Ruines et fantômes
Il faudrait lire avec ses termes scientifiques la description des hématuries, de la dysurie, que donne le savant docteur. Bref, M. Sée concluait ainsi: «Nous considérons comme nécessaire le cathétérisme de la vessie à titre d'exploration, et nous pensons que le moment est opportun, par cela même qu'il n'y a actuellement aucun phénomène aigu. Si, en effet, la dysurie ou la purulence, ou les douleurs augmentaient ou reparaissaient, on aurait à craindre de provoquer par l'exploration une inflammation aiguë.» J'ignore si les opérations du docteur Thompson ont amené ce que redoutait le docteur Sée, et jusqu'à cette heure on n'est pas tout à fait renseigné, à Paris, sur la cause suprême de la mort de Louis-Napoléon. Toujours est-il que le malade était déjà à demi condamné lorsqu'il partait presque furtivement de Saint-Cloud en juillet 1870, pour se rendre à Sedan, où il eût pu mourir sans les souffrances matérielles et morales de ces deux dernières années et avec l'auréole du devoir et du sacrifice qui manque terriblement à cette mort de Chislehurst.
Il me semble, au surplus, le voir errer, attristé, abattu, dans ces appartements de Campden-House, où, posant la main parfois sur quelque écrit de sa jeunesse, il devait lui arriver de relire ce qu'il avait écrit, au temps jadis où il rêvait d'amalgamer le socialisme de M. Louis Blanc avec le régime policier de Fouché. Peut-être a-t-il retrouvé alors cette phrase qu'il écrivait, voilà longtemps, dans son travail: De l'organisation militaire en France, où il réclamait précisément le système prussien, le service obligatoire pour tout citoyen valide:
«Si l'humanité permet qu'on hasarde la vie de millions d'hommes sur le champ de bataille pour défendre sa nationalité et son indépendance, elle flétrit et condamne ces guerres immorales qui font tuer les hommes dans le seul but d'enflammer l'opinion publique et de soutenir, par quelque expédient, un pouvoir toujours dans l'embarras.» (Ham.)
Peut-être encore a-t-il pu méditer, dans son exil de châtelain anglais, cette vérité qu'il a démontrée après l'avoir proclamée: «On ne bâtit rien de solide sur le mensonge.»
Et maintenant, tout est dit. L'homme qui tint si longtemps le sort de la France entre ses mains et dont l'Europe attendit souvent la parole, lorsque arrivait une année nouvelle, pour savoir si le monde demeurerait en paix ou s'égorgerait cette année; ce somnambule couronné, qui meurt dans son rêve inachevé, ce César est couché là-bas, dans un cottage des environs de Londres. Il est parti de l'exil pour aboutir à l'exil. Né avec une âme tendre, il a commis peu à peu, en avançant dans la vie, tout ce que peut commettre un caractère ambitieux et pusillanime. «Sa mère lui sera fatale», écrivait de lui le roi Louis de Hollande, qui voyait avec effroi la reine Hortense entretenir des rêves de pouvoir dans cette jeune tête. Le roi Louis oubliait combien cette fatalité pèserait aussi sur la France.
L'empire maintenant n'est plus qu'un souvenir. Un jour, dans une leçon publique, en Sorbonne, M. Saint-Marc Girardin (qui n'en faillit pas moins devenir plus tard sénateur de l'empire) expliquait un passage d'une tragédie, lorsqu'il arriva et s'arrêta à ce vers:
L'empire est quelque chose et l'empereur n'est rien
—Messieurs, interrompit alors le professeur, ne pourrait-on pas dire, avec plus de vérité encore, mais en prose: «L'empereur est quelque chose et l'empire n'est rien!»
Et tout aussitôt ce fut, à cette allusion directe, un tonnerre d'applaudissements dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. M. Saint-Marc Girardin avait raison. L'empereur était la clef de voûte d'un système qui devait s'écrouler après lui. Ce n'est pas seulement Napoléon III qui gît, à cette heure, glacé et sans vie, dans la tombe de Chislehurst,—c'est l'empire.
FIN
TABLE DES MATIÈRES
Préface.
L'Abbé Hardy et Lucile Gautier.
Le 20 juin 1792.
Le 10 août 1792.
La Place Dauphine.
Mademoiselle de Sombreuil.
La Maison de Marat.
La Rotonde du Temple.
L'Hôtel Chantereine.
Les Autographes.
Charles Nodier et sa jeunesse.
Les Cimetières parisiens.
Moreau de Jonnès.
Champigny.
Saint-Cloud.
Paris après la Commune.
L'Hôtel de ville.
De Germinal à Prairial.
La Fête mortuaire d'Alexandre Dumas.
Versailles.
Le Dernier Fantôme.