEUR DANS UNE INDÉCISION PEUT-ÊTRE REGRETTABLE.

XVII. DANS LEQUEL ON REVIENT À DEUX MOIS EN ARRIÈRE ET OÙ L’ON SAUTE À NEUF MOIS EN AVANT.

XVIII. QUI TERMINE CETTE VÉRIDIQUE HISTOIRE DE L’« ALBATROS » SANS LA TERMINER.


ROBUR-LE-CONQUÉRANT

I

Où le monde savant et le monde ignorant sont aussi embarrassés l’un ou l’autre.

« Pan !... Pan !... »

Les deux coups de pistolet partirent presque en même temps. Une vache, qui paissait à cinquante pas de là, reçut une des balles dans l’échine. Elle n’était pour rien dans l’affaire, cependant.

Ni l’un ni l’autre des deux adversaires n’avait été touché.

Quels étaient ces deux gentlemen? On ne sait, et, cependant, c’eût été là, sans doute, l’occasion de faire parvenir leurs noms à la postérité. Tout ce qu’on peut dire, c’est que le plus âgé était Anglais, le plus jeune Américain. Quant à indiquer en quel endroit l’inoffensif ruminant venait de paître sa dernière touffe d’herbe, rien de plus facile. C’était sur la rive droite du Niagara, non loin de ce pont suspendu qui réunit la rive américaine à la rive canadienne, trois milles au-dessous des chutes.

L’Anglais s’avança alors vers l’Américain :

« Je n en soutiens pas moins que c’était le Rule Britannia! dit-il.

— Non! le Yankee Doodle! » répliqua l’autre.

La querelle allait recommencer, lorsque l’un des témoins — sans doute dans l’intérêt du bétail — s’interposa, disant :

« Mettons que c’était le Rule Doodle et le Yankee Britannia, et allons déjeuner! »

Ce compromis entre les deux chants nationaux de l’Amérique et de la Grande-Bretagne fut adopté à la satisfaction générale. Américains et Anglais, remontant la rive gauche du Niagara, vinrent s’attabler dans l’hôtel de Goat-Island — un terrain neutre entre les deux chutes. Comme ils sont en présence des œufs bouillis et du jambon traditionnels, du roastbeef froid, relevé de pickles incendiaires, et de flots de thé à rendre jalouses les célèbres cataractes, on ne les dérangera plus. Il est peu probable, d’ailleurs, qu’il soit encore question d’eux dans cette histoire.

Qui avait raison de l’Anglais ou de l’Américain? Il eût été difficile de se prononcer. En tout cas, ce duel montre combien les esprits s’étaient passionnés, non seulement dans le nouveau, mais aussi dans l’ancien continent, à propos d’un phénomène inexplicable, qui, depuis un mois environ, mettait toutes les cervelles à l’envers.

Os sublime dedit cœlumque tueri,

a dit Ovide pour le plus grand honneur de la créature humaine. En vérité, jamais on n’avait tant regardé le ciel depuis l’apparition de l’homme sur le globe terrestre.

Or, précisément, pendant la nuit précédente, une trompette aérienne avait lancé ses notes cuivrées à travers l’espace, au-dessus de cette portion du Canada située entre le lac Ontario et le lac Erié. Les uns avaient entendu le Yankee Doodle, les autres le Rule Britannia. De là cette querelle d’Anglo-saxons qui se terminait par un déjeuner à Goat-Island. Peut-être, en somme, n’était-ce ni l’un ni l’autre de ces chants patriotiques. Mais ce qui n’était douteux pour personne c’est que ce son étrange avait ceci de particulier qu’il semblait descendre du ciel sur la terre.

Fallait-il croire à quelque trompette céleste, embouchée par un ange ou un archange?... N’était-ce pas plutôt de joyeux aéronautes qui jouaient de ce sonore instrument, dont la Renommée fait un si bruyant usage?

Non! Il n’y avait là ni ballon, ni aéronautes. Un phénomène extraordinaire se produisait dans les hautes zones du ciel — phénomène dont on ne pouvait reconnaître la nature ni l’origine. Aujourd’hui, il apparaissait au-dessus de l’Amérique, quarante-huit heures après au-dessus de l’Europe, huit jours plus tard, en Asie, au-dessus du Céleste Empire. Décidément, si la trompette qui signalait son passage n’était pas celle du Jugement dernier, qu’était donc cette trompette?

De là, en tous pays de la terre, royaumes ou républiques, une certaine inquiétude qu’il importait de calmer. Si vous entendiez dans votre maison quelques bruits bizarres et inexplicables ne chercheriez-vous pas au plus vite à reconnaître la cause de ces bruits, et, 51 l’enquête n’aboutissait à rien, n’abandonneriez-vous pas votre maison pour en habiter une autre? Oui, sans doute! Mais ici, la maison, c’était le globe terrestre. Nul moyen de le quitter pour la Lune, Mars, Vénus, Jupiter, ou toute autre planète du système solaire. Il fallait donc découvrir ce qui se passait, non dans le vide infini, mais dans les zones atmosphériques. En effet, pas d’air, pas de bruit, et, comme il y avait bruit — toujours la fameuse trompette! — c’est que le phénomène s’accomplissait au milieu de la couche d’air, dont la densité va toujours en diminuant et qui ne s’étend pas à plus de deux lieues autour de notre sphéroïde.

Naturellement, des milliers de feuilles publiques s’emparèrent de la question, la traitèrent sous toutes ses formes, l’éclaircirent ou l’obscurcirent, rapportèrent des faits vrais ou faux, alarmèrent ou rassurèrent leurs lecteurs, dans l’intérêt du tirage, — passionnèrent enfin les masses quelque peu affolées. Du coup, la politique fut par terre, et les affaires n’en allèrent pas plus mal. Mais qu’y avait-il?

On consulta les observatoires du monde entier. S’ils ne répondaient pas, à quoi bon des observatoires? Si les astronomes, qui dédoublent ou détriplent des étoiles à cent mille milliards de lieues, n’étaient pas capables de reconnaître l’origine d’un phénomène cosmique, dans le rayon de quelques kilomètres seulement, à quoi bon des astronomes?

Aussi, ce qu’il y eut de télescopes, de lunettes, de longues-vues, de lorgnettes, de binocles, de monocles, braqués vers le ciel, pendant ces belles nuits de l’été, ce qu’il y eut d’yeux à l’oculaire des instruments de toutes portées et de toutes grosseurs, on ne saurait l’évaluer. Peut-être des centaines de mille, à tout le moins. Dix fois, vingt fois plus qu’on ne compte d’étoiles à l’œil nu sur la sphère céleste. Non! Jamais éclipse, observée simultanément sur tous les points du globe, n’avait été à pareille fête.

Les observatoires répondirent, mais insuffisamment. Chacun donna une opinion, mais différente. De là, guerre intestine dans le monde savant pendant les dernières semaines d’avril et les premières de mai.

L’observatoire de Paris se montra très réservé. Aucune des sections ne se prononça. Dans le service d’astronomie mathématique, on avait dédaigné de regarder; dans celui des opérations méridiennes, on n’avait rien découvert; dans celui des observations physiques, on n’avait rien aperçu; dans celui de la géodésie, on n’avait rien remarqué; dans celui de la météorologie, on n’avait rien entrevu; enfin, dans celui des calculateurs, on n’avait rien vu. Du moins l’aveu était franc. Même franchise à l’observatoire de Montsouris, à la station magnétique du parc Saint-Maur. Même respect de la vérité au Bureau des Longitudes. Décidément, Français veut dire franc

La province fut un peu plus affirmative. Peut-être dans la nuit du 6 au 7 mai avait-il paru une lueur d’origine électrique, dont la durée n’avait pas dépassé vingt secondes. Au pic du Midi, cette lueur s’était montrée entre neuf et dix heures du soir. A l’observatoire météorologique du Puy-de-Dôme, on l’avait saisie entre une heure et deux heures du matin; au mont Ventoux, en Provence, entre deux et trois heures; à Nice, entre trois et quatre heures; enfin, au Semnoz-Alpes, entre Annecy, le Bourget et le Léman, au moment où l’aube blanchissait le zénith.

Evidemment, il n’y avait pas à rejeter ces observations en bloc. Nul doute que la lueur eût été observée en divers postes — successivement — dans le laps de quelques heures. Donc, ou elle était produite par plusieurs foyers, courant à travers l’atmosphère terrestre, ou, si elle n’était due qu’à un foyer unique, c’est que ce foyer pouvait se mouvoir avec une vitesse qui devait atteindre bien près de deux cents kilomètres à l’heure.

Mais, pendant le jour, avait-on jamais vu quelque chose d’anormal dans l’air?

Jamais.

La trompette, du moins, s’était-elle fait entendre à travers les couches aériennes?

Pas le moindre appel de trompette n’avait retenti entre le lever et le coucher du soleil.

Dans le Royaume-Uni, on fut très perplexe. Les observatoires ne purent se mettre d’accord. Greenwich ne parvint pas à s’entendre avec Oxford, bien que tous deux soutinssent qu’il n’y avait rien.

« Illusion d’optique! disait l’un.

— Illusion d’acoustique! » répondait l’autre.

Et là-dessus, ils disputèrent. En tout cas, illusion.

A l’observatoire de Berlin, à celui de Vienne, la discussion menaça d’amener des complications internationales. Mais la Russie, en la personne du directeur de son observatoire de Poulkowa, leur prouva qu’ils avaient raison tous deux; cela dépendait du point de vue auquel ils se mettaient pour déterminer la nature du phénomène, en théorie impossible, possible en pratique.

En Suisse, à l’observatoire de Saütis, dans le canton d’Appenzel, au Righi, au Gäbris, dans les postes du Saint-Gothard, du Saint-Bernard, du Julier, du Simplon, de Zurich, du Somblick dans les Alpes tyroliennes, on fit preuve d’une extrême réserve à propos d’un fait que personne n’avait jamais pu constater — ce qui est fort raisonnable.

Mais, en Italie, aux stations météorologiques du Vésuve, au poste de l’Etna, installé dans l’ancienne Casa Inglese, au Monte Cavo, les observateurs n’hésitèrent pas à admettre la matérialité du phénomène, attendu qu’ils l’avaient pu voir, un jour, sous l’aspect d’une petite volute de vapeur, une nuit, sous l’apparence d’une étoile filante. Ce que c’était, d’ailleurs, ils n’en savaient absolument rien.

En vérité, ce mystère commençait à fatiguer les gens de science, tandis qu’il continuait à passionner, à effrayer même les humbles et les ignorants, qui ont formé, forment et formeront l’immense majorité en ce monde, grâce à l’une des plus sages lois de la nature. Les astronomes et les météorologistes auraient donc renoncé à s’en occuper, si, dans la nuit du 26 au 27, à l’observatoire de Kantokeino, au Finmark, en Norvège, et dans la nuit du 28 au 29, à celui de l’Isfjord, au Spitzberg, les Norvégiens d’une part, les Suédois de l’autre, ne se fussent trouvés d’accord sur ceci : au milieu d’une aurore boréale avait apparu une sorte de gros oiseau, de monstre aérien. S’il n’avait pas été possible d’en déterminer la Structure, du moins n’était-il pas douteux qu’il eût projeté hors de lui des corpuscules qui détonaient comme des bombes.

En Europe, on voulut bien ne pas mettre en doute cette observation des stations du Finmark et du Spitzberg. Mais, ce qui parut le plus phénoménal en tout cela, c’était que des Suédois et des Norvégiens eussent pu se mettre d’accord sur un point quelconque.

On rit de la prétendue découverte dans tous les observatoires de l’Amériqué du Sud, au Brésil, au Pérou comme à La Plata, dans ceux de l’Australie, à Sidney, à Adélaïde comme à Melbourne. Et le rire australien est des plus communicatifs.

Bref, un seul chef de station météorologique se montra affirmatif sur cette question, malgré tous les sarcasmes que sa solution pouvait faire naître. Ce fut un Chinois, le directeur de l’observatoire de Zi-Ka-Wey, élevé au milieu d’une vaste plaine, à moins de dix lieues de la mer, avec un horizon immense, baigné d’air pur.

« Il se pourrait, dit-il, que l’objet dont il s’agit fût tout simplement un appareil aviateur, une machine volante! »

Quelle plaisanterie!

Cependant, si les controverses furent vives dans l’Ancien Monde, on imagine ce qu’elles durent être en cette portion du Nouveau, dont les Etats-Unis Occupent le plus vaste territoire.

Un Yankee, on le sait, n’y va pas par quatre chemins. Il n’en prend qu’un, et généralement celui qui conduit droit au but. Aussi les observatoires de la Fédération américaine n’hésitèrent-ils pas à se dire leur fait. S’ils ne se jetèrent pas leurs objectifs à la tête, c’est qu’il aurait fallu les remplacer au moment où l’on avait le plus besoin de s’en servir.

En cette question si controversée, les observatoires de Washington dans le district de Colombia, et celui de Cambridge dans l’Etat de Duna, tinrent tête à celui de Darmouth-College dans le Connecticut, et à celui d’Aun-Arbor dans le Michigan. Le sujet de leur dispute ne porta pas sur la nature du corps observé, mais sur l’instant précis de l’observation; car tous prétendirent l’avoir aperçu dans la même nuit, à la même heure, à la même minute, à la même seconde, bien que la trajectoire du mystérieux mobile n’occupât qu’une médiocre hauteur au-dessus de l’horizon. Or, du Connecticut au Michigan, du Duna au Colombia, la distance est assez grande pour que cette double observation, faite au même moment, pût être considérée comme impossible.

Dudley, à Albany, dans l’Etat de New York, et West-Point, de l’Académie militaire, donnèrent tort à leurs collègues par une note qui chiffrait l’ascension droite et la déclinaison dudit corps.

Mais il fut reconnu plus tard que ces observateurs S’étaient trompés de corps, que celui-ci était un bolide qui n’avait fait que traverser la moyenne couche de l’atmosphère. Donc, ce bolide ne pouvait être l’objet en question. D’ailleurs, comment le susdit bolide aurait-il joué de la trompette?

Quant à cette trompette, on essaya vainement de mettre son éclatante fanfare au rang des illusions d’acoustique. Les oreilles, en cette occurrence, ne se trompaient pas plus que les yeux. On avait certainement vu, on avait certainement entendu. Dans la nuit du 12 au 13 mai — nuit très sombre — les observateurs de Yale-College, à l’Ecole scientifique de Sheffield, avaient pu transcrire quelques mesures d’une phrase musicale, en ré majeur, à quatre temps, qui donnait note pour note, rythme pour rythme, le refrain du Chant du Départ.

« Bon ! répondirent les loustics, c’est un orchestre français qui joue au milieu des couches aériennes! »

Mais plaisanter n’est pas répondre. C’est ce que fit remarquer l’observatoire de Boston, fondé par l’Atlantic Iron Works Society, dont les opinions sur les questions d’astronomie et de météorologie commençaient à faire loi dans le monde savant.

Intervint alors l’observatoire de Cincinnati, créé en 1870 sur le mont Lookout, grâce à la générosité de M. Kilgoor, et si connu pour ses mesures micrométriques des étoiles doubles. Son directeur déclara, avec la plus entière bonne foi, qu’il y avait certainement quelque chose, qu’un mobile quelconque se montrait, dans des temps assez rapprochés, en divers points de l’atmosphère, mais que sur la nature de ce mobile, ses dimensions, sa vitesse, sa trajectoire, il était impossible de se prononcer.

Ce fut alors qu’un journal dont la publicité est immense, le New York Herald, reçut d’un abonné la communication anonyme qui suit :

« On n’a pas oublié la rivalité qui mit aux prises, il y a quelques années, les deux héritiers de la Begum de Ragginahra, ce docteur français Sarrasin dans sa cité de Franceville, l’ingénieur allemand Herr Schultze, dans sa cité de Stahlstadt, cités situées toutes deux en la partie sud de l’Oregon, aux Etats-Unis.

« On ne peut avoir oublié davantage que, dans le but de détruire Franceville, Herr Schultze lança un formidable engin qui devait s’abattre sur la ville française et l’anéantir d’un seul coup.

« Encore moins ne peut-on avoir oublié que cet engin, dont la vitesse initiale au sortir de la bouche du canon-monstre avait été mal calculée, fut emporté avec une rapidité supérieure à seize fois celle des projectiles ordinaires — Soit cent cinquante lieues à l’heure -’ qu’il n’est plus retombé sur la terre, et que, passé à l’état de bolide, il circule et doit éternellement circuler autour de notre globe.

« Pourquoi ne serait-ce pas le corps en question dont l’existence ne peut être niée? »

Fort ingénieux, l’abonné du New York Herald. Et la trompette?... Il n’y avait pas de trompette dans le projectile de Herr Schultze!

Donc, toutes ces explications n’expliquaient rien, tous ces observateurs observaient mal.

Restait toujours l’hypothèse proposée par le directeur de Zi-Ka-Wey. Mais l’opinion d’un Chinois!...

Il ne faudrait pas croire que la satiété finît par s’emparer du public de l’Ancien et du Nouveau Monde. Non! les discussions continuèrent de plus belle, sans qu’on parvînt à se mettre d’accord. Et, cependant, il y eut un temps d’arrêt. Quelques jours s’écoulèrent sans que l’objet, bolide ou autre, fût signalé, sans que nul bruit de trompette se fit entendre dans les airs. Le corps était-il donc tombé sur un point du globe où il eût été difficile de retrouver sa trace — en mer, par exemple? Gisait-il dans les profondeurs de l’Atlantique, du Pacifique, de l’océan Indien? Comment se prononcer à cet égard?

Mais alors, entre le 2 et le 9 juin, une série de faits nouveaux se produisirent, dont l’explication eût été impossible par la seule existence d’un phénomène cosmique.

En huit jours, les Hambourgeois, à la pointe de la tour Saint-Michel, les Turcs, au plus haut minaret de Sainte-Sophie, les Rouennais, au bout de la flèche métallique de leur cathédrale, les Strasbourgeois, à l’extrémité du Munster, les Américains, sur la tête de leur statue de la Liberté, à l’entrée de l’Hudson, et, au faîte du monument de Washington, à Boston, les Chinois, au Sommet du temple des Cinq-Cents-Génies, à Canton, les Indous, au seizième étage de la pyramide du temple de Tanjour, les San-Pietrini, à la croix de Saint-Pierre de Rome, les Anglais, à la croix de Saint-Paul de Londres, les Egyptiens, à l’angle aigu de la Grande Pyramide de Gizèh, les Parisiens, au paratonnerre de la Tour en fer de l’Exposition de 1889, haute de trois cents mètres, purent apercevoir un pavillon qui flottait sur chacun de ces points difficilement accessibles.

Et ce pavillon, c’était une étamine noire, semée d’étoiles, avec un soleil d’or à son centre.

II

Dans lequel les membres du Weldon-Institute se disputent sans parvenir à se mettre d’accord.

« Et le premier qui dira le contraire...

— Vraiment!... Mais on le dira, s’il y a lieu de le dire!

— Et en dépit de vos menaces!...

— Prenez garde à vos paroles, Bat Fyn!

— Et aux vôtres, Uncle Prudent!

Je soutiens que l’hélice ne doit pas être à l’arrière!

— Nous aussi!... Nous aussi!... répondirent cinquante voix, confondues dans un commun accord.

— Non!... Elle doit être à l’avant! s’écria PhilEvans.

— A l’avant! répondirent cinquante autres voix avec une vigueur non moins remarquable.

— Jamais nous ne serons du même avis!

— Jamais!... Jamais!

— Alors à quoi bon disputer?

— Ce n’est pas de la dispute !... C’est de la discussion!

On ne l’aurait pas cru, à entendre les reparties, les objurgations, les vociférations, qui emplissaient la salle des séances depuis un bon quart d’heure.

Cette salle, il est vrai, était la plus grande du Weldon-Institut — club célèbre entre tous, établi Walnut-Street, à Philadelphie, Etat de Pennsylvanie, Etats-Unis d’Amérique.

Or, la veille, dans la cité, à propos de l’élection d’un allumeur de gaz, il y avait eu manifestations publiques, meetings bruyants, coups échangés de part et d’autre. De là, une effervescence qui n’était pas encore calmée, et d’où provenait peut-être cette surexcitation dont les membres du Weldon-Institut venaient de faire preuve. Et, cependant, ce n’était là qu’une simple réunion de « ballonistes », discutant la question encore palpitante même à cette époque — de la direction des ballons. Cela se passait dans une ville des Etats-Unis, dont le développement rapide fut Supérieur même à celui de New York, de Chicago, de Cincinnati, de San Francisco, — une ville, qui n’est pourtant ni un port, ni un centre minier de houille ou de pétrole, ni une agglomération manufacturière, ni le terminus d’un rayonnement de voies ferrées, — une ville plus grande que Berlin, Manchester, Edimbourg, Liverpool, Vienne, Pétersbourg, Dublin -, une ville qui possède un parc dans lequel tiendraient ensemble les sept parcs de la capitale de l’Angleterre, — une ville, enfin, qui compte actuellement près de douze cent mille âmes et se dit la quatrième ville du monde, après Londres, Paris et New York.

Philadelphie est presque une cité de marbre avec ses maisons de grand caractère et ses établissements publics qui ne connaissent point de rivaux. Le plus important de tous les collèges du Nouveau Monde est le collège Girard, et il est à Philadelphie. Le plus large pont de fer du globe est le pont jeté sur la rivière Schuylkill, et il est à Philadelphie. Le plus beau temple de la Franc-Maçonnerie est le Temple Maçonnique, et il est à Philadelphie. Enfin, le plus grand club des adeptes de la navigation aérienne est à Philadelphie. Et si l’on veut bien le visiter dans cette soirée du 12 juin, peut-être y trouvera-t-on quelque plaisir.

En cette grande salle s’agitaient, se démenaient, gesticulaient, parlaient, discutaient, disputaient — tous le chapeau sur la tête — une centaine de ballonistes, sous la haute autorité d’un président assisté d’un secrétaire et d’un trésorier. Ce n’étaient point des ingénieurs de profession. Non, de simples amateurs de tout ce qui se rapportait à l’aérostatique, mais amateurs enragés et particulièrement ennemis de ceux qui veulent opposer aux aérostats les appareils « plus lourds que l’air », machines volantes, navires aériens ou autres. Que ces braves gens dussent jamais trouver la direction des ballons, c’est possible. En tout cas, leur président avait quelque peine à les diriger eux-mêmes.

Ce président, bien connu à Philadelphie, était le fameux Uncle Prudent, — Prudent, de son nom de famille. quant au qualificatif Uncle, cela ne saurait surprendre en Amérique, où l’on peut être oncle sans avoir ni neveu ni nièce. On dit Uncle, là-bas, comme, ailleurs, on dit père, de gens qui n’ont jamais fait œuvre de paternité.

Uncle Prudent était un personnage considérable, et, en dépit de son nom, cité pour son audace. Très riche, ce qui ne gâte rien, même aux Etats-Unis. Et comment ne l’eût-il pas été, puisqu’il possédait une grande partie des actions du Niagara Falls? A cette époque, une société d’ingénieurs s’était fondée à Buffalo pour l’exploitation des chutes. Affaire excellente. Les sept mille cinq cents mètres cubes que le Niagara débite par seconde, produisent sept millions de chevaux-vapeur. Cette force énorme, distribuée à toutes les usines établies dans un rayon de cinq cents kilomètres, donnait annuellement une économie de quinze cents millions de francs, dont une part rentrait dans les caisses de la Société et en particulier dans les poches de Uncle Prudent. D’ailleurs, il était garçon, il vivait simplement, n’ayant pour tout personnel domestique que son valet Frycollin, qui ne méritait guère d’être au service d’un maître si audacieux. Il y a de ces anomalies.

Que Uncle Prudent eût des amis, puisqu’il était riche, cela va de soi; mais il avait aussi des ennemis, puisqu’il était président du club, — entre autres, tous ceux qui enviaient cette situation. Parmi les plus acharnés, il convient de citer le secrétaire du Weldon-Institute.

C’était Phil Evans, très riche aussi, puisqu’il dirigeait la Walton Watch Company, importante usine à montres, qui fabrique par jour cinq cents mouvements à la mécanique et livre des produits comparables aux meilleurs de la Suisse. Phil Evans aurait donc pu passer pour un des hommes les plus heureux du monde et même des Etats-Unis, n’eût été la situation de Uncle Prudent. Comme lui, il était âgé de quarante-cinq ans, comme lui d’une santé à toute épreuve, comme lui d’une audace indiscutable, comme lui peu soucieux de troquer les avantages certains du célibat contre les avantages douteux du mariage. C’étaient deux hommes bien faits pour se comprendre, mais qui ne se comprenaient pas, et tous deux, il faut bien le dire, d’une extrême violence de caractère, l’un à chaud, Uncle Prudent, l’autre à froid, Phil Evans.

Et à quoi tenait que Phil Evans n’eût été nommé président du club? Les voix s’étaient exactement partagées entre Uncle Prudent et lui. Vingt fois on avait été au scrutin, et vingt fois la majorité n’avait pu se faire ni pour l’un ni pour l’autre. Situation embarrassante, qui aurait pu durer plus que la vie des deux candidats.

Un des membres du club proposa alors un moyen de départager les voix. Ce fut Jem Cip, le trésorier du Weldon-Institute. Jem Cip était un végétarien convaincu, autrement dit, un de ces légumistes, de ces proscripteurs de toute nourriture animale, de toutes liqueurs fermentées, moitié brahmanes, moitié musulmans, un rival des Niewman, des Pitman, des Ward, des Davie, qui ont illustré la secte de ces toqués inoffensifs.

En cette occurrence, Jem Cip fut soutenu par un autre membre du club, William T. Forbes, directeur d’une grande usine, où l’on fabrique de la glucose en traitant les chiffons par l’acide sulfurique — ce qui permet de faire du sucre avec de vieux linges. C’était un homme bien posé, ce William T. Forbes, père de deux charmantes vieilles filles, Miss Dorothée, dite Doll, et Miss Martha, dite Mat, qui donnaient le ton à la meilleure société de Philadelphie.

Il résulta donc de la proposition de Jem Cip, appuyée par William T. Forbes et quelques autres, que l’on décida de nommer le président du club au « point milieu ».

En vérité, ce mode d’élection pourrait être appliqué en tous les cas où il s’agit d’élire le plus digne, et nombre d’Américains de grand sens songeaient déjà à l’employer pour la nomination du président de la République des Etats-Unis.

Sur deux tableaux d’une entière blancheur, une ligne noire avait été tracée. La longueur de chacune de ces ligues était mathématiquement la même, car on l’avait déterminée avec autant d’exactitude que s’il se fût agi de la base du premier triangle dans un travail de triangulation. Cela fait, les deux tableaux étant exposés dans le même jour au milieu de la salle des séances, les deux concurrents s’armèrent chacun d’une fine aiguille et marchèrent simultanément vers le tableau qui lui était dévolu. Celui des deux rivaux qui planterait son aiguille le plus près du milieu de la ligue, serait proclamé président du Weldon-Institute.

Cela va sans dire, l’opération devait se faire d’un coup, sans repères, sans tâtonnements, rien que par la sûreté du regard. Avoir le compas dans l’œil, suivant l’expression populaire, tout était là.

Uncle Prudent planta son aiguille, en même temps que Phil Evans plantait la sienne. Puis, on mesura afin de décider lequel des deux concurrents s’était le plus approché du point milieu.

O prodige! Telle avait été la précision des opérateurs que les mesures ne donnèrent pas de différence appréciable. Si ce n’était pas exactement le milieu mathématique de la ligne, il n’y avait qu’un écart insensible entre les deux aiguilles et qui semblait être le même pour toutes deux.

De là, grand embarras de l’assemblée.

Heureusement, un des membres, Truk Milnor, insista pour que les mesures fussent refaites au moyen d’une règle graduée par les procédés de la machine micrométrique de M. Perreaux, qui permet de diviser le millimètre en quinze cents parties. Cette règle, donnant des quinze-centièmes de millimètre tracés avec un éclat de diamant, servit à reprendre les mesures, et, après avoir lu les divisions au moyen d’un microscope, on obtint les résultats suivants :

Uncle Prudent s’était approché du point milieu à moins de six quinze-centièmes de millimètre, Phil Evans, à moins de neuf quinze-centièmes.

Et voilà comment Phil Evans ne fut que le secrétaire du Weldon-Institute, tandis que Uncle Prudent était proclamé président du club.

Un écart de trois quinze-centièmes de millimètre, il n’en fallut pas davantage pour que Phil Evans vouât à Uncle Prudent une de ces haines qui, pour être latentes, n’en sont pas moins féroces.

A cette époque, depuis les expériences entreprises dans le dernier quart de ce xixe siècle, la question des ballons dirigeables n’était pas sans avoir fait quelques progrès. Les nacelles munies d’hélices propulsives, accrochées en 1852 aux aérostats de forme allongée d’Henry Giffard, en 1872, de Dupuy de Lôme, en 1883, de MM. Tissandier frères, en 1884, des capitaines Krebs et Renard, avaient donné certains résultats dont il convient de tenir compte. Mais si ces machines, plongées dans un milieu plus lourd qu’elles, manœuvrant sous la poussée d’une hélice, biaisant avec la ligue du vent, remontant même une brise contraire pour revenir à leur point de départ, s’étaient ainsi réellement « dirigées » elles n’avaient pu y réussir que grâce à des circonstances extrêmement favorables. En de vastes halls clos et couverts, parfait! Dans une atmosphère calme, très bien! Par un léger vent de cinq à six mètres à la seconde, passe encore! Mais, en somme, rien de pratique. n’avait été obtenu. Contre un vent de moulin — huit mètres à la seconde -, ces machines seraient restées à peu près stationnaires; contre une brise fraîche — dix mètres à la seconde -, elles auraient marché en arrière; contre une tempête — vingt-cinq à trente mètres à la seconde -, elles auraient été emportées comme une plume; au milieu d’un ouragan — quarante-cinq mètres à la seconde —, elles eussent peut-être couru le risque d’être mises en pièces; enfin, avec un de ces cyclones qui dépassent cent mètres à la seconde, on n’en aurait pas retrouvé un morceau.

Il était donc constant que, même après les expériences retentissantes des capitaines Krebs et Renard, si les aérostats dirigeables avaient gagné un peu de vitesse, c’était juste ce qu’il fallait pour se maintenir contre une simple brise. D’où l’impossibilité d’user pratiquement jusqu’alors de ce mode de locomotion aérienne.

Quoi qu’il en soit, à côté de ce problème de la direction des aérostats, c’est-à-dire, des moyens employés pour leur donner une vitesse propre, la question des moteurs avait fait des progrès incomparablement plus rapides. Aux machines à vapeur d’Henri Giffard, à l’emploi de la force musculaire de Dupuy de Lôme, s’étaient peu à peu substitués les moteurs électriques. Les batteries au bichromate de potasse, formant des éléments montés en tension, de MM. Tissandier frères, donnèrent une vitesse de quatre mètres à la seconde. Les machines dynamo-électriques des capitaines Krebs et Renard, développant une force de douze chevaux, imprimèrent une vitesse de six mètres cinquante, en moyenne.

Et alors, dans cette voie du moteur, ingénieurs et électriciens avaient cherché à s’approcher de plus en plus de ce desideratum qu’on a pu appeler « un cheval-vapeur dans un boîtier de montre ». Aussi, peu à peu, les effets de la pile, dont les capitaines Krebs et Renard avaient gardé le secret, étaient-ils dépassés, et, après eux, les aéronautes avaient pu utiliser des moteurs, dont la légèreté s’accroissait en même temps que la puissance.

Il y avait donc là de quoi encourager les adeptes qui croyaient à l’utilisation des ballons dirigeables. Et cependant, combien de bons esprits se refusaient à admettre cette utilisation! En effet, si l’aérostat rencontre un point d’appui sur l’air, il appartient à ce milieu dans lequel il plonge tout entier. En de telles conditions, comment sa masse, qui donne tant de prise aux courants de l’atmosphère, pourrait-elle tenir tête à des vents moyens, si puissant que fût son propulseur?

C’était toujours la question; mais on espérait la résoudre en employant des appareils de grande dimension.

Or, il se trouvait que, dans cette lutte des inventeurs à la recherche d’un moteur puissant et léger, les Américains s’étaient le plus rapprochés du fameux desideratum. Un appareil dynamo-électrique, basé sur l’emploi d’une pile nouvelle, dont la composition était encore un mystère, avait été acheté à son inventeur, un chimiste de Boston jusqu’alors inconnu. Des calculs faits avec le plus grand soin, des diagrammes relevés avec la dernière exactitude, démontraient qu’avec cet appareil, actionnant une hélice de dimension convenable, on pourrait obtenir des déplacements de dix-huit à vingt mètres à la seconde.

En vérité, c’eût été magnifique!

« Et ce n’est pas cher! » avait ajouté Uncle Prudent, en remettant à l’inventeur, contre son reçu en bonne et due forme, le dernier paquet des cent mille dollars-papier, dont on lui payait son invention.

Immédiatement, le Weldon-Institute s’était mis à l’œuvre. quand il s’agit d’une expérience qui peut avoir quelque utilité pratique, l’argent sort volontiers des poches américaines. Les fonds affluèrent, sans qu’il fût même nécessaire de constituer une société par actions. Trois cent mille dollars — ce qui fait la somme de quinze cent mille francs — vinrent au premier appel s’entasser dans les caisses du club. Les travaux commencèrent sous la direction du plus célèbre aéronaute des Etats-Unis, Harry W. Tinder, immortalisé par trois de ses ascensions entre mille : l’une, pendant laquelle il s’était élevé à douze mille mètres, plus haut que Gay-Lussac, Coxwell, sivel, Crocé-Spinelli, Tissandier, Glaisher; l’autre, pendant laquelle il avait traversé toute l’Amérique de New York à San Francisco, dépassant de plusieurs centaines de lieues les itinéraires des Nadar, des Godard et de tant d’autres, sans compter ce John Wise qui avait fait onze cent cinquante milles de Saint-Louis au comté de Jefferson; la troisième, enfin, qui s’était terminée par une chute effroyable de quinze cents pieds, au prix d’une simple foulure du poignet droit, tandis que Pilâtre de Rozier, moins heureux, pour n’être tombé que de sept cents pieds, s’était tué sur le coup.

Au moment où commence cette histoire, on pouvait déjà juger que le Weldon-lnstitute avait mené rondement les choses. Dans les chantiers Turner, à Philadelphie, s’allongeait un énorme aérostat, dont la solidité allait être éprouvée en y comprimant de l’air sous une forte pression. Celui-là entre tous méritait bien le nom de ballon-monstre.

En effet, que jaugeait le Géant de Nadar? Six mille mètres cubes. que jaugeait le ballon de John Wise? Vingt mille mètres cubes. que jaugeait le ballon Giffard, de l’Exposition de 1878? Vingt-cinq mille mètres cubes, avec dix-huit mètres de rayon. Comparez ces trois aérostats à la machine aérienne du Weldon-Institute, dont le volume se chiffrait par quarante mille mètres cubes, et vous comprendrez que Uncle Prudent et ses collègues eussent quelque droit à se gonfler d’orgueil.

Ce ballon, n’étant pas destiné à explorer les plus hautes couches de l’atmosphère, ne se nommait pas Excelsior, qualificatif qui est un peu trop en honneur chez les citoyens d’Amérique. Non! Il se nommait simplement le Go a head — qui veut dire — « En avant » —, et il ne lui restait plus qu’à justifier son nom en obéissant à toutes les manœuvres de son capitaine.

A cette époque, la machine dynamo-électrique était presque entièrement terminée d’après le système du brevet acquis par le Weldon-Institute. On pouvait compter qu’avant six semaines, le Go a head aurait pris son vol à travers l’espace.

On l’a vu, cependant, toutes les difficultés de mécanique n’étaient pas encore tranchées. Bien des séances avaient été consacrées à discuter, non la forme de l’hélice ni ses dimensions, mais la question de savoir si elle serait placée à l’arrière de l’appareil, comme l’avaient fait les frères Tissandier, ou à l’avant, comme l’avaient fait les capitaines Krebs et Renard. Inutile d’ajouter que, dans cette discussion, les partisans des deux systèmes en étaient même venus aux mains. Le groupe des « Avantistes » égala en nombre le groupe des « Arriéristes ». Uncle Prudent, dont la voix aurait dû être prépondérante en cas de partage, Uncle Prudent, élevé sans doute à l’école du professeur Buridan, n’était pas parvenu à se prononcer.

Donc, impossibilité de s’entendre, impossibilité de mettre l’hélice en place. Cela pouvait durer longtemps, à moins que le gouvernement n’intervînt. Mais, aux Etats-Unis, on le sait, le gouvernement n’aime point à s’immiscer dans les affaires privées, ni à se mêler de ce qui ne le regarde pas. En quoi il a raison.

Les choses en étaient là, et cette séance du 13 juin menaçait de ne pas finir ou plutôt de finir au milieu du plus épouvantable tumulte — injures échangées, coups de poing succédant aux injures, coups de canne succédant aux coups de poing, coups de revolver succédant aux coups de canne -, quand, à huit heures trente-sept, il se fit une diversion.

L’huissier du Weldon-Institute, froidement et tranquillement, comme un policeman au milieu des orages d’un meeting, s’était approché du bureau du président. Il lui avait remis une carte. Il attendait les ordres qu’il conviendrait à Uncle Prudent de lui donner.

Uncle Prudent fit résonner la trompe à vapeur qui lui servait de sonnette présidentielle, car même la cloche du Kremlin ne lui aurait pas suffi!... Mais le tumulte ne cessa de s’accroître. Alors le président « se découvrit », et un demi-silence fut obtenu, grâce à ce moyen extrême.

« Une communication! dit Uncle Prudent, après avoir puisé une énorme prise dans la tabatière qui ne le quittait jamais.

— Parlez! parlez! répondirent quatre-vingt-dix-neuf voix, — par hasard, d’accord sur ce point.

— Un étranger, mes chers collègues, demande à être introduit dans la salle de nos séances.

— Jamais! répliquèrent toutes les voix.

— Il désire nous prouver, paraît-il, reprit Uncle Prudent, que de croire à la direction des ballons, c’est croire à la plus absurde des utopies. »

Un grognement accueillit cette déclaration.

« Qu’il entre qu’il entre!

— Comment se nomme ce singulier personnage? demanda le secrétaire Phil Evans.

— Robur, répondit Uncle Prudent.

— Robur!... Robur!... Robur! hurla toute l’assemblée.

Et, si l’accord s’était si rapidement fait sur ce nom singulier, c’est que le Weldon-Institute espérait bien décharger sur celui qui le portait le trop-plein de son exaspération.

La tempête s’était donc un instant apaisée, — en apparence du moins. D’ailleurs comment une tempête pourrait-elle se calmer chez un peuple qui en expédie deux ou trois par mois à destination de l’Europe, sous forme de bourrasques?

III

Dans lequel un nouveau personnage n’a pas besoin d’être presenté, car il se presente lui-même.

Citoyens des Etats-Unis d’Amérique, je me nomme Robur. Je suis digne de ce nom. J’ai quarante ans, bien que je paraisse n’en pas avoir trente, une constitution de fer, une santé à toute épreuve, une remarquable force musculaire, un estomac qui passerait pour excellent même dans le monde des autruches. Voilà pour le physique. »

On l’écoutait. Oui! Les bruyants furent tout d’abord interloqués par l’inattendu de ce discours pro facie suâ. Etait-ce un fou ou un mystificateur, ce personnage? Quoi qu’il en soit, il imposait et s’imposait. Plus un souffle au milieu de cette assemblée, dans laquelle se déchaînait naguère l’ouragan. Le calme après la houle.

Au surplus, Robur paraissait bien être l’homme qu’il disait être. Une taille moyenne, avec une carrure géométrique, — ce que serait un trapèze régulier, dont le plus grand des côtés parallèles était formé par la ligue des épaules. Sur cette ligne, rattachée par un cou robuste, une énorme tête sphéroïdale. A quelle tête d’animal eût-elle ressemblé pour donner raison aux théories de l’Analogie passionnelle? A celle d’un taureau, mais un taureau à face intelligente. Des yeux que la moindre contrariété devait porter à l’incandescence, et, au-dessus, une contraction permanente du muscle sourcilier, signe d’extrême énergie. Des cheveux courts, un peu crépus, à reflet métallique, comme eût été un toupet en paille de fer. Large poitrine qui s’élevait ou s’abaissait avec des mouvements de soufflet de forge. Des bras, des mains, des jambes, des pieds dignes du tronc.

Pas de moustaches, pas de favoris, une large barbiche de marin, à l’américaine, — ce qui laissait voir les attaches de la mâchoire, dont les muscles masséters devaient posséder une puissance formidable. On a calculé — que ne calcule-t-on pas? — que la pression d’une mâchoire de crocodile ordinaire peut atteindre quatre cents atmosphères, quand celle du chien de chasse de grande taille n’en développe que cent. On a même déduit cette curieuse formule : si un kilogramme de chien produit huit kilogrammes de force massétérienne, un kilogramme de crocodile en produit douze. Eh bien, un kilogramme dudit Robur devait en produire au moins dix. Il était donc entre le chien et le crocodile.

De quel pays venait ce remarquable type? C’eût été difficile à dire. En tout cas, il s’exprimait couramment en anglais, sans cet accent un peu traînard qui distingue les Yankees de la Nouvelle-Angleterre.

Il continua de la sorte :

« Voici présentement pour le moral, honorables citoyens. Vous voyez devant vous un ingénieur, dont le moral n’est point inférieur au physique. Je n’ai peur de rien ni de personne. J’ai une force de volonté qui n’a jamais cédé devant une autre. quand je me suis fixé un but, l’Amérique tout entière, le monde tout entier, se coaliseraient en vain pour m’empêcher de l’atteindre. quand j’ai une idée, j’entends qu’on la partage et ne supporte pas la contradiction. J’insiste sur ces détails, honorables citoyens, parce qu’il faut que vous me connaissiez à fond. Peut-être trouverez-vous que je parle trop de moi? Peu importe! Et maintenant, réfléchissez avant de m’interrompre, car je suis venu pour vous dire des choses qui n’auront peut-être pas le don de vous plaire. »

Un bruit de ressac commença à se propager le long des premiers bancs du hall, — signe que la mer ne tarderait pas à devenir houleuse.

« Parlez, honorable étranger », se contenta de répondre Uncle Prudent, qui ne se contenait pas sans peine.

Et Robur parla comme devant, sans plus de souci de ses auditeurs.

« Oui! Je sais! Après un siècle d’expériences qui n’ont point abouti, de tentatives qui n’ont donné aucun résultat, il y a encore des esprits mal équilibrés qui s’entêtent à croire à la direction des ballons. Ils s’imaginent qu’un moteur quelconque, électrique ou autre, peut être appliqué à leurs prétentieuses baudruches, qui offrent tant de prise aux courants atmosphériques. Ils se figurent qu’ils seront maîtres d’un aérostat comme on est maître d’un navire à la surface des mers. Parce que quelques inventeurs, par des temps calmes, ou à peu près, ont réussi, soit à biaiser avec le vent, Soit à remonter une légère brise, la direction des appareils aériens plus légers que l’air deviendrait pratique? Allons donc! Vous êtes ici une centaine qui croyez à la réalisation de vos rêves, qui jetez, non dans l’eau, mais dans l’espace, des milliers de dollars. Eh bien, c’est vouloir lutter contre l’impossible! »

Chose assez singulière, devant cette affirmation, les membres du Weldon-Institute ne bougèrent pas. Etaient-ils devenus aussi sourds que patients? Se réservaient-ils, désireux de voir jusqu’où cet audacieux contradicteur oserait aller?

Robur continua :

« Quoi, un ballon!... quand pour obtenir un allégement d’un kilogramme, il faut un mètre cube de gaz! Un ballon, qui a cette prétention de résister au vent à l’aide de son mécanisme, quand la poussée d’une grande brise sur la voile d’un vaisseau n’est pas inférieure à la force de quatre cents chevaux, quand on a vu dans l’accident du pont de la Tay l’ouragan exercer une pression de quatre cent quarante kilogrammes par mètre carré! Un ballon, quand jamais la nature n’a construit sur ce système aucun être volant, qu’il soit muni d’ailes comme les oiseaux, ou de membranes comme certains poissons et certains mammifères...

— Des mammifères?... s’écria un des membres du club.

Oui! la chauve-souris, qui vole, si je ne me trompe! Est-ce que l’interrupteur ignore que ce volatile est un mammifère, et a-t-il jamais vu faire une omelette avec des œufs de chauve-souris? »

Là-dessus, l’interrupteur rengaina ses interruptions futures, et Robur continua avec le même entrain :

« Mais est-ce à dire que l’homme doive renoncer à la conquête de l’air, à transformer les mœurs civiles et politiques du vieux monde, en utilisant cet admirable milieu de locomotion? Non pas! Et, de même qu’il est devenu maître des mers, avec le bâtiment, par l’aviron, par la voile, par la roue ou par l’hélice, de même il deviendra maître de l’espace atmosphérique par les appareils plus lourds que l’air, car il faut être plus lourd que lui pour être plus fort que lui. »

Cette fois, l’assemblée partit. quelle bordée de cris s’échappa de toutes ces bouches, braquées sur Robur, comme autant de bouts de fusils ou de gueules de canons! N’était-ce pas répondre à une véritable déclaration de guerre jetée au camp des ballonistes? N’était-ce pas la lutte qui allait reprendre entre le « Plus léger » et le « Plus lourd que l’air » ?

Robur ne sourcilla pas. Les bras croisés sur la poitrine, il attendait bravement que le silence se fit.

Uncle Prudent, d’un geste, ordonna de cesser le feu.

« Oui, reprit Robur. L’avenir est aux machines volantes. L’air est un point d’appui solide. qu’on imprime à une colonne de ce fluide un mouvement ascensionnel de quarante-cinq mètres à la seconde, et un homme pourra se maintenir à sa partie supérieure, si les semelles de ses souliers mesurent en superficie un huitième de mètre carré seulement. Et, si la vitesse de la colonne est portée à quatre-vingt-dix mètres, il pourra y marcher à pieds nus. Or, en faisant fuir, sous les branches d’une hélice, une masse d’air avec cette rapidité, on obtient le même résultat. »

Ce que Robur disait là, c’était ce qu’avaient dit avant lui tous les partisans de l’aviation, dont les travaux devaient, lentement mais Sûrement, conduire à la solution du problème. A MM. de Ponton d’Amécourt, de La Landelle, Nadar, de Luzy, de Louvrié, Liais, Béléguic, Moreau, aux frères Richard, à Babinet, Jobert, du Temple, Salives, Penaud, de Villeneuve, Gauchot et Tatin, Michel Loup, Edison, Planavergne, à tant d’autres enfin, l’honneur d’avoir répandu ces idées si simples! Abandonnées et reprises plusieurs fois, elles ne pouvaient manquer de triompher un jour. Aux ennemis de l’aviation, qui prétendaient que l’oiseau ne se soutient que parce qu’il échauffe l’air dont il se gonfle, leur réponse s’était-elle donc fait attendre? N’avaient-ils pas prouvé qu’un aigle, pesant cinq kilogrammes, aurait dû s’emplir de cinquante mètres cubes de ce fluide chaud, rien que pour se soutenir dans l’espace?

C’est ce que Robur démontra avec une indéniable logique, au milieu du brouhaha qui s’élevait de toutes parts. Et, comme conclusion, voici les phrases qu’il jeta à la face de ces ballonistes :

« Avec vos aérostats, vous ne pouvez rien, vous n’arriverez à rien, vous n’oserez rien! Le plus intrépide de vos aéronautes, John Wise, bien qu’il ait déjà fait une traversée aérienne de douze cents milles au-dessus du continent américain, a dû renoncer à son projet de traverser l’Atlantique! Et, depuis, vous n’avez pas avancé d’un pas, d’un seul, dans cette voie!

Monsieur, dit alors le président, qui s’efforçait vainement d’être calme, vous oubliez ce qu’a dit notre immortel Franklin, lors de l’apparition de la première montgolfière, au moment où le ballon allait naître :

« Ce n’est qu’un enfant, mais il grandira! » Et il a grandi...

— Non, président, non! Il n’a pas grandi!... Il a grossi seulement... ce qui n’est pas la même chose! »

C’était une attaque directe aux projets du Weldon-Institute, qui avait décrété, soutenu, subventionné, la confection d’un aérostat-monstre. Aussi des propositions de ce genre, et peu rassurantes, se croisèrent-elles bientôt dans la salle :

« A bas l’intrus!

— Jetez-le hors de la tribune!...

— Pour lui prouver qu’il est plus lourd que l’air! »

Et bien d’autres.

Mais on n’en était qu’aux paroles, non aux voies de fait. Robur, impassible, put donc encore s’écrier :

« Le progrès n’est point aux aérostats, citoyens ballonistes, il est aux appareils volants. L’oiseau vole, et ce n’est point un ballon, c’est une mécanique!...

— Oui! il vole, s’écria le bouillant Bat T. Fyn, mais il vole contre toutes les règles de la mécanique!

— Vraiment! » répondit Robur en haussant les épaules.

Puis il reprit :

« Depuis qu’on a étudié le vol des grands et des petits volateurs, cette idée si simple a prévalu : c’est qu’il n’y a qu’à imiter la nature, car elle ne se trompe jamais. Entre l’albatros qui donne à peine dix coups d’aile par minute, entre le pélican qui en donne soixante-dix...

— Soixante et onze! dit une voix narquoise.

— Et l’abeille qui en donne cent quatre-vingt-douze par seconde...

— Cent quatre-vingt-treize!... s’écria-t-on par moquerie.

— Et la mouche commune qui en donne trois cent trente...

— Trois cent trente et demi!

— Et le moustique qui en donne des millions...

— Non!... des milliards! »

Mais Robur, l’interrompu, n’interrompit pas sa démonstration.

« Entre ces divers écarts..., reprit-il.

— Il y a le grand! répliqua une voix.

— ... il y a la possibilité de trouver une solution pratique. Le jour où M. de Lucy a pu constater que le cerf-volant, cet insecte qui ne pèse que deux grammes, pouvait enlever un poids de quatre cents grammes, soit deux cents fois ce qu’il pèse, le problème de l’aviation était résolu. En outre, il était démontré que la surface de l’aile décroît relativement à mesure qu’augmentent la dimension et le poids de l’animal. Dès lors, on est arrivé à imaginer ou construire plus de Soixante appareils...

— Qui n’ont jamais pu voler! s’écria le secrétaire Phil Evans.

— Qui ont volé ou qui voleront, répondit Rohur, sans se déconcerter. Et, soit qu’on les appelle des stréophores, des hélicoptères, des orthopthères, ou, à l’imitation du mot nef qui vient de navis, qu’on les fasse venir de avis pour les nommer des « efs... » on arrive à l’appareil dont la création doit rendre l’homme maître de l’espace.

— Ah! l’hélice! repartit Phil Evans. Mais l’oiseau n’a pas d’hélice... que nous sachions!

— Si, répondit Robur. Comme l’a démontré M. Penaud, en réalité l’oiseau se fait hélice, et son vol est hélicoptère. Aussi, le moteur de l’avenir est-il l’hélice...

—   « D’un pareil maléfice,

Sainte-Hélice, préservez-nous!... »

chantonna un des assistants qui, par hasard, avait retenu ce motif du Zampa d’Hérold.

Et tous de reprendre ce refrain en chœur, avec des intonations à faire frémir le compositeur français dans sa tombe.

Puis, lorsque les dernières notes se furent noyées dans un épouvantable charivari, Uncle Prudent, profitant d’une accalmie momentanée, crut devoir dire :

« Citoyen étranger, jusqu’ici on vous a laissé parler sans vous interrompre... »

Il paraît que, pour le président du Welton-Institute, ces reparties, ces cris, ces coq-à-l’âne, n’étaient même pas des interruptions, mais un simple échange d’arguments.

Toutefois, continua-t-il, je vous rappellerai que la théorie de l’aviation est condamnée d’avance et repoussée par la plupart des ingénieurs américains ou étrangers. Un système qui a dans son passif la mort du Sarrasin Volant, à Constantinople, celle du moine Voador, à Lisbonne, celle de Letur en 1852, celle de Groof en 1864, sans compter les victimes que j’oublie, ne fût-ce que le mythologique Icare...

— Ce système, riposta Robur, n’est pas plus condamnable que celui dont le martyrologe contient les noms de Pilâtre de Rozier, à Calais, de Mme Blanchard, à Paris, de Donaldson et Grimwood, tombés dans le lac Michigan, de Sivel et de Crocé-Spinelli, d’Eloy et de tant d’autres que l’on se gardera bien d’oublier! »

C’était une riposte « du tac au tac », comme on dit en escrime.

« D’ailleurs, reprit Robur, avec vos ballons, si perfectionnés qu’ils soient, vous ne pourriez jamais obtenir une vitesse véritablement pratique. Vous mettriez dix ans à faire le tour du monde — ce qu’une machine volante pourra faire en huit jours! »

Nouveaux cris de protestation et de dénégation qui durèrent trois grandes minutes, jusqu’au moment où Phil Evans put prendre la parole.

« Monsieur l’aviateur, dit-il, vous qui venez nous vanter les bienfaits de l’aviation, avez-vous jamais « avié » ?

— Parfaitement!

— Et fait la conquête de l’air?

— Peut-être, monsieur!

— Hurrah pour Robur-le-Conquérant! s’écria une voix ironique.

— Eh bien, oui! Robur-le-Conquérant, et ce nom, je l’accepte, et je le porterai, car j’y ai droit!

— Nous nous permettons d’en douter! s’écria Jem Cip.

— Messieurs, reprit Robur, dont les sourcils se froncèrent, quand je viens sérieusement discuter une chose sérieuse, je n’admets pas qu’on me réponde par des démentis, et je serais heureux de connaître le nom de l’interlocuteur...

— Je me nomme Jem Cip... et suis légumiste...

— Citoyen Jem Cip, répondit Robur, je savais que les légumistes ont généralement les intestins plus longs que ceux des autres hommes — d’un bon pied au moins. C’est déjà beaucoup... et ne m’obligez pas à vous les allonger encore en commençant par vos oreilles...

— A la porte!

— A la rue!

— Qu’on le démembre!

— La loi de Lynch!

— Qu’on le torde en hélice!...

La fureur des ballonistes était arrivée à son comble. Ils venaient de se lever. Ils entouraient la tribune. Robur disparaissait au milieu d’une gerbe de bras qui s’agitaient comme au souffle de la tempête. En vain la trompe à vapeur lançait-elle des volées de fanfares sur l’assemblée! Ce soir-là, Philadelphie dut croire que le feu dévorait un de ses quartiers et que toute l’eau de la Schuylkill-river ne suffirait pas à l’éteindre.

Soudain, un mouvement de recul se produisit dans le tumulte, Robur, après avoir retiré ses mains de ses poches, les tendait vers les premiers rangs de ces acharnés.

A ces deux mains étaient passés deux de ces coups-de-poing à l’américaine, qui forment en même temps revolvers, et que la pression des doigts suffit à faire partir. — de petites mitrailleuses de poche.

Et alors, profitant non seulement du recul des assaillants, mais aussi du silence qui avait accompagné ce recul :

Décidément, dit-il, ce n’est pas Améric Vespuce qui a découvert le Nouveau Monde, c’est Sébastien Cabot! Vous n’êtes pas des Américains, citoyens ballonistes! Vous n’êtes que des cabo... »

A ce moment, quatre ou cinq coups de feu éclatèrent, tirés dans le vide. Ils ne blessèrent personne. Au milieu de la fumée, l’ingénieur disparut, et, quand elle se fut dissipée, on ne trouva plus sa trace. Robur-le-Conquérant s’était envolé, comme si quelque appareil d’aviation l’eût emporté dans les airs.

IV

Dans lequel, à propos du valet Frycollin, l’auteur essaie de réhabiliter la lune.

Certes, et plus d’une fois déjà, à la suite de discussions orageuses, au sortir de leurs séances, les membres du Weldon-Institute avaient rempli de clameurs Walnut-Street et les rues adjacentes. Plus d’une fois, les habitants de ce quartier s’étaient justement plaints de ces bruyantes queues de discussions qui les troublaient jusque dans leurs domiciles. Plus d’une fois, enfin, les policemen avaient dû intervenir pour assurer la circulation des passants, la plupart très indifférents à cette question de la navigation aérienne. Mais, avant cette soirée, jamais ce tumulte n’avait pris de telles proportions, jamais les plaintes n’eussent été plus fondées, jamais l’intervention des policemen plus nécessaire.

Toutefois les membres du Weldon-Institute étaient quelque peu excusables. On n’avait pas craint de venir les attaquer jusque chez eux. A ces enragés du « Plus léger que l’air » un non moins enragé du « Plus lourd » avait dit des choses absolument désagréables. Puis, au moment où on allait le traiter comme il le méritait, il s’était éclipsé.

Or, cela criait vengeance. Pour laisser de telles injures impunies, il ne faudrait pas avoir du sang américain dans les veines! Des fils d’Améric traités de fils de Cabot! N’était-ce pas une insulte, d’autant plus impardonnable qu’elle tombait juste, — historiquement?

Les membres du club se jetèrent donc par groupes divers dans Walnut-street, puis au milieu des rues voisines, puis à travers tout le quartier. Ils réveillèrent les habitants. Ils les obligèrent à laisser fouiller leurs maisons, quitte à les indemniser, plus tard, du tort fait à la vie privée de chacun, laquelle est particulièrement respectée chez les peuples d’origine anglo-saxonne. Vain déploiement de tracasseries et de recherches. Robur ne fut aperçu nulle part. Aucune trace de lui. Il serait parti dans le Go a head, le ballon du Weldon-Institute, qu’il n’aurait pas été plus introuvable. Après une heure de perquisitions, il fallut y renoncer, et les collègues se séparèrent, non sans s’être juré d’étendre leurs recherches à tout le territoire de cette double Amérique qui forme le Nouveau Continent.

Vers onze heures, le calme était à peu près rétabli dans le quartier. Philadelphie allait pouvoir se replonger dans ce bon sommeil, dont les cités, qui ont le bonheur de n’être point industrielles, ont l’enviable privilège. Les divers membres du club ne songèrent plus qu’à regagner chacun son chez-soi. Pour n’en nommer que quelques-uns des plus marquants, William T. Forbes se dirigea du côté de sa grande chiffonnière à sucre, où Miss Doll et Miss Mat lui avaient préparé le thé du soir, sucré avec sa propre glucose. Truk Milnor prit le chemin de sa fabrique, dont la pompe à feu haletait jour et nuit dans le plus reculé des faubourgs. Le trésorier Jem Cip, publiquement accusé d’avoir un pied de plus d’intestins que n’en comporte la machine humaine, regagna la salle à manger où l’attendait son souper végétal.

Deux des plus importants ballonistes — deux seulement — ne paraissaient pas songer à réintégrer de sitôt leur domicile. Ils avaient profité de l’occasion pour causer avec plus d’acrimonie encore. C’étaient les irréconciliables Uncle Prudent et Phil Evans, le président et le secrétaire du Weldon-Institut.

A la porte du club, le valet Frycollin attendait Uncle Prudent, son maître.

Il se mit à le suivre, sans s’inquiéter du sujet qui mettait aux prises les deux collègues.

C’est par euphémisme que le verbe causer a été employé pour exprimer l’acte auquel se livraient de concert le président et le secrétaire du club. En réalité, ils se disputaient avec une énergie qui prenait son origine dans leur ancienne rivalité.

« Non, monsieur, non! répétait Phil Evans. Si j’avais eu l’honneur de présider le Weldon-Institute, jamais, non, jamais il ne se serait produit un tel scandale!

— Et qu’auriez-vous fait, si vous aviez eu cet honneur? demanda Uncle Prudent.

— J’aurais coupé la parole à cet insulteur public, avant même qu’il eût ouvert la bouche!

— Il me semble que pour couper la parole, il faut au moins avoir laissé parler!

— Pas en Amérique, monsieur, pas en Amérique! »

Et, tout en se renvoyant des reparties plus aigres que douces, ces deux personnages enfilaient des rues qui les éloignaient de plus en plus de leur demeure; ils traversaient des quartiers dont la situation les obligerait à faire un long détour.

Frycollin suivait toujours; mais il ne se sentait pas rassuré à voir son maître s’engager au milieu d’endroits déjà déserts. Il n’aimait pas ces endroits-là, le valet

Frycollin, surtout un peu avant minuit. En effet, l’obscurité était profonde, et la lune, dans son croissant, commençait à peine « à faire ses vingt-huit jours »

Frycollin regardait donc à droite, à gauche, si des ombres suspectes ne les épiaient point. Et précisément, il crut voir cinq ou six grands diables qui semblaient ne pas les perdre de vue.

Instinctivement, Frycollin se rapprocha de son maître; mais, pour rien au monde, il n’eût osé l’interrompre au milieu d’une conversation dont il aurait reçu quelques éclaboussures.

En somme, le hasard fit que le président et le secrétaire du Weldon-Institute, sans s’en douter, se dirigeaient vers Fairmont-Park. Là, au plus fort de leur dispute, ils traversèrent la Schuylkill-river sur le fameux pont métallique; ils ne rencontrèrent que quelques passants attardés, et se trouvèrent enfin au milieu de vastes terrains, les uns se développant en immenses prairies, les autres ombragés de beaux arbres, qui font de ce parc un domaine unique au monde.

Là, les terreurs du valet Frycollin l’assaillirent de plus belle, et, avec d’autant plus de raison que les cinq ou six ombres s’étaient glissées à sa suite par le pont de la Schuylkill-river. Aussi avait-il la pupille de ses yeux si largement dilatée qu’elle s’agrandissait jusqu’à la circonférence de l’iris. Et, en même temps, tout son corps s amoindrissait, se retirait, comme s’il eût été doué de cette contractilité spéciale aux mollusques et à certains animaux articulés.

C’est que le valet Frycollin était un parfait poltron. Un vrai Nègre de la Caroline du Sud, avec une tête bêtasse sur un corps de gringalet. Tout juste âgé de vingt et un ans, c’est dire qu’il n’avait jamais été esclave, pas même de naissance, mais il n’en valait guère mieux. Grimacier, gourmand, paresseux et surtout d’une poltronnerie superbe. Depuis trois ans, il était au service de Uncle Prudent. Cent fois, il avait failli se faire mettre à la porte; on l’avait gardé, de crainte d’un pire. Et, pourtant, mêlé à la vie d’un maître toujours prêt à se lancer dans les plus audacieuses entreprises, Frycollin devait s’attendre à maintes occasions dans lesquelles sa couardise aurait été mise à de rudes épreuves. Mais il y avait des compensations. On ne le chicanait pas trop sur sa gourmandise, encore moins sur sa paresse. Ah! valet Frycollin, si tu avais pu lire dans l’avenir!

Aussi pourquoi Frycollin n’était-il pas resté à Boston, au service d’une certaine famille Sneffel qui, sur le point de faire un voyage en Suisse, y avait renoncé à cause des éboulements? N’était-ce pas la maison qui convenait à Frycollin, et non celle de Uncle Prudent, où la témérité était en permanence?

Enfin, il y était, et son maître avait même fini par s’habituer à ses défauts. Il avait une qualité, d’ailleurs. Bien qu’il fût nègre d’origine, il ne parlait pas nègre, — ce qui est à considérer, car rien de désagréable comme cet odieux jargon dans lequel l’emploi du pronom possessif et des infinitifs est poussé jusqu’à l’abus.

Donc, il est bien établi que le valet Frycollin était poltron, et, ainsi qu’on le dit, « poltron comme la lune ».

Or, à ce propos, il n’est que juste de protester contre cette comparaison insultante pour la blonde Phébé, la douce Hélène, la chaste sœur du radieux Apollon. De quel droit accuser de poltronnerie un astre qui, depuis que le monde est monde, a toujours regardé la terre en face, sans jamais lui tourner le dos?

Quoi qu’il en soit, à cette heure — il était bien près de minuit — le croissant de la « pâle calomniée » commençait à disparaître à l’ouest derrière les hautes ramures du parc. Ses rayons, glissant à travers les branches, semaient quelques découpures sur le sol. Les dessous du bois en paraissaient moins sombres.

Cela permit à Frycollin de porter un regard plus inquisiteur.

« Brr! fit-il. Ils sont toujours là, ces coquins! Positivement, ils se rapprochent! »

Il n’y tint plus, et, allant vers son maître :

« Master Uncle », dit-il.

C’est ainsi qu’il le nommait et que le président du Weldon-Institute voulait être nomme.

En ce moment, la dispute des deux rivaux était arrivée au plus haut degré. Et, comme ils s’envoyaient promener l’un l’autre, Frycollin fut brutalement prié de prendre sa part de cette promenade.

Puis, tandis qu’ils se parlaient les yeux dans les yeux, Uncle Prudent s’enfonçait plus avant à travers les prairies désertes de Fairmont-Park, s’éloignant toujours de la Schuylkill-river et du pont qu’il fallait reprendre pour rentrer dans la ville.

Tous trois se trouvèrent alors au centre d’une haute futaie d’arbres, dont la cime s’imprégnait des dernières lueurs lunaires. A la limite de cette futaie s’ouvrait une large clairière, vaste champ ovale, merveilleusement disposé pour les luttes d’un ring. Pas un accident de terrain n’y eût gêné le galop des chevaux, pas un bouquet d’arbres n’aurait arrêté le regard des spectateurs le long d’une piste circulaire de plusieurs milles.

Et cependant, si Uncle Prudent et Phil Evans n’eussent pas été occupés de leurs disputes, s’ils avaient regardé avec quelque attention, ils n’auraient plus retrouvé à la clairière son aspect habituel. Etait-ce donc une minoterie qui s’y était fondée depuis la veille? En vérité, on eût dit une minoterie, avec l’ensemble de ses moulins à vent, dont les ailes, immobiles alors, grimaçaient dans la demi-ombre?

Mais ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute ne remarquèrent cette étrange modification apportée au paysage de Fairmont-Park. Frycollin n’en vit rien non plus. Il lui semblait que les rôdeurs s’approchaient, se resserraient comme au moment d’un mauvais coup. Il en était à la peur convulsive, paralysé dans ses membres, hérissé dans son système pileux, — enfin au dernier degré de l’épouvante.

Toutefois, pendant que ses genoux fléchissaient, il eut encore la force de crier une dernière fois :

« Master Uncle!... Master Uncle!

— Eh! qu’y a-t-il donc à la fin! répondit Uncle Prudent. »

Peut-être Phil Evans et lui n’auraient-ils pas été fâchés de soulager leur colère en rossant d’importance le malheureux valet. Mais il n’en eurent pas le temps, pas plus que celui-ci n’eut le temps de leur répondre.

Un coup de sifflet venait d’être lancé sous bois. A l’instant, une sorte d’étoile électrique s’alluma au milieu de la clairière.

Un signal, sans doute, et, dans ce cas, c’est que le moment était venu d’exécuter quelque œuvre de violence.

En moins de temps qu’il n’en faut pour l’imaginer, six hommes bondirent à travers la futaie, deux sur Uncle Prudent, deux sur Phil Evans, deux sur le valet Frycollin, — ces deux derniers de trop, évidemment, car le Nègre était incapable de se défendre.

Le président et le secrétaire du Weldon-Institute, quoique surpris par cette attaque, voulurent résister. Ils n’en eurent ni le temps ni la force. En quelques secondes, rendus aphones par un bâillon, aveugles par un bandeau, maîtrisés, ligotés, ils furent emportés rapidement à travers la clairière. Que devaient-ils penser, sinon qu’ils avaient affaire à cette race de gens peu scrupuleux, qui n’hésitent point à dépouiller les gens attardés au fond des bois? Il n’en fut rien, cependant. On ne les fouilla même pas, bien que Uncle Prudent eut toujours sur lui, suivant son habitude, quelques milliers de dollars-papier.

Bref, une minute après cette agression, sans qu’aucun mot eût été échangé entre les agresseurs, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin sentaient qu’on les déposait doucement, non sur l’herbe de la clairière, mais sur une sorte de plancher que leur poids fit gémir. Là, ils furent accotés l’un près de l’autre. Une porte se referma sur eux. Puis, le grincement d’un pêne dans une gâche leur apprit qu’ils étaient prisonniers.

Il se fit alors un bruissement continu, comme un frémissement, un frrrr, dont les rrr se prolongeaient à l’infini, sans qu’aucun autre bruit fût perceptible au milieu de cette nuit si calme.

.................................

Quel émoi, le lendemain, dans Philadelphie! Dès les premières heures, on savait ce qui s’était passé la veille à la séance du Weldon-Institute : l’apparition d’un mystérieux personnage, un certain ingénieur nommé Robur — Robur-le-Conquérant! — la lutte qu’il semblait vouloir engager contre les ballonistes, puis sa disparition inexplicable.

Mais ce fut bien une autre affaire, lorsque toute la ville apprit que le président et le secrétaire du club, eux aussi, avaient disparu pendant la nuit du 12 au 13 juin.

Ce que l’on fit de recherches dans toute la cité et aux environs! Inutilement, d’ailleurs. Les feuilles publiques de Philadelphie, puis les journaux de la Pennsylvanie, puis ceux de toute l’Amérique, s’emparèrent du fait et l’expliquèrent de cent façons, dont aucune ne devait être la vraie. Des sommes considérables furent promises par annonces et affiches — non seulement à qui retrouverait les honorables disparus, mais à quiconque pourrait produire quelque indice de nature à mettre sur leurs traces. Rien n’aboutit. La terre se serait entrouverte pour les engloutir, que le président et le secrétaire du Weldon-Institute n’auraient pas été plus supprimés de la surface du globe.

A ce propos, les journaux du gouvernement demandèrent que le personnel de la police fût augmenté dans une forte proportion, puisque de pareils attentats pouvaient se produire contre les meilleurs citoyens des Etats-Unis — et ils avaient raison...

Il est vrai, les journaux de l’opposition demandèrent que ce personnel fût licencié comme inutile, puisque de pareils attentats pouvaient se produire, sans qu’il fût possible d’en retrouver les auteurs — et peut-être n’avaient-ils pas tort.

En somme, la police resta ce qu’elle était, ce qu’elle sera toujours dans le meilleur des mondes qui n’est pas parfait et ne saurait l’être.

V

Dans lequel une suspension d’hostilités est consentie entre le president et le secrétaire du Weldon-Institute.

Un bandeau sur les yeux, un bâillon dans la bouche, une corde aux poignets, une corde aux pieds, donc impossible de voir, de parler, de se déplacer. Cela n’était pas fait pour rendre plus acceptable la situation de Uncle Prudent, de Phil Evans et du valet Frycollin. En outre, ne point savoir quels sont les auteurs d’un pareil rapt, en quel endroit on a été jeté comme de simples colis dans un wagon de bagages, ignorer où l’on est, à quel sort on est réservé, il y avait là de quoi exaspérer les plus patients dé l’espèce ovine, et l’on sait que les membres du Weldon-Institute ne sont pas précisément des moutons pour la patience. Etant donné sa violence de caractère, on imagine aisément dans quel état Uncle Prudent devait être.

En tout cas, Phil Evans et lui devaient penser qu’il leur serait difficile de prendre place, le lendemain soir, au bureau du club.

Quant à Frycollin, yeux fermés, bouche close, il lui était impossible de songer à quoi que ce fût. Il était plus mort que vif.

Pendant une heure, la situation des prisonniers ne se modifia pas. Personne ne vint les visiter ni leur rendre la liberté de mouvement et de parole, dont ils auraient eu si grand besoin. Ils étaient réduits à des soupirs étouffés, à des « heins! » poussés à travers leurs bâillons, à des soubresauts de carpes qui se pâment hors de leur bassin natal. Ce que cela indiquait de colère muette, de fureur rentrée ou plutôt ficelée, on le comprend de reste. Puis, après ces infructueux efforts, ils demeurèrent quelque temps inertes. Et alors, puisque le sens de la vue leur manquait, ils s’essayèrent à tirer, par le sens de l’ouïe, quelque indice de ce qu’était cet inquiétant état de choses. Mais en vain cherchaient-ils à surprendre d’autre bruit que l’interminable et inexplicable frrrr qui semblait les envelopper d’une atmosphère frissonnante.

Cependant, il arriva ceci : c’est que Phil Evans, procédant avec calme, parvint à relâcher la corde qui lui liait les poignets. Puis, peu à peu, le nœud se desserra, ses doigts glissèrent les uns sur les autres, ses mains reprirent leur aisance habituelle.

Un vigoureux frottement rétablit la circulation, gênée par le ligotement. Un instant après, Phil Evans avait enlevé le bandeau qui lui couvrait les yeux, arraché le bâillon de sa bouche, coupé les cordes avec la fine lame de son « bowie-knife ». Un Américain qui n’aurait pas toujours son bowie-knife en poche ne serait plus un Américain.

Du reste, si Phil Evans y gagna de pouvoir remuer et parler, ce fut tout. Ses yeux ne trouvèrent pas à s’exercer utilement, — en ce moment, du moins. Obscurité complète dans cette cellule. Toutefois, un peu de clarté filtrait à travers une sorte de meurtrière, percée dans la paroi à six ou sept pieds de hauteur.

On le pense bien, quoi qu’il en eût, Phil Evans n’hésita pas un instant à délivrer son rival. Quelques coups de bowie-knife suffirent à trancher les nœuds qui le serraient aux pieds et aux mains. Aussitôt Uncle Prudent, à demi enragé, de se redresser sur les genoux, d’arracher bandeau et bâillon; puis, d’une voix étranglée :

« Merci! dit-il.

— Non!... Pas de remerciements, répondit l’autre.

— Phil Evans?

— Uncle Prudent?...

— Ici, plus de président ni de secrétaire du WeldonInstitute, plus d’adversaires!

— Vous avez raison, répondit Phil Evans. Il n’y a plus que deux hommes qui ont à se venger d’un troisième, dont l’attentat exige de sévères représailles. Et ce troisième...

— C’est Robur !...

— C’est Robur! »

Voilà donc un point sur lequel les deux ex-concurrents furent absolument d’accord. A ce sujet, aucune dispute à craindre.

« Et votre valet? fit observer Phil Evans, montrant Frycollin qui soufflait comme un phoque, il faut le déficeler.

— Pas encore, répondit Uncle Prudent. Il nous assommerait de ses jérémiades, et nous avons autre chose à faire qu’à récriminer.

— Quoi donc, Uncle Prudent?

— A nous sauver, si c’est possible.

— Et même si c’est impossible.

— Vous avez raison, Phil Evans, même si c’est impossible! »

Quant à douter un instant que cet enlèvement dût être attribué à cet étrange Robur, cela ne pouvait venir à la pensée du président et de son collègue. En effet, de simples et honnêtes voleurs, après leur avoir dérobé montres, bijoux, portefeuilles, porte-monnaie, les auraient jetés au fond de la Schuylkill-river, avec un bon coup de couteau dans la gorge, au lieu de les enfermer au fond de... De quoi? — Grave question, en vérité, qu’il convenait d’élucider, avant de commencer les préparatifs d’une évasion avec quelques chances de succès.

« Phil Evans, reprit Uncle Prudent, après notre sortie de cette séance, au lieu d’échanger des aménités sur lesquelles il n’y a pas lieu de revenir, nous aurions mieux fait d’être moins distraits. Si nous étions restés dans les rues de Philadelphie, rien de tout cela ne serait arrivé. Evidemment, ce Robur s’était douté de ce qui allait se passer au club; il prévoyait les colères que son attitude provocante devait soulever, il avait placé à la porte quelques-uns de ses bandits pour lui prêter main-forte. quand nous avons quitté la rue Walnut, ces sbires nous ont épiés, suivis, et, lorsqu’ils nous ont vus imprudemment engagés dans les avenues de Fairmont-Park, ils ont eu la partie belle.

— D’accord, répondit Phil Evans. Oui! nous avons eu grand tort de ne pas regagner directement notre domicile.

— On a toujours tort de ne pas avoir raison », répondit Uncle Prudent.

En ce moment, un long soupir s’échappa du coin le plus obscur de la cellule.

Qu’est-ce cela? demanda Phil Evans.

— Rien!... Frycollin qui rêve.

Et Uncle Prudent reprit :

Entre le moment où nous avons été saisis, à quelques pas de la clairière, et le moment où on nous a jetés dans ce réduit, il ne s’est pas écoulé plus de deux minutes. Il est donc évident que ces gens ne nous ont pas entraînés au-delà de Fairmont-Park.

— Et s’ils l’avaient fait, nous aurions bien senti un mouvement de translation.

— D’accord, répondit Uncle Prudent. Donc il n’est pas douteux que nous soyons enfermés dans le compartiment d’un véhicule, — peut-être un de ces longs chariots des Prairies, ou quelque voiture de saltimbanques...

— Evidemment! Si c’était un bateau amarré aux rives de la Schuylkill-river, cela se reconnaîtrait à certains balancements que le courant lui imprimerait d’un bord à l’autre.

— D’accord, toujours d’accord, répéta Uncle Prudent, et je pense que, puisque nous sommes encore dans la clairière, c’est le moment ou jamais de fuir, quitte à retrouver plus tard ce Robur...

— Et à lui faire payer cher cette atteinte à la liberté de deux citoyens des Etats-Unis d’Amérique!

— Cher... très cher!

— Mais quel est cet homme?... D’où vient-il?... Est-ce un Anglais, un Allemand, un Français...?

— C’est un misérable, cela suffit, répondit Uncle Prudent. — Maintenant, à l’œuvre! »

Tous deux, les mains tendues, les doigts Ouverts, palpèrent alors les parois du compartiment pour y trouver un joint ou une fissure. Rien. Rien, non plus, à la porte. Elle était hermétiquement fermée, et il eût été impossible de faire sauter la serrure. Il fallait donc pratiquer un trou et s’échapper par ce trou. Restait la question de savoir si les bowie-knifes pourraient entamer les parois, si leurs lames ne s’émousseraient pas ou ne se briseraient pas dans ce travail.

« Mais d’où vient ce frémissement qui ne cesse pas? demanda Phil Evans, très surpris de ce frrrr continu.

— Le vent, sans doute, répondit Uncle Prudent.

— Le vent ?... Jusqu’à minuit, il me semble que la soirée a été absolument calme...

— Evidemment, Phil Evans. Si ce n’était pas le vent, que voudriez-vous que ce fût? »

Phil Evans, après avoir dégagé la meilleure lame de son couteau, essaya d’entamer les parois près de la porte. Peut-être suffirait-il de faire un trou pour l’ouvrir par l’extérieur, si elle n’était maintenue que par un verrou, ou si la clef avait été laissée dans la serrure.

Quelques minutes de travail n’eurent d’autre résultat que d’ébrécher les lames du bowie-knife, de les épointer, de les transformer en scies à mille dents.

« Ça ne mord pas, Phil Evans?

— Non.

— Est-ce que nous serions dans une cellule en tôle?

— Point, Uncle Prudent: Ces parois, quand on les frappe, ne rendent aucun son métallique.

— Du bois de fer, alors?

— Non! ni fer ni bois.

— Qu’est-ce alors?

— Impossible de le dire, mais, en tout cas, une substance sur laquelle l’acier ne peut mordre. »

Uncle Prudent, pris d’un violent accès de colère, jura, frappa du pied le plancher sonore, tandis que ses mains cherchaient à étrangler un Robur imaginaire.

« Du calme, Uncle Prudent, lui dit Phil Evans, du calme! Essayez à votre tour. »

Uncle Prudent essaya, mais le bowie-knife ne put entamer une paroi qu’il ne parvenait même pas à rayer de ses meilleures lames, comme si elle eût été de cristal.

Donc, toute fuite devenait impraticable, en admettant qu’elle eût pu être tentée, la porte une fois ouverte.

Il fallut se résigner, momentanément, ce qui n’est guère dans le tempérament yankee, et tout attendre du hasard, ce qui doit répugner à des esprits éminemment pratiques. Mais ce ne fut pas sans objurgations, gros mots, violentes invectives à l’adresse de ce Robur — lequel ne devait point être homme à s’en émouvoir. pour peu qu’il se montrât dans la vie privée le personnage qu’il avait été au milieu du Weldon-Institute.

Cependant Frycollin commençait à donner quelques signes non équivoques de malaise. Soit qu’il éprouvât des crampes à l’estomac ou des crampes dans les membres, il se démenait d’une lamentable façon.

Uncle Prudent crut devoir mettre un terme à cette gymnastique, en coupant les cordes qui serraient le Nègre.

Peut-être eut-il lieu de s’en repentir. Ce fut aussitôt une interminable litanie, dans laquelle les affres de l’épouvante se mêlaient aux souffrances de la faim. Frycollin n’était pas moins pris par le cerveau que par l’estomac. Il eût été difficile de dire auquel de ces deux viscères le Nègre était plus particulièrement redevable de ce qu’il éprouvait.

« Frycollin! s’écria Uncle Prudent.

— Master Uncle!... Master Uncle!... répondit le Nègre entre deux vagissements lugubres.

Il est possible que nous soyons condamnés à mourir de faim dans cette prison. Mais nous sommes décidés à ne succomber que lorsque nous aurons épuisé tous les moyens d’alimentation susceptibles de prolonger notre vie...

— Me manger? s’écria Frycollin.

— Comme on fait toujours d’un Nègre en pareille occurrence!... Ainsi, Frycollin, tâche de te faire oublier...

— Ou l’on te Fry-cas-se-ra! ajouta Phil Evans. »

Et, très sérieusement, Frycollin eut peur d’être employé à la prolongation de deux existences évidemment plus précieuses que la sienne. Il se borna donc à gémir in petto.

Cependant le temps s’écoulait, et toute tentative pour forcer la porte ou la paroi était demeurée infructueuse. En quoi était cette paroi, impossible de le reconnaître.

Ce n’était pas du métal, ce n’était pas du bois, ce n’était pas de la pierre. En outre, le plancher de la cellule semblait fait de la même matière. Lorsqu’on le frappait du pied, il rendait un son particulier, que Uncle Prudent aurait eu quelque peine à classer dans la catégorie des bruits connus. Autre remarque : en dessous, ce plancher paraissait sonner le vide, comme s’il n’eût pas directement reposé sur le sol de la clairière. Oui! l’inexplicable frrr semblait en caresser la face inférieure. Tout cela n’était pas rassurant.

« Uncle Prudent? dit Phil Evans.

— Phil Evans? répondit Uncle Prudent.

— Pensez-vous que notre cellule se soit déplacée? En aucune façon.

— Pourtant, au premier moment de notre incarcération, j’ai pu distinctement percevoir la fraîche odeur de l’herbe et la senteur résineuse des arbres du parc. Maintenant, j’ai beau humer l’air, il me semble que toutes ces senteurs ont disparu...

— En effet.

— Comment expliquer cela?

Expliquons-le de n’importe quelle façon, Phil Evans, excepté par l’hypothèse que notre prison ait changé de place. Je le répète, si nous étions sur un chariot en marche ou sur un bateau en dérive, nous le sentirions. »

Frycollin poussa alors un long gémissement qui eût pu passer pour son dernier soupir, s’il n’eût été suivi de plusieurs autres.

« J’aime à croire que ce Robur nous fera bientôt comparaître devant lui, reprit Phil Evans.

— Je l’espère bien, s’écria Uncle Prudent, et je lui dirai...

— Quoi?

— Qu’après avoir débuté comme un insolent, il a fini comme un coquin! »

En ce moment, Phil Evans observa que le jour commençait à se faire. Une lueur, vague encore, filtrait à travers l’étroite meurtrière, évidée dans la partie supérieure de la paroi, à l’opposé de la porte. Il devait donc être quatre heures du matin, environ, puisque c’est à cette heure que, dans ce mois de juin et sous cette latitude, l’horizon de Philadelphie se blanchit des premiers rayons du matin.

Cependant, quand Uncle Prudent eut fait sonner sa montre à répétition — chef-d’œuvre qui provenait de l’usine même de son collègue -, le petit timbre n’indiqua que trois heures moins le quart, bien que la montre ne se fût point arrêtée.

« Bizarre! dit Phil Evans. A trois heures moins le quart, il devrait encore faire nuit.

— Il faudrait donc que ma montre eût éprouvé un retard..., répondit Uncle Prudent.

— Une montre de la Walton Watch Company! » s’écria Phil Evans

Quoi qu’il en fût, c’était bien le jour qui se levait. Peu à peu, la meurtrière se dessinait en blanc dans la profonde obscurité dé la cellule. Cependant, si l’aube apparaissait plus, hâtivement que ne le permettait le quarantième parallèle, qui est celui de Philadelphie, elle ne se faisait pas avec cette rapidité spéciale aux basses latitudes.

Nouvelle observation de Uncle Prudent à ce sujet, nouveau phénomène inexplicable.

« On pourrait peut-être se hisser jusqu’à la meurtrière, fit observer Phil Evans, et tâcher de voir où on est?

— On le peut », répondit Uncle Prudent.

Et, s’adressant à Frycollin :

« Allons, Fry, haut sur pied! »

Le Nègre se redressa.

Appuie ton dos contre cette paroi, reprit Uncle Prudent, et vous, Phil Evans, veuillez monter sur l’épaule de ce garçon, pendant que je contre-buterai afin qu’il ne vous manque pas.

— Volontiers », répondit Phil Evans.

Un instant après, les deux genoux sur les épaules de Frycollin, il avait ses yeux à la hauteur de la meurtrîere.

Cette meurtrière était fermée, non par un verre lenticulaire comme celui d’un hublot de navire, mais par une simple vitre. Bien qu’elle ne fût pas très épaisse, elle gênait le regard de Phil Evans, dont le rayon de vue était excessivement borné.

« Eh bien, cassez cette vitre, dit Uncle Prudent, et peut-être pourrez-vous mieux voir? »

Phil Evans donna un violent coup du manche de son bowie-knife sur la vitre qui rendit un son argentin mais ne cassa pas.

Second coup plus violent. Même résultat.

« Bon! s’écria Phil Evans, du verre incassable! »

En effet, il fallait que cette vitre fût faite d’un verre trempé d’après les procédés de l’inventeur Siemens, puisque, malgré des coups répétés, elle demeura intacte.

Toutefois, l’espace était assez éclairé maintenant pour que le regard pût s’étendre au-dehors — du moins dans la limite du champ de vision coupé par l’encadrement de la meurtrière.

« Que voyez-vous? demanda Uncle Prudent.

— Rien.

— Comment? Pas un massif d’arbres?

— Non.

— Pas même le haut des branches?

— Pas même.

— Nous ne sommes donc plus au centre de la clairière?

— Ni dans la clairière ni dans le parc.

— Apercevez-vous au moins des toits de maisons, des faîtes de monuments? dit Uncle Prudent, dont le désappointement, mêlé de fureur, ne cessait de s’accroître.

— Ni toits ni faîtes.

— Quoi! pas même un mât de pavillon, pas même un clocher d’église, pas même une cheminée d’usine?

— Rien que l’espace.

Juste à ce moment, la porte de la cellule s’ouvrit. Un homme apparut sur le seuil.

C’était Robur.

« Honorables ballonistes, dit-il d’une voix grave, vous êtes maintenant libres d’aller et de venir...

— Libres! s’écria Uncle Prudent.

— Oui... dans les limites de l’Albatros! »

Uncle Prudent et Phil Evans se précipitèrent hors de la cellule.

Et que virent-ils?

A douze ou treize cents mètres au-dessous d’eux, la surface d’un pays qu’ils cherchaient en vain à reconnaître.

VI

Les ingénieurs, les mécaniciens et autres savants feraient peut-être bien de passer.

« A quelle époque l’homme cessera-t-il de ramper dans les bas-fonds pour vivre dans l’azur et la paix du ciel? »

A cette demande de Camille Flammarion, la réponse est facile : ce sera à l’époque où les progrès de la mécanique auront permis de résoudre le problème de l’aviation. Et, depuis quelques années — on le prévoyait — une utilisation plus pratique de l’électricité devait conduire à la solution du problème.

En 1783, bien avant que les frères Montgolfier eussent construit la première montgolfière, et le physicien Charles son premier ballon, quelques esprits aventureux avalent rêvé la conquête de l’espace au moyen d’appareils mécaniques. Les premiers inventeurs n’avaient donc pas songé aux appareils plus légers que l’air — ce que la physique de leur temps n’eût point permis d’imaginer. C’était aux appareils plus lourds que lui, aux machines volantes, faites à l’imitation de l’oiseau, qu’ils demandaient de réaliser la locomotion aérienne.

C’est précisément ce qu’avait fait ce fou d’Icare, fils de Dédale, dont les ailes, attachées avec de la cire, tombèrent aux approches du soleil.

Mais, sans remonter jusqu’aux temps mythologiques, parler d’Archytas de Tarente, on trouve déjà dans les travaux de Dante de Pérouse, de Léonard de Vinci, de Guidotti, l’idée de machines destinées à se mouvoir au milieu de l’atmosphère. Deux siècles et demi après, les inventeurs commencent à se multiplier. En 1742, le marquis de Bacqueville fabrique un système d’ailes, l’essaie au-dessus de la Seine et se casse le bras en tombant. En 1768, Paucton conçoit la disposition d’un appareil à deux hélices suspensive et propulsive. En 1781, Meerwein, architecte du prince de Bade, construit une machine à mouvement orthoptérique, et proteste contre la direction des aérostats qui venaient d’être inventés. En 1784, Launoy et Bienvenu font manœuvrer un hélicoptère, mu par des ressorts. En 1808, essais de vol par l’Autrichien Jacques Degen. En 1810, brochure de Deniau, de Nantes, où les principes du « Plus lourd que l’air » sont posés. Puis, de 1811 à 1840, études et inventions de Berblinger, de Vignal, de Sarti, de Dubochet, de Cagniard de Latour. En 1842, on trouve l’Anglais Henson avec son système de plans inclinés et d’hélices actionnées par la vapeur; en 1845, Cossus et son appareil à hélices ascensionnelles; en 1847, Camille Vert et son hélicoptère à ailes de plumes; en 1852, Letur avec son système de parachute dirigeable, dont l’expérience lui coûta la vie; en la même année, Michel Loup avec son plan de glissement muni de quatre ailes tournantes; en 1853, Béléguic et son aéroplane mu par des hélices de traction, Vaussin-Chardannes avec son cerf-volant libre dirigeable, Georges Cauley avec ses plans de machines volantes, pourvues d’un moteur à gaz. De 1854 à 1863, apparaissent Joseph Pline, breveté pour plusieurs systèmes aériens, Bréant, Carlingford, Le Bris, Du Temple, Bright, dont les hélices ascensionnelles tournent en sens inverse, Smythies, Panafieu, Crosnier, etc. Enfin, en 1863, grâce aux efforts de Nadar, une Société du Plus lourd que l’air est fondée à Paris. Là les inventeurs font expérimenter des machines dont quelques-unes sont déjà brevetées : de Ponton d’Amécourt et son hélicoptère à vapeur, de la Landelle et son système à combinaisons d’hélices avec plans inclinés et parachutes, de Louvrié et son aéroscaphe, d’Esterno et son oiseau mécanique, de Groof et son appareil à ailes mues par des leviers. L’élan était donné, les inventeurs inventent, les calculateurs calculent tout ce qui doit rendre pratique la locomotion aérienne. Bourcart, Le Bris, Kaufmann, Smyth, Stringfellow, Prigent, Danjard, Pomès et de la Pauze, Moy, Pénaud, Jobert, Hureau de Villeneuve, Achenbach, Garapon, Duchesne, Danduran, Parisel, Dieuaide, Melkisff, Forlanini, Brearey, Tatin, Dandrieux, Edison, les uns avec des ailes ou des hélices, les autres avec des plans inclinés, imaginent, créent, fabriquent, perfectionnent leurs machines volantes qui seront prêtes à fonctionner le jour où un moteur d’une puissance considérable et d’une légèreté excessive leur sera appliqué par quelque inventeur.

Que l’on pardonne cette nomenclature un peu longue. Ne fallait-il pas montrer tous ces degrés de l’échelle de la locomotion aérienne au sommet de laquelle apparaît Robur-le-Conquérant? Sans les tâtonnements, les expériences de ses devanciers, l’ingénieur eût-il pu concevoir un appareil si parfait? Non, certes! Et, s’il n’avait que dédains pour ceux qui s’obstinent encore à chercher la direction des ballons, il tenait en haute estime tous les partisans du « Plus lourd que l’air », Anglais, Américains, Italiens, Autrichiens, Français, — Français surtout, dont les travaux, perfectionnés par lui, l’avaient amené à créer, puis à construire cet engin volateur, l’Albatros, lancé à travers les courants de l’atmosphère.

« Pigeon vole! s’était écrié l’un des plus persistants adeptes de l’aviation.

« On foulera l’air comme on foule la terre! avait répondu un de ses plus acharnés partisans.

— A locomotive, aéromotive! » avait jeté le plus bruyant de tous, qui embouchait les trompettes de la publicité pour réveiller l’Ancien et le Nouveau Monde.

Rien de mieux établi, en effet, par expérience et par calcul, que l’air est un point d’appui très résistant. Une circonférence d’un mètre de diamètre, formant parachute, peut non seulement modérer une descente dans l’air, mais aussi la rendre isochrone. Voilà ce qu’on savait.

On savait également que, quand la vitesse de translation est grande, le travail de pesanteur varie à peu près en raison inverse du carré de cette vitesse et devient presque insignifiant.

On savait encore que plus le poids d’un animal volant augmente, moins augmente proportionnellement la surface ailée nécessaire pour le soutenir, bien que les mouvements qu’il doit faire soient plus lents.

Un appareil d’aviation doit donc être construit de manière à utiliser ces lois naturelles, à imiter l’oiseau, ce type admirable de la locomotion aérienne », a dit le docteur Marey, de l’Institut de France.

En somme, les appareils qui peuvent résoudre ce problème se résument en trois sortes :

10 Les hélicoptères ou spiralifères, qui ne sont que des hélices à axes verticaux;

20 Les orthoptères, engins qui tendent à reproduire le vol naturel des oiseaux;

30 Les aéroplanes, qui ne sont, à vrai dire, que des plans inclinés, comme le cerf-volant, mais remorqués ou poussés par des hélices horizontales.

Chacun de ces systèmes avait eu et a même encore des partisans décidés à ne rien céder sur ce point.

Cependant, Robur, par bien des considérations, avait rejeté les deux premiers.

Que l’orthoptère, l’oiseau mécanique, présente certains avantages, nul doute. Les travaux, les expériences de M. Renaud, en 1884, l’ont prouvé. Mais, ainsi qu’on le lui avait dit, il ne faut pas servilement imiter la nature. Les locomotives n’ont pas été copiées sur les lièvres, ni les navires à vapeur sur les poissons. Aux premières on a mis des roues qui ne sont pas des jambes, aux seconds des hélices qui ne sont point des nageoires. Et ils n’en marchent pas plus mal. Au contraire. D’ailleurs, sait-on ce qui se fait mécaniquement dans le vol des oiseaux dont les mouvements sont très complexes? Le docteur Marey n’a-t-il pas soupçonné que les pennes s’entrouvrent pendant le relèvement de l’aile pour laisser passer l’air, mouvement au moins bien difficile à produire avec une machine artificielle?

D’autre part, que les aéroplanes eussent donné quelques bons résultats, ce n’était pas douteux. Les hélices opposant un plan oblique à la couche d air, c’était le moyen de produire un travail d’ascension, et les petits appareils expérimentés prouvaient que le poids disponible, c’est-à-dire, celui dont on peut disposer en dehors de celui de l’appareil, augmente avec le carré de la vitesse. Il y avait là de grands avantages — supérieurs même à ceux des aérostats soumis à un mouvement de translation.

Néanmoins, Robur avait pensé que ce qu’il y avait de meilleur, c’était encore ce qu’il y aurait de plus simple. Aussi, les hélices — ces « saintes hélices » — qu’on lui avait jetées à la tête au Weldon-lnstitute — avaient-elles suffi à tous les besoins de sa machine volante. Les unes tenaient l’appareil suspendu dans l’air, les autres le remorquaient dans des conditions merveilleuses de vitesse et de sécurité.

En effet, théoriquement, au moyen d’une hélice d’un pas suffisamment court mais d’une surface considérable, ainsi que l’avait dit M. Victor Tatin, on pourrait, « en poussant les choses à l’extrême, soulever un poids indéfini avec la force la plus minime ».

Si l’orthoptère — battement d’ailes des oiseaux — s’élève en s’appuyant normalement sur l’air, l’hélicoptère s’élève en le frappant obliquement avec les branches de son hélice, comme s’il montait sur un plan incliné. En réalité, ce sont des ailes en hélice au lieu d’être des ailes en aube. L’hélice marche nécessairement dans la direction de son axe. Cet axe est-il vertical? elle se déplace verticalement. Est-il horizontal? elle se déplace horizontalement.

Tout l’appareil volant de l’ingénieur Robur était dans ces deux fonctionnements.

En voici la description exacte, qui peut se scinder en trois parties essentielles : la plate-forme, les engins de suspension et de propulsion, la machinerie.

Plate-forme. — C’est un bâti, long de trente mètres, large de quatre, véritable pont de navire avec proue en forme d’éperon. Au-dessous, s’arrondit une coque, solidement membrée, qui renferme les appareils destinés à produire la puissance mécanique, la soute aux munitions, les apparaux, les outils, le magasin général pour approvisionnements de toutes sortes, y compris les caisses à eau du bord. Autour du bâti, quelques légers montants, reliés par un treillis de fil de fer, supportent une rambarde qui sert de main-courante. A sa surface s’élèvent trois roufles, dont les compartiments sont affectés, les uns au logement du personnel, les autres à la machinerie. Dans le roufle central fonctionne la machine qui actionne tous les engins de suspension; dans celui de l’avant la machine du propulseur de l’avant; dans celui de l’arrière, la machine du propulseur de l’arrière, — ces trois machines ayant chacune leur mise en train spéciale. Du côté de la proue, dans le premier roufle, se trouvent l’office, la cuisine et le poste de l’équipage. Du côté de la poupe, dans le dernier roufle, sont disposées plusieurs cabines, entre autres, celle de l’ingénieur, une salle à manger, puis, au-dessus, une cage vitrée dans laquelle se tient le timonier qui dirige l’appareil au moyen d’un puissant gouvernail. Tous ces roufles sont éclairés par des hublots, fermés de verres trempés qui ont dix fois la résistance du verre ordinaire. Au-dessous de la coque est établi un système de ressorts flexibles, destinés à adoucir les heurts, bien que l’atterrissage puisse se faire avec une douceur extrême, tant l’ingénieur est maître des mouvements de l’appareil.

Engins de suspension et de propulsion. — Au-dessus de la plate-forme, trente-sept axes se dressent verticalement, dont quinze en abord, de chaque côté, et sept plus élevés au milieu. On dirait un navire à trente-sept mâts. Seulement ces mâts, au lieu de voiles, portent chacun deux hélices horizontales, d’un pas et d’un diamètre assez courts, mais auxquelles on peut imprimer une rotation prodigieuse. Chacun de ces axes a son mouvement indépendant du mouvement des autres, et, en outre, de deux en deux, chaque axe tourne en sens inverse — disposition nécessaire pour que l’appareil ne soit pas pris d’un mouvement de giration. De la sorte, les hélices, tout en continuant à s’elever sur la colonne d’air verticale, se font équilibre contre la résistance horizontale. Conséquemment, l’appareil est muni de soixante-quatorze hélices suspensives, dont les trois branches sont maintenues extérieurement par un cercle métallique, qui, faisant fonction de volant, économise la force motrice. A l’avant et à l’arrière, montées sur axes horizontaux, deux hélices propulsives, à quatre branches, d’un pas inverse très allongé tournent en sens différent et communiquent le mouvement de propulsion. Ces hélices, d’un diamètre plus grand que celui des hélices de suspension, peuvent également tourner avec une excessive vitesse.

En somme, cet appareil tient à la fois des systèmes qui ont été préconisés par MM. Cossus, de la Landelle et de Ponton d’Amécourt, systèmes perfectionnés par l’ingénieur Robur. Mais c’est surtout dans le choix et l’application de la force motrice qu’il a le droit d’être considéré comme inventeur.

Machinerie. — Ce n’est ni à la vapeur d’eau ou autres liquides, ni à l’air comprimé ou autres gaz élastiques, ni aux mélanges explosifs susceptibles de produire une action mécanique, que Robur a demandé la puissance nécessaire à soutenir et à mouvoir son appareil. C’est à l’électricité, à cet agent qui sera, un jour, l’âme du monde industriel. D’ailleurs, nulle machine électromotrice pour le produire. Rien que des piles et des accumulateurs. Seulement, quels sont les éléments qui entrent dans la composition de ces piles, quels acides les mettent en activité? c’est le secret de Robur. De même pour les accumulateurs. De quelle nature sont leurs lames positives et négatives? on ne sait. L’ingénieur s’était bien gardé — et pour cause — de prendre un brevet d’invention. En somme, résultat non contestable : des piles d’un rendement extraordinaire, des acides d’une résistance presque absolue à l’évaporation ou à la congélation, des accumulateurs qui laissent très loin les Faure-Sellon-Volckmar, enfin des courants dont les ampères se chiffrent en nombres inconnus jusqu’alors. De là, une puissance en chevaux électriques pour ainsi dire infinie, actionnant les hélices qui communiquent à l’appareil une force de suspension et de propulsion supérieure à tous ses besoins, en n’importe quelle circonstance.

Mais, il faut le répéter, cela appartient en propre à l’ingénieur Robur. Là-dessus il a gardé un secret absolu. Si le président et le secrétaire du Weldon-Institute ne parviennent pas à le découvrir, très probablement ce secret sera perdu pour l’humanité.

Il va sans dire que cet appareil possède une stabilité suffisante par suite de la position du centre de gravité. Nul danger qu’il prenne des angles inquiétants avec l’horizontale, nul renversement à craindre.

Reste à savoir quelle matière l’ingénieur Robur avait employée pour la construction de son aéronef, — nom qui peut très exactement s’appliquer à l’Albatros. Qu’était cette matière si dure que le bowie-knife de Phil Evans n’avait pu l’entamer et dont Uncle Prudent n’avait pu s’expliquer la nature? Tout bonnement du papier.

Depuis bien des années, déjà, cette fabrication avait pris un développement considérable. Du papier sans colle, dont les feuilles sont imprégnées de dextrine et d’amidon, puis serrées à la presse hydraulique, forme une matière dure comme l’acier. On en fait des poulies, des rails, des roues de wagon, plus solides que les roues de métal et en même temps plus légères. Or, c’était cette solidité, cette légèreté, que Robur avait voulu utiliser pour la construction de sa locomotive aérienne. Tout, coque, bâti, roufles, cabines, était en papier de paille, devenu métal sous la pression, et même, ce qui n’était point à dédaigner pour un appareil courant à de grandes hauteurs, — incombustible. quant aux divers organes des engins de suspension et de propulsion, axes ou palettes des hélices, la fibre gélatinée en avait fourni la substance résistante et flexible à la fois. Cette matière, pouvant s’approprier à toutes formes, insoluble dans la plupart des gaz et des liquides, acides ou essences, — sans parler de ses propriétés isolantes, — avait été d’un emploi très précieux dans la machinerie électrique de l’Albatros.

L’ingénieur Robur, son contremaître Tom Turner, un mécanicien et ses deux aides, deux timoniers et un maître coq — en tout huit hommes — tel était le personnel de l’aéronef qui suffisait amplement aux manœuvres exigées par la locomotion aérienne. Des armes de chasse et de guerre, des engins de pêche, des fanaux électriques, des instruments d’observation, boussoles et sextants pour relever la route, thermomètre pour l’étude de la température, divers baromètres, les uns pour évaluer la cote des hauteurs atteintes, les autres pour indiquer les variations de la pression atmosphérique, un storm-glass pour la prévision des tempêtes, une petite bibliothèque, une petite imprimerie portative, une pièce d’artillerie montée sur pivot au centre de la plate-forme, se chargeant par la culasse et lançant un projectile de six centimètres, un approvisionnement de poudre, balles, cartouches de dynamite, une cuisine chauffée par les courants des accumulateurs, un stock de conserves, viandes et légumes, rangées dans une cambuse ad hoc avec quelques fûts de brandy, de whisky et de gin, enfin de quoi aller bien des mois sans être obligé d’atterrir, — tels étaient le matériel et les provisions de l’aéronef, sans compter la fameuse trompette.

En outre, il y avait à bord une légère embarcation en caoutchouc, insubmersible, qui pouvait porter huit hommes à la surface d’un fleuve, d’un lac ou d’une mer calme.

Mais Robur avait-il au moins installé des parachutes en cas d’accident? Non Il ne croyait pas aux accidents de ce genre. Les axes des hélices étaient indépendants. L’arrêt des uns n’enrayait pas la marche des autres. Le fonctionnement de la moitié du jeu suffisait à maintenir l’Albatros dans son élément naturel.

« Et, avec lui, ainsi que Robur-le-Conquérant eut bientôt l’occasion de le dire à ses nouveaux hôtes -hôtes malgré eux — avec lui, je suis maître de cette septième partie du monde, plus grande que l’Australie, l’Océanie, l’Asie, l’Amérique et l’Europe, cette Icarie aérienne que des milliers d’Icariens peupleront un jour! »

VII

Dans lequel Uncle Prudent et Phil Evans refusent encore de se laisser convaincre.

Le président du Weldon-Institute était stupéfait, son compagnon abasourdi. Mais ni l’un ni l’autre ne voulurent rien laisser paraître de cet ahurissement si naturel.

Le valet Frycollin, lui, ne dissimulait pas son épouvante à se sentir emporté dans l’espace à bord d’une pareille machine, et il ne cherchait point à s’en cacher.

Pendant ce temps, les hélices suspensives tournaient rapidement au-dessus de leurs têtes. Si considérable que fût alors cette vitesse de rotation, elle eût pu être triplée pour le cas où l’Albatros aurait voulu atteindre de plus hautes zones.

Quant aux deux propulseurs, lancés à une allure assez modérée, ils n’imprimaient à l’appareil qu’un déplacement de vingt kilomètres à l’heure.

En se penchant en dehors de la plate-forme, les passagers de l’Albatros purent apercevoir un long et sinueux ruban liquide qui serpentait, comme un simple ruisseau, à travers un pays accidenté, au milieu de l’étincellement de quelques lagons obliquement frappés des rayons du soleil. Ce ruisseau, c’était un fleuve, et l’un des plus importants de ce territoire. Sur la rive gauche se dessinait une chaîne montagneuse dont la prolongation allait à perte de vue.

« Et nous direz-vous où nous sommes? demanda Uncle Prudent d’une voix que la colère faisait trembler.

— Je n’ai point à vous l’apprendre, répondit Robur.

— Et nous direz-vous où nous allons? ajouta Phil Evans.

— A travers l’espace.

— Et cela va durer?...

— Le temps qu’il faudra.

— S’agit-il donc de faire le tour du monde? demanda ironiquement Phil Evans.

— Plus que cela, répondit Robur.

— Et si ce voyage ne nous convient pas?... répliqua Uncle Prudent.

Il faudra qu’il vous convienne!

Voilà un avant-goût de la nature des relations qui aillaient s’établir entre le maître de l’Albatros et ses hôtes, pour ne pas dire ses prisonniers. Mais, manifestement, il voulut tout d’abord leur donner le — temps de se remettre, d’admirer le merveilleux appareil qui les emportait dans les airs, et, sans doute, d’en complimenter l’inventeur. Aussi affecta-t-il de se promener d’un bout à l’autre de la plate-forme. Libre à eux d’examiner le dispositif des machines et l’aménagement de l’aéronef, ou d’accorder toute attention au paysage dont le relief se déployait au-dessous d’eux.

« Uncle Prudent, dit alors Phil Evans, si je ne me trompe, nous devons planer sur la partie centrale du territoire canadien. Ce fleuve qui coule dans le nord-ouest, c’est le Saint-Laurent. Cette ville que nous laissons en arrière, c’est Québec. »

C’était, en effet, la vieille cité de Champlain, dont les toits de fer-blanc éclataient au soleil comme des réflecteurs. L’Albatros s’était donc élevé jusqu’au quarante-sixième degré de latitude nord — ce qui expliquait l’avance prématurée du jour et la prolongation anormale de l’aube.

Oui, reprit Phil Evans, voilà bien la ville en amphithéâtre., la colline qui porte sa citadelle, ce Gibraltar de l’Amérique du Nord! Voici les cathédrales an glaise et française! Voici la douane avec son dôme surmonté du pavillon britannique!

Phil Evans n’avait pas achevé que déjà la capitale du Canada commençait à se réduire dans le lointain. L’aéronef entrait dans une zone de petits nuages, qui dérobèrent peu à peu la vue du sol.

Robur, voyant alors que le président et le secrétaire du Weldon-Institute reportaient leur attention sur l’aménagement extérieur de l’Albatros s’approcha et dit:

« Eh bien, messieurs, croyez-vous à la possibilité de la locomotion aérienne au moyen des appareils plus lourds que l’air? »

Il eût été difficile de ne pas se rendre à l’évidence. Cependant Uncle Prudent et Phil Evans ne répondirent pas.

« Vous vous taisez? reprit l’ingénieur. Sans doute, c’est la faim qui vous empêche de parler!... Mais, si je me suis chargé de vous transporter dans l’air, croyez que je ne vous nourrirai pas de ce fluide peu nutritif. Votre premier déjeuner vous attend. »

Comme Uncle Prudent et Phil Evans sentaient la faim les aiguillonner vivement, ce n’était pas le cas de faire des cérémonies. Un repas n’engage à rien, et lorsque Robur les aurait remis à terre, ils comptaient bien reprendre vis-à-vis de lui leur entière liberté d’action.

Tous deux furent alors conduits vers le roufle de l’arrière, dans un petit « dining-room ». Là se trouvait une table proprement servie, à laquelle ils devaient manger à part pendant le voyage. Pour plats, différentes conserves, et, entre autres, une sorte de pain, composé en parties égales de farine et de viande réduite en poudre, relevée d’un peu de lard, lequel, bouilli dans l’eau, donne un potage excellent; puis, des tranches de jambon frit, et du thé pour boisson.

De son côté, Frycollin n’avait pas été oublié. A l’avant, il avait trouvé une forte soupe de ce pain. En vérité, il fallait qu’il eût belle faim pour manger, car ses mâchoires tremblaient de peur et auraient pu lui refuser tout service.

« Si ça cassait! Si ça cassait! » répétait le malheureux Nègre.

De là, des transes continuelles. qu’on y songe! Une chute de quinze cents mètres qui l’aurait réduit à l’état de pâtée!

Une heure après, Uncle Prudent et Phil Evans reparurent sur la plate-forme. Robur n’y était plus. A l’arrière, l’homme de barre, dans sa cage vitrée, l’œil fixé sur la boussole, suivait imperturbablement, sans une hésitation, la route donnée par l’ingénieur.

Quant au reste du personnel, le déjeuner le retenait probablement dans son poste. Seul, un aide-mécanicien, préposé à la surveillance des machines, se promenait d’un roufle à l’autre.

Cependant, si la vitesse de l’appareil était grande, les deux collègues n’en pouvaient juger qu’imparfaitement, bien que l’Albatros fût alors sorti de la zone des nuages et que le sol se montrât à quinze cents mètres au-dessous.

C’est à n’y pas croire! dit Phil Evans.

— N’y croyons pas! » répondit Uncle Prudent.

Ils allèrent alors se placer à l’avant et portèrent leurs regards vers l’horizon de l’ouest.

Ah! une autre ville! dit Phil Evans.

— Pouvez-vous la reconnaître?

— Oui! Il me semble bien que c’est Montréal.

— Montréal ?... Mais nous n’avons quitté Québec que depuis deux heures tout au plus!

— Cela prouve que cette machine se déplace avec une rapidité d’au moins vingt-cinq lieues à l’heure.

En effet, c’était la vitesse de l’aéronef, et, si les passagers ne se sentaient pas incommodés, c’est qu’ils marchaient alors dans le sens du vent. Par un temps calme, cette vitesse les eût considérablement gênés, puisque c’est à peu près celle d’un express. Par vent contraire, il aurait été impossible de la supporter.

Phil Evans ne se trompait pas. Au-dessous de l’Albatros apparaissait Montréal, très reconnaissable au Victoria-Bridge, pont tubulaire jeté sur le Saint-Laurent comme le viaduc du railway sur la lagune de Venise. Puis, on distinguait ses larges rues, ses immenses magasins, les palais de ses banques, sa cathédrale, basilique récemment construite sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, enfin le Mont-Royal, qui domine l’ensemble de la ville et dont on a fait un parc magnifique.

Il était heureux que Phil Evans eût déjà visité les principales villes du Canada. Il put ainsi en reconnaître quelques-unes sans questionner Robur. Après Montréal, vers une heure et demie du soir, ils passèrent sur Ottawa dont les chutes, vues de haut, ressemblaient à une vaste chaudière en ébullition qui débordait en bouillonnements de l’effet le plus grandiose.

« Voilà le palais du Parlement », dit Phil Evans.

Et il montrait une sorte de joujou de Nuremberg, planté sur une colline. Ce joujou, avec son architecture polychrome, ressemblait au Parliament-House de Londres, comme la cathédrale de Montréal ressemblait à Saint-Pierre de Rome. Mais peu importait, il n’était pas contestable que ce fût Ottawa.

Bientôt cette cité ne tarda pas à se rapetisser à l’horizon et ne forma plus qu’une tache lumineuse sur le sol.

Il était deux heures à peu près, lorsque Robur reparut. Son contremaître, Tom Turner, l’accompagnait. Il ne lui dit que trois mots. Celui-ci les transmit aux deux aides, postés dans les ronfles de l’avant et de l’arrière. Sur un signe, le timonier modifia la direction de l’Albatros, de manière à porter de deux degrés au sud-ouest. En même temps, Uncle Prudent et Phil Evans purent constater qu’une vitesse plus grande venait d’être imprimée aux propulseurs de l’aéronef.

En réalité, cette vitesse aurait pu être doublée encore et dépasser tout ce qu’on a obtenu jusqu’ici des plus rapides engins de locomotion terrestre.

Qu’on en juge! Les torpilleurs peuvent faire vingt-deux nœuds ou quarante kilomètres à l’heure; les trains sur les railways anglais et français, cent; les bateaux à patins sur les rivières glacées des Etats-Unis, cent quinze; une machine, construite dans les ateliers de Patterson, à roue d’engrenage, en a fait cent trente sur la ligne du lac Erié, et une autre locomotive, entre Trenton et Jersey, cent trente-sept.

Or, l’Albatros, avec le maximum de puissance de ses propulseurs, pouvait se lancer à raison de deux cents kilomètres à l’heure, soit près de cinquante mètres par seconde.

Eh bien, cette vitesse est celle de l’ouragan qui déracine les arbres, celle d’un certain coup de vent qui, pendant l’orage du 21 septembre 1881, à Cahors, se déplaça à raison de cent quatre-vingt-quatorze kilomètres. C’est la vitesse moyenne du pigeon voyageur, laquelle n’est dépassée que par le vol de l’hirondelle ordinaire (67 mètres à la seconde), et par celui du martinet (89 mètres).

En un mot, ainsi que l’avait dît Robur, l’Albatros, en développant toute la force de ses hélices, eût pu faire le tour du monde en deux cents heures, c’est-à-dire en moins de huit jours!

Que le globe possédât à cette époque quatre cent cinquante mille kilomètres de voies ferrées - soit onze fois le tour de la terre à l’Equateur - peu lui importait, à cette machine volante. N’avait-elle pas pour point d’appui tout l’air de l’espace?

Est-il besoin de l’ajouter, maintenant? Ce phénomène dont l’apparition avait tant intrigué le public des deux mondes, c’était l’aéronef de l’ingénieur. Cette trompette qui jetait ses éclatantes fanfares au milieu des airs, c’était celle du contremaître Tom Turner. Ce pavillon, planté sur les principaux monuments de l’Europe, de l’Asie et de l’Amérique, c’était le pavillon de Robur-le-Conquérant et de son Albatros

Et si, jusqu’alors, l’ingénieur avait pris quelques précautions pour qu’on ne le reconnût pas, si, de préférence, il voyageait la nuit en s’éclairant parfois de ses fanaux électriques, si, pendant le jour, il disparaissait au-dessus de la couche des nuages, il semblait maintenant ne plus vouloir cacher le secret de sa conquête. Et, s’il était venu à Philadelphie, s’il s’était présenté dans la salle des séances du Weldon-Institute, n’était-ce pas pour faire part de sa prodigieuse découverte, pour convaincre ipso facto les plus incrédules?

On sait comment il avait été reçu, et l’on verra quelles représailles il prétendait exercer sur le président et le secrétaire dudit club.

Cependant Robur s’était approché des deux collègues. Ceux-ci affectaient absolument de ne marquer aucune surprise de ce qu’ils voyaient, de ce qu’ils expérimentaient malgré eux. Evidemment, sous le crâne de ces deux têtes anglo-saxonnes s’incrustait un entêtement qui serait dur à déraciner.

De son côté, Robur ne voulut pas même avoir l’air de s’en apercevoir, et, comme s’il eût continué une conversation, qui pourtant était interrompue depuis plus de deux heures :

« Messieurs, dit-il, vous vous demandez, sans doute, si cet appareil, merveilleusement approprié pour la locomotion aérienne, est susceptible de recevoir une plus grande vitesse? Il ne serait pas digne de conquérir l’espace s’il était incapable de le dévorer. J’ai voulu que l’air fût pour moi un point d’appui solide, et il l’est. J’ai compris que, pour lutter contre le vent, il n’y avait tout simplement qu’à être plus fort que lui, et je suis plus fort. Nul besoin de voiles pour m’entraîner, ni de rames ni de roues pour me pousser, ni de rails pour me faire un chemin plus rapide. De l’air, et c’est tout. De l’air qui m’entoure ainsi que l’eau entoure le bateau sous-marin, et dans lequel mes propulseurs se vissent comme les hélices d’un steamer. Voilà comment j’ai résolu le problème de l’aviation. Voilà ce que ne fera jamais le ballon ni tout autre appareil plus léger que l’air.

Mutisme absolu des deux collègues - ce qui ne déconcerta pas un instant l’ingénieur. Il se contenta de sourire à demi et reprit sous forme interrogative

Peut-être vous demandez-vous encore si, à ce pouvoir qu’il a de se déplacer horizontalement, l’Albatros joint une égale puissance de déplacement vertical, en un mot, si, même quand il s’agit de visiter les hautes zones de l’atmosphère, il peut lutter avec un aérostat? eh bien, je ne vous engage pas à faire entrer le Go a head en lutte avec lui.

Les deux collègues avaient tout bonnement haussé les épaules. C’est là, peut-être, qu’ils attendaient l’ingénieur.

Robur fit un signe. Les hélices propulsives s’arrêtèrent aussitôt. Puis, après avoir couru sur son erre pendant un mille encore, l’Albatros demeura immobile.

Sur un second geste de Robur, les hélices suspensives se murent alors avec une rapidité telle qu’on aurait pu la comparer à celle des sirènes dans les expériences d’acoustique. Leur frrr monta de près d’une octave dans l’échelle des sons, en diminuant d’intensité toutefois àcause de la raréfaction de l’air, et l’appareil s’enleva verticalement comme une alouette qui jette son cri aigu à travers l’espace.

Mon maître? Mon maître!... répétait Frycollin. Pourvu que ça ne casse pas!

Un sourire de dédain fut toute la réponse de Robur. En quelques minutes, l’Albatros eut atteint deux mille - sept cents mètres, ce qui étendait le rayon de vue à soixante-dix milles, - puis quatre mille mètres, ce qu’indiqua le baromètre en tombant à 480 millimètres. Alors, expérience faite, l’Albatros redescendit La diminution de la pression des hautes couches amène de l’oxygène dans l’air et, par suite, dans le sang. C’est la cause des graves accidents qui sont arrivés à certains aéronautes. Robur jugeait inutile de s’y exposer.

L’Albatros revint donc à la hauteur qu’il semblait tenir de préférence, et ses propulseurs, remis en marche, l’entraînèrent avec une rapidité plus grande vers le sud-ouest

« Maintenant, messieurs, si c’est cela que vous vous demandiez, dit l’ingénieur, vous pourrez vous répondre.

Puis, se penchant au-dessus de la rambarde, il resta absorbé dans sa contemplation.

Lorsqu’il releva la tête, le président et le secrétaire du Weldon-Institute étaient devant lui.

Ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, qui essayait en vain de se maîtriser, nous ne nous sommes rien demandé de ce que vous paraissez croire. Mais nous vous ferons une question à laquelle nous comptons que vous voudrez bien répondre.

— Parlez.

— De quel droit nous avez-vous attaqués à Philadelphie, dans le parc de Fairmont? De quel droit nous avez-vous enfermés dans cette cellule? De quel droit nous emportez-vous, contre notre gré, à bord de cette machine volante?

— Et de quel droit, messieurs les ballonistes, repartit Robur, de quel droit m’avez-vous insulté, hué, menacé, dans votre club, au point que je m’étonne d’en être sorti vivant?

— Interroger n’est pas répondre, reprit Phil Evans, et je vous répète : de quel droit?..

— Vous voulez le savoir?.

— S’il vous plaît.

— Eh bien, du droit du plus fort!

— C’est cynique!

— Mais cela est!

— Et pendant combien de temps, citoyen ingénieur, demanda Uncle Prudent, qui éclata à la fin, pendant combien de temps avez-vous la prétention d’exercer ce droit?

— Comment, messieurs, répondit ironiquement Robur, comment pouvez-vous me faire une question pareille, quand vous n’avez qu’à baisser vos regards pour jouir d’un spectacle sans pareil au monde!

L’Albatros se mirait alors dans l’immense glace du lac Ontario. Il venait de traverser le pays si poétiquement chanté par Cooper. Puis, il suivit la côte méridionale de ce vaste bassin et se dirigea vers la célèbre rivière qui lui verse les eaux du lac Erié, en les brisant sur ses cataractes.

Pendant un instant, un bruit majestueux, un grondement de tempête monta jusqu’à lui. Et, comme si quelque brume humide eût été projetée dans les airs, l’atmosphère se rafraîchit très sensiblement.

Au-dessous, en fer à cheval, se précipitaient des masses liquides. On eût dit une énorme coulée de cristal, au milieu des mille arcs-en-ciel que produisait la réfraction, en décomposant les rayons solaires. C’était d’un aspect sublime.

Devant ces chutes, une passerelle, tendue comme un fil, reliait une rive à l’autre. Un peu au-dessous, à trois milles, était jeté un pont suspendu, sur lequel rampait alors un train qui allait de la rive canadienne à la rive américaine.

« Les cataractes du Niagara! » s’écria Phil Evans.

Et ce cri lui échappa, tandis que Uncle Prudent faisait tous ses efforts pour ne rien admirer de ces merveilles.

Une minute après, l’Albatros avait franchi la rivière qui sépare les Etats-Unis de la colonie canadienne, et il se lançait au-dessus des vastes territoires du Nord-Amérique.

VIII

Ou l’on verra que Robur se décide à répondre à l’importante question qui lui est posée.

C’était dans une des cabines du roufle de l’arrière que Uncle Prudent et Phil Evans avaient trouvé deux excellentes couchettes, du linge et des habits de rechange en suffisante quantité, des manteaux et des couvertures de voyage. Un transatlantique ne leur eût point offert plus de confort. S’ils ne dormirent pas tout d’un somme, c’est qu’ils le voulurent bien, ou du moins que de très réelles inquiétudes les en empêchèrent. En quelle aventure étaient-ils embarqués? A quelle série d’expériences avaient-ils été invites inviti, si l’on permet ce rapprochement de mots français et latin? Comment l’affaire se terminerait-elle, et, au fond, que voulait l’ingénieur Robur? Il y avait là de quoi donner à réfléchir.

Quant au valet Frycollin, il était logé, à l’avant, dans une cabine contiguë à celle du maître coq de l’Albatros. Ce voisinage ne pouvait lui déplaire. Il aimait à frayer avec les grands de ce inonde. Mais, s’il finit par s’endormir, ce fut pour rêver de chutes successives, de projections à travers le vide, qui firent de son sommeil un abominable cauchemar.

Et, cependant, rien ne fut plus calme que cette pérégrination au milieu d’une atmosphère dont les courants s’étaient apaisés avec le soir. En dehors du bruissement des ailes d’hélices, pas un bruit dans cette zone. Parfois, un coup de sifflet que lançait quelque locomotive terrestre en courant les rails-roads, ou des hurlements d’animaux domestiques. Singulier instinct! ces êtres terrestres sentaient la machine volante passer au-dessus d’eux et jetaient des cris d’épouvante à son passage.

Le lendemain, 14 juin, à cinq heures, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient sur la plate-forme, on pourrait dire sur le pont de l’aéronef. Rien de changé depuis la veille l’homme de garde à l’avant, le timonier à l’arrière.

Pourquoi un homme de garde? Y avait-il donc quelque choc à redouter avec un appareil de même sorte? Non, évidemment. Robur n’avait pas encore trouvé d’imitateurs quant à rencontrer quelque aérostat planant dans les airs, cette chance était tellement minime qu’il était permis de n’en point tenir compte. En tout cas, c’eût été tant pis pour l’aérostat - le pot de fer et le pot de terre. L’Albatros n’aurait rien eu à craindre d’une semblable collision.

Mais, enfin, pouvait-elle se produire? Oui! Il n’était pas impossible que l’aéronef se mît à la côte comme un navire, si quelque montagne, qu’il n’eût pu tourner ou dépasser, eût barré sa route. C’étaient là les écueils de l’air, et il devait les éviter comme un bâtiment évite des écueils de la mer.

L’ingénieur, il est vrai, avait donné la direction ainsi que fait un capitaine, en tenant compte de l’altitude nécessaire pour dominer les hauts sommets du territoire. Or, comme l’aéronef ne devait pas tarder à planer sur un pays de montagnes, il n’était que prudent de veiller, pour le cas où il aurait quelque peu dévié de sa route.

En observant la contrée placée au-dessous d’eux, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent un vaste lac dont l’Albatros allait atteindre la pointe inférieure vers le sud. Ils en conclurent que, pendant la nuit, l’Erié avait été dépassé sur toute sa longueur. Donc, puisqu’il marchait plus directement à l’ouest, l’aéronef devait alors remonter l’extrémité du lac Michigan.

« Pas de doute possible! dit Phil Evans. Cet ensemble de toits à l’horizon, c’est Chicago! »

Il ne se trompait pas. C’était bien la cité vers laquelle rayonnent dix-sept railways, la reine de l’Ouest, le vaste réservoir dans lequel affluent les produits de l’Indiana, de l’Ohio, du Wisconsin, du Missouri, de toutes ces provinces qui forment la partie occidentale de l’Union.

Uncle Prudent, armé d’une excellente lorgnette marine qu’il avait trouvée dans son roufle, reconnut aisément les principaux édifices de la ville. Son collègue put lui indiquer les églises, les édifices publics, les nombreux « élévators » ou greniers mécaniques, l’immense hôtel Sherman, semblable à un gros dé à jouer, dont les fenêtres figuraient des centaines de points sur chacune de ses faces.

Puisque c’est Chicago, dit Uncle Prudent, cela prouve que nous sommes emportés un peu plus à l’ouest qu’il ne conviendrait pour revenir à notre point de départ.

En effet, l’Albatros s’éloignait en droite ligne de la capitale de la Pennsylvanie.

Mais, si Uncle Prudent eût voulu mettre Robur en demeure de les ramener vers l’est, il ne l’aurait pneu ce moment. Ce matin-là, l’ingénieur ne semblait pas pressé de quitter sa cabine, soit qu’il y fût occupé de quelques travaux, soit qu’il y dormit encore. Les deux collègues durent donc déjeuner sans l’avoir aperçu.

La vitesse ne s’était pas modifiée depuis la veille. Etant donné la direction du vent qui soufflait de l’est, cette vitesse n’était pas gênante, et, comme le thermomètre ne baisse que d’un degré par cent soixante-dix mètres d’élévation, la température était très supportable. Aussi, tout en réfléchissant, en causant, en attendant l’ingénieur, Uncle Prudent et Phil Evans se promenaient-ils sous ce qu’on pourrait appeler la ramure des hélices, entraînées alors dans un mouvement giratoire tel que le rayonnement de leurs branches se fondait en un disque semi-diaphane.

L’Etat d’Illinois fut ainsi franchi sur sa frontière septentrionale en moins de deux heures et demie. On passa au-dessus du Père des Eaux, le Mississippi, dont les steam-boats à deux étages ne paraissaient pas plus grands que des canots. Puis, l’Albatros se lança sur l’Iowa, après avoir entrevu Iowa-City vers onze heures du matin.

Quelques chaînes de collines, des « bluffs », serpentaient à travers ce territoire, en obliquant du sud au nord-ouest. Leur médiocre altitude n’exigea aucun relèvement de l’aéronef. D’ailleurs, ces bluffs ne devaient pais tarder à s’abaisser pour faire place aux larges plaines de l’Iowa, étendues sur toute sa partie occidentale et sur le Nebraska, - prairies immenses qui se développent jusqu’au pied des montagnes Rocheuses. Çà et là, nombreux rios, affluents ou sous-affluents du Missouri. Sur leurs rives, villes et villages, d’autant plus rares que l’Albatros s’avançait plus rapidement au-dessus du Far-West.

Rien de particulier ne se produisit pendant cette journée. Uncle Prudent et Phil Evans furent absolument livrés à eux-mêmes. C’est à peine s’ils aperçurent Frycollin, étendu à l’avant, fermant les yeux pour ne rien voir. Et cependant, il n’était pas en proie au vertige, comme on pourrait le penser. Faute de repères, ce vertige n’aurait pu se manifester ainsi qu’il arrive au sommet d’un édifice élevé. L’abîme n’attire pas quand on le domine de la nacelle d’un ballon ou de la plate-forme d’un aéronef, ou, plutôt, ce n’est pas un abîme qui se creuse au-dessous de l’aéronaute, c’est l’horizon qui monte et l’entoure de toutes parts.

A deux heures, l’Albatros passait au-dessus d’Omaha, sur la frontière du Nebraska, - Omaha-City, véritable tête de ligne de ce chemin de fer du Pacifique, longue traînée de rails de quinze cents lieues, tracée entre New York et San Francisco. Un moment, on put voir les eaux jaunâtres du Missouri, puis la ville, aux maisons de bois et de briques, posée au centre de ce riche bassin, comme une boucle à la ceinture de fer qui serre l’Amérique du Nord à sa taille. Sans doute aussi, pendant que les passagers de l’aéronef observaient tous ces détails, les habitants d’Omaha devaient apercevoir l’étrange appareil. Mais leur étonnement à le voir planer dans les airs ne pouvait être plus grand que celui du président et du secrétaire du Weldon-Institute de se trouver à son bord.

En tout cas, c’était là un fait que les journaux de l’Union allaient commenter. Ce serait l’explication de l’étonnant phénomène dont le monde entier S’occupait et se préoccupait depuis quelque temps.

Une heure après, l’Albatros avait dépassé Omaha. Il fut alors constant qu’il se relevait vers l’est, en s’écartant de la Platte-River dont la vallée est suivie par le Pacifiquerailway à travers la Prairie. Cela n’était pas pour satisfaire Uncle Prudent et Phil Evans.

« C’est donc sérieux, cet absurde projet de nous emmener aux antipodes? dit l’un.

— Et malgré nous? répondit l’autre. Ah! que ce Robur y prenne garde! Je ne suis pas homme à le laisser faire!...

— Ni moi! répliqua Phil Evans. Mais, croyez-moi, Uncle Prudent, tâchez de vous modérer...

— Me modérer!...

— Et gardez votre colère pour le moment où il sera opportun qu’elle éclate. »

Vers cinq heures, après avoir franchi les montagnes Noires, couvertes de Sapins et de cèdres, l’Albatros volait au-dessus de ce territoire qu’on a justement appelé les Mauvaises-Terres du Nebraska, - un chaos de collines laissées tomber sur le sol et qui se seraient brisées dans leur chute. De loin, ces blocs prenaient les formes les plus fantaisistes. Çà et là, au milieu de cet énorme jeu d’osselets, on entrevoyait des ruines de cités du Moyen Age avec forts, donjons, châteaux à mâchicoulis et à poivrières. Mais, en réalité, ces Mauvaises-Terres ne sont qu’un ossuaire immense où blanchissent, par myriades, les débris de pachydermes, de chéloniens, et même, dit-on, d’hommes fossiles, entraînés par quelque cataclysme inconnu des premiers âges.

Lorsque le soir vint, tout ce bassin de la Platte-River était dépassé. Maintenant la plaine se développait jusqu’aux extrêmes limites d’un horizon très relevé par l’altitude de l’Albatros.

Pendant la nuit, ce ne furent plus des sifflets aigus de locomotives, ni des sifflets graves de steam-boats qui troublèrent le calme du firmament étoilé. De longs mugissements montaient parfois jusqu’à l’aéronef, alors plus rapproché du sol. C’étaient des troupeaux de bisons qui traversaient la prairie, en quête de ruisseaux et de pâturages. Et, quand ils se taisaient, le froissement des herbes, sous leurs pieds, produisait un sourd bruissement, semblable au roulement d’une inondation et très différent du frémissement continu des hélices.

Puis, de temps à autre, un hurlement de loup, de renard ou de chat Sauvage, un hurlement de coyote, ce canis latrans, dont le nom est bien justifié par ses aboiements sonores.

Et, aussi, des odeurs pénétrantes, la menthe, la sauge et l’absinthe, mêlées aux senteurs puissantes des conifères qui se propageaient à travers l’air pur de la nuit.

Enfin, pour noter tous les bruits venus du sol, un sinistre aboiement qui, cette fois, n’était pas celui des coyotes; c’était le cri du Peau-Rouge qu’un pionnier n ’eut pu confondre avec le cri des fauves.

Phil Evans quitta sa cabine. Peut-être, ce jour-là, se trouverait-il en face de l’ingénieur Robur?

En tout cas, désireux de savoir pourquoi il n’avait pas paru la veille, il s’adressa au contremaître Tom Turner.

Tom Turner, d’origine anglaise, âgé de quarante-cinq ans environ, large de buste, trapu de membres, charpenté en fer, avait une de ces têtes énormes et caractéristiques, à la Hogarth, telles que ce peintre de toutes les laideurs saxonnes en a tracé du bout de son pinceau. Si l’on veut bien examiner la planche quatre du Harlots Progress, on y trouvera la tête de Tom Turner sur les épaules du gardien de la prison, et on reconnaîtra que sa physionomie n a rien d’encourageant.

« Aujourd’hui verrons-nous l’ingénieur Robur? dit Phil Evans.

— Je ne sais, répondit Tom Turner.

— Je ne vous demande pas s’il est sorti.

— Peut-être.

— Ni quand il rentrera.

— Apparemment, quand il aura fini ses courses! »

Et, là-dessus: Tom Turner rentra dans son roufle.

Il fallut se contenter de cette réponse, d’autant moins rassurante que, vérification faite de la boussole, il fut constant que l’Albatros continuait à remonter dans le nord-ouest.

Quel contraste, alors, entre cet aride territoire des Mauvaises-Terres, abandonné avec la nuit, et le paysage qui se déroulait actuellement à la surface du sol.

L’aéronef, après avoir franchi mille kilomètres depuis Omaha, se trouvait au-dessus d’une contrée que Phil Evans ne pouvait reconnaître par cette raison qu’il ne l’avait jamais visitée. quelques forts, destinés à contenir les Indiens, couronnaient les bluffs de leurs lignes géométriques, plutôt formées par des palissades que par des murs. Peu de villages, peu d’habitants en ce pays si différent des territoires aurifères du Colorado, situés à plusieurs degrés au sud.

Au loin commençait à se profiler, très confusément encore, une suite de crêtes que le soleil levant bordait d’un trait de feu.

C’étaient les montagnes Rocheuses.

Tout d’abord, ce matin-là, Uncle Prudent et Phil Evans furent saisis par un froid vif. Cet abaissement de la température n’était point dû à une modification du temps, et le soleil brillait d’un éclat superbe.

« Cela doit tenir à l’élévation de l’Albatros dans l’atmosphère », dit Phil Evans.

En effet, le baromètre, placé extérieurement à la porte du roufle central, était tombé à cinq cent quarante millimètres - ce qui indiquait une élévation de trois mille mètres environ. L’aéronef se tenait donc alors à une assez grande altitude, nécessitée par les accidents du sol.

D’ailleurs, une heure avant, il avait dû dépasser la hauteur de quatre mille mètres, car, derrière lui, se dressaient des montagnes que couvrait une neige éternelle.

Dans leur mémoire, rien ne pouvait rappeler à Uncle Prudent ni à son compagnon quel était ce pays. Pendant la nuit, l’Albatros avait pu faire des écarts, nord et sud, avec une vitesse excessive, et cela suffisait pour les dérouter.

Toutefois, après avoir discuté diverses hypothèses plus ou moins plausibles, ils s’arrêtèrent à celle-ci : ce territoire, encadré dans un cirque de montagnes, devait être celui qu’un acte du Congrès, en mars 1872, avait déclaré Parc national des Etats-Unis.

C’était en effet cette région si curieuse. Elle méritait bien le nom de parc - un parc avec des montagnes pour collines, des lacs pour étangs, des rivières pour ruisseaux, des cirques pour labyrinthes, et, pour jets d’eau, des geysers d’une merveilleuse puissance.

En quelques minutes, l’Albatros se glissa au-dessus de la Yellowstone-river, laissant le mont Stevenson sur la droite, et il aborda le grand lac qui porte le nom de ce cours d’eau. quelle variété dans le tracé des rives de ce bassin, dont les plages, semées d’obsidienne et de petits cristaux, réfléchissent le soleil par leurs milliers de facettes! quel caprice dans La disposition des îles qui apparaissent à sa surface! quel reflet d’azur projeté par ce gigantesque miroir! Et autour de ce lac, l’un des plus élevés du globe terrestre, quelles nuées de volatiles, pélicans, cygnes, mouettes, oies, barnaches et plongeons! Certaines portions de rives, très escarpées, sont revêtues d’une toison d’arbres verts, pins et mélèzes, et, du pied de ces escarpements, jaillissent d’innombrables fumerolles blanches. C’est la vapeur qui s’échappe de ce sol, comme d’un énorme récipient, dans lequel l’eau est entretenue par les feux intérieurs à l’état d’ébullition permanente.

Pour le maître coq, c’eût été ou jamais le cas de faire une ample provision de truites, le seul poisson que les eaux du lac Yellowstone nourrissent par myriades. Mais l’Albatros se tint toujours à une telle hauteur que l’occasion ne se présenta pas d’entreprendre une pêche, qui, très certainement, aurait été miraculeuse.

Au surplus, en trois quarts d’heure, le lac fut franchi, et, un peu plus loin, la région de ces geysers qui rivalisent avec les plus beaux de l’Islande. Penchés au-dessus de la plate-forme, Uncle Prudent et Phil Evans observaient les colonnes liquides qui s’élançaient comme pour fournir à l’aéronef un élément nouveau. C’étaient « l’Eventail » dont les jets se disposent en lamelles rayonnantes, le « Château fort », qui semble se défendre à coups de trombes, le « Vieux fidèle » avec sa projection couronnée d’arcs-en-ciel, le « Géant », dont la poussée interne vomit un torrent vertical d’une circonférence de vingt pieds, à plus de deux cents pieds d’altitude.

Ce spectacle incomparable, on peut dire unique au monde, Robur en connaissait sans doute toutes les merveilles, car il ne parut pas sur la plate-forme. Etait-ce donc pour le seul plaisir de ses hôtes qu’il avait lancé l’aéronef au-dessus de ce domaine national? Quoi qu’il en soit, il s’abstint de venir chercher leurs remerciements. Il ne se dérangea même pas pendant l’audacieuse traversée des montagnes Rocheuses, que l’Albatros aborda vers sept heures du matin.

On sait que cette disposition orographique s’étend, comme une énorme épine dorsale, depuis les reins jusqu’au cou de l’Amérique septentrionale, en prolongeant les Andes mexicaines. C’est un développement de trois mille cinq cents kilomètres que domine le pic James, dont la cime atteint presque douze mille pieds.

Certainement, en multipliant ses coups d’ailes, comme un oiseau de haut vol, l’Albatros aurait pu franchir les cimes les plus élevées de cette chaîne pour aller retomber d’un bond dans l’Oregon ou dans l’Utah. Mais la manœuvre ne fut pas même nécessaire. Des passes existent qui permettent de traverser cette barrière sans en gravir la crête. Il y a plusieurs de ces « cañons », sortes de cols, plus ou moins étroits, à travers lesquels on peut se glisser, - les uns tels que la passe Bridger que prend le railway du Pacifique pour pénétrer sur le territoire des Mormons, les autres qui s’ouvrent plus au nord ou plus au sud.

Ce fut à travers un de ces canons que l’Albatros s’engagea, après avoir modéré sa vitesse, afin de ne point se heurter contre les parois du col. Le timonier, avec une sûreté de main que rendait plus efficace encore l’extrême sensibilité du gouvernail, le manœuvra comme il eût fait d’une embarcation de premier ordre dans un match du Royal Thames Club. Ce fut vraiment extraordinaire. Et, quelque dépit qu’en ressentissent les deux ennemis du « Plus lourd que l’air », ils ne purent qu’être émerveillés de la perfection d’un tel engin de locomotion aérienne.

En moins de deux heures et demie, la grande chaîne fut traversée, et l’Albatros reprit sa première vitesse à raison de cent kilomètres. Il repiquait alors vers le sud-ouest, de manière à couper obliquement le territoire de l’Utah en se rapprochant du sol. Il était même descendu à quelques centaines de mètres, lorsque des coups de sifflet attirèrent l’attention d’Uncle Prudent et de Phil Evans.

C’était un train du Pacific-Railway qui se dirigeait vers la ville du Grand-Lac-Salé.

En ce moment, obéissant à un ordre secrètement donné, l’Albatros s’abaissa encore, de manière à suivre le convoi lancé à toute vapeur. Il fut aussitôt aperçu. quelques têtes se montrèrent aux portières des wagons. Puis, de nombreux voyageurs encombrèrent ces passerelles qui raccordent les « cars américains. quelques-uns même n’hésitèrent. pas à grimper sur les impériales, afin de mieux voir cette machine volante. Rips et hurrahs coururent. à travers l’espace; mais ils n’eurent pas pour résultat de faire apparaître Robur.

L’Albatros descendit encore, en modérant le jeu de ses hélices suspensives, et ralentit sa marche pour ne pas laisser en arrière le convoi qu’il eût pu si facilement distancer. Il voletait au-dessus comme un énorme scarabée, lui qui aurait pu être un gigantesque oiseau de proie. Il faisait des embardées à droite et à gauche, il s’élançait en avant, il revenait sur lui-même, et, fièrement, il avait arboré son pavillon noir à soleil d’or, auquel le chef du train répondit en agitant l’étamine aux trente-sept étoiles de l’Union américaine.

En vain les deux prisonniers voulurent-ils profiter de l’occasion qui leur était offerte de faire connaître ce qu’ils étaient devenus. En vain le président du Weldon-Institute cria-t-il d’une voix forte:

« Je suis Uncle Prudent de Philadelphie! »

Et le secrétaire:

« Je suis Phil Evans, son collègue! »

Leurs cris se perdirent dans les milliers de hurrahs dont les voyageurs saluaient leur passage.

Cependant, trois ou quatre des gens de l’aéronef avaient paru sur la plate-forme. Puis l’un d’eux, comme font les marins qui dépassent un navire moins rapide que le leur, tendit au train un bout de corde - façon ironique de lui offrir une remorque.

L’Albatros reprit aussitôt sa marche habituelle, et, en une demi-heure, il eut laissé en arrière cet express, dont la dernière vapeur ne tarda pas à disparaître.

Vers une heure après midi, apparut un vaste disque qui renvoyait les rayons solaires, ainsi que l’eût fait un immense réflecteur.

Ce doit être la capitale des Mormons, Salt-Lake-City! dit Uncle Prudent.

C’était, en effet, la cité du Grand-Lac-Salé, et, ce disque, c’était le toit rond du Tabernacle, où dix mille saints peuvent tenir à l’aise. Comme un miroir convexe, il dispersait les rayons du soleil en toutes les directions.

Là s’étendait la grande cité, au pied des monts Wasatsh revêtus de cèdres et de Sapins jusqu’à mi-flanc, sur la rive de ce Jourdain qui déverse les eaux de l’Utah dans le Great-Salt-Lake. Sous l’aéronef se développait le damier que figurent la plupart des villes américaines, - damier dont on peut dire qu’il a « plus de dames que de cases », puisque la polygamie est si en faveur chez les Mormons. Tout autour, un pays bien aménagé, bien cultivé, riche en textiles, dans lequel les troupeaux de moutons se comptent par milliers.

Mais cet ensemble s’évanouit comme une ombre, et l’Albatros prit vers le sud-ouest une vitesse plus accélérée qui ne laissa pas d’être très sensible, puisqu’elle dépassait celle du vent.

Bientôt l’aéronef s’envola au-dessus des régions du Nevada et de son territoire argentifère, que la Sierra seule sépare des placers aurifères de la Californie. « Décidément, dit Phil Evans, nous devons nous attendre à voir San Francisco avant la nuit!

— Et après?... » répondit Uncle Prudent.

Il était six heures du soir, lorsque la Sierra Nevada fut franchie précisément par le col de Truckie qui sert de passe au railway. Il ne restait plus que trois cents kilomètres à parcourir pour atteindre, sinon San Francisco, du moins Sacramento, la capitale de l’Etat californien.

Telle fut alors la rapidité imprimée à l’Albatros, que, avant huit heures, le dôme du Capitole pointait à l’horizon de l’ouest pour disparaître bientôt à l’horizon opposé.

En cet instant, Robur se montra sur la plate-forme. Les deux collègues allèrent à lui.

« Ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, nous voilà aux confins de l’Amérique! Nous pensons que cette plaisanterie va cesser...

— Je ne plaisante jamais, » répondit Robur.

Il fit un signe. L’Albatros s’abaissa rapidement vers le sol; mais, en même temps, il prit une telle vitesse qu’il fallut se réfugier dans les roufles.

A peine la porte de leur cabine s’était-elle refermée sur les deux collègues :

« Un peu plus, je l’étranglais! dit Uncle Prudent.

Il faudra tenter de fuir! répondit Phil Evans.

— Oui!... coûte que coûte! »

Un long murmure arriva alors jusqu’à eux.

C’était le grondement de la mer qui se brisait sur les roches du littoral. C’était l’océan Pacifique.

IX

Dans lequel l’Albatros franchit près de dix mille kilomètres, qui se terminent par un bond prodigieux.

Uncle Prudent et Phil Evans étaient bien résolus à fuir. S’ils n’avaient eu affaire aux huit hommes particulièrement vigoureux qui composaient le personnel de l’aéronef, peut-être eussent-ils tenté la lutte. Un coup d’audace aurait pu les rendre maîtres à bord et leur permettre de redescendre sur quelque point des Etats-Unis. Mais à deux — Frycollin ne devant être considéré que comme une quantité négligeable —, il n’y fallait pas songer. Donc, puisque la force ne pouvait être employée, il conviendrait de recourir à la ruse, dès que l’Albatros prendrait terre. C’est ce que Phil Evans essaya de faire comprendre à son irascible collègue, dont il craignait toujours quelque violence prématurée qui eût aggravé la situation.

En tout cas, ce n’était pas le moment. L’aéronef filait à toute vitesse au-dessus du Pacifique-Nord. Le lendemain matin, 16 juin, on ne voyait plus rien de la côte. Or, comme le littoral s’arrondit depuis l’île de Vancouver jusqu’au groupe des Aléoutiennes, -- portion de l’Amérique russe cédée aux Etats-Unis en 1867, -- très vraisemblablement l’Albatros le croiserait à son extrême courbure. si sa direction ne se modifiait pas.

Combien les nuits paraissaient longues aux deux collègues! Aussi avaient-ils toujours hâte de quitter leur cabine. Ce matin-là, lorsqu’ils vinrent sur le pont, depuis plusieurs heures déjà l’aube avait blanchi l’horizon de l’est. On approchait du solstice de juin, le plus long jour de l’année dans l’hémisphère boréal, et, sous le soixantième parallèle, c’est à peine s’il faisait nuit.

Quant à l’ingénieur Robur, par habitude ou avec intention, il ne se pressait pas de sortir de son roufle. Ce jour-là, lorsqu’il le quitta, il se contenta de saluer ses deux hôtes, au moment où il se croisait avec eux à l’arrière de l’aéronef.

Cependant, les. yeux rougis pas l’insomnie, le regard hébété, les jambes flageolantes, Frycollin s’était hasardé hors de sa cabine. Il marchait comme un homme dont le pied sent que le terrain n’est pas solide. Son premier regard fut pour l’appareil suspenseur qui fonctionnait avec une régularité rassurante sans trop se hâter.

Cela fait, le Nègre, toujours titubant, se dirigea vers la rambarde et la saisit à deux mains, afin de mieux assurer son équilibre. Visiblement, il désirait prendre un aperçu du pays que l’Albatros dominait de deux cents mètres au plus.

Frycollin avait dû se monter beaucoup pour risquer une pareille tentative. Il lui fallait de l’audace, à coup sûr, puisqu’il soumettait sa personne à une telle épreuve.

D’abord, Frycollin se tint le corps renversé en arrière devant la rambarde; puis il la secoua pour en reconnaître la solidité; puis il se redressa; puis il se courba en avant; puis il porta la tête en dehors. Inutile de dire que, pendant qu’il exécutait ces mouvements divers, il avait les yeux fermés. Il les ouvrit enfin.

Quel cri! Et comme il se retira vite! Et de combien la tête lui rentra dans les épaules!

Au fond de l’abîme, il avait vu l’immense Océan. Ses cheveux se seraient dressés sur son front, s’ils n’eussent été crépus.

« La mer!... la mer!... » s’écria-t-il.

Et Frycollin fût tombé sur la plate-forme, si le maître coq n’eût ouvert les bras pour le recevoir.

Ce maître coq était un Français, et peut-être un Gascon, bien qu’il se nommât François Tapage. S’il n’était pas Gascon, il avait dû humer les brises de la Garonne pendant son enfance. Comment ce François Tapage se trouvait-il au service de l’ingénieur? Par quelle suite de hasards faisait-il partie du personnel de l’Albatros? on ne sait guère. En tout cas, ce narquois parlait l’anglais comme un Yankee.

« Eh! droit donc, droit! s’écria-t-il en redressant le Nègre d’un vigoureux coup dans les reins.

— Master Tapage!... répondit le pauvre diable, en jetant des regards désespérés vers les hélices.

— S’il te plaît, Frycollin!

— Est-ce que ça casse quelquefois?

— Non! mais ça finira pas casser.

— Pourquoi?... pourquoi?...

— Parce que tout lasse, tout passe, tout casse, comme on dit dans mon pays.

— Et la mer qui est dessous

— En cas de chute, mieux vaut la mer.

— Mais on se noie!...

— On se noie, mais on ne s’é-cra-bou-ille pas! » répondit François Tapage, en scandant chaque syllabe de sa phrase:

Un instant après, par un mouvement de reptation, Frycollin s’était glissé au fond de sa cabine.

Pendant cette journée du 16 juin, l’aéronef ne prit qu’une vitesse modérée. Il semblait raser la surface de cette mer si calme, tout imprégnée de soleil, qu’il dominait seulement d’une centaine de pieds.

A leur tour, Uncle Prudent et son compagnon étaient restés dans leur roufle, afin de ne point rencontrer Robur qui se promenait en fumant, tantôt seul, tantôt avec le contremaître Tom Turner. Il n’y avait qu’un demi-jeu d’hélices en fonction, et cela suffisait à maintenir l’appareil dans les basses zones de l’atmosphère.

En ces conditions, les gens de l’Albatros auraient pu se donner, avec le plaisir de la pêche, la satisfaction de varier leur ordinaire, si ces eaux du Pacifique eussent été poissonneuses. Mais, à sa surface, apparaissaient seulement quelques baleines, de cette espèce à ventre jaune qui mesure jusqu’à vingt-cinq mètres de longueur. Ce sont les plus redoutables cétacés des mers boréales. Les pêcheurs de profession se gardent bien de les attaquer, tant leur force est prodigieuse.

Cependant, en harponnant une de ces baleines, soit avec le harpon ordinaire, soit avec la fusée Flechter ou la javeline-bombe. dont il y avait un assortiment à bord, cette pêche aurait pu se faire sans danger.

Mais à quoi bon cet inutile massacre? Toutefois, et, sans doute, afin de montrer aux deux membres du Weldon-Institute ce qu’il pouvait obtenir de son aéronef, Robur voulut donner la chasse à l’un de ces monstrueux cétacés.

Au cri de « baleine! baleine! » Uncle Prudent et Phil Evans sortirent de leur cabine. Peut-être y avait-il quelque navire baleinier en vue... Dans ce cas, pour échapper à leur prison volante, tous deux eussent été capables de se précipiter à la mer, en comptant sur la chance d’être recueillis par une embarcation.

Déjà tout le personnel de l’Albatros était rangé sur la plate-forme. Il attendait.

« Ainsi, nous allons en tâter, master Robur? demanda le contremaître Turner.

— Oui, Tom », répondit l’ingénieur.

Dans les roufles de la machinerie, le mécanicien et ses deux aides étaient à leur poste, prêts à exécuter les manœuvres qui seraient commandées par gestes. L’Albatros ne tarda pas à s’abaisser vers la mer, et il s’arrêta à une cinquantaine de pieds au-dessus.

Il n’y avait aucun navire au large — ce que purent constater les deux collègues — ni aucune terre en vue qu’ils auraient pu gagner à la nage, en admettant que Robur n’eût rien fait pour les ressaisir.

Plusieurs jets de vapeur et d’eau, lancés par leurs évents, annoncèrent bientôt la présence des baleines qui venaient respirer à la surface de la mer.

Tom Turner, aidé d’un de ses camarades, s’était placé à l’avant. A sa portée était une de ces javelines-bombes, de fabrication californienne, qui se lancent avec une arquebuse. C’est une espèce de cylindre de métal que termine une bombe cylindrique, armée d’une tige à pointe barbelée.

Du banc de quart de l’avant, sur lequel il venait de monter, Robur indiquait, de la main droite aux mécaniciens, de la main gauche au timonier, les manœuvres à faire. Il était ainsi maître de l’aéronef dans toutes les directions, horizontale et verticale. On ne saurait croire avec quelle rapidité, avec quelle précision, l’appareil obéissait à tous ses commandements. On eût dit d’un être organisé, dont l’ingénieur Robur était l’âme.

« Baleine!... Baleine! » s’écria de nouveau Tom Turner.

En effet, le dos d’un cétacé émergeait à quatre encablures en avant de l’Albatros.

L’Albatros courut dessus, et, quand il n’en fut plus qu’à une soixantaine de pieds, il s’arrêta.

Tom Turner avait épaulé son arquebuse qui reposait sur une fourche fichée dans la rambarde. Le coup partit, et le projectile, entraînant une longue corde dont l’extrémité se rattachait à la plate-forme, alla frapper le corps de la baleine. La bombe, remplie d’une matière fulminante, fit alors explosion, et, en éclatant, lança une sorte de petit harpon à deux branches, qui s’incrusta dans les chairs de l’animal.

« Attention! » cria Turner.

Uncle Prudent et Phil Evans, si mal disposés qu’ils fussent, se sentaient intéressés par ce spectacle.

La baleine, blessée grièvement, avait frappé la mer d’un tel coup de queue que l’eau rejaillit jusque sur l’avant de l’aéronef. Puis l’animal plongea à une grande profondeur, pendant qu’on lui filait de la corde préalablement lovée dans une baille pleine d’eau, afin qu’elle ne prit pas feu au frottement. Lorsque la baleine revint à la surface, elle se mit à fuir à toute vitesse dans la direction du nord.

Que l’on imagine avec quelle rapidité l’Albatros fut remorqué à sa suite! D’ailleurs, les propulseurs avaient été arrêtés. On laissait faire l’animal, en se maintenant en ligue avec lui. Tom Turner était prêt à couper la corde, pour le cas où un nouveau plongeon aurait rendu cette remorque trop dangereuse.

Pendant une demi-heure, et peut-être sur une distance de six milles, l’Albatros fut ainsi entraîné; mais on sentait que le cétacé commençait à faiblir.

Alors, sur un geste de Robur, les aides-mécaniciens firent machine en arrière, et les propulseurs commencèrent à opposer une certaine résistance à la baleine, qui, peu à peu, se rapprocha du bord.

Bientôt l’aéronef plana à vingt-cinq pieds au-dessus d’elle. Sa queue battait encore les eaux avec une incroyable violence. En se retournant du dos sur le ventre, elle produisait d’énormes remous.

Tout à coup, elle se redressa, pour ainsi dire, piqua une tête, et plongea avec une telle rapidité, que Tom Turner eut à peine le temps de lui filer de la corde.

D’un coup, l’aéronef fut entraîné jusqu’à la surface des eaux. Un tourbillon s’était formé à la place où avait disparu l’animal. Un paquet de mer embarqua par-dessus la rambarde, comme il en tombe sur les pavois d’un navire qui court contre le vent et la lame.

Heureusement, d’un coup de hache, Tom Turner trancha la corde, et l’Albatros, sa remorque détachée, remonta à deux cents mètres sous la puissance de ses hélices ascensionnelles.

Quant à Robur, il avait manœuvré l’appareil sans que son sang-froid l’eût abandonné un instant.

Quelques minutes après, la baleine revenait à la surface — morte cette fois. De toutes parts les oiseaux de mer accouraient pour se jeter sur son cadavre, en poussant des cris à rendre sourd tout, un Congrès.

L’Albatros, n’ayant que faire de cette dépouille, reprit sa marche vers l’ouest.

Le lendemain, 17 juin, à six heures du matin, une terre se profila à l’horizon. C’étaient la presqu’île d’Alaska et le long semis de brisants des Aléoutiennes.

L’Albatros sauta par-dessus cette barrière où pullulent ces phoques à fourrure, que chassent les Aléoutiens pour le compte de la Compagnie Russo-Américaine. Excellente affaire, la capture de ces amphibies longs de six à sept pieds, couleur de rouille, qui pèsent de trois cents à cinq cents livres! Il y en avait des files interminables, rangées en front de bataille, et on eût pu les compter par milliers.

S’ils ne bronchèrent pas au passage de l’Albatros, il n’en fut pas de même des plongeons, lumnes et imbriens, dont les cris rauques emplirent l’espace, et qui disparurent sous les eaux, comme s’ils eussent été menacés par quelque formidable bête de l’air.

Les deux mille kilomètres de la mer de Behring, depuis les premières Aléoutiennes jusqu’à la pointe extrême du Kamtchatka, furent enlevés pendant les vingt-quatre heures de cette journée et de la nuit suivante. Pour mettre à exécution leur projet de fuite, Uncle Prudent et Phil Evans ne se trouvaient plus dans des conditions favorables. Ce n’était ni sur ces rivages déserts de l’extrême Asie, ni dans les parages de la mer d’Okhotsk qu’une évasion pouvait s’effectuer avec quelque chance. Visiblement, l’Albatros se dirigeait vers les terres du Japon ou de la Chine. Là, bien qu’il ne fût peut-être pas prudent de s’en remettre à la discrétion des Chinois ou des Japonais, les deux collègues étaient résolus à s’enfuir, si l’aéronef faisait halte en un point quelconque de ces territoires.

Mais ferait-il halte? Il n’en était pas de lui comme d’un oiseau qui finit par se fatiguer d’un trop long vol, ou d’un ballon qui, faute de gaz, est obligé de redescendre. Il avait des approvisionnements pour bien des semaines encore, et ses organes, d’une solidité merveilleuse, défiaient toute faiblesse comme toute lassitude.

Un bond par-dessus la presqu’île du Kamtchatka, dont on aperçut à peine l’établissement de Petropavlovsk et le volcan de Kloutschew pendant la journée du 18 juin, puis un autre bond au-dessus de la mer d’Okhotsk, à peu près à la hauteur des îles Kouriles, qui lui font un barrage rompu par des centaines de petits canaux. Le 19, au matin, l’Albatros atteignit le détroit de La Pérouse, resserré entre la pointe septentrionale du Japon et l’île Saghalien, dans cette petite Manche, où se déverse ce grand fleuve sibérien, l’Amour.

Alors se leva un brouillard très dense, que l’aéronef dut laisser au-dessous de lui. Ce n’est pas qu’il eût besoin de dominer ces vapeurs pour se diriger. A l’altitude qu’il occupait, aucun obstacle à craindre, ni monuments élevés qu’il eût pu heurter à son passage, ni montagnes contre lesquelles il aurait couru le risque de se briser dans son vol. Le pays n’était que peu accidenté. Mais ces vapeurs ne laissaient pas d’être fort désagréables, et tout eût été mouillé à bord.

Il n’y avait donc qu’à s’élever au-dessus de cette couche de brumes dont l’épaisseur mesurait trois à quatre cents mètres. Aussi les hélices furent-elles plus rapidement actionnées, et au-delà du brouillard, l’Albatros retrouva les régions ensoleillées du ciel.

Dans ces conditions. Uncle Prudent et Phil Evans auraient eu quelque peine à donner suite à leurs projets d’évasion, en admettant qu’ils eussent pu quitter l’aéronef.

Ce jour-là, au moment où Robur passait près d’eux, il s’arrêta un instant, et, sans avoir l’air d’y attacher aucune importance.

« Messieurs, dit-il, un navire à voile ou à vapeur, perdu dans des brumes dont il ne peut sortir, est toujours fort gêné. Il ne navigue plus qu’au sifflet ou à la corne. Il lui faut ralentir sa marche, et, malgré tant de précautions, à chaque instant une collision est à craindre. L’Albatros n’éprouve aucun de ces soucis. Que lui font les brumes, puisqu’il peut s’en dégager? L’espace est à lui, tout l’espace! »

Cela dit, Robur continua tranquillement sa promenade, sans attendre une réponse qu’il ne demandait pas, et les bouffées de sa pipe se perdirent dans l’azur.

« Uncle Prudent, dit Phil Evans; il parait que cet étonnant Albatros n’a jamais rien à craindre!

— C’est ce que nous verrons! » répondit le président du Weldon-Institute.

Le brouillard dura trois jours, les 19, 20, 21 juin, avec une persistance regrettable. Il avait fallu s’élever pour éviter les montagnes japonaises de Fousi-Zama. Mais, ce rideau de brumes s’étant déchiré, on aperçut une immense cité avec palais, villas, chalets, jardins, parcs. Même sans la voir, Robur l’eût reconnue rien qu’à l’aboiement de ses myriades de chiens, aux cris de ses oiseaux de proie, et surtout à l’odeur cadavérique que les corps de ses suppliciés jettent dans l’espace.

Les deux collègues étaient sur la plate-forme, au moment où l’ingénieur prenait ce repère, pour le cas où il devrait continuer sa route au milieu du brouillard.

« Messieurs, dit-il, je n’ai aucune raison de vous cacher que cette ville, c’est Yédo, la capitale du Japon. »

Uncle Prudent ne répondit pas. En présence de l’ingénieur, il suffoquait comme si l’air eût manqué à ses poumons.

« Cette vue de Yédo, reprit Robur, c’est vraiment très curieux.

— Quelque curieux que ce soit..., répliqua Phil Evans.

— Cela ne vaut pas Pékin? riposta l’ingénieur. C’est bien mon avis, et vous en pourrez juger avant peu. »

Impossible d’être plus aimable.

L’Albatros, qui pointait vers le sud-est, changea alors sa direction de quatre quarts, afin d’aller chercher dans l’est une route nouvelle.

Pendant la nuit, le brouillard se dissipa. Il y avait des symptômes d’un typhon peu éloigné, baisse rapide du baromètre, disparition des vapeurs, grands nuages de forme ellipsoïdale, collés sur le fond cuivré du ciel; à l’horizon opposé, de longs traits de carmin, nettement tracés sur une nappe d’ardoise, et un large secteur, tout clair, dans le nord; puis, la mer unie et calme, mais dont les eaux, au coucher du soleil, prirent une sombre couleur écarlate.

Fort heureusement, ce typhon se déchaîna plus au sud et n’eut d’autres résultats que de dissiper les brumes amoncelées depuis près de trois jours.

En une heure, on avait franchi les deux cents kilomètres du détroit de Corée, puis, la pointe extrême de cette presqu’île. Tandis que le typhon allait battre les côtes sud-est de la Chine, l’Albatros se balançait sur la mer Jaune, et, pendant les journées du 22 et du 23, au-dessus du golfe de Petchéli; le 24, il remontait la vallée du Pei-Ho, et il planait enfin sur la capitale du Céleste Empire.

Penchés en dehors de la plate-forme, les deux collègues, ainsi que l’avait annoncé l’ingénieur, purent voir très distinctement cette cité immense, le mur qui la sépare en deux parties — ville mandchoue et ville chinoise —, les douze faubourgs qui l’environnent, les larges boulevards qui rayonnent vers le centre, les temples dont les toits jaunes et verts se baignaient dans le soleil levant, les parcs qui entourent les hôtels des mandarins; puis, au milieu de la ville mandchoue, les six cent soixante-huit hectares [Près de quatorze fois la surface du Champ-de-Mars] de la ville Jaune, avec ses pagodes, ses jardins impériaux, ses lacs artificiels, sa montagne de charbon qui domine toute la capitale; enfin, au centre de la ville Jaune, comme un carré de casse-tête chinois encastré dans un autre, la ville Rouge, c’est-à-dire le Palais Impérial avec toutes les fantaisies de son invraisemblable architecture.

En ce moment, au-dessous de l’Albatros, l’air était empli d’une harmonie singulière. On eût dit d’un concert de harpes éoliennes. Dans l’air planaient une centaine de cerfs-volants de différentes formes en feuilles de palmier ou de pandanus, munis à leur partie supérieure d’une sorte d’arc en bois léger, sous-tendu d’une mince lame de bambou. Sous l’haleine du vent, toutes ces lames, aux notes variées comme celles d’un harmonica, exhalaient un murmure de l’effet le plus mélancolique. Il semblait que, dans ce milieu, on respirât de l’oxygène musical.

Robur eut alors la fantaisie de se rapprocher de cet orchestre aérien, et l’Albatros vint lentement se baigner dans les ondes sonores que les cerfs-volants émettaient à travers l’atmosphère.

Mais, aussitôt, il se produisit un extraordinaire effet au milieu de cette innombrable population. Coups de tam-tams et autres instruments formidables des orchestres chinois, coups de fusils par milliers, coups de mortiers par centaines, tout fut mis en œuvre pour éloigner l’aéronef. Si les astronomes de la Chine reconnurent, ce jour-là, que cette machine aérienne, c’était le mobile dont l’apparition avait soulevé tant de disputes, les millions de Célestes, depuis l’humble tankadère jusqu’aux mandarins les plus boutonnés, le prirent pour un monstre apocalyptique qui venait d’apparaître sur le ciel de Bouddha.

On ne s’inquiéta guère de ces démonstrations dans l’inabordable Albatros. Mais les cordes, qui retenaient les cerfs-volants aux pieux fichés dans les jardins impériaux, furent ou coupées ou halées vivement. De ces légers appareils, les uns revinrent rapidement à terre en accentuant leurs accords, les autres tombèrent comme des oiseaux qu’un plomb a frappés aux ailes et dont le chant finit avec le dernier souffle.

Une formidable fanfare, échappée de la trompette de Tom Turner, se lança alors sur la capitale et couvrit les dernières notes du concert aérien. Cela n’interrompit pas la fusillade terrestre. Toutefois, une bombe, ayant éclaté à quelques vingtaines de pieds de sa plate-forme, l’Albatros remonta dans les zones inaccessibles du ciel.

Que se passa-t-il pendant les quelques jours qui suivirent? Aucun incident dont les prisonniers eussent pu profiter. Quelle direction prit l’aéronef? Invariablement celle du sud-ouest — ce qui dénotait le projet de se rapprocher de l’Indoustan. Il était visible, d’ailleurs, que le sol, montant sans cesse, obligeait l’Albatros à se diriger selon son profil. Une dizaine d’heures après avoir quitté Pékin, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu entrevoir une partie de la Grande Muraille sur la limite du Chen-Si. Puis, évitant les monts Loungs, ils passèrent au-dessus de la vallée de Wang-Ho et franchirent la frontière de l’Empire chinois sur la limite du Tibet.

Le Tibet, — hauts plateaux sans végétation, de-ci, de-là pics neigeux, ravins desséchés, torrents alimentés par les glaciers, bas-fonds avec d’éclatantes couches de sel, lacs encadrés dans des forêts verdoyantes. Sur le tout, un vent souvent glacial.

Le baromètre, tombé à 450 millimètres, indiquait alors une altitude de plus de quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer. A cette hauteur, la température, bien que l’on fût dans les mois les plus chauds de l’hémisphère boréal, ne dépassait guère le zéro.

Ce refroidissement, combiné avec la vitesse de l’Albatros, rendait la situation peu supportable. Aussi, bien que les deux collègues eussent à leur disposition de chaudes couvertures de voyage, ils préférèrent rentrer dans le roufle.

Il va sans dire qu’il avait fallu donner aux hélices suspensives une extrême rapidité, afin de maintenir l’aéronef dans un air déjà raréfié. Mais elles fonctionnaient avec un ensemble parfait, et il semblait que l’on fût bercé par le frémissement de leurs ailes.

Ce jour-là, Garlok, ville du Tibet occidental, chef-lieu de la province de Guari-Khorsoum, put voir passer l’Albatros, gros comme un pigeon voyageur.

Le 27 juin, Uncle Prudent et Phil Evans aperçurent une énorme barrière, dominée par quelques hauts pics, perdus dans les neiges, et qui leur coupait l’horizon. Tous deux, arc-boutés alors contre le roufle de l’avant pour résister à la vitesse du déplacement, regardaient ses masses colossales. Elles semblaient courir au-devant de l’aéronef.

« L’Himalaya, sans doute, dit Phil Evans, et il est probable que ce Robur va en contourner la base sans essayer de passer dans l’Inde.

— Tant pis! répondit Uncle Prudent. Sur cet immense territoire, peut-être aurions-nous pu...

— A moins qu’il ne tourne la chaîne par le Birman à l’est, ou par le Népaul à l’ouest.

— En tout cas, je le mets au défi de la franchir!

— Vraiment! » dit une voix.

Le lendemain, 28 juin, l’Albatros se trouvait en face du gigantesque massif, au-dessus de la province de Zzang. De l’autre côté de l’Himalaya, c’était la région du Népaul.

En réalité, trois chaînes coupent successivement la route de l’Inde, quand on vient du nord. Les deux septentrionales, entre lesquelles s’était glissé l’Albatros, comme un navire entre d’énormes écueils, sont les premiers degrés de cette barrière de l’Asie centrale. Ce furent d’abord le Kouen-Loun, puis le Karakoroum, qui dessinent cette vallée longitudinale et parallèle à l’Himalaya, presque à la ligne de faite où se partagent les bassins de l’Indus, à l’ouest, et du Brahmapoutre, à l’est.

Quel superbe système orographique! Plus de deux cents sommets déjà mesurés, dont dix-sept dépassent vingt-cinq mille pieds! Devant l’Albatros, à huit mille huit cent quarante mètres, s’élevait le mont Everest. Sur la droite, le Dwalaghiri, haut de huit mille deux cents. Sur la gauche, le Kinchanjunga, haut de huit mille cinq cent quatre-vingt-douze, relégué au deuxième rang depuis les dernières mesures de l’Everest.

Evidemment, Robur n’avait pas la prétention d’effleurer la cime de ces pics mais, sans doute, il connaissait les diverses passes de l’Himalaya, entre autres, la passe d’Ibi-Gamin, que les frères Schlagintweit, en 1856, ont franchie à une hauteur de six mille huit cents mètres, et il s’y lança résolument.

Il y eut là quelques heures palpitantes, très pénibles même. Cependant, si la raréfaction de l’air ne devint pas telle qu’il fallut recourir à des appareils spéciaux pour renouveler l’oxygène dans les cabines, le froid fut excessif.

Robur, posté à l’avant, sa mâle figure sous son capuchon, commandait les manœuvres. Tom Turner avait en main la barre du gouvernail. Le mécanicien surveillait attentivement ses piles dont les substances acides n’avaient rien à craindre de la congélation — heureusement. Les hélices, lancées au maximum de courant, rendaient des sons de plus en plus aigus, dont l’intensité fut extrême, malgré la moindre densité de l’air. Le baromètre tomba à 290 millimètres, ce qui indiquait sept mille mètres d’altitude.

Magnifique disposition de ce chaos de montagnes!

Partout des sommets blancs. Pas de lacs, mais des glaciers qui descendent jusqu’à dix mille pieds de la base. Plus d’herbe, rien que de rares phanérogames sur la limite de la vie végétale. Plus de ces admirables pins et cèdres, qui se groupent en forêts splendides aux flancs inférieurs de la chaîne. Plus de ces gigantesques fougères ni de ces interminables parasites, tendus d’un tronc à l’autre, comme dans les sous-bois de la jungle. Aucun animal, ni chevaux sauvages, ni yaks, ni bœufs tibétains. Parfois une gazelle égarée jusque dans ces hauteurs. Pas d’oiseaux, si ce n’est quelques couples de ces corneilles qui s’élèvent jusqu’aux dernières couches de l’air respirable.

Cette passe enfin franchie, l’Albatros commença à redescendre. Au sortir du col, hors de la région des forêts, il n’y avait plus qu’une campagne infinie qui s’étendait sur un immense secteur.

Alors Robur s’avança vers ses hôtes, et d’une voix aimable :

« L’Inde, messieurs », dit-il.

X

Dans lequel on verra comment et pourquoi le valet Frycollin fut mis à la remorque.

L’ingénieur n’avait point l’intention de promener son appareil au-dessus de ces merveilleuses contrées de l’Indoustan. Franchir l’Himalaya pour montrer de quel admirable engin de locomotion il disposait, convaincre même ceux qui ne voulaient pas être convaincus, il ne voulait sans doute pas autre chose. Est-ce donc à dire que l’Albatros fût parfait, quoique la perfection ne soit pas de ce monde? On le verra bien.

En tout cas, si, dans leur for intérieur, Uncle Prudent et son collègue ne pouvaient qu’admirer la puissance d’un pareil engin de locomotion aérienne, ils n’en laissaient rien paraître. Ils ne cherchaient que l’occasion de s’enfuir. Ils n’admirèrent même pas le superbe spectacle offert à leur vue, pendant que l’Albatros suivait les pittoresques lisières du Pendjab.

Il y a bien, à la base de l’Himalaya, une bande marécageuse de terrains d’où transpirent des vapeurs malsaines, ce Teraï dans lequel la fièvre est à l’état endémique. Mais ce n’était pas pour gêner l’Albatros ni compromettre la santé de son personnel. Il monta, sans trop se presser, vers l’angle que l’Indoustan fait au point de jonction du Turkestan et de la Chine. Le 29 juin, dès les premières heures du matin, s’ouvrait devant lui l’incomparable vallée de Cachemir.

Oui, incomparable, cette gorge que laissent entre eux le grand et le petit Himalaya! Sillonnée des centaines de contreforts que l’énorme chaîne envoie mourir jusqu’au bassin de l’Hydaspe, elle est arrosée par les capricieux méandres du fleuve, qui vit se heurter les armées de Porus et d’Alexandre, c’est-à-dire l’Inde et la Grèce aux prises dans l’Asie centrale. Il est toujours là, cet Hydaspe, si les deux villes, fondées par le Macédonien en souvenir de sa victoire, ont si bien disparu qu’on ne peut même plus en retrouver la place.

Pendant cette matinée, l’Albatros plana au-dessus de Srinagar, plus connue sous le nom de Cachemir. Uncle Prudent et son compagnon virent une cité superbe, allongée sur les deux rives du fleuve, ses ponts de bois tendus comme des fils, ses chalets agrémentés de balcons en découpages, ses berges ombragées de hauts peupliers, ses toits gazonnés qui prenaient l’aspect de grosses taupinières, ses canaux multiples, avec des barques comme des noix et des bateliers comme des fourmis, ses palais, ses temples, ses kiosques, ses mosquées, ses bungalows à l’entrée des faubourgs, — tout cet ensemble doublé par la réverbération des eaux; puis sa vieille citadelle de Hari-Parvata, campée au front d’une colline, comme le plus important des forts de Paris au front du mont Valérien.

« Ce serait Venise, dit Phil Evans, si nous étions en Europe.

— Et si nous étions en Europe, répondit Uncle Prudent, nous saurions bien retrouver le chemin de l’Amérique! »

L’Albatros ne s’attarda pas au-dessus du lac que le fleuve traverse et reprit son vol à travers la vallée de l’Hydaspe.

Pendant une demi-heure seulement, descendu à dix mètres du fleuve, il resta stationnaire. Alors, au moyen d’un tuyau de caoutchouc envoyé en dehors, Tom Turner et ses gens s’occupèrent de refaire leur provision d’eau, qui fut aspirée par une pompe que les courants des accumulateurs mirent en mouvement.

Durant cette opération, Uncle Prudent et Phil Evans s’étaient regardés. Une même pensée avait traversé leur cerveau. Ils n’étaient qu’à quelques mètres de la surface de l’Hydaspe, à portée des rives. Tous deux étaient bons nageurs. Un plongeon pouvait leur rendre la liberté, et, lorsqu’ils auraient disparu entre deux eaux, comment Robur eût-il pu les reprendre? Afin de laisser à ses propulseurs la possibilité d’agir, ne fallait-il pas que l’appareil se tint au moins à deux mètres au-dessus du lac?

En un instant, toutes les chances pour ou contre s’étaient présentées à leur esprit. En un instant ils les avaient pesées. Enfin ils allaient s’élancer par-dessus la plate-forme, lorsque plusieurs paires de mains s’abattirent sur leurs épaules.

On les observait. Ils furent mis dans l’impossibilité de fuir.

Cette fois, ils ne se rendirent pas sans résistance. Ils voulurent repousser ceux qui les tenaient. Mais c’étaient de solides gaillards, ces gens de l’Albatros!

« Messieurs, se contenta de dire l’ingénieur, quand on a le plaisir de voyager en compagnie de Robur-le-Conquérant, comme vous l’avez si bien nommé, et à bord de son admirable Albatros, on ne le quitte pas ainsi... à l’anglaise! J’ajouterai même qu’on ne le quitte plus! »

Phil Evans entraîna son collègue qui allait se livrer à quelque acte de violence. Tous deux rentrèrent dans le roufle, décidés à s’enfuir, dût-il leur en coûter la vie, et n importe où.

L’Albatros avait repris sa direction vers l’ouest. Pendant cette journée, avec une vitesse moyenne, il franchit le territoire du Caboulistan, dont on entrevit un instant la capitale, puis la frontière du royaume de l’Hérat, à onze cents kilomètres de Cachemir.

Dans ces contrées, toujours si disputées encore, sur cette route ouverte aux Russes vers les possessions anglaises de l’Inde, apparurent des rassemblements d’hommes, des colonnes, des convois, en un mot tout ce qui constitue le personnel et le matériel d’une armée en marche. On entendit aussi des coups de canon et le pétillement de la mousqueterie. Mais l’ingénieur ne se mêlait jamais des affaires des autres, quand ce n’était pas pour lui question d’honneur ou d’humanité. Il passa outre. Si Hérat, comme on le dit, est la clef de l’Asie centrale, que cette clef allât dans une poche anglaise ou dans une poche moscovite, peu lui importait. Les intérêts terrestres ne regardaient plus l’audacieux qui avait fait de l’air son unique domaine.

D’ailleurs, le pays ne tarda pas à disparaître sous un véritable ouragan de sable, comme il ne s’en produit que trop fréquemment dans ces régions. Ce vent, qui s’appelle « tebbad », transporte des éléments fiévreux avec l’impondérable poussière soulevée à son passage. Et combien de caravanes périssent dans ces tourbillons!

Quant à l’Albatros, afin d’échapper à cette poussière qui aurait pu altérer la finesse de ses engrenages, il alla chercher à deux mille mètres une zone plus saine.

Ainsi disparut la frontière de la Perse et ses longues plaines qui restèrent invisibles. L’allure était très modérée, bien qu’aucun écueil ne fût à craindre. En effet, si la carte indique quelques montagnes, elles ne sont cotées qu’à de moyennes altitudes. Mais, aux approches de la capitale, il convenait d’éviter le Damavend, dont le pic neigeux pointe à près de six mille six cents mètres, puis la chaîne d’Elbrouz, au pied de laquelle est bâti Téhéran.

Dès les premières lueurs du 2 juillet surgit ce Damavend, émergeant du simoun de sables.

L’Albatros se dirigea donc de manière à passer au-dessus de la ville, que le vent enveloppait d’un nuage de fine poussière.

Cependant, vers les dix heures du matin, on put apercevoir les larges fossés qui entourent l’enceinte, et, au milieu, le palais du Shah, ses murailles revêtues de plaques de faïence, ses bassins qui semblaient taillés dans d’énormes turquoises d’un bleu éclatant.

Ce ne fut qu’une rapide vision. A partir de ce point, l’Albatros, modifiant sa route, porta presque directement vers le nord. Quelques heures après, il se trouvait au-dessus d’une petite ville, bâtie à un angle septentrional de la frontière persane, sur les bords d’une vaste étendue d’eau, dont on ne pouvait apercevoir la fin ni au nord ni à l’est.

Cette ville, c’était le port d’Ashourada, la station russe la plus avancée dans le sud. Cette étendue d’eau, c’était une mer. C’était la Caspienne.

Plus de tourbillons de poussière alors. Vue d’un ensemble de maisons à l’européenne, disposées le long d’un promontoire, avec un clocher qui les domine.

L’Albatros s’abaissa sur cette mer dont les eaux sont à trois cents pieds au-dessous du niveau océanien. Vers le soir, il longeait la côte — turkestane autrefois, russe alors — qui monte vers le golfe de Balkan, et le lendemain, 3 juillet, il planait à cent mètres au-dessus de la Caspienne.

Aucune terre en vue, ni du côté de l’Asie, ni du côté de l’Europe. A la surface de la mer, quelques voiles blanches gonflées par la brise. C’étaient des navires indigènes, reconnaissables à leurs formes, des kesebeys à deux mâts, des kayuks, anciens bateaux pirates à un mât, des teimils, simples canots de service ou de pêche. Çà et là, s’élevaient jusqu’à l’Albatros quelques queues de fumée, vomies par la cheminée de ces steamers d’Ashourada que la Russie entretient pour la police des eaux turkomanes.

Ce matin-là, le contremaître Tom Turner causait avec le maître coq, François Tapage, et, à une demande de celui-ci, il avait fait cette réponse

« Oui, nous resterons quarante-huit heures environ au-dessus de la mer Caspienne.

— Bien! répondit le maître coq. Cela nous permettra sans doute de pêcher ?...

— Comme vous le dites! »

Puisqu’on devait mettre quarante heures à faire les six cent vingt-cinq milles que mesure cette mer sur deux cents de large, c’est que la vitesse de l’Albatros serait très modérée, et même nulle pendant les opérations de pêche.

Or, cette réponse de Tom Turner fut entendue par Phil Evans qui se trouvait alors à l’avant.

En ce moment, Frycollin s’obstinait à l’assommer de ses incessantes récriminations, le priant d’intervenir près de son maître pour qu’il le fit « déposer à terre ».

Sans répondre à cette demande saugrenue, Phil Evans revint à l’arrière retrouver Uncle Prudent. Là, toutes précautions prises pour ne point être entendus, il rapporta les quelques phrases échangées entre Tom Turner et le maître coq.

« Phil Evans, répondit Uncle Prudent, je pense que nous ne nous faisons aucune illusion sur les intentions de ce misérable à notre égard?

— Aucune, répondit Phil Evans. Il ne nous rendra la liberté que lorsque cela lui conviendra, — s’il nous la rend jamais!

— Dans ce cas, nous devons tout tenter pour quitter l’Albatros!

— Un fameux appareil, il faut bien l’avouer!

— C’est possible! s’écria Uncle Prudent, mais c’est l’appareil d’un coquin qui nous retient au mépris de tout droit. Or, cet appareil constitue pour nous et les nôtres un danger permanent. Si donc nous ne parvenons pas à le détruire...

— Commençons par nous sauver!.., répondit Phil Evans. Nous verrons après!

— Soit! reprit Uncle Prudent, et profitons des occasions qui vont s’offrir. Evidemment l’Albatros va traverser la Caspienne, puis se lancer sur l’Europe, soit dans le nord, au-dessus de la Russie, soit dans l’ouest, au-dessus des contrées méridionales. Eh bien! en quelque lieu que nous mettions le pied, notre salut sera assuré jusqu’à l’Atlantique. Il convient donc de se tenir prêts à toute heure.

— Mais, demanda Phil Evans, comment fuir?...

— Ecoutez-moi, répondit Uncle Prudent. Il arrive parfois, pendant la nuit, que l’Albatros plane à quelques centaines de pieds seulement du sol. Or, il y a à bord plusieurs câbles de cette longueur, et, avec un peu d’audace, on pourrait peut-être se laisser glisser...

— Oui, répondit Phil Evans, le cas échéant, je n’hésiterais pas...

Ni moi, dit Uncle Prudent. J’ajoute que, la nuit, excepté le timonier posté à l’arrière, personne ne veille.

Précisément, un de ces câbles est placé à l’avant, et, sans être vu, sans être entendu, il ne serait pas impossible de le dérouler...

— Bien, dit Phil Evans. Je vois avec plaisir, Uncle Prudent, que vous êtes plus calme. Cela vaut mieux pour agir. Mais, en ce moment, nous voici sur la Caspienne. De nombreux bâtiments sont en vue. L’Albatros va descendre et s’arrêter pendant la pèche... Est-ce que nous ne pourrions pas profiter?...

— Eh! on nous surveille, même quand nous ne croyons pas être surveillés, répondit Uncle Prudent. Vous l’avez bien vu, quand nous avons tenté de nous précipiter dans l’Hydaspe.

— Et qui dit que nous ne sommes pas surveillés aussi pendant la nuit? répliqua Phil Evans.

— Il faut pourtant en finir! s’écria Uncle Prudent, oui! en finir avec cet Albatros et son maître! »

On le voit, sous l’excitation de la colère, les deux collègues — Uncle Prudent surtout — pouvaient être conduits à commettre les actes les plus téméraires et peut-être les plus contraires à leur propre sûreté.

Le sentiment de leur impuissance, le dédain ironique avec lequel les traitait Robur, les réponses brutales qu’il leur faisait, tout contribuait à tendre une situation dont l’aggravation était chaque jour plus manifeste.

Ce jour même, une nouvelle scène faillit amener une altercation des plus regrettables entre Robur et les deux collègues. Frycollin ne se doutait guère qu’il allait en être le provocateur.

En se voyant au-dessus de cette mer sans limites, le poltron fut repris d’une belle épouvante. Comme un enfant, comme un Nègre qu’il était, il se laissa aller à geindre, à protester, à crier, à se démener en mille contorsions et grimaces.

« Je veux m’en aller!... Je veux m’en aller! criait-il. Je ne suis pas un oiseau !... Je ne suis pas fait pour voler!... Je veux qu’on me remette à terre... tout de suite!... »

Il va sans dire que Uncle Prudent ne cherchait aucunement à le calmer, — au contraire. Aussi ces hurlements finirent-ils par impatienter singulièrement Robur.

Or, comme Tom Turner et ses compagnons allaient procéder aux manœuvres de la pêche, l’ingénieur, pour se débarrasser de Frycollin, ordonna de l’enfermer dans son roufle. Mais le Nègre continua à se débattre, à frapper aux cloisons, à hurler de plus belle.

Il était midi. En ce moment, l’Albatros se tenait à cinq ou six mètres seulement du niveau de la mer. Quelques embarcations, épouvantées à sa vue, avaient pris la fuite. Cette portion de la Caspienne ne devait pas tarder à être déserte.

Comme on le pense bien, dans ces conditions où ils n’auraient eu qu’à piquer une tête pour fuir, les deux collègues devaient être et étaient l’objet d’une surveillance spéciale. En admettant même qu’ils se fussent jetés par-dessus le bord, on aurait bien su les reprendre avec le canot de caoutchouc de l’Albatros. Donc, rien à faire pendant la pêche, à laquelle Phil Evans crut devoir assister, tandis que Uncle Prudent, en perpétuel état de rage, se retirait dans sa cabine.

On sait que la mer Caspienne est une dépression volcanique du sol. En ce bassin tombent les eaux de ces grands fleuves, le Volga, l’Oural, le Kour, la Kouma, la Jemba et autres. Sans l’évaporation qui lui enlève son trop-plein, ce trou, d’une superficie de dix-sept mille lieues carrées, d’une profondeur moyenne comprise entre soixante et quatre cents pieds, aurait inondé les côtes du nord et de l’est, basses et marécageuses. Bien que cette cuvette ne soit en communication ni avec la mer Noire, ni avec la mer d’Aral, dont les niveaux sont très supérieurs au sien, elle n’en nourrit pas moins un très grand nombre de poissons — de ceux, bien entendu, auxquels ne peuvent déplaire ses eaux d’une amertume prononcée, due au naphte qu’y déversent les sources de son extrémité méridionale.

Or, en songeant à la variété que la pêche pouvait apporter à son ordinaire, le personnel de l’Albatros ne dissimulait pas le plaisir qu’il allait y prendre.

« Attention! » cria Tom Turner, qui venait de harponner un poisson de belle taille, presque semblable à un requin.

C’était un magnifique esturgeon, long de sept pieds, de cette espèce Belonga des Russes, dont les œufs, mélangés de sel, de vinaigre et de vin blanc, forment le caviar. Peut-être les esturgeons pêchés dans les fleuves sont-ils meilleurs que les esturgeons de mer; mais ceux-ci furent bien accueillis à bord de l’Albatros.

Toutefois, ce qui rendit cette pêche plus fructueuse encore, ce fut la traîne des chaluts qui ramassèrent, pêle-mêle, carpes, brèmes, saumons, brochets d’eaux salées, et surtout quantité de ces sterlets de moyenne taille que les riches gourmets font venir vivants d’Astrakan à Moscou et à Pétersbourg. Ceux-ci allaient immédiatement passer de leur élément naturel dans les chaudières de l’équipage, sans frais de transport.

Les gens de Robur halaient joyeusement les filets, après que l’Albatros les avait promenés pendant plusieurs milles. Le Gascon François Tapage, hurlant de plaisir, justifiait bien son nom. Une heure de pêche suffit à remplir les viviers de l’aéronef, qui remonta vers le nord.

Pendant cette halte, Frycollin n’avait cessé de crier, de frapper aux parois de sa cabine, de faire en un mot un insupportable vacarme.

« Ce maudit Nègre ne se taira donc pas! dit Robur, véritablement à bout de patience.

— Il me semble, monsieur, qu’il a bien le droit de se plaindre! répondit Phil Evans.

— Oui, comme moi j’ai le droit d’épargner ce supplice à mes oreilles! répliqua Robur.

— Ingénieur Robur!... dit Uncle Prudent, qui venait d’apparaître sur la plate-forme.

— Président du Weldon-Institute ? »

Tous deux s’étaient avancés l’un vers l’autre. Ils se regardaient dans le blanc des yeux.

Puis, Robur, haussant les épaules :

« A bout de corde! » dit-il.

Tom Turner avait compris. Frycollin fut tiré de sa cabine.

Quels cris il poussa, lorsque le contremaître et un de ses camarades le saisirent et l’attachèrent dans une sorte de baille, à laquelle ils fixèrent solidement l’extrémité d’un câble!

C’était précisément un de ces câbles dont Uncle Prudent voulait faire l’usage que l’on sait.

Le Nègre avait cru d’abord qu’il allait être pendu... Non! Il ne devait être que suspendu.

En effet, ce câble fut déroulé au-dehors sur une longueur de cent pieds, et Frycollin se trouva balancé dans le vide.

Il pouvait crier à son aise maintenant. Mais, l’épouvante l’étreignant au larynx, il resta muet.

Uncle Prudent et Phil Evans avaient voulu s’opposer à cette exécution ils furent repoussés.

« C’est une infamie!... C’est une lâcheté! s’écria Uncle Prudent, qui était hors de lui.

— Vraiment! répondit Robur.

— C’est un abus de la force contre lequel je protesterai autrement que par des paroles!

— Protestez!

— Je me vengerai, ingénieur Robur!

— Vengez-vous, président du Weldon-Institute!

— Et de vous et des vôtres! »

Les gens de l’Albatros s’étaient rapprochés dans des dispositions peu bienveillantes. Robur leur fit signe de s’éloigner.

« Oui!... De vous et des vôtres!.., reprit Uncle Prudent, que son collègue essayait en vain de calmer.

— Quand il vous plaira! répondit l’ingénieur.

— Et par tous les moyens possibles!

— Assez! dit alors Robur d’un ton menaçant, assez! Il y a d’autres câbles à bord! Taisez-vous, ou, sinon, tout comme le valet, le maître! »

Uncle Prudent se tut, non par crainte, mais parce qu’il fut pris d’une telle suffocation que Phil Evans dut l’emmener dans sa cabine.

Cependant, depuis une heure, le temps s’était singulièrement modifié. Il y avait des symptômes auxquels on ne pouvait se méprendre. Un orage menaçait. La saturation électrique de l’atmosphère était portée à un tel point que, vers deux heures et demie, Robur fut témoin d’un phénomène qu’il n’avait jamais observé.

Dans le nord, d’où venait l’orage, montaient des volutes de vapeurs quasi lumineuses, — ce qui était certainement dû à la variation de la charge électrique des diverses couches de nuages.

Le reflet de ces bandes faisait courir, à la surface de la mer, des myriades de lueurs, dont l’intensité devenait d’autant plus vive que le ciel commençait à s’assombrir.

L’Albatros et le météore ne devaient pas tarder à se rencontrer, puisqu’ils allaient l’un au-devant de l’autre.

Et Frycollin? Eh bien, Frycollin était toujours à la remorque, — et remorque est le mot juste, car le câble faisait un angle assez ouvert avec l’appareil lancé à une vitesse de cent kilomètres, ce qui laissait la baille quelque peu en arrière.

Que l’on juge de son épouvante, lorsque les éclairs commencèrent à sillonner l’espace autour de lui, tandis que le tonnerre roulait ses éclats dans les profondeurs du ciel.

Tout le personnel du bord s’occupait à manœuvrer en vue de l’orage, soit pour s’élever plus haut que lui, soit pour le distancer en se lançant à travers les couches inférieures.

L’Albatros se trouvait alors à sa hauteur moyenne —mille mètres environ, — quand éclata un coup de foudre d’une violence extrême. La rafale s’éleva soudain. En quelques secondes, les nuages en feu se précipitèrent sur l’aéronef.

Phil Evans vint alors intercéder en faveur de Frycollin et demander qu’on le ramenât à bord.

Mais Robur n’avait point attendu cette démarche. Ses ordres étaient donnés. Déjà on s’occupait de haler la corde sur la plate-forme, quand, tout à coup, il se fit un ralentissement inexplicable dans la rotation des hélices suspensives.

Robur bondit vers le roufle central

« Force ! ... Force ! ... cria-t-il au mécanicien. Il faut monter rapidement et plus haut que l’orage!

— Impossible, maître!

— Qu’y a-t-il?

— Les courants sont troublés!... Il se fait des intermittences!...»

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