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Rose Perrin : $b roman

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TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

Avenue Malakoff, au début de l’hiver 1918-1919.

C’est tout en haut de l’hôtel, dans la claire et vaste lingerie bien chauffée, que Mlle de Trivières, aidée de Rose, vérifiait des piles de linge destiné à l’hôpital de la Biche-au-Bois.

Il n’est plus question de l’ancienne Rose Perrin, la modeste et délicate ouvrière, sentimentale, un peu bébête, toujours entre le rire et les larmes : Rose est aujourd’hui une sérieuse matrone, mariée depuis cinq mois bientôt à l’heureux Plisson.

Elle est grasse, ronde, toujours active, et tout fait présager pour le printemps suivant la venue au monde d’un petit Français de plus.

Hélas ! il en faut tant de ces petits pour remplacer ceux qui sont tombés !

Rose n’était venue à Paris que pour huit jours, son domicile habituel étant fixé à la Biche-au-Bois, où son mari remplissait toujours ses multiples fonctions, et où la sienne propre était de diriger la lingerie de l’hôpital…, ce qui n’était pas une sinécure.

— Voici, dit Mlle de Trivières, douze paires de draps que vous pourrez emporter.

Vous ferez faire les paquets par Marie, je ne veux pas que vous vous fatiguiez à les faire.

— Mademoiselle pense trop à ma santé et à celle du petit ; solides comme nous sommes, Victor et moi !… Je vais regarder ces serviettes, si ce sont celles que je dois prendre.

— C’est bien demain que vous retournez là-bas ?

— Oui, mademoiselle, Victor m’attendra à la gare avec l’omnibus…, celui qui roule le plus doucement. Il m’écrit qu’on attend une nouvelle arrivée de blessés. M. Richardson a encore envoyé une quantité de literie : l’hôpital nouveau va être plein.

Il faudra que mademoiselle vienne voir au jour de l’an quand tout sera bien fini.

— Oui, sans doute ; j’ai l’intention d’y aller plusieurs fois cet hiver.

— C’est Mlle Lancelot qui sera contente ! Cette pauvre demoiselle, depuis qu’elle est là-bas, directrice de l’hôpital, elle me dit qu’elle est rajeunie de dix ans ! Ah ! mademoiselle a eu une bonne idée !

— Il me fallait une personne de confiance et déjà habituée à ce genre de travail ; du reste, je n’ai eu qu’à me louer de la gestion de Mlle Lancelot. Comment s’entend-elle avec les religieuses ?

— Oh ! très bien ! mademoiselle. Il faut la voir au milieu des enfants de l’orphelinat ! Elle trouve le moyen de leur faire tous les jours une petite classe… La sœur Philomène en est dépassée !

— Dites-moi, Rose… — Diane aimait à entendre parler de son œuvre, qu’elle avait dû quitter deux mois plus tôt pour suivre sa mère à Paris, — dites-moi, je me demande si M. Richardson n’a pas été imprudent en demandant si tôt qu’on nous envoie des malades, quand les murs de l’hôpital sont à peine secs.

— Oh ! ils le sont, mademoiselle ! Si mademoiselle avait vu les tonnes de charbon qu’on fait brûler, nuit et jour ! Ah ! on peut manquer de charbon à Paris, comme une pauvre dame dans la maison, qui est obligée de rester couchée parce qu’elle n’a rien pour se chauffer !

— Vraiment ! Qui vous a dit cela ?

— C’est M. Moreau, mademoiselle. Il paraît que c’est la vérité vraie. Mais, pour en revenir à ce que nous disions, pour sûr qu’à la Biche-au-Bois on n’en manquera pas avec celui que M. l’Américain a fait envoyer… Plein les caves ! Et c’est tellement exposé au bon air et au soleil !

Quand M. l’architecte est venu fin octobre avec M. Richardson, il a dit : « Dans un mois, les blessés pourront arriver, ce sera sec. »

Un mois après, ils y étaient.

Et maintenant que c’est fini, avec les drapeaux français et américain sur le toit de la grande bâtisse, c’est si beau à voir que Victor et moi, quand notre travail est fini, vers le soir, nous descendons la colline du côté de Vauclair pour avoir le plaisir, quand nous sommes en bas, de regarder l’effet que fait l’hôpital sur le plateau, avec les sapins verts tout autour.

Quelquefois, de le regarder, on en a les larmes aux yeux ! Ah ! qui est-ce qui m’aurait dit, à moi qui suis née sur le pavé de Paris, que je m’en irais vivre dans un pays comme celui-là, où il y a des fleurs, de l’herbe, des arbres à foison, et que ce serait pour y être si heureuse !

Ah ! Mademoiselle, c’est à vous…

Rose se retourne, une serviette déchirée à la main.

— En voilà une qui n’est bonne qu’à faire de la charpie !

— Ah ! Mademoiselle ! c’est à vous que je dois tout mon bonheur !

— Ne parlons plus de cela, Rose, je vous l’ai défendu.

— Oui, mademoiselle, j’obéis. N’empêche que je ne manque pas un jour de faire une prière avec la sœur des Anges pour que le Bon Dieu vous en donne autant !… Si j’osais, je demanderais à mademoiselle quelque chose qui me tourmente ?

— Qu’est-ce donc ?

— Mademoiselle ne pensera pas que je suis indiscrète ?

— Mais non, parlez.

— Je suis curieuse de savoir si mademoiselle a toujours des nouvelles de M. le lieutenant ?

— Oui, de temps en temps ; ses lettres sont plus rares, répondit Diane évasivement.

Rose aurait eu bien envie d’en entendre davantage, mais ayant vu la physionomie de sa maîtresse se refermer subitement, elle se tut et, bientôt, Diane redescendit chez elle.

Ce quatrième hiver de guerre était devenu pour les malheureux une terrible épreuve, et pour tous une succession de jours mornes où l’on vivait dans l’attente d’événements qui tardaient à venir.

Comme Diane rentrait à la fin de l’après-midi, ce jour-là, elle eut l’idée de s’informer auprès du portier à propos d’un mot de Rose, qui lui revenait à la mémoire.

— On m’a dit que certaines personnes de la maison parmi nos locataires manquaient de moyens de chauffage. Est-ce vrai ?

— Oui, mademoiselle, et c’est bien triste. C’est une vieille dame aveugle qui demeure tout en haut… Sa domestique a cherché partout du charbon sans en trouver… Elle a dit en secret à ma femme qu’elle avait fait coucher la pauvre dame depuis deux jours pour lui éviter de prendre mal.

— Je croyais que la maison avait le chauffage central.

— Jusqu’au quatrième seulement, mademoiselle ; les petits appartements du cinquième ne sont pas chauffés.

Diane se doutait bien du nom de la vieille dame aveugle qui demeurait là-haut ; mais, afin d’en être plus sûre, elle demanda :

— Quel est le nom de cette dame ?

— Mme la baronne de Kéravan. Si mademoiselle avait la bonté de s’y intéresser… Seulement, c’est des personnes très fières. Mlle Corentine, la bonne, avait fait bien promettre à ma femme de ne le dire à personne !

Mlle de Trivières était fille de décision. Pourtant, à la pensée de ce qu’elle allait faire, sa main hésita un peu à ouvrir la porte de l’ascenseur.

Comment sa démarche serait-elle accueillie ? La vieille dame avait dû entendre parler d’elle. Elle devait être au courant des relations qu’ils avaient eues avec son petit-fils.

Aller chez lui alors que personne ne l’en avait priée, c’était une action hardie.

Mais pouvait-elle, à sa porte, laisser la pauvre aïeule mourir de froid parce qu’elle-même avait la faiblesse de trop penser à l’absent ?

Voici l’arrêt du quatrième. L’ascenseur stoppe, il ne va pas plus haut.

Décidément les locataires du cinquième n’ont pas été gâtés.

Heureusement que l’étage est bas.

Plus on monte, plus les plafonds s’abaissent, plus l’espace a été mesuré.

Le tapis rouge continue à courir sur les marches à la montée facile.

Deux portes sur le palier.

Est-ce à droite…, à gauche ?

Diane a oublié de le demander.

Mais elle entend des cris d’enfants sortir de l’appartement de droite. Ce devait être en face.

Elle sonna.

Un pas ferme, presque masculin, résonna à l’intérieur. On ouvrit et la jeune fille se trouva en présence d’une domestique. C’était une femme entre deux âges, en costume breton, au visage renfrogné, dont les petits yeux noirs se remplirent d’étonnement en voyant sur le seuil la belle demoiselle de l’hôtel, la fille de la propriétaire.

— Madame de Kéravan. Puis-je lui parler ?

— Madame est malade, elle est au lit ; mais, mademoiselle, si c’est pour la quittance de loyer que vous venez, je peux certifier que mon maître a payé ; on ne doit rien.

Diane eut un petit sourire.

— Non, ce n’est pas cela qui m’amène, reprit-elle. Voici : Nous avons fait rentrer dans les caves de l’hôtel une grande quantité de charbon au début de l’hiver. Nous en avons plutôt trop. J’ai pensé que certaines personnes de la maison pourraient en manquer, surtout celles qui n’ont pas le chauffage central, et je viens vous proposer de vous en envoyer quelques sacs.

Au mot magique de « charbon », la porte s’était ouverte tout à fait.

— Entrez donc, entrez, mademoiselle ! Dame ! je peux bien vous avouer qu’en fait de charbon nous ne sommes pas riches ; et c’est la misère pour en avoir. Si nous en avions tant soit peu, je pourrais faire du feu à Mme la baronne, et c’est ça qui lui ferait du bien, ma doué !

Avec force révérences, la Bretonne, la figure élargie de contentement, engageait la belle demoiselle à entrer.

Diane refusa : elle était pressée, elle rentrait à l’hôtel et allait faire monter immédiatement le précieux combustible.

En effet, aussitôt rentrée, la jeune fille donna ses ordres au domestique, le vieux Pascal, qui s’empressa d’obéir.

Depuis la fondation de l’hôpital, tous les serviteurs de la marquise professaient une admiration sans bornes pour Mlle Diane.

Pour elle, ils auraient dévalisé leur maîtresse !

Le lendemain matin, Mlle de Trivières était encore à sa toilette quand on vint lui demander si elle voulait recevoir une personne qui demandait à lui parler.

— Faites entrer.

Une femme se présenta : c’était Corentine.

Mais une Corentine différente de celle de la veille.

Elle avait revêtu, dès huit heures du matin, son costume de gala : jupe à bande de velours, fichu à franges et tablier de soie de couleur éclatante ; les ailes ouvertes de son léger bonnet avaient l’air d’être la continuation de son large sourire épanoui.

Corentine se tint d’abord immobile au milieu de la chambre, fort intimidée, et incapable de prononcer le petit discours qu’elle avait préparé.

Diane lui fit signe d’avancer.

— Avez-vous une commission à me faire ? Parlez.

— Oui, mademoiselle. De la part de Mme la baronne. C’est pour remercier mademoiselle du charbon et aussi savoir combien on vous doit.

— Je l’ignore, dit Diane, qui n’avait pas pensé à cette question. Que votre maîtresse ne s’inquiète pas, le valet de chambre fera le compte de ce qu’il a porté.

— Ça n’est point tout encore, mademoiselle, fit la servante, qui reprenait peu à peu ses esprits : Mme la baronne fait dire à mademoiselle qu’elle serait venue elle-même la remercier si elle pouvait descendre, mais depuis trois mois elle n’a pas mis les pieds dehors. Madame dit qu’elle serait très heureuse si la bonne demoiselle voulait bien se déranger, comme voisine, pour lui faire là-haut une petite visite.

Ma doué ! ajouta d’elle-même Corentine, elle est toujours seule, la pauvre dame ; elle n’a pas grandes connaissances à Paris, et elle s’ennuie. Moi, je suis trop bête pour lui tenir des conversations, tandis que mademoiselle ! Ah ! oui ! que madame serait contente d’avoir quelqu’un à qui causer de M. Hervé. Elle s’en dévore, cette pauvre madame !

Ces dernières paroles étaient de trop. Diane faillit refuser.

Était-il possible après le mouvement de bonté qui l’avait poussée chez elle la première, de répondre à l’invitation de Mme de Kéravan par une impolitesse ?

Pourtant, que dirait Hervé s’il apprenait qu’elle avait franchi sa porte, lui qui avait à un si haut degré la pudeur de sa pauvreté ?

— C’est un acte charitable envers une femme âgée et infirme, pensa-t-elle, et puis… je saurai ce qu’« il » devient !

Diane se décida :

— A quelle heure Mme de Kéravan pourra-t-elle me recevoir ?

— Tous les jours, quand mademoiselle voudra. Mme la baronne se lèvera cet après-midi.

— Bien. Prévenez Mme de Kéravan que j’aurai l’honneur d’aller passer quelques moments auprès d’elle dans l’après-midi.

A l’heure du déjeuner Mlle de Trivières dit à sa mère :

— A propos, maman, j’espère que vous ne me blâmerez pas d’une petite charité que je me suis permis de prendre sur vos réserves de charbon.

— Sur le charbon de la maison ! Diane, tu es folle ! Au moment où le combustible devient introuvable !

Et pour qui t’es-tu permis une telle prodigalité ?

Diane ayant raconté à sa mère l’histoire de la vieille dame aveugle et alitée, la marquise s’attendrit et refusa même d’entendre parler du paiement.

— Cette dame n’accepterait pas, maman. Elle m’a déjà envoyé demander ce qu’elle devait.

Pascal en fera le compte… Vous savez, c’est une parente du lieutenant de Kéravan dont Jacques vous a parlé l’été dernier ; un ami de M. de Roysel ?

— Oui, je me souviens. C’est pendant mon voyage en Suisse que vous avez fait sa connaissance.

Comment est-il ce jeune homme ?

Mlle de Trivières réfléchit avant de répondre :

— Très sérieux…, très intelligent… Nous avons fait ensemble quelques promenades à cheval. Jacques s’était lié pas mal avec lui… Il lui donnait de bons conseils ; il lui a aussi prêté des livres pour son examen… En somme il a été très complaisant. Si vous le permettiez, maman, j’irais faire une petite visite à cette vieille dame qui m’a fait dire qu’elle désirait me voir pour me remercier. Elle ne peut venir elle-même, elle ne sort pas.

— Fais comme tu voudras, répondit la marquise, qui pensait déjà à autre chose. Viendras-tu à la soirée de bridge de Mme de Saint-Clair ?

— Mais oui, si cela vous fait plaisir…

Vers deux heures, Mlle de Trivières gravissait le dernier étage de la maison voisine.

— Où cela me mènera-t-il ? pensait-elle. Lui qui n’a jamais invité Jacques à entrer chez lui ! Il en sera peut-être furieux.

On eût dit que le destin la poussait à se rapprocher précisément de celui auquel elle se reprochait de penser trop souvent.

Maintenant qu’elle avait promis, il n’y avait plus à reculer.

Comme la veille, la Bretonne vint lui ouvrir, mais sa large figure n’était plus renfrognée, bien loin de là !

En traversant l’antichambre en longueur sur laquelle ouvraient plusieurs portes, la domestique expliqua :

— Excusez, mademoiselle, si je ne vous fais pas entrer dans le salon. Madame se tient dans sa chambre depuis les grands froids.

Elle ouvrit une porte au fond et introduisit la visiteuse dans une belle chambre à deux fenêtres.

Devant un feu flamboyant, Diane vit, enfouie à demi dans une grande bergère, la forme menue d’une charmante vieille qui tendait à la flamme ses mains aux tons d’ivoire jauni, que rosait le reflet du feu.

La vieille dame tourna son fin visage encadré de papillotes blanches en entendant ouvrir, et elle demanda d’une voix fluette comme toute sa personne :

— On a sonné, Corentine. Ce doit être elle ?

— La voici, madame. Voilà la bonne demoiselle.

— Oh ! qu’elle est gentille de venir ! Je n’osais pas l’espérer. Approche un fauteuil, Corentine. Donnez-moi votre main, mademoiselle !

Diane approcha et prit la main de la vieille dame, qui lui souriait en levant vers elle son visage aux paupières fermées, mais ce sourire y mettait de la vie, une grâce aimable mélangée de bonté.

— Comme je vous suis reconnaissante, continuait l’aveugle. Grâce à votre charmante pensée, je puis enfin me chauffer…

— Je suis trop heureuse, madame, de vous avoir rendu ce léger service.

— C’est que ma pauvre Corentine, toute dévouée qu’elle est, n’est pas du tout débrouillarde ; elle n’a jamais pu prendre les habitudes de Paris. Quant à moi… Moi, je ne suis plus bonne qu’à tricoter pour mon soldat !

L’aveugle montrait une chaussette de laine qu’elle avait posée sur ses genoux.

— Je vous en prie, madame, continuez ; n’interrompez pas votre travail pour moi.

— Merci, merci, c’est pressé, c’est pour mon petit-fils, le lieutenant de Kéravan ; mais, vous le connaissez ? Il m’a dit qu’il vous avait rencontrée au Bois, l’été dernier, avec monsieur votre frère. Comment se porte M. de Trivières ? Est-il parti au front ?

Pendant qu’elle répondait aux questions de la vieille dame, Diane jetait un regard autour d’elle.

N’eussent été les dimensions assez exiguës de la pièce, on se serait cru transporté en plein moyen âge, dans une chambre de vieux manoir breton.

Un grand lit de chêne ciré et sculpté du temps de la reine Anne occupait le fond de la chambre. Il était surmonté d’un immense baldaquin supporté par quatre colonnes torses. Des courtines de gros reps bleu de roi à personnages — dames en hennin, pages et seigneurs empanachés — pendaient autour de ce monument à l’aspect antique et solennel.

La table massive, l’armoire énorme aux portes pleines dont le chêne était fouillé délicieusement de naïfs dessins et de gracieux feuillages ; les chaises incommodes à hauts dossiers avec chacune leur coussin de reps pareil à celui du lit, les lourds fauteuils semblables, les portraits de famille à l’aspect sévère, tout contribuait à donner à cet appartement parisien un caractère d’archaïsme, une couleur locale qui transportait le visiteur très loin de la capitale moderne, de ses mœurs et de son temps.

Diane pensa en regardant les portraits des Kéravan alignés le long des panneaux qu’après avoir toujours vécu dans un pareil cadre, les façons réservées, les sentiments profonds du descendant de ces preux austères, n’avaient plus de quoi étonner.

Il avait été façonné degré par degré, par l’atavisme laissé comme une marque indélébile par la lignée de ses ancêtres, et, s’il ne portait plus l’armure des anciens âges, son âme n’était pas moins restée, comme celle des aïeux, couverte d’une enveloppe d’airain, sans défaut.

Mme de Kéravan disait de sa voix fine qu’il fallait recueillir comme un souffle :

— Vous regardez peut-être nos portraits, mademoiselle ? Tout le monde sait en Bretagne que les Kéravan portent l’un des noms les plus anciens et les plus respectés du Morbihan.

Je suis moi-même une Kéravan par ma mère : vous savez que dans notre pays on cousine pendant des générations.

Les parentés se conservent aussi pieusement que des reliques ; c’est ce qui fait la force des liens de famille. Ainsi, je puis bien vous parler de certain projet que nous avions formé pour mon petit-fils Hervé.

C’était de lui faire épouser une arrière-petite-cousine qui a reçu, dans un couvent de Vannes, une éducation en rapport avec nos idées. Douce, pieuse… et jolie, à ce qu’assurent mes petites-filles… Pas une de ces évaporées comme on en voit dans les grandes villes.

Je l’ai rappelé à mon petit-fils dernièrement, pendant son congé. Annaïk m’avait écrit une lettre si gentille pour s’informer de son cousin. Bah ! il a à peine écouté.

Autrefois, il en parlait volontiers ; et maintenant… Oui, maintenant, pourquoi répond-il d’un ton indifférent ?

Pourquoi m’a-t-il affirmé qu’il ne se marierait pas, qu’il voulait vivre toujours avec sa vieille grand’mère ?

Il n’a pas le droit de parler ainsi !

Il est le dernier des Kéravan de la branche aînée. Il sait que la vieille souche s’éteindrait avec lui. Et puis, cette petite Le Gallec est fille unique. Elle aura du bien, de l’argent. Est-ce qu’il veut végéter toute sa vie, pauvre officier sans fortune ? Quelle figure fera-t-il, lui un Kéravan de la branche aînée, sans autre argent que sa solde, fier comme il l’est ?

Est-ce qu’il saura jamais briguer un avancement, une faveur ? Non, non. Les Kéravan ne doivent rien qu’à leur mérite. Mais la fortune n’y a jamais nui… au contraire. Pourquoi a-t-il changé ainsi ?

Pourquoi ne veut-il plus épouser Annaïk ? Oui, pourquoi ?

Depuis longtemps, la vieille dame avait oublié la présence d’une personne étrangère.

Elle parlait en hochant la tête, d’une voix à peine perceptible. Son visage était tourné vers la flamme à laquelle elle présentait ses mains transparentes ; elle les frottait l’une contre l’autre comme s’il lui était impossible de les réchauffer.

La pauvre aveugle vivant dans la réclusion devait avoir pris l’habitude de ces longs monologues, de ces questions répétées qui restaient sans réponse. Elle ne paraissait même point en attendre, enchaînant avec volubilité les questions aux réflexions personnelles.

Elle passait sans transition d’un sujet à un autre, suivait le fil d’une idée qui s’égarait, y revenait ensuite et continuait ses questions sans fin…

Mlle de Trivières restait devant elle, gênée, n’osant interrompre ce flux de paroles et craignant de recevoir des confidences qui ne lui étaient pas destinées.

A quelques-unes de ces questions, et surtout aux dernières, elle se disait, à part soi, qu’il lui eût été assez facile de donner des réponses.

Pourquoi le lieutenant de Kéravan ne voulait-il plus entendre parler de sa petite-cousine au trente-sixième degré, Mlle Annaïk ? Mlle de Trivières était peut-être mieux qualifiée que quiconque pour l’expliquer.

Mais elle garda pour elle ses réflexions et tenta d’attirer l’attention de la baronne en lui touchant le bras légèrement.

L’aveugle tressaillit. Elle passa sa main sur ses yeux sans regard.

— Oh ! pardon, mademoiselle. Excusez-moi ! Je vis si retirée ! Il m’arrive quelquefois d’avoir des absences.

— Je suis obligée de vous quitter, madame, dit Diane en se levant. J’ai rendez-vous avec ma mère à trois heures pour des visites. Je regrette de ne pouvoir rester davantage, mais je craindrais de vous fatiguer.

— Oh ! non, chère demoiselle. Ne dites pas cela, s’écria l’aveugle en tendant ses mains. Vous m’avez fait tant… tant de plaisir !

Quand mon petit-fils est ici, je ne m’ennuie jamais. C’est un si bon enfant ! Il me donne presque tout son temps ! Et cependant ma société n’est pas bien amusante pour un garçon de son âge.

Il me fait la lecture. C’est un plaisir si rare pour moi qui ne lis plus ! Ma pauvre Corentine arrive à grand’peine à me lire les communiqués de la guerre. Cela suffit pour me tenir au courant. Je me dis : Hervé était peut-être ici… ou là. Il a pris part à tel assaut ! Et quand les nouvelles sont plus terribles, je prie davantage la bonne sainte Anne, ma patronne, de protéger mon enfant !… Qu’est-ce que je vous disais ?

Ah ! oui ! je parlais de lectures… Cette pauvre fille lit d’une manière si insipide qu’elle m’endort. Oui… le croiriez-vous ? elle m’endort ! répéta l’aveugle avec un petit rire narquois à l’adresse de sa lectrice ordinaire.

Diane se sentit touchée de tant d’abandon :

— Madame, dit-elle, voulez-vous accepter que je vienne de temps en temps vous faire la lecture ? J’en serai très heureuse ! J’ai pris depuis la guerre beaucoup de goût à la lecture et je passerai près de vous le temps que j’y consacre habituellement.

Une joie véritable illumina le visage de l’aveugle.

— Vraiment ! vous feriez cela ? Oh ! chère demoiselle, soyez bénie pour cette bonne pensée ! Vous ne pouvez imaginer le plaisir que vous me ferez. La solitude est ce qu’il y a de plus affreux pour les vieillards… Je savais déjà que vous étiez belle…

— Madame !

— Oui… oui, on me l’a dit ! Et depuis hier, je sais que vous êtes bonne… bonne !

A bientôt, ne me faites pas trop attendre !

Fidèle à la promesse qu’elle venait de faire, Diane renouvela souvent ses visites dans la chambre aux portraits.

Maintenant qu’ils avaient fait connaissance, il semblait à la jeune fille que ceux-ci l’accueillaient avec condescendance, mais sans froideur.

Ses toilettes parisiennes à la dernière mode, jupe étroite et courte, découvrant les bas de soie et les fines bottes à hauts talons, blouses de soie claire, jaquettes du bon faiseur, les offusquaient encore, mais il y avait une pitié si douce, de telles inflexions de caresses dans les yeux et la voix de la visiteuse quand elle abaissait sa lumineuse beauté sur le pauvre visage éteint, sur le corps émacié et les mains diaphanes de leur descendante, que les portraits laissaient fondre leur glace ; ils jetaient à la jolie Parisienne des regards moins farouches.

Il est vrai de dire que si Mlle de Trivières avait entrepris son œuvre charitable sans grand enthousiasme, elle fut elle-même surprise de constater qu’elle y trouvait du plaisir et elle s’accoutuma sans peine à monter chaque jour avant le dîner jusqu’au cinquième étage pour passer un moment auprès de la recluse, qui attendait sa visite en comptant les heures.

Lorsque la lecture fatiguait Mme de Kéravan, elles causaient.

Il arrivait encore, mais de plus en plus rarement, que la causerie dégénérait en monologues où l’aveugle ressassait les souvenirs de sa jeunesse ; elle racontait le départ de son fils, le père d’Hervé, parti un jour sur son brick, la Sainte-Anne, et qu’on n’avait jamais revu…

Elle parlait de la terrible attente des deux femmes restées au foyer ; de la disparition de la plus jeune emportée par une maladie de langueur et laissant à l’aïeule la charge de ses quatre petits. Les réminiscences de Mme de Kéravan se terminaient toujours par une histoire commençant par ces mots :

« Quand Hervé était petit… »

Diane connaissait maintenant la vie antérieure du lieutenant mieux que ne devait la connaître la cousine Annaïk elle-même.

Elle se plaisait à faire répéter à la grand’mère des traits de délicatesse ou de courage, que celle-ci ne se lassait jamais de redire.

Et Diane s’imaginait le voir à des âges différents, toujours avec ce regard bleu si pénétrant qu’il semblait vous fouiller jusqu’au fond du cœur et laissait rarement deviner ses propres pensées.

La bonne aïeule avait souvent en parlant d’Hervé un mot : « Mon petit. » Diane souriait en se représentant la haute taille du lieutenant, sa voix grave, ses épaules larges.

Du reste, pour le revoir tel qu’il était naguère, elle n’avait qu’à regarder autour d’elle en suivant la direction du doigt de Mme de Kéravan.

— Ici, sur le guéridon, cette photographie de Vannes, il avait cinq ans. Si je me souviens toujours il portait son costume marin avec son col bleu.

Ce costume avait causé toute une discussion entre mon fils et nous, les femmes.

Son père aimait le voir en marin.

Il rêvait la mer pour son fils unique.

Ah ! la traîtresse !… Nous l’aimons malgré tout. C’est dans le sang !

Mais ma belle-fille, une de Kérouât, qui avait eu son frère aîné perdu sur la Marie-Yvonne, résistait à son mari. C’était le seul sujet sur lequel ils ne n’entendaient point.

Et ce costume marin qui lui allait si bien le petit gredin, c’était son père qui le lui avait choisi lui-même un jour qu’il l’avait emmené avec lui.

Ah ! celui-là l’avait aussi la vocation, la passion de la mer ! Mais sa mère et moi l’en avons détourné de toutes nos forces, et, plus tard, lorsqu’il a eu compris la peine qu’il m’aurait faite en partant, il y a renoncé de lui-même, le cher petit, sacrifiant tout à sa vieille grand’mère !

— Et celui de la tête du lit ! demanda Diane.

— Celui de mon lit, c’est le portrait de l’époque de sa première communion. Il est un peu maigre, vous voyez ; il avait eu la scarlatine. Il était si pieux à cette époque… un ange !

« Maintenant, regardez la cheminée. C’est le plus récent.

« J’ai demandé à Hervé de le faire faire quand il est entré à Saint-Cyr, l’un de ses premiers dimanches de sortie. J’y voyais encore un peu en ce temps-là. Maintenant… je ne puis plus que me souvenir…

L’aïeule inclinait tristement la tête et Diane s’empressait alors de parler d’autre chose.

Un après-midi, Mlle de Trivières était venue de bonne heure, étant libre tout le jour ; elle proposa à la vieille dame de lui faire une longue lecture.

— Oh ! bien volontiers, chère enfant, tant que vous ne serez pas fatiguée. Mais nous avons fini notre dernier roman.

Voulez-vous choisir un livre dans la bibliothèque ?

Elle est dans le bureau de mon petit-fils. Ouvrez la porte à la tête du lit… c’est là.

Pendant que vous chercherez, moi, je ferai mon petit quart d’heure de sieste : ne vous pressez pas.

Diane savait que le petit quart d’heure se prolongeait souvent de trois autres ; elle se dirigea du côté de la pièce voisine où elle n’était jamais entrée, ayant jusqu’alors apporté de chez elle les éléments de leurs lectures.

Le cabinet d’Hervé…

Qu’est-ce qui reflète le mieux l’état d’âme, les goûts, le caractère, que la pièce où l’on vit habituellement et qui reste tout imprégnée d’un peu de nous-mêmes ?

Le cabinet d’Hervé de Kéravan devait ressembler assez à la chambrette du village bombardé qu’il avait dépeinte dans sa première missive à Rose Perrin.

Des murs presque nus. Aucun tapis, point de rideaux, des vitres claires, d’où, entre deux grandes bâtisses, la vue s’étendait jusqu’à la petite place du musée Guimet, et, au delà, sur le scintillement du fleuve où l’on apercevait par éclairs — tache fuyante — la course rapide d’un bateau-mouche.

La clarté crue du soleil d’hiver mettait en relief les moindres détails du paysage parisien.

C’était bien là le point de vue choisi par l’homme amoureux des vastes horizons, que devait faire souffrir l’étroitesse de ces murs… Ce petit coin de fleuve entrevu de loin lui rappelait, sans doute, l’Océan breton dont la nostalgie l’oppressait.

D’un regard, Diane embrassa la pièce, simple et ordonnée comme une chambre de prêtre.

Sur le mur de face, il y avait une carte d’état-major appliquée avec des punaises.

Au-dessus de la cheminée se dressait un grand crucifix d’ivoire jauni.

Au milieu, une petite table-bureau chargée de papiers méthodiquement rangés, une écritoire de bois noir fort simple et une photographie.

Diane prit le portrait pour l’examiner de plus près.

C’était celui d’un homme de grande taille, à l’air autoritaire et fier, en costume d’officier de marine, auprès de qui se tenait une jeune femme blonde dont la physionomie intelligente et douce rappelait celle d’Hervé.

« Son père, sa mère, pensa-t-elle ; il leur ressemble à tous deux… »

L’ameublement de la pièce était complété par deux vieilles chaises bretonnes à paillage de couleur, et une antique bibliothèque de chêne… C’était tout.

A l’extrémité opposée à celle où elle était entrée, la jeune fille aperçut une porte grande ouverte qui donnait accès dans le salon.

Elle avança en glissant doucement sur le parquet brillant — la propreté devait être comptée par Corentine au nombre des vertus théologales — et jeta un regard sur le petit salon que les persiennes fermées laissaient dans la pénombre.

Il avait l’aspect antique d’un salon de province avec son meuble vieillot en acajou et velours grenat fané : aucune fantaisie, pas un bibelot. Mais, de même que dans la chambre, de superbes portraits de famille, en ligne serrée, occupaient les murs, excepté au-dessus du canapé. Le regard de Diane fut attiré par les couleurs vives d’une tapisserie ancienne qui tenait tout le panneau.

La tapisserie représentait l’entrée du roi Charles VIII dans sa bonne ville de Rennes.

Les costumes, les personnages, étaient frappants de vérité. Dans une large rue pavée, c’était un cortège magnifique, le roi Charles en tête, monté sur un cheval blanc empanaché de plumes.

Le prince, jeune et beau, levait la tête du côté d’une fenêtre basse, au balcon de laquelle étaient penchées trois jeunes femmes. L’une d’elles, un peu en avant des autres, petite, gracieuse et fine, coiffée du hennin à voile retombant, portant une collerette évasée, un corsage à pointe et une ample jupe à godets, n’était autre que la princesse Anne, l’héritière du beau duché, envoyant à son royal fiancé un geste de bienvenue.

Diane examina longuement la superbe tapisserie ; c’était une œuvre de prix de toute beauté.

Elle comprit par intuition la pensée qui avait poussé Hervé à apporter dans son appartement de Paris cette grande pièce mieux faite pour décorer les panneaux d’un salon monumental ; elle y voyait l’amour profond du jeune homme pour son pays natal, la petite patrie si chère aux cœurs bretons.

Hervé avait cru emporter avec lui un morceau de sa Bretagne…

Diane se tourna machinalement du côté du piano droit placé de dos, dans un angle.

Elle remarqua auprès des piles bien rangées de partitions anciennes : la Norma, la Dame blanche, la Traviata, etc., qui avaient dû appartenir à la défunte baronne de Kéravan.

Mais, ayant fait le tour du piano, elle vit qu’il était resté ouvert et qu’une feuille de musique à l’aspect neuf était placée toute dépliée sur le pupitre.

La jeune fille regarda le titre : la Chanson de Fortunio. Elle rougit soudain en lisant une date écrite au crayon à l’angle de la feuille : 14 mai 1918.

Elle reconnut la main qui avait écrit cette ligne de cette écriture ferme et serrée qui ressemblait si étonnamment à celle d’Hubert de Louvigny.

Diane avait rougi en reconnaissant la date. C’était celle du jour — le seul jour — où Hervé était venu chez elle, le soir, en sautant sur le balcon, ainsi qu’il l’avait dit en plaisantant, comme un sauvage ou un voleur, et venant la complimenter sur son chant. C’était, elle s’en souvenait bien, précisément cette romance qu’elle avait chantée. Depuis cette soirée il l’avait faite sienne et elle devinait qu’à cette même place il avait dû répéter bien des fois lui-même :

Et je veux mourir pour ma mie
Sans la nommer !

Cette musique encore ouverte, cette date précise, n’était-ce pas l’aveu de l’amour d’Hervé signé de sa main ?

Diane demeura longtemps, le coude appuyé au bord du petit piano, la tête inclinée sur sa main.

« Jamais, pensait-elle, jamais on ne m’a aimée ainsi… Et je sais qu’il n’en dira rien ! Faudra-t-il que tant d’amour reste vain ? Et moi-même oserai-je jamais y faire allusion ?

Elle comprenait qu’elle ne pourrait s’en ouvrir à sa mère. La marquise jetterait les hauts cris : épouser un officier sans fortune, de petite noblesse, et qui pouvait la laisser veuve d’un moment à l’autre, ce serait fou, alors qu’elle avait éloigné les plus beaux partis !

— Quelle impasse ! soupira-t-elle. Que le bonheur est donc une chose difficile !

Elle ne se doutait pas, qu’en parlant ainsi, elle répétait presque mot pour mot une phrase de son tuteur…

La voix faible de Mme de Kéravan lui parvint du fond de l’appartement. L’aveugle appelait, s’étonnait de se trouver seule.

Diane revint au cabinet de travail, elle prit au hasard dans une rangée un roman de Walter Scott et rejoignit la vieille dame.

Celle-ci lui déclara que son petit quart d’heure — il avait duré quarante minutes — lui avait fait le plus grand bien, et qu’elle était toute disposée à entendre ce que la lectrice voudrait bien lui narrer.

Mais la lectrice de la baronne eut, ce jour-là, de fréquentes distractions ; il lui arriva de tourner deux ou trois pages à la fois sans qu’elle, ni son auditrice, s’en aperçussent. Vers la fin, cependant, elle prit un vif intérêt aux aventures de la princesse Isabelle et de Quentin Durward ; elle lut avec expression le passage où ce dernier déclare avec douleur à l’objet de sa flamme :

« Je ne puis oublier la distance que le destin a placée entre nous, et vous exposer à la censure de votre noble famille comme l’objet de l’amour le plus dévoué d’un homme pauvre.

« Que cette idée passe comme un rêve de la nuit pour tous… excepté pour un cœur où, tout rêve qu’elle est, elle tiendra la place de toutes les réalités. »

Et, au lieu de clore l’entretien en disant comme la princesse : « Adieu, ne m’oubliez pas, Durward, je ne vous oublierai jamais ! » Diane, se substituant à Isabelle, eût voulu répondre : « Pourquoi désespérer, Hervé ? Pourquoi tenir ce langage désolant ? Qu’importent les considérations de fortune ! Ne comprenez-vous pas que, moi aussi, je… »

Le reste se perdait dans les lamentations de la princesse de Croye dont Quentin baisait les mains avec une tendresse passionnée.

Hélas ! le héros de 1918 reviendrait-il vainqueur du gigantesque tournoi engagé contre les ennemis de sa race ?

Oui, la victoire était certaine ; mais « lui » reviendrait-il pour recevoir la récompense de ses exploits… et celle de son amour ?

— Comme vous lisez avec expression, chère enfant, dit l’aveugle. C’est une privation pour moi de ne pouvoir jouir de la vue de votre beau visage… Car vous êtes charmante, je le sais.

— Qui vous a dit cela, chère madame ?

— Qui voulez-vous que ce soit, petite masque ? C’est Hervé, naturellement !

Le lendemain de ce jour, Mlle de Trivières arriva au milieu d’une discussion entre Mme de Kéravan et sa domestique.

Il s’agissait de dresser une liste d’objets dont Hervé pouvait avoir besoin, afin de la soumettre à l’approbation du lieutenant.

— Vous écrivez si mal, ma pauvre Corentine, disait la baronne en forçant sa voix, que l’autre jour, le cher petit avait compris « chandelle » pour « chandail » ; il a répondu qu’il n’avait pas besoin de chandelles, que sa lampe de poche lui suffisait…

— Hé ! c’est déjà bien beau, madame, répondait Corentine avec son rude accent, d’écrire comme je fais, quand on a été à l’école à la queue des vaches ! Ma doué ! ça me coûte tant de les écrire, ces lettres, c’est une si dure ouvrage, que si c’était point pour notre Hervé, j’aimerais autant recevoir cent coups de bâton !

Mme de Kéravan renvoya sa servante à sa cuisine et se plaignit ensuite de la difficulté de correspondre avec son petit-fils, et d’être obligée de le faire si brièvement qu’elle ne pouvait rien lui dire.

— Si vous étiez bien gentille, mademoiselle Diane, dit-elle, je vous demanderais de vouloir bien recopier cette liste d’objets que Corentine a déjà faite, du moins si vous pouvez vous y reconnaître… Vraiment, j’ai peur d’abuser, mais vous êtes si complaisante !

— Je suis enchantée de vous être utile, répondit la jeune fille. Ce sera fait en un instant !

Et, de son écriture élégante, droite et haute, Diane recopia l’informe gribouillage de la Bretonne :

Deux caleçons ;

Quatre paires de chaussettes ;

Un chandail de laine, etc.

… Sans se douter de la perturbation que l’énoncé de ces objets prosaïques allait jeter dans l’esprit d’Hervé de Kéravan.

N’allait-il point s’imaginer y reconnaître l’écriture de Rose Perrin !

Lorsque ce fut fini, Diane proposa gentiment :

— Je serai très heureuse de vous servir de secrétaire, chère madame, puisque les talents de Corentine sont insuffisants. M. de Kéravan me lira plus facilement. Vous lui direz qu’une de vos voisines vous a offert ses services.

On juge avec quel empressement Mme de Kéravan accepta l’offre de sa jeune amie. Elle en profita aussitôt et dicta une longue lettre où elle fit passer par la plume de Diane ses appréhensions maternelles et les expressions de sa tendresse.

« Tu sais, mon Hervé, disait-elle, combien je t’aime et comme je pense à toi tout le long du jour. Prends donc bien garde à ta santé ! Je ne dis pas aux balles et aux obus ; je sais que mon enfant fera grandement son devoir comme un Kéravan qu’il est : « Bon sang ne peut mentir ! » Mais veille à ta santé, pour ta vieille grand’mère qui t’en prie, si ce n’est pour toi.

« Je dis mon chapelet matin et soir pour que sainte Anne et la Vierge te protègent. Qu’elles gardent ton corps sain et ton âme sans tache. Je sais que tu ne négliges aucun de tes devoirs. Cependant je te rappelle que tu m’as promis de dire la prière que je t’ai envoyée chaque fois que tu devras aller à l’assaut. Y penses-tu ? Je dors si peu que chaque nuit, je te suis en pensée, je te vois… sachant que ces heures de la nuit sont les plus terribles pour les combattants. Je te recommande à Celui qui peut tout et je Le supplie de me rendre le fils bien-aimé qui est le seul bonheur de ma vie !

« Je t’aime et t’embrasse de toutes mes forces.

« Ta grand’mère affectionnée.

Pour Mme de Kéravan :

(Signature illisible.)

— Il ne saura pas que c’est moi, se dit Diane en écrivant ; il ne connaît pas mon écriture. S’il apprenait jamais, qu’en penserait-il ?

Eh bien ! après tout, M. de Kéravan pourrait-il lui en vouloir d’avoir témoigné de la bonté envers son aïeule ?

Dès lors, la lettre hebdomadaire adressée au lieutenant de Kéravan fut écrite de la main de Diane de Trivières, qui évitait toujours de signer lisiblement.

Les mois de janvier et février s’écoulèrent. Hervé ne parlait pas encore de permission.

Lorsque après la première lettre de Diane, il avait demandé, anxieux d’apprendre la réponse : « Qui donc écrit maintenant ? », Mlle de Trivières, dans la lettre suivante, avait modestement supprimé les éloges dont voulait la couvrir la vieille dame, pour répondre simplement : « La personne qui me sert de secrétaire est une de nos voisines. Elle s’est offerte à remplacer Corentine et s’acquitte avec plaisir de cette tâche. » Et le lieutenant avait eu beau insister, supplier qu’on lui dît un nom, il n’en avait pas appris davantage.

Mais le temps marchait. Les offensives du printemps 1918 allaient bientôt commencer.

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