Robur-le-conquérant
Et de fait, l’Albatros s’abaissait sensiblement.
Ainsi qu’il arrive pour les courants des fils télégraphiques pendant les orages, le fonctionnement électrique n’opérait plus qu’incomplètement dans les accumulateurs de l’aéronef. Mais, ce qui n’est qu’un inconvénient quand il s’agit de dépêches, ici, c’était un effroyable danger, c’était l’appareil précipité dans la mer, sans qu’on pût s’en rendre maître.
« Laisse descendre, cria Robur, et sortons de la zone électrique! Allons, enfants, du sang-froid! »
L’ingénieur était monté sur son banc de quart. Les hommes, à leur poste, se tenaient prêts à exécuter les ordres du maître.
L’Albatros, bien qu’il se fût abaissé de quelques centaines de pieds, était encore plongé dans le nuage, au milieu des éclairs qui se croisaient comme les pièces d’un feu d’artifice. C’était à croire qu’il allait être foudroyé. Les hélices se ralentissaient encore, et ce qui n’avait été jusque-là qu’une descente un peu rapide menaçait de devenir une chute.
Enfin, en moins d’une minute, il était manifeste qu’il serait arrivé au niveau de la mer. Une fois immergé, aucune puissance n’aurait pu l’arracher de cet abîme.
Soudain la nuée électrique apparut au-dessus de lui. L’Albatros n’était plus alors qu’à soixante pieds de la crête des lames. En deux ou trois secondes, elles auraient noyé la plate-forme.
Mais, Robur, saisissant l’instant propice, se précipita vers le roufle central, il saisit les leviers de mise en train, il lança le courant des piles que ne neutralisait plus la tension électrique de l’atmosphère ambiante... En un instant, il eut rendu à ses hélices leur vitesse normale, arrêté la chute, maintenu l’Albatros à petite hauteur, pendant que ses propulseurs l’entraînaient loin de l’orage, qu’il ne tarda pas à dépasser.
Inutile de dire que Frycollin avait pris un bain forcé,
— pendant quelques secondes seulement. Lorsqu’il fut ramené à bord, il était mouillé comme s’il eût plongé jusqu’au fond des mers. On le croira sans peine, il ne criait plus.
Le lendemain, 4 juillet, l’Albatros avait franchi la limite septentrionale de la Caspienne.
XI
Dans lequel la colère de Uncle Prudent croît comme le carré de la vitesse.
Si jamais Uncle Prudent et Phil Evans durent renoncer à tout espoir de s’échapper, ce fut bien pendant les cinquante heures qui suivirent. Robur redoutait-il que la garde de ses prisonniers fût moins facile durant cette traversée de l’Europe? C’est possible. Il savait, d’ailleurs, qu’ils étaient décidés à tout pour s’enfuir.
Quoi qu’il en soit, toute tentative eût alors été un suicide. Que l’on saute d’un express, marchant avec une vitesse de cent kilomètres à l’heure, ce n’est peut-être que risquer sa vie, mais, d’un rapide, lancé à raison de deux cents kilomètres, ce serait vouloir la mort.
Or, c’est précisément cette vitesse — le maximum dont il pût disposer — qui fut imprimée à l’Albatros. Elle dépassait le vol de l’hirondelle, soit cent quatre-vingts kilomètres à l’heure.
Depuis quelque temps, on a dû le remarquer, les vents du nord-est dominaient avec une persistance très favorable à la direction de l’Albatros, puisqu’il marchait dans le même sens, c’est-à-dire d’une façon générale vers l’ouest. Mais, ces vents commençant à se calmer, il devint bientôt impossible de se tenir sur la plate-forme, sans avoir la respiration coupée par la rapidité du déplacement. Les deux collègues, à un certain moment, eussent même été jetés par-dessus le bord, s’ils n’avaient été acculés contre leur roufle par la pression de l’air.
Heureusement, à travers les hublots de sa cage, le timonier les aperçut, et une sonnerie électrique prévint les hommes, renfermés dans le poste de l’avant.
Quatre d’entre eux se glissèrent aussitôt vers l’arrière, en rampant sur la plate-forme.
Que ceux qui se sont trouvés en mer sur un navire debout au vent, pendant quelque tempête, rappellent leur souvenir, et ils comprendront ce que devait être la violence d’une pareille pression. Seulement, ici, c’était l’Albatros qui la créait par son incomparable vitesse.
En somme, il fallut ralentir la marche — ce qui permit à Uncle Prudent et à Phil Evans de regagner leur cabine. A l’intérieur de ses roufles, ainsi que l’avait dit l’ingénieur, l’Albatros emportait avec lui une atmosphère parfaitement respirable.
Mais quelle solidité avait donc cet appareil, pour qu’il pût résister à un pareil déplacement! C’était prodigieux. Quant aux propulseurs de l’avant et de l’arrière, on ne les voyait même plus tourner. C’était avec une infinie puissance de pénétration qu’ils se vissaient dans la couche d’air.
La dernière ville, observée du bord, avait été Astrakan, située presque à l’extrémité nord de la Caspienne.
L’Etoile du Désert — sans doute quelque poète russe l’a appelée ainsi — est maintenant descendue de la première à la cinquième ou sixième grandeur. Ce simple chef-lieu de gouvernement avait un instant montré ses vieilles murailles couronnées de créneaux inutiles, ses antiques tours au centre de la cité, ses mosquées contiguës à des églises de style moderne, sa cathédrale dont les cinq dômes, dorés et semés d’étoiles bleues, semblaient découpés dans un morceau de firmament, — le tout presque au niveau de cette embouchure du Volga qui mesure deux kilomètres.
Puis, à partir de ce point, le vol de l’Albatros ne fut plus qu’une sorte de chevauchée à travers les hauteurs du ciel, comme s’il eût été attelé de ces fabuleux hippogriffes qui franchissent une lieue d’un seul coup d’aile.
Il était dix heures du matin, le 4 juillet, lorsque l’aéronef pointa dans le nord-ouest en suivant à peu près la vallée du Volga. Les steppes du Don et de l’Oural filaient de chaque côté du fleuve. S’il eût été possible de plonger un regard sur ces vastes territoires, à peine aurait-on eu le temps d’en compter les villes et villages. Enfin, le soir venu, l’aéronef dépassait Moscou, sans même saluer le drapeau du Kremlin. En dix heures, il avait enlevé les deux mille kilomètres qui séparent Astrakan de l’ancienne capitale de toutes les Russies.
De Moscou à Pétersbourg, la ligue du chemin de fer ne compte pas plus de douze cents kilomètres. C’était donc l’affaire d’une demi-journée. Aussi, l’Albatros, exact comme un express, atteignit-il Pétersbourg et les bords de la Neva vers deux heures du matin. La clarté de la nuit, sous cette haute latitude qu’abandonne si peu le soleil de juin, permit d’embrasser un instant l’ensemble de cette vaste capitale.
Puis, ce furent le golfe de Finlande, l’archipel d’Abo, la Baltique, la Suède à la latitude de Stockholm, la Norvège à la latitude de Christiania. Dix heures seulement pour ces deux mille kilomètres! En vérité, on aurait pu le croire, aucune puissance humaine n’eût été capable désormais d’enrayer la vitesse de l’Albatros, comme si la résultante de sa force de projection et de l’attraction terrestre l’eût maintenu dans une trajectoire immuable autour du globe.
Il s’arrêta, cependant, et précisément au-dessus de la fameuse chute de Rjukanfos, en Norvège. Le Gousta, dont la cime domine cette admirable région du Telemark, fut comme une borne gigantesque qu’il ne devait pas dépasser dans l’ouest.
Aussi, à partir de ce point, l’Albatros revint-il franchement vers le sud, sans modérer sa vitesse.
Et, pendant ce vol invraisemblable, que faisait Frycollin? Frycollin demeurait muet au fond de sa cabine, dormant du mieux qu’il pouvait, sauf aux heures des repas.
François Tapage lui tenait alors compagnie et se jouait volontiers de ses terreurs.
« Eh! eh! mon garçon, disait-il, tu ne cries donc plus!... Faut pas te gêner pourtant!... Tu en serais quitte pour deux heures de suspension!... Hein !... avec la vitesse que nous avons maintenant, quel excellent bain d’air pour les rhumatismes!
— Il me semble que tout se disloque! répétait Frycollin.
— Peut-être bien, mon brave Fry! Mais nous allons si rapidement que nous ne pourrions même plus tomber!... Voilà qui est rassurant!
— Vous croyez?
— Foi de Gascon! »
Pour dire le vrai, et sans rien exagérer comme François Tapage, il était certain que, grâce à cette rapidité, le travail des hélices suspensives était quelque peu amoindri. L’Albatros glissait sur la couche d’air à la manière d’une fusée à la Congrève.
« Et ça durera longtemps comme cela? demandait Frycollin.
— Longtemps ?... Oh non! répondait le maître coq. Simplement toute la vie!
— Ah! faisait le Nègre en recommençant ses lamentations.
— Prends garde, Fry, prends garde! s’écriait alors François Tapage, car, comme on dit dans mon pays, le maître pourrait bien t’envoyer à la balançoire! »
Et Frycollin, en même temps que les morceaux qu’il mettait en double dans sa bouche, ravalait ses soupirs.
Pendant ce temps, Uncle Prudent et Phil Evans, qui n’étaient point gens à récriminer inutilement, venaient de prendre un parti. Il était évident que la fuite ne pouvait plus s’effectuer. Toutefois, s’il n’était pas possible de remettre le pied sur le globe terrestre, ne pouvait-on faire savoir à ses habitants ce qu’étaient devenus, depuis leur disparition, le président et le secrétaire du Weldon-Institute, par qui ils avaient été enlevés, à bord de quelle machine volante ils étaient détenus, et provoquer peut-être — de quelle façon, grand Dieu! — une audacieuse tentative de leurs amis pour les arracher aux mains de ce Robur?
Correspondre ?... Et comment? Suffirait-il donc d’imiter les marins en détresse qui enferment dans une bouteille un document indiquant le lieu du naufrage et le jettent à la mer?
Mais ici, la mer, c’était l’atmosphère. La bouteille n’y surnagerait pas. A moins de tomber juste sur un passant, dont elle pourrait bien fracasser le crâne, elle risquerait de n’être jamais retrouvée.
En somme, les deux collègues n’avaient que ce moyen à leur disposition, et ils allaient sacrifier une des bouteilles du bord, quand Uncle Prudent eut une autre idée. Il prisait, on le sait, et on peut pardonner ce léger défaut à un Américain, qui pourrait faire pis. Or, en sa qualité de priseur, il possédait une tabatière, — vide maintenant. Cette tabatière était en aluminium. Une fois lancée au-dehors, si quelque honnête citoyen la trouvait, il la ramasserait; s’il la ramassait, il la porterait à un bureau de police, et, là, on prendrait connaissance du document destiné à faire connaître la situation des deux victimes de Robur-le-Conquérant.
C’est ce qui fut fait. La note était courte, mais elle disait tout et donnait l’adresse du Weldon-Institute, avec prière de faire parvenir.
Puis, Uncle Prudent, après y avoir glissé la note, entoura la tabatière d’une épaisse bande de laine solidement ficelée, autant pour l’empêcher de s’ouvrir pendant la chute que de se briser sur le sol. Il n’y avait plus qu’à attendre une occasion favorable.
En réalité, la manœuvre la plus difficile, pendant cette prodigieuse traversée de l’Europe, c’était de sortir du roufle, de ramper sur la plate-forme, au risque d’être emporté, et cela secrètement. D’autre part, il ne fallait pas que la tabatière tombât en quelque mer, golfe, lac ou tout autre cours d’eau. Elle eût été perdue.
Toutefois, il n’était pas impossible que les deux collègues réussissent par ce moyen à rentrer en communication avec le monde habité.
Mais il faisait jour en ce moment. Or, mieux valait attendre la nuit et profiter, soit d’une diminution de la vitesse, soit d’une halte, pour sortir du roufle. Peut-être pourrait-on alors gagner le bord de la plate-forme et ne laisser tomber la précieuse tabatière que sur une ville.
D’ailleurs, quand bien même toutes ces conditions se fussent alors rencontrées, le projet n’aurait pas pu être mis à exécution, — ce jour là du moins.
L’Albatros, en effet, après avoir quitté la terre norvégienne à la hauteur du Gousta, avait appuyé vers le sud. Il suivait précisément le zéro de longitude qui n’est autre, en Europe, que le méridien de Paris. Il passa donc au-dessus de la mer du Nord, non sans provoquer une stupéfaction bien naturelle à bord de ces milliers de bâtiments qui font le cabotage entre l’Angleterre, la Hollande, la France et la Belgique. Si la tabatière ne tombait pas sur le pont même de l’un de ces navires, il y avait bien des chances pour qu’elle s’en allât par le fond.
Uncle Prudent et Phil Evans furent donc obligés d’attendre un moment plus favorable. Du reste, ainsi qu’on va le voir, une excellente occasion devait bientôt s’offrir à eux.
A dix heures du soir, l’Albatros venait d’atteindre les côtes de France, à peu près à la hauteur de Dunkerque. La nuit était assez sombre. Un instant, on put voir le phare de Gris-Nez croiser ses feux électriques avec ceux de Douvres, d’une rive à l’autre du détroit du Pas-de-Calais. Puis l’Albatros s’avança au-dessus du territoire français, en se maintenant à une moyenne altitude de mille mètres.
Sa vitesse n’avait point été modérée. Il passait comme une bombe au-dessus des villes, des bourgs, des villages, si nombreux en ces riches provinces de la France septentrionale. C’étaient, sur ce méridien de Paris, après Dunkerque, Doullens, Amiens, Creil, Saint-Denis. Rien ne le fit dévier de la ligne droite. C’est ainsi que, vers minuit, il arriva au-dessus de la « Ville Lumière », qui mérite ce nom même quand ses habitants sont couchés — ou devraient l’être.
Par quelle étrange fantaisie l’ingénieur fut-il porté à faire halte au-dessus de la cité parisienne? on ne sait. Ce qui est certain, c’est que l’Albatros s’abaissa de manière à ne la dominer que de quelques centaines de pieds seulement. Robur sortit alors de sa cabine, et tout son personnel vint respirer un peu de l’air ambiant sur la plate-forme.
Uncle Prudent et Phil Evans n’eurent garde de manquer l’excellente occasion qui leur était offerte. Tous deux, après avoir quitté leur roufle, cherchèrent à s’isoler, afin de pouvoir choisir l’instant le plus propice. Il fallait surtout éviter d’être vu.
L’Albatros, semblable à un gigantesque scarabée, allait doucement au-dessus de la grande ville. Il parcourut la ligne des boulevards, si brillamment éclairés alors par les appareils Edison. Jusqu’à lui montait le bruit des voitures circulant encore dans les rues, et le roulement des trains sur les railways multiples qui rayonnent vers Paris. Puis, il vint planer à la hauteur des plus hauts monuments, comme s’il eût voulu heurter la boule du Panthéon ou la croix des Invalides. Il voleta depuis les deux minarets du Trocadéro jusqu’à la tour métallique du Champ-de-Mars, dont l’énorme réflecteur inondait toute la capitale de lueurs électriques.
Cette promenade aérienne, cette flânerie de noctambule, dura une heure environ. C’était comme une halte dans les airs, avant la reprise de l’interminable voyage.
Et même l’ingénieur Robur voulut, sans doute, donner aux Parisiens le spectacle d’un météore que n’avaient point prévu ses astronomes. Les fanaux de l’Albatros furent mis en activité. Deux gerbes brillantes se promenèrent sur les places, les squares, les jardins, les palais, sur les soixante mille maisons de la ville, en jetant d’immenses houppes de lumière d’un horizon à l’autre.
Certes, l’Albatros avait été vu, cette fois, — non seulement bien vu, mais entendu aussi, car Tom Turner, embouchant sa trompette, envoya sur la cité une éclatante fanfare. A ce moment, Uncle Prudent, se penchant au-dessus de la rambarde, ouvrit la main et laissa tomber la tabatière...
Presque aussitôt l’Albatros s’éleva rapidement.
Alors, à travers les hauteurs du ciel parisien, monta un immense hurrah de la foule, grande encore sur les boulevards, — hurrah de stupéfaction qui s’adressait au fantaisiste météore.
Soudain, les fanaux de l’aéronef s’éteignirent, l’ombre se refit autour de lui en même temps que le silence, et la route fut reprise avec une vitesse de deux cents kilomètres à l’heure.
C’était tout ce qu’on devait voir de la capitale de la France.
A quatre heures du matin, l’Albatros avait traversé obliquement tout le territoire. Puis, afin de ne pas perdre de temps à franchir les Pyrénées ou les Alpes, il se glissa à la surface de la Provence jusqu’à la pointe du cap d’Antibes. A neuf heures, les San-Pietrini, assemblés sur la terrasse de Saint-Pierre de Rome, restaient ébahis en le voyant passer au-dessus de la Ville éternelle. Deux heures après, dominant la baie de Naples, il se balançait un instant au milieu des volutes fuligineuses du Vésuve. Enfin, après avoir coupé la Méditerranée d’un vol oblique, dès la première heure de l’après-midi, il était signalé par les vigies de la Goulette, sur la côte tunisienne.
Après l’Amérique, l’Asie! Après l’Asie, l’Europe! C’étaient plus de trente mille kilomètres que le prodigieux appareil venait de faire en moins de vingt-trois jours!
Et maintenant, le voilà qui s’engage au-dessus des régions connues ou inconnues de la terre d’Afrique!
Peut-être veut-on savoir ce qu’était devenue la fameuse tabatière, après sa chute?
La tabatière était tombée rue de Rivoli, en face du numéro 210, au moment où cette rue se trouvait déserte. Le lendemain, elle fut ramassée par une honnête balayeuse qui s’empressa de la porter à la Préfecture de Police.
Là, prise tout d’abord pour un engin explosif, elle fut déficelée, développée, ouverte avec une extrême prudence.
Soudain une sorte d’explosion se fit... Un éternuement formidable que n’avait pu retenir le chef de la Sûreté.
Le document fut alors tiré de la tabatière, et, à la surprise générale, on y lut ce qui suit
« Uncle Prudent et Phil Evans, président et secrétaire du Weldon-Institute de Philadelphie, enlevés dans l’aéronef Albatros de l’ingénieur Robur.
« Faire part aux amis et connaissances.
« U. P. et P. E. »
C’était l’inexplicable phénomène enfin expliqué aux habitants des Deux Mondes. C’était le calme rendu aux savants des nombreux observatoires qui fonctionnent à la surface du globe terrestre.
XII
Dans lequel l’ingénieur Robur agit comme s’il voulait concourir pour un des prix monthyon
A cette étape du voyage de circumnavigation de l’Albatros, il est certainement permis de se poser les questions suivantes :
Qu’est-ce donc, ce Robur, dont on ne connaît que le nom jusqu’ici? Passe-t-il sa vie dans les airs? Son aéronef ne se repose-t-il jamais? N’a-t-il pas une retraite en quelque endroit inaccessible, dans laquelle, s’il n’a pas besoin de se reposer, il va du moins se ravitailler? Il serait étonnant qu’il n’en fût pas ainsi. Les plus puissants volateurs ont toujours une aire ou un nid quelque part.
Accessoirement, qu’est-ce que l’ingénieur compte faire de ses deux embarrassants prisonniers? Prétend-il les garder en son pouvoir, les condamner à l’aviation à perpétuité? Ou bien, après les avoir encore promenés au-dessus de l’Afrique, de l’Amérique du Sud, de l’Australasie, de l’océan Indien, de l’Atlantique, du Pacifique, pour les convaincre malgré eux, a-t-il l’intention de leur rendre la liberté en disant:
«Maintenant, messieurs, j’espère que vous vous montrerez moins incrédules à l’endroit du «Plus lourd que l’air!»
A ces questions, il est encore impossible de répondre. C’est le secret de l’avenir. Peut-être sera-t-il dévoilé un jour!
En tout cas, ce nid, l’oiseau Robur ne se mît pas en quête de le chercher sur la frontière septentrionale de l’Afrique. Il se plut à passer la fin de cette journée au-dessus de la régence de Tunis, depuis le cap Bon jusqu’au cap Carthage, tantôt voletant, tantôt planant au gré de ses caprices. Un peu après, il gagna vers l’intérieur et enfila l’admirable vallée de la Medjerda, en suivant son cours jaunâtre, perdu entre les buissons de cactus et de lauriers-roses. Combien, alors, il fit envoler de ces centaines de perruches qui, perchées sur les fils télégraphiques, semblent attendre les dépêches au passage pour les emporter sous leurs ailes!
Puis, la nuit venue, l’Albatros se balança au-dessus des frontières de la Kroumirie, et, s’il restait encore un Kroumir, celui-là ne manqua pas de tomber la face contre terre et d’invoquer Allah à l’apparition de cet aigle gigantesque.
Le lendemain matin, ce fut Bône et les gracieuses collines de ses environs; ce fut Philippeville, maintenant un petit Alger, avec ses nouveaux quais en arcades, ses admirables vignobles, dont les ceps verdoyants hérissent toute cette campagne, qui semble avoir été découpée dans le Bordelais ou les terroirs de la Bourgogne.
Cette promenade de cinq cents kilomètres, au-dessus de la grande et de la petite Kabylie, se termina vers midi à la hauteur de la Kasbah d’Alger. Quel spectacle pour les passagers de l’aéronef! la rade ouverte entre le cap Matifou et la pointe Pescade, ce littoral meublé de palais, de marabouts, de villas, ces vallées capricieuses, revêtues de leurs manteaux de vignobles, cette Méditerranée, si bleue, sillonnée de transatlantiques qui ressemblaient à des canots à vapeur! Et ce fut ainsi jusqu’à Oran la pittoresque, dont les habitants, attardés au milieu des jardins de la citadelle, purent voir l’Albatros se confondre avec les premières étoiles du soir.
Si Uncle Prudent et Phil Evans se demandèrent à quelle fantaisie obéissait l’ingénieur Robur en promenant leur prison volante au-dessus de la terre algérienne — cette continuation de la France de l’autre côté d’une mer qui a mérité le nom de lac français —, ils durent penser que sa fantaisie était satisfaite, deux heures après le coucher du soleil. Un coup de barre du timonier venait d’envoyer l’Albatros vers le sud-est, et, le lendemain, après s’être dégagé de la partie montagneuse du Tell, il vit l’astre du jour se lever sur les sables du Sahara.
Voici quel fut l’itinéraire de la journée du 8 juillet. Vue de la petite bourgade de Géryville, créée comme Laghouat, sur la limite du désert, pour faciliter la conquête ultérieure du Sahara. — Passage du col de Stillen, non sans quelque difficulté, contre une brise assez violente. Traversée du désert, tantôt avec lenteur, au-dessus des verdoyantes oasis ou des ksours, tantôt avec une rapidité fougueuse qui distançait le vol des gypaètes. Plusieurs fois même, il fallut faire feu contre ces redoutables oiseaux, qui, par bandes de douze ou quinze, ne craignaient pas de se précipiter sur l’aéronef, à l’extrême épouvante de Frycollin.
Mais, si les gypaètes ne pouvaient répondre que par des cris effroyables, par des coups de bec et de patte, les indigènes, non moins sauvages, ne lui épargnèrent pas les coups de fusil, surtout quand il eut dépassé la montagne de Sel, dont la charpente, verte et violette, perçait sous son manteau blanc. On dominait alors le grand Sahara. Là gisaient encore les restes des bivacs d’Abd el-Kader. Là, le pays est toujours dangereux au voyageur européen, principalement dans la confédération du Beni-Mzal.
L’Albatros dut alors regagner de plus hautes zones, afin d’échapper à une saute de simoun qui promenait une lame de sable rougeâtre à la surface du sol, comme eût fait un raz de marée à la surface de l’Océan. Ensuite les plateaux désolés de la Chebka étalèrent leur ballast de laves noirâtres jusqu’à la fraîche et verte vallée d’Ain-Massin. On se figurerait difficilement la variété de ces territoires que le regard pouvait embrasser dans leur ensemble. Aux collines couvertes d’arbres et d’arbustes succédaient de longues ondulations grisâtres, drapées comme les plis d’un burnous arabe dont les cassures superbes accidentaient le sol. Au loin apparaissaient des « oueds » aux eaux torrentueuses, des forêts de palmiers, des pâtés de petites huttes groupées sur un mamelon, autour d’une mosquée, entre autres Metliti, où végète un chef religieux, le grand Marabout Sidi Chick.
Avant la nuit, quelques centaines de kilomètres furent enlevées au-dessus d’un territoire assez plat, sillonné de grandes dunes. Si l’Albatros eût voulu faire halte, il aurait alors atterri dans les bas-fonds de l’oasis de Ouargla, blottie sous une immense forêt de palmiers. La ville se montra très visiblement avec ses trois quartiers distincts, l’ancien palais du sultan, sorte de Kasbah fortifiée, ses maisons construites en briques que le soleil s’est chargé de cuire, et ses puits artésiens, forés dans la vallée, où l’aéronef eût pu refaire sa provision liquide. Mais, grâce à son extraordinaire vitesse, les eaux de l’Hydaspe, puisées dans la vallée de Cachemir, remplissaient encore ses charniers au milieu des déserts de l’Afrique.
L’Albatros fut-il vu des Arabes, des Mozabites et des Nègres qui se partagent l’oasis de Ouargla? A coup sûr, puisqu’il fut salué de quelques centaines de coups de fusil, dont les balles retombèrent sans avoir pu l’atteindre.
Puis la nuit vint, cette nuit silencieuse du désert, dont Félicien David a si poétiquement noté tous les secrets.
Pendant les heures suivantes, on redescendit dans le sud-ouest, en coupant les routes d’El Goléa, dont l’une a été reconnue, en 1859, par l’intrépide Français Duveyrier.
L’obscurité était profonde. On ne put rien voir du railway transsaharien en construction d’après le projet Duponchel, — long ruban de fer qui doit relier Alger à Tombouctou par Laghouat, Gardaia, et atteindre plus tard le golfe de Guinée.
L’Albatros entra alors dans la région équatoriale, au-delà du tropique du Cancer. A mille kilomètres de la frontière septentrionale du Sahara, il franchissait la route où le major Laing trouva la mort en 1846; il coupait le chemin des caravanes du Maroc au Soudan, et, sur cette portion du désert qu’écument les Touaregs, il entendait ce qu’on appelle le « chant des sables », murmure doux et plaintif qui semble s’échapper du sol.
Un seul incident : une nuée de sauterelles s’éleva dans l’espace, et il en tomba une telle cargaison à bord que le navire aérien menaça de « sombrer ». Mais on se hâta de rejeter cette surcharge, sauf quelques centaines dont François Tapage fit provision. Et il les accommoda d’une façon si succulente, que Frycollin en oublia un instant ses transes perpétuelles.
« Ça vaut les crevettes! » disait-il.
On était alors à dix-huit cents kilomètres de l’oasis d’Ouargla, presque sur la limite nord de cet immense royaume du Soudan.
Aussi, vers deux heures après midi, une cité apparut dans le coude d’un grand fleuve: Le fleuve, c’était le Niger. La cité, c’était Tombouctou.
Si, jusqu’alors, il n’y avait eu à visiter cette Meckke africaine que des voyageurs de l’Ancien Monde, les Batouta, les Khazan, les Imbert, les Mungo-Park, les Adams, les Laing, les Caillé, les Barth, les Lenz, ce jour-là, par les hasards de la plus singulière aventure, deux Américains allaient pouvoir en parler de visu, de auditu et même de olfactu, à leur retour en Amérique, — s’ils devaient jamais y revenir.
De visu, parce que leur regard put se porter sur tous les points de ce triangle de cinq à six kilomètres, que forme la ville; — de auditu, parce que ce jour était un jour de grand marché et qu’il s’y faisait un bruit effroyable; — de olfactu, parce que le nerf olfactif ne pouvait être que très désagréablement affecté par les odeurs de la place de Youbou-Kamo, où s’élève la halle aux viandes, près du palais des anciens rois So-maïs.
En tout cas, l’ingénieur ne crut pas devoir laisser ignorer au président et au secrétaire du Weldon-Institute qu’ils avaient l’heur extrême de contempler la Reine du Soudan, maintenant au pouvoir des Touaregs de Taganet.
« Messieurs, Tombouctou! » leur dit-il du même ton qu’il leur avait déjà dit, douze jours avant : « L’Inde, messieurs! »
Puis, il continua :
« Tombouctou, par 18° de latitude nord et 5°56’ de longitude à l’ouest du méridien de Paris, avec une cote de deux cent quarante-cinq mètres au-dessus du niveau moyen de la mer. Importante cité de douze à treize mille habitants, jadis illustrée par l’art et la science! — Peut-être auriez-vous le désir d’y faire halte pendant quelques jours? »
Une pareille proposition ne pouvait être qu’ironiquement faite par l’ingénieur.
« Mais, reprit-il, ce serait dangereux pour des étrangers, au milieu des Nègres, des Berbères, des Foullanes et des Arabes qui l’occupent — surtout si j’ajoute que notre arrivée en aéronef pourrait bien leur déplaire.
— Monsieur, répondit Phil Evans sur le même ton, pour avoir le plaisir de vous quitter, nous risquerions volontiers d’être mal reçus de ces indigènes. Prison pour prison, mieux vaut Tombouctou que l’Albatros!
— Cela dépend des goûts, répliqua l’ingénieur. En tout cas, je ne tenterai pas l’aventure, car je réponds de la sécurité des hôtes qui me font l’honneur de voyager avec moi...
— Ainsi donc, ingénieur Robur, dit Uncle Prudent, dont l’indignation éclatait, vous ne vous contentez pas d’être notre geôlier? A l’attentat vous joignez l’insulte?
— Oh! l’ironie tout au plus!
— N’y a-t-il donc pas d’armes à bord?
— Si, tout un arsenal!
— Deux revolvers suffiraient si j’en tenais un, monsieur, et si vous teniez l’autre!
— Un duel! s’écria Robur, un duel, qui pourrait amener la mort de l’un de nous!
— Qui l’amènerait certainement!
— Eh bien, non, président du Weldon-Institute! Je préfère de beaucoup vous garder vivant!
— Pour être plus sûr de vivre vous-même! Cela est sage!
— Sage ou non, c’est ce qui me convient. Libre à vous de penser autrement et de vous plaindre à qui de droit, si vous le pouvez.
— C’est fait, ingénieur Robur!
— Vraiment?
— Etait-il donc si difficile, lorsque nous traversions les parties habitées de l’Europe, de laisser tomber un document...
— Vous auriez fait cela? dit Robur, emporté par un irrésistible mouvement de colère.
— Et si nous l’avions fait?
— Si vous l’aviez fait... vous mériteriez...
— Quoi donc, monsieur l’ingénieur?
— D’aller rejoindre votre document par-dessus le bord!
— Jetez-nous donc! s’écria Uncle Prudent. Nous l’avons fait! »
Robur s’avança sur les deux collègues. A un geste de lui, Tom Turner et quelques-uns de ses camarades étaient accourus. Oui! l’ingénieur eut une furieuse envie de mettre sa menace à exécution, et, sans doute, de peur d’y succomber, il rentra précipitamment dans sa cabine.
« Bien! dit Phil Evans.
— Et ce qu’il n’a pas osé faire, répondit Uncle Prudent, je l’oserai, moi! Oui! je le ferai! »
En ce moment, la population de Tombouctou s’amassait au milieu des places, à travers les rues, sur les terrasses des maisons bâties en amphithéâtre. Dans les riches quartiers de Sankore et de Sarahama, comme dans les misérables huttes coniques du Raguidi, les prêtres lançaient du haut des minarets leurs plus violentes malédictions contre le monstre aérien. C’était plus inoffensif que des balles de fusils.
Il n’était pas jusqu’au port de Kabara, situé dans le coude du Niger, où le personnel des flottilles ne fût en mouvement. Certes, si l’Albatros eût pris terre, il aurait été mis en pièces.
Pendant quelques kilomètres, des bandes criardes de cigognes, de francolins et d’ibis l’escortèrent en luttant de vitesse avec lui; mais son vol rapide les eut bientôt distancés.
Le soir venu, l’air fut troublé par le mugissement de nombreux troupeaux d’éléphants et de buffles, qui parcouraient ce territoire, dont la fécondité est vraiment merveilleuse.
Durant vingt-quatre heures, toute la région, renfermée entre le méridien zéro et le deuxième degré dans le crochet du Niger, se déroula sous l’Albatros.
En vérité, si quelque géographe avait eu à sa disposition un semblable appareil, avec quelle facilité il aurait pu faire le levé topographique de ce pays, obtenir des cotes d’altitude, fixer le cours des fleuves et de leurs affluents, déterminer la position des villes et des villages! Alors, plus de ces grands vides sur les cartes de l’Afrique centrale, plus de blancs à teintes pâles, à lignes de pointillé, plus de ces désignations vagues, qui font le désespoir des cartographes!
Le ii, dans la matinée, l’Albatros dépassa les montagnes de la Guinée septentrionale, resserrée entre le Soudan et le golfe qui porte son nom. A l’horizon se profilaient confusément les monts Kong du royaume de Dahomey.
Depuis le départ de Tombouctou, Uncle Prudent et Phil Evans avaient pu constater que la direction avait toujours été du nord au sud. De là, cette conclusion que, si elle ne se modifiait pas, ils rencontreraient, six degrés au-delà, la ligne équinoxiale. L’Albatros allait-il donc encore abandonner les continents et se lancer, non plus sur une mer de Behring, une mer Caspienne, une mer du Nord ou une Méditerranée, mais au-dessus de l’océan Atlantique?
Cette perspective n’était pas pour apaiser les deux collègues, dont les chances de fuite deviendraient nulles alors.
Cependant l’Albatros faisait petite route, comme s’il hésitait au moment de quitter la terre africaine. Est-ce que l’ingénieur songeait à revenir en arrière? Non! Mais son attention était particulièrement attirée sur ce pays qu’il traversait alors.
On sait — et il le savait aussi —ce qu’est le royaume du Dahomey, l’un des plus puissants du littoral ouest de l’Afrique. Assez fort pour avoir pu lutter avec son voisin, le royaume des Aschantis, ses limites sont restreintes cependant, puisqu’il ne compte que cent vingt lieues du sud au nord et soixante de l’est à l’ouest; mais sa population comprend de sept à huit cent mille habitants, depuis qu’il s’est adjoint les territoires indépendants d’Ardrah et de Wydah.
S’il n’est pas grand, ce royaume de Dahomey, il a souvent fait parler de lui. Il est célèbre par les cruautés effroyables qui marquent ses fêtes annuelles, par ses sacrifices humains, épouvantables hécatombes, destinées à honorer le souverain qui s’en va et le souverain qui le remplace. Il est même de bonne politesse, lorsque le roi de Dahomey reçoit la visite de quelque haut personnage ou d’un ambassadeur étranger, qu’il lui fasse la surprise d’une douzaine de têtes coupées en son honneur, — et coupées par le ministre de la Justice, le « minghan », qui s’acquitte à merveille de ces fonctions de bourreau.
Or, à l’époque où l’Albatros passait la frontière du Dahomey, le souverain Bâhadou venait de mourir, et toute la population allait procéder à l’intronisation de son successeur. De là, un grand mouvement dans tout le pays, mouvement qui n’avait pas échappé à Robur.
En effet, de longues files de Dahomiens des campagnes se dirigeaient alors vers Abomey, la capitale du royaume. Routes bien entretenues, qui rayonnent entre de vastes plaines couvertes d’herbes géantes, immenses champs de manioc, forêts magnifiques de palmiers, de cocotiers, de mimosas, d’orangers, de manguiers, tel était le pays, dont les parfums montaient jusqu’à l’Albatros, tandis que, par milliers, perruches et cardinaux s’envolaient de toute cette verdure.
L’ingénieur, penché au-dessus de la rambarde, absorbé dans ses réflexions, n’échangeait que peu de mots avec Tom Turner.
Il ne semblait pas, d’ailleurs, que l’Albatros eût le privilège d’attirer l’attention de ces masses mouvantes, le plus souvent invisibles sous le dôme impénétrable des arbres. Cela venait, sans doute, de ce qu’il se tenait à une assez grande altitude au milieu de légers nuages.
Vers onze heures du matin, la capitale apparut dans sa ceinture de murailles, défendue par un fossé mesurant douze milles de tour, rues larges et régulièrement tracées sur un sol plat, grande place dont le côté nord est occupé par le palais du roi. Ce vaste ensemble de constructions est dominé par une terrasse, non loin de la case des sacrifices. Pendant les jours de fête, c’est du haut de cette terrasse qu’on jette au peuple des prisonniers attachés dans des corbeilles d’osier, et on s’imaginerait malaisément avec quelle furie ces malheureux sont mis en pièces.
Dans une partie des cours qui divisent le palais du souverain, sont logées quatre mille guerrières, un des contingents de l’armée royale, —non le moins courageux.
S’il est contestable qu’il y ait des Amazones sur le fleuve de ce nom, ce n’est plus douteux au Dahomey. Les unes portent la chemise bleue, l’écharpe bleue ou rouge, le caleçon blanc rayé de bleu, la calotte blanche, la cartouchière attachée à la ceinture; les autres, chasseresses d’éléphants, sont armées de la lourde carabine, du poignard à lame courte, et de deux cornes d’antilope fixées à leur tête par un cercle de fer; celles-ci, les artilleuses, ont la tunique mi-partie bleue et rouge, et pour arme le tromblon, avec de vieux canons de fonte; celles-là, enfin, bataillon de jeunes filles, à tuniques bleues, à culottes blanches, sont de véritables vestales, pures comme Diane, et, comme elle, armées d’arcs et de flèches.
Qu’on ajoute à ces Amazones cinq à six mille hommes en caleçons, en chemises de cotonnade, avec une étoffe nouée à la taille, et on aura passé en revue l’armée dahomienne.
Abomey était, ce jour-là, absolument déserte. Le souverain, le personnel royal, l’armée masculine et féminine, la population, avaient quitté la capitale pour envahir, à quelques milles de là, une vaste plaine entourée de bois magnifiques.
C’est sur cette plaine que devait s’accomplir la reconnaissance du nouveau roi. C’est là que des milliers de prisonniers, faits dans les dernières razzias, allaient être immolés en son honneur.
Il était deux heures environ, lorsque l’Albatros, arrivé au-dessus de la plaine commença à descendre au milieu de quelques vapeurs qui le dérobaient encore aux yeux des Dahomiens.
Ils étaient là soixante mille, au moins, venus de tous les points du royaume, de Widah, de Kerapay, d’Ardrah, de Tombory, des villages les plus éloignés.
Le nouveau roi — un vigoureux gaillard, nommé Bou-Nadi —, âgé de vingt-cinq ans, occupait un tertre ombragé d’un groupe d’arbres à large ramure. Devant lui se pressait sa nouvelle cour, son armée mâle, ses amazones, tout son peuple.
Au pied du tertre, une cinquantaine de musiciens jouaient de leurs instruments barbares, défenses d’éléphants qui rendent un son rauque, tambours tendus d’une peau de biche, calebasses, guitares, clochettes frappées d’une languette de fer, flûtes de bambou dont l’aigre sifflet dominait tout l’ensemble. Puis, à chaque instant, décharges de fusils et de tromblons, décharges des canons dont les affûts tressautaient au risque d’écraser les artilleuses, enfin brouhaha général et clameurs si intenses qu’elles auraient dominé les éclats de la foudre.
Dans un coin de la plaine, sous la garde des soldats, étaient entassés les captifs chargés d’accompagner dans l’autre monde le roi défunt, auquel la mort ne doit rien faire perdre des privilèges de la souveraineté. Aux obsèques de Ghozo, père de Bâhadou, son fils lui en avait envoyé trois mille. Bou-Nadi rie pouvait faire moins pour son prédécesseur. Ne faut-il pas de nombreux messagers pour rassembler non seulement les Esprits, mais tous les hôtes du ciel, conviés à faire cortège au monarque divinisé?
Pendant une heure, il n’y eut que discours, harangues, palabres, coupés de danses exécutées, non seulement par les bayadères attitrées, mais aussi par les amazones qui y déployèrent une grâce toute belliqueuse.
Mais le moment de l’hécatombe approchait. Robur, qui connaissait les sanglantes coutumes du Dahomey, ne perdait pas de vue les captifs, hommes, femmes, enfants, réservés à cette boucherie.
Le minghan se tenait au pied du tertre. Il brandissait son sabre d’exécuteur à lame courbe, surmonté d’un oiseau de métal, dont le poids rend la volte plus assurée.
Cette fois, il n’était pas seul. Il n’aurait pu suffire à la besogne. Auprès de lui étaient groupés une centaine de bourreaux, habiles à trancher les têtes d’un seul coup. Cependant l’Albatros se rapprochait peu à peu, obliquement, en modérant ses hélices suspensives et propulsives. Bientôt il sortit de la couche des nuages qui le cachaient à moins de cent mètres de terre, et, pour la première fois, il apparut.
Contrairement à ce qui se passait d’habitude, ces féroces indigènes ne virent en lui qu’un être céleste descendu tout exprès pour rendre hommage au roi Bâhadou.
Alors enthousiasme indescriptible, appels interminables, supplications bruyantes, prières générales, adressées à ce surnaturel hippogriffe qui venait sans doute prendre le corps du roi défunt afin de le transporter dans les hauteurs du ciel dahomien.
En ce moment, la première tête vola sous le sabre du mînghan. Puis, d’autres prisonniers furent amenés par centaines devant leurs horribles bourreaux.
Soudain, un coup de fusil partit de l’Albatros. Le ministre de la Justice tomba, la face contre terre.
« Bien visé, Tom! dit Robur.
— Bah!... Dans le tas! » répondit le contremaître.
Ses camarades, armés comme lui, étaient prêts à tirer au premier signal de l’ingénieur.
Mais un revirement s’était fait dans la foule. Elle avait compris. Ce monstre ailé, ce n’était point un Esprit favorable, c’était un Esprit hostile à ce bon peuple du Dahomey. Aussi, après la chute du minghan, des cris de représailles s’élevèrent-ils de toutes parts. Presque aussitôt, une fusillade éclata au-dessus de la plaine.
Ces menaces n’empêchèrent pas l’Albatros de descendre audacieusement à moins de cent cinquante pieds du sol. Uncle Prudent et Phil Evans, quels que fussent leurs sentiments envers Robur, ne pouvaient que s’associer à une pareille œuvre d’humanité.
« Oui! délivrons les prisonniers! s’écrièrent-ils.
— C’est mon intention! » répondit l’ingénieur. Et les fusils à répétition de l’Albatros, entre les mains des deux collègues comme entre les mains de l’équipage, commencèrent un feu de mousqueterie, dont pas une balle n’était perdue au milieu de cette masse humaine. Et même la petite pièce d’artillerie du bord, braquée sous son angle le plus fermé, envoya à propos quelques boîtes à mitraille qui firent merveille.
Aussitôt les prisonniers, sans rien comprendre à ce secours venu d’en haut, rompirent leurs liens, pendant que les soldats ripostaient aux feux de l’aéronef. L’hélice antérieure fut traversée d’une balle, tandis que quelques autres, projectiles l’atteignaient en pleine coque. Frycollin, caché au fond de sa cabine, faillit même être touché à travers la paroi du roufle.
« Ah! ils veulent en goûter! » s’écria Tom Turner.
Et, s’affalant dans la soute aux munitions, il revint avec une douzaine de cartouches de dynamite qu’il distribua à ses camarades. A un signe de Robur, ces cartouches furent lancées au-dessus du tertre, et, en heurtant le sol, elles éclatèrent comme de petits obus.
Quelle déroute du roi, de la cour, de l’armée, du peuple, en proie à une épouvante que ne justifiait que trop une pareille intervention! Tous avaient cherché refuge sous les arbres, pendant que les prisonniers s’enfuyaient, sans que personne songeât à les poursuivre.
Ainsi furent troublées les fêtes en l’honneur du nouveau roi de Dahomey. Ainsi Uncle Prudent et Phil Evans durent reconnaître de quelle puissance disposait un tel appareil, et quels services il pouvait rendre à l’humanité.
Ensuite, l’Albatros remonta tranquillement dans la zone moyenne; il passa au-dessus de Wydah, et il eut bientôt perdu de vue cette côte sauvage que les vents de sud-ouest entourent d’un inabordable ressac.
Il planait sur l’Atlantique.
XIII
Dans lequel Uncle Prudent et Phil Evans traversent tout un océan, sans avoir le mal de mer.
Oui, l’Atlantique! Les craintes des deux collègues s’étaient réalisées. Il ne semblait pas, d’ailleurs, que Robur éprouvât la moindre inquiétude à s’aventurer au-dessus de ce vaste Océan. Cela n’était pas pour le préoccuper, ni ses hommes, qui devaient avoir l’habitude de pareilles traversées. Déjà ils étaient tranquillement rentrés dans le poste. Aucun cauchemar ne dut troubler leur sommeil.
Où allait l’Albatros? Ainsi que l’avait dit l’ingénieur, devait-il donc faire plus que le tour du monde? En tout cas, il faudrait bien que ce voyage se terminât quelque part. Que Robur passât sa vie dans les airs, à bord de l’aéronef et n’atterrît jamais, cela n’était pas admissible. Comment eût-il pu renouveler ses approvisionnements en vivres et munitions, sans parler des substances nécessaires au fonctionnement des machines? Il fallait, de toute nécessité, qu’il eût une retraite, un port de relâche, si l’on veut, en quelque endroit ignoré et inaccessible du globe, où l’Albatros pouvait se réapprovisionner. Qu’il eût rompu toute relation avec les habitants de la terre, soit! mais avec tout point de la surface terrestre, non!
S’il en était ainsi, où gisait ce point? Comment l’ingénieur avait-il été amené à le choisir? Y était-il attendu par une petite colonie dont il était le chef? Pouvait-il y recruter un nouveau personnel? Et d’abord, pourquoi ces gens, d’origines diverses, s’étaient-ils attachés à sa fortune? Puis, de quelles ressources disposait-il pour avoir pu fabriquer un aussi coûteux appareil, dont la construction avait été tenue si secrète? Il est vrai, son entretien ne semblait pas être dispendieux. A bord, on vivait d’une existence commune, d’une vie de famille, en gens heureux qui ne se cachaient pas de l’être. Mais enfin, quel était ce Robur? D’où venait-il? Quel avait été son passé? Autant d’énigmes impossibles à résoudre, et celui qui en était l’objet ne consentirait jamais, sans doute, à en donner le mot.
Qu’on ne s’étonne donc pas si cette situation, toute faite de problèmes insolubles, devait surexciter les deux collègues. Se sentir ainsi emportés dans l’inconnu, ne pas entrevoir l’issue d’une pareille aventure, douter même si jamais elle aurait une fin, être condamnés à l’aviation perpétuelle, n’y avait-il pas de quoi pousser à quelque extrémité terrible le président et le secrétaire du Weldon-Institute?
En attendant, depuis cette soirée du ii juillet, l’Albatros filait au-dessus de l’Atlantique. Le lendemain, lorsque le soleil apparut, il se leva sur cette ligne circulaire où viennent se confondre le ciel et l’eau. Pas une seule terre en vue, si vaste que fût le champ de vision. L’Afrique avait’ disparu sous l’horizon du nord.
Lorsque Frycollin se fut hasardé hors de sa cabine, lorsqu’il vit toute cette mer au-dessous de lui, la peur le reprit au galop. Au-dessous n’est pas le mot juste, mieux vaudrait dire autour de lui, car, pour un observateur placé dans ces zones élevées, l’abîme semble l’entourer de toutes parts, et l’horizon, relevé à son niveau, semble reculer, sans qu’on puisse jamais en atteindre les bords.
Sans doute, Frycollin ne s’expliquait pas physiquement cet effet, mais il le sentait moralement. Cela suffisait pour provoquer en lui « cette horreur de l’abîme », dont certaines natures, braves cependant, ne peuvent se dégager. En tout cas, par prudence, le Nègre ne se répandit pas en récriminations. Les yeux fermés, les bras tâtonnants, il rentra dans sa cabine avec la perspective d’y rester longtemps.
En effet, sur les trois cent soixante-quatorze millions cinquante-sept mille neuf cent douze kilomètres carrés [La surface des terres est de 136051 371 kilomètres carrés] qui représentent la superficie des mers, l’Atlantique en occupe plus du quart. Or, il ne semblait pas que l’ingénieur fût pressé dorénavant. Aussi n’avait-il pas donné ordre de pousser l’appareil à toute vitesse. D’ailleurs, l’Albatros n’aurait pu retrouver la rapidité qui l’avait emporté au-dessus de l’Europe à raison de deux cents kilomètres à l’heure. En cette région où dominent les courants du sud-ouest, il avait le vent debout, et, bien que ce vent fût faible encore, il ne laissait pas de lui donner prise.
Dans cette zone intertropicale, les plus récents travaux des météorologistes, appuyés sur un grand nombre d’observations, ont permis de reconnaître qu’il y a une convergence des alizés, soit vers le Sahara, soit vers le golfe du Mexique. En dehors de la région. des calmes, ou ils viennent de l’ouest et portent vers l’Afrique, ou ils viennent de l’est et portent vers le Nouveau Monde, —au moins durant la saison chaude.
L’Albatros ne chercha donc point à lutter contre les brises contraires de toute la puissance de ses propulseurs. Il se contenta d’une allure modérée, qui dépassait, d’ailleurs, celle des plus rapides transatlantiques.
Le 13 juillet, l’aéronef traversa la ligne équinoxiale, —ce qui fut annoncé à tout le personnel.
C’est ainsi que Uncle Prudent et Phil Evans apprirent qu’ils venaient de quitter l’hémisphère boréal pour l’hémisphère austral. Ce passage de la ligne n’entraîna aucune des épreuves et cérémonies dont il est accompagné à bord de certains navires de guerre ou de commerce.
Seul, François Tapage se contenta de verser une pinte d’eau dans le cou de Frycollin; mais, comme ce baptême fut suivi de quelques verres de gin, le Nègre se déclara prêt à passer la ligne autant de fois qu’on le voudrait, pourvu que ce ne fût pas sur le dos d’un oiseau mécanique qui ne lui inspirait aucune confiance.
Dans la matinée du 15, l’Albatros fila entre les îles de l’Ascension et de Sainte-Hélène, — toutefois plus près de cette dernière, dont les hautes terres se montrèrent à l’horizon pendant quelques heures.
Certes, à l’époque où Napoléon était au pouvoir des Anglais, s’il eût existé un appareil analogue à celui de l’ingénieur Robur, Hudson Lowe, en dépit de ses insultantes précautions, aurait bien pu voir son illustre prisonnier lui échapper par la voie des airs!
Pendant les soirées des 16 et 17 juillet, un curieux phénomène de lueurs crépusculaires se produisit à la tombée du jour. Sous une latitude plus élevée, on aurait pu croire à l’apparition d’une aurore boréale. Le soleil, à son coucher, projeta des rayons multicolores, dont quelques-uns s’imprégnaient d’une ardente couleur verte.
Etait-ce un nuage de poussières cosmiques que la terre traversait alors et qui réfléchissaient les dernières clartés du jour? Quelques observateurs ont donné cette explication aux lueurs crépusculaires. Mais cette explication n’aurait pas été maintenue, si ces savants se fussent trouvés à bord de l’aéronef.
Examen fait, il fut constaté qu’il y avait en suspension dans l’air de petits cristaux de pyroxène, des globules vitreux, de fines particules de fer magnétique, analogues aux matières que rejettent certaines montagnes ignivomes. Dès lors, nul doute qu’un volcan en éruption n’eût projeté dans l’espace ce nuage, dont les corpuscules cristallins produisaient le phénomène observé —nuage que les courants aériens tenaient alors en suspension au-dessus de l’Atlantique.
Au surplus, pendant cette partie du voyage plusieurs autres phénomènes furent encore observés. A diverses reprises, certaines nuées donnaient au ciel une teinte grise d’un singulier aspect; puis, si l’on dépassait ce rideau de vapeurs, sa surface apparaissait toute mamelonnée de volutes éblouissantes d’un blanc cru, semées de petites paillettes solidifiées — ce qui, sous cette latitude, ne peut s’expliquer que par une formation identique à celle de la grêle.
Dans la nuit du 17 au 18, apparition d’un arc-en-ciel lunaire d’un jaune verdâtre, par suite de la position de l’aéronef entre la pleine lune et un réseau de pluie fine qui se volatilisait avant d’avoir atteint la mer.
De ces divers phénomènes, pouvait-on conclure à un prochain changement de temps? Peut-être. Quoi qu’il en soit, le vent, qui soufflait du sud-ouest depuis le départ de la côte d’Afrique, avait commencé à calmir dans les régions de l’Equateur. En cette zone tropicale, il faisait extrêmement chaud. Robur alla donc chercher la fraîcheur dans des couches plus élevées. Encore fallait-il s’abriter contre les rayons du soleil dont la projection directe n’eût pas été supportable.
Cette modification dans les courants aériens faisait certainement pressentir que d’autres conditions climatériques se présenteraient au-delà des régions équinoxiales. Il faut, d’ailleurs, observer que le mois de juillet de l’hémisphère austral, c’est le mois de janvier de l’hémisphère boréal, c’est-à-dire le cœur de l’hiver. L’Albatros, s’il descendait plus au sud, allait bientôt en éprouver les effets.
Du reste, la mer « sentait cela », comme disent les marins. Le 18 juillet, au-delà du tropique du Capricorne, un autre phénomène se manifesta, dont un navire eût pu prendre quelque effroi.
Une étrange succession de lames lumineuses se propageait à la surface de l’Océan avec une rapidité telle qu’on ne pouvait l’estimer à moins de soixante milles à l’heure. Ces lames chevauchaient à une distance de quatre-vingts pieds l’une de l’autre, en traçant de longs sillons de lumière. Avec la nuit qui commençait à venir, un intense reflet montait jusqu’à l’Albatros. Cette fois, il aurait pu être pris pour quelque bolide enflammé. Jamais Robur n’avait eu l’occasion de planer sur une mer de feu, — feu sans chaleur qu’il n’eut pas besoin de fuir en s élevant dans les hauteurs du ciel.
L’électricité devait être la cause de ce phénomène, car on ne pouvait l’attribuer à la présence d’un banc de frai de poissons ou d’une nappe de ces animalcules dont l’accumulation produit la phosphorescence.
Cela donnait à supposer que la tension électrique de l’atmosphère devait être alors très considérable.
Et, en effet, le lendemain, 19 juillet, un bâtiment se fût peut-être trouvé en perdition sur cette mer. Mais l’Albatros se jouait des vents et des lames, semblable au puissant oiseau dont il portait le nom. S’il ne lui plaisait pas de se promener à leur surface comme les pétrels, il pouvait, connue les aigles, trouver dans les hautes couches le calme et le soleil.
A ce moment, le quarante-septième parallèle sud avait été dépassé. Le jour ne durait pas plus de sept à huit heures. Il devait diminuer à mesure qu’on approcherait des régions antarctiques.
Vers une heure de l’après-midi, l’Albatros s’était sensiblement abaissé pour chercher un courant plus favorable. Il volait au-dessus de la mer à moins de cent pieds de sa surface.
Le temps était calme. En de certains endroits du ciel, de gros nuages noirs, mamelonnés à leur partie supérieure, se terminaient par une ligne rigide, absolument horizontale. De ces nuages s’échappaient des protubérances allongées, dont la pointe semblait attirer l’eau qui bouillonnait au-dessous en forme de buisson liquide.
Tout à coup, cette eau s’élança, affectant la forme d’une énorme ampoulette.
En un instant, l’Albatros fut enveloppé dans le tourbillon d’une gigantesque trombe, à laquelle une vingtaine d’autres, d’un noir d’encre, vinrent faire cortège. Par bonheur, le mouvement giratoire de cette trombe était inverse de celui des hélices suspensives, sans quoi celles-ci n’auraient plus eu d’action, et l’aéronef eût été précipité dans la mer; mais il se mit à tourner sur, lui-même avec une effroyable rapidité.
Cependant le danger était immense et peut-être impossible à conjurer, puisque l’ingénieur ne pouvait se dégager de la trombe dont l’aspiration le retenait en dépit des propulseurs. Les hommes, projetés par la force centrifuge aux deux bouts de la plate-forme, durent se retenir. aux montants pour ne point être emportés.
« Du sang-froid! cria Robur.
Il en fallait, — de la patience aussi.
Uncle Prudent et Phil Evans, qui venaient de quitter leur cabine, furent repoussés à l’arrière, au risque d’être lancés par-dessus le bord.
En même temps qu’il tournait, l’Albatros suivait le déplacement de ces trombes qui pivotaient avec une vitesse dont ses hélices auraient pu être jalouses. Puis, s’il échappait à l’une, il était repris par une autre, avec menace d’être disloqué ou mis en pièces.
Un coup de canon! ... cria l’ingénieur.
Cet ordre s’adressait à Tom Turner. Le contremaître s’était accroché à. la petite pièce d’artillerie, montée au milieu de la plate-forme, où les effets de la force centrifuge étaient peu sensibles. Il comprit la pensée de Robur. En un instant, il eut ouvert la culasse du canon dans laquelle il glissa une gargousse qu’il tira du caisson fixé à l’affût. Le coup partit, et soudain se fit l’effondrement des trombes, avec le plafond de nuages qu’elles semblaient porter sur leur faîte. -
L’ébranlement de l’air avait suffi à rompre le météore, et l’énorme nuée, se résolvant en pluie, raya l’horizon de stries verticales, immense filet liquide tendu de la mer au ciel.
L’Albatros, libre enfin, se hâta de remonter de quelques centaines de mètres.
« Rien de brisé à bord? demanda l’ingénieur.
— Non, répondit Tom Turner; mais voilà un jeu de toupie hollandaise et de raquette qu’il ne faudrait pas recommencer! »
En effet, pendant une dizaine de minutes, l’Albatros avait été en perdition. N’eût été sa solidité extraordinaire, il aurait péri dans ce tourbillon des trombes.
Pendant cette traversée de l’Atlantique, combien les heures étaient longues, quand aucun phénomène n’en venait rompre la monotonie! D’ailleurs, les jours diminuaient sans cesse, et le froid devenait vif. Uncle Prudent et Phil Evans voyaient peu Robur. Enfermé dans sa cabine, l’ingénieur s’occupait à relever sa route, à pointer sur ses cartes la direction suivie, à reconnaître sa position toutes les fois qu’il le pouvait, à noter les indications des baromètres, des thermomètres, des chronomètres, enfin à porter sur le livre de bord tous les incidents du voyage.
Quant aux deux collègues, bien encapuchonnés, ils cherchaient sans cesse à apercevoir quelque terre dans le sud.
De son côté, sur la recommandation expresse de Uncle Prudent, Frycollin essayait de tâter le maître coq à l’endroit de l’ingénieur. Mais comment faire fonds sur ce que disait ce Gascon de François Tapage? Tantôt Robur était un ancien ministre de la République Argentine, un chef de l’Amirauté, un président des Etats-Unis mis à la retraite, un général espagnol en disponibilité, un vice-roi des Indes qui avait recherché une plus haute position dans les airs. Tantôt il possédait des millions, grâce aux razzias opérées avec sa machine, et il était signalé à la vindicte publique. Tantôt il s’était ruiné à confectionner cet appareil et serait forcé de faire des ascensions publiques pour rattraper son argent. Quant à la question de savoir s’il s’arrêtait jamais quelque part, non! Mais il avait l’intention d’aller dans la lune, et, là, s’il trouvait quelque localité à sa convenance, il s’y fixerait.
Hein! Fry ! ... mon camarade!... Cela te fera-t-il plaisir d’aller voir ce qui se passe là-haut?
— Je n’irai pas!... Je refuse!.., répondait l’imbécile, qui prenait au sérieux toutes ces bourdes.
— Et pourquoi, Fry, pourquoi? Nous te marierions avec quelque belle et jeune lunarienne ! ... Tu ferais souche de Nègres!
Et, quand Frycollin rapportait ces propos à son maître, celui-ci voyait bien qu’il ne pourrait obtenir aucun renseignement sur Robur. Il ne songeait donc plus qu’à se venger.
Phil, dit-il un jour à son collègue, il est bien prouvé maintenant que toute fuite est impossible?
— Impossible, Uncle Prudent.
— Soit! mais un homme s’appartient toujours, et, s’il le faut, en sacrifiant sa vie...
— Si ce sacrifice est à faire, qu’il soit fait au plus tôt! répondit Phil Evans, dont le tempérament, si froid qu’il fût, n’en pouvait supporter davantage. Oui! il est temps d’en finir!... Où va l’Albatros?... Le voici qui traverse obliquement l’Atlantique, et, s’il se maintient dans cette direction, il atteindra le littoral de la Patagonie, puis les rivages de la Terre de Feu... Et après ?... Se lancera-t-il au-dessus de l’océan Pacifique, ou ira-t-il s’aventurer vers les continents du pôle austral ?... Tout est possible avec ce Robur !... Nous serions perdus alors!... C’est donc un cas de légitime défense, et, si nous devons périr...
— Que ce ne soit pas, répondit Uncle Prudent, sans nous être vengés, sans avoir anéanti cet appareil avec tous ceux qu’il porte!
Les deux collègues en étaient arrivés là à force de fureur impuissante, de rage concentrée en eux. Oui! puisqu’il le fallait, ils se sacrifieraient pour détruire l’inventeur et son secret! Quelques mois, ce serait donc tout ce qu’aurait vécu ce prodigieux aéronef, dont ils étaient bien contraints de reconnaître l’incontestable supériorité en locomotion aérienne!
Or, cette idée s’était si bien incrustée dans leur esprit qu’ils ne pensaient plus qu’à la mettre à exécution. Et comment? En s’emparant de l’un des engins explosifs, emmagasinés à bord, avec lequel ils feraient sauter l’appareil? Mais encore fallait-il pouvoir pénétrer dans la soute aux munitions.
Heureusement, Frycollin ne soupçonnait rien de ces projets. A la pensée de l’Albatros faisant explosion dans les airs, il eût été capable de dénoncer son maître!
Ce fut le 23 juillet que la terre réapparut dans le sud-ouest, à peu près vers le cap des Vierges, à l’entrée du détroit de Magellan. Au-delà du cinquante-quatrième parallèle, à cette époque de l’année, la nuit durait déjà près de dix-huit heures, et la température s’abaissait en moyenne à six degrés au-dessous de zéro.
Tout d’abord, l’Albatros, au lieu de s’enfoncer plus avant dans le sud, suivit les méandres du détroit comme s’il eût voulu gagner le Pacifique. Après avoir passé au-dessus de la baie de Lomas, laissé le mont Gregory dans le nord et les monts Brecknocks dans l’ouest, il reconnut Punta Arena, petit village chilien, au moment où l’église sonnait à toute volée, puis, quelques heures plus tard, l’ancien établissement de Port-Famine.
Si les Patagons, dont les feux se voyaient çà et là, ont réellement une taille au-dessus de la moyenne, les passagers de l’aéronef n’en purent juger, puisque l’altitude en faisait des nains.
Mais, pendant les si courtes heures de ce jour austral, quel spectacle! Montagnes abruptes, pics éternellement neigeux avec d’épaisses forêts étagées sur leurs flancs, mers intérieures, baies formées entre les presqu’îles et les îles de cet archipel, ensemble des terres de Clarence, Dawson, Désolation, canaux et passes, innombrables caps et promontoires, tout ce fouillis inextricable dont la glace faisait déjà une masse solide, depuis le cap Forward qui termine le continent américain, jusqu’au cap Horn où finit le Nouveau Monde!
Cependant, une fois arrivé à Port-Famine, il fut constant que l’Albatros allait, reprendre sa route vers le sud. Passant entre le mont Tam de la presqu’île de Brunswik et le mont Graves, il se dirigea droit vers le mont Sarmiento, pic énorme, encapuchonné de glaces, qui domine le détroit de Magellan, à deux mille mètres au-dessus du niveau de la mer.
C’était le pays des Pécherais ou Fuégiens, ces indigènes qui habitent la Terre de Feu.
Six mois plus tôt, en plein été, lors des longs jours de quinze à seize heures, combien cette terre se fût montrée belle et fertile, surtout dans sa partie méridionale! Partout alors, des vallées et des pâturages qui pourraient nourrir des milliers d’animaux, des forêts vierges, aux arbres gigantesques, bouleaux, hêtres, frênes, cyprès, fougères arborescentes, des plaines que parcourent les bandes de guanaques, de vigognes et d’autruches; puis, des armées de pingouins, des myriades de volatiles. Aussi, lorsque l’Albatros mit en activité ses fanaux électriques, rotches, guillemots, canards, oies, vinrent-ils se jeter à bord, — cent fois de quoi remplir l’office de François Tapage.
De là, un surcroît de besogne pour le maître coq qui savait apprêter ce gibier de manière à lui enlever son goût huileux. Surcroît de besogne également pour Frycollin qui ne put se refuser à plumer douzaines sur douzaines de ces intéressants volatiles.
Ce jour-là, au moment où le soleil allait se coucher, vers trois heures de l’après-midi, apparut un vaste lac, encadré dans une bordure de forêts superbes. Ce lac était alors entièrement glacé, et quelques indigènes, leurs longues raquettes aux pieds, glissaient rapidement à la surface.
En réalité, à la vue de l’appareil, ces Fuégiens, au comble de l’épouvante, fuyaient en toutes directions, et, quand ils ne pouvaient fuir, ils se cachaient, ils se terraient comme des animaux.
L’Albatros ne cessa de marcher vers le sud, au-delà du canal de Beagle, plus loin que l’île de Navarin, dont le nom grec détonne quelque peu entre les noms rudes de ces terres lointaines, plus loin que l’île de Wollaston, baignée par les dernières eaux du Pacifique. Enfin, après avoir franchi sept mille cinq cents kilomètres depuis la côte du Dahomey, il dépassa les extrêmes îlots de l’archipel de Magellan, puis, le plus avancé de tous vers le sud, dont la pointe est rongée d’un éternel ressac, le terrible cap Horn.
XIV
Dans lequel l’Albatros fait ce qu on ne pourra peut-être jamais faire.
On était, le lendemain, au 24 juillet. Or, le 24 juillet de l’hémisphère austral, c’est le 24 janvier de l’hémisphère boréal. De plus, le cinquante-sixième degré de latitude venait d’être laissé en arrière, et ce degré correspond au parallèle qui, dans le nord de l’Europe, traverse l’Ecosse à la hauteur d’Edimbourg.
Aussi le thermomètre se tenait-il constamment dans une moyenne inférieure à zéro. Il avait donc fallu demander un peu de chaleur artificielle aux appareils destinés à chauffer les roufles de l’aéronef.
Il va sans dire également que, si la durée des jours tendait à s’accroître depuis le solstice du 21 juin de l’hiver austral, cette durée diminuait dans une proportion bien plus considérable, par ce fait que l’Albatros descendait vers les régions polaires.
En conséquence, peu de clarté, au-dessus de cette partie du Pacifique méridional qui confine au cercle antarctique. Donc, peu de vue, et, avec la nuit, un froid parfois très vif. Pour y résister, il fallait se vêtir à la mode des Esquimaux ou des Fuégiens. Aussi, comme ces accoutrements ne manquaient point à bord, les deux collègues, bien empaquetés, purent-ils rester sur la plate-forme, ne songeant qu’à leur projet, ne cherchant que l’occasion de l’exécuter. Du reste, ils voyaient peu Robur, et, depuis les menaces échangées de part et d’autre dans le pays de Tombouctou, l’ingénieur et eux ne se parlaient plus.
Quant à Frycollin, il ne sortait guère de la cuisine où François Tapage lui accordait une très généreuse hospitalité, — à la condition qu’il fit l’office d’aide-coq. Cela n’allant pas sans quelques avantages, le Nègre avait très volontiers accepté, avec la permission de son maître. D’ailleurs, ainsi enfermé, il ne voyait rien de ce qui se passait au-dehors et pouvait se croire à l’abri du danger. Ne tenait-il pas de l’autruche, non seulement au physique par son prodigieux estomac, mais au moral par sa rare sottise?
Maintenant, vers quel point du globe allait se diriger l’Albatros? Etait-il admissible qu’en plein hiver il osât s’aventurer au-dessus des mers australes ou des continents du pôle? Dans cette glaciale atmosphère, en admettant que les agents chimiques des piles pussent résister à une pareille congélation, n’était-ce pas la mort pour tout son personnel, l’horrible mort par le froid? Que Robur tentât de franchir le pôle pendant la saison chaude, passe encore! Mais au milieu de cette nuit permanente de l’hiver antarctique, c’eût été l’acte d’un fou!
Ainsi raisonnaient le président et le secrétaire du Weldon-Institute, maintenant entraînés à l’extrémité de ce continent du Nouveau Monde, qui est toujours l’Amérique, mais non celle des Etats-Unis!
Oui! qu’allait faire cet intraitable Robur? Et n’était-ce pas le moment de terminer le voyage en détruisant l’appareil voyageur?
Ce qui est certain, c’est que, pendant cette journée du 24 juillet, l’ingénieur eut de fréquents entretiens avec son contremaître. A plusieurs reprises, Tom Turner et lui consultèrent le baromètre, — non plus, cette fois, pour évaluer la hauteur atteinte, mais pour relever les indications relatives au temps. Sans doute, quelques symptômes se produisaient dont il convenait de tenir compte.
Uncle Prudent crut aussi remarquer que Robur cherchait à inventorier ce qui lui restait d’approvisionnements en tous genres, aussi bien pour l’entretien des machines propulsives et suspensives de l’aéronef que pour celui des machines humaines, dont le fonctionnement ne devait pas être moins assuré à bord.
Tout cela semblait annoncer des projets de retour.
« De retour!... disait Phil Evans. En quel endroit?
— Là où ce Robur peut se ravitailler, répondait Uncle Prudent.
— Ce doit être quelque île perdue de l’océan Pacifique, avec une colonie de scélérats, dignes de leur chef.
— C’est mon avis, Phil Evans. Je crois, en effet, qu’il songe à laisser porter dans l’ouest, et, avec la vitesse dont il dispose, il aura rapidement atteint son but.
— Mais nous ne pourrons plus mettre nos projets à exécution.., s’il y arrive...
Il n’y arrivera pas, Phil Evans! »
Evidemment, les deux collègues avaient en partie deviné les plans de l’ingénieur. Pendant cette journée, il ne fut plus douteux que l’Albatros, après s’être avancé vers les limites de la mer Antarctique, allait définitivement rétrograder. Lorsque les glaces auraient envahi ces parages jusqu’au cap Horn, toutes les basses régions du Pacifique seraient couvertes d’icefields et d’icebergs. La banquise formerait alors une barrière impénétrable aux plus solides navires comme aux plus intrépides jsavigateurs.
Certes, en battant plus rapidement de l’aile, l’Albatros pouvait franchir les montagnes de glace, accumulées sur l’Océan, puis les montagnes de terre, dressées sur le continent du pôle — si c’est un continent qui forme la calotte australe. Mais, affronter, au milieu de la nuit polaire, une atmosphère qui peut se refroidir jusqu’à soixante degrés au-dessous de zéro, l’eût-il donc osé? Non, sans doute!
Aussi, après s’être avancé une centaine de kilomètres dans le sud, l’Albatros obliqua-t-il vers l’ouest, de manière à prendre direction sur quelque île inconnue des groupes du Pacifique.
Au-dessous de lui s’étendait la plaine liquide, jetée entre la terre américaine et la terre asiatique. En ce moment, les eaux avaient pris cette couleur singulière qui leur fait donner le nom de mer de lait ». Dans la demi-ombre que ne parvenaient plus à dissiper les rayons affaiblis du soleil, toute la surface du Pacifique était d’un blanc laiteux. On eût dit d’un vaste champ de neige dont les ondulations n’étaient pas sensibles, vues de cette hauteur. Cette portion de mer eût été solidifiée par le froid, convertie en un immense icefield, que son aspect n’eût pas été différent.
On le sait maintenant, ce sont des myriades de particulés lumineuses, de corpuscules phosphorescents, qui produisent ce phénomène. Ce qui pouvait surprendre, c’était de rencontrer cet amas opalescent ailleurs que dans les eaux de l’océan Indien.
Soudain, le baromètre, après s’être tenu assez haut pendant les premières heures de la journée, tomba brusquement. Il y avait évidemment des symptômes dont un navire aurait dû se préoccuper, mais que pouvait dédaigner l’aéronef. Toutefois, on devait le supposer, quelque formidable tempête avait récemment troublé les eaux du Pacifique.
Il était une heure après midi, lorsque Tom Turner, s’approchant de l’ingénieur, lui dit
«Master Robur, regardez donc ce point noir àl’horizon!... Là... tout à fait dans le nord de nous!... Ce ne peut être un rocher?
— Non, Tom, il n’y a pas de terres de ce côté.
— Alors ce doit être un navire ou tout au moins une embarcation.
Uncle Prudent et Phil Evans, qui s’étaient portés àl’avant, regardaient le point indiqué par Tom Turner.
Robur demanda sa lunette marine et se mit à observer attentivement l’objet signalé.
C’est une embarcation, dit-il, et j’affirmerais qu’il y a des hommes à bord.
— Des naufragés? s’écria Tom.
— Oui! des naufragés, qui auront été forcés d’abandonner leur navire, reprit Robur, des malheureux, ne sachant plus où est la terre, peut-être mourant de faim et de soif! Eh bien! il ne sera pas dit que l’Albatros n’aura pas essayé de venir à leur secours!
Un ordre fut envoyé au mécanicien et à ses deux aides. L’aéronef commença à s’abaisser lentement. A cent mètres il s’arrêta, et ses propulseurs le poussèrent rapidement vers le nord.
C’était bien une embarcation. Sa voile battait sur le mât. Faute de vent, elle ne pouvait plus se diriger.
A bord, sans doute, personne n’avait la force de manier un aviron.
Au fond étaient cinq hommes, endormis ou immobilisés par la fatigue, à moins qu’ils ne fussent morts.
L’Albatros, arrivé au-dessus d’eux, descendit lentement. A l’arrière de cette embarcation, on put lire alors le nom du navire auquel elle appartenait, c’était la Jeannette, de Nantes, un navire français que son équipage avait dû abandonner.
« Aoh! » cria Tom Turner.
Et on devait l’entendre, car l’embarcation n’était pas à quatre-vingts pieds au-dessous de lui.
Pas de réponse.
« Un coup de fusil! » dit Rohur.
L’ordre fut exécuté, et la détonation se propagea longuement à la surface des eaux.
On vit alors un des naufragés se relever péniblement, les yeux hagards, une vraie face de squelette.
En apercevant l’Albatros, il eut tout d’abord le geste d’un homme épouvanté. -
« Ne craignez rien! cria Robur en français. Nous venons vous secourir!... Qui êtes-vous?
— Des matelots de la Jeannette, un trois-mâts-barque dont j’étais le second, répondit cet homme. Il y a quinze jours... nous l’avons quitté... au moment où il allait sombrer!... Nous n’avons plus ni eau ni vivres!... »
Les quatre autres naufragés s’étaient peu à peu redressés. Hâves, épuisés, dans un effrayant état de maigreur, ils levaient les mains vers l’aéronef.
« Attention! » cria Robur.
Une corde se déroula de la plate-forme, et un seau, contenant de l’eau douce, fut affalé jusqu’à l’embarcation.
Les malheureux se jetèrent dessus et burent à même avec une avidité qui faisait mal à voir.
« Du pain!... du pain!... » crièrent-ils.
Aussitôt, un panier contenant quelques vivres, des conserves, un flacon de brandy, plusieurs pintes de café, descendit jusqu’à eux. Le second eut bien de la peine à les modérer dans l’assouvissement de leur faim.
Puis :
« Où sommes-nous?
— A cinquante milles de la côte du Chili et de l’archipel des Chonas, répondit Robur.
— Merci, mais le vent nous manque, et...
— Nous allons vous donner la remorque!
— Qui êtes-vous ?...
— Des gens qui sont heureux d’avoir pu vous venir en aide », répondit simplement Robur.
Le second comprit qu’il y avait un incognito à respecter. Quant à cette machine volante, était-il donc possible qu’elle eût assez de force pour les remorquer?
Oui! et l’embarcation, attachée à un câble d’une centaine de pieds, fut entraînée vers l’est par le puissant appareil.
A dix heures du soir, la terre était en vue, ou plutôt on voyait briller les feux qui en indiquaient la situation. Il était venu à temps, ce secours du ciel, pour les naufragés de la Jeannette, et ils avaient bien le droit de croire que leur sauvetage tenait du miracle!
Puis, quand il les eut conduits à l’entrée des passes des îles Chonas, Robur leur cria de larguer la remorque
— ce qu’ils firent en bénissant leurs sauveteurs, — et l’Albatros reprit aussitôt le large.
Décidément il avait du bon, cet aéronef, qui pouvait ainsi secourir des marins perdus en mer! Quel ballon, si perfectionné qu’il fût, aurait été apte à rendre un pareil service! Et, entre eux, Uncle Prudent et Phil Evans durent en convenir, bien qu’ils fussent dans une disposition d’esprit à nier même l’évidence.
Mer mauvaise toujours. Symptômes alarmants. Le baromètre tomba encore de quelques millimètres.
Il y avait des poussées terribles de la brise qui sifflait violemment dans les engins hélicoptériques de l’Albatros, et refusait ensuite momentanément. En ces circonstances, un navire à voiles aurait eu déjà deux ris dans ses huniers et un ris dans sa misaine. Tout indiquait que le vent allait sauter dans le nord-ouest. Le tube du stormglass commençait à se troubler d’une inquiétante façon.
A une heure du matin, le vent s’établit avec une extrême violence. Cependant, bien qu’il l’eût alors debout, l’aéronef, mû par ses propulseurs, put gagner encore contre lui et remonter à raison de quatre à cinq lieues par heure. Mais il n’aurait pas fallu lui demander davantage.
Très évidemment il se préparait un coup de cyclone, — ce qui est rare sous ces latitudes. Qu’on le nomme hurracan sur l’Atlantique, typhon dans les mers de Chine, simoun au Sahara, tornade sur la côte occidentale, c’est toujours une tempête tournante — et redoutable. Oui! redoutable pour tout bâtiment, saisi par ce mouvement giratoire qui s’accroît de la circonférence au centre et ne laisse qu’un seul endroit calme, le milieu de ce maelstrom des airs.
Robur le savait. Il savait aussi qu’il était prudent de fuir un cyclone, en sortant de sa zone d’attraction par une ascension vers les couches supérieures. Jusqu’alors il y àvait toujours réussi. Mais il n’avait pas une heure à perdre, pas une minute peut-être!
En effet la violence du vent s’accroissait sensiblement. Les lames, découronnées à leurs crêtes, faisaient courir une poussière blanche à la surface de la mer. Il était manifeste, aussi, que le cyclone, en se déplaçant, allait tomber vers les régions du pôle avec une vitesse effroyable.
«En haut! dit Robur.
— En haut!» répondit Tom Turner.
Une extrême puissance ascensionnelle fut communiquée à l’aéronef, et il s’éleva obliquement, comme s’il eût suivi un plan qui se fût incliné dans le sud-ouest.
En ce moment, le baromètre baissa encore, —une chute rapide de la colonne de mercure de huit, puis de douze millimètres. Soudain l’Albatros s’arrêta dans son mouvement ascensionnel.
A quelle cause était dû cet arrêt? Evidemment à une pesée de l’air, à un formidable courant, qui, se propageant de haut en bas, diminuait la résistance du point d’appui.
Lorsqu’un steamer remonte un fleuve, son hélice produit un travail d’autant moins utile que le courant tend à fuir sous ses branches. Le recul est alors considérable, et il peut même devenir, égal à la dérive. Ainsi de l’Albatros, en ce moment.
Cependant Robur n’abandonna pas la partie. Ses soixante-quatorze hélices, agissant dans une simultanéité parfaite, furent portées à leur maximum de rotation. Mais, irrésistiblement attiré par le cyclone, l’appareil ne pouvait lui échapper. Durant de courtes accalmies, il reprenait son mouvement ascensionnel. Puis la lourde pesée l’emportait bientôt, et il retombait comme un bâtiment qui sombre. Et n’était-ce pas sombrer dans cette mer-aérienne, au milieu d’une nuit dont les fanaux de l’aéronef ne rompaient la profondeur que sur un rayon restreint?
Evidemment, si la violence du cyclone s’accroissait encore, l’Albatros ne serait plus qu’un fétu de paille indirigeable, emporté dans un de ces tourbillons qui déracinent les arbres, enlèvent les toitures, renversent des pans de murailles.
Robur et Tom ne pouvaient se parler que par signes. Uncle Prudent et Phil Evans, accrochés à la rambarde, se demandaient si le météore n’allait pas faire leur jeu en détruisant l’aéronef, et avec lui l’inventeur, et avec l’inventeur, tout le secret de son invention!
Mais, puisque l’Albatros ne parvenait pas à se dégager verticalement de ce cyclone, ne semblait-il pas qu’il n’avait eu qu’une chose à faire gaguer le centre, relativement calme, où il serait plus maître de ses manœuvres? Oui! mais, pour l’atteindre, il aurait fallu rompre ces courants circulaires qui l’entraînaient à leur périphérie. Possédait-il assez de puissance mécanique pour s’en arracher?
Soudain la partie supérieure du nuage creva. Les vapeurs se condensèrent en torrents de pluie.
Il était deux heures du matin. Le baromètre, oscillant avec des écarts de douze millimètres, était alors tombé à 709 — ce qui, en réalité, devait être diminué de la baisse due à la hauteur atteinte par l’aéronef au-dessus du niveau de la mer.
Phénomène assez rare, ce cyclone s’était formé hors des zones qu’il parcourt le plus habituellement, c’est-à-dire entre le trentième parallèle nord et le vingt-sixième parallèle sud. Peut-être cela explique-t-il comment cette tempête tournante se changea subitement en une tempête rectiligne. Mais quel ouragan! Le coup de vent du Connecticut du 22 mars 1882 eût pu lui être comparé, lui dont la vitesse fut de cent seize mètres à la seconde, soit plus de cent lieues à l’heure.
Il s’agissait donc de fuir vent arrière, comme un navire devant la tempête, ou plutôt de se laisser emporter par le courant, que l’Albatros ne pouvait remonter et dont il ne pouvait sortir. Mais, à suivre cette imperturbable trajectoire, il fuyait vers le sud, il se jetait au-dessus de ces régions polaires dont Robur avait voulu éviter les approches, il n’était plus maître de sa direction, il irait où le porterait l’ouragan!
Tom Turner s’était mis au gouvernail. Il fallait toute son adresse pour ne pas embarder sur un bord ou sur l’autre.
Aux premières heures du matin. — si on peut appeler ainsi cette vague teinte qui nuança l’horizon —, l’Albatros avait franchi quinze degrés depuis le cap Horn, soit plus de quatre cents lieues, et il dépassait la limite du cercle polaire.
Là, dans ce mois de juillet, la nuit dure encore dix-neuf heures et demie. Le disque du soleil, sans chaleur, sans lumière, n’apparaît sur l’horizon que pour disparaître presque aussitôt. Au pôle, cette nuit se prolonge pendant soixante-dix-neuf jours. Tout indiquait que. l’Albatros allait s’y plonger comme dans un abîme.
Ce jour-là, une observation, si elle eût été possible, aurait donné 66° 40’ de latitude australe. L’aéronef n’était donc plus qu’à quatorze cents milles du pôle antarctique.
Irrésistiblement emporté vers cet inaccessible point du globe, sa vitesse « mangeait », pour ainsi dire, sa pesanteur, bien que celle-ci fût un peu plus forte alors, par suite de l’aplatissement de la terre au pôle. Ses hélices suspensives, il semblait qu’il eût pu s’en passer. Et, bientôt, la violence de l’ouragan devint telle que Robur crut devoir réduire les propulseurs au minimum de tours, afin d’éviter quelques graves avaries, et de manière à pouvoir gouverner, tout en conservant le moins possible de vitesse propre.
Au milieu de ces dangers, l’ingénieur commandait avec sang-froid., et le personnel obéissait comme si l’âme de son chef eût été en lui.
Uncle Prudent et Phil Evans n’avaient pas un instant quitté la plate-forme. On y pouvait rester sans inconvénient, d’ailleurs. L’air ne faisait pas résistance ou faiblement. L’aéronef était là comme un aérostat qui marche avec la masse fluide dans laquelle il est plongé.
Le domaine du pôle austral comprend, dit-on, quatre millions cinq cent mille mètres carrés en superficie. Est-ce un continent? est-ce un archipel? est-ce une mer paléocrystique, dont les glaces ne fondent même pas pendant la longue période de l’été? On l’ignore. Mais ce qui est connu, c’est que ce pôle austral est plus froid que le pôle boréal, — phénomène dû à la position de la terre sur son orbite durant l’hiver des régions antarctiques.
Pendant cette journée, rien n’indiqua que la tempête allait s’amoindrir. C’était par le soixante-quinzième méridien, à l’ouest, que l’Albatros allait aborder la région circumpolaire. Par quel méridien en sortirait-il, — s’il en sortait?
En tout cas, à mesure qu’il descendait plus au sud, la durée du jour diminuait. Avant peu, il serait plongé dans cette nuit permanente qui ne s’illumine qu’à la clarté de la lune ou aux pâles lueurs des aurores australes. Mais la lune était nouvelle alors, et les compagnons de Robur risquaient de ne rien voir de ces régions dont le secret échappe encore à la curiosité humaine.
Très probablement, l’Albatros passa au-dessus de quelques points déjà reconnus, un peu en avant du cercle polaire, dans l’ouest de la terre de Graham, découverte par Biscoe en 1832, et de la terre Louis-Philippe, découverte en 1838 par Durnont d’Urville, dernières limites atteintes sur ce continent inconnu.
Cependant, à bord, on ne souffrait pas trop de la température, beaucoup moins basse alors qu’on ne devait le craindre. Il semblait que cet ouragan fût une sorte de gulf-stream aérien qui emportait une certaine chaleur avec lui.
Combien il y eut lieu de regretter que toute cette région fût plongée dans une obscurité profonde! Il faut remarquer, toutefois, que, même si la lune eût éclairé l’espace, la part des observations aurait été très réduite. A cette époque de l’année, un immense rideau de neige, une carapace glacée, recouvre toute la surface polaire. On n’aperçoit même pas ce blink des glaces, teinte blanchâtre dont la réverbération manque aux horizons obscurs. Dans ces conditions, comment distinguer la forme des terres, l’étendue des mers, la disposition des îles? Le réseau hydrographique du pays, comment le reconnaître? Sa configuration orographique elle-même, comment la relever, puisque les collines ou les montagnes s’y confondent avec les icebergs, avec les banquises?
Un peu avant minuit, une aurore australe illumina ces ténèbres. Avec ses franges argentées, ses lamelles qui rayonnaient à travers l’espace, ce météore présentait la forme d’un immense éventail, ouvert sur une moitié du ciel. Ses extrêmes effluences électriques venaient se perdre dans la Croix du Sud, dont les quatre étoiles brillaient au zénith. Le phénomène fut d’une magnificence incomparable, et sa clarté suffit à montrer l’aspect de cette région confondue dans une immense blancheur.
Il va sans dire que, sur ces contrées si rapprochées du pôle magnétique austral, l’aiguille de la boussole, incessamment affolée, ne pouvait plus donner aucune indication précise relativement à la direction suivie. Mais son inclinaison fut telle, à un certain moment, que Robur put tenir pour certain qu’il passait au-dessus de ce pôle magnétique, situé à peu près sur le soixante-dix-huitième parallèle.
Et plus tard, vers une heure du matin, en calculant l’angle que cette aiguille faisait avec la verticale, il s’écria:
« Le pôle austral est sous nos pieds! »
Une calotte blanche apparut, mais sans rien laisser voir de ce qui se cachait sous ses glaces.
L’aurore australe s’éteignit peu après, et ce point idéal, où viennent se croiser tous les méridiens du globe, est encore à connaître.
Certes, si Uncle Prudent et Phil Evans voulaient ensevelir dans la plus mystérieuse des solitudes l’aéronef et ceux qu’il emportait à travers l’espace, l’occasion était propice. S’ils ne le firent pas, sans doute, c’est que l’engin dont ils avaient besoin leur manquait encore.
Cependant l’ouragan continuait à se déchaîner avec une vitesse telle que, si l’Albatros eût rencontré quelque montagne sur sa route, il s’y fût brisé comme un navire qui se met à la côte.
En effet, non seulement il ne pouvait plus se diriger horizontalement, mais il n’était même plus maître de son déplacement en hauteur.
Et pourtant, quelques sommets se dressent sur les terres antarctiques. A chaque instant un choc eût été possible et aurait amené la destruction de l’appareil.
Cette catastrophe fut d’autant plus à craindre que le vent inclina vers l’est, en dépassant le méridien zéro. Deux points lumineux se montrèrent alors à une centaine de kilomètres en avant de l’Albatros.
C’étaient les deux volcans qui font partie du vaste système des monts Ross, l’Erebus et le Terror.
L’Albatros allait-il donc se brûler à leurs flammes comme un papillon gigantesque?
Il y eut là une heure palpitante. L’un des volcans, l’Erebus, semblait se précipiter sur l’aéronef qui ne pouvait dévier du lit de l’ouragan. Les panaches de flamme grandissaient à vue d’œil. Un réseau de feu barrait la route. D’intenses clartés emplissaient maintenant l’espace. Les figures, vivement éclairées à bord, prenaient un aspect infernal. Tous, immobiles, sans un cri, sans un geste, attendaient l’effroyable minute, pendant laquelle cette fournaise les envelopperait de ses feux.
Mais l’ouragan qui entraînait l’Albatros, le sauva de cette épouvantable catastrophe. Les flammes de l’Erebus, couchées par la tempête, lui livrèrent passage. Ce fut au milieu d’une grêle de substances laviques, repoussées heureusement par l’action centrifuge des hélices suspensives, qu’il franchit ce cratère en pleine éruption.
Une heure après, l’horizon dérobait aux regards les deux torches colossales qui éclairent les confins du monde pendant la longue nuit du pôle.
A deux heures du matin, l’île Ballery fut dépassée à l’extrémité de la côte de la Découverte, sans qu’on pût la reconnaître, puisqu’elle était soudée aux terres arctiques par un ciment de glace.
Et alors, à partir du cercle polaire que l’Albatros recoupa sur le cent soixante-quinzième méridien, l’ouragan l’emporta au-dessus des banquises, au-dessus des icebergs, contre lesquels il risqua cent fois d’être brise. Il n’était plus dans la main de son timonier, mais dans la main de Dieu... Dieu est un bon pilote.
L’aéronef remontait alors le méridien de Paris, qui fait un angle de cent cinq degrés avec celui qu’il avait suivi pour franchir le cercle du monde antarctique.
Enfin, au-delà du soixantième parallèle, l’ouragan indiqua une tendance à se casser. Sa violence diminua très sensiblement. L’Albatros commença à redevenir maître de lui-même. Puis ce qui fut un soulagement véritable — il rentra dans les régions éclairées du globe, et le jour reparut vers les huit heures du matin.
Robur et les siens, après avoir échappé au cyclone du Cap Horn, étaient délivrés de l’ouragan. Ils avaient été ramenés vers le Pacifique par-dessus toute la région polaire, après avoir franchi sept mille kilomètres en dix-neuf heures — soit plus d’une lieue à la minute —vitesse presque double de celle que pouvait obtenir l’Albatros sous l’action de ses propulseurs dans les circonstances ordinaires.
Mais Robur ne savait plus où il se trouvait alors, par suite de cet affolement de l’aiguille aimantée dans le voisinage du pôle magnétique. Il fallait attendre que le soleil se montrât dans des conditions convenables pour faire une observation. Malheureusement de gros nuages chargeaient le ciel, ce jour-là, et le soleil ne parut pas.
Ce fut un désappointement d’autant plus sensible que les deux hélices propulsives avaient subi certaines avaries pendant la tourmente.
Robur, très contrarié de cet accident, ne put marcher, pendant toute cette journée, qu’à une vitesse relativement modérée. Lorsqu’il passa au-dessus des antipodes de Paris, il ne le fit qu’à raison de six lieues à l’heure. Il fallait d’ailleurs prendre garde d’aggraver les avaries. Si ses deux propulseurs eussent été mis hors d’état de fonctionner, la situation de l’aéronef au-dessus de ces vastes mers du Pacifique aurait été très compromise. Aussi l’ingénieur se demandait-il s’il ne devrait pas procéder aux réparations sur place, de manière à assurer la continuation du voyage.
Le lendemain, 27 juillet, vers sept heures du matin, une terre fut signalée dans le nord. On reconnut bientôt que c’était une île. Mais laquelle de ces milliers dont est semé le Pacifique? Cependant Robur résolut de s’y arrêter, sans atterrir. Selon lui, la journée suffirait à réparer les avaries, et il pourrait repartir le soir même.
Le vent avait tout à fait calmi, — circonstance favorable pour la manœuvre qu’il s’agissait d’exécuter. Au moins, puisqu’il resterait stationnaire, l’Albatros ne serait pas emporté on ne savait où.
Un long câble de cent cinquante pieds, avec une ancre au bout, fut envoyé par-dessus le bord. Lorsque l’aéronef arriva à la lisière de l’île, l’ancre racla les premiers écueils, puis s’engagea solidement entre deux roches. Le câble se tendit alors sous l’effet des hélices suspensives, et l’Albatros resta immobile, comme un navire dont on a porté l’ancre au rivage.
C’était la première fois qu’il se rattachait à la terre depuis son départ de Philadelphie.
XV
Dans lequel il se passe des choses qui méritent vraiment la peine d’être racontées.
Lorsque l’Albatros occupait encore une zone élevée, on avait pu reconnaître que cette île était de médiocre grandeur. Mais quel était le parallèle qui la coupait? Sur quel méridien l’avait-on accostée? Etait-ce une île du Pacifique, de l’Australasie, de l’océan Indien? On ne le saurait que lorsque Robur aurait fait son point. Cependant, bien qu’il n’eût pu tenir compte des indications du compas, il avait lieu de penser qu’il était plutôt sur le Pacifique. Dès que le soleil se montrerait, les circonstances seraient excellentes pour obtenir une bonne observation.
De cette hauteur — cent cinquante pieds — l’île, qui mesurait environ quinze milles de circonférence, se dessinait comme une étoile de mer à trois pointes.
A la pointe du sud-est émergeait un îlot, précédé d’un semis de roches. Sur la lisière, aucun relais de marées, ce qui tendait à confirmer l’opinion de Robur relativement à sa situation, puisque le flux et le reflux sont presque nuls dans l’océan Pacifique.
A la pointe nord-ouest se dressait une montagne conique, dont l’altitude pouvait être estimée à douze cents pieds.
On ne voyait aucun indigène, mais peut-être occupaient-ils le littoral opposé. En tout cas, s’ils avaient aperçu l’aéronef, l’épouvante les eût plutôt portés à se cacher ou à s’enfuir.
C’était par la pointe sud-est que l’Albatros avait attaqué l’île. Non loin, dans une petite anse, un rio se jetait entre les roches. Au-delà, quelques vallées sinueuses, des arbres d’essences variées, du gibier, perdrix et outardes, en grand nombre. Si l’île n’était pas habitée, du moins paraissait-elle habitable. Certes, Robur aurait pu y atterrir, et, sans doute, s’il ne l’avait pas fait, c’est que le sol, très accidenté, ne lui semblait pas offrir une place convenable pour y reposer l’aéronef.
En attendant de prendre hauteur, l’ingénieur fit commencer les réparations, qu’il comptait achever dans la journée. Les hélices suspensives, en parfait état, avaient admirablement fonctionné au milieu des violences de l’ouragan, lequel, on l’a fait observer, avait plutôt soulagé leur travail. En ce moment, la moitié du jeu était en fonction — ce qui suffisait à assurer la tension du câble fixé perpendiculairement au littoral.
Mais les deux propulseurs avaient souffert, et plus encore que ne le croyait Robur. Il fallait redresser leurs branches et retoucher l’engrenage qui leur transmettait le mouvement de rotation.
Ce fut l’hélice antérieure, dont le personnel s’occupa d’abord sous la direction de Robur et de Tom Turner. Mieux valait commencer par elle, pour le cas où un motif quelconque eût obligé l’Albatros à partir avant que le travail fût achevé. Rien qu’avec ce propulseur, on pouvait se maintenir plus aisément en bonne route.
Entre-temps, Uncle Prudent et son collègue, après s’être promenés sur la plate-forme, étaient allés s’asseoir à l’arrière.
Quant à Frycollin, il était singulièrement rassure. Quelle différence! N’être plus suspendu qu’à cent cinquante pieds du sol!
Les travaux ne furent interrompus qu’au moment ou l’élévation du soleil au-dessus de l’horizon permit de prendre d’abord un angle horaire, puis, lors de sa culmination, de calculer le midi du lieu.
Le résultat de l’observation, faite avec la plus grande exactitude, fut celui-ci :
Longitude 176°17’ à l’est du méridien zéro.
Latitude 43°37’ australe.
Le point, sur la carte, se rapportait à la position de l’île Chatam et de l’îlot Viff, dont le groupe est aussi désigné sous l’appellation commune d’îles Brougthon. Ce groupe se trouve à quinze degrés dans l’est de Tawaï-Pomanou, l’île méridionale de la Nouvelle-Zélande, située dans la partie sud de l’océan Pacifique.
« C’est à peu près ce que je supposais, dit Robur à Tom Turner.
— Et alors, nous sommes?...
— A quarante-six degrés dans le sud de l’île X, soit à une distance de deux mille huit cents milles.
— Raison de plus pour réparer nos propulseurs, répondit le contremaître. Dans ce trajet, nous pourrions rencontrer des vents contraires, et, avec le peu qui nous reste d’approvisionnements, il importe de rallier l’île X le plus vite possible.
— Oui, Tom, et j’espère bien me mettre en route dans la nuit, quand je devrais ne partir qu’avec une seule hélice, quitte à réparer l’autre en route.
— Master Robur, demanda Tom Turner, et ces deux gentlemen, et leur domestique ?...
— Tom Turner, répondit l’ingénieur, seraient-ils à plaindre pour devenir colons de l’île X? »
Mais qu’était donc cette île X? Une île perdue dans l’immensité de l’océan Pacifique, entre l’équateur et le tropique du Cancer, une île qui justifiait bien ce signe algébrique dont Robur avait fait son nom. Elle émergeait de cette vaste mer des Marquises, en dehors de toutes les routes de communication interocéaniennes. C’était là que Robur avait fondé sa petite colonie, là que venait se reposer l’Albatros, lorsqu’il était fatigué de son vol, là qu’il se réapprovisionnait de tout ce qu’il lui fallait pour ses perpétuels voyages. En cette île X, Robur, disposant de grandes ressources, avait pu établir un chantier et construire son aéronef. Il pouvait l’y réparer, même le refaire. Ses magasins renfermaient les matières, subsistances, approvisionnements de toutes sortes, accumulés pour l’entretien d’une cinquantaine d’habitants, l’unique population de l’île.
Lorsque Robur avait doublé le cap Horn, quelques jours avant, son intention était bien de regagner l’île X, en traversant obliquement le Pacifique. Mais le cyclone avait saisi l’Albatros dans son tourbillon. Après lui, l’ouragan l’avait emporté au-dessus des régions australes. En somme, il avait été à peu près remis dans sa direction première, et, sans les avaries des propulseurs, le retard n’aurait eu que peu d’importance.
On allait donc regagner l’île X. Mais, ainsi que l’avait dit le contremaître Tom Turner, la route était longue encore. Il y aurait probablement à lutter contre des vents défavorables. Ce ne serait pas trop de toute sa puissance mécanique pour que l’Albatros arrivât à destination dans les délais voulus. Avec un temps moyen, sous une allure ordinaire, cette traversée devait s’accomplir en trois ou quatre jours.
De là ce parti qu’avait pris Robur de se fixer sur l’île Chatam. Il s’y trouvait dans des conditions meilleures pour réparer au moins l’hélice de l’avant. Il ne craignait plus, au cas où la brise contraire se fût levée, d’être entraîné vers le sud, quand il voulait aller vers le nord. La nuit venue, cette réparation serait achevée. Il manœuvrerait alors pour faire déraper son ancre. Si elle était trop solidement engagée dans les roches, il en serait quitte pour couper le câble et reprendrait son vol vers l’Equateur.
On le voit, cette manière de procéder était la plus simple, la meilleure aussi, et elle s’était exécutée à point.
Le personnel de l’Albatros, sachant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, se mit résolument à la besogne.
Tandis que l’on travaillait à l’avant de l’aéronef, Uncle Prudent et Phil Evans avaient entre eux une conversation dont les conséquences allaient être d’une gravité exceptionnelle.
« Phil Evans, dit Uncle Prudent, vous êtes bien décidé, comme moi, à faire le sacrifice de votre vie?
— Oui, comme vous!
— Une dernière fois, il est bien évident que nous n’avons plus rien à attendre de ce Robur?
— Rien.
— Eh bien, Phil Evans, mon parti est pris. Puisque l’Albatros doit repartir ce soir même, la nuit ne se passera pas sans que nous ayons accompli notre œuvre! Nous casserons les ailes à l’oiseau de l’ingénieur Robur! Cette nuit, il sautera au milieu des airs!
— Qu’il saute donc! répondit Phil Evans. »
On le voit, les deux collègues étaient d’accord sur tous les points, même quand il s’agissait d’accepter avec cette indifférence l’effroyable mort qui les attendait.
« Avez-vous tout ce qu’il faut?... demanda Phil Evans.
— Oui!... La nuit dernière, pendant que Robur et ses gens ne s’occupaient que du salut de l’aéronef, j’ai pu me glisser dans la soute et prendre une cartouche de dynamite!
— Uncle Prudent, mettons-nous à la besogne...
— Non, ce soir seulement! Quand la nuit sera venue, nous rentrerons dans notre roufle, et vous veillerez à ce qu’on ne puisse me surprendre! »
Vers six heures, les deux collègues dînèrent suivant leur habitude. Deux heures après, ils s’étaient retirés dans leur cabine, comme des gens qui vont dormir pour se refaire d’une nuit sans sommeil.
Ni Robur ni aucun de ses compagnons ne pouvait soupçonner quelle catastrophe menaçait l’Albatros.
Voici comment Uncle Prudent comptait agir :
Ainsi qu’il l’avait dit, il avait pu pénétrer dans la soute aux munitions, ménagée en un des compartiments de la coque de l’aéronef. Là, il s’était emparé d’une certaine quantité de poudre et d’une cartouche semblable à celles dont l’ingénieur avait fait usage au Dahomey. Rentré dans sa cabine, il avait caché soigneusement cette cartouche, avec laquelle il était résolu à faire sauter l’Albatros pendant la nuit, lorsqu’il aurait repris son vol au milieu des airs.
En ce moment, Phil Evans examinait l’engin explosif. dérobé par son compagnon.
C’était une gaine dont l’armature métallique contenait environ un kilogramme de la substance explosible, ce qui devait suffire à disloquer l’aéronef et briser son jeu d’hélices. Si l’explosion ne le détruisait pas d’un coup, il s’achèverait dans sa chute. Or, cette cartouche, rien n’était plus aisé que de la déposer en un coin de la cabine, de manière qu’elle crevât la plate-forme et atteignit la coque jusque dans sa membrure.
Mais, pour provoquer l’explosion, il fallait faire éclater la capsule de fulminate dont la cartouche était munie. C’était la partie la plus délicate de l’opération, car l’inflammation de cette capsule ne devait se produire que dans un temps calculé avec une extrême précision.
En effet, Uncle Prudent avait réfléchi à ceci dès que le propulseur de l’avant serait réparé, l’aéronef devait reprendre sa marche vers le nord; mais, cela fait, il était probable que Robur et ses gens viendraient à l’arrière pour remettre en état l’hélice postérieure. Or, la présence de tout le personnel auprès de la cabine pourrait gêner Uncle Prudent dans son opération. C’est pourquoi il s’était décidé à se servir d’une mèche, de manière à ne provoquer l’explosion que dans un temps donné.
Voici donc ce qu’il dit à Phil Evans :
« En même temps que cette cartouche, j’ai pris de la poudre. Avec cette poudre je vais fabriquer une mèche dont la longueur sera en raison du temps qu’elle mettra à brûler, et qui plongera dans la capsule de fulminate. Mon intention est de l’allumer à minuit, de manière que l’explosion se produise entre trois et quatre heures du matin.
— Bien combiné! » répondit Phil Evans.
Les deux collègues, on le voit, en étaient arrivés à examiner avec le plus grand sang-froid l’effroyable destruction dans laquelle ils devaient périr, il y avait en eux une telle somme de haine contre Robur et les siens que le sacrifice de leur propre vie paraissait tout indiqué pour détruire, avec l’Albatros, ceux qu’il emportait dans les airs. Que l’acte fût insensé, odieux même, soit! Mais voilà où ils en étaient arrivés, après cinq semaines de cette existence de colère qui n’avait pu éclater, de rage qui n’avait pu s’assouvir!
« Et Frycollin, dit Phil Evans, avons-nous donc le droit de disposer de sa vie?
— Nous sacrifions bien la nôtre! . répondit Uncle Prudent. »
Il est douteux que Frycollin eût trouvé la raison suffisante.
Immédiatement, Uncle Prudent se mit à l’œuvre, pendant que Phil Evans surveillait les abords du roufle.
Le personnel était toujours occupé à l’avant. Il n’y avait pas à craindre d’être surpris.
Uncle Prudent commença par écraser une petite quantité de poudre de manière à la réduire à l’état de pulvérin. Après l’avoir mouillée légèrement, il la renferma dans une gaine de toile en forme de mèche. L’ayant allumée, il s’assura qu’elle brûlait à raison de cinq centimètres par dix minutes, soit un mètre en trois heures et demie. La mèche fut alors éteinte, puis fortement serrée dans une spirale de corde et ajustée à la capsule de la cartouche.
Ce travail était terminé vers dix heures du soir, sans avoir excité le moindre soupçon.
A ce moment, Phil Evans vint rejoindre son collègue dans la cabine.
Pendant cette journée, les réparations de l’hélice antérieure avaient été très activement conduites; mais il avait fallu la rentrer en dedans pour pouvoir démonter ses branches, qui étaient faussées.
Quant aux piles, aux accumulateurs, rien de tout ce qui produisait la force mécanique de l’Albatros n’avait souffert des violences du cyclone. Il y avait encore de quoi les alimenter pendant quatre ou cinq jours.
La nuit était venue, lorsque Robur et ses hommes interrompirent leur besogne. Le propulseur de l’avant n’était pas encore remis en place. Il fallait encore trois heures de réparations pour qu’il fût prêt à fonctionner. Aussi, après en avoir causé avec Tom Turner, l’ingénieur décida-t-il de donner quelque repos à son personnel brisé de fatigue, et de remettre au lendemain ce qui restait à faire. Ce n’était pas trop, d’ailleurs, de la clarté du jour pour ce travail d’ajustage extrêmement délicat, et auquel les fanaux n’eussent donné qu’une insuffisante lumière.
Voilà ce qu’ignoraient Uncle Prudent et Phil Evans. S’en tenant à ce qu’ils avaient entendu dire à Robur, ils devaient penser que le propulseur de l’avant serait réparé avant la nuit et que l’Albatros aurait immédiatement repris sa marche vers le nord. Ils le croyaient donc détaché de l’île, quand il y était encore retenu par son ancre. Cette circonstance allait faire tourner les choses tout autrement qu’ils l’imaginaient.
Nuit sombre et sans lune. De gros nuages rendaient l’obscurité plus profonde. On sentait déjà qu’une légère brise tendait à s’établir. Quelques souffles venaient du sud-ouest; mais ils ne déplaçaient pas l’Albatros, qui demeurait immobile sur son ancre, dont le câble, tendu verticalement, le retenait au sol.
Uncle Prudent et son collègue, enfermés dans leur cabine, n’échangeaient que peu de mots, écoutant le frémissement des hélices suspensives qui couvraient tous les autres bruits du bord. Ils attendaient que le moment fût venu d’agir.
Un peu avant minuit :
« Il est temps! » dit Uncle Prudent.
Sous les couchettes de la cabine, il y avait un coffre qui formait tiroir. Ce fut dans ce coffre que Uncle Prudent déposa la cartouche de dynamite, munie de sa mèche. De cette façon, la mèche pourrait brûler sans se trahir par son odeur ou son crépitement. Uncle Prudent l’alluma à son extrémité. Puis, repoussant le coffre sous la couchette
Maintenant, à l’arrière, dit-il, et attendons!
Tous deux sortirent et furent d’abord étonnés de ne pas voir le timonier à son poste habituel.
Phil Evans se pencha alors en dehors de la plate-forme.
« L’Albatros est toujours à la même place! dit-il à voix basse. Les travaux n’ont pas été terminés !... Il n’aura pu partir! »
Uncle Prudent eut un geste de désappointement.
« Il faut éteindre la mèche, dit-il.
Non !... Il faut nous sauver! répondit Phil Evans. Nous sauver?
— Oui!... Par le câble de l’ancre, puisqu’il fait nuit!... Cent cinquante pieds à descendre, ce n’est rien!
— Rien, en effet, Phil Evans, et nous serions fous de ne pas profiter de cette chance inattendue! »
Mais, auparavant, ils rentrèrent dans leur cabine et prirent sur eux tout ce qu’ils pouvaient emporter en prévision d’un séjour plus ou moins prolongé sur l’île Chatam. Puis, la porte refermée, ils s’avancèrent sans bruit vers l’avant.
Leur intention était de réveiller Frycollin et de l’obliger à prendre la fuite avec eux.
L’obscurité était profonde. Les nuages commençaient à chasser du sud-ouest. Déjà l’aéronef tanguait quelque peu sur son ancre, en s’écartant légèrement de la verticale par rapport au câble de retenue. La descente devait donc offrir un peu plus de difficultés. Mais ce n’était pas pour arrêter des hommes qui, tout d’abord, n’avaient pas hésité à jouer leur vie.
Tous deux se glissèrent sur la plate-forme, s’arrêtant parfois à l’abri des roufles pour écouter si quelque bruit se produisait. Silence absolu partout. Aucune lumière à travers les hublots. Ce n’était pas seulement le silence, c’était le sommeil dans lequel était plongé l’aéronef.
Cependant Uncle Prudent et son compagnon s’approchaient de la cabine de Frycollin, lorsque Phil Evans s’arrêta :
« L’homme de garde! » dit-il.
Un homme, en effet, était couché près du roufle. S’il dormait, c’était à peine. Toute fuite devenait impossible au cas où il eût donné l’alarme.
En cet endroit, il y avait quelques cordes, des morceaux de toile et d’étoupe, dont on s’était servi pour la réparation de l’hélice.
Un instant après, l’homme fut bâillonné, encapuchonné, attaché à un des montants de la rambarde, dans l’impossibilité de pousser un cri ou de faire un mouvement.
Tout cela s’était passé presque sans bruit.
Uncle Prudent et Phil Evans écoutèrent... Le silence ne fut aucunement troublé à l’intérieur des roufles. Tous dormaient à bord.
Les deux fugitifs — ne peut-on déjà leur donner ce nom? — arrivèrent devant la cabine occupée par Frycollin. François Tapage faisait entendre un ronflement digne de son nom, ce qui était rassurant.
A sa grande surprise, Uncle Prudent n’eut point à pousser la porte de Frycollin. Elle était ouverte. Il s’introduisit à demi dans la cabine; puis, se retirant :
« Personne! dit-il.
— Personne ! ... Où peut-il être? » murmura Phil Evans.
Tous deux rampèrent jusqu’à l’avant, pensant que Frycollin dormait peut-être dans quelque coin...
Personne encore.
« Est-ce que le coquin nous aurait devancés ?... dit Uncle Prudent.
— Qu’il l’ait fait ou non, répondit Phil Evans, nous ne pouvons attendre plus longtemps! Partons ! »
Sans hésiter, l’un après l’autre, les fugitifs saisirent le câble des deux mains, s’y assujettirent des deux pieds; puis, se laissant glisser, ils arrivèrent à terre sains et saufs.
Quelle jouissance ce fut pour eux de fouler ce sol qui leur manquait depuis si longtemps, de marcher sur un terrain solide, de ne plus être les jouets de l’atmosphère!
Ils se préparaient à gagner l’intérieur de l’île en remontant le rio, quand, soudain, une ombre se dressa devant eux.
C’était Frycollin.
Oui! Le Nègre avait eu cette idée, qui était venue à son maître, et cette audace de le devancer, sans le prévenir.
Mais l’heure n’était pas aux récriminations, et Uncle Prudent se disposait à chercher un refuge en quelque partie éloignée de l’île, lorsque Phil Evans l’arrêta.
« Uncle Prudent, écoutez-moi, dit-il. Nous voilà hors des mains de ce Robur. Il est voué ainsi que ses compagnons à une mort épouvantable. Il la mérite, soit! Mais, s’il jurait sur son honneur de ne pas chercher à nous reprendre...
— L’honneur d’un pareil homme... »
Uncle Prudent ne put achever. Un mouvement se produisait à bord de l’Albatros. Evidemment, l’alarme était donnée, l’évasion allait être découverte.
« A moi!... A moi!... » criait-on.
C’était l’homme de garde qui avait pu repousser son bâillon. Des pas précipités retentirent sur la plate-forme. Presque aussitôt les fanaux lancèrent leurs projections électriques sur un large secteur.
« Les voilà!... Les voilà! » cria Tom Turner.
Les fugitifs avaient été vus.
Au même instant, par suite d’un ordre que donna Robur à voix haute, les hélices suspensives furent ralenties et, par le câble halé à bord, l’Albatros commença à se rapprocher du sol.
En ce moment, la voix de Phil Evans se fit distinctement entendre :
« Ingénieur Robur, dit-il, vous engagez-vous sur l’honneur à nous laisser libres sur cette île ?...
— Jamais! » s’écria Robur.
Et cette réponse fut suivie d’un coup de fusil, dont la balle effleura l’épaule de Phil Evans.
« Ah! les gueux! » s’écria Uncle Prudent.
Et, son couteau à la main, il se précipita vers les roches entre lesquelles était incrustée l’ancre. L’aéronef n’était plus qu’à cinquante pieds du sol...
En quelques secondes, le câble fut coupé, et la brise, qui avait sensiblement fraîchi, prenant de biais l’Albatros, l’entraîna dans le nord-est, au-dessus de la mer.
XVI
Qui laissera le lecteur dans une indécision peut-être regrettable.
Il était alors minuit. Cinq ou six coups de fusil avaient encore été tirés de l’aéronef. Uncle Prudent et Frycollin, soutenant Phil Evans, s’étaient jetés à l’abri des roches.
Ils n’avaient pas été atteints. Pour l’instant, ils n’avaient plus rien à craindre.
Tout d’abord, l’Albatros, en même temps qu’il s’écartait de l’île Chatam, fut porté à une altitude de neuf cents mètres. Il avait fallu forcer de vitesse ascensionnelle afin de ne pas tomber en mer.
Au moment où l’homme de garde, délivré de son bâillon, venait de jeter un premier cri, Robur et Tom Turner, se précipitant vers lui, l’avaient débarrassé du morceau de toile qui l’encapuchonnait et dégagé de ses liens. Puis, le contremaître s’était élancé vers la cabine d’Uncle Prudent et de Phil Evans; elle était vide!
François Tapage, de son côté, avait fouillé la cabine de Frycollin; il n’y avait personne!
En constatant que ses prisonniers lui avaient échappé, Robur s’abandonna à un violent mouvement de colère. L’évasion d’Uncle Prudent et de Phil Evans, c’était son secret, c’était sa personnalité, révélés à tous. S’il ne s’était pas inquiété autrement du document lancé pendant la traversée de l’Europe, c’est qu’il y avait bien des chances pour qu’il se fût perdu dans sa chute!... Mais maintenant!...
Puis, se calmant :
« Ils se sont enfuis, soit! dit-il. Comme ils ne pourront s’échapper de l’île Chatam avant quelques jours, j’y reviendrai!... Je les chercherai!... Je les reprendrai!... Et alors...»
En effet, le salut des trois fugitifs était loin d’être assuré. L’Albatros, redevenu maître de sa direction, ne tarderait pas à regagner l’île Chatam, dont les fugitifs ne pourraient s’enfuir de sitôt. Avant douze heures, ils seraient retombés au pouvoir de l’ingénieur.
Avant douze heures! Mais, avant deux heures l’Albatros serait anéanti! Cette cartouche de dynamite, n’était-ce pas comme une torpille attachée à son flanc, qui accomplirait l’œuvre de destruction au milieu des airs?
Cependant, la brise devenant plus fraîche, l’aéronef était emporté vers le nord-est. Bien que sa vitesse fût modérée, il devait avoir perdu de vue l’île Chatam au lever du soleil.
Pour revenir contre le vent, il aurait fallu que les propulseurs, ou tout au moins celui de l’avant, eussent été en état de fonctionner.
« Tom, dit l’ingénieur, pousse les fanaux à pleine lumière.
— Oui, master Robur.
— Et tous à l’ouvrage! -
— Tous! » répondit le contremaître.
Il ne pouvait plus être question de remettre le travail au lendemain. Il ne s’agissait plus de fatigues, maintenant! Pas un des hommes de l’Albatros qui ne partageât les passions de son chef! Pas un qui ne fût prêt à tout faire pour reprendre les fugitifs! Dès que l’hélice de l’avant serait remise en place, on reviendrait sur Chatam, on s’y amarrerait de nouveau, on donnerait la chasse aux prisonniers. Alors, seulement, seraient commencées les réparations de l’hélice de l’arrière, et l’aéronef pourrait continuer en toute sécurité à travers le Pacifique son voyage de retour à l’île X.
Toutefois, il était important que l’Albatros ne. fût pas emporté trop loin dans le nord-est. Or, circonstance fâcheuse, la brise s’accentuait, et il ne pouvait plus ni la remonter ni même rester stationnaire. Privé de ses propulseurs, il était devenu un ballon indirigeable. Les fugitifs, postés sur le littoral, avaient pu constater qu’il aurait disparu avant que l’explosion l’eût mis en pièces.
Cet état de choses ne pouvait qu’inquiéter beaucoup Robur relativement à ses projets ultérieurs. N’éprouverait-il pas quelques retards pour rallier l’île Chatam? Aussi, pendant que les réparations étaient activement poussées, prit-il la résolution de redescendre dans les basses couches avec l’espérance d’y rencontrer des courants plus faibles. Peut-être l’Albatros parviendrait-il à se maintenir dans ces parages jusqu’au moment où il serait redevenu assez puissant pour refouler la brise?
La manœuvre fut aussitôt faite. Si quelque navire eût assisté aux évolutions de cet appareil, alors baigné dans ses lueurs électriques, de quelle épouvante son équipage aurait été pris!
Lorsque l’Albatros ne fut plus qu’à quelques centaines de pieds de la surface de la mer, il s’arrêta.
Malheureusement, Robur dut le constater, la brise soufflait avec plus de force dans cette zone inférieure, et l’aéronef s’éloignait avec une vitesse plus grande. Il risquait donc d’être entraîné fort loin dans le nord-est, — ce qui retarderait son retour à l’île Chatam.
En somme, après tentatives faites, il fut prouvé qu’il y avait avantage à se maintenir dans les hautes couches où l’atmosphère était mieux équilibrée. Aussi l’Albatros remonta-t-il à une moyenne de trois mille mètres. Là, s’il ne resta pas stationnaire, du moins sa dérive fut-elle plus lente. L’ingénieur put donc espérer qu’au lever du jour, et de cette altitude, il aurait encore en vue les parages de l’île, dont il avait d’ailleurs relevé la position avec une exactitude absolue.
Quant à la question de savoir si les fugitifs auraient reçu bon accueil des indigènes, au cas où l’île serait habitée, Robur ne s’en préoccupait même pas. Que ces indigènes leur vinssent en aide, peu lui importait. Avec les moyens offensifs dont disposait l’Albatros, ils seraient promptement épouvantés, dispersés. La capture des prisonniers ne pouvait donc faire question, et, une fois repris...
« On ne s’enfuit pas de l’île X! » dit Robur.
Vers une heure après minuit, le propulseur de l’avant était réparé. Il ne s’agissait plus que de le remettre en place, ce qui exigeait encore une heure de travail. Cela fait, l’Albatros repartirait, cap au sud-ouest, et l’on démonterait alors le propulseur de l’arrière.
Et cette mèche qui brûlait dans la cabine abandonnée! Cette mèche, dont plus d’un tiers était consumé déjà! Et cette étincelle qui s’approchait de la cartouche de dynamite!
Assurément, si les hommes de l’aéronef n’eussent pas été aussi occupés, peut-être l’un d’eux eût-il entendu le faible crépitement qui commençait à se produire dans le ronfle? Peut-être eût-il perçu une odeur de poudre brûlée? Il se fût inquiété. Il aurait prévenu l’ingénieur ou Tom Turner. On eût cherché, on eût découvert ce coffre dans lequel était déposé l’engin explosif... Il eût été temps encore de sauver ce merveilleux Albatros et tous ceux qu’il emportait avec lui!
Mais les hommes travaillaient à l’avant, c’est-à-dire à vingt mètres du roufle des fugitifs. Rien ne les appelait encore dans cette partie de la plate-forme, comme rien ne pouvait les distraire d’une besogne qui exigeait toute leur attention.
Robur, lui aussi, était là, travaillant de ses mains, en habile mécanicien qu’il était. Il pressait l’ouvrage, mais sans rien négliger pour que tout fût fait avec le plus grand soin! Ne fallait-il pas qu’il redevint absolument maître de son appareil? S’il ne parvenait pas à reprendre les fugitifs, ceux-ci finiraient par se rapatrier. On ferait des investigations. L’île X n’échapperait peut-être pas aux recherches. Et ce serait la fin de cette existence que les hommes de l’Albatros s’étaient créée, — existence surhumaine, sublime!
En ce moment; Tom Turner s’approcha de l’ingénieur. Il était une heure un quart.
« Master Robur, dit-il, il me semble que la brise a quelque tendance à mollir, en gagnant dans l’ouest, il est vrai.
— Et qu’indique le baromètre? demanda Robur, après avoir observé l’aspect du ciel.
— Il est à peu près stationnaire, répondit le contremaître. Pourtant, il me semble que les nuages s’abaissent au-dessous de l’Albatros.
— En effet, Tom Turner, et, dans ce cas, il ne serait pas impossible qu’il plût à la surface de la mer. Mais, pourvu que nous demeurions au-dessus de la zone des pluies, peu importe! Nous ne serons pas gênés dans l’achèvement de notre travail.
— Si la pluie tombe, reprit Tom Turner, ce doit être une pluie fine — du moins la forme des nuages le fait supposer — et il est probable que, plus bas, la brise va calmir tout à fait.
— Sans doute, Tom, répondit Robur. Néanmoins, il me semble préférable de ne pas redescendre encore. Achevons de réparer nos avaries et alors nous pourrons manœuvrer à notre convenance. Tout est là. »
A deux heures et quelques minutes, la première partie du travail était finie. L’hélice antérieure réinstallée, les piles qui l’actionnaient furent mises en activité. Le mouvement s accéléra peu à peu, et l’Albatros, évoluant cap au sud-ouest, revint avec une vitesse moyenne dans la direction de l’île Chatam.
« Tom, dit Robur, il y a deux heures et demie environ que nous avons porté au nord-est. La brise n’a pas changé, ainsi que j’ai pu m’en assurer en observant le compas. Donc, j’estime qu’en une heure, au plus, nous pouvons retrouver les parages de l’île.
— Je le crois aussi, master Robur, répondit le contremaître, car nous avançons a raison d’une douzaine de mètres par seconde. Entre trois et quatre heures du matin, l’Albatros aura regagné son point de départ.
— Et ce sera tant mieux, Tom! répondit l’ingénieur. Nous avons intérêt à arriver de nuit et même à atterrir, sans avoir été vus. Les fugitifs, nous croyant loin dans le nord, ne se tiendront pas sur leurs gardes. Lorsque l’Albatros sera presque à ras de terre, nous essaierons de le cacher derrière quelques hautes roches de l’île. Puis, dussions-nous passer quelques jours à Chatam...
— Nous les passerons, master Robur, et, quand nous devrions lutter contre une armée d’indigènes...
— Nous lutterons, Tom, nous lutterons pour notre Albatros ! »
L’ingénieur se retourna alors vers ses hommes qui attendaient de nouveaux ordres.
« Mes amis, leur dit-il, l’heure n’est pas venue de se reposer. Il faut travailler jusqu’au jour. »
Tous étaient prêts.
Il s’agissait maintenant de recommencer pour le propulseur de l’arrière les réparations qui avaient été faites pour celui de l’avant. C’étaient les mêmes avaries, produites par la même cause, c’est-à-dire par la violence de l’ouragan pendant la traversée du continent antarctique.
Mais, afin d’aider à rentrer cette hélice en dedans, il parut bon d’arrêter, pendant quelques minutes, la marche de l’aéronef et même de lui imprimer un mouvement rétrograde. Sur l’ordre de Robur, l’aide-mécanicien fit machine en arrière, en renversant la rotation de l’hélice antérieure. L’aéronef commença donc à « culer » doucement, pour employer une expression maritime.
Tous se disposaient alors à se rendre à l’arrière, lorsque Tom Turner fut surpris par une singulière odeur.
C’étaient les gaz de la mèche, accumulés maintenant dans le coffre, qui s’échappaient de la cabine des fugitifs.
« Hein? fit le contremaître.
— Qu’y a-t-il? demanda Robur.
— Ne sentez-vous pas?... On dirait de la poudre qui brûle?
— En effet, Tom!
— Et cette odeur vient du dernier roufle!
— Oui... de la cabine même...
— Est-ce que ces misérables auraient mis le feu?...
— Eh! si ne n’était que le feu ?... s’écria Robur. Enfonce la porte, Tom, enfonce la porte! »
Mais le contremaître avait à peine fait un pas vers l’arrière, qu’une explosion formidable ébranla l’Albatros. Les roufles volèrent en éclats. Les fanaux s’éteignirent, car le courant électrique leur manqua subitement, et l’obscurité redevint complète. Cependant, si la plupart des hélices suspensives, tordues ou fracassées, étaient hors d’usage, quelques-unes, à la proue, n’avaient pas cessé de tourner.
Soudain, la coque de l’aéronef s’ouvrit un peu en arrière du premier roufle, dont les accumulateurs actionnaient toujours le propulseur de l’avant, et la partie postérieure de la plate-forme culbuta dans l’espace.
Presque aussitôt s’arrêtèrent les dernières hélices suspensives, et l’Albatros fut précipité vers l’abîme.
C’était une chute de trois mille mètres pour les huit hommes, accrochés, comme des naufragés, à cette épave!
En outre, cette chute allait être d’autant plus rapide que le propulseur de l’avant, après s’être redressé verticalement, fonctionnait encore!
Ce fut alors que Robur, avec un à-propos qui dénotait un extraordinaire sang-froid, se laissant glisser jusqu’au roufle à demi disloqué, saisit le levier de mise en train, et changea le sens de la rotation de l’hélice qui, de propulsive qu’elle était, devint suspensive.
Chute, assurément, bien qu’elle fût quelque peu retardée; mais, du moins, l’épave ne tomba pas avec cette vitesse croissante des corps abandonnés aux effets de la pesanteur. Et, si c’était toujours la mort pour les survivants de l’Albatros, puisqu’ils étaient précipités dans la mer, ce n’était plus la mort par asphyxie, au milieu d’un air que la rapidité de la descente eût rendu irrespirable.
Quatre-vingts secondes au plus après l’explosion, ce qui restait de l’Albatros s’était abîmé dans les flots.
XVII
Dans lequel on revient à deux mois en arrière et où l’on saute à neuf mois en avant.
Quelques semaines auparavant, le 13 juin, au lendemain de cette séance pendant laquelle le WeldonInstitute s’était abandonné à de si orageuses discussions, il y avait eu dans toutes les classes de la population philadelphienne, noire ou blanche, une émotion plus facile à constater qu’à décrire.
Déjà, aux premières heures de la matinée, les conversations portaient uniquement sur l’inattendu et scandaleux incident de la veille. Un intrus, qui se disait ingénieur, un ingénieur qui prétendait s’appeler de cet invraisemblable nom de Robur — Robur-le-Conquérant! — un personnage d’origine inconnue, de nationalité anonyme, s’était présenté inopinément dans la salle des séances, avait insulté les ballonistes, honni les dirigeurs d’aérostats, vanté les merveilles des appareils plus lourds que l’air, soulevé des huées au milieu d’un tumulte épouvantable, provoqué des menaces qu’il avait retournées contre ses adversaires. Enfin, après avoir abandonné la tribune dans le tapage des revolvers, il avait disparu, et, malgré toutes les recherches, on n’avait plus entendu parler de lui.
Assurément, cela était bien fait pour exercer toutes les langues, enflammer toutes les imaginations. On ne s’en fit pas faute à Philadelphie, ni dans les trente-six autres Etats de l’Union, et, pour dire le vrai, aussi bien dans l’Ancien que dans le Nouveau Monde.
Mais, de combien cet émoi fut dépassé, lorsque, le soir du 13 juin, il fut constant que ni le président ni le secrétaire du Weldon-Institute n’avaient reparu à leur domicile. Gens rangés pourtant, honorables et sages. La veille, ils avaient quitté la salle des séances en citoyens qui ne songent qu’à rentrer tranquillement chez eux, en célibataires dont aucun visage renfrogné n’accueillera le retour au logis. Ne se seraient-ils point absentés, par hasard? Non, ou du moins ils n’avaient rien dit qui pût le faire croire. Et même il avait été convenu que, le lendemain, ils reprendraient leur place au bureau du club, l’un comme président, l’autre comme secrétaire, en prévision d’une séance où seraient discutés les événements de la soirée précédente.
Et non seulement, disparition complète de ces deux personnages considérables de l’Etat de Pennsylvanie, mais aucune nouvelle du valet Frycollin. Introuvable comme son maître. Non! jamais Nègre, depuis Toussaint Louverture, Soulouque et Dessaline, n’avait fait autant parler de lui. Il allait prendre une place importante, aussi bien parmi ses collègues de la domesticité philadelphienne que parmi tous ces originaux qu’une excentricité quelconque suffit à mettre en lumière dans ce beau pays d’Amérique.
Le lendemain, rien de nouveau. Les deux collègues ni Frycollin n’ont point reparu. Sérieuse inquiétude. Commencement d’agitation. Foule nombreuse aux abords des Post and Telegraph offices, pour savoir s’il arriverait quelques nouvelles.
Rien encore.
Et, cependant, on les avait bien vus, tous les deux, sortir du Weldon-Institute, causer à voix haute, prendre Frycollin qui les attendait, puis descendre Walnut-Street et gagner du côté de Fairmont-Park.
Jem Cip, le légumiste, avait même serré la main droite du président en lui disant :
« A demain! »
Et William T. Forbes, le fabricant de sucre de chiffons, avait reçu une cordiale poignée de Phil Evans, qui lui avait dit par deux fois :
« Au revoir ! ... Au revoir !... »
Miss Doll et Miss Mat Forbes, si attachées à Uncle Prudent par les liens de la plus pure amitié, ne pouvaient revenir de cette disparition, et, afin d’obtenir des nouvelles de l’absent, parlaient encore plus que d’habitude.
Enfin, trois, quatre, cinq, six jours se passèrent, puis une semaine, deux semaines... Personne, et nul indice qui pût mettre sur la trace des trois disparus.
On avait pourtant fait de minutieuses recherches dans tout le quartier... Rien! — Dans les rues qui aboutissent au port... Rien! — dans le parc même, sous les. grands bouquets d’arbres, au plus épais des taillis... Rien! Toujours rien!
Toutefois, on reconnut que, sur la grande clairière, l’herbe avait été récemment foulée, et d’une façon qui sembla suspecte, puisqu’elle était inexplicable. A la lisière du bois qui l’entoure, des traces d’une lutte furent également relevées. Une bande de malfaiteurs avait-elle donc rencontré, puis attaqué les deux collègues, à cette heure avancée de la nuit, au milieu de ce parc désert?
C’était possible. Aussi, la police procéda-t-elle à une enquête dans les formes et avec toute la lenteur légale. On fouilla la Schuylkill-river, on en racla le fond, on ébarba les rives de leur amas d’herbes. Et, si ce fut inutile, ce ne fut pas en pure perte, car la Schuylkill avait besoin d’un bon travail de faucardement. On le fit à cette occasion. Gens pratiques, les édiles de Philadelphie.
Alors on en appela à la publicité des journaux. Des annonces, des réclamations, sinon des réclames, furent envoyées à toutes les feuilles démocratiques ou républicaines de l’Union, sans distinction de couleur. Le Daily Negro, journal spécial de la race noire, publia un portrait de Frycollin, d’après sa dernière photographie. Récompenses furent offertes, primes promises, à quiconque donnerait quelque nouvelle des trois absents, et même à tous ceux qui retrouveraient un indice quelconque de nature à mettre sur leurs traces.
« Cinq mille dollars! Cinq mille dollars ! ... A tout citoyen qui... »
Rien n’y fit. Les cinq mille dollars restèrent dans la caisse du Weldon-Institute.
« Introuvables! Introuvables!! Introuvables!!! Uncle Prudent et Phil Evans de Philadelphie! »
Il va sans dire que le club fut mis dans un singulier désarroi par cette inexplicable disparition de son président et de son secrétaire. Et, tout d’abord, l’assemblée prit d’urgence une mesure qui suspendait les travaux relatifs à la construction du ballon le Go a head, si avancés pourtant. Mais comment, en l’absence des principaux promoteurs de l’affaire, de ceux qui avaient voué à cette entreprise une partie de leur fortune en temps et monnaie, comment aurait-on pu vouloir achever l’œuvre, quand ils n’étaient plus là pour la finir? Il convenait donc d’attendre.
Or, précisément à cette époque, il fut de nouveau question de l’étrange phénomène, qui avait tant surexcité les esprits quelques semaines auparavant.
En effet, l’objet mystérieux avait été revu ou plutôt entrevu à diverses reprises dans les hautes couches de l’atmosphère. Certes, personne ne songeait à établir une connexité entre cette réapparition si singulière et la disparition non moins inexplicable des deux membres du Weldon-Institute. En effet, il eût fallu une extraordinaire dose d’imagination pour rapprocher ces deux faits l’un de l’autre.
Quoi qu’il en soit, l’astéroïde, le bolide, le monstre aérien, comme on voudra l’appeler, avait été réaperçu dans des conditions qui permettaient de mieux apprécier ses dimensions et sa forme. Au Canada, d’abord, au-dessus de ces territoires qui s’étendent d’Ottawa à Québec, et cela le lendemain même de la disparition des deux collègues; puis, plus tard, au-dessus des plaines du Far West, alors qu’il luttait de vitesse avec un train du grand chemin de fer du Pacifique.
A partir de ce jour, les incertitudes du monde savant furent fixées. Ce corps n’était point un produit de la nature; c’était un appareil volant, avec application pratique de la théorie du « Plus lourd que l’air ». Et, si le créateur, le maître de cet aéronef voulait encore garder l’incognito pour sa personne, évidemment il n’y tenait plus pour sa machine, puisqu’il venait de la montrer de si près sur les territoires du Far West. Quant à la force mécanique dont il disposait, quant à la nature des engins qui lui communiquaient le mouvement, c’était l’inconnu. En tout cas, ce qui ne laissait aucun doute, c’est que cet aéronef devait être doué d’une extraordinaire faculté de locomotion. En effet, quelques jours après, il avait été signalé dans le Céleste Empire, puis sur la partie septentrionale de l’Indoustan, puis au-dessus des immenses steppes de la Russie.
Quel était donc ce hardi mécanicien qui possédait une telle puissance de locomotion, pour lequel les Etats n’avaient plus de frontières ni les océans de limites, qui disposait de l’atmosphère terrestre comme d’un domaine? Devait-on penser que ce fût ce Robur, dont les théories avaient été si brutalement lancées à la face du Weldon-Institute, le jour où il vint battre en brèche cette utopie des ballons dirigeables?
Peut-être quelques esprits perspicaces en eurent-ils la pensée. Mais — chose singulière assurément — personne ne songea à cette hypothèse que ledit Robur pût se rattacher en quoi que ce fût à la disparition du président et du secrétaire du Weldon-Institute.
En somme, cela fût resté à l’état de mystère, sans une dépêche qui arriva de France en Amérique par le fil de New York, à onze heures trente-sept, dans la journée du 6 juillet.
Et qu’apportait cette dépêche? C’était le texte du document trouvé à Paris dans une tabatière — document qui révélait ce qu’étaient devenus les deux personnages dont l’Union allait prendre le deuil.
Ainsi donc, l’auteur de l’enlèvement c’était Robur, l’ingénieur venu tout exprès à Philadelphie pour écraser la théorie des ballonistes dans son œuf! C’était lui qui montait l’aéronef Albatros! C’était lui qui, par représailles, avait enlevé Uncle Prudent, Phil Evans, et Frycollin par-dessus le marché! Et ces personnages, on devait les considérer comme à jamais perdus, à moins que, par un moyen quelconque, en construisant un engin capable de lutter avec le puissant appareil, leurs amis terrestres ne parvinssent à les ramener sur la terre!
Quelle émotion! Quelle stupeur! Le télégramme parisien avait été adressé au bureau du Weldon-Institute. Les membres du club en eurent aussitôt connaissance. Dix minutes après, tout Philadelphie recevait la nouvelle par ses téléphones, puis, en moins d’une heure, toute l’Amérique, car elle s’était électriquement propagée sur les innombrables fils du nouveau continent. On n’y voulait pas croire, et rien n’était plus certain. Ce devait être une mystification de mauvais plaisant, disaient les uns, une « fumisterie » du plus mauvais goût, disaient les autres! Comment ce rapt eût-il pu s’accomplir à Philadelphie, et si secrètement? Comment cet Albatros avait-il atterri dans Fairmont-Park, sans que son apparition eût été signalée sur les horizons de l’Etat de Pennsylvanie?
Très bien. C’étaient des arguments. Les incrédules avaient encore le droit de douter. Mais, ce droit, ils ne l’eurent plus, sept jours après l’arrivée du télégramme. Le 13 juillet, le paquebot français Normandie avait mouillé dans les eaux de l’Hudson, et il apportait la fameuse tabatière. Le railway de New York l’expédia en toute hâte à Philadelphie.
C’était bien la tabatière du président du Weldon-Institute. Jem Cip n’aurait pas mal fait, ce jour-là, de prendre une nourriture plus substantielle, car il faillit tomber en pâmoison, quand il la reconnut. Que de fois il y avait puisé la prise de l’amitié! Et Miss Doll et Miss Mat la reconnurent aussi, cette tabatière, qu’elles avaient si souvent regardée avec l’espoir d’y plonger, un jour, leurs maigres doigts de vieilles filles! Puis ce furent leur père, William T. Forbes, Truk Milnor, Bat T. Fyn et bien d’autres du Weldon-Institute! Cent fois ils l’avaient vue s’ouvrir et se refermer entre les mains de leur vénéré président. Enfin elle eut pour elle le témoignage de tous les amis que comptait Uncle Prudent dans cette bonne cité de Philadelphie, dont le nom indique — on ne saurait trop le répéter — que ses habitants s aiment comme des frères.
Ainsi il n’était pas permis de conserver l’ombre d’un doute à cet égard. Non seulement la tabatière du président, mais l’écriture, tracée sur le document, ne permettaient plus aux incrédules de hocher la tête. Alors les lamentations commencèrent, les mains désespérées se levèrent vers le ciel. Uncle Prudent et son collègue, emportés dans un appareil volant, sans qu’on pût même entrevoir un moyen de les délivrer!
La Compagnie du Niagara-Falls, dont Uncle Prudent était le plus gros actionnaire, faillit suspendre ses affaires et arrêter ses chutes. La Walton-Watch Company songea à liquider son usine à montres, maintenant qu’elle avait perdu son directeur, Phil Evans.
Oui! ce fut un deuil général, et le mot deuil n’est pas exagéré, car à part quelques cerveaux brûlés comme il s’en rencontre même aux Etats-Unis, on n’espérait plus jamais revoir ces deux honorables citoyens.
Cependant, après son passage au-dessus de Paris, on n’entendit plus parler de l’Albatros. Quelques heures plus tard, il avait été aperçu au-dessus de Rome, et c’était tout. Il ne faut pas s’en étonner, étant donné la vitesse avec laquelle l’aéronef avait traversé l’Europe du nord au sud, et la Méditerranée de l’ouest à l’est. Grâce à cette vitesse, aucune lunette n’avait pu le saisir sur un point quelconque de sa trajectoire. Tous les observatoires eurent beau mettre leur personnel à l’affût nuit et jour, la machine volante de Robur-le-Conquérant s’en était allée ou si loin ou si haut — en Icarie, comme il le disait — qu’on désespéra d’en jamais retrouver la trace.
Il convient d’ajouter que, si sa rapidité fut plus modérée au-dessus du littoral de l’Afrique, comme le document n’était pas encore connu, on ne s’avisa pas de chercher l’aéronef dans les hauteurs du ciel algérien. Assurément, il fut aperçu au-dessus de Tombouctou; mais l’observatoire de cette ville célèbre — s’il y en a un — n’avait pas encore eu le temps d’envoyer en Europe le résultat de ses observations. Quant au roi du Dahomey, il aurait plutôt fait couper la tête à vingt mille de ses sujets, y compris ses ministres, que d’avouer qu’il avait eu le dessous dans sa lutte avec un appareil aérien. Question d’amour-propre.
Au-delà, ce fut l’Atlantique que traversa l’ingénieur Robur. Ce fut la Terre de Feu qu’il atteignit, puis le cap Horn. Ce furent les terres australes et l’immense domaine du pôle, qu’il dépassa, un peu malgré lui. Or, de ces régions antarctiques, il n’y avait aucune nouvelle à attendre.
Juillet s’écoula, et nul œil humain ne pouvait se vanter d’avoir même entrevu l’aéronef.
Août s’acheva, et l’incertitude au sujet des prisonniers de Robur demeura complète. C’était à se demander si l’ingénieur, à l’exemple d’Icare, le plus vieux mécanicien dont l’histoire fasse mention, n’avait pas péri victime de sa témérité.
Enfin les vingt-sept premiers jours de septembre s’écoulèrent sans résultat.
Certainement, on se fait à tout en ce monde. Il est dans la nature humaine de se blaser sur les douleurs qui s’éloignent. On oublie, parce qu’il est nécessaire d’oublier. Mais, cette fois, il faut le dire à son honneur, le public terrestre se retint sur cette pente. Non! il ne devint point indifférent au sort de deux Blancs et d’un Noir, enlevés comme le prophète Elie, mais dont la Bible n’avait pas promis le retour sur la terre.
Et ceci fut plus sensible à Philadelphie qu’en tout autre lieu. Il s’y joignait, d’ailleurs, de certaines craintes personnelles. Par représailles, Robur avait arraché Uncle Prudent et Phil Evans à leur sol natal. Certes, il s’était bien vengé, quoique en dehors de tout droit. Mais cela suffirait-il à sa vengeance? Ne voudrait-il pas l’exercer encore sur quelques-uns des collègues du président et du secrétaire du Weldon-Institute? Et qui pouvait se dire à l’abri des atteintes de ce tout-puissant maître des régions aériennes?
Or, voilà que, le 28 septembre, une nouvelle courut la ville. Uncle Prudent et Phil Evans auraient reparu, dans l’après-midi, au domicile particulier du président du Weldon-Institute.
Et le plus extraordinaire, c’est que la nouvelle était vraie, quoique les esprits sensés ne voulussent point y croire.
Cependant il fallut se rendre à l’évidence. C’étaient bien les deux disparus, en personne, non leur ombre... Frycollin lui-même était de retour.
Les membres du club, puis leurs amis, puis la foule, se portèrent devant la maison de Uncle Prudent. On acclama les deux collègues, on les fit passer de main en main au milieu des hurrahs et des hips!
Jem Cip était là, ayant abandonné son déjeuner —un rôti de laitues cuites — puis, William T. Forbes et ses deux filles, Miss Doit et Miss Mat. Et, en ce jour, Uncle Prudent aurait pu les épouser toutes deux s’il eût été Mormon; mais il ne l’était pas et n’avait aucune propension à le devenir. Il y avait aussi Truk Milnor, Bat T. Fyn, enfin tous les membres du club. On se demande encore aujourd’hui comment Uncle Prudent et Phil Evans purent sortir vivants des milliers de bras par lesquels ils durent passer en traversant toute la ville.
Le soir même, le Weldon-Institute devait tenir sa séance hebdomadaire. On comptait que les deux collègues prendraient place au bureau. Or, comme ils n’avaient encore rien dit de leurs aventures — peut-être ne leur avait-on pas laissé le temps de parler? — on espérait aussi qu’ils raconteraient par le menu leurs impressions de voyage.
En effet, pour une raison ou pour une autre, tous deux étaient restés muets. Muet aussi le valet Frycollin, que ses congénères avaient failli écarteler dans leur délire.
Mais ce que les deux collègues n’avaient pas dit ou n’avaient pas voulu dire, le voici
Il n’y a point à revenir sur ce que l’on sait de la nuit du 27 au 28 juillet, l’audacieuse évasion du président et du secrétaire du Weldon-Institute, leur impression si vive quand ils foulèrent les roches de l’île Chatam, le coup de feu tiré sur Phil Evans, le câble tranché, et l’Albatros, alors privé de ses propulseurs, entraîné au large par la brise du sud-ouest, tandis qu’il s’élevait à une grande hauteur. Ses fanaux allumés avaient permis de le suivre pendant quelque temps. Puis, il n’avait pas tardé à disparaître.
Les fugitifs n’avaient plus rien à craindre. Comment Robur aurait-il pu revenir sur l’île, puisque ses hélices devaient encore être hors d’état de fonctionner pendant trois ou quatre heures?
D’ici là, l’Albatros, détruit par l’explosion, ne serait plus qu’une épave flottant sur la mer, et ceux qu’il portait, des cadavres déchirés que l’Océan ne pourrait pas même rendre.
L’acte de vengeance aurait été accompli dans toute son horreur.
Uncle Prudent et Phîl Evans, se considérant comme en état de légitime défense, n’avaient pas eu un remords.
Phil Evans n’était que légèrement blessé par la balle lancée de l’Albatros. Aussi tous trois s’occupèrent de remonter le littoral avec l’espoir de rencontrer quelques indigènes.
Cet espoir ne fut pas trompé. Une cinquantaine de naturels, vivant de la pêche, habitaient la côte occidentale de Chatam. Ils avaient vu l’aéronef descendre sur l’île. Ils firent aux fugitifs l’accueil que méritaient des êtres surnaturels. On les adora, ou peu s’en faut. On les logea dans la plus confortable des cases. Jamais Frycollin ne retrouverait une pareille occasion de passer pour le dieu des Noirs.
Ainsi qu’ils l’avaient prévu, Uncle Prudent et Phil Evans ne virent pas revenir l’aéronef. Ils devaient en conclure que la catastrophe avait dû se produire dans quelque haute zone de l’atmosphère. On n’entendrait plus jamais parler de l’ingénieur Robur ni de la prodigieuse machine que ses compagnons montaient avec lui.
Maintenant il fallait attendre une occasion de regagner l’Amérique. Or, l’île Chatam est peu fréquentée des navigateurs. Tout le mois d’août se passa ainsi, et les fugitifs pouvaient se demander s’ils n’avaient pas changé une prison pour une autre, dont Frycollin, toutefois, s’arrangeait mieux que de sa prison aérienne.
Enfin, le 3 septembre, un navire vint faire de l’eau à l’aiguade de l’île Chatam. On ne l’a pas oublié, au moment de l’enlèvement à Philadelphie, Uncle Prudent avait sur lui quelques milliers de dollars-papier — plus qu’il ne fallait pour regagner l’Amérique. Après avoir remercié leurs adorateurs qui ne leur épargnèrent pas les plus respectueuses démonstrations, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin s’embarquèrent pour Aukland. Ils ne racontèrent rien de leur histoire, et, en deux jours, ils arrivèrent dans la capitale de la NouvelleZélande.
Là, un paquebot du Pacifique les prit comme passagers, et, le 20 septembre, après une traversée des plus heureuses, les survivants de l’Albatros débarquaient à San Francisco. Ils n’avaient point dit qui ils étaient ni d’où ils venaient; mais, comme ils avaient payé d’un bon prix leur transport, ce n est pas un capitaine américain qui leur en eût demandé davantage.
A San Francisco, Uncle Prudent, son collègue et le valet Frycollin prirent le premier train du grand chemin de fer du Pacifique. Le 27, ils arrivaient à Philadelphie.
Voilà le récit compendieux de ce qui s’était passé depuis l’évasion des fugitifs et leur départ de l’île Chatam. Voilà comment, le soir même, le président et le secrétaire purent prendre place au bureau du Weldon-Institute, au milieu d’une affluence extraordinaire.
Cependant, jamais ni l’un ni l’autre n’avaient été aussi calmes. Il ne semblait pas, à les voir, que rien d’anormal fût arrivé depuis la mémorable séance du 12 juin. Trois mois et demi qui ne paraissaient pas compter dans leur existence!
Après les premières salves de hurrahs que tous deux reçurent sans que leur visage reflétât la moindre émotion, Uncle Prudent se couvrit et prit la parole. -
Honorables citoyens, dit-il, la séance est ouverte.
Applaudissements frénétiques et bien légitimes! Car, s’il n’était pas extraordinaire que cette séance fût ouverte, il l’était du moins qu’elle le fût par Uncle Prudent, assisté de Phil Evans.
Le président laissa l’enthousiasme s’épuiser en clameurs et en battements de mains. Puis il reprit :
« A notre dernière séance, messieurs, la discussion avait été fort vive (Ecoutez, écoutez) entre les partisans de l’hélice avant et de l’hélice arrière pour notre ballon Go a headl (Marques de surprise). Or, nous avons trouvé moyen de ramener l’accord entre les avantistes et les arriéristes, et ce moyen, le voici c’est de mettre deux hélices, une à chaque bout de la nacelle! » (Silence de complète stupefaction.)
Et ce fut tout.
Oui, tout! De l’enlèvement du président et du secrétaire du Weldon-Institute, pas un mot! Pas un mot de l’Albatros ni de l’ingénieur Robur! Pas un mot du voyage! Pas un mot de la façon dont les prisonniers avaient pu s’échapper! Pas un mot enfin de ce qu’était devenu l’aéronef, s’il courait encore à travers l’espace, si l’on pouvait craindre de nouvelles représailles contre les membres du club!
Certes, l’envie ne manquait pas à tous ces ballonistes d’interroger Uncle Prudent et Phil Evans; mais on les vit si sérieux, si boutonnés, qu’il parut convenable de respecter leur attitude. Quand ils jugeraient à propos de parler, ils parleraient, et l’on serait trop honoré de les entendre.
Après tout, il y avait peut-être dans ce mystère quelque secret qui ne pouvait encore être divulgué.
Et alors Uncle Prudent, reprenant la parole au milieu d’un silence jusqu’alors inconnu dans les séances du Weldon-Institute
« Messieurs, dit-il, il ne reste plus maintenant qu’à terminer l’aérostat le Go a head auquel il appartient de faire la conquête de l’air. — La séance est levée. »