Ruines et fantômes
LES CIMETIÈRES PARISIENS
Les cimetières.—La poésie et les réalités de la mort.—Le Père-Lachaise.—Montparnasse.—Les grands hommes.—Le quartier des riches.—Le coin des pauvres.—Des noms! des noms!—Le secret de la mort et le mot de la vie.
I
Tous plus ou moins, nous autres romanciers, nous avons un jour cherché et voulu montrer comment on vit à Paris. Là cependant n'est pas le drame. La question suprême, la question poignante est celle-ci: A Paris, comment meurt-on?
Le grand secret de toute misère est dans la réponse. La maladie, le suicide, le crime, la faim, le vice, et jusqu'au dévouement parlent, et viennent dire: «Voilà comment on meurt!» La mansarde calfeutrée pour l'asphyxie, la rue où le sang coule, l'hôpital où les râles et les agonies fraternisent, les coins cachés où le dénuement, cette autre épidémie, frappe sans pitié, l'éternelle rivière, l'éternelle pauvreté, témoignent dans ce procès funèbre. Quel livre cruel, sombre, poignant, ironique, si jamais on l'écrit: La mort à Paris! L'avenir qui le lira sera effrayé, n'en doutez pas, et se révoltera devant ce mélange atroce de comique qu'il rencontrera dans nos cérémonies suprêmes. Ah! philanthropes qui travaillez pour les vivants, que de fois vous oubliez les morts!
Don José de Larra, le satirique espagnol qui, las de protester contre l'injustice, se tira un jour un coup de pistolet au coeur, a écrit que la seule vie de la société moderne est au cimetière, ou plutôt que les cimetières véritables ce sont les grandes villes où roulent, haletants, pressés, les passants, ces flots humains. Pourquoi pas? Oui, si les villes sont mortes, les cimetières sont vivants. Les souvenirs y demeurent. C'est un monde aussi, celui-là; vaste, innombrable et (mais je ne veux point rire) c'est, hélas! le seul véritable tout Paris. Il est même si grand, qu'il finira par dévorer l'autre. On a beau le chasser, lutter contre lui, il nous combat de ses émanations et de ses atomes, et triomphera en fin de compte si l'on ne remplace un jour l'inhumation par la crémation. La mort à Paris avait pris d'abord les environs des églises et conquis jusqu'à l'intérieur, jusqu'aux caveaux qu'elle transformait en charniers. Cette putréfaction emprisonnée dans les murailles de la cité y semait la peste et la fade odeur des cadavres. A Londres encore, auprès de Westminster, on marche sur les pierres tombales[14]. Les cimetières intérieurs furent abolis sous Louis XVI, la mort rejetée bien loin, et cadenassée dans des lieux d'inhumation si mal entretenus d'abord, qu'ils faisaient dire à Bernardin de Saint-Pierre: «L'ami ne peut plus reconnaître les cendres de son ami dans ces voiries humaines.» Ces lignes étaient écrites avant 1789.
[Note 14: On peut voir un de ces cimetières près de l'ancienne abbaye de Montmartre, un cimetière fermé, plein d'herbe et d'oubli, caché par les arbustes et les ronces, inconnu, oublié.]
Les cimetières bientôt se changèrent en jardins; on opposa les parfums des fleurs aux senteurs des corps en dissolution.
Le 21 prairial an XII on arrêta que les inhumations ne pourraient être faites que dans des terrains éloignés d'au moins 35 mètres de l'enceinte des villes, et le cimetière du Père-Lachaise, l'aîné des cimetières parisiens, fut établi en 1804. Le Père-Lachaise ou Mont-Louis c'était loin, c'était la province au temps du premier empire; aujourd'hui Paris a dévoré le cimetière, l'a englobé, et le jardin des morts est bien près de ressembler au vieux cimetière des Innocents. Mais les cimetières parisiens ont fini leur temps. Les morts seront bientôt transportés près de Pontoise, sur les terrains de Méry-sur-Oise et de Saint-Ouen-l'Aumône. Paris a peur et vomit ses dépouilles sur la banlieue. Les pauvres morts, aller si loin! Des enterrements à la vapeur! Il le faut bien; nos Campi-Santi regorgent. Le Père-Lachaise descend jusqu'à l'ancien boulevard extérieur et déborderait sur la voie sans la muraille qui l'arrête; les tombeaux forment comme une lisière au chemin de ronde et, de là, les passants peuvent lire les noms (entre tous celui de Deburau en grosses lettres) et déchiffrer les inscriptions tumulaires.
Pauvretés attristantes, ces productions de poëtes-marbriers!
Quelle vanité nous allons trouver dans ces inscriptions funéraires! Quelle triomphante sottise! O bêtise humaine! Des vers prétentieux, des titres inutiles, des regrets hyperboliques, douleurs gonflées de vent qu'une piqûre d'épingle réduit à néant. «Ici gît, dit une pierre, Mme***, jeune beauté que tout le monde admira.» Jeune beauté! Qu'en reste-t-il? «Mon époux, s'écrie-t-on de ce côté, attends-moi, je te rejoins!» Et la veuve de ce mausolée porte déjà le nom d'un autre. Ailleurs: «Monsieur et madame Cochet» Monsieur! Madame!
On connaît cette épitaphe célèbre:
Très-haute, très-excellente, très-puissante
Princesse***
morte âgée de sept jours.
Et cette autre qui donne la note exacte de tout un état social:
Sa veuve infortunée continue son commerce. Rue Saint-Denis nº….
Comme ils comprenaient mieux que nous, les anciens, la pénétrante poésie de la mort! Avec quel charme attendri ils savaient exprimer leur douleur, l'atténuer pour ainsi dire en l'idéalisant, ou la fixer à jamais par une de ces épigrammes d'une éternelle et touchante simplicité! L'Anthologie est remplie de ces épitaphes où le génie grec, qu'on dirait froidement impassible, laisse venir une larme pure à ses yeux calmes. Rien n'est plus parfait et d'un sentiment plus délicat.
«Je suis, dit une épigramme de Parménion, le tombeau de la jeune Hélène, et comme un frère l'a précédée, je reçois de sa mère un double tribut de larmes. Des prétendants la douleur est la même; tous pleurent également celle qui n'était encore à aucun d'eux.»
Celle-ci est de Simonide:
«La vieille Nico dépose des couronnes sur la tombe de la jeune
Mélète; Pluton, est-ce là de la justice?»
«Ce tertre, dit une autre, c'est une tombe. Retiens donc tes boeufs, laboureur, et retire le soc, car tu remues de la cendre humaine. Sur une telle poussière, ne sème pas du blé, verse des larmes.»
Quelle mélancolie dans les épigrammes qui suivent:
«Je suis mort, et je t'attends; toi aussi, à ton tour, tu en
attendras un autre!»
«Après avoir peu mangé, peu bu, beaucoup souffert, me voilà
tardivement, mais enfin me voilà au tombeau.»
N'est-ce pas l'épitaphe éternelle de tous les pauvres gens?
«L'homme était petit de taille, et l'épitaphe ne sera pas plus grande: «Théris, fils d'Aristoeos, Crétois, gît ici.» C'est bien long.»
«O terre, la mère de tous, dit Méléagre, sois légère à OEsigène, à celui qui n'était pas un fardeau pour toi.»
Depuis les Grecs le parfum s'est envolé. Nous n'avons plus cette légèreté de main, cette fraîcheur d'idées. Et pourtant nos épitaphes ont parfois, lorsqu'elles sont simples, le sentiment des inscriptions des Catacombes. Casta, dit à Rome une épitaphe de jeune chrétienne, et toute une vie est là, dans un mot. J'ai lu, au coin d'un cimetière de Paris, un nom: «Louise,» et rien de plus. Et l'épigramme, cette fois, vaut toutes celles de l'anthologie. Parfois j'ai rencontré encore des initiales et point de nom: «L. V. M. V.» C'en est assez. On regarde, on songe[15].
[Note 15: Une très-belle et très-éloquente épitaphe est celle-ci, au cimetière Montmartre: X…, Polonais mort pour la liberté italienne, au service de la France.]
Mais cette simplicité est rare, et l'orgueil humain va se nicher jusque sous le lierre des tombeaux.
II
Chaque cimetière a sa physionomie distincte, et si le Père-Lachaise représente, dirait-on, l'aristocratie, et Montparnasse la démocratie souffrante, le cimetière Montmartre est quelque chose comme un cimetière moyen et de tiers-état.
Les convois, pour y parvenir, suivent le boulevard extérieur, passent devant la Reine Blanche. C'est l'antithèse: la vue du bal où l'on s'agite sert de préface au coin de terre où l'on se repose. Des couronnes jaunes, des boutiques de marbriers, des rez-de-chaussée où l'on vend des plâtres pour tombeaux, enfants endormis, anges en prières, frisés, bouffis, que l'eau va détremper et verdir. On approche. Une avenue d'abord où stationnent les fiacres qui ont suivi la bière; et qui attendent les parents et les amis; avenue funèbre d'aspect, et peuplée de gamins pourtant, qui vont courant, criant, riant, jouant avec des paquets d'immortelles. Puis la grille, la porte d'entrée, le logis du gardien, et la longue allée qui conduit aux tombes.
Ce qu'on aperçoit tout d'abord, c'est la grande croix de pierre au centre du carrefour où viennent s'amonceler les couronnes qui ne peuvent plus se flétrir sur un tombeau, la croix à tout le monde, comme on l'appelle, hécatombe, fosse commune des souvenirs. C'est là que vont prier les pauvres; les misérables ne gardent pas longtemps leur tombe. La croix de bois qui marquait l'endroit où l'on avait couché le mort est arrachée après cinq ans, pourrie par la pluie, et va finir avec ses inscriptions effacées dans le foyer de quelque gardien. Où la retrouver jamais, la trace de celui qu'on a perdu? Cette glaise a tout pris; tout a disparu, tout est fini. Côte à côte, des générations se dissolvent ainsi, rentrent dans la matière, et, morceaux d'argile, rapportent à la masse immense leurs molécules indestructibles. Mais il faut à l'homme je ne sais quel souvenir palpable qui représente comme le fantôme de ceux qui ne sont plus. Il faut que les vivants aient avec les morts un lieu de rendez-vous où, sûrs de les rencontrer, ils conversent avec eux par delà l'infini, ils leur parlent, ils les consolent, ils les embrassent de leurs sanglots.
Chères superstitions, consolations suprêmes, qu'on retrouve presque partout, également fortes et touchantes! Nous en agissons tous plus ou moins avec nos morts comme les anciens Tonquinois avec les leurs. «Après minuit, dit un vieux géographe, lorsque la nouvelle année commençait, les Tonquinois ouvraient leurs portes toutes grandes, sans quoi ils auraient cru insulter les morts, qui, affirment-ils, retournent en ce temps-là dans les maisons.» On prépare des lits à ces visiteurs d'outre-tombe, et l'on couvre le plancher d'une belle natte de jonc. Puis on allume des flambeaux pour eux; on pousse des cris de joie, on brûle des pastilles; on interroge les chers hôtes, on leur conte ce qui est arrivé d'heureux à ceux qu'ils ont quittés. Pendant les trois jours qui suivent, on laisse sans la nettoyer la maison entière, «de peur d'élever de la poussière dans un lieu où les morts font leur séjour.»
Nous autres, nous n'attendons pas que les morts viennent à nous, nous allons à eux; leur fête est à eux seuls. Plus est affirmé notre scepticisme en toutes choses, plus est profond le culte de nos morts. Ils ont leurs fleurs, leur jardin, leur parure, et l'on porte à la croix commune les souvenirs que l'on ne peut donner à la tombe effacée. Elles sont nombreuses les couronnes, elles sont pressées, entassées autour de la grande croix de pierre. Association de douleurs qui se coudoient, promiscuité de regrets et de larmes, autel immense où tour à tour les souffrants et les humbles viennent déposer une offrande à cette fédération de la mort.
La plus belle des tombes, la plus simple et la plus poignante, est à gauche, à l'entrée du cimetière Montmartre: une statue de bronze couchée sur un tombeau de pierre. Ici dorment les deux Cavaignac et leur soeur; et, sur ce monument, on peut lire encore: «A la mémoire de J.-B. Cavaignac, député à la Convention, mort en exil à Bruxelles, le 24 mars 1829 à l'âge de 68 ans. Ceux qui sont fatigués se reposent.»
Rude a sculpté de sa main d'artiste la maigre et saisissante figure de Godefroy Cavaignac. Il est couché, de son long étendu dans le linceul, paupières closes et bouche muette. Il a combattu le bon combat; la journée finie, la lassitude l'a courbé, le froid glacial est venu. Le lutteur sommeille. Le roide pli du suaire dessine, en se collant à lui, ce corps miné et fatigué. Les bras courageux sortent, comme prêts à s'animer, à ressaisir, avec la fièvre d'autrefois, cette plume ou cette épée, armes chéries de cette main vaillante. S'il allait se lever! Si cette apparition se dressait soudain!… Il dort. Les cheveux, mouillés par la sueur dernière, baisent ce front d'un modelé puissant, intelligent et fier; la mort a scellé les lèvres, les joues sont caves, les orbites creuses, la barbe court sur le menton osseux, le cou sinueux est immobile; elle ne respire plus, cette poitrine nue: le soldat est tombé au champ d'honneur. Dans les creux formés par les replis du vêtement de bronze, l'eau du ciel maintenant demeure et les libres oiseaux viennent y boire, joyeux, chantant et battant des ailes.
On a entamé, pour pratiquer les allées de ce cimetière, des buttes crayeuses recouvertes d'herbes qui, en plus d'un endroit, existent encore. Certaines tombes sont ainsi au ras du chemin, d'autres au haut de petites collines, et celles-ci, isolées d'ordinaire, entourées d'arbres. Partout le gothique domine, ce gothique d'occasion, sans caractère et sans poésie: la petite chapelle, droite et grêle, avec clochetons vulgaires, et porte grillée par où les dorures de l'autel, les vases de porcelaine peinte, les ex voto s'aperçoivent. La tombe de Ruggieri, artificier du roi, est à l'entrée de la grande allée, bordée de monuments, qui conduit au cimetière annexe relié à l'ancien par une voûte. Le cimetière juif se dresse à droite, sur la hauteur. Une statue en marbre d'Halévy y domine bourgeoisement les autres tombeaux.
La statuaire moderne est fort empêchée avec nos vêtements. Toute poésie semble fuir devant le paletot sac, et le ciseau le plus hardi devient rebelle à sculpter les plis ridicules du pantalon. Que je préfère pourtant ce monument élevé au maître à cette façon de tabernacle bâti tout à côté par un financier épris de dorures! Là, tout est peint, rouge et bleu: les teintes plates des fresques de Pompéi sont mariées aux fonds d'or des tableaux byzantins. La lampe à sept branches, éclatante, étincelante sous le soleil, rayonne devant le péristyle. Tant de luxe pour une tombe! Dort-on mieux sous les tentures de velours que sous le baldaquin de serge?
Dix pas plus loin, la statuette de Millet, élevant au-dessus de sa jeune tête son bras onduleux comme un cou de cygne, jette éternellement ses fleurs de marbre sur la pierre de Henry Mürger. Mürger! un nom qui semble attendri; nom de bohême battu par le vent, souffleté par la déveine, mais illuminé d'un rayon d'amour. Homme, il valut mieux que sa vie; artiste, il valut mieux que son oeuvre. La sympathie de tous lui a fait crédit de ce qu'il n'a pas donné, et l'oubli n'est pas venu encore; peut-être ne viendra-t-il jamais. Mimi, Musette, Francine, filles d'Ève et filles du rêve, chantent encore et passent toutes souriantes dans les mémoires. Pauvre poëte que sa poésie a tué! Il a vécu du mensonge et il en est mort. Mort, las de la bohême, de l'amour frelaté, du triste pain béni de la gaieté quand même!… Un rosier fleurit sur sa tombe, et une main inconnue renouvelle presque tous les jours un petit bouquet de violettes qui sourit là, tout parfumé, sur la pierre grise…
Ce cimetière Montmartre est, je le répète, comme le quartier bourgeois du Paris funéraire. Point de monuments superbes, mais une façon de confortable général et de bien-être dans le repos; la fosse commune est immense d'ailleurs, là comme partout. Plusieurs fois agrandi, Montmartre a fini par escalader, pour ainsi dire, ses murailles. Il a sa lugubre succursale entre Saint-Denis et Paris, au bord du railway, et les morts peuvent s'habituer à l'appel futur de la trompette de Jéricho, et patienter, en écoutant les sifflets quotidiens de la locomotive.
Les hôtes de Montmartre sont illustres: Greuze, Legouvé, Charles Fourier, Armand Marrast. On s'arrête devant ces noms, on rêve, et la tête est pleine de pensées lorsqu'on s'éloigne.
Madame Paul Delaroche, Emilia Manin sont aussi là, sans compter de plus humbles, des morts plus ignorés, martyrs inconnus, héros oubliés, guéris de leurs souffrances, et comme relevés des postes d'honneur ou d'abnégation que la destinée leur avait confiés. Qui de nous n'a pas quelque ami parmi ceux-là? Qui n'a pas fait, tête nue, l'oeil à terre, dans la boue jaune, le chemin de la fosse ouverte? Le trou profond attendait; on y descendait celui qui avait été votre confident ou votre conseiller, qui emportait quelque chose de vous, laissant quelque chose de lui.
Un peu de terre, un peu de sable, de l'eau jetée par gouttelettes, une prière rapidement marmottée, et c'était tout. Vous souvenez-vous comme on revient sombre, las, le coeur vide? On ne le reverra plus, on ne l'entendra plus; il est parti! Et pendant bien des jours, dans le rapide mouvement de ce vaste Paris, dans le bruit et la poussière, on revoyait, semblable à l'oméga de tout cet alphabet de passions, d'appétits, d'espérances ou de désirs, le trou muet là-bas, dans un coin du grand cimetière.
III
Le cimetière Montmartre s'était appelé d'abord le Champ du repos. Le cimetière de l'Est ou du Père-Lachaise se nomma aussi le cimetière de Mont-Louis. Ce terrain, habité aujourd'hui par les morts, appartenait jadis à l'évêque de Paris qui le vendit à un certain Regnauld, lequel le céda à Sa Majesté Louis XIV. Le roi des dragonnades en fit cadeau à son confesseur, le père Lachaise, qui débaptisa le Champ de l'Évêque et l'appela fièrement Mont-Louis. Ce père Lachaise était courtisan.
A la mort du jésuite, la villa qu'il s'était fait construire fut achetée par la maison de Bourbon-Conti. Le prince Louis de Conti y mit les ouvriers, transforma les jardins, bâtit, planta, donna des fêtes.
En 1804, le parc devenait cimetière. Adieu les gais souvenirs! Le Campo-Santo, d'ailleurs, fut bientôt—comment dire?—à la mode. Misère! Car il faut que vous sachiez que le sépulcre a son bon ou son mauvais ton. Les gens du bel air ne voulurent plus dormir que là. «Le bel endroit pour être mort!» Notez que le Père-Lachaise, qu'on va fermer, est demeuré depuis soixante ans le cimetière de la fashion.
Sous la Restauration, M. de Chabrol, préfet de la Seine, demanda à Lafont d'Aussonne (qui connaît Lafont d'Aussonne aujourd'hui?) une inscription pour le portique du cimetière.
Je la retrouve citée dans la Revue anecdotique:
O vous que la pitié, le devoir ou l'amour
Conduit en ce vaste séjour
Et de la mort et du silence,
Oubliez un instant vos projets, vos travaux;
Songez à vos plaisirs suivis de tant de maux,
Et sachez, deux jours à l'avance,
Vous choisir une place entre tous ces tombeaux
Creusés à si peu de distance.
Piètre poésie que remplacent aujourd'hui deux versets latins.
La grille ouverte, le cimetière commence.
La foule monte, toujours nombreuse, presque gaie, tant elle est pressée, la petite colline où les cyprès, à côté des tombes, s'inclinent sous le vent avec des balancements doux. Les veuves en noir, les orphelins, des enfants au recueillement inconscient, de pauvres vieux courbés sous la douleur coudoient les gens qui viennent là «pour voir,» les indifférents, les visiteurs ou les fillettes du faubourg qui, tête nue, assises sur les bancs, prennent le frais ou se reposent.
Les premières tombes célèbres, à gauche, sont celles de Visconti, représenté endormi dans son habit d'Institut, de la famille Dantan et d'Alfred de Musset. Le petit saule du poëte croît, pousse timidement.
Mes chers amis quand je mourrai,
Plantez un saule au cimetière;
J'aime son feuillage éploré…
Un étranger a répondu à ce dernier voeu du maigre Rolla.
Dans Westminster, tombeau des rois, l'Angleterre a fait une part aux grands hommes, et là, côte à côte, dorment les plus grands par le génie et les plus puissants par la force, ceux qu'a touchés du doigt l'inspiration et ceux que le hasard a fait naître sur un trône. Au Père-Lachaise comme à Westminster, les poëtes ont leur coin, poetes's corner. Casimir Delavigne, Balzac, Nodier, Souvestre, ont été couchés comme du même coup au sommet de la colline. Ils fraternisent dans la mort. Le buste solide et superbe de Balzac, par David (d'Angers), regarde en riant à la Tourangeaise le mince et fin visage de Nodier, qui lui rend un sourire franc-comtois. L'image d'Émile Souvestre est rêveuse et sérieuse. Une muse pleure sur le mausolée de Delavigne. Le lierre couvre ces tombeaux, couronne le front de Balzac, serpente autour du livre de bronze où l'on peut lire ce titre fulgurant: Comédie humaine. La tombe de Charles Nodier a des fleurs toujours; elle est aimée, visitée. On sent une âme vivante, un éternel et pieux amour autour de ce marbre. Tout près de là dort Bory de Saint-Vincent, sous un mausolée fait de colonnes grecques, de frises antiques, de sculptures arrachées par lui à l'oubli, tombées de quelque temple qui s'écroule. Il a dû les contempler souvent, déchiffrer ces inscriptions, interroger ces miettes du passé. La tombe est belle comme toutes celles que les morts se sont construites eux-mêmes.
Étrange hasard! C'est là, à cet endroit même où il est étendu, que Balzac un jour a placé son Rastignac regardant «Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine où commençaient à briller les lumières». Sans doute, comme son héros, Balzac, plus d'une fois les yeux attachés avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, «là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer», a dû, semblable à Rastignac, lancer lui aussi sur «cette ruche bourdonnante un regard qui, par avance semblait en pomper le miel»; sans doute, posté sur ce tertre, rêvant, cherchant, espérant, prêt à la lutte, il a dû s'écrier avec l'accent des coureurs de grandes aventures: A nous deux maintenant! C'est là qu'il allait songer, et c'est là qu'il devait être enterré. De cette hauteur la vue est sinistrement belle.
Les pieds dans la boue, dans cette terre brune où les vieilles couronnes, maculées, molles et sales, semblent se dissoudre, les yeux sur le ciel, sur la ville immense, on regarde presque effaré. Au premier plan la ville morte; à l'horizon la ville qui va mourir: la pétrification contemplant la fièvre. Des arbres de couleur foncée, aux balancements fatigués, çà et là aux jours de printemps, quelque bourgeon jaune et frais dans les feuillages sombres, à travers les verdures noires, les ternes blancheurs de la pierre, un amphithéâtre de croix. Puis, plus loin, là-bas, et comme perdus dans la fumée, dans une façon de brume lumineuse, des maisons, des toits, des dômes, des clochers, un entassement dans une buée. Le Panthéon, Notre-Dame, les deux aiguilles des colonnes triomphales qui racontent, l'une la gloire d'un homme, et l'autre la gloire d'un peuple; l'arc de l'Étoile, et aux derniers plans la silhouette d'un fort, le Mont-Valérien, sur le ciel gris. Point de bruit, aucun murmure, mais une agitation qu'on devine, un grondement dont on sent intérieurement l'écho. Que d'espoirs, que de rêves, que d'efforts, que de dévouements, que de trahisons, que d'héroïsmes, que de lâchetés dans ces tas de pierres qui pensent! On demeurerait là des heures entières, immobile comme devant la mer. Soudain, le soleil crève quelque nuage, fond sur Paris, le crible de rayons, fait jaillir mille étincelles, va chercher pour les brunir comme avec l'agate tous les ors de Paris, sertit dans une manière d'apothéose les cuivres, les saillies, les flèches dorées des églises, les nervures des monuments, et le génie de la colonne de Juillet. Tout flamboie et s'éclaire dans une réverbération éblouissante. Le splendide panorama de Rome vu des hauteurs du Vatican ne vaut certes pas celui-là.
On marcherait longtemps au hasard dans ce champ immense, peuplé de morts illustres dont le nom jaillit pour ainsi dire du fond des allées: Girodet, Gros, Denon, Bernardin de Saint-Pierre, Élisa Mercoeur, Benjamin Constant, Cuvier, Talma, Grétry. Je cite au hasard et de souvenir. Seuls ces tombeaux, souvent modestes, nous arrêtent.
Que nous importent, au contraire, les monuments superbes, ces colonnes immenses, ces temples gigantesques! Presque toujours devant ces orgueilleuses tombes on passe en murmurant: Un si grand monument pour un si petit mort! Il n'y a de magnétisme vraiment que dans les tombes fermées, muettes, sans nom, enveloppées de lierre et d'oubli, enfouies sous les fleurs, à jamais closes, et pourtant visitées encore. Elles cachent, on le devine, quelque secret ou quelque douleur, quelque amour mystérieux, peut-être une faute, peut-être un crime. Qu'y a-t-il derrière cette porte? Qui donc est endormi sous cette pierre où l'on n'a rien écrit, et que l'herbe, complice ou dépositaire du secret, envahit et va recouvrir? Peut-être des heureux ont-ils voulu finir ainsi, dérobant à l'avenir leur bonheur passé; peut-être des souffrants ont-ils demandé que le nom auquel ils étaient rivés leur fût arraché enfin, comme on briserait une dernière chaîne!…
Ici gît… Point de nom: demandez à la terre!
Tombeaux muets, tombeaux discrets, c'est vers vous que s'en vont les blessés de la vie, ou bien encore ces fous altérés d'une liqueur tarie qu'on nomme les poëtes. Vers vous et aussi vers la fosse commune, où la douleur du moins est éloquente et serre le coeur. La fosse commune! Une forêt, un fourmillement de croix noires, droites ou penchées, renversées çà et là, s'appuyant les unes sur les autres, avec des inscriptions en lettres blanches, lavées par la pluie, effacées; de l'herbe verte au bas, des couronnes en haut, jaunes ou blanches, et qu'un vent jette à terre comme des fruits trop mûrs.
Là, remarquez-le bien, dans ce coin des pauvres, les couronnes sont plus nombreuses que partout ailleurs. Chaque mort en a beaucoup, beaucoup plus certes que celui qu'on a doté d'un mausolée de marbre. Le dimanche, les jours de fête, on lui en porte une, deux; on les accroche aux bras de la croix. Les plus généreux pour les morts, ce sont ceux à qui ces immortelles coûtent le plus cher. Les autres payent une statue ou un buste sur leurs revenus; les pauvres gens se privent d'un morceau de boeuf pour donner un pot de fleurs à leurs morts. Qu'est-ce que ces monuments soldés sur des rentes que le défunt a laissées? Les morts de la fosse commune ont coûté beaucoup aux vivants pendant la dernière maladie. Les médecins, les remèdes, c'est cher. Leurs héritages à eux, ce sont les dettes, hélas! Qu'importe, on payera tout, et les morts auront encore leur part. Point de jardiniers pour surveiller ces misérables trous recouverts de terre; si les fleurs poussent, c'est qu'on vient souvent les arroser, les renouveler. Et l'on vient de loin! On porte un pied de pensée au père, en allant à l'atelier. C'est la religion du peuple de Paris, ce culte de ceux qui sont partis. Il est sceptique, il est badault, comme disait Rabelais, mais avant tout il est respectueux pour le corbillard qui passe. Pas un front ne se découvre à Londres devant une bière qu'on emporte; à Paris, tout le monde salue: convoi de première classe, voiture des pauvres, qu'importe! C'est la grande égalité. Les morts des hôpitaux seuls, transportés sur des fourgons, ou les guillotinés qui s'en vont à Clamart escortés de gendarmes,—les criminels et les misérables,—n'ont jamais de saluts. Longtemps d'ailleurs la misère marchera de pair avec le crime.
On pourrait, dans ce cimetière du Père-Lachaise, tracer comme des zones historiques. Les contemporains tombent ensemble; ils ont comme un même tombeau. Les maréchaux de l'empire, presque tous, sont enterrés à droite dans un espace resserré: Gouvion-Saint-Cyr, Macdonald, Masséna; à côté d'eux, Lefèvre dont le monument fut élevé par la maréchale. Elle vendit ses diamants, disant:
—Lorsque j'étais jeune et pauvre, je ne portais que des fleurs; plus tard, comme je vieillissais, il m'a fallu des pierres précieuses. Aujourd'hui qu'il est mort je n'ai plus besoin de rien.
On se moqua d'ailleurs beaucoup d'elle à la Cour.
Parmi ces porteurs de sabre apparaît Beaumarchais, le manieur de plume. Une simple pierre et son nom. C'est assez. Béranger, près de là, repose dans la tombe de Manuel. Les médaillons des deux amis se regardent. Que de noms sur ce monument! Que d'inscriptions, de couronnes, de souvenirs, de louanges! Noms de gens du peuple qui n'oublient pas et n'entendent pas la casuistique de la critique, qui admirent et qui se donnent corps et âme. Allez donc leur dire à ceux-là que Béranger était un faux bonhomme! Ils l'aiment parce qu'il les aima. Au Père-Lachaise, seule, la tombe de madame Raspail est couverte de signatures aussi touffues.
Quant au monument d'Héloïse et d'Abailard, les amoureux ex-voto en sont légendaires.
On marche toujours dans la longue allée. Voici la tombe de Pezzo-di-Borgo, celle de l'amiral Bruat.—Un nom allemand: Ludwig Boerne, celui d'un républicain sincère, qui rêva—ô le poëte!—l'alliance de l'Allemagne et de la France dans la liberté. Pauvre Boerne! on l'exila pour avoir parlé de fraternité des peuples et de délivrance prochaine. Il l'avait bien mérité!
La tombe élevée un peu plus loin à Garnier-Pagès par souscription nationale est une des plus remarquables et des plus imposantes: le marbre a la forme de la tribune dont l'orateur franchit tant de fois les degrés d'un pas ferme.
N'est-ce pas là, le long de ce chemin, que j'ai lu cette touchante et simple inscription:
Ci-gît un bon ménage?
Au bout de l'allée, à l'angle d'un carrefour, voici Pradier et toutes les charmantes créations de son ciseau, sculptées sur son tombeau. Désaugiers rit à côté de lui; Cadet-Buteux, le Gaulois, cause avec l'Athénien de la rue de Bréda. Une colonne brisée près de là, et le nom de Léon Faucher. Plus loin, en montant, enfermées dans la même enceinte, deux tombes jumelles supportées par des colonnettes de pierre: Molière et La Fontaine. Une partie du génie de la France est là.
Je redescends vers le rond-point où, superbe, se dresse impérieux encore, Casimir Périer. Un nom lu en chemin: Géricault. Voici le tombeau de Monge, froid et nu comme un monument égyptien; l'oeuvre d'Étex sculptée sur la tombe de Raspail; à côté le tombeau de Gall. Un chemin remonte à droite, dominé par le colossal monument de la famille Demidoff. Là, le tombeau de Kellermann avec deux noms rayonnants: Valmy, Marengo. A deux pas de là: Famille Dosne, famille Thiers. Cela est simple et bourgeois. Duchesnois… Sieyès, qui sut vivre paisiblement, disait-il, quand on savait si bien mourir, et à côté de lui un dédaigné, Népomucène Lemercier, un vrai poëte qu'on ferait bien de relire.
Dans le cimetière Israélite, où les tas de cailloux prescrits par le rite sont placés sur les tombes juives, vous trouvez la tombe de Rachel. On la revoit tout entière; on retrouve son front bombé, ses yeux brillants, sa maigreur passionnée, en regardant ce diadème ciselé sur le fronton du monument funéraire. Un diadème… ce fut en effet une reine, et son trône est resté vide.
IV
J'aurais envie d'écrire ici cet axiome mortuaire:—Au cimetière du
Père-Lachaise on pose, au cimetière Montparnasse on repose.
Montparnasse! c'est bien là, cette fois, qu'on peut dormir. Martin Luther n'eût pas envié les morts du Père-Lachaise; mais devant les tombes de Montparnasse comme devant celles de Worms, il se fût écrié: Invideo quia quiescunt! Qu'elle est humble, cette entrée, cette porte sur le boulevard pauvre et désert! C'est, on le devine, le cimetière des misères. Point ou peu de grands noms, mais Monseigneur Tout Le Monde. A droite une cloche attend, sans cesse agitée,—excepté la nuit,—et dont chaque tintement dit une fosse ouverte et bientôt comblée, un dénouement, un convoi, une douleur, des larmes… Le gardien, son tricorne ciré sur la tête, presque toujours enveloppé de son manteau, se promène d'un air indifférent, siffle, fredonne. Il voit passer sans être ému bien des robes noires, bien des yeux rouges. Que lui font ces deuils, à lui? Il vit à côté de la mort; bien plus, il vit de la mort sans aucun tressaillement, par habitude. Tout s'use dans l'homme, tout, et surtout l'attendrissement.
Le cimetière n'est pas vaste. On pourrait apercevoir dès l'entrée, au bout de l'allée bordée d'arbres et de tombes, le mur de clôture. A droite, en se dirigeant vers le cimetière des soeurs de charité, on lit un nom sur un monument, un nom aimé: Famille Henri Martin.
Les soeurs de charité dorment côte à côte, avec leurs croix uniformes, sous des tertres entourés de bordures de buis et de fleurettes blanches. Des noms obscurs! Une seule tombe, d'ailleurs bien modeste, élevée par les pauvres et par les riches à soeur Rosalie, cette brave et sainte fille qui voua au peuple, aux souffrants, aux malheureux son existence entière. Ça et là quelque pierre, avec inscription, parmi ces croix de bois.
Les mortes qui sont là ont quitté la vie en quittant le monde, où bien longtemps après, j'entends qu'elles ont fait la route longue ou qu'elles sont tombées dès les premiers pas. Les inscriptions là-dessus sont éloquentes: Morte à soixante-dix ans, ou morte à vingt ans.
Celles qui ne peuvent supporter cette existence se courbent et disparaissent; elles se brisent, les autres résistent et se bronzent. Elles ne vivent pas d'ailleurs, elles vieillissent. Peu ou point de mortes de trente ans, de quarante ans. Jeunes filles ou vieilles femmes, ainsi s'en vont-elles. La mort choisit et se plaît à l'antithèse; elle leur demande le sourire de la vingtième année ou les rides du dernier âge.
Hégésippe Moreau, Rude, Grégoire le conventionnel, Bocage, les quatre sergents de la Rochelle sont enterrés à Montparnasse, et bien d'autres avec eux, morts frappés, eux aussi, par le couteau de la Restauration: Carbonneau, Talleron, Pleignier. Longtemps sur la tombe des sergents vint s'agenouiller une vieille femme dont les historiens des excentriques de Paris (la fidélité est aussi de l'excentricité) ont raconté l'existence. C'était une pauvre paysanne poitevine, cassée en deux, aux joues creusées par l'âge, qui se traînait sur un bâton jusqu'au tombeau de Goubin et de Bories, et leur apportait des fleurs, violettes au printemps, roses l'été, chrysanthèmes l'automne, et des immortelles pendant l'hiver. Ils la connaissaient bien, les gamins du quartier, et l'appelaient la Fée. La fée du souvenir, soit!
On dit que cette femme avait été la fiancée de l'un de ces jeunes gens, et qu'elle avait passé sa vie l'aimant et le pleurant toujours. D'autres ont prétendu qu'elle était folle. Et qui sait—par le temps qui court—l'attachement à quelque chose de noble et de sacré est peut-être bien une folie?…
Dornès aussi repose là. Dornès? Cherchez ce nom dans une biographie, vous ne l'y trouverez pas. Qu'est cela, Dornès? Un représentant mort pour son idée. Les biographes ont bien d'autres gens à faire entrer dans leurs colonnes! Pauvres fustigés de la vie, qui êtes aussi les oubliés de l'histoire, qui donc aura la gloire un jour d'être votre historien, j'allais dire (me le pardonnez-vous) votre défenseur?
Orfila, lui, possède une tombe superbe et qui d'emblée frappe la vue. On ne l'évite pas. Le monument de Drolling, élevé, je crois, par ses élèves, est plus modeste. Une pierre et un nom, voilà l'éloquence tumulaire. Mais qui s'est avisé de représenter, gravé sur je ne sais quelle hutte d'Océaniens en forme de pain de sucre, peinturlurée de rouge et de jaune, dorée, bronzée, Dumont-d'Urville montant au ciel, à travers les flammes, avec sa femme et son enfant?
Les trois personnages sont nus, absolument nus, l'amiral et madame Dumont-d'Urville. Cette vue, je ne sais pourquoi, choque singulièrement. L'artiste a voulu rappeler l'épouvantable catastrophe où périt, sur le railway de Paris à Versailles, comme un nageur qui se noierait dans un ruisseau, l'intrépide marin qui venait de faire et de refaire le tour du monde. Il fallait alors toucher à ce malheur autrement.
Quelle belle chose que le goût!
N'avez-vous souhaité jamais, pour l'éternel repos, pour le dernier sommeil, un coin désert, calme, ignoré, quelque tertre plein d'herbe, à l'angle d'un cimetière de village, des fleurs, de l'ombre, un arbre où nichent les oiseaux? Il semble que dans ces endroits enviés la mort soit plus douce et plus complète, la tombe plus fermée, l'anéantissement plus profond. Aux heures enfiévrées, troublé par ses désirs, dévoré par ses ambitions, le coeur parfois débordant d'amertume, la pensée vide—ou pleine, hélas! d'espérances déçues—lassé de tout ou tourmenté par toutes choses, l'homme mélancoliquement laisse pencher son front vers la terre, regarde fixement l'avenir, comme arrêté devant un puits insondable, et cherche alors en quel endroit il pourrait bien, comme un avare qui cacherait son trésor, enfouir ses rêves brisés, ses souvenirs rayonnants ou brumeux, tout ce qu'il porte en lui de méconnu ou d'ignoré, et il se dit alors, ambitieux de sa tombe comme il le fut de sa vie, rêvant jusqu'à la fin: Le bel endroit pour mourir! Le bel endroit pour un tombeau!
Si le duc de Gramont-Caderousse, celui que le Jockey-Club appelait notre cher duc, celui dont on disait, quand il montrait sur le boulevard ses favoris roux, son maigre profil et le camellia de sa boutonnière: Voilà la régence qui passe; si cette célébrité de steeplechase et de villes d'eaux, ce Don Juan du plaisir, cet éternel agité, a rêvé, dans ses nuits chaudes, au milieu d'un souper, au lendemain d'une folie, le calme, le repos et l'ombre, il n'a pas certes pu les demander plus complets qu'il ne les a trouvés dans une des allées de ce cimetière Montparnasse. L'allée est étroite, silencieuse, enveloppée comme d'oubli; l'herbe semble un tapis, le sable est discret sous les pas, les cyprès forment un rideau et comme un voile au-dessus des têtes; un rayon de soleil filtre parfois dans la verdure sombre, quelque passereau bat des ailes à travers les branches; pour tout horizon, des tombeaux; pour tous visiteurs, des affligés qui semblent glisser comme des ombres. On n'oserait parler, on passe. C'est la paix profonde, la paix suprême. Et le viveur est couché là. Bruyantes amantes, illustres aventures, duels fameux, folies belles ou laides, tout finit là, voilà votre épilogue! Pauvre Yorick titré, «toujours prêt, jamais las», le dernier de sa race, mort en emportant sa couronne ducale depuis longtemps échangée contre une couronne de festin. Alas! quelle antithèse, poor Yorick!
La tranchée commune, à Montparnasse, est immense, les croix sont nombreuses: une armée, un monde. Je songe que là-bas, au Père-Lachaise, dans cette glaise, parmi ces innommés, à côté de ces forçats de la misère, on a enterré Lamennais. Cette sépulture en valait une autre. Le révolté d'ailleurs avait assez largement marqué sa place dans le monde des vivants pour qu'il lui fût permis de demander au monde des morts un coin où dormir, côte à côte avec ceux qu'il avait aimés, qu'il avait défendus et pour lesquels peut-être il était tombé.
Il dort avec les pauvres celui qui a protesté en leur nom par ce cri amer, poignant, inoublié: Silence au pauvre!
Ici, à Montparnasse, dans la fosse commune, on a mis l'abbé Chatel, un excentrique, un fou, un brave homme. J'ai vu son buste de plâtre, fiché sur un piquet parmi tous ces morts, tournoyer et soupirer au vent d'hiver, et pousser comme une amère plainte….
V
Paris a d'autres cimetières encore,—ou, pour mieux dire, le Paris funéraire ne finit pas. Du pont d'Iéna, sous le velum même de l'Exposition, au fond du Trocadéro, n'apercevait-on pas le rideau noir des cyprès de Passy? P.-J. Proudhon est couché sous ces arbres. Clamart a son cimetière, près de l'amphithéâtre où l'on dissèque. On y porta Gilbert et Mirabeau. Un jour, faites-vous ouvrir la porte du cimetière de Picpus, aujourd'hui fermée. C'est là, dans ce coin ignoré de Paris, que repose Lafayette, et avec lui tous ceux qui moururent sur l'échafaud, barrière du Trône (en ce temps-là barrière Renversée). On y retrouverait peut-être les ossements d'André Chénier. Quant aux autres morts illustres, dont le sang a coulé sur la place de la Révolution, quant à Danton, à Desmoulins et à tant d'autres, demandez aux Catacombes!…
Lugubres excursions, ces promenades aux champs des morts! On en rapporte toujours pourtant comme un sentiment plus puissant et plus assuré de la liberté et de la dignité humaines. On a conversé, pour ainsi dire, avec ces aïeux qui nous ont nourris de leur pensée, qui nous ont faits plus robustes et meilleurs. Cette course dans la boue pétrie de détritus de cadavres vaut la lecture d'un livre de vie. On passe dédaigneux devant les tombes vaines; on s'arrête, attendri ou écrasé, devant les noms aimés et les grands noms. Il sort de ces tombeaux des conseils.
Ces cadavres parlent, agissent encore; ces poussières vous pénètrent, comme si leurs atomes dégageaient encore du courage et de la foi. Tel dit: Dévouement; tel crie: Sacrifice; un autre: Devoir. Et l'on comprend alors ces anciens qui faisaient de la voie des tombeaux leur lieu de promenade, l'endroit où les enfants jouaient au-dessous de l'urne cinéraire de leurs parents. On comprend tout ce qu'il y a, en vérité, de sain pour l'âme dans la fréquentation des tombes.
La parole du passé est là. Tout ce qui est beau, tout ce qui est bon survit. Voilà l'immortalité véritable, celle de l'exemple.
Hamlet, écrasé sous sa tâche, hésitant devant son terrible devoir, et courbé sous la loi, va demander conseil à ceux que ronge milady vermine. «Il y a là, dit-il, une belle révolution; si seulement nous avions le bon esprit d'y regarder!» Nous sommes tous, fils du doute, des Hamlets à nos heures, effrayés de notre tâche, tremblants et peureux. Regardons là, regardons droit où sont les vieux. Il y a toujours au fond d'une tombe une voix pour dire: Courage, et, lorsque les vivants se taisent, ce sont les morts qui crient: En avant!
MOREAU DE JONNÈS 1776-1870
J'avais connu et j'avais aimé ce grand vieillard que la mort vient de prendre[16]. Il s'appelait Alexandre Moreau de Jonnès. Il avait fait, vaillamment, les campagnes de la République et de l'Empire. Il était parti, joyeux, avec les volontaires de Brest, lorsque la patrie en danger appelait à elle ses enfants, et, après une vie bien remplie, demeuré fidèle à ses beaux souvenirs, il s'était enfermé avec ses livres, son papier, ses plumes, et après avoir combattu pour la France républicaine, il s'était mis à conter ses malheurs et ses gloires.
[Note 16: Mai 1870.]
Moreau de Jonnès habitait un logis assez vaste, boulevard de La Tour-Maubourg. C'est là que, pour la première fois, je l'ai vu, assis dans son fauteuil, devant sa fenêtre et sa table de travail. L'homme était grand, solide encore et superbe, la tête puissante, un nez gros, les narines frémissantes d'un Mirabeau, ridé mais point défiguré, portant toute sa barbe, l'air d'un vieux soldat de la République, des mèches de cheveux blancs sortant d'une haute calotte de velours noir un peu semblable à celle des bourgeois florentins dans les fresques de Ghirlandajo et de Botticelli.
Il avait quatre-vingt-dix ans passés, quatre-vingt-dix ans de peines et d'efforts, de luttes ardentes, de combats sous tous les ciels, de souffrances à toutes les heures. Il les portait bravement, et son oeil profond, singulièrement vivant, étonné parfois, scrutateur toujours, avait encore des flammes de jeunesse et comme des éclairs d'été. De ce grand corps vigoureux sortait une voix grave, sonore, presque caverneuse, voix d'oracle ou plutôt d'Épiménide qui, sans quitter sa grotte, suivrait de loin les agitations des humains.
Cet homme, en effet, était d'un autre temps, d'un autre âge et d'une autre trempe que nous. Il ressemblait à ces témoins qu'on laisse dans les champs aplanis pour indiquer l'ancienne élévation des terres. Il avait, avec sa majesté d'ancêtre, l'attitude superbe d'un exemple et l'ironie d'un reproche vivant. Il semblait dire à la génération présente: «Nous étions ainsi et par le débris du passé jugez maintenant de sa valeur!»
Ancien soldat, après l'épée il avait pris la plume. Ses travaux de statistique, ses études d'économie sociale l'avaient conduit à l'Institut. Mais depuis douze ans il ne se rendait plus aux séances. Depuis douze ans, enfermé dans sa chambre comme jadis dans sa cabine de marin, il demeurait avec ses travaux et ses souvenirs, attentif aux choses du dehors, applaudissant de loin à ceux des nouveaux qui jetaient leur cri, affirmaient leur foi, et comparant, quelquefois avec amertume, d'autres fois aussi avec confiance, les hommes de jadis aux hommes d'aujourd'hui.
Il fallait le voir dans sa demeure, entouré de ses tableaux et de ses livres. Quelques toiles de l'école italienne, des maîtres de l'école de Bologne, et, parmi ces Guerchin ou ces Carrache, des esquisses de la Révolution française, Danton allant à l'échafaud, des portraits, des reliques, des dessins à la manière de David ou de Topino-Lebrun, son élève.
Je l'écoutais parler avec passion, stupéfait, fiévreux, enchaîné à sa parole. Tout ce que me disait cet homme avait pour moi le fantastique et l'attrait magnétique du rêve. Sa voix, encore un coup, semblait sortir du fond des siècles. Même il avait toujours ce style coloré et puissant, cette fougue et cette grande éloquence de l'heure d'éruption du volcan. Alexandre Moreau de Jonnès parlait en 1870 comme en 1792 à la tribune des Jacobins ou des Cordeliers. Les années, les épreuves, les revers, les défaillances environnantes, les lâchetés voisines, les désertions et les déceptions ne lui avaient rien enlevé de sa foi primitive et de sa conviction toujours intacte, toujours en sa force et en sa verdeur.
Parfois, en vérité, je croyais entendre parler le vieux Lakanal ou voir, à demi enseveli dans son fauteuil, le sombre Billaud-Varennes rêvant et contant les grandes histoires écroulées.
Que de figures alors évoquées! Que de cendres remuées! Que de souvenirs rajeunis! Que d'anecdotes inconnues! Que de journées disparues dans la brume du temps et soudain, par le verbe, retrouvées avec leur soleil, leur ciel bleu, le poudroiement des volontaires en marche et le verdoiement de l'herbe aux jours charmants de prairial!
Et j'écoutais toujours.
«—J'ai vu Camille Desmoulins, une fois, me disait Moreau de Jonnès. C'était au club des Cordeliers. Marat était à la tribune. Je me rappelle encore l'impression de chaleur étouffante que je ressentis en entrant là. Lorsque Marat eut fini de parler, je ne me souviens pas pourquoi il se fit un certain tumulte. A ce moment apparut, à l'entrée de la salle, un jeune homme, l'air vif et les cheveux noirs. Une jeune femme s'appuyait sur son bras. On me dit: «Voilà Camille Desmoulins et sa femme». Il parla. Bégayant d'abord et un peu intimidé, il se remettait bien vite et, au bout de dix minutes environ, il parla fort éloquemment. On l'applaudit beaucoup: le discours était intéressant. Quant à sa femme, avec ses jolis cheveux châtains, elle était, je m'en souviens, fort gentille. Une vraie petite Parisienne!»
Rien n'était singulier comme ces récits qui ramenaient de la sorte les grandes scènes de la Révolution à l'intimité familière des tableaux de genre. En sortant des Archives et en allant vers Moreau de Jonnès, je passais des peintures de David aux croquis de Boilly.
Boilly a sa valeur. Les Mémoires sont la monnaie—bien frappée—de l'histoire.
«—La dernière fois que je vis Louis-Phi-lippe, continuait Moreau de Jonnès, il me parla de mes travaux:—Il y a longtemps que je vous connais, Monsieur, me dit-il.
»—Moi aussi, répondis-je. Depuis 1792. Je vous ai déjà vu aux Jacobins,
Sire!
»Et Louis-Philippe se mit à sourire, en saluant.»
Moreau de Jonnès a publié deux volumes de souvenirs, les Aventures de guerre au temps de la République et du Consulat. Il laisse deux volumes encore, volumes inédits, ses mémoires relatifs aux combats de l'Empire, aux luttes de la Révolution. Ce sont là livres qui resteront, mais qui ne rendent point, comme la parole même de l'homme, l'impression de vigueur, d'ardeur généreuse que donnait la conversation de ce grand vieillard.
Il meurt à quatre-vingt-treize ans, fidèle au culte de toute sa vie, à la liberté, à la patrie, à la République. Tel qu'il était parti de Brest un matin d'avril, il meurt un soir de mai, confiant dans l'avenir, ferme dans ses principes, inébranlable dans ses convictions. Tête et coeur de Breton, il avait en lui toute la solidité de cette terre granitique où poussent durement les chênes. En 1792, sous le drapeau flottant des volontaires d'Ille-et-Vilaine, il s'était mis en campagne, au son du fifre que jouait Habeneck, le futur chef d'orchestre de l'Opéra, pour le moment chef de musique du bataillon des fédérés armoricains. On n'avait pas d'argent pour acheter d'autre orchestre. Mais ce fifre criard et guilleret suffisait.—Vive la nation!
On marchait, et chaque étape était une fête. A Paris, Moreau de Jonnès porte à Tallien des lettres de recommandation. Tallien le fait incorporer dans le bataillon des Minimes. Un soir que le jeune homme (il avait seize ans) était de garde aux Tuileries, des gentilshommes, de ceux qui s'appelaient les Chevaliers du poignard, font mine de vouloir arriver jusqu'au roi gardé à vue, et de le délivrer. Le poste prend les armes. Au bout d'un moment un homme entre, carrure d'athlète, large figure, parole haute, les yeux pleins d'éclairs.
—La garde nationale, dit-il, était prête à arrêter ces gens, j'espère?
—Oui, répond Moreau, si ces gens l'avaient attaquée!
L'homme regarda Moreau de ses yeux profonds.
—La justice, dit-il, frappe les criminels et ne lutte pas avec eux!
Et il tourna le dos au fédéré, puis sortit.
—Quel est donc celui-là? demanda Moreau.
On lui répondit:
—C'est Danton.
Moreau de Jonnès était à la tête de sa section au 10 août 1792, lorsque le peuple emporta d'assaut le vieil antre de royauté, les Tuileries pleines de Suisses. Il était dans le Morbihan lorsque les chouans, révoltés plutôt contre la conscription que pour la royauté, voulaient tenir en échec le droit, ne point servir la France et résister à la Convention nationale. Il était à Toulon lorsque le futur réacteur Fréron, le chef à venir des muscadins et de la jeunesse dorée, mitraillait la ville écrasée. Il était au combat du 13 prairial, à bord du Jemmapes, dans le feu de la bataille, dans l'atmosphère rouge et chaude de la canonnade, lorsque sombra le vaisseau le Vengeur. Il était à Quiberon lorsque l'émigration fut étouffée, à une portée de canon de la flotte britannique qui laissait couler, comme le dit depuis Sheridan, l'honneur anglais par tous les pores. Il escortait, en qualité d'aide de camp, le général Hoche, et que de fois m'a-t-il dit: «Si celui-là eût vécu, Bonaparte n'eût pas régné!» Il était à Saint-Domingue, avec Leclerc, le mari de Pauline Borghèse, mari gênant que Napoléon envoyait à la fièvre jaune. Il était au Morne-aux-Couleuvres, il était partout où se dressait le danger; vie aventureuse, étonnante, romanesque, pleine de chocs, tantôt ensoleillée et joyeuse comme un frisson d'écharpe tricolore au vent de messidor, tantôt funèbre et navrée comme une journée sombre de brumaire, fière d'ailleurs et superbe, unie et vaillante comme une épée de chevalier.
Quand il se rappelait toutes ces choses, la captivité à bord des pontons, les journées d'enthousiasme de la Révolution, les lendemains de victoire, les gloires et les défaites de l'empire, les marches consternées des combattants de Montmirail devenus les brigands de la Loire, quand il évoquait ce passé, Moreau de Jonnès devait se sentir mélancolique et douter de la justice. Tant d'amertume, tant de déceptions, tant de trahisons, tant de rêves finis, tant d'espoirs aux ailes brisées!
Quels spectacles faits pour déconcerter l'âme la mieux trempée! Après 1789, 1815; après le 4 août, le 9 thermidor; après le 10 août, le 18 brumaire. Après Valmy, Waterloo. Après Cambon, Ouvrard. Après 1830, 1834. Après 1848, 1852. Après le coup de soleil du 24 février, l'assombrissement, l'atmosphère spongieuse et malsaine du 2 décembre. La République deux fois proclamée, deux fois égorgée, la liberté tant de fois proscrite, le droit tant de fois souffleté, la justice tant de fois méconnue! Il avait vu tout cela. Il avait vu la Révolution, l'empire, Talleyrand en bas de soie recevant le czar éperonné et les talons couverts de la terre de France; il avait vu Foy à la tribune, Manuel au tombeau; il avait vu juillet, il avait vu, entendu l'écho lugubre de Saint-Merry, les cris joyeux de Février, tout ce qui a été la vie, la palpitation, l'espoir, la désillusion, les révoltes et l'asservissement de la pauvre et chère patrie.
Cet homme avait vu tout cela et, en présence de tant d'efforts inutiles, de tant de sacrifices bafoués, de tant d'héroïsmes raillés, de tant de vérités escamotées ou proscrites, peut-être dans sa longue existence d'octogénaire s'était-il senti las de protester, peut-être s'était-il dit qu'après tout l'humanité tient sans doute à demeurer troupeau et que sa servitude volontaire importe peu au philosophe? Peut-être s'était-il dit que le métier d'éternel mécontent, d'honnête homme et de citoyen, est métier de dupe[17]? Peut-être avait-il perdu patience et perdu courage?
[Note 17: Écrit au lendemain du plébiscite qui devait nous amener la guerre. Que Moreau de Jonnès a bien fait de mourir avant Forbach et avant Sedan!]
Eh bien, non! il était tel en mai 1870 qu'il était en septembre 1792. Il était le même, le même toujours, l'éternel combattant du droit. Son oeil s'animait au souvenir de ces grandes journées et il apportait dans ses jugements sur les choses du jour la passion superbe qu'ils avaient eue tous, ceux de son temps, pour les choses d'autrefois. Il envoyait, une fois, à l'Avenir national, un article sur les défenseurs nouveaux de Marie-Antoinette. Le style est celui des conventionnels. Cette reine, devant lui, reste ce qu'elle est pour l'histoire, l'archiduchesse et l'Autrichienne.
Un jour, comme nous parlions des affaires d'Italie et des embarras financiers de ce peuple:
—Qu'attendent-ils donc? dit brusquement le vieillard, ils ont les biens du clergé et ils ne les prennent pas!
On se sentait avec lui dans un autre temps, on comprenait la grandeur farouche de l'époque altière et fécondante, à la fois terrible et douce. De ses lèvres tombaient des mots inconnus, oubliés. Souvent, comparant à nous ce vieillard, j'avais honte pour ceux qui vivent aujourd'hui. Lui s'inquiétait de leurs efforts, de leurs idées, de leur but, de leurs espérances.
Il avait l'air d'un aïeul qui juge—et qui aime—ses petits-fils, pourtant dégénérés.
Cet homme est mort; mort emportant un monde de faits, d'idées, de souvenirs, de science; mort de cette mort de l'homme qui peut regarder sa vie sans y trouver une faiblesse; mort avec cet amour au coeur pour la République, rêve de sa vingtième année qui fut encore l'espoir de ses quatre-vingt-dix ans.
«La vie exemplaire, a dit Goethe, c'est le songe de la jeunesse réalisé par l'âge mûr.»
Ce fut mieux que cela pour Moreau de Jonnès. Ce fut ce songe continué, poursuivi, adoré,—même après le réveil et même après la déception, même après l'âge mûr, même aux heures de vieillesse, même à l'heure de la mort.
Songe qui ne finit pas. Et, pour que le rêve devienne un jour réalité, Moreau de Jonnès en tombant, ce grand chêne celtique abattu et jamais courbé, le combattant du 10 août, le volontaire de Rennes, le soldat de Hoche, nous lègue un de ces héritages qui profitent à tous et qui se font rares: un exemple.
CHAMPIGNY
Décembre 1871.
Paris est maintenant condamné, pendant longtemps, à des anniversaires. Il va revivre de la dure existence du passé, revoir les scènes douloureuses qui datent d'une année à peine, se replonger dans ses deuils, évoquer les espoirs évanouis, contempler de nouveau les réalités amères, il va se retremper dans ses souvenirs,—et puisse-t-il y laisser tout ce qui lui reste de sa folle humeur, gouailleuse et niaise, d'autrefois!
Après le triste anniversaire du Bourget (31 octobre), voici qu'on a célébré l'anniversaire du combat de Champigny. Déjà un an passé sur ces drames! Un an cruellement rempli et qui peut compter double! Quelle année!
Lorsque dans les derniers jours de novembre 1870, un matin, Paris en s'éveillant lut sur ses murailles les proclamations belliqueuses du général Ducrot et du Gouvernement de la Défense, il sentit passer en lui une fièvre d'espoir. Toute la nuit le canon avait tonné, faisant à la grande ville comme une ceinture de feu. Lorsque le jour se leva, un jour clair, lumineux sous un ciel d'un bleu pâle, on se battait de plus d'un côté, à Montmesly, à Champigny, à Épinay. La foule anxieuse se pressait aux barrières, grimpait aux buttes de Montmartre et de là-haut regardait à l'horizon les fumées blanches de la bataille. Il faisait un froid vif qui cinglait les visages, coupait les mains, gerçait les lèvres. Lorsqu'on dépassait, en allant du côté de Vincennes, les fortifications, on rencontrait une sorte de lande nue et triste, avec des arbres coupés au ras de terre et des maisons démolies. C'était la zone militaire. Des soldats venaient ça et là, des spahis filaient au galop rapide de leurs petits chevaux arabes dont la longue queue traînait sur la terre gelée et sonore. Dans la longue rue de Vincennes, les portes étaient closes, les maisons paraissaient mornes, vides. Les bals ou les restaurants semblaient faire pénitence avec leurs enseignes ironiques et leurs volets silencieux. Dans la plaine, au delà du fort, on apercevait, fourmillante, noire et rouge, avec ses équipages, ses fourgons, ses canons et les drapeaux blancs de ses ambulances, la réserve de l'armée de Ducrot, dont les premières colonnes étaient engagées vers Champigny. Ces milliers d'hommes s'agitaient dans un horizon argenté, gris et fin. Des Kabyles, en manteaux rouges, passaient, traînant par les racines de petits arbres qu'ils venaient d'arracher.
Au loin, dans le fond, roussi par l'hiver, dans les bois, on apercevait des lueurs soudaines, des éclairs, des flocons de fumée; une crépitation incessante, une fusillade acharnée arrivait à nos oreilles. Nous avançons. Des blessés reviennent, se traînant vers Vincennes, la tête enveloppée d'un linge sanglant ou soutenant d'un bras valide une main broyée ou coupée et qui saigne. En ce moment, il était trois heures de l'après-midi. C'était le mercredi, 30 novembre. Les troupes avaient emporté Bry-sur-Marne, Champigny et, grimpant sur les hauteurs, essayaient d'enlever la position de Coeuilly et le parc de Villiers. Les Saxons, repoussés par nous, s'étaient, sous le feu de nos mitrailleuses qui les décimaient, réfugiés derrière le mur crénelé du parc et là, à l'abri, fusillaient nos soldats qui s'apprêtaient à tenter l'assaut de la muraille.
Un officier d'artillerie, que je vois encore, hochait la tête en commandant le feu de sa batterie; il se tordait la moustache et disait tout bas en préparant une brèche:—Ah! si l'on avait un peu d'infanterie!
Cet homme eut un mouvement superbe, à un moment. Les pointeurs lui demandaient sur quel endroit de Villiers il fallait diriger leurs projectiles. Il le leur indiqua lui-même.
—Là, tenez, sur cette maison, à gauche. Une fois que vous l'aurez démolie, elle vous offrira un large passage; elle donne sur une grande rue, je la connais, cette maison, c'est la mienne!
L'artillerie, que dirigeait le général Frébault, avait été d'ailleurs admirable ce jour-là. Elle décida du sort de cette journée qui fut une victoire, victoire inutile remportée sur un terrain que nous devions abandonner quatre jours après. Les mitrailleuses renouvelèrent de ce côté leurs massacres de Gravelotte. Quelques mois plus tard, un de nos amis, officier de cavalerie, s'arrêtait dans la cour du fort de Vincennes, devant une batterie de ces mitrailleuses et demandait au soldat qui les gardait s'il était content d'elles.
«Je crois bien, mon capitaine, il n'y a rien de meilleur, quand on peut s'en servir à bonne portée.
—Ah! Et il paraît qu'il y en a qui ont fait de la besogne, à Champigny?
L'artilleur sourit doucement, et posant la main sur le canon noirci de ses pièces et les caressant comme un jockey l'encolure de son cheval:
—Ce sont justement celles-là, mon capitaine. Je vous garantis qu'elles ont travaillé. On a parlé, tenez, d'un régiment de uhlans détruit ce jour-là. Je ne sais si c'est vrai, ce n'était pas de mon côté, mais voici ce que je puis vous certifier, mon capitaine. Ma batterie était postée, entre Bry et Champigny, au tournant d'une route, sur un petit mamelon et nous la dissimulions derrière un abattis d'arbres qu'on peut voir encore sur le champ de bataille. Tout à coup voilà un bataillon saxon qui débouche des bois et s'engage, au-dessous de nous et à portée des pièces, vers Champigny. Nous laissons faire, et quand les Allemands sont tout à fait placés sous le feu des mitrailleuses, nous faisons une décharge qui pouvait compter. Aussitôt, voilà le bataillon qui se couche et ils restent là, à plat ventre, sans se relever. Nous nous disions, nous: «C'est bon, nous attendrons; que ce soit aujourd'hui, que ce soit demain, il faudra bien que vous vous releviez, et alors vous m'en direz des nouvelles!» Et nous demeurions là, guettant le moment, la main sur la mécanique. Ah bien oui, mon capitaine; il n'y avait pas de danger que les Saxons se relevassent! Nous les avons ramassés le lendemain, tous tués ou blessés, écrasés. Un bataillon écharpé net. Voilà le parti qu'on peut tirer des mitrailleuses.»
Récit exagéré de soldat, ou vérité stricte, toujours est-il que les hauteurs de Bry-sur-Marne étaient couvertes de cadavres allemands. On voyait, à travers les vignes, au pied des buissons, le long des routes encaissées ou des sentiers, leurs corps étendus, bossuant le sol de taches noires. Çà et là, parmi eux, quelque pantalon rouge de lignard ou quelque uniforme de zouave. Il ne reste plus là maintenant qu'un sol piétiné, où, en cherchant bien, on ramasserait à peine quelque débris méconnaissable de bidon ou quelque carton pourri de cartouche. Mais cette terre est imprégnée de sang. En remontant de Bry-sur-Marne vers Champigny, il y a, dans une ferme, à gauche, deux petits tumuli au fond d'un jardin potager. Ce double monticule n'arrêterait pas un moment le regard d'un passant. C'est pourtant là, dans un trou que j'ai vu creuser, près de la ferme, qu'on a enterré de pauvres diables foudroyés, défigurés, et des Prussiens, dont les pieds nus sortaient de leurs pantalons boueux. Je les revois encore avec leurs vêtements usés, couleur d'amadou, leurs cheveux blonds, leurs barbes rousses pleines de terre, leurs prunelles bleues et vitreuses. A côté d'eux, de ces colosses abattus, on enterra de frêles et nerveux petits Français, des enfants pour la plupart, dont les bras raidis, gelés par le froid, semblaient encore menacer l'ennemi. Il y en avait un, dix-neuf ans, presque imberbe, gras, la peau blanche et qui devait, vivant, avoir les joues roses. Pauvre enfant! son histoire était celle-ci: il s'était engagé au début du siége dans les zouaves, à cause de l'uniforme qui est joli, et puis parce qu'il fallait défendre Paris. A Châtillon, en septembre, dès le premier coup de feu, pris d'un trouble subit, il avait jeté son fusil et s'était enfui. Il était rentré dans Paris avec le flot des fuyards. A peine revenu, il se dit avec effroi, cette fois:
—Mais je suis donc un lâche?
Il se constitua prisonnier, le conseil de guerre le condamna à mort avec d'autres. Cet enfant était d'une famille parisienne dont les amis pouvaient approcher du gouvernement. Ils firent des démarches, le pauvre garçon fut sauvé et quand on lui rendit son fusil, il dit avec élan: «Cette fois, je m'en servirai!»
Tremblant à Châtillon, il fut téméraire à Champigny. Le fuyard de septembre devint en novembre un héros. Il tomba sur ce côteau sanglant avec deux balles dans la poitrine et une dans le ventre. Il s'appelait T…
Comme je regardais son cadavre, des chasseurs à pied apportaient, roulé et balloté dans une couverture de laine, le corps d'un capitaine de la ligne, visage fier, un sourire vaillant relevant sa moustache blonde. A travers sa capote dégrafée et l'ouverture de sa chemise de flanelle à carreaux, on voyait un trou rond et noir par où la vie était partie.
Un aumônier suivait le cadavre et me le montrant:
—Celui-là, me dit-il avec une satisfaction évidente, je l'ai administré moi-même!
Tous ces souvenirs confus, une date les évoque, un anniversaire les ranime. Je revois ce coucher de soleil rouge et sinistre, jetant ses derniers rayons au champ de bataille couvert de mourants, tandis que les bateaux-mouches, chargés de blessés, filent le long de la Marne, où se reflète le couchant et emportent vers Paris leurs cargaisons sanglantes.
Le surlendemain, dès l'aube, nous étions brusquement attaqués par les Prussiens qui, silencieusement, durant la première nuit de décembre, s'étaient massés dans les bois de Coeuilly et, avant le jour, se glissèrent, rampèrent comme des Mohicans jusqu'à nos avant-postes, qu'ils surprirent. Il y eut une alerte terrible dans Champigny, que nous occupions, et les mobiles, pris de panique, laissèrent massacrer les compagnies de ligne placées en grand'gardes. L'arrivée de Ducrot et de Trochu rétablit le combat. La légion du génie auxiliaire de la garde nationale coupa la route de Joinville aux bataillons qui reculaient et bientôt, l'offensive reprise, maison par maison, on réoccupa Champigny, en rejetant les Allemands dans leurs lignes.
Ce soir-là, le général Trochu, au galop de son cheval, traversait la plaine devant Joinville et rentrait au fort de Nogent, tandis que les gardes nationaux, placés en réserve dans l'île de Beauté, regagnaient Paris, chantant et rapportant de la bataille, dont ils avaient été spectateurs, quelque casque prussien. Des feux s'allumaient, çà et là, au flanc des côteaux. Les artilleurs, dans leurs grands manteaux noirs, battaient la semelle auprès de leurs pièces. Les mobiles, les troupiers se chauffaient à des brasiers faits de branchages, de troncs d'arbres, tandis qu'ils dressaient autour d'eux en manière de case, pour se garantir de la bise, des volets de fenêtres et des portes arrachées aux maisons. Cette flamme rouge éclairant ces visages fatigués, enveloppés de linges, ces groupes d'hommes présentant au feu leurs mains gelées dans leurs gants épais, ces lueurs allumées sur une ligne de plusieurs kilomètres donnaient à cette plaine immense et à ces collines qui sentaient la tuerie un aspect inoubliable, à la fois grandiose et affreux.
Et, tout en se chauffant, les soldats chantaient quelque refrain, sifflaient un air du pays, trempaient la soupe, coupaient au flanc de quelque cheval mort des tranches de viande.
La route qui va de Joinville à Bry et Champigny, et le terrain tout entier de la bataille, étaient pleins d'un mouvement sombre, d'une sorte de bruissement sourd fait de rires étouffés, de propos de bivac, de grincement de roues, de piétinement de chevaux sur la terre dure, et cette sorte d'harmonie bizarre et farouche montait et se perdait, avec la fumée des campements, dans le sifflement du vent d'hiver.
Une sorte de cohue étrange glissait au milieu de ces soldats qui venaient de combattre bravement; c'était la longue file de voitures d'ambulance, de fiacres réquisitionnés et ornés du drapeau de la convention de Genève; il y avait dans ce cortége des tapissières à l'essieu criard, épaves des anciennes fêtes des jours d'été; il y avait des voitures de magasins de nouveautés portant leur réclame en lettres d'or jusque sur cette terre sanglante; il y avait des coupés de maîtres, mis à la disposition des ambulanciers pour sauver à la fois le cheval de la réquisition et le cocher de la garde nationale. Des gens aux costumes bizarres, directeurs d'ambulances de rencontre, grossissaient le flot et, sous le prétexte de ramasser les blessés, ramassaient des légumes ou des fusils Dreyse. C'était le comique à côté du lugubre. Les fantaisistes ou les habiles de la philanthropie coudoyaient ces soldats, qu'ils n'eussent pas su soigner et qui savaient mourir.
Au rebord d'un fossé, près du coude que fait la route—pour mener vers Bry, sur la gauche, et, tout droit, vers Villiers—des soldats portaient sur des brancards des Allemands roulés dans leur capote, et qui râlaient. Je revois ces grands corps étendus, ces faces pâles, ces yeux retournés. Un caporal de la ligne, appuyé sur son chassepot, regardait un de ces mourants et (détail qui fait sourire dans ce drame lugubre) tandis qu'on entendait dans la gorge du Germain ce bruit terrible de la mort, pareil à un tuyau plein d'eau qui se vide:
—A qui la faute? disait le troupier d'un air placide et bonhomme. Est-ce que nous vous en voulions? Pourquoi ne vous êtes-vous pas arrêtés après Sedan?… Vous ne seriez pas là, parbleu!
A l'extrémité du terrain que nous avions conquis, les mobiles de Seine-et-Marne, l'arme au pied, en ordre de bataille, se tenaient encore prêts à repousser toute attaque. Non loin d'eux, dans l'ombre, invisibles dans cette nuit, les Prussiens qu'on devinait et qu'on eût pu entendre si la campagne avait été silencieuse.
Il était huit heures environ. Depuis de longues heures, nul n'avait mangé. Tout à l'heure, la fumée appétissante des marmites de la ligne m'était montée aux narines. Pour trouver un repas, n'ayant rien emporté, il me fallait rentrer à Paris et je redescendis vers Joinville, franchissant la Marne, où la lune maintenant laissant tomber comme de blafardes étincelles, lorsque, passant entre les voitures qui se pressaient à l'entrée du pont, une voix me hèle, m'appelle par mon nom, m'invite à monter dans un fiacre où se trouvaient deux ou trois personnes.
C'est un confrère, Armand Gouzien, secrétaire des ambulances de la Presse, et M. le docteur Demarquay, qui reviennent aussi du champ de bataille. Ils vont dîner, non pas à Paris, mais tout près de là, à Joinville, dans un logis abandonné dont ils ont fait comme leur quartier-général, et ils m'offrent gracieusement une part de leur table et de leurs vivres. Je me rappelle tous les petits incidents de cette soirée; ils seraient peut-être insignifiants pour tout autre que pour moi, et cependant, non, ils ont leur intérêt spécial dans l'histoire de cette grande tragédie du siége.
La maison où nous entrâmes était une de ces villas des bords de la Marne, villas joyeuses aux beaux jours de l'été avec leur population de canotiers, de petits bourgeois en gaîté, de commis et de grisettes; maintenant, désertes, froides et vides. On voyait sur les murs au papier dégradé des images oubliées, des portraits-cartes d'inconnus qui avaient pourtant vécu là. Des livres dépareillés dans une bibliothèque aux vitres brisées. Des planches du parquet arrachées par quelque franc-tireur pour faire du feu. Les volets pendaient tristement, à demi brisés, comme l'aile fracassée d'un oiseau. C'était lugubre, ce logis sans vie où nous entrions en maîtres. Le chapardage, cette invasion amie, avait passé par là.
Dans la salle où nous pénétrons, des hôtes improvisés nous attendaient déjà près du foyer où se consumait un tronc d'arbre. Un homme d'aspect jeune, le front haut, la barbe entière et blonde, portant une sorte de tunique collante où brillait la plaque d'un ordre étranger, chauffait à ce feu sombre ses bottes molles qui fumaient. On l'appelait monseigneur. C'était Mgr Bauer, aumônier en chef des ambulances de la Presse. A ses côtés, deux Anglais, correspondants de journaux, fort sympathiques à la France, causaient et riaient en attendant le repas. C'était M. Bower et son fils.
—Nous avons avec nous le père et le fils, dit quelqu'un.
—Et le Saint-Esprit, ajouta en riant M. Bower, en désignant Mgr Bauer.
On se mit à table, on attaqua résolûment les conserves alimentaires (du veau, des pois verts, choses déjà inconnues aux Parisiens!); on prit le café, et le docteur Demarquay se levant:
—Allons, messieurs, les blessés attendent!
Tandis qu'on attelait les voitures, on nous amena des prisonniers saxons, très-intimidés par les galons des ambulanciers, qu'ils prenaient pour des feld-maréchaux, et qui tournaient entre leurs doigts leur chapeau de cuir à retroussis et à panache de crin ou leur casquette de drap. L'un d'eux, avec un air ébahi, contemplait de ses yeux bleus agrandis les constellations qui s'étalaient sur la poitrine de M. Dardenne de la Grangerie et se demandait évidemment: «—Quel est ce gros général?» Celui-là de retour au pays saxon, a dû faire de beaux contes!
Cependant on allait se mettre en marche. Les brancardiers, dérangés de leur repas inachevé, maugréaient tout bas.—«Pas de réplique, dit M. Bauer, vous êtes ici des soldats, il faut obéir.» J'avoue que les frères, dont les longues soutanes tachaient la nuit, ne murmuraient point. J'avais, pour suivre la caravane des ambulanciers, échangé mon képi de garde national contre un képi d'ambulance et déposé mon sabre dans quelque coin. Je voulais voir, de nuit, ces collines pleines de morts que j'avais vues le jour. On vint nous avertir que le général Ducrot, revenu au château de Poulangis, n'avait pour son repas qu'une soupe et point de vin. Nous prenons une ou deux bouteilles de bordeaux et nous voilà en route. On traverse le pont. Le château de Poulangis est à gauche; nous entrons dans un jardin, et, au bout d'une allée assez longue, nous apercevons une sorte de pavillon devant lequel, sous la marquise, un chasseur monte sa faction.
Au bruit que nous faisons, un homme ouvre la porte extérieure et se montre sous la marquise. C'est M. de Gaston, l'officier d'ordonnance du général Ducrot.
—Vous ne pouvez pas voir le général Ducrot. Il s'est un moment jeté sur son lit, tout vêtu, et il sommeille, accablé de fatigue. Avant-hier, il avait cassé son épée dans la poitrine d'un Allemand. Aujourd'hui, il a reçu (mais ne le dites point) une contusion à la nuque, un éclat de bois qui l'a frappé. Il n'y a pas de blessure, mais le général souffre légèrement. Il faut le laisser dormir.
Comme nous nous éloignons, un prêtre s'approche de nous. Il vient d'interroger un prisonnier allemand qu'on emmène. Cet homme lui affirme que là-haut, dans les bois, les Prussiens se massent et que, depuis quelques heures, ils ont reçu des renforts considérables. Ils en recevront toute la nuit sans doute. Leur mouvement de concentration ne discontinue pas. A l'aube, le lendemain, il est probable qu'ils vont nous attaquer et s'efforcer de nous rejeter dans la Marne.
—C'est pour cela, répond tout bas un officier, qu'on a donné ordre à toutes les troupes bivaquées de multiplier les feux, afin d'en imposer à l'ennemi par le nombre.
La caravane des ambulances a demandé à M. de Gaston un trompette pour sonner la sonnerie des parlementaires. C'est, je crois, un dragon. Il galope en tête de ce cortége de frères et de brancardiers, aux côtés de M. Bauer qui manie son cheval en vrai cavalier hongrois qu'il est. Dans l'ombre, le pli de suaire du drapeau blanc à croix rouge clapote, semblable à une bannière du moyen âge. Sur la route, les trains d'équipages roulent, lancés au galop, avec un grand bruit, mais, à mesure qu'on se rapproche de Champigny, le silence se fait: ordre est donné d'éviter le moindre mouvement. L'ennemi est là, en effet, à quelques mètres. Il tient encore une partie du village, les maisons hautes. Une centaine de Saxons, réfugiés dans cette portion de Champigny, n'ont pas voulu se rendre. On parlait de faire sauter le logis. On n'a pas osé. On attendra donc le jour pour les attaquer. L'église est transformée en ambulance et aussi en morgue. On y a transporté les cadavres. Toutes les rues sont encombrées de soldats, de mobiles qui dorment, non sur, mais dans des matelas pris aux Prussiens. Ils ont crevé ces matelas pleins de paille et se sont coulés au milieu, cherchant un peu de chaleur dans cette rude nuit de décembre.
Il fait un froid noir; les oreilles gelées, les yeux pleurant, les mains gonflées, ces malheureux petits paysans dorment, éreintés, après deux jours de bataille. Dans la pénombre s'agitent confusément des espèces de fantômes; nulle lumière. Il ne faut d'aucune façon donner l'éveil à l'ennemi. Parfois, au pâle rayon d'une lueur triste qui filtre d'un nuage, on aperçoit la silhouette d'une maison, le reflet d'une baïonnette, l'ombre d'un homme.
—Comme tout prend un caractère inattendu, dit quelqu'un à mes côtés.
Artistiquement parlant, c'est superbe!
Celui qui parle ainsi est, je crois, M. Viollet-Le-Duc; il a amené là sa légion du génie auxiliaire et déjà ses hommes travaillent à créneler les maisons conquises. Les coups de pioche retentissent lentement et sourdement, étouffés avec soin. «Chut! silence! Pas si fort!» Les Prussiens, à quelques pas de là, peuvent entendre. Ils entendent à coup sûr. On se montre un angle noir, un coude que fait la rue, on se dit: «Ils sont là!» Une barricade sépare seule les avant-postes français, où nous sommes, des avant-postes allemands.
C'était saisissant, ce tableau lugubre, ces hommes travaillant avec précision, frappant, piochant; on eût dit des fossoyeurs.
—Eh bien, murmure une voix tout bas (et comme on avait ordre de parler), voilà des souvenirs tout trouvés pour des romans ou des poëmes futurs!
Je ne reconnus pas tout d'abord celui qui parlait. Il se nomma. C'était Eugène Vermesch, le futur Père Duchesne,—le père Duchesne coiffé du képi d'ambulancier et marchant à la suite de Mgr Bauer! Il l'appelait monseigneur aussi. Le bon bougre n'avait alors l'air que d'un bon garçon. Il rêvait de poëmes futurs. Des poëmes! Et pour aboutir à la hideuse prose qu'on a lue et qui vient de Londres. Ce n'est pas un des moins étranges souvenirs de cette nuit-là que cette rencontre.
Il fallait pourtant aller ramasser les cadavres, et tout d'abord, demander un armistice aux Prussiens. Le cortége se met en marche, ou plutôt Mgr Bauer se détache du groupe, suivi du porte-fanion et du trompette de dragons. Au moment où ils gravissent une petite montée qui, par une ruelle de gauche, va de la grande rue de Champigny au plateau de Villiers—c'est là que fut tué M. de Grancey, des mobiles de la Côte-d'Or—la lune, tout à l'heure voilée, se dégageait des nuages et l'on pouvait apercevoir à sa clarté le drapeau blanc croisé de sang.
—Pas de lanternes, pas de torches, avait-on dit. Les Prussiens tireraient.
Alors, dans le silence étonnant de la nuit, la sonnerie lente, sinistre, douloureuse comme un appel, retentit par quatre fois. C'était comme une plainte, et chaque note disait:—Plus de tuerie! songeons aux morts!
Les Prussiens ne répondaient point.
—Allons, allons, dit le trompette, çà ne rend pas!
Tout à coup, allongés comme des claquements de fouet, des coups de fusils répondirent, partis des lignes allemandes. On vit, comme les étincelles qui courent sur un papier brûlé, s'allumer une traînée de feu. Les balles passaient en sifflant.
—Çà pourrait trop bien prendre, dit encore le trompette dont le cheval piaffait.
Il fallut se retirer et, par la volonté des Prussiens, de malheureux blessés demeurèrent ainsi se tordant sur la terre dure, le froid bleuissant leurs membres sanglants, par cette longue et affreuse nuit d'hiver où le vent gelait nos oreilles sous le passe-montagne qui les couvrait. Pauvres gens, gémissant dans l'ombre et appelant à travers les ténèbres un secours qui n'arrivait pas!
Deux heures plus tard, cette nuit-là, tandis que, ramenant un ami, un franc-tireur, accablé de fatigue, je longeais, allant vers Paris, la Marne bleuie par la lune, j'aperçus de longues files d'hommes qui silencieusement rentraient au fort. C'était des mobiles, et le mouvement de retraite commençait déjà. Les officiers marchaient s'appuyant sur leur canne. On entendait le bruit monotone, le pékling, pékling que font les quarts de fer blanc en frappant sur le fourreau des sabres. Parfois un bout de refrain, un mot, un lazzi. Ce flot humain s'écoulait le long de l'eau. On rentrait.—Quoi! déjà? C'en était fait des héroïsmes, des sacrifices, des efforts des journées passées? Morts inutiles, braves gens tombés en vain!
Vaincus à Artenay, à quoi servaient nos stériles succès devant Paris? Nous allions retomber, à demi brisés, du haut de nos espoirs. Ducrot rentrait à Paris et le gouverneur priait les journaux d'affirmer que le général était toujours à Vincennes. Voilà pourtant les souvenirs que ramènent ces anniversaires! Une carte d'invitation, entourée d'un filet noir et marquée de la croix rouge, vous rejette soudain vers les préoccupations de l'an terrible. Après tout, ces spectres du passé font oublier les fantômes du présent. Ce temps n'est pas gai. Il y a des époques tragiques, et nous traversons une des plus sombres. La Chambre réunie achève son oeuvre. Que nous apporte-t-elle dans les plis de son manteau? La paix, le calme, l'apaisement, le soulagement après tant d'angoisses;—ou bien la continuation de cet état de malaise, beaucoup plus psychologique que réel, une succession de jours inquiets et troublés? Jamais, il faut le dire, la France ne s'est trouvée au seuil d'une année pareille à celle qui va commencer. Ce sont les six mois climatériques de son histoire qui vont s'ouvrir.
La France, pareille à Hamlet, tient à cette heure un crâne, celui de quelque nation morte, la vieille Rome ou la vieille Espagne,—et, le contemplant avec effroi se pose la question fatidique: To be or not to be!
Être ou n'être plus! Durer ou disparaître! Continuer à être la France, ou devenir comme une sorte de Pologne ou de Mexique, étouffée par un Czar ou déchirée par un Cluseret. Oui, certes, voilà le problème, ni plus ni moins. Mais est-ce que les nations meurent? Est-ce que le coeur français a cessé de battre? Non, non, mille fois non. J'en atteste ces morts de 1870, dont on célèbre la mémoire, et qui tombaient aux cris de: «Vive la France!» et cela le 2 décembre, date anniversaire de ce jour où la France parut aussi s'abîmer sous le despotisme, aux yeux du monde étonné.
Allons, espérons et luttons encore! Que faut-il à la patrie déchirée pour la tirer de cet état funèbre? Un peu de ce qui fut sa force et son génie et de ce qui sera son salut: du bon sens, de l'abnégation, de la clarté dans l'esprit et de la foi dans le coeur!
SAINT-CLOUD
Les Allemands peuvent être satisfaits: ils ont changé Saint-Cloud en monceaux de ruines. Ils ont brûlé le palais, détruit les maisons, incendié les casernes, émietté les logis où tant de gens abritaient leur repos. La belle oeuvre, et que la Providence doit bénir les soldats de Guillaume le Conquérant!
Avec quelle tristesse, après trois ans, on parcourt les rues désertes de cette petite ville, qui respirait autrefois la gaîté, cette gaîté parisienne et bonne fille du temps des grisettes et des chansons! Tout est poussière. Saint-Cloud est rasé comme autrefois Marly. Montretout n'est plus que ruines. La maison où Gounod chantait est un nid de débris. Cette petite demeure à volets verts (demeure d'un ami qui nous a oublié, et pis que cela, hélas!), cette maison de l'ancienne route impériale où nous avons tant ri autrefois, tant ébauché de rêves, d'espoirs, de beaux projets, de grandes chimères, elle n'existe plus. Elle s'est écroulée comme cette affection qui nous était chère. Peut-être la tombe de Sénancour, le rêveur, tout près de là, a-t-elle reçu quelque éclat d'obus!
Saint-Cloud, ce paradis, n'est plus qu'un cimetière. Il y a des tombes sous les grands arbres, des tertres funéraires dans le parc. Des officiers allemands dorment là de leur dernier sommeil. Des Français sont couchés en pleine terre de la patrie, vaillamment et inutilement défendue. Pauvre Saint-Cloud! Et ce palais, ce fantôme, ce squelette de palais, où les passants maintenant écrivent des mots terribles: Vengeance! Revanche! ce palais n'existe plus. Rien n'existe que le souvenir de ce que Saint-Cloud a été jadis.
Pauvre Saint-Cloud de notre jeunesse! Je ferme les yeux et je te revois, et j'entends le clairon de ta fête et le nasillement de ton mirliton.
Oh! les baraques et les tourniquets, les jeux de boule et les jeux de bague. Il y a quatre ans, cela n'était point perdu, défunt. Elle est maintenant tarie, cette gaîté en plein air; ils sont exilés les chiens de Corvi et les singes savants, les serpents boas qui négligent d'avaler leurs maîtres, et les sauvages d'humeur moins frugale, qui se nourrissent d'étoupe et de chair fraîche. Et la musique, cette musique criarde, assourdissante, épileptique, faite de chocs de cymbales et d'apoplexies de clarinettes, symphonie exécutée à tour de bras et à coups de poumons,—elle aussi est jouée, jouée pour toujours. E finita la musica! Nous ne l'entendrons plus! Et pourtant je crois l'entendre encore! Il me semble revoir ces gais tableaux, ces paysages ensoleillés!
La pelouse est verte, les arbres jaunissent à peine, dorés par l'automne qui les fera chauves bientôt; le vent est doux encore et le soleil est de la fête. Sous les arbres du parc, les enfants jouent, les parents marchent, les vieux regardent, sur les bancs. Il y a du bruit partout et de la couleur; les drapeaux palpitent, les feuilles frissonnent, les brutalités de la grosse caisse et les gaillardises du clairon des baraques voisines se heurtent parmi les branches; on entend l'appel du marchand et la fusillade des pétards, des dianes enfantines sonnées par des trompettes à deux sous, des nasillements vainqueurs de mirlitons, la crécelle du vendeur d'oublies et la pratique de Polichinelle. Et les cuivres du saltimbanque, et les coups de carabine du tir voisin, et par-dessus tout cela l'odeur graisseuse du marchand de gaufres! Cela assourdit et rajeunit; le tympan se plaint, l'odorat fait le renchéri, mais le coeur applaudit et chante. Fêtes du bon vieux temps, ô fêtes de Saint-Cloud! journées de verdure et de soleil! On se promenait pour se promener, pour prendre l'air, pour aller, pour venir, pour rire. On ouvrait tout grands les poumons et les yeux. On se grisait de tout ce bruit, de tous ces cris, de cette foule. C'était un jour entier de gaîté, du matin au soir, de midi à minuit, sous le soleil ou sous les verres de couleur. On s'en donnait pour tout un mois de voir, d'admirer, de tirer des macarons ou d'écouter les parades, de monter sur les chevaux de bois ou de descendre en courant les pelouses en pente. On dînait comme on pouvait, ici ou là, mal servi, avec des intervalles de deux heures entre chaque plat, appelant le garçon, qui fuyait comme Jean de Nivelle, et l'on riait, et l'on prenait toujours, orage ou bourrasque, la chose du bon côté.—Il pleut? Il vente? Il grêle? Bast! A la fête comme à la fête!
Il faut lire dans les livres d'un temps qui n'est plus, dans les almanachs fashionables d'il y a vingt ans, d'il y a trente ans, les splendeurs des fêtes de Saint-Cloud. Elles feraient aujourd'hui sourire de dédain les grisettes, s'il en est encore. En ce temps-là les dandys—ils s'appelaient les dandys—s'en contentaient. Ouvrez l'Almanach des Gourmands, par exemple—ce moniteur des estomacs et des palais délicats—et vous verrez qu'en 1825 les «petites maîtresses» allaient à Saint-Cloud en toute saison «manger des fritures et des matelotes qui égalent celles de la Rapée!» Les matelotes de la Rapée! Que de choses dans une ligne, et quelles révélations! Les petites maîtresses d'à présent, attablées sur quelque terrasse, une tranche de chapeau leur coupant le front et tombant sur les sourcils comme la casquette des étudiants d'Heidelberg, le visage pâle et maquillé, les lèvres peintes, préfèrent au goujon la bombe glacée ou la bouchée à la reine, et font sauter dans les acacias les bouchons comprimés de feu la veuve Clicquot.
Soyons juste, pourtant; ceci est l'exception. La fête de Saint-Cloud appartient encore au Parisien sans façon, au petit commis, à l'ouvrier en rupture de banquette, à la châtelaine des environs qui fait salon buissonnier, au flâneur, à l'observateur, au vieillard, à l'enfant… J'y ai vu, dans les rues, à la porte des traiteurs, de braves familles, des sociétés, comme on dit, qui dînaient gaîment au grand air, buvant le vin du pays et découpant le melon apporté de Paris, et comme si les personnages de Paul de Kock existaient encore. Et ces gens-là s'amusaient, je le jure. Ils ont peut-être un secret pour cela.
Ma foi, j'ai voulu faire comme eux. Je me suis planté devant ces théâtres faits de toile à peu près peinte et de planches à peu près jointes,—variantes du char de Thespis, qui valent bien les bouisbouis parisiens. Je suis badaud. C'était la grande vertu de Nodier. Il me plaît d'écouter ces plaisanteries éternelles, qui n'ont point changé depuis Tabarin, et de me donner le spectacle des petites comédies, comédies réelles j'entends, qui se jouent devant le public et que le public ne voit guère. Ils sont là, côte à côte, deux directeurs, deux rivaux. L'un promet au public la Prise de Mexico, l'autre la Vivandière sultane. La campagne d'Égypte fait concurrence à la campagne du Mexique, le soldat de Bonaparte se mesure fièrement avec le zouave de Forey. Et la foule hésite, fascinée, devant ces parades éblouissantes. Voilà des Mexicains de ce côté, barbouillés de safran, jaunes comme des citrons; de cet autre des Égyptiens, des soldats de Mourad-Bey, teints en noir, Othellos au jus de réglisse. Égyptiens et Mexicains, tous, d'ailleurs, essuieront également une défaite exemplaire. On plantera, ici et là, le même drapeau tricolore sur la poitrine de ce gaucho en chapeau de paille et sur le ventre de ce mamelouck en turban blanc. A droite et à gauche, même patriotisme et même dévouement à la France. Je le conçois, il est permis d'hésiter.
Alors, les musiques rivales se livrent à un effrayant steeple-chase de couacs. La grosse caisse gronde à se fendre, le cornet à piston hurle à se démonter, les cymbales déchirent les oreilles de la fête tout entière, et dans le bruit, dans la saturnale de notes, dans le chaos de mélodies, le boniment de droite répond au boniment de gauche: Entrrrez! La prise de Mexico! La prise du Caire! Combat au sabre, coups de fusil, coups de canon! Victoire des Français! Entrrrez, entrrrez! Et voilà comment je me suis trouvé assis sur un banc de bois et sous une lampe à schiste dans une baraque où l'on représentait la Prise de Mexico. S'il faut tout dire, ces spectacles éminemment populaires ne laissent pas de donner aux spectateurs une idée erronée de la valeur de l'armée française. On ne saurait, par exemple, se figurer bien exactement les efforts que nos soldats ont dû faire par delà l'Océan, lorsqu'on a vu une troupe de Mexicains armés de fusils absolument taillée en pièces par un soldat de la ligne, qui n'a pour se défendre que… cinq pains de munitions; je les ai comptés. Ce soldat—il a nom Fanfan, il faut tout dire—jette les pains à la tête de ses adversaires, qui s'enfuient épouvantés—et la ville de Mexico se trouve de la sorte à peu près prise. J'ai vu, dans le même ordre d'idées, à Bruxelles, un tableau représentant la Bataille de Waterloo, et où un simple lancier prussien foule aux pieds—aux pieds de son cheval—tout un bataillon de grenadiers de la garde.
On voit de plus figurer dans la Prise de Mexico un certain comte de Sézanne, «ancien porte-drapeau d'un régiment de zouaves,» et qui pointe contre ses compatriotes de France les canons mexicains. Ce gentilhomme a, comme on le suppose, le privilége de se rendre odieux à la majorité du public. Il est, au surplus, tué tout net au dernier acte, et, s'il m'en souvient bien, tué par une cantinière,—cette même cantinière qui, vous savez, sauve le drapeau. Oh! que les cantinières ont sauvé d'étendards dans nos drames militaires! Et maintenant ôtez donc de l'idée à tous les gens qui ont écouté cette oeuvre que le comte de Sézanne—je n'ai aucune raison pour prendre sa défense—n'est pas digne de la potence. Notez que la Prise de Mexico, pièce éminemment patriotique, n'est pas aussi éloignée de défunt le Nouveau Cid de M. Hugelmann qu'on pourrait le penser.
Allons, il faut quitter Saint-Cloud, la grande allée garnie de boutiques où les canotiers organisent—pour tuer le temps—des poussées dans la foule qui pourraient bien tuer les gens;—il faut quitter les lapins en loterie, les tireuses de cartes, les gondoles vénitiennes, les Avant et après dîner, voyez combien vous pesez! les joueurs de vielle, les marchands de plaisirs et les marchands de chansons! Adieu les grandes allées où les robes claires encore balaient les feuilles déjà tombées, les coins ignorés où les statues sans poignet et sans orteils semblent moisir sous la mousse, et la pièce d'eau jaillissante, et l'écume blanche en cascades, et les jets d'eau qui s'irisent, et les cygnes qui plongent en faisant onduler leur cou de serpent, ou qui jettent au vent leur duvet en battant des ailes. Adieu cette foule de jouets, de tourniquets, de sucres de pomme et d'articles de Paris! rubans bleus, faveurs roses, papier doré, paillon, clinquant. Cela brille et provoque. La toupie hollandaise ronfle, l'arbalète part: pif! paf! c'est le pistolet, c'est la carabine. On joue, on gagne, on perd. On va, on vient, on oublie: «Régalez-vous, mesdames, voilà le plaisir!» Ah! le vieux cri, comme on le désapprend. Le plaisir! «pâtisserie légère roulée en cornet» dit Bescherelle—que Littré détrône—le plaisir, là son dernier domaine, c'est la foire de Saint-Cloud. Partout ailleurs—à Vincennes, à Chantilly, au bois de Boulogne—le Roederer qui éclate, le Cordon impérial qui fulmine, le vin de Champagne l'a chassé.
«Voilà le dernier plaisir!»
C'est sans doute parce qu'on y riait trop dans ce Saint-Cloud où fleurissaient les lilas, où l'eau jaillissait des bassins avec un reflet d'arc-en-ciel; c'est parce qu'on y était heureux que les Allemands de Brandebourg, ces fils des sables tristes, en ont voulu faire un tombeau.
PARIS APRÈS LA COMMUNE
Je suppose qu'un étranger, venu chez nous, à un an de distance, se donne pour tâche de comparer ce qu'est aujourd'hui Paris à ce qu'il était, jour pour jour, l'année dernière[18]. A coup sûr il n'en pourra croire ses yeux.
[Note 18: Écrit en mai 1872. Depuis on a oublié à qui Paris et la France doivent cet ordre moral que M. Thiers a assuré pendant deux ans.]
L'an passé, à pareille époque, je me souviens de l'émotion et de l'angoisse qui me saisit lorsque, par une petite porte, dont on allait bientôt baisser le pont-levis, je pénétrai dans Paris, ma valise à la main. Il me semblait que j'entrais dans une ville inconnue. Nous étions, mes compagnons et moi, les premiers qui franchissions, sans permis spécial, les fossés des fortifications. La veille, on se battait encore. La lutte venait à peine de finir et l'atmosphère en paraissait toute chaude. Des soldats couverts encore de poussière se tenaient aux remparts, les capotes salies et l'air harassé. En face d'eux, du côté de Saint-Denis, les Prussiens avaient établi des batteries d'artillerie et des terrassements. Quand on entrait dans la ville, la première impression était celle d'un homme qui met pour la première fois le pied dans un désert. Les maisons étaient closes et les rues vides. On apercevait çà et là quelque passant qui hâtait le pas. Des trous de balles tout frais ponctuaient les murailles, et, en plus d'un endroit, des piquets de bois indiquaient la place où gisaient des cadavres.
Comme nous approchions d'une de ces fosses, un homme qui errait par là, nous dit:
—Ils sont sept là-dedans. Le dernier qu'on y a jeté, c'est le charbonnier.
Et il nous montra du doigt une boutique de marchand de coke dont les volets, déchiquetés par des coups de feu, pendaient le long de la devanture comme les ailes d'un oiseau blessé. Le charbonnier s'était retranché dans son logis et, seul, il avait combattu jusqu'au moment où la troupe, enlevant d'assaut la boutique, avait fusillé le boutiquier. J'ai revu, l'autre jour, cette bicoque. Elle est toujours vide, toujours close, et l'enseigne porte toujours le nom du mort. Un petit écriteau collé sur les volets brisés dit simplement: Boutique à louer.
C'était par le quartier de Flandre, qui précède le faubourg Saint-Martin, que nous entrions, curieusement regardés par toute cette population, qui s'étonnait de voir rentrer un étranger. Au coin d'une rue, des petites filles qui causaient s'interrompirent pour dire toutes surprises:—Tiens, un monsieur!
Un chapeau haut de forme était, paraît-il, devenu une curiosité dans ce coin de la grande ville.
Des drapeaux tricolores improvisés flottaient à toutes les fenêtres. On lisait, à l'angle des carrefours la proclamation du maréchal de MacMahon, affichée depuis le matin. Le long des boulevards extérieurs, le terrain était semé et comme couvert de croix de carton bleu qui étaient des enveloppes de cartouches déchirées. On pouvait voir et ramasser partout des balles de plomb aplaties, devenues semblables à des pruneaux secs. Pauvre Paris! Quel silence! Quel recueillement de cimetière! Des maisons effondrées attiraient et retenaient les regards. On apercevait, de loin en loin, des pompiers, noirs de suie, les vêtements sordides, qui se rafraîchissaient après une semaine de rude besogne. Ce qui navrait, c'était l'odeur étrange faite d'une double odeur d'incendie et de tuerie qui vous saisissait à la gorge. On avait peur d'avancer de crainte de rencontrer, à chaque pas, une ruine nouvelle. Toute cette ville, ces rues, ces boulevards sentaient le crime.
Du côté de la Roquette et de Belleville, les traces du combat étaient encore visibles. Un amas sans nom de fusils brisés, de tambours crevés, de vareuses déchirées, de pantalons à bandes rouges, de képis déformés, de ceinturons, de gibernes s'élevait à demi poudreux, à demi sanglant, sur la place de la mairie du onzième arrondissement, au pied de la statue de Voltaire, qui semblait ricaner de la folie furieuse des hommes. L'emplacement des barricades restait encore visible et les pavés n'étaient pas tous remis dans leur alvéole. Au coin du boulevard du Prince Eugène et de la place du Château-d'Eau, à l'endroit où avait été frappé Delescluze, des artilleurs disaient à chaque instant:
—Enlevez un pavé de la barricade!
Bien des gens du quartier enlevaient le même pavé qu'ils avaient été peut-être contraints de remuer quelques jours auparavant.
Celui qui a vu un tel tableau ne l'oubliera jamais, et pouvait alors douter que Paris redevînt un jour ce qu'il avait été naguère. Les boulevards, encombrés de réverbères broyés, de branchages coupés par les obus ou les balles, de plâtras, d'ardoises, de carreaux émiettés, ressemblaient à un camp improvisé. Les troupes bivaquaient sur ces débris. La colonne de Juillet était trouée de projectiles. On se montrait, sur le canal, les tonneaux de pétrole que les fédérés avaient essayé de pousser sous la voûte pour faire sauter ce coin de Paris. L'huile minérale miroitait sur l'eau du canal et la faisait ressembler, avec ses reflets violacés, à quelque lac bitumineux.
L'entrée de la rue de la Roquette, avec ses maisons incendiées, gardait un aspect de sépulcre. Il y avait là une large plaie béante et fumant encore. On montait vers le Père-Lachaise et, le long du chemin, tout près des prisons, des baïonnettes fichées en terre indiquaient les endroits où avaient été enfouis les corps des fusillés. Mais le spectacle vraiment épouvantable et quasi fantastique attendait le passant dans l'intérieur du cimetière. C'était là qu'avait eu lieu le dernier épisode de cette bataille de sept jours, là que les fusiliers marins, corps à corps, avaient combattu l'insurrection dans son dernier refuge. On s'était entretué sur la tombe des morts. Des tombeaux brisés par les obus laissaient apercevoir l'ombre sinistre de leurs caveaux. Des fédérés s'étaient tapis là, à la dernière heure, et ces fosses mortuaires avaient vu des duels atroces à l'arme blanche.
Sur les tombes, les monuments funéraires, apparaissaient des mains noires ou sanglantes. C'étaient les combattants qui, pour s'échapper, avait essuyé leurs doigts, noirs de poudre, à la pierre de ces tombeaux. Ces traces, ces ombres de mains répétées çà et là, produisaient un effet singulier. Sur la hauteur, tout près du tombeau de Balzac et de Souvestre, à l'endroit où le Rastignac du romancier considère Paris en lui disant: A nous deux! on retrouvait la trace de la batterie fédérée qui, au hasard, avec un redoublement de rage, avait à la fin bombardé la ville. Des débris de bouteille, des flacons de kirsch ou de rhum vidés, avec étiquettes jaunes ou rouges, traînaient dans la terre glaise pétrie par les talons des combattants, et où apparaissaient, boueux, les détritus de la lutte: baïonnettes tordues ou crosses cassées de chassepots.
Puis, quand on détournait les yeux du cimetière bouleversé, aux marbres broyés, aux tombeaux éventrés, et quand on reportait ses regards sur ce grand Paris, étendu là, aux pieds de la ville morte, on voyait, dans ce tas immense de maisons, des foyers d'incendie qui fumaient encore et lançaient au ciel leur vapeur noire. C'était, à droite, le Palais de Justice, les Tuileries, l'Hôtel de Ville, la Légion d'Honneur, la Cour des Comptes, et, à gauche, le Grenier d'abondance aux lueurs bizarres, livides, verdâtres ou pourprées. Et l'on demeurait confondu, regardant toujours cette ville, un moment menacée du sort qui a dévoré en 1872 une partie d'Yéddo, et au-dessus de laquelle le Mont-Valérien, se détachant sur l'horizon, semblait veiller comme un géant armé.
Ce qui me frappa surtout dans cette course à travers Paris ruiné, dans ce voyage parmi les décombres, ce fut, dans un coin du Père-Lachaise, un homme et un enfant accroupis et occupés à réparer les dégâts commis sur une tombe.
L'homme était un ouvrier, jeune encore et vêtu, ce jour-là, de l'habit des dimanches, très-propre. Il était pâle, l'air triste et fatigué. Il avait l'air honnête et bon. Un genou en terre, avec une petite pelle de bois comme en ont les enfants pour jouer à bâtir, cet homme égalisait doucement, soigneusement, une couche de terre encadrée d'une bordure de buis, et que, dans la lutte, les combattants avaient dû fouler aux pieds. Il mettait à accomplir cette tâche une attention absolue et touchante. On sentait que c'était pour lui une affaire et comme un devoir. Il redressait la croix de bois noir qui s'était inclinée, il remettait en ordre les rameaux de buis que la boue avait souillés ou les talons écrasés. Et, peu à peu, lorsqu'il voyait que le tombeau «reprenait tournure,» on surprenait un sourire doucement satisfait qui relevait sa moustache noire.
L'enfant maintenant s'était mis debout et ses petits bras croisés derrière le dos, il regardait travailler son père. Qu'il avait l'air sérieux et recueilli, ce bambin tout blond, tout rose, tout rouge plutôt, avec de bons yeux bleus, limpides et grands ouverts! Lui aussi paraissait pénétré de la tâche à remplir. Et moi, au bout d'un moment, après avoir considéré ce groupe silencieux du père et de l'enfant, je m'approchai doucement et je lus sur la croix, par-dessus l'épaule de l'homme: Alexandre Dichart, mort à trois ans et demi, le 30 janvier 1871.»
C'était la tombe du petit frère que venaient ainsi soigner le père et ce «grand frère» qui n'avait pas cinq ans. Tout ce que ce pauvre homme avait vu, lui, dans la lutte farouche des sept jours, tout ce qu'il avait évoqué, à travers les nuages de la fumée du combat et de l'incendie, c'était cette tombe d'enfant, ce coin de terre où reposait le premier-né et, quand on lui disait qu'on se battait là-bas, au Père-Lachaise, il songeait à cela, qu'on allait ravager la tombe du petit.
Alors, quand tout fut fini, que la guerre civile laissa échapper son dernier râle, il s'habilla, prit l'aîné par la main et monta vers la colline où reposait l'autre, réparant, tandis que Paris sortait à peine de ses ruines, la ruine, plus pénible pour lui que celle des palais, la ruine du tombeau de son enfant.
J'ai songé bien souvent à ce tableau touchant qui m'apparut, comme une idylle, au milieu des hideurs des lendemains de bataille. J'y songe encore maintenant que Paris tout entier a fait ce que faisait ce père, au dernier jour de mai 1871. Paris, en effet, a tout réparé, tout effacé et, par un prodige de vitalité particulière, le voilà qui célèbre le bout de l'an lugubre de ses deuils par des courses à Chantilly et une sorte de renaissance incroyable.
Je défie l'étranger dont je parlais tout à l'heure de reconstituer, même par le passé, le Paris effondré dont il est question plus haut. En sortant un après-midi du palais de l'Industrie où l'exposition d'horticulture complète l'exposition de l'art, et où les rouges fuchsias, les cinéraires mélancoliques, les géraniums, les pensées, les agaves semblables à des hérissons, les cactus admirables et difformes servent d'encadrement aux bronzes de Carpeaux ou aux plâtres de Falguière, le touriste descend, je suppose, vers la place de la Concorde et sauf la ville de Lille, qui demeure encore enfermée dans sa baraque de planches, et une des fontaines qui n'est pas reconstruite, il retrouve ce coin de Paris tel que jadis, plein d'équipages, de soleil et de lumière. Les balustrades brisées par les obus sont remises en état, les plaies sont fermées, les blessures effacées. Chose étrange! Encadrées par les masses de verdure où les cônes blancs des fleurs de marronniers piquent leur note printanière, les ruines des Tuileries ont, par ces beaux jours, des aspects féériques. Du fond de la voûte de verdure qui rend si charmante la terrasse des Feuillants, le pavillon dénudé, léché par la flamme, mais où l'air circule, apparaît comme une merveille. Hélas, les choses tombées ont leur poésie, et ces ruines grandioses laissent loin derrière elles celles du palais d'Heidelberg!
Les arcades du ministère des finances, ce Colysée en miniature, ont été abattues. Il ne reste du bâtiment qu'un coin de salon, dont on aperçoit encore les sculptures dorées. Le soubassement de la colonne Vendôme ressemble à un dé gigantesque sur lequel on aurait posé une énorme couronne d'immortelles. L'Hôtel de Ville est toujours découpé à jour et comme décharné, mais ce squelette a son élégance. Partout ailleurs, les ruines sont réparées et relevées. La rue Royale, ce brasier de l'an passé, rit au soleil, blanche comme la blanche Cadix, avec des maisons neuves. La Porte-Saint-Martin va renaître de ses cendres. C'est un prodige que cette résurrection, cette renaissance. Paris, cette fois, est bien redevenu Paris.
Il caracole au Bois, dans ce Bois à demi rasé, coupé, mais charmant encore. Il se promène au concert du soir, il applaudit l'Alboni, il se presse au Salon. Il vit, en un mot, et non pas d'une vie factice. Il travaille surtout et s'apaise. Je me suis donné cette satisfaction d'errer, en manière de flânerie, sur les boulevards extérieurs, quartiers perdus pour les boulevardiers d'habitude et qui gardent encore leur physionomie primitive et populaire. Tout ce petit monde, redevenu laborieux, prend l'air pur du soir, doucement s'assied sur les bancs et respire. Ou bien il se presse devant quelque loterie en plein vent, quelque débitant de poudre dentifrice, quelque vendeur de macarons. Aux pieds des buttes Montmartre, du côté de Ménilmontant, aux endroits où l'an dernier, la bataille fut la plus chaude, Paris a repris son aspect pacifique et curieux. Il y a toujours foule autour des chanteurs en plein vent, virtuoses populaires qui, le doigt râclant la guitare, jettent leurs chansons au vent du soir.
Rien de plus intéressant que d'étudier les groupes qui se forment autour de ces ténors de la rue, et c'est là qu'on se rend bien compte de ce que pense, sent, aime la foule. Deux bougies plantées dans des verrières éclairent l'étalage de chansons que débite le chanteur. Ces petits cahiers de deux, quatre ou dix sous, sont enveloppés de papiers rose ou bleu. Debout sur un tabouret, le chanteur domine la foule. Une femme en bonnet se tient à ses côtés, tendant les cahiers au public. Les amateurs, tenant le cahier à la main, suivent sur le papier la chanson qu'interprète le chanteur, et, à demi-voix, apprennent et répètent l'air que l'autre chante tout haut.
Ce sont, presque toujours, à cette heure, des chansons apaisées, attristées, célébrant l'héroïsme des petits, les souffrances de nos prisonniers, le dévouement et le malheur des soldats, qu'apprend et répète la foule. Le virtuose, d'une voix lente, achève le refrain du Français captif à Magdebourg et qui dit à l'oiseau venu de France:
Petit oiseau, retourne, quitte moi! est assez ici de malheureux sans toi
Ou encore, c'est la charge des cuirassiers de Reichshoffen, le drapeau du 3e zouaves, toute une série de complaintes patriotiques nées de l'amertume de la défaite et qui ne sont point sans valeur morale, si elles n'ont que bien peu de qualités littéraires. D'autres fois, la veine satirique du peuple se fait jour dans quelques refrains comme les Coupures, où l'on rit du papier-monnaie, où comme dans Galurin, où un ivrogne se plaint que l'on impose les alcools; mais, en somme, le sentiment qui domine dans toutes ces productions tout à fait éphémères, mais très-caractéristiques, c'est le besoin, même inconscient d'amendement et de réforme, de «régénération»; puisque le mot est à l'ordre du jour.
Soyons sérieux, répète une chanson dont j'ai retenu ces quatre vers:
Qu'à l'ouvrage chacun se rue
Pour notre pays endetté;
Plus de révolte dans la rue,
Le travail, c'est la liberté!
Et la foule, au refrain, reprend avec le chanteur: Soyons sérieux. Au fond, il y a dans tout ceci des symptômes qui font plaisir. Peut-être bien (chose incroyable!) que la leçon subie par la France ne sera point perdue. Ce qui se passe dans les quartiers populaires nous pourrait le faire espérer, mais en revanche ce qu'on aperçoit dans les faubourgs aristocratiques nous cause bien quelque doute.
Ce n'est pas qu'on chante de ce côté, mais c'est qu'on expose une quantité considérable de petits factums et de petites images qui donnent à ces rues du faubourg Saint-Germain un aspect tout particulier. On se croirait certes dans une autre ville que Paris. Ce ne sont partout que photographies de Henri V et petits cahiers de biographies royalistes louangeuses. Ici le comte de Chambord apparaît cuirassé comme François Ier, portant sur les épaules un manteau fleurdelysé et recevant l'accolade de Jésus-Christ lui-même qui lui apporte la couronne de France. Là, ce même comte de Chambord, assis sur le trône de ses pères, donne audience à un groupe de jeunes femmes, dont l'une représente la Religion, l'autre la Foi; une troisième, la Vertu; une quatrième, la Charité; et d'autres encore, l'Alsace et la Lorraine. Dans le fond du dessin photographié à des milliers d'exemplaires, François Ier, Henri IV et Jeanne d'Arc, son étendard à la main, contemplent, en souriant, cette aimable audience royale. Ces tableaux sont partout, à tous les étalages, dans ce bienheureux faubourg.
Il y a aussi les cartes de géographie, cartes destinées à prouver que la dynastie des Bourbons seule a fait le bonheur de la France. Les provinces conquises par la monarchie y sont doucement marquées d'une teinte rose; celles qu'a perdues l'empire y figurent sous une couche de couleur noire. Quant aux conquêtes de la République et à l'unification de la patrie faite par elle, il n'en est pas question. Cette propagande royaliste multiplie également les brochures: Henri V raconté par un paysan, Henri V, père du peuple, etc., sans compter les prédictions de ce curé poitevin qui nous promet, pour dix sous, une série interminable de malheurs, lutte civile, réédification passagère de l'empire, guerre de sécession dans nos provinces du Midi; bref, un cortége de fléaux auquel la bienheureuse venue de Henri V mettra seule une fin dans un ou deux ans d'ici.
Tout cela ne serait, à la vérité, que fort comique, si ce travail de termites ne finissait par ébranler l'espérance et par mettre le doute dans les esprits. Et pendant que, dans ces quartiers légitimistes, ces emblèmes monarchiques, les portraits de M. de Chambord, entourés d'un cadre orné de la fleur de lis, et les photographies politico-religieuses s'étalent chez tous les libraires et les marchands d'objets de sainteté,—les brochures bonapartistes se glissent ailleurs aux devantures de certains vendeurs de livres et les portraits des souverains déchus, portraits faits récemment à Londres, réapparaissent rue Vivienne et rue de la Paix, dans des poses pensives faites pour attendrir les âmes sensibles au malheur.
Mais comme il faut des photographies pour tous les goûts, dans les quartiers bourgeois et même populaires, voici qu'on s'arrête maintenant devant une image nouvelle qui s'appelle le rêve de M. Thiers. Le président de la République est représenté assis, accoudé et songeant. Dans le fond du dessin apparaît une famille de braves gens, heureuse et souriante, puis un paysan poussant la charrue. Enfin la France, guidée par la République vers un champ de blé opulent, vers cette image palpable du bonheur qui a pour nom: l'abondance. Va pour un tel rêve, et si ce n'est qu'un songe, encore sera-t-on satisfait de l'avoir bercé, un moment, et d'avoir caressé cette espérance! Mais remarquez combien la physionomie de M. Thiers, vouée si longtemps aux coups mordants du crayon et à la caricature, prend peu à peu des traits populaires. M. Thiers devient de cette façon et restera pour l'avenir une sorte de bonhomme Béranger, plus petit de taille, plus malicieux et plus narquois, mais plus résolu aussi, plus actif et qui aura remis en selle son pays désarçonné[19].
[Note 19: A un an de distance, on voit, aujourd'hui, le chemin fait par la coalition monarchique et l'on peut, par là, mesurer l'ingratitude des partis. Mais quoi! est-il bien à jamais évanoui le rêve de M. Thiers? (24 mai 1873.)]
L'HÔTEL-DE-VILLE
(Juin 1871)
I
S'il existait un monument que la rage des pétroleurs dût épargner, c'était l'Hôtel-de-Ville, le coeur même de la cité parisienne, le monument en quelque sorte sacré où, glorieuse et tourmentée, avait défilé notre histoire.
L'Hôtel-de-Ville, en effet, n'était pas seulement une merveille artistique, une des élégances les plus pures de la Renaissance; c'était aussi une sorte de temple où revivaient, tout palpitants encore, des souvenirs, et où revenaient, en quelque sorte, des ombres. Tout le passé de la grande ville semblait être enfermé là. Toutes ses fièvres, toutes ses grandeurs, tous ses héroïsmes, toutes ses misères semblaient s'y entasser et s'y coudoyer. On eût dit que, dans ces longs couloirs, parfois l'ombre de quelque prévôt des marchands y saluait le fantôme d'un frondeur ou d'un membre de la première Commune. Chaque coin du monument avait sa légende, chaque pièce évoquait une tradition, une chronique, une date, et l'on ne sait ce qu'il faut regretter le plus, ou de ce grandiose nid à souvenirs, ou de ce chef-d'oeuvre d'un art inimitable et charmant.
Ruiné, incendié et dévasté, l'Hôtel-de-Ville reste du moins la plus superbe des ruines parisiennes. Son harmonie primitive a fait place à un pittoresque et funèbre désordre qui serre le coeur, tout en offrant aux yeux un de ces spectacles horriblement beaux que gardent de tels écroulements. La masse de l'édifice est percée à jour, léchée et rongée par la flamme. Les pavillons de droite et de gauche laissent pénétrer par les plaies béantes des fenêtres le soleil, qui éclaire en pleine lumière les monceaux de détritus, la poussière et les plâtras, et qui se joue dans les ouvertures, dans les brèches et les lézardes de l'incendie. Les lignes brisées de l'édifice semblent découpées et déchiquetées par un caprice bizarre et cruel. Les figures qui entourent le cadran d'horloge, que nous avons tant de fois vu allumé durant la nuit comme un oeil de cyclope au fronton du monument, ont été décapitées et cassées à mi-corps. Le campanile, où, pendant les soirées de bombardement, lors du dernier siége, on montait pour interroger les lueurs sinistres des batteries à l'horizon, ce campanile élégant s'est écroulé, s'est abîmé dans les flammes. Plus rien ne reste de lui! Il faut tout un travail d'imagination pour le retrouver, tel qu'il était, droit et fier, s'élançant au-dessus de la ligne correcte des toits. Maintenant, seules, les hautes cheminées se dressent avec leurs lignes sévères et tristes au-dessus du squelette du monument et de l'amoncellement des ruines.
La Commune avait fait enlever de la porte du milieu la statue de bronze d'Henri IV. Le profil déformé de la statue se dessine encore sur la muraille, découpé comme une ombre chinoise. Une plaque de marbre noir, où se déchiffrent des lettres étranges, gravées verticalement, était placée sous la statue du Béarnais. Les statues de grands hommes qui, debout dans leurs niches, formaient le long de l'Hôtel-de-Ville comme l'aréopage défunt et immortel de la cité, ont eu leur part dans la catastrophe. Déjà blessées par les balles au 22 janvier, elles sont ou tombées ou brisées à demi dans la terrible nuit de mai. Juvénal des Ursins a été coupé en deux comme par un boulet. D'autres montrent leurs bras devenus des moignons, leurs jambes broyées, leur torse criblé. Côte à côte, Pierre Lescot et Jean Goujon, ces deux ouvriers sublimes, semblent défier le sort et la barbarie, leur maillet, leurs outils d'artistique travail à la main.
C'est cependant par cette porte du milieu que, tant de fois, poussé par des courroux divers, s'est précipité le flot populaire! C'est du haut de ce perron qu'ont été tour à tour acclamés tous les gouvernements de France! Les Frondeurs, aux jours des mazarinades, ont passé par cette porte, hurlant et chantant. Les vainqueurs de la Bastille y sont entrés, apportant les trophées arrachés à la noire citadelle. Au 10 août, au 9 thermidor, la Révolution y a roulé ses vagues formidables, sa mer de vainqueurs et de vaincus. C'est là que Lamartine a parlé: «Prenez garde, disait-il le 17 mars 1848, les 18 brumaire du peuple pourraient amener les 18 brumaire du despotisme!» C'est là que Barbès, au 15 mai, est entré, croyant sauver la République. Tous les personnages qui ont contraint la renommée à garder leurs noms en ces dernières années, ont défilé sous cette voûte, et ouvert ou enfoncé cette porte pour entrer dans l'histoire.
Quelle ruine! Et si ces pierres calcinées, rougies de tons de brique ou noircies par la flamme, pouvaient parler! Ils ne comprenaient donc pas, ceux qui vouaient un tel monument à la destruction, qu'ils anéantissaient la tradition même, la pétrification superbe des idées et des espérances parisiennes? Qu'était-ce que l'Hôtel-de-Ville, sinon la maison commune, le parloir du peuple succédant au vieux parlouër aux bourgeois du moyen âge?
Jadis, au VIe siècle, le corps municipal de la cité parisienne était composé de ce qu'on nommait le «corps des négociants par eau», les nautes défenseurs. Ville de matelots, créée au début, défendue au dénoûment par des marins; sous Clovis, ces conducteurs de barques régnaient et commandaient, représentant tout le commerce. Puis le titre s'éteignit. Les mercatores aquæ, les marchands d'eau de Paris devinrent les citoyens, les bourgeois de Paris. Et leur confédération, la hanse de ces bourgeois, donna naissance à la «compagnie française» qui devait instituer l'Hôtel-de-Ville. Humble hôtel-de-ville tout d'abord, sorte de baraquement, une grande pièce où l'on délibérait sur les affaires publiques; puis on se transporta sur la place de Grève, dans cette Maison aux piliers qui resta debout même après que Domenico Boccaredo, Domenico da Cortone, eut en 1549, sous Henri II, commencé l'édification du monument que 1871 à détruit. Qui ne reconnaissait, dans ces humbles et laborieux bourgeois du moyen âge, les vrais frères de la Commune libre, la Commune qui fonde, non celle qui détruit, pacifique Commune s'occupant du travail des citoyens, du négoce des marchands, des droits de tous; et non la Commune qui combat, qui lève les armées, contraint tout homme à prendre un fusil pour la guerre civile et attente ainsi à la liberté de l'individu autant qu'au droit de l'État?
Il est bien difficile de reconstruire, même par la pensée, ce qu'était, il y a six mois, il y a trois mois, l'Hôtel-de-Ville, en parcourant ces cours encombrées de débris, en se risquant dans ces galeries écroulées et mises à jour comme les arcades d'un cloître. Dès les premiers pas, l'odeur, l'éternelle odeur de mort, de salpêtre et de plâtre vous saisit à la gorge. On aperçoit, par la grande porte, l'amas de choses écroulées que déblaient les maçons, poussant leurs brouettes sur les rails d'un petit chemin de fer spécial qu'on a construit. Ces hommes sifflent ou fredonnent en faisant l'ouvrage. Ils commencent l'oeuvre de réparation. La Commune a surtout assuré le droit au travail à deux corps de citoyens, les pompiers et les maçons.
Nous jetons un regard sur ces murs noircis par la fumée ou couverts par l'incendie d'une étrange teinte rose. Des lambeaux d'affiches au papier jauni pendent encore çà et là, ironiques: Commune de Pari, dit l'une, 19 avril 1871, 5 h. 27 soir. Guerre à exécutive. Bonnes nouvelles d'Asnières et de Montrouge. Ennemis repoussés. Et l'autre: Appel est fait aux artificiers et ouvriers spécialement attachés à la préparation des fusées percutantes des obus. A nos pieds des fragments de marbre, de sculptures, gisent à terre. Mais le sol presque tout entier est fait d'une couche de poussière et de plâtre. Une cour immense s'ouvre devant nous, vide et nue, bordée par des arcades ruinées à demi, des pans de murailles nues; c'est la cour de Louis XIV. Est-il possible? Quoi! voilà ce qui reste de ce portique supporté par les colonnes de marbre aux chapiteaux dorés, de ces médaillons en terre cuite, dignes de Luca della Robbia, qui brillaient et égayaient ce bijou architectural; voilà ce qui survit de cette frise aux inscriptions glorieuses, de cet escalier de stuc et de marbre, d'une construction élégante et qui menait à la galerie des Fêtes? Voilà ce que le désastre nous laisse de tout ce qui était le luxe et la séduction du monument municipal? Rien, absolument rien; le vide, le néant, la fumée!
C'était là qu'avaient passé les souverains et les visiteurs illustres; là que M. de Bismarck, en 1867, tandis que le roi son maître parcourait la salle de bal, entouré, regardé curieusement, c'est là que le ministre était descendu, voulant une place à part dans la curiosité ou l'inquiétude publique, et, pressé par la foule, son casque de cuirassier sous son bras gauche, causait, nu-tête et souriant, aux dames et à ceux qui l'entouraient.
L'aspect était féerique de cette cour blanche et dorée, aux jours de réceptions et de fêtes. Les hautes tiges des arbustes, les couleurs des magnolias se mariaient aux blancheurs marmoréennes des colonnettes ioniennes. Parfums et fleurs, griseries de la vue et des sens, la mélodie de la galerie arrivait à travers les plantes. Les ruissellements d'épaules blanches, des robes traînantes, les éclairs des regards et des parures se croisaient, se confondaient sur les marches de l'escalier en fer à cheval. J'y ai vu, aux heures de siége, des mobiles dormir, enveloppés dans leurs couvertures de laine, des gardes nationaux manger, à la lueur des lampes, leur repas, et des médecins faire, à cette même place où tour à tour la reine Victoria, le roi Guillaume, le czar, les empereurs avaient passé, un cours pratique de pansement à la légion de brancardiers organisée pour les champs de bataille. Quelle antithèse! cette cohue de souverains, et, au lendemain de ces rêves, ce réveil: un groupe d'hommes en blouse d'uniforme, têtes nues, écoutant un docteur qui leur explique, en leur montrant des brancards neufs et demain tachés de sang, comment on ramasse un blessé et comment on le couche sur la toile du brancard!
On a retrouvé, dans l'entassement de détritus qui couvrait la cour Louis XIV, déblayée aujourd'hui, la statue de Louis XIV, qui était debout, sous le portique, faisant pendant à une statue de François Ier! L'explosion d'un amas de cartouches avait enlevé le roi-soleil de son socle et l'avait projeté, sans lui casser un ongle, à plusieurs mètres de là, dans un amas de décombres.
Au 31 octobre, ce fut par cette cour que l'envahissement commença; les maires de Paris délibéraient dans la salle du conseil municipal qui donnait sur la cour par le petit et coquet escalier. Assis devant leurs pupitres de bois d'acajou, ils venaient de fixer la date des prochaines élections municipales, lorsque M. Mahias s'écria: «Nous ne sommes plus maîtres de la situation!» La foule entrait, en effet, se ruait sur l'escalier de marbre, pénétrait dans la salle, grimpait sur les pupitres, prenait la parole, applaudissait, sifflait, et, regardant les peintures d'Yvon qui décoraient la salle, se mettait à en lacérer une. C'était celle qui représentait Napoléon III remettant à M. Haussmann le décret d'agrandissement de la ville de Paris. Peinture médiocre comme toutes ses voisines, Clovis ou Philippe-Auguste. La foule demeura là pendant toute l'après-midi, broyant les pupitres sous ses talons, cassant le nez des bustes et emportant les lampes. La vue de cette salle, le lendemain, était pitoyable.
Cette fois, pourtant, elle avait épargné la Galerie des fêtes, la galerie superbe qui donne sur la caserne Lobau, et qui, maintenant, n'est qu'une ruine. Galerie des fêtes, quel nom pour cette chose brûlée et broyée, pour ces colonnes que la flamme a rongées, découpant les rondelles de pierres comme des ruines séculaires, quel nom pour cette grande salle vide et morne dont l'armature de fonte rouge, tordue, pendant au plafond comme une ostéologie, et dont le plancher semble prêt à s'écrouler sous les pas. Aux larges fenêtres illuminées les soirs de bal, pendent, lugubres, des débris de volets, des lambeaux brûlés de stores, pareils à des bouts de papier à demi consumés; le vent ballotte ces détritus; une blanche statue, encore debout au dehors, se détache sur le vide et semble veiller sur ces ruines; on cherche vainement dans la courbe des voûtes, trace des peintures de Lehmann. Tout est écaillé, perdu, anéanti. Quel désert! et quels lendemains aux fêtes du préfet! Le vent s'y engouffre, et les perspectives des quais apparaissent par les larges brèches. E finita, e finita la musica! Une affiche de la Commune, collée sur une colonne cannelée, semble signer tristement cette épouvantable ruine.
Épouvante, est-ce bien le sentiment qu'on éprouve? Non, le sentiment artistique est si puissant, le désastre a fait de ces choses somptueuses des choses si belles, qu'on s'arrête et qu'on admire. Les eaux-fortes de Piranési ont de ces profondeurs superbes, les premiers plans de Claude Lorrain nous ont habitués à ces arcades merveilleuses qui encadrent ces fonds blancs de ruines, ces murs consumés, ces éboulements, et, par-dessus, le ciel bleu, railleur dans la profondeur calme de son éther.
Là, dans cette partie ruinée du bâtiment, tous les points de vue sont saisissants. La vue prise de l'escalier des fêtes sur la cour des bureaux est attristée comme Ninive. Puis, si l'on se détourne, on retrouve, au contraire, des ruines en quelque sorte attirantes. De ce côté on aperçoit, se succédant l'une à l'autre, dans leur solitude, la salle des Prévôts, où l'on retrouve encore, à demi-calcinées, rongées, pareilles à des têtes de mort décomposées, les faces graves de ces vieux et honnêtes prévôts des marchands qui tinrent les destinées de Paris; puis, après cette salle, le salon des arts, où Delacroix avait signé quelques décorations, et le salon de Napoléon, dont le plafond, peint par Ingres, représentait l'Apothéose de Napoléon Ier. Tout est détruit. De lugubres fils de fer pendent comme des serpents le long de ces murailles, et les vestiges de peintures ne sont plus que des squames de peau malade. Une figure décapitée, éventrée, demeure comme un spectre contre la muraille. Près de là s'ouvre un gouffre, le plancher s'est effondré. Des pans entiers de muraille sont écroulés de ce côté. Combien de pertes irréparables! Le malheur a rapproché Ingres de Delacroix. Celui-ci avait peint le plafond du salon de la Paix. Ce chef-d'oeuvre est perdu comme l'autre.
On erre à travers ces ruines, pris d'une mélancolie qui croît à chaque pas. Des armes rouillées, des bouts de papier noirci, des fusils tordus sortent des décombres. Au bout des galeries, de grandes glaces, au tain à demi fondu, reflètent vaguement les perspectives de ces ruines, et donnent aux rares visiteurs l'aspect indécis et livide de fantômes. Pâle, d'une blancheur de marbre, Napoléon Ier, intact dans son médaillon, fait face à Mérovée, d'une galerie à l'autre, et ayant à ses côtés Hugues Capet qui regarde Charlemagne; tous quatre, de leurs grands yeux blancs sans prunelles, semblent contempler ces amas de ruines, que n'ont faites ni les Northmans, ni les Goths, ni les Avares, mais cette masse formidable, devenue affolée, les prolétaires.
Ils regardent, et l'on rêve.
Mais détachons-nous de cette partie du palais qui constituait le côté officiel, somptueux du monument, et allons vers la partie plus curieuse pour l'histoire et pour les moeurs, la partie attenante à la façade, où le Gouvernement du 4 septembre se tenait, et nous allons retrouver les souvenirs de M. Haussmann et de la Révolution française.
II
Nous redescendons vers la cour Louis XIV, et, avant d'aller plus loin, nous donnons un coup d'oeil à la salle Saint-Jean. Là sont établis maintenant les bureaux des architectes, qui travaillent à prendre les dimensions exactes des choses détruites, à refaire les plans, à reconstruire le palais municipal. On pourra facilement, mais coûteusement, restituer le monument tel qu'il fut jadis. Cette salle Saint-Jean! Que de spectacles elle a vus, que d'émotions! C'était là que tiraient au sort les conscrits parisiens. C'était là qu'on proclamait le résultat des votes aux élections! Que de souvenirs chacun de nous avait laissés là! Le Comité central, avant de siéger dans la salle de la République (salle du Trône), tint là ses premières séances, devant les draperies rouges sur le fond desquelles se détachait le buste blanc de la République. Maintenant on a entassé dans un coin des débris de candélabres, des fragments de statues, et aussi des statuettes provenant du fameux surtout de table de la Ville de Paris. Le hasard d'un tel désastre préserve ainsi mille objets différents et en rassemble les débris. Croirait-on que la note d'un restaurateur, fournisseur des membres de la Commune, a échappé à l'incendie? Sur cette note figure une fourniture de deux cents francs de raie.
L'Hôtel-de-Ville avait trois cours intérieures: à gauche, en nous plaçant en face le monument, la cour des bureaux; au centre, la cour Louis XIV; à droite, la cour du préfet. Le pavillon de droite, celui dont le prolongement s'étend parallèlement au quai, était en effet affecté aux appartements particuliers du préfet; le pavillon de gauche aux bureaux de la municipalité. Le centre du monument était tout entier occupé par la salle du Trône, devenue salle du Peuple après le 4 septembre, et par la salle des Huissiers. Chaque corps du bâtiment avait, en quelque sorte, sa vie propre et tout à fait particulière. A gauche, le va-et-vient des réclamations, des visiteurs, des solliciteurs, la foule affairée qui donnait au monument sa vraie physionomie de la maison commune. A droite, les piaffements des équipages préfectoraux, les petits appartements intimes, les salles à manger et les chambres à coucher. L'ameublement de toutes ces pièces avait cette splendeur fausse et criarde du luxe contemporain, simili-marbre et carton-pâte. On arrivait à ces appartements par de petits couloirs étroits et de petits escaliers tendus de tapis tigrés qui faisaient ressembler ce vaste logis à l'intérieur d'un navire. On se serait littéralement cru à fond de cale, et les portes des appartements s'ouvraient comme des portes de cabine. Durant la Commune, madame Assi occupait, à l'Hôtel-de-Ville, les appartements tendus de soie bleue de madame Dollfus.
Du temps du gouvernement de septembre, les séances quotidiennes se prolongeant fort avant dans la nuit, un en tout cas de viandes froides était préparé dans la première salle du bas, cette même salle où, en juin 1848, le général Négrier, apporté mourant, avait rendu le dernier soupir sur un canapé.
Au-dessus de ces appartements se trouvait le grand salon jaune, où siégeait, pendant le siége, le Gouvernement de la défense nationale. C'est là que, pendant la journée du 31 octobre, furent entourés, par les bataillons de Flourens et de Blanqui, M. Jules Favre, M. Trochu, M. Picard, etc. La commission pour l'enseignement primaire se réunissait une fois par semaine dans cette même salle. En se dirigeant vers l'aile gauche du bâtiment, du côté de la rue de Rivoli, on passait par une sorte de salle d'attente s'ouvrant sur l'escalier, qui menait au rez-de-chaussée, vers les salles à manger et les appartements privés. Puis, de là, avant de gagner le cabinet du préfet, on rencontrait, à main gauche, une petite pièce secrète, confortablement meublée d'un divan, tendue de perse blanche à bouquets jetés, et mollement capitonnée. C'était bizarre et capricieux, cela faisait songer à ce roman de Crébillon fils, le Sopha, et aux petites maisons du XVIIIe siècle. Tous les meubles de cette pièce ne sauraient être décrits. On doit en passer sous silence. Ce petit retrait parfumé, agrandi par des glaces à biseau, vrai boudoir d'Orient, était particulièrement réservé à M. Haussmann, qui y donnait des audiences tout à fait intimes. En nous le montrant, les huissiers souriaient discrètement, ou, comme on voudra, indiscrètement, car, sur ce point, les adjectifs se valent.
Le cabinet du préfet, vaste, tendu de rouge, aux meubles dorés et aux divans de soie, avec sa haute cheminée de marbre, sa grande table recouverte de damas vert, était une des pièces les plus réellement belles de l'Hôtel-de-Ville. Beaucoup de papier blanc et d'encriers. Peu de livres. Dans un corps roulant de bibliothèque, une trentaine de volumes tout au plus, livres d'administration et de droit. C'était la bibliothèque particulière du préfet. Un bibliothécaire spécial touchait des appointements pour con server ces quelques malheureux volumes. Ce n'était pas, je m'empresse de le dire, la seule bibliothèque du palais. La bibliothèque du Conseil Municipal, placée à côté de la salle du Conseil, près de la cour Louis XIV, était relativement pauvre. En revanche, la magnifique bibliothèque de la Ville, qui emplissait plusieurs salles des étages supérieurs, nous offrait des trésors inappréciables. Tout est consumé aujourd'hui, et non-seulement les livres, mais les documents, les archives, tout ce qui était l'histoire parisienne, et, en particulier, l'amas considérable de documents chauds de salpêtre, pour ainsi dire, et relatifs à 89, 92, 93. Chose à noter; c'est la Commune de 71 qui a détruit les procès-verbaux de la Commune de 93, que les historiens n'ont pas feuilletés, et qui resteront éternellement inconnus.
Dans ce cabinet du préfet, dont je parlais, plus d'une députation fut reçue: bataillons amenant les canons offerts à la défense, ou délégués se plaignant du renvoi d'un maire. Le 31 octobre, sur cette table, Flourens proclama la Commune de Paris.
Pendant de longues heures, Blanqui, Millière couvrirent de projets de décrets les feuilles volantes qui encombraient d'ordinaire la table au tapis vert. Des gardes nationaux, s'asseyant à côté d'eux, rédigeaient ou dessinaient. Tout l'attirail fut abandonné, lorsque le commandant Ibos entra à la tête de son bataillon. Quelqu'un qui eût recueilli tous les papiers épars, froissés et maculés, oubliés par les envahisseurs, eût pu composer le plus original recueil d'autographes et d'orthographes.
On sortait du cabinet du préfet pour entrer, après avoir traversé un couloir où se trouvaient placés les télégraphes, dans le salon des Huissiers. Là travaillèrent, de septembre à février, les secrétaires; là les maires, les chefs de bataillons se heurtaient, se pressaient, s'entre-croisaient; les uns réclamaient les vivres de campagne, les autres des souliers à grosses semelles, etc. C'était l'antichambre de toute personne demandant à parler à quelqu'un des membres du Gouvernement. Gustave Flourens y vint un soir, avant le 31 octobre, grave, pâle et couvert d'un long pardessus à l'américaine, la main sur la poignée de son sabre. Il voulait parler à Henri Rochefort. Rochefort était absent. Flourens demanda du papier, une plume, et écrivit textuellement ce qui suit:
«Mon cher ami,
«Le peuple veut se débarrasser des culottes de peau. Il a choisi un chef, c'est vous. Venez. Mettez-vous à notre tête et marchons. Vous ne savez pas monter à cheval peut-être, mais notre amitié vous en tiendra lieu.
«Tout à vous,
«FLOURENS.»
La porte de cette salle s'ouvrait sur la salle du Trône, ou salle du Peuple, la magnifique salle décorée par Séchan, et où les mobiles bretons, en sentinelles, regardaient, un peu ébahis, passer le flot des visiteurs, ou dormaient tout debout, en montant leur faction. Deux magnifiques cheminées en marbre, deux chefs-d'oeuvre à coup sûr, se faisaient face. Merveilles de la Renaissance. L'une avait été sculptée par Th. Bodin, l'autre par Biard, disciple de Buonarotti! Que de fois nous y avons vu quelque estafette, venant des tranchées, y sécher le bout de ses bottes couvertes de boue et de neige et qui fumaient devant la braise. C'était la vraie grande salle historique de l'Hôtel, et ses fenêtres, maintenant béantes, avaient vu bien des spectacles! A l'extrémité droite de la salle était jadis le cabinet Vert, où Robespierre, Couthon, Saint-Just se tenaient pendant la nuit du 9 thermidor. Le gendarme Méda, Merda plutôt, c'était son nom véritable, mort général à la Moskowa, avait tiré là le fameux coup de pistolet qui brisa la mâchoire de Maximilien. On avait, depuis 1794, réuni le cabinet vert à la salle du Trône. C'était là encore, à la fenêtre du milieu, que Louis XVI se montra coiffé du bonnet rouge; c'est là que Lafayette dit en 1830 au peuple, en lui montrant Louis-Philippe: Voici la meilleure des républiques. C'est de là qu'aux jours du siége on voyait défiler sur la place les bataillons de marche se rendant aux avant-postes. Les musiques jouaient la Marseillaise, les gardes défilaient, agitant leurs képis, devant les maires qui saluaient. Le modèle des drapeaux qu'on devait leur distribuer, en un jour de fête qui n'arriva jamais (pique et couronnes de chêne dorées et étendard de soie), était déposé dans un coin du cabinet du préfet. Deux ou trois bataillons en obtinrent seuls, le bataillon de Boulogne entre autres, et celui de Belleville.
Au bout de la salle du Peuple une petite porte s'ouvrait, qui donnait sur la galerie de pierre. On eût pu appeler cette galerie extérieure la galerie des Paysages, comme on pouvait nommer la galerie extérieure, qui longeait le cabinet du préfet, galerie des Bustes. Tandis qu'on rencontrait dans celle-ci les bustes des souverains régnants (on avait enlevé de son socle, au 4 septembre, celui de Frédéric-Guillaume), on voyait, aux murailles de celle-là des décorations d'un genre tout particulier, les paysages des environs de Paris, par Desgoffe, Bellel, Paul Flandrin, Hédouin. Paysages frais et verts, avec des figures en robes blanches et en chapeaux de paille, un bout de rivière, un petit pont, de l'herbe et des fleurs! C'était Champigny, Sceaux, Châtillon, des noms printaniers et charmants, avec des odeurs de liberté, de gaminerie, de jeunesse, de friture et de vin clair! Comme nous les regardions, et avec tristesse, pendant qu'à cette place même nos morts du 30 novembre et du 3 décembre pourissaient ou que, de ces hauteurs, les Prussiens nous envoyaient leurs obus!
Cette galerie longeait les bureaux particuliers des adjoints au maire de Paris et du secrétaire de la mairie. M. Hérisson s'y occupait de l'équipement et de l'habillement de la garde nationale; M. Clamageran de l'alimentation; M. Chaudey du bois de chauffage de ce malheureux Paris, glacé et affamé. Grand, souriant, actif et bonhomme, Chaudey recevait les déclarations, y faisait droit de son mieux; et il fallait voir la foule grelottante des pauvres gens qui l'attendaient! Puis, il ceignait l'écharpe du maire et descendait recevoir un canon offert à la défense, ou passer en revue les compagnies qui partaient. Et, plus d'une fois, la nuit venue, à l'heure où Paris qui ne veillait pas aux tranchées dormait, Chaudey courait pour assurer le chauffage des arrondissements de Paris.
Le bureau du maire occupait la grande salle, la dernière du pavillon de gauche. Étienne Arago déjeunait habituellement là, à côté de la besogne quotidienne, et se multipliant. M. Ferry lui succéda; le bureau du maire ne fit qu'un avec le bureau du préfet, c'est-à-dire que ce dernier devint le bureau de la mairie. Regardez ces fenêtres où le vent se joue, cette carcasse de monument et cette découpure sinistre. La troisième à gauche du pavillon de la rue de Rivoli vit Robespierre jeune surgir par là brusquement, le soir de thermidor, se dresser sur la nervure de pierre qui court le long du monument, et, livide comme un homme qui hésite un moment, regarder le vide à ses pieds, puis, brusquement, de cette hauteur, se précipiter sur le pavé!
Combien de fois, durant les nuits du siége, lorsque je regardais les fenêtres rougies par la lumière de cet Hôtel-de-Ville, où s'agitait le sort de la cité, combien de fois n'ai-je pas évoqué les mâles figures, bronzées au feu du volcan, de ces morts qui emplirent la Maison commune de leur fièvre patriotique. Ceux-là, du moins, en sortant de l'Hôtel-de-Ville, n'y laissèrent pas la trace noire de l'incendie; ils n'y laissèrent, s'immolant à la foi qui les dévorait, que les éclaboussures de leur sang.
Pauvres couloirs, emplis de vie, de bruit, de passion! Ce n'était pas là l'asile d'un seul, comme les Tuileries… C'était la demeure de tous. Par cette petite porte qui s'ouvrait, à gauche du monument, faisant face à la rue de Rivoli, que de pauvres gens ont passé! Lorsqu'on avait franchi deux étages, on se trouvait, de ce côté, dans la galerie du Conseil Municipal. Elle longe la rue de Rivoli. Là, pendant le siége, se tinrent les commissions des institutrices (enseignement professionnel des femmes) et les réunions des maires de la banlieue. Quand on songe que tous les objets qui meublaient ces pièces, les chandeliers, les chenets, étaient étiquetés, numérotés, catalogués, et que le chef du matériel en répondait, à un encrier près! Maintenant c'est le vide et la ruine, c'est l'anéantissement, ce sont les arcades où l'air s'engouffre, les murs crevés, les amas de pierre. C'est l'effondrement et la tombe. Ci-gît l'Hôtel-de-Ville.
Mais encore si, dans un dénouement brutalement plagié du Prophète, ils s'étaient ensevelis, ces brûleurs de temples, sous les ruines du Palais de la Cité! On raconte que, lors du dernier jour de la Commune, tous se réunirent dans une sorte de banquet suprême, et, avant de se séparer, jurèrent tous de mourir à leur poste: «Notre cause est perdue, dit le vieux Delescluze, il faut la féconder avec du sang!» Puis on se sépara. Le proscrit du moins tint parole. Les autres s'enfuirent, tandis que le peuple, qui croyait en eux, mourait pour eux. Ce fut, dit-on, Pindy qui se chargea d'incendier l'Hôtel-de-Ville. «Prends ton rabot, Pindy, disait Vallès au menuisier, et rabote le vieux monde!» Pindy laissa le rabot pour le pinceau à pétrole. Les murs barbouillés d'huile, les caves, vraies cartoucheries, volcans emplis de salpêtre, tout flamba et éclata à la fois. On retrouve encore dans les débris des balles et des cartouches intactes.
C'est avec peine qu'on s'éloigne de cette ruine où tout vous retient, où l'on interroge à la fois les débris et les souvenirs. Tout est curieux dans ces choses mortes qui, semblables aux anatomies, livrent les secrets de la vie. Un fourneau de cuisine colossal reste encore comme pour attester l'appétit gigantesque des soupers d'autrefois. Les bouts de papiers noircis voltigent comme des papillons funèbres. Ce sont des décrets qui furent éternels pendant deux jours et que le vent jette à la Seine.
A travers les blancheurs crues des murailles, quelques colonnes de marbre rouge avec leurs chapiteaux dorés encore, tranchent par leur décoration primitive. Cela survit dans un cimetière de choses mortes. On sort, les débris de verre crient sous les pas, la poussière blanche vous couvre de ses nuages. Quel émiettement navrant de ce qui fut une séduisante oeuvre d'art! Cette poudre, cet impondérable, ce nuage, cette fumée, ce sont les peintures de Coignet, de Vauchelet, de Landelle; ce sont les sculptures de Jean Goujon; c'est de la pierre et du marbre qui s'envolent! C'est l'âme même de ce monument dont la flamme a fait un squelette.
Un dernier regard encore; et sous l'horloge aux ressorts mis à nu, sur le fronton de l'Hôtel-de-Ville, des inscriptions subsistent: Liberté, Égalité, Fraternité, et au-dessus: République française démocratique une et indivisible. Une et indivisible! Hélas! où marchait la Commune, sinon à la désagrégation même de la patrie[20]!
[Note 20: Quelques jours avant l'incendie de l'Hôtel-de-Ville de Paris, quelqu'un a pris copie de l'inscription suivante:
HAND. ÆDIFICIORVM. MOLEM. MVLTIS. IAM. ANNIS. INCOATAM. ET. AFFECTAM. MARINVS. DE. LA. VALLÉE. ARCHITECTVS. PARISIN. VSCEPIT. AN. 1606. ET. AD. VITIMAM. VSQVE. PERIODVM. FOELICITER. PERDVXIT. AN SAL. 1628.
Elle était gravée dans la clef de voûte, dans le péristyle de la cour d'honneur.]
DE GERMINAL A PRAIRIAL
1871
Ils appelaient cette année 1871 l'an 79 de la République. Ils reprenaient, dans leurs vieux souvenirs républicains, l'almanach de l'intègre Rome, et les noms des mois, des années de fièvre et de gloire reparaissaient sur les actes publics. Germinal, Floréal, Prairial, les noms charmants des mois printaniers! Germinal, où l'herbe s'étend, saine et fraîche, dans les prés reverdis, où les pieds marchent gaiement, au matin, égrenant sous leurs pas les pleurs de la rosée.
C'était le printemps, le printemps de l'an 79, le printemps de cette triste année 1871. La pauvre France désolée éprouvait, après tant de souffrances, le désir âpre du repos, et, alanguie, le sang de ses veines coulant par ses blessures encore ouvertes, elle se demandait si l'heure était enfin venue de fermer ses plaies et de guérir ses maux.
C'était le printemps, après l'hiver farouche, après les longues nuits au rempart, les dures étapes dans la neige, les longues stations glacées à la porte des boucheries vides, le printemps qui consolait, éveillait l'espoir, mettait aux branches des arbres labourés par les balles des bourgeons et des feuilles. Quelle joie après tant de peines! Un peu d'air réchauffant, des fleurs, des rayons et de l'herbe! On s'était dit, durant les heures de bombardement et de bataille: «Nous ne reverrons plus cela!»
Germinal, le mois d'enfantement et de germination féconde; le mois où couve la sève, où la vie circule bouillante à travers les plantes et les êtres, où l'effluve créatrice court comme à travers les veines du grand Tout, où le grain se déchire et s'ouvre pour laisser poindre l'embryon de la plante de jour en jour grandissant pour s'épanouir; Germinal, où l'on sent, dans les profondeurs, le mouvement de l'être enfanté, le premier vagissement des choses créées par la nature immense; où le vent ride, joyeux, l'eau du ruisseau déjà moins froide; où tout sourit au souffle d'avril, caressant comme un baiser de vierge!
Germinal, c'est,—sous un ciel d'un bleu laiteux et doux où de légers flocons blancs flottent comme le duvet envolé d'un cou de cygne;—c'est la sève éveillée, qui court sous l'écorce des jeunes chênes; c'est le jaune bourgeon, à reflets verdâtres, qui apparaît et s'entr'ouvre au bout des branches. Aux jours de Germinal, une teinte verte s'étend, comme une poussière vivante, sur les haies; dans les bois, les primevères blanches, les pervenches violettes, soucieuses, apparaissent au-dessus des amas de feuilles flétries du dernier automne. Des papillons jaunes, blancs ou tachetés de pourpre rayent gaiement l'horizon. Il y a des chansons dans les taillis et des rouges-gorges sur les arbres. C'est, tandis que les dernières feuilles tombent avec un bruit sec, c'est l'éveil, le sourd enfantement, l'éclosion, la vie,—Germinal!
Floréal, le mois d'épanouissement et de beauté, mois couronné de fleurs, mois charmant, où l'air embaume; temps de floraison, de reverdoiement et de renouveau; mois où les bois ont des abris pour le rêveur qui passe et pour l'oiseau qui chante; mois où la glycine tombe en grappes, où les lilas sourient, où, dans le bois profond la fleur d'or des genêts apparaît, comme en un écrin; où, dans un immense embrassement, les choses ont comme des soupirs et des amours; où l'immensité n'est qu'un lieu de rendez-vous; où, depuis le brin d'herbe jusqu'au chêne, tout frémit d'une allégresse ardente.
Prairial, le mois des prairies, le mois de vie intense et de vigueur superbe; le mois où le soleil chauffe, où la fleur des banquets entr'ouvre, comme une lèvre, ses roses et odorants pétales;—Prairial, où passe, en jetant au vent son refrain, le faucheur des prés, sa faulx aiguisée sur l'épaule.
Mois de printemps et de rajeunissement, qu'ont fait de vous les hommes en cette année 1871?
Printemps de l'an 79, où l'herbe fut tachée de sang, où les primevères virent des agonies; où, dans les bois reverdis, sifflait l'obus; où, les balles déchirant l'écorce des arbres et la chair des hommes, la sève coulait avec le sang. Mois de carnage sous un ciel adouci; mois de tueries, où les flocons blancs des boîtes à mitraille montaient, comme des rondeurs d'étoupe, au-dessus des grands bois immobiles.
Partout était la vie cependant.
Dans les gramens couraient ces mille insectes rouges qui naissent chaque année du printemps et chaque année meurent avec lui. Les buissons étaient pleins de nids; les bataillons d'insectes volaient autour des épines-vierges, et battaient l'air de leurs petites ailes, au bourdonnement vague; bataillons qui, loin de s'entre-tuer, s'entr'aimaient. Il y avait partout, dans ces bois aux noms charmants, Viroflay, Meudon, Chaville, comme des sourires invisibles. Et, à cette même heure, après l'hiver terrible, après la rude guerre, après la souffrance et la ruine, les hommes, autour des forts, combattaient et mouraient!
Printemps de 1871, où les fleurs des lilas, où les branches d'aubépine étaient triomphalement plantées dans les canons des fusils chauds encore de la bataille; printemps où ces bois amoureux furent pleins des sifflements du fer, des éclairs du feu, des hurlements de la haine, Germinal, Floréal, Prairial, que de douleurs et que de morts vous avez vus!
Je n'oublierai jamais l'impression qui me saisit, un matin de mai, lorsque, montant par la côte de Sèvres, à travers les sentiers déserts et labourés d'obus, j'arrivai sur ce plateau de Bellevue, d'où, à l'horizon, baigné dans un lumineux brouillard, on apercevait le géant Paris. Quelle immensité de pierres et quel monde! Les monuments découpaient sur le fond du tableau leurs clochers ou leurs coupoles; l'Arc de l'Étoile apparaissait, colossal et défiant les bombes; la Seine roulait ses circuits tourmentés à travers ce vaste paysage. Paris!
C'était là Paris! Paris, que les Prussiens n'avaient osé attaquer de front, et où ils n'étaient entrés qu'en posant le pied, piteux et hésitants, comme si ce terrain volcanique brûlait;—c'était Paris où, de septembre 1870 à janvier 1871, une communauté de souffrances et d'espoirs avait fait de tant de coeurs un seul coeur, et des classes diverses de la cité une ville unie, fraternelle et résolue;—c'était le Paris qui, après avoir subi un premier siége, en supportait un second, plus terrible que le premier; car si la famine n'était plus au logis, la terreur était au foyer.
Paris!—Je me sentais le coeur serré en le regardant, et lorsque je tournais les yeux vers la droite, vers les coteaux reverdis, du côté de ce fort d'Issy où les canons grondaient, où pleuvaient les obus, du côté de ces tranchées d'où sortait la fusillade, l'angoisse ressentie et la douleur devenaient plus fortes encore, et une sourde malédiction montait alors à mes lèvres contre cette chose qui s'étalait en plein soleil: la guerre civile.
Printemps de 1871, on ne t'oubliera pas! Germinal vit sourdre et Floréal s'épanouir la haine; Prairial vit faucher non l'herbe, mais les hommes. Qu'eût-il dit, qu'eût-il dit alors l'intègre savant qui avait créé jadis le calendrier des mois républicains, le pur Romme, l'ami de ce Bourbotte qui jetait en mourant ce cri de réconciliation suprême:
«Embrassons-nous tous, et aimons-nous tous; c'est le seul moyen de sauver la République!»
LA FÊTE MORTUAIRE
D'ALEXANDRE DUMAS
Mai 1872
«Je suis né à Villers-Cotterets, petite ville du département de l'Aisne,
située sur la route de Paris à Laon, à deux cents pas de la rue de la
Noue, où mourut Demoustier, à deux lieues de la Ferté-Milon, où naquit
Racine, et à sept lieues de Château-Thierry, où naquit la Fontaine.»
C'est ainsi qu'à la première page de ses Mémoires, Alexandre Dumas s'est peint lui-même en six lignes, avec sa franchise naïve et sa brave faconde. Il se place trop modestement à côté de l'auteur des Lettres sur la Mythologie et très-orgueilleusement à côté de l'auteur de Phèdre, puis il ajoute:
«Je suis né le 24 juillet 1802, rue de Lormet, dans la maison appartenant aujourd'hui à mon ami Cartier, qui voudra bien me la vendre un jour, pour que j'aille mourir dans cette chambre où je suis né et que je rentre dans la nuit de l'avenir au même endroit d'où je suis sorti de la nuit du passé!»
C'était le voeu secret du grand homme demeuré toujours tel qu'il était aux heures où il dénichait les merles, à Villers-Cotterets, et ce voeu, la destinée ne lui a point permis de le réaliser. Il est mort loin de sa petite ville et, chose cruelle, à l'heure où les fourgons et les canons prussiens faisaient retentir du fracas de leurs roues les pavés silencieux des rues de Villers-Cotterets. Il ne lui a pas été donné de mourir où il était né; mais, hier, cette maison de la rue de Lormet, qui porte, sur une plaque de marbre, la date de la naissance d'Alexandre Dumas, était comme parée de couronnes d'immortelles voilées de crêpe noir, et, lorsque le cercueil de Dumas, porté à bras d'hommes, a passé devant, il s'est arrêté comme si le mort eût voulu saluer sa maison natale.
Villers-Cotterets! C'est pourtant à Dumas que la petite ville doit sa célébrité et son lustre. C'est par lui qu'on a appris à l'aimer, à connaître sa forêt, ses bois pleins d'ombre, ses recoins cachés. Il l'a adorée de toutes les façons, en chasseur et en poëte. Il y a couru enfant; jeune homme, il y a rêvé; célèbre, il y est venu promener sa gloire et rechercher ses premiers souvenirs.
Qu'ils étaient riants, ces souvenirs-là, parfumés et savoureux comme des fraises agrestes! On les retrouve ou plutôt on les respire en feuilletant les premières pages des Mémoires! On rajeunit avec Dumas adolescent, on revoit les matins de printemps et les soirs d'été qui furent les aurores et les soleils couchants de sa jeunesse.
Les belles parties de chasse! Les grandes et saines échappées! Et les amourettes! Et les ceintures roses, les bonnets chiffonnés des filles du vieux tailleur de la place de l'Eglise, de Joséphine et Manette Thierry, ses soupirs de seize ans! Manette, une pomme d'api, dit-il lui-même, et il les compare l'une et l'autre aux «fruits égrenés et flétris de ce chapelet sur lequel j'ai épelé les premières phrases de l'amour.»
Puis, à l'écouter, on assiste bientôt à l'éclosion de son génie littéraire; on apprend comment il vit, à Soissons, jouer par un certain Culot, méchant acteur qui lui fit l'effet de Talma, l'Hamlet de Ducis, cet Hamlet, chef-d'oeuvre ignoré pour lui, qui le transporta et lui fit dire:
—Et moi aussi, je serai auteur dramatique!
Voilà ce qu'évoquaient pour nous ce nom de Villers-Cotterets, et cette ville où nous allions pour la première fois.
Tout ce qui porte un nom dans les lettres, tout ce qui tient de près ou de loin à l'art du théâtre, tout ce qui garde la reconnaissance des plaisirs éprouvés, des joies causées par le grand conteur; tous ceux qui ont aimé Alexandre Dumas, c'est-à-dire tous ceux qui l'ont connu, étaient là!
Villers-Cotterets a dû être étonné d'une telle affluence. Le conseil municipal, le maire et ses adjoints, ne s'étaient pas, d'ailleurs, mis en frais pour assister à la cérémonie. S'ils y ont paru, c'est sans caractère officiel. Ils se sont abstenus. Je ne sais pourquoi ils ont dédaigné de fêter ce mort qui illustre leur ville, et je demanderais volontiers la cause de cette ingratitude.
Il n'y avait là qu'un détachement de la gendarmerie départementale. Les gendarmes ont formé la haie et présenté les armes au cercueil.
En revanche, la population tout entière a fêté Dumas. Je dis fêté, car la cérémonie, d'un bout à l'autre, a plutôt, comme l'a fort bien dit M. Dumas fils, ressemblé à un couronnement qu'à un deuil.
On n'avait pas là un mort, mais un immortel.
Les paysans de la campagne, les bourgeois de la ville étaient accourus. La foule se pressait dans l'église, aux fenêtres, au cimetière, foulant les autres tombes, moins illustres, pour arriver plus près de la tombe de Dumas. J'ai bien peu vu de services funèbres aussi saisissants dans leur simplicité.
Cette petite église Saint-Nicolas, toute tendue de noir, avec les lettres A. D. entrelacées; ce catafalque couvert de fleurs et de couronnes, autour duquel brûlaient, dans des torchères argentées, des flammes vertes courbées par le vent du printemps entré par les verrières; cette foule entassée dans les bas côtés, des cierges à la main; cette fanfare du pays dont les cuivres jouaient au dehors des musiques lentes et touchantes; ce tableau tout entier, primitif et sincère, était vraiment caractéristique et attendrissant. L'admiration la plus profonde et la piété la plus vive pour la gloire de Dumas, l'enfant du pays, étaient peintes sur ces visages de paysans: on les eût pris pour des personnages des scènes de Jules Breton, calmes et recueillis.
Lorsque le cortége s'est mis en marche, tous saluaient.
On a traversé la place de la mairie, longé la rue de Lormet, et, prenant un chemin à gauche, on est arrivé au cimetière. Là, à côté de la tombe du général républicain Dumas de la Pailleterie, à côté de la tombe de sa femme, au pied des grands pins dont le vent agitait les branches, Alexandre Dumas a été enseveli.
Les discours se sont succédé, tous marqués au coin de l'émotion juste et vraie. M. Dugué a salué l'auteur dramatique, et M. Gonzalès a fort heureusement caractérisé l'homme de lettres multiple, inépuisable, vraie fontaine de récits, ou plutôt fleuve—et fleuve de Jouvence.
M. Perrin, au nom de la Comédie française, a rendu hommage à l'auteur de Henri III, de Mlle de Belle-Isle, des Demoiselles de Saint-Cyr, et a annoncé que les amis de Dumas seraient conviés bientôt à une autre fête, à celle de l'inauguration du buste du grand dramaturge qu'on placera au foyer, à côté de ses aînés.
M. Charles Blanc, au nom du ministère de l'instruction publique, a salué dans Dumas le conteur honnête écrivant, comme on eût dit au temps de Molière, pour les honnêtes gens. Puis tout pâle, froid, roidi par l'émotion, et la voix un peu étranglée, M. Dumas fils a rendu à Alexandre Dumas un dernier, un filial hommage. Il a surtout voulu remercier l'assistance.
«En décembre 1870, a-t-il dit en substance, mon père mourait à Puy, sans bruit, loin de tous, seul, mais sans souffrances et sans cris, à l'heure où tant d'autres, seuls aussi, mouraient dans les imprécations et les larmes, sur un sol envahi par l'étranger.
»Dès ce moment je voulais faire transporter sa dépouille à Villers-Cotterets, à côté de la tombe de son père qui avait tant de fois, lui, fait reculer les ennemis. Il a fallu attendre, et j'ai attendu que le ciel ne fût plus sombre et que l'hiver eût passé pour que cette cérémonie n'eût rien de funèbre et qu'on sentît à travers cette mort une résurrection.
»Et le printemps semble s'être fait mon complice. Le ciel est clément et bleu, et c'est aujourd'hui comme la fête de cet homme illustre qui m'a légué le souvenir de reconnaissance de cette ville où il est né, souvenir qu'à mon tour je léguerai à mes enfants.»
Ces paroles, dont beaucoup n'ont saisi que le sens et que j'essaye de me rappeler, nous parvenaient par-dessus le silence respectueux de la foule et à travers le grand murmure sourd des peupliers et des pins. Le printemps, en effet, souriait à ces souriantes funérailles. Les pommiers en fleur, les cerisiers poudrés de blanc, apparaissaient, comme parés, au-dessus des murs du cimetière. L'herbe était verte et saine autour des tombes. Les immenses prés, piqués de fleurettes, la forêt, à l'horizon, reverdie, renaissante, pleine de bourgeons ouverts et de feuilles nées d'hier, servaient de cadre à cette scène plus semblable à une apothéose ou à une idylle qu'à un ensevelissement.
Dumas aura été Dumas jusqu'au lendemain de sa vie, et il semblait que les larmes blanches de son drap mortuaire fussent des pâquerettes.
Un seul discours a détonné dans cette cérémonie, celui d'un architecte de la ville qui a montré la foule, pour rendre hommage à Alexandre Dumas, venant de Villers-Cotterets et des environs.
Les environs, c'est Paris. Paris est décidément condamné à devenir modeste.
Ce qui m'a frappé dans cette rapide visite au pays du poëte, c'est l'espèce de culte cordial qu'on garde à sa mémoire. Il n'est pas vrai que nul ne soit prophète en son pays. Dumas est prophète dans le sien, un prophète non pas redouté, mais aimé, ce qui vaut mieux.
Je me trouvais, à l'hôtel du Dauphin, à côté d'un vieux cultivateur tanné par tous les soleils, vêtu de neuf, de frais rasé, à qui je demandais s'il avait connu Alexandre Dumas.
—Si je l'ai connu? dit-il fièrement. J'ai couché avec lui! Oui, ajouta-t-il. J'ai été son camarade de lit. Enfants, on nous donnait la même couchette. Un frère de lait, je vous dis. J'en ai joliment tué des hirondelles avec lui. Sa mère tenait un bureau de tabac, place de la Mairie. C'est de là que nous partions pour aller en forêt! Un bon garçon, et resté toujours le même!—quoique célèbre et quoique riche!
Les portraits de Dumas sont partout avec des autographes. Il en donnait à toute la ville. Chaque année, il revenait là, distribuant des poignées de main, retrouvant quelque vieille paysanne qui lui disait:
—Nous avons fait notre première communion ensemble!
—Si j'ai changé autant que vous, ma pauvre amie, comment faites-vous pour me reconnaître?
—Ah! monsieur Dumas, c'est que je vous ai suivi, moi, de loin, pendant que vous grandissiez!
Et voilà bien ce qui a fait le charme à la fois poignant et souriant de cette fête mortuaire d'Alexandre Dumas. Toutes les sympathies s'étaient donné rendez-vous autour de ce cercueil, depuis les plus vieux amis, comme M. de Leuven, son premier collaborateur dans son premier vaudeville, depuis M. Maquet, son alter ego, jusqu'à ses derniers admirateurs, les nouveaux venus. Il ne manquait là presque personne, sauf d'Artagnan peut-être, qui devait bien pourtant ce dernier hommage à son poëte.
Puis, cette cérémonie terminée, on est remonté en wagon, toujours parlant de Dumas ou plutôt des Dumas, de l'intarissable, du père, ce Gargantua littéraire qui nourrissait toute une génération des miettes tombées de sa table, de ce puissant évocateur du passé, de ce maître du drame et de l'invention, de cette force de la nature, comme disait Michelet; et de ce philosophe profond, cruel et vrai, à qui n'échappe aucun secret de l'âme humaine, son fils, qui semble avoir condensé le prodigieux talent de son père, et avec l'acier de l'épée du romancier d'aventures, fait comme un scalpel étincelant, aiguisé,—instrument de chirurgie par la lame, bijou d'orfévrerie par la ciselure.
A cinq heures, le train ramenait cette foule d'élite dans ce grand Paris, qui a tant vécu de la vie de Dumas, joui de ses plaisirs et pleuré de ses drames. Et il ne reste de cette journée qu'un souvenir plein de soleil, de bruissement de feuilles, d'herbe fraîche, quelque chose comme une odeur irrésistible de printemps et comme un poudroiement de gloire.
VERSAILLES
Versailles! A ce nom, tout un passé s'éveille. Les fantômes évanouis d'un temps qui fut illustre reprennent corps et semblent revenir, comme au gré d'une évocation, parmi les bosquets déserts. Toute l'histoire moderne de notre France a gravité autour de ce palais majestueux et de cette ville célèbre. Toutes nos évolutions et nos révolutions s'agitent, semble-t-il, entre ces deux pôles: Versailles et Paris.
C'est par les journées d'hiver, où le grand parc abandonné semble plus veuf de son passé, qu'il faut le visiter, ce Versailles, seul, la brume et le silence vous enveloppant comme d'un suaire, et c'est alors qu'on respire le parfum de mort de cet Escurial de la royauté française. Marchez, personne ne vous troublera. Vos pas seuls feront crier les feuilles sèches que le vent n'a point balayées. Vous n'aurez pour témoins de vos réflexions que ces faunes ou ces nymphes de Coysevox, verdis par la pluie qui fait ruisseler ses gouttelettes pourries sur leurs joues de marbre, et semble prêter des larmes à leurs yeux blancs. Comme il est envahi, ce jardin, l'été, quand les eaux jaillissent des bassins maintenant muets! Les promeneurs banals y passent sans songer. Pas un de ces bons bourgeois en partie de plaisir, foulant du pied le tapis vert, qui se doute qu'il marche sur des cendres! Pauvre Versailles! Ils ne comprennent pas quelle leçon tu donnes, dans ta ruine muette et ton vaste délaissement, à toutes les pompes, à toutes les ambitions, à toutes les éternités humaines!… Ils ne l'entendent point, ta réponse cruelle, qui, lorsqu'on s'écrie: Avenir! espoir! grandeur! aussitôt ajoute: Néant!
Ce palais, ces jardins, ces escaliers de marbre, tout fut bâti—caprice de roi tout-puissant—sur des terrains marécageux, qu'il fallut combler pour plaire à S. M. Louis XIV. Versailles, au temps de Louis XIII, avait commencé par être un rendez-vous de chasse, un petit pavillon perdu dans les bois où venait, entre deux lancers, se reposer la Cour. Puis, le roi ayant acheté cette terre à François de Gondi, l'archevêque de Paris, y fit bâtir un château blotti dans les bois, château dont son successeur devait faire un palais. Las d'habiter Saint-Germain, d'où l'on apercevait la flèche de Saint-Denis,—c'est-à-dire l'endroit où dormaient les rois de France et où il se coucherait, un jour, dans son cercueil,—Louis XIV fit agrandir par Mansart le château royal, creuser par son armée une route allant droit de Paris à Versailles, et, plus tard même, l'eau manquant à la somptueuse demeure, il voulut, la machine de Marly étant insuffisante, qu'on amenât les eaux de l'Eure de Maintenon à Versailles.
Plus de 30 000 hommes, des soldats, transformés en terrassiers par la volonté souveraine, travaillaient à cette oeuvre colossale. La terre, dégageant des émanations fétides, des milliers de ces pauvres gens mouraient tués par des miasmes, eux qui semblaient destinés à mourir par le fer. Peu importait à Louis XIV. Il fallait continuer les travaux. L'aqueduc inachevé de Maintenon—ruine superbe et vaine aujourd'hui—était sous le grand roi ce que les Pyramides furent sous les Pharaons: l'oeuvre inutile et gigantesque qui coûta tant de sueur et tant de labeur, et tant de morts, aux travailleurs.
Versailles cependant était devenue cette ville rayonnante d'où le roi-soleil dictait au monde ses volontés. La nuée de courtisans, pressée dans la galerie de l'Oeil-de-boeuf, attendait le regard du roi avec l'anxiété d'un Hébreu affamé se demandant si la manne tombera du ciel. Le roi, précédé des violons de Lulli, traversait majestueusement cette foule enrubanée dont Saint-Simon notait les vices au passage, et d'où l'Alceste de Molière s'éloignait fièrement. Parfois, parmi les courtisans, apparaissait, simple et imposant, un grand homme. C'était Turenne, grave et digne; c'était Condé, pliant sous ses lauriers; c'était Vauban, c'était Catinat, c'était Colbert, c'était même Louvois, farouche et dur comme un autre Bismarck. L'art ajoutait ses séductions aux triomphes de la force. Tantôt on jouait, dans les bosquets du parc, la Princesse d'Élide, de «Monsieur Pocquelin», ou l'Iphigénie de Racine; plus tard encore c'était Athalie, où figuraient, dans leur costume réglementaire, les demoiselles de Saint-Cyr.
C'est à «trois marches de marbre rose» que Musset, en un jour de caprice, a demandé les secrets de ce Versailles du grand roi et du Versailles coquet qui succéda, avec la Pompadour, au Versailles solennel:
Quel heureux monde en ces bosquets!
Que de grands seigneurs, de laquais!
Que de duchesses, de caillettes,
De talons rouges, de paillettes!
Que de soupirs et de caquets,
Que de plumets et de calottes,
De falbalas et de culottes!
Que de poudre sous ces berceaux!
Que de gens, sans compter les sots!
Mais avec la monarchie élégante et tourbillonnante de Louis XV et Louis XVI, ce n'est plus Versailles qui domine, c'est Trianon. La laitière Marie éclipse la reine Marie-Antoinette. On joue aux quatre coins sous ces grands arbres, et là-bas Paris gronde, s'émeut, s'irrite, et le canon du 14 juillet viendra tout à coup dissiper les rondes charmantes où riaient Mme de Lamballe et Mme de Polignac. Maintenant le lourd sabot du peuple va retentir sur les dalles de la cour de Marbre, et le temps n'est pas loin où la reine, du haut de son balcon, verra s'avancer par la grande avenue le flot bruyant des femmes conduites par Maillard.
Songent-ils à tout cela, ceux des visiteurs qui vont et viennent au hasard de la curiosité dans les grandes allées du parc? Non.—Pas un qui, rassasié enfin de ces arbres de cimetière taillés de façon bizarre, lassé de ces statues, de ces bassins où les tritons grelottent, où coassent les grenouilles de chair sur les grenouilles de bronze; pas un, fatigué de ce Trianon désert, de cette fosse commune où gisent tristement deux règnes, pas un qui sache aller trouver, découvrir, dans une petite rue voisine, la rue de Gravelle, près de la place d'Armes, une salle abandonnée, elle aussi, mais éloquente dans son silence: la salle du Jeu de paume, où les députés de la France jurèrent un jour de ne se séparer jamais avant d'avoir achevé leur oeuvre de délivrance. Voyez-vous cette petite porte, à peine assez large pour laisser passer un seul homme? Un soleil sculpté dans la boiserie la surmonte,—un soleil, l'emblème orgueilleux du Grand Roi. C'est par là qu'ils ont passé tous, les vaillants et les embrasés de liberté; sur cette marche de pierre, appuyant son pied de Titan, est monté Mirabeau! Et quand on entre, quand on la voit dans sa splendide nudité, cette salle du Jeu de paume, demeurée encore ce qu'elle était ce jour-là, on éprouve l'étonnement d'un homme qui se trouverait face à face avec son rêve. On touche du doigt l'histoire passée. Quoi! cela a donc existé? La voici, cette salle d'où la Révolution est partie? Le foyer du volcan est là sous vos pieds; sous ces dalles, il semble que le sol gronde encore. Des murs nus, couverts à demi d'une couche noire, de grandes fenêtres à carreaux, une plaque de bronze, une inscription, rien de plus:
ILS L'AVAIENT JURÉ. ILS ONT ACCOMPLI LEUR SERMENT.
Et cela suffit. Ils sont évoqués soudain, dans leur costume sombre, les députés du tiers, mouillés, trempés par la pluie, tous groupés, tous embrassés, tels que les peignit David.
Napoléon 1er, comme Napoléon III, délaissa Versailles. Ville bâtarde, disait-il à Sainte-Hélène. Louis-Philippe en fit un Musée national, le Panthéon de nos gloires militaires. Au point de vue de l'art, Versailles compte certes bien des toiles, des portraits répréhensibles; au point de vue de l'histoire, c'est un merveilleux arsenal de documents et de souvenirs. De temps à autre Versailles voyait bien, en ces dernières années comme au temps jadis, quelque fête. Lorsque la reine d'Angleterre visitait la France, lorsque nos soldats revenaient victorieux d'Italie, Versailles rayonnait, étincelait, mais pour s'éteindre. Il semblait, encore un coup, porter le deuil du passé.
Puis un jour, un terrible jour, il entendit, vers Châtillon, gronder le canon prussien; il vit accourir les uhlans dans ses rues, caracoler les dragons bleus devant la statue de Hoche, M. de Bismarck, à pied, s'aller faire raser chez un coiffeur de la rue; et,—quelle douleur et quelle honte!—la ville de Louis XIV et de la Révolution devint le quartier général allemand, la cité du roi Guillaume. Que dis-je? Ce fut dans sa galerie des Glaces que le roi de Prusse devint César; ce fut là qu'on lui décerna le titre d'empereur. Dans la nuit qui suivit, toutes nos gloires indignées frémirent le long des galeries funèbres.
Enfin l'Allemand partit. Des troupes françaises reprirent la place encore chaude de l'occupation germaine. L'Assemblée de Bordeaux s'installa dans le théâtre qu'avait bâti, sous Louis XV, l'architecte Gabriel, et Versailles entendit encore toutes les nuits le canon, mais, cette fois, l'odieux canon de la guerre civile!
Les pierres ont leurs destins, comme les livres. Qui eût dit, lorsqu'en 1770, le 16 mai, jour du mariage du Dauphin avec Marie-Antoinette, on inaugurait la salle de l'Opéra, qui eût dit qu'un siècle après, les députés de la nation s'assembleraient là, sous la présidence d'un illustre historien devenu chef d'un État si grand encore dans sa chute? Cette salle de théâtre où, lors des noces du duc d'Orléans, Louis-Philippe faisait représenter, pour la première fois, une pièce de Molière avec les costumes du temps de Molière, qui eût dit qu'elle serait l'asile d'une Assemblée, le logis d'un Parlement?
Coquette, ornée, dorée, avec ses banquettes de velours rouge, ses ornements d'or, ses colonnes de marbre, ses lustres élégants, ses cristaux, son luxe à la fois charmant et somptueux, elle assiste à des scènes que l'architecte n'avait pas prévues, et voit se dérouler, devant le fauteuil à bras de cuivre du président, un drame dont on suit, anxieux, les péripéties. Deux choses muettes marquent éloquemment dans cette salle, l'une le temps, l'autre la température du lieu: c'est l'horloge qui court au-dessus de la tribune, et le thermomètre placé près de l'avant-scène de droite. Thermomètre politique, à coup sûr, et qu'on voudrait toujours voir au beau fixe.
Quelle étrange légende que celle de Versailles! On raconte que, la nuit, lorsque les députés sont partis, tous les fantômes qui hantent le palais, connétables aux brassards de fer, maréchaux, soldats, diplomates, rois, princes, empereurs, tout ce qui est le passé, tout ce qui fut la puissance et parfois la gloire, on raconte que ces spectres se glissent le long de la galerie des Tombeaux, et là, pénétrant dans la salle des séances, prennent place, à leur tour, sur les bancs de la Chambre, et, sous la présidence de quelque aïeul de la patrie, discutent, eux aussi, sur les destinées du pays. Alors, tous ces fantômes que l'immortalité a faits clairvoyants et sages, s'unissent dans une pensée suprême, et, qu'ils se nomment Philippe-Auguste ou saint Bernard, Louis XI ou Commines, Henri IV ou d'Aubigné, Louis XIV ou Jean-Bart, Louis XVI ou Lafayette, Hoche, Kléber ou Marceau, ils n'ont qu'un mot, ils n'ont qu'un cri qui parfois fait vibrer les échos assoupis de Versailles: Vive la France!
LE DERNIER FANTÔME
1873
«Napoléon III est mort ce matin, à 10 h. 45, à Chislehurst.»
C'est par cette laconique dépêche que Paris a appris la fin d'un empereur qui pendant vingt ans a gouverné le monde, silencieux, et qui, mort sans parler, dans le sommeil opaque du chloroforme, aura été, on peut le dire, le silence couronné.
Comme il faut que, dans la vie parisienne, tout se compose de contrastes, c'est à la première représentation de la Petite Reine et dans un couloir des Bouffes-Parisiens, que la nouvelle nous est parvenue d'une mort déjà connue depuis quelques heures. On pourrait écrire un bien étrange article avec le récit de cette représentation où les airs d'opéra-comique étaient coupés de philosophiques réflexions. Les entr'actes se passaient à commenter les renseignements reçus, les dernières consultations médicales, la situation nouvelle que faisait aux partis cette disparition d'un homme; puis, au coup de sonnette du théâtre, on regagnait son fauteuil, on se reprenait à écouter quelque motif de valse, et tout était dit. J'ai fait d'ailleurs là une remarque bizarre et qui ne saurait contribuer à augmenter beaucoup la somme de respect qu'on éprouve pour une certaine humanité: c'est que, dans tout ce public mêlé et disparate, ceux qui accueillaient avec le plus d'ironie dégagée la nouvelle de ce dénoûment n'étaient pas toujours les ennemis nettement déclarés de l'empire, mais, au contraire, ceux-là mêmes que l'empereur vivant avait le plus volontiers comblés de ses faveurs.
Oui, tandis que les adversaires gardaient une attitude calme et réservée, je voyais s'étaler dans quelque avant-scène tel personnage dont le nom bien connu avait été longtemps compromis dans les intrigues impériales, et j'entendais un homme qui a servi avec un zèle exagéré le système tombé, rééditer, à propos de la pierre de l'ex-empereur, un vieux mot de Désaugiers et s'écrier en riant:
—Décidément, il était au bout de sa carrière!
—L'empereur est mort, vive la Petite Reine! ajoutait un autre.
—L'empereur est mort, je marque le roi, avait dit un autre en jouant aux cartes.
Et tandis que l'opérette égrenait ses airs nouveaux, je songeais à la place qu'avait occupée, usurpée ce mort, et j'évoquais des souvenirs enfouis. Qui se souvient des jours où la parole gutturale de l'empereur était anxieusement attendue, lorsqu'il ouvrait la session du Corps législatif? En rappelant ces choses effacées, il me semble que je fais ici de l'archéologie. Que c'est loin! que c'est confus! que c'est vieux!
Depuis onze heures du matin, la grande cour du Louvre était alors envahie par les curieux. On attendait. A Paris, on attend toujours. Il est une race éternelle qui naît public, qui veut tout voir, tout savoir, et qui, pour satisfaire sa passion dominante, restera deux heures durant à faire «le pied de grue» et à «bayer aux corneilles», deux comparaisons également ornithologiques. Le pavillon Denon, tendu de draperies de velours pourpre semé d'abeilles d'or, était assiégé déjà par une file d'équipages. Jusqu'à midi et demi, les voitures devenaient de plus en plus nombreuses. On se pressait, on se poussait, on descendait, on voulait voir. On entrait. Le péristyle et l'escalier étaient littéralement ourlés de cent-gardes, roides dans leur cuirasse, la carabine au pied, et semblables, dans leur superbe immobilité, à de hautes statues polychromes. Les casques reluisaient et les poitrines cuirassées se constellaient de paillettes à chaque rayon de soleil. En haut, les musiciens des cent-gardes, en tunique rouge, se tenaient à leur poste, leur clairon à la main. La galerie de l'École française, qui aboutit à la salle des États, était alors transformée en un passage, et traversée d'un bout à l'autre d'un tapis. Les reîtres de Valentin, les moines de Lesueur, les philosophes du Poussin, regardaient, d'un air étonné, ce défilé d'habits noirs et de robes claires, d'uniformes et de chamarrures, qui allait durer une heure au moins.
La salle des États était déjà envahie. On se plaçait comme on pouvait dans les tribunes. Les dames, du haut des galeries, lorgnaient cette foule de dignitaires, qui fourmillait et flamboyait de toutes ses décorations et de toutes les couleurs de ses uniformes. A gauche, dans la galerie supérieure, les ambassadeurs et les officiers étrangers causaient en s'asseyant et regardaient. Les sénateurs et les députés, les officiers, les magistrats, les archevêques, arrivaient par groupes. C'était une confusion de tons crus qui pourtant s'harmonisaient. Un peintre ami des demi-teintes eût poussé des hurlements devant cette salle immense où se croisaient et semblaient se heurter les casques de dragons et les chapeaux de Laure, la robe rouge des cardinaux et les robes bleu de ciel des élégantes, les grands cordons des généraux et les burnous blancs des chefs arabes. Fourmillement de couleurs, opposition de taches brutales, rouge, vert, violet, bleu: ici les officiers étincelants; là les groupes d'habits noirs entassés et comme troués de cravates blanches; plus haut, le lilas, le rose, le gris perle, le bleu tendre des robes, et pourtant,—ô politique de coloriste!—tout cela se fondant en un vaste tableau à qui le dais de velours pourpre servait de dernier plan, tandis que le plafond allégorique de Muller, avec ses larges rinceaux et son amalgame de rouge et de jaune crus, tenait lieu de ciel.
Peu à peu l'oeil s'habituait à voir clair dans ce fouillis. On distinguait et reconnaissait les visages. On analysait et lorgnait la salle tout entière. Là-bas n'est-ce pas M. de Nieuwerkerke, en habit rouge, causant avec le maréchal Canrobert? Voici M. Fould, qui s'entretient peut-être de son nouveau projet de finances avec M. Troplong. M. Duruy parle justement à Mgr Darboy. On se montrait M. de Sacy, qui tout à l'heure allait prêter serment et qui étrennait aujourd'hui son habit de sénateur. Et parmi les grandes dames empoudrerizées, des actrices, des curieuses du demi-monde sentant la pommade de concombre, l'opopanax, l'eau de Lubin ou le patchouly. Dieu me pardonne si j'eusse deviné qu'elles s'occupaient aussi des affaires du pays!
On détaillait et critiquait les toilettes. Presque partout des fourrures. Le succès, tout compte fait, est pour cette jeune dame qui regagne sa place, là-haut, à droite. La voyez-vous? Chapeau rose clair, robe rose garnie de petit-gris, agréments roses, et pour manchon un large ruban—rose encore—entouré de fourrure grise, un mouchoir minuscule, moins que rien, un prétexte pour tenir un fragment de moire à la main.
Et pourquoi ce bruit, bon Dieu? Ce sont, me dit-on, les ambassadeurs marocains qui font leur entrée. Je ne les aperçois pas. Mais on me montre des officiers étrangers, des Prussiens en tunique sombre, des Russes, des Circassiens avec le bonnet d'astrakhan. Ils viennent compléter cet ensemble un peu officiel que le soleil, à force de rayons, de lumière, de gaieté, rend pittoresque à satisfaire les plus difficiles.
Ah! comme il se jouait, en ces jours de parade et de pose, comme il se jouait, l'ami soleil, sur ces épaulettes, sur ces croix, ces rubans, ces crachats, ces dorures, ces velours, ces soieries, ces habits, ces fresques un peu pâles et ce dais aux crépines d'or! Tout cela est usé, passé, défraîchi, jeté à la hotte! Ci-gît tout ce fracas d'autrefois!
Mais un mouvement soudain parcourait cette foule, qui se levait brusquement. C'était l'impératrice. Elle s'avançait, montait sur l'estrade et saluait. Elle avait un chapeau blanc, une robe lilas clair sans volants et un mantelet de dentelle blanche. L'empereur venait ensuite. Il s'asseyait sur le trône; à sa droite, le prince impérial; à sa gauche, le prince Napoléon; derrière lui, les ministres, le prince Murat et son fils en uniforme d'officier des guides,—tout un monde disparu.
Puis le discours, ce discours dont chaque mot tombait du haut de l'estrade prononcé avec un accent hollandais, presque allemand.
Le discours achevé, le défilé commençait. Les cent-gardes reformaient la haie dans la galerie de l'École française et l'empereur sortait le premier, puis l'impératrice. Vite, il fallait se mettre à la fenêtre et regarder maintenant la cour du Louvre, la cour Napoléon III, où les voitures fourmillaient, où la foule s'entassait, où le soleil éclatait, joyeux, parmi les arbres encore verts. Des cent-gardes, à cheval, le sabre haut, entouraient la voiture impériale; des musiques jouaient soudain l'air de la Reine Hortense; çà et là les écuyers s'empressaient, les valets de pied couraient, les aides de camp éperonnaient leurs chevaux; puis toute l'escorte s'ébranlait et brusquement disparaissait dans cette foule, du côté des Tuileries.
La seule fois que je vis ce spectacle, je sortais, l'habit tout taché de la poudre de riz des épaules involontairement frôlées en passant. Un jeune homme brun, solide, énergique, se détacha de la foule et vint vers moi en me disant:
—Eh bien?
Le Eh bien? signifiait: «Qu'a-t-il dit? A-t-il promis le despotisme ou la liberté, la paix ou la guerre?» Chaque mot de cette bouche d'augure couronné était attendu avec fièvre.
—Eh bien?
Et celui qui me demandait cela, avocat seulement connu alors de quelques amis (c'était en janvier 1866), s'appelait Léon Gambetta.
Souvenirs d'avant le déluge!
Puis je me rappelais encore, entre autres choses, ces journées de l'année 1867, où Paris, devenu le caravansérail des rois et le cabaret de l'Europe, accueillait à la fois tant de souverains, et, parmi eux, le roi de Prusse et le czar.
L'arrivée du czar à Paris! Elle venait se présenter à mes yeux, vision éblouissante et folle!
Un temps superbe, le ciel d'un bleu tendre, à la Corrége, les boulevards envahis. De l'entresol au faite des maisons, les fenêtres garnies, les balcons pleins; dés robes claires, gris de perle, violet tendre; de jolis visages impatients et caressés par le vent, frissonnant, bavardant; des milliers de ces drapeaux de toutes les couleurs qui sont de toutes les fêtes, de toutes les entrées et de toutes les sorties de rois. Les drapeaux russes faisaient d'ailleurs un peu défaut dans ce pavoisement général. On ne les connaît guère, et puis le Parisien patriote croit bravement que c'est bien assez de fêter un czar avec des drapeaux tricolores. Le trottoir est encombré. Une quadruple rangée de curieux forme, le long de la grande voie, comme une double croûte bruyante, remuante, que le cordon des sergents de ville force à demeurer rectiligne. C'est la même foule qui, attendant aujourd'hui l'empereur de Russie, attendait, il y a douze ans, la reine d'Angleterre, et justement pendant qu'on tuait des soldats russes. C'est la foule que j'ai vue frémissante à l'arrivée des soldats de Crimée, au retour des soldats d'Italie; la même foule qui accourait vers le Prince-président sur ces mêmes boulevards, après son voyage en province; la même foule qui défilait, enthousiaste, pendant de longues heures, devant le gouvernement provisoire de la République française. Cela fait rêver qu'un même peuple puisse aimer autant les spectacles, et des spectacles de si diverses colorations.
Tout ce monde attend, la tête tournée vers le boulevard Poissonnière, par où l'on doit apercevoir le cortége. Le bruissement des foules, continu, mais heurté, qui enfle, gonfle, puis diminue, pour croître encore, emplit cette immense veine de Paris où, à cette heure, le sang afflue.
Les femmes paraissent enchantées. J'entends une fort honnête bourgeoise dire à son mari, tout haut: «Il paraît qu'Alexandre Il est un fort bel homme.» Elles aiment à voir, et surtout à être vues. S'il allait tout particulièrement saluer l'une d'entre elles, en passant! J'en vois qui ont de gros bouquets à la main. Une femme qui oserait jeter des fleurs dans la voiture d'un homme qu'elle ne connaîtrait pas semblerait vaguement exaltée, mais la calèche d'un czar n'est pas une calèche ordinaire. Mesdames, apprêtez vos roses!
Le malheur est que les souverains vont arriver en voiture close. Un frémissement profond, un vaste remous, l'ondulation et le tassement de la croûte de curieux. Ce sont Eux! Les sabots des chevaux battent le macadam comme des marteaux d'enclume. Des lanciers passent, le soleil pailletant leurs épaulettes, frappant droit sur la blancheur de l'uniforme et faisant jaillir mille éclairs des visières, des galons, des pompons, des boutons et des sabres. Puis les cent-gardes, colosses bleus, blancs, piqués de rouge, crinières éparses, éblouissants. La voiture qui porte deux empereurs et leur fortune, sans compter un empereur futur, passe rapidement. Le temps de saisir l'attitude roide, l'air froid, les grandes moustaches, la tête fière sur un torse splendide du czar qui s'enfonce dans l'angle de la voiture, et les regards curieux, impatients de voir, presque joyeux du czaréwitch et de son frère: tout est fini dans un coup d'oeil.
Maintenant c'est l'escorte, c'est l'état-major, ce sont les généraux, les ministres, les colonels, les secrétaires, les conseillers: des épaulettes blanches et larges, des poitrines criblées de croix, des rubans et des grands cordons, des têtes blondes, de race slave, énergiques, altières: la même expression sur les visages. Sourire de gala chez ceux qui reçoivent, remercîment calme et diplomatique chez ceux qui sont reçus. Puis le brouhaha des soldats, des piqueurs, de la cavalerie. A la fin, une voiture découverte, et, magnifique dans son costume, un officier russe, immobile, avec une poignée de plumes blanches qui flottent, au sommet de son casque, comme un duvet de cygne.
Les curieux n'ont plus rien à voir et suivent, un moment encore, le cortége qui disparaît dans la lumière, cavaliers, écuyers verts galonnés d'or, équipages étincelants que semblent emprisonner les escadrons au-dessus desquels se dresse la grêle forêt des lances. On se sépare ensuite, le trottoir se répand sur la chaussée; une mer de chapeaux noirs, de chapeaux gris, où s'agitent comme de petites vagues les chapeaux féminins bleus ou roses, ondule, se mêle et se heurte. Les observations vont leur train.—«J'aime l'uniforme bleu des grands-ducs.—Ils sont donc décorés de la Légion d'honneur?—Enfin, ils ont une qualité, après tout, ils sont exacts!» O triomphe de la démocratie! Les souverains auront beau faire, dorénavant, c'est toujours le peuple qui dira, comme jadis Louis XIV:—J'ai failli attendre!
On n'avait point fait passer la voiture du czar par le boulevard de Sébastopol, ce qui eût été fort impoli, mais on avait cependant permis à Sa Majesté de contempler la colonne de la place Vendôme. Du haut de la plate-forme de bronze, le jour de l'entrée des alliés et de l'empereur Alexandre Ier à Paris, le fils de Gracchus Babeuf se précipita de rage, tête baissée, sur le pavé. J'ai entendu traiter ce suicide, l'autre soir, de folie pure. Mais quelle chose bizarre, me disais-je alors, que ce voyage tout fraternel de l'empereur de Russie rappelle inévitablement la tournée moins amicale de 1815! Au fait, pourquoi oublierions-nous cette date assez cruelle, lorsque nos voisins mettent un soin si tenace à se la rappeler?
Et j'ajoutais:
—A cette heure, il y a, de par le monde, en Prusse et en Russie, de braves gens qui se racontent avec une espérance avide la légende de l'invasion. Il y a de vieux guerriers courbés et blanchis qui ont gardé sur les lèvres l'âcre saveur du vin de Suresnes, et qui voudraient bien encore en goûter. Il y a des conteurs éloquents qui répètent à la jeunesse ébahie comme Schwarzenberg savait conduire son armée à la victoire, à la mangeaille et aux jolies filles. Que de gens, là-bas, rêvent des séductions gigantesques des galeries de bois du Palais-Royal et des tripots de la rue Vivienne. Ils ont vu cela, et voudraient le revoir; ou leur père, ou leur oncle leur en ont parlé, et ils grillent de savoir si le père a menti. Dans je ne sais quel écrit francophage, le vieux Goerres, un de ces capucins allemands dont se moquait si bien Ludwig Boerne, parle des souvenirs sacrés de Montmartre. Ces Prussiens pensent naïvement qu'ils pourraient encore escalader la butte. Arndt le répète assez souvent dans ses oeuvres.
Nous l'avions trop oublié, nous!
Ainsi j'évoquais ces journées d'autrefois.
Puis, après le souvenir de cette cavalcade souveraine, c'était le grand jour de la distribution des récompenses au Palais de l'Industrie.—Ce même jour où l'on apprit la mort de Maximilien, fusillé.
Paris s'était réveillé, ce jour-là, comme un homme qui, au lendemain d'un bal masqué, recevrait un billet de faire part. Le coup de foudre venu du Mexique avait tout interrompu, fêtes et réceptions officielles, et le sultan en était réduit à visiter sans bruit nos monuments, tandis que le prince de Galles, plus curieux, allait contempler, au théâtre chinois de l'Exposition, le Mangeur d'oeufs et l'avaleur de sabres.
Quel dénoûment terrible à la plus incroyable des aventures! La tragédie certes n'est pas morte et le théâtre futur a encore là tout tracé, tout sanglant, un sombre et dramatique sujet. Shakspeare n'eût pas rêvé un cinquième acte plus atroce. Au Mexique d'ailleurs les drames finissent ainsi—par la fusillade—pour les grands et pour les petits. On fait bon marché de la vie humaine. Empereurs et partisans, qu'importe! Deux coups de mousquet, et tout est dit. Le sang sèche si vite sous le grand soleil!
Quarante-trois ans, presque jour pour jour, avant la mort de Maximilien, un autre empereur, l'Espagnol Iturbide, tombait sous les balles mexicaines, le 19 juillet 1824, comme est tombé, le 19 juin 1867, l'empereur Maximilien. Lui aussi, Iturbide, avait fait vaillamment le sacrifice de sa vie. Chassé des États qu'il avait conquis, proscrit par le congrès, réfugié en Angleterre, menacé de mort s'il remettait le pied sur le territoire de la république mexicaine, il s'embarqua à Londres avec ses enfants, revint au pays qui le repoussait, et en débarquant, alla droit au général Felipe de la Garza en lui disant:—Je suis l'empereur!
Garza répondit en lui demandant son épée et en lui annonçant de se préparer à mourir.—«Quand cela?—Dans trois heures.» Iturbide s'inclina et réclama son chapelain. Mais au moment de donner l'ordre de l'exécution, le commandant Garza hésita, soit crainte, soit pitié, et envoya au congrès de Tamaulipas, séant à Padella, la nouvelle de la capture; puis, sous bonne garde, il conduisit le prisonnier aux députés, en donnant—chose bizarre!—à Iturbide lui-même le commandement des soldats de l'escorte. Il faut lire dans Magnabal le récit de cette singulière et lugubre catastrophe. En arrivant à Padella, l'empereur apprend que le congrès, constitué en tribunal, l'a déjà condamné à mort; il était six heures du soir. «Savez-vous,» dit Iturbide aux soldats, «savez-vous ce qui arrive! Vous allez me fusiller, mes amis…»—Et au moment de partir: «Allons donner un dernier coup d'oeil au monde!» Le lieu de l'exécution était assez éloigné. «On me fait marcher bien longtemps», répétait le condamné. Quand on s'arrêta, il détacha de son cou son rosaire, le donna au prêtre: «C'est pour mon fils aîné.»—Et prenant sa montre: «Pour mon plus jeune fils. Arrêtez les aiguilles à l'heure de ma mort. Quant à cette lettre, elle est pour ma femme.» Ensuite regardant sa bourse, il y trouva trois onces d'or en petite monnaie et les fit distribuer à la troupe.
Au moment de donner le signal des coups de feu, Iturbide s'écria d'une voix claire: «Mexicains, à cette heure de mort, je vous recommande l'amour de la patrie, c'est lui qui doit vous conduire à la gloire. Je meurs pour vous avoir secourus, mais je meurs content, parce que je meurs parmi vous.—Feu!» dit-il ensuite à l'adjudant Castillo. Il tomba roide mort.
Le dernier fils d'Iturbide, le prétendant au trône, vient de mourir après avoir tenu un cabaret aux environs de Paris, dans la banlieue[21].
Un cabaret chantant au coin d'un carrefour!
[Note 21: Les journaux annoncèrent ainsi cette mort:
«Hier, vers neuf heures du matin, passait silencieusement, dans la grande avenue de Neuilly, un corbillard des pauvres, suivi d'une cinquantaine de personnes.
»Ce modeste convoi n'était autre que celui d'un prince de sang impérial, le prince Iturbide, que de rares amis et quelques voisins accompagnaient à sa dernière demeure.
»Le deuil était conduit par M. Lemaire, président de la Société de Saint-Vincent de Paul. Après une messe basse, dite par M. Bazin, vicaire de la paroisse de Neuilly, le corps a été inhumé dans un petit coin du cimetière, une simple concession temporaire faite pour sept ans.
»Quand on songe qu'au bout de ces sept ans le terrain sera très-probablement retourné et qu'il ne restera plus de traces de celui dont le père fut empereur du Mexique!
»Actuellement une croix de bois noir, avec le nom du défunt, rappelle seule qu'un prince gît sous cette terre.
»Nous avons été voir cette tombe, hier après midi; sur le tertre fraîchement remué, il n'y avait pas une couronne, pas même une simple fleur.
»Le prince Augustin-Cosme Iturbide était âgé de quarante-huit ans, et demeurait à Paris depuis le mois de décembre 1865.
»Augustin Iturbide, quoique sans fortune, avait néanmoins de quoi vivre.
Cédant aux sollicitations d'une femme qui exerçait un grand empire sur
lui, il avait, en 1866, fondé une table d'hôte au n° 6 du boulevard
Montmartre, et, en 1867, acheté un bal-concert à Courbevoie.
»Il ne reste plus maintenant, des huit enfants de l'empereur Iturbide, qu'une princesse, âgée de cinquante-deux ans, et qui demeure à Bayonne.»]
Quel triste roman que l'histoire, et comme elle se répète jusqu'à faire trouver banale l'horreur elle-même. Qu'elle nous garde d'ailleurs d'ironiques et cruelles antithèses! Oui, je m'en souviens, c'était au moment de présider à la distribution des récompenses au Palais de l'Industrie, que Napoléon III recevait la terrible dépêche, aussi terrible que celle de janvier 1873! Quel refrain à l'hymne qu'avait composé Rossini que cet écho de la mousqueterie de Juarez!
Spectacle évanoui et que je revoyais l'autre soir; j'avais devant les yeux encore ce tableau étonnant. Vingt mille personnes entassées, toilettes claires, uniformes, habits noirs constellés de croix, toutes les dorures et chamarrures de la terre. Il avait plu des ordres étrangers. Tout d'abord les détails se perdaient dans l'ensemble; quand on fermait les yeux à demi, cette foule semblait immobile et telle qu'on aurait pu la regarder dans un stéréoscope. La lumière se décolorait, on n'avait plus devant soi qu'un entassement sombre où se détachaient, pressés, grenus, les chapeaux blancs, lilas ou roses et la poudre de riz des épaules apparaissant sur les gradins comme s'il y avait neigé. Si l'on essayait ensuite de saisir d'un coup d'oeil le vaste ensemble, c'était un éblouissement. Tamisés par des velours d'un bleu doux ou d'un vert d'eau parsemés d'étoiles, les rayons de soleil ne perçaient que çà et là, comme d'un jet incandescent, ce je ne sais quoi de tendrement opaque qui était le jour. Autour du palais, des faisceaux de drapeaux; en bas, la foule avec un demi-murmure, fait non pas de joie grondante, comme dans les fêtes publiques, mais de menus propos à voix basse, comme dans un salon. Parfois des remous la parcouraient, et ces milliers de têtes se penchaient, se courbaient vers un seul point—l'empereur—comme des épis sous le vent. Au-dessus des gradins, les éventails s'agitaient comme des ailes de papillons avec des frémissements voluptueux. Les invités allaient, venaient, longeant l'immense bordure de fleurs; les exposants se groupaient autour de leurs chefs-d'oeuvre industriels disposés en faisceaux. Puis si l'on découpait de petits points de vue dans la fourmilière, peu à peu émergeait quelque rouge tunique, quelque étonnant costume, le bonnet à aigrette et la pelisse fourrée d'un Magyar, le casque d'un Prussien, l'uniforme élégant d'un officier de Cosaques, la robe brodée d'un Persan. Il y avait là de la féerie. Et parmi ces splendeurs orientales, à côté des ambassadeurs à grands cordons, leurs rubans au cou et leurs plaques de diamants sur la poitrine, on apercevait en simple frac, mais en tenue correcte de gentlemen républicains, quelques-uns des ministres des États-Unis d'Amérique.
Et pâle, troublé, essayant cependant de sourire, Napoléon, tout en distribuant les récompenses, entrevoyait dans cette foule le spectre sanglant de Maximilien.
Ce spectre devait le hanter plus d'une fois. On a retrouvé, dans le tiroir même du bureau de l'empereur, une photographie de la redingote et du gilet troués de balles que portait l'archiduc à Queretaro. Napoléon conservait aussi (pourquoi?) une gravure allemande—quelque dessin du Kladderadatsch sans doute—où il était lui-même représenté debout dans son lit, tandis que le fantôme de Maximilien venait, enveloppé d'un suaire taché de sang, lui dire:
—Les balles qui m'ont frappé rejaillissent jusqu'à ton front!
Napoléon devait en effet amèrement regretter d'avoir jeté dans une telle aventure l'infortuné Maximilien; et qui sait si des larmes impériales n'ont point coulé sur les photographies de ces vêtements déchirés par les balles?
Il ne faudrait pas trop, d'ailleurs, s'abandonner au sentiment et, par amour de l'équité, par un penchant naturel vers la justice, sembler prendre le parti d'un ennemi qui fut implacable. Le sentiment et la sentimentalité sont, en politique, deux guides exécrables, et ce furent ceux-là, il faut bien le reconnaître, que suivit le plus souvent cet homme de lettres manqué, ce chasseur de chimères qui fut le prince Louis-Napoléon Bonaparte. La nature personnelle de cet homme (pour n'envisager sa physionomie que par des côtés intimes) était absolument opposée à tout ce qui dans le monde est immédiatement applicable et pratique. Ce n'est point par de vaines raisons qu'étant jeune, il s'était senti attiré par les poésies de Schiller et qu'il en avait traduit quelques-unes. Il y avait en lui de l'Allemand, non point de l'Allemand pratique, Yankee d'Europe, métis de juif et de Germain que nous a révélé la dernière guerre, mais de l'Allemand à la façon des portraits que nous traçait jadis Mme de Staël, de l'Allemand rêveur et perdu dans les brouillards du Rhin. On pouvait se faire une idée exacte de l'esprit même de Napoléon, en jetant sur son cabinet de travail, aux Tuileries, un coup d'oeil, même rapide. C'était là une accumulation étrange d'objets disparates, témoignant de préoccupations multiples; mais, par une rencontre singulière, on s'apercevait bien vite que tout ce qu'il y avait de chimérique au monde, d'impossible, d'irréalisable, d'impraticable, était l'objet des sollicitudes constantes, des études de l'empereur, tandis que tout ce qui était net, tangible et d'intérêt direct, ne l'attirait, ne le sollicitait que médiocrement.
Devant lui (mais à peine consultés) étaient entassés les dossiers relatant les forces exactes de la Confédération du Nord, les rapports clairs et alarmants du colonel Stoffel (qui depuis…), les relevés de chiffres, tout ce qui devait forcer un souverain à se mettre immédiatement en demeure de maintenir l'État dans la force voulue. Mais peu importait évidemment tout cela à Napoléon III. Ce qui l'attirait, ce qui le séduisait, c'était ou un modèle curieux de canonnière, ou une mitrailleuse perfectionnée, ou un sac inédit, ou une bouillie nutritive, sorte de brouet à l'usage de l'armée, toutes choses dont les modèles ou les échantillons étaient là, inutiles, chimériques dans l'application, mais examinés évidemment avec soin, patiemment, longuement, par un esprit rêveur qui avait cette manie spéciale d'inventer et d'innover dans un art où il fut toujours profondément inhabile, l'art militaire, le plus opposé de tous à son tempérament de songeur.
Il aimait si fort la chimère,—ce mot qui, en parlant de lui, revient sans cesse sous la plume,—que sa grande oeuvre littéraire, la Vie de Jules César, fut encore une chimère en action. Il s'était épris de cette grande et redoutable figure, César, dont il semblait vouloir faire comme un aïeul de sa propre race, se croyant lui-même le petit-fils de la déesse. Négligeant les affaires du pays pour la confection de cet ouvrage inachevé, mosaïque érudite à laquelle tous les savants du monde apportaient leur caillou, il était heureux de s'enfermer, en compagnie de quelque membre de l'Académie des inscriptions, avec de vieux textes, de vieux parchemins et de vieilles médailles. Il croyait alors trouver lui-même ce qu'on lui indiquait et traduire ce qu'on lui expliquait. Cette humeur mal étouffée d'homme de lettres, de rêveur schillérien, qui avait été celle de sa jeunesse, se montrait encore et réapparaissait jusque dans sa vieillesse. Et puis il éprouvait une profonde joie à goûter, décernée par les plus brillants des écrivains de son temps, cette louange littéraire, si douce et si caressante au coeur de l'homme. Des gens qui n'avaient pas le courage d'achever la lecture du lourd travail impérial, n'en écrivaient pas moins à l'auteur, en accumulant les louanges et les flatteries, que la Vie de César était le monument littéraire de ce siècle. Il devait bien, à ses heures de retour sur lui-même et de lucidité, il devait fièrement mépriser l'humaine espèce, cet empereur tombé, qui avait tour à tour connu de si près les flatteurs, les exploiteurs, les complices et les ingrats.
Mais quoi! une sorte de confiance fataliste et une foi en lui-même le soutenaient contre des réflexions pareilles. On a retrouvé, dans un carnet de sa jeunesse, les pensées qui agitaient alors son âme, la plus troublée, la plus hésitante, la mieux préparée à devenir la proie des intrigants qui fût jamais:
«J'affronte un orage; un souffle m'abat», écrivait-il alors, dans ces années où, loin de France, il errait, tantôt à Port-Louis, tantôt à Rio.
Un peu plus loin, dans ces notes, il ajoute, rapportant quelque parole féminine qu'il applique à sa propre destinée:
«J'ai été gâtée, jeune, brillante, recherchée, encensée, calomniée, persécutée, mourante, réhabilitée,—et me voilà!»
Ce et me voilà! résumerait toute sa théorie fataliste. Le principal, à ses yeux, était de durer pour survivre aux événements et aux hommes et pour les dominer. Cette idée, on la retrouve encore plus d'une fois exprimée dans ses pensées de jeunesse.
Il écrit cela justement au lendemain de l'attentat de Strasbourg. «Je crois en moi!» Cette foi en lui-même, ou plutôt en l'idée napoléonienne, à ce rêve colossal et insensé de la famille, c'est ce qui devait faire la force de cet homme, lui assurer un jour (et en dépit de ses propres fautes) le premier rang dans ce pays de France, attaché alors en esclave à cette légende bonapartiste, faite de rayons et de brumes, aujourd'hui dissipés.
Nous devions payer terriblement cher ces hallucinations et ces admirations instinctives de la force. Mais, personnellement, nous avons assez combattu l'empire, alors qu'il était puissant, pour garder une réserve devant l'empereur mort. Il y a là cependant une leçon de morale qu'on doit donner à méditer aux peuples. Toute nation qui s'abandonne elle-même, par terreur des éléments qu'elle contient dans ses flancs, est une nation perdue. Elle craint d'enfanter dans la douleur, et, par crainte de ce mal, elle se déchire elle-même et se laisse déchirer les entrailles par un sauveur qui fait durement solder son opération.
La maladie suprême de Louis-Napoléon est d'ailleurs un dernier argument contre la monarchie. Il est évident que, douloureusement affecté par ce mal mortel qui l'a terrassé, Napoléon n'avait plus, surtout dans ces dernières années, la liberté de penser et d'agir. C'est le propre de semblables maladies d'absorber et de faire converger sur un seul point toutes les facultés d'un être. L'histoire physiologique tirera parti, un jour, du dépôt d'oxalate de chaux de l'ex-empereur. La vessie de Cromwell, dont parlait Pascal, la fistule de Louis XIV, qu'a rendue célèbre M. Michelet, ont désormais un pendant. Il est proclamé que c'est à un malade que la France, au mois de mai 1870, avait remis ses destinées; que c'est un malade qui, en juillet, n'a pas eu la force de résister à ceux qui le poussaient à faire la guerre à l'Allemagne, dans l'espoir d'y trouver quelque profit; que c'est un malade qui, après Woerth et Forbach, a perdu, à Metz, des jours précieux pour le salut de l'armée en s'obstinant à rester à la tête des troupes; que c'est un malade, enfin, qui a guidé ou embarrassé, de Châlons à Sedan, la marche de la dernière armée de la France, et que c'est un malade qui a enveloppé dans sa chute le drapeau même de la patrie. Voilà ce que risquent les nations en ne trouvant point l'énergie de se gouverner elles-mêmes, en abdiquant leur volonté, leur libre arbitre et leur conscience!
Je n'oublierai jamais le départ de l'armée de Châlons, par un matin pluvieux du mois d'août. Quelle triste aurore, frileuse et sombre comme un jour d'automne! Les soldats harassés pataugeaient dans la boue, déroulant les longues files de leurs colonnes silencieuses. Parmi eux, l'empereur, en voiture, drapé dans un caban doublé de rouge, passait, saluant çà et là des troupiers qui ne lui rendaient déjà plus le salut. Cela sentait la ruine et la défaite. Un vent de débâcle sifflait et nous regardions tout, le coeur comprimé et désolé, car il s'agissait maintenant du salut de la France.
Quelques jours avant la déclaration de guerre et l'entrée en campagne, une consultation de médecins avait eu lieu sur l'état de la santé de Napoléon, et le docteur G. Sée avait été chargé de faire connaître un diagnostic détaillé. Ce diagnostic aujourd'hui appartient à l'histoire aussi bien que le registre de Fagon. A cette époque (5 juillet 1870), il ne restait d'une anémie ancienne, due à la captivité de Ham, c'est-à-dire à une aération insuffisante et à des influences morales, d'autres traces que des hyperesthésies cutanées et musculaires, des douleurs superficielles de la peau des cuisses, une grande sensibilité près des articulations des pieds. Quelques phénomènes goutteux se montraient aussi çà et là. Mais la véritable maladie, M. Sée ne s'y trompait pas, c'était la lésion de la vessie.