Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman
The Project Gutenberg eBook of Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman
Title: Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman
Author: René Boylesve
Release date: August 3, 2006 [eBook #18983]
Language: French
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RENÉ BOYLESVE
SAINTE-MARIE-DES-FLEURS
ROMAN
PARIS
PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
28 bis, RUE DE RICHELIEU, 28 bis
1897
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège.
S'adresser pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, 28 bis, rue de Richelieu, Paris.
IL A ÉTÉ TIRÉ A PART
DIX EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
NUMÉROTÉS A LA PRESSE
A MAURICE BARRÈS
En témoignage du profond plaisir que j'ai eu à connaître sa belle sensibilité.
R. B.
| I, II, III, IV, V, VI, VII |
Il faut avertir le lecteur que c'est ici un livre où le cœur se donne, franchement, absolument.
Que ceux qui n'apprécient les romans contemporains que dans la mesure où ils contiennent ce que l'on est convenu d'appeler la «rosserie» ou la «veulerie» parisiennes, s'abstiennent de feuilleter plus loin.
Grâce à Dieu, il y a encore, à côté ou au-dessous même de ces mœurs de polichinelles—plus à la mode, d'ailleurs, que réelles,—une aptitude française à sentir, à aimer, à jouir et à souffrir en hommes.
Cette heureuse disposition n'est pas si banale! Rassurons les délicats qui pourraient craindre qu'en s'en inspirant l'écrivain se condamnât à la peinture de la vie commune ou médiocre.
Ce n'est pas en feignant de n'être plus des hommes, que l'on se singularise et s'élève, mais en accentuant en soi le caractère d'humanité. Seule, l'excessive passion a la vertu de nous rendre exceptionnels sans nous ridiculiser; elle fait de nous des héros, non des monstres. Les créations romanesques peuvent se passer de la marque de généralité qui est le propre de certains types moyens, pourvu qu'elles restent scrupuleusement soumises à la marque de vérité qui fait le Roman.
R. B.
«Je t'aime tant aujourd'hui, je suis tellement dévoué que j'ai besoin de l'écrire, ne pouvant le dire à personne...»
STENDAHL.
«Je me fais quelquefois un rêve d'Élysée; chacun de nous va rejoindre son groupe chéri auquel il se rattache, et retrouver ceux à qui il ressemble: mon groupe à moi, mon groupe secret est celui de ceux qui sont tristes, mystérieux et rêveurs jusqu'au sein du plaisir, et pâles à jamais sous une volupté attendrie.»
SAINTE-BEUVE.
«Hertzblut ist dabei.» (Le sang du cœur est là.)
Lettres de SCHUMANN.
I
Ce fut sur la plage du Lido, à Venise, que je rencontrai pour la troisième fois la jeune fille que le destin, évidemment, s'entêtait à placer sous mes pas. Elle avait fait une vive impression sur moi, quelques semaines auparavant, à Florence, devant la porte de l'église Sainte-Marie-des-Fleurs, où je l'avais entendue envoyer promener d'une voix nette et décidée les guides innombrables qui importunent les étrangers de leurs bons offices. Elle leur avait jeté un «allez-vous-en!» si impatienté et si colère que je n'avais pu m'empêcher de sourire, en passant près d'elle à ce moment. Elle s'en était aperçue et avait rougi. Je l'avais revue dans un magasin de photographies. Elle feuilletait des Botticelli et soulevait de l'ongle les planches qui lui plaisaient en disant: «J'aime ça... j'aime ça...» Elle n'avait pas paru me reconnaître. Mais depuis lors, je pensais souvent à elle et j'avais l'espoir de la retrouver. A part moi, je l'appelais «ma petite Sainte-Marie-des-Fleurs.»
Il y avait une grande heure qu'elle marchait toute seule sur les longs sables de la plage de Venise. A chaque tour, elle s'arrêtait un instant à parler à sa famille réunie en groupe, sur des pliants; puis elle reprenait sa promenade. J'étais assis contre la pente de la digue qui longe ce rivage sans fin, et je ne me lassais pas de la voir aller et venir en imprimant sur le sol humide la marque de ses pieds finement chaussés et le bout de son ombrelle. Elle portait une robe écossaise qui ne me plaisait point. Je remarquai qu'elle avait le nez un peu fort, et ses yeux, d'une teinte grise, me parurent trop grands. Je ne me rendais pas compte de ce qui me séduisait en elle. J'étais plutôt porté à ne la pas trouver bien, d'autant plus que, m'ayant croisé à dix reprises, elle n'avait pas une seule fois levé les yeux sur moi.
Elle parut s'intéresser un moment au soleil couchant et à la mer que le soir comblait de tons harmonieux; puis, subitement, elle se rapprocha de sa famille et dit: «Allons-nous-en!» On se leva et partit.
Je pensais rester là quelque temps encore, à cause de l'indolence et de la mélancolie que ce lieu est unique à répandre. Mais je me levai aussitôt et marchai sur les traces de ces dames que j'approchai plusieurs fois, à l'endroit de l'embarquement.
Le spectacle, sur ce rivage du Lido, était le plus beau qu'on imagine. Le remuement des gondoles noires contre la grande surface de la lagune et le ciel incendiés, formait un miroitement d'ombre et d'or que l'on ne voit qu'aux pays de soleil et de vie ardente et tragique. Beaucoup de gens demeuraient là, au bord de l'eau, sans pouvoir s'en aller; et la chair des bateliers immobiles étincelait d'un feu sombre. Accoutumés à cette scène journalière, ces hommes attendaient que le disque tombât, comme ils eussent attendu la fin d'une cérémonie.
En effet, quand la pourpre du soleil se fut affaissée vers Chioggia, chacun sauta dans les gondoles et se dirigea sur Venise. La jeune fille ayant laissé se placer tout son monde, s'assit la dernière et au bout, en sens inverse de la marche. De sorte que, seul en ma gondole que je faisais tenir un peu en arrière, je pouvais distinguer son visage embobeliné des foulards qu'on lui mit, et en même temps apercevoir au loin Venise.
La vue de ces campaniles, de ces dômes, et de cette large ville couleur bleu de lait, que nous gagnions dans le silence du soir me donnait une singulière émotion. Chaque poussée forte et régulière de la rame sur la lagune verdissante et dans la confusion à toute minute plus complète des images, avait en moi un retentissement prolongé, et j'eus, très réellement, la sensation d'être emporté vers un avenir nouveau.
J'avais je ne sais quel plaisir, au hasard des ombres et de l'avancée des gondoles, à découvrir la figure enfouie sous les foulards.
Ces heures sont adorables à cause de la suspension même des lignes et des contours de la pensée.
De grandes déchirures sanguinolentes balafraient le ciel; et l'eau, autour des barques, était d'un épais vert olive. Dans la tombée de l'ombre crépusculaire, les marbres de Venise gardaient un reste de lumière, et la ville semblait diaphane, comme une chair parsemée de perles. Des sons agréables nous parvinrent; c'était le concert des cloches vénitiennes. Mon batelier me dit que c'était demain dimanche, jour de fête. Et il prononçait ce mot de «festa» avec une emphase joyeuse qui est une évocation des temps anciens, où la «fête» était véritablement l'occasion de se réjouir. Puis il me dit que ses deux petites filles seraient très bien habillées, demain; et que l'une avait nom Rosa, l'autre Lucinola: des beaux noms! ajoutait-il, les répétant à plaisir, les faisant vibrer dans l'air tout remué des chants des campaniles.
Nos gondoles se perdirent, passé Saint-Georges-Majeur. La nuit venue, le clignotement des lumières nous éblouit et nous dispersa.
Le soir, aux portes des hôtels et des palais du Grand-Canal, une barque illuminée s'arrête, et l'on entend des violons. Il est assez difficile de distinguer les musiciens derrière le ballottement des lanternes; c'est une douzaine d'hommes entassés, et une ou deux femmes; parfois dans ce fouillis, on est arrêté par deux grands yeux vifs qui brillent. Mais à l'avant de l'embarcation, sur le petit terre-plein en dos d'âne, un bel homme est campé, droit et haut, le nez d'aigle, la taille enveloppée d'une capa dont le pan se rejette sur l'épaule avec arrogance, le chapeau large en arrière, les mains très sales, et force bagues aux doigts. Il écarte sa moustache, et dans le beau silence qui s'est fait, entonne une chanson claire et sonore, paroles d'amour découpées net, et brûlantes, comme cette langue en sait dire. Les violons et la voix des femmes soutenue en sourdine ont répondu, et la romance qui s'échauffe, monte éveiller les ombres refroidies d'une Venise de gloire, d'orgueil et de vie amoureuse. La lune baigne la lagune. De jeunes Anglaises au visage pur rêvent sur les perrons.
Des gondoles qui passaient se sont arrêtées; toute gondole s'arrête; on ne voit qu'une large masse noire qui s'enfle ou s'effile, tantôt compacte et tantôt ébarbée en longues pointes d'ombre, sans plus de bruit ni de tiraillements que l'éparpillement d'une plaque grasse et moirée, à la surface d'un étang.
Et puis, la barque s'en va doucement, sur l'eau bleuâtre, avec ses violons et ses voix. Les gondoles muettes ont filé, tout le monde est parti. Sur la lagune unie, la lune, légèrement voilée, flatte le silence.
Le hasard fit que nous nous trouvâmes ainsi, un soir, presque côte à côte «la petite Sainte-Marie-des-Fleurs» et moi. La lumière d'une des lanternes des musiciens lui frappait de temps en temps la figure. Je la regardai tant, qu'elle dut s'en apercevoir et même en être gênée. Je le regrettai après; je crus m'être compromis à jamais vis-à-vis d'elle. Elle ne pouvait plus me prendre que pour un homme mal élevé. J'en eus une sorte de désespoir. Le lendemain, tout me parut triste et navré à Venise. Le temps était gris. Je voulus retourner au Lido; je n'y vis personne et revins. Je passai le reste du jour à regarder stupidement la manœuvre des bâtiments de l'Etat, sur le quai des Esclavons, où je savais qu'habitait la jeune fille.
Quand on eut amené les couleurs, au coucher du soleil, je poursuivis jusqu'aux jardins qui sont au bout de Venise. Et là je vis encore une fois la nuit envelopper la ville. Je ne sais si ce fut à cause de mon ennui, mais je me sentis soulevé par un mouvement de tendresse si large et si profond qu'il me sembla que le monde entier ne suffirait pas à combler l'envie que j'avais de tenir quelque chose dans mes bras et de l'embrasser. Chose curieuse, c'était Venise que je voulais étreindre comme une femme. Elle était belle assurément, à cet instant presque incolore qui précède celui où elle cesse d'être éclatante de jour et celui où elle va s'enflammer des lumières du soir. Mais ce sont là de ces attendrissements qui viennent de l'immense fonds d'inconscience que nous portons en nous. Qu'ils nous rendent donc ridicules! Quelle figure ai-je dû faire là-bas, à l'extrémité de ces jardins, en désirant à toutes forces embrasser Venise!
Plusieurs jours se passèrent sans que je pusse apercevoir celle qui me causait ces troubles. Je ne pensais plus qu'à elle; il était bien inutile de chercher à me le dissimuler. Mon unique but était de la revoir. Je commençais à désespérer.
Je pris une gondole et parcourus Venise au hasard, m'en remettant à la fatalité, comme on le fait ordinairement dans des cas analogues.
Le ciel était sombre; de temps en temps il pleuvait; Venise semblait déserte; au tournant des canaux, le cri du gondolier n'éveillait aucun écho. Les vieux palais humides avaient l'air de pleurer par toute la surface de leur délabrement. De grands pallis, surmontés de la corne ducale ou d'un ornement en forme de turban, penchés aux portes closes, au-dessus des marches usées que l'eau frappait d'un clapotement lugubre, faisaient penser, dans ce demi-jour de rêve, à de grands personnages passés revenus s'attrister là de toute la gloire descendue par ces marches et qui ne les gravira jamais plus. Mais, dans l'état où je me trouvais, tant de ruine me versait une secrète volupté. J'eusse aimé que tout achevât de s'écrouler sous mes yeux.
Nous longeâmes les hauts murs du nord de Venise. La lagune s'étendait à perte de vue; l'île de Murano et le cimetière étaient enveloppés d'une ondée; vers Mestre apparaissaient des côtes indécises et grises encore, grises comme le ciel, comme l'eau, comme la ville et comme moi-même.
—Assez! assez! dis-je; nous rentrons!
La gondole tourna, et s'engagea dans le canal Saint-Félix, pour regagner le centre de la ville.
Vers quatre heures, nous approchions de la petite place située à l'entrée de l'église Saint-Sébastien. Mon cœur fit un bond. Je venais de reconnaître «ma petite Sainte-Marie-des-Fleurs» avec sa famille, entrant dans l'église.
—Arrêtez! criai-je au gondolier. Et je pénétrai dans l'église sans me rendre aucun compte de ce qui allait s'y passer, mais avec une certitude, une confiance parfaite, que quelque chose d'important s'y passerait pour moi.
Je ne sais en vérité quelle contenance je tins dans cette église. Je la connaissais beaucoup; j'y avais fait de longs séjours. C'est là que Véronèse repose au milieu de quelques-uns de ses meilleurs ouvrages. Outre le trouble de ma surprise, mon dépit me gênait. Il était fondé sur une sorte de pudeur assez présomptueuse. En effet, qui m'affirmait que cette jeune fille m'avait seulement vu la regarder avec insistance, dans la gondole; et si elle m'avait vu, ne m'avait-elle pas oublié comme on le fait d'un malotru quelconque qui vous a heurté dans la rue?
Ces dames firent le tour de l'église. Elles s'exténuaient à distinguer, à la seule lumière du Baedeker, les toiles voilées d'ombre. Leur ardeur et leur volonté étaient admirables. J'affectai de me tenir éloigné d'elles et d'aller justement à l'autre bout. On peut être sot à ce point! Je suis certain que personne ne faisait attention à moi; ne m'avait seulement vu. J'entrai dans le chœur et m'assis en face du Martyre de saint Marc. Singulier moyen de me dissimuler! Je crois au contraire, mais je n'en avais pas conscience alors, que je voulais absolument être approché d'elle, mais par la force des choses, non spontanément. J'avais déjà eu de ces singulières paresses. Et j'allai me placer au fond de ce chœur, comme en une souricière où forcément je serais pris. En effet, je les vis venir. A dix-sept ans, j'avais frissonné, à la rencontre d'une femme, mais pas depuis, comme je le fis alors.
Elles approchaient de la grille du chœur. Le jour pauvre qui tombait des vitres donnait toute la lumière possible à leur groupe que je n'oublierai plus. Deux dames âgées avaient l'air consterné que donnent aux malheureux voyageurs les visites artistiques. Leurs traits s'affaissaient, toutes leurs lignes tombantes semblaient implorer le secours d'un siège. Instinctivement, je me levai; elles allaient sans aucun doute venir s'asseoir là. Au mouvement que je fis, une autre jeune fille, une amie probablement, dérangea de la main le petit capuchon de caoutchouc qui, par-dessus des foulards, remontait à l'oreille de sa compagne, et, se penchant, glissa un mot qui les fit sourire l'une et l'autre. Évidemment, elles se moquaient de moi.
J'eus la brève sensation qu'aucun art ne me guérirait plus, moi, de la blessure qui se creusait, et que les hasards et les choses se mêlaient de venir élargir et toucher à vif. Cependant, qu'elle se fût moquée de moi n'était rien au prix de l'étrange secousse que me causait la seule vue de son visage.
—De qui, ces tableaux, mon enfant? fit une des dames âgées.
—Mais, maman! c'est de Véronèse, voyons! lança-t-elle d'un petit air indigné.
Et, prenant son amie par le bras, elle l'entraînait d'une muraille à l'autre, du Saint Marc au Saint Sébastien, du Saint Sébastien à la Glorification de la Vierge, semblant par son air affairé vouloir éviter les questions naïves de cette bonne maman qui, une fois assise, trouvait tout très bien. Ces demoiselles avaient des mouvements si précipités qu'elles me frôlèrent un instant. L'amie porta la main à sa bouche pour se tenir de rire; mais elle, se retourna vite, fit: «Pardon, monsieur!» et rougit jusqu'aux oreilles.
A tort ou à raison, ces faits médiocres me relevèrent instantanément. Toute ma désespérance tombait; une ardeur nouvelle me souleva. D'un coup j'étais résolu à tout oser, à jouer la partie pour le tout. Si je dois être séparé à jamais de cette jeune fille, me dis-je, que ce soit par une faute de ma part ou du moins par l'épreuve réelle que je ne lui peux plaire. Et je me jurai qu'avant dix minutes, j'aurais pénétré dans ce petit groupe. Ce petit groupe m'apparut comme un aréopage. J'en sortirais tout à l'heure radieux ou condamné.
Ceci se passait dans le maigre jour d'une église muette et quasi déserte où un étranger n'eût reconnu que des pierres et de l'ombre. Car aux murailles aussi la sublimité des toiles se taisait. On eût pu penser qu'il n'y avait rien ici!
L'orgue de Saint-Sébastien est clos de volets que le Véronèse a peints sur leur double face. Quand les volets sont rabattus, ce qui était le cas, on y voit la Purification de la Vierge. Ayant quitté le chœur, je vins me camper, les bras croisés, en face de cet orgue caressé des dernières lueurs du jour. Bien qu'extrêmement agité, je ne m'inquiétais plus; comme il arrive après les décisions prises. Je n'avais même pas le souci de chercher le moyen par quoi j'allais pénétrer dans le petit groupe. Il me suffisait de me dire: je veux y pénétrer.
Les dames ne manquèrent pas de venir s'écarquiller les yeux devant les volets. J'aurais pu m'écarter doucement pour leur céder la meilleure place; exécuter quelques courbettes et salutations; et notre qualité de compatriotes m'autorisait à dire: «Mesdames, il fait bien sombre...» Ainsi, j'eusse gagné peut-être les dames âgées. Mais je demeurai immobile jusqu'au manque de politesse, absorbé par le combat de la nuit contre l'éclat de ces couleurs qui sont comme un soleil terrestre. Je fus frôlé plusieurs fois, dans l'empressement de ces dames à distinguer des peintures que, sans doute, elles ne reverraient plus. La jeune fille elle-même me toucha.
Elle venait de découvrir dans le guide que les volets s'ouvraient et montraient une Piscine probatique. Aussitôt elle avisa de loin la vieille femme qui tenait la porte de l'église et lui demanda si l'on ne pouvait ouvrir les volets. La vieille qui n'entendait pas le français demeurait insensible.
Alors je sentis la douceur inouïe de traduire les paroles et le désir de la jeune fille. Je me refuse à dire la sorte de plaisir que j'y éprouvai, au sortir de mes secousses et de ma contraction dernière. Je ne sais si ma voix réfléta mon bonheur. Je crois à la vertu communicative des sons, beaucoup plus qu'à celle du sens propre des mots. Maintenant, par cette simple phrase italienne qui signifiait à une vieille femme de vouloir ouvrir des volets, il me semble que je dévoilais alors toute la secrète puissance d'amour que je sentais sourdre au fond de moi et qui m'étouffait. Ce n'était plus du tout la sorte d'émotion qui m'eût fait trembler la voix, quelques minutes auparavant, si j'eusse parlé, par exemple, dans le chœur. C'était un prodigieux bien-être, une aise tiède et bienheureuse: le goût délicat de ses paroles dans ma bouche. Mais ce fut une joie si minutieuse et si intimement tendre qu'il est bien possible que rien n'en ait transpercé.
Et, retraduisant ensuite la réponse de la vieille, je m'émerveillais de parler en face à ce visage aux yeux gris, enveloppé de foulards qui, par la suspension légère de ses sourcils manifestait plus de surprise de la façon que lui venait la réponse que d'intérêt à la réponse elle-même.
—Cette femme dit, mademoiselle, que le sacristain seul a les clefs, et qu'il n'est pas là pour le moment.
On eut le temps de recevoir la résonance sourde de mes paroles dans l'édifice avant que ne se détendît l'arc de ses sourcils. Enfin elle fit:
—Ah!... et, n'est-ce pas, monsieur, c'est bien dommage?
Nous causâmes le plus tranquillement du monde. Je lui dis ce qu'était la Piscine probatique. Toutes ces dames poussaient de petits «ah!» à chaque terme de beauté que j'employais, en parlant de l'admirable Maître. Cependant j'étais certain qu'écoutant un nouveau venu discourir, elles savaient déjà la couleur de mes yeux et de ma cravate et si j'avais soin de mes dents, mais nullement ce que je leur disais. A un moment, je leur fis observer que nous étions sur la dalle qui couvre le corps du grand homme. Elles se retirèrent toutes pieusement, et il y eut quelques secondes de silence. Elles étaient très sincères et voulaient être émues des choses anciennes bien que les femmes ne soient guère touchées que par le présent.
Rien n'égalait l'aisance de nos propos quand nous sortîmes de Saint-Sébastien. Ces dames émirent le vœu de retrouver sur leur chemin un cicerone si éclairé, me demandèrent si j'étais ici pour quelque temps encore ou si je ne faisais que commencer mon séjour.
—Il est étonnant ajouta gracieusement la jeune fille, que nous ne vous ayons point aperçu jusqu'ici.
Pouvait-on être plus aimable et plus généreux?
J'appris qu'elle avait nom Marie. Elle était la fille d'un des principaux banquiers de Paris, nommé M. Vitellier. On la faisait voyager pour compléter son éducation artistique, car elle peignait à l'aquarelle. Mais elle avait très réellement du goût. Elle s'efforçait de penser et de juger par elle-même. Comme elle y avait beaucoup de difficulté, ayant été élevée comme les autres jeunes filles, il se livrait en elle de perpétuels combats qui étaient de l'effet le plus charmant. Tout ce qu'elle abordait lui apparaissait, au premier coup d'œil, sous la couleur dont on lui avait appris à revêtir les choses, mais avec une sorte de réserve hésitante; puis elle faisait la grimace: «Ce n'est pas ça!»; enfin, elle se cherchait, et si on la devinait, si on allait au-devant de sa pensée encore peureuse, elle était dans une joie, elle vous aurait embrassé. Elle avait la sensibilité d'une feuille au vent; elle allait, venait, était ballottée perpétuellement, sous le coup de mille influences inapparentes qui eussent laissé tout calme hormis elle. Mais cette mobilité n'interrompait pas la continuité de sa grâce. Elle ressemblait à ces fleurs fragiles dont l'air agite les tendres pétales jusqu'à menacer d'en briser l'harmonie toujours renaissante sous les poussées les plus diverses.
Je sautais de l'ivresse à des désespoirs accablants. J'arrivais de promenades où la vie, côte à côte avec elle, m'apparaissait légère comme la lumière, et mes soirées étaient noires et lourdes, mes nuits coupées de brusques réveils avec cette angoisse toujours: «c'est fini! c'est fini! je ne la verrai plus...»
Ce cauchemar en venait à empiéter sur le jour; je l'éprouvais même tout à coup en face d'elle, sur les quais ou dans la gondole, et j'avais des mouvements nerveux qu'elle remarquait parfois.
—Qu'avez-vous? me dit-elle un jour.
—Mais rien! lui répondis-je.
Il m'avait semblé que je n'étais plus là, que je rêvais seulement à ces lagunes, à cette lumière, à cette présence... Je serrais le bord de la gondole pour me faire mal avec la réalité, m'affirmer le véritable moment, l'heure bienheureuse qui s'écoulait. Elle me vit et me dit sérieusement:
—Oh! vous êtes fort!
Non! l'apparence était par trop stupide: j'avais eu l'air de faire la parade avec mes muscles! Rien ne pouvait m'être plus désagréable; je me hâtai de rire et lui dis:
—Non! Non! Ne croyez pas! Mais il me passe parfois des idées mauvaises que j'écrase comme cela.
—Oui, oui! fit-elle, cela m'arrive aussi.
Mais elle n'avait pas été choquée de la première interprétation. J'aurais pu avoir cette vulgarité sans lui déplaire.
En traversant la Piazzetta, elle s'approcha doucement de moi et me dit:
—On peut vous parler à vous comme pas à tout le monde, n'est-ce pas?...
Et à cause du mouvement que je faisais:
—Bon! vous allez trouver banal qu'on vous mette à part, à présent, parce que ça se fait en faveur du premier venu à qui l'on parle, me direz-vous... Eh bien? que votre modestie, monsieur, s'arrange donc du traitement de premier venu. Je continue seulement à vous mettre à part, comme n'importe qui.
Dites-moi, est-ce que la perspective de venir à la maison, à Paris, vous effraiera?
—La perspective ne m'effraiera pas.
—Vous riez. Vous n'êtes pas sérieux. On ne sait jamais, quand on vous parle, si vous vous moquez du monde ou bien non. Je vous demande ça parce que maman va vous inviter; vous vous croirez tenu d'accepter, et si ça vous embête après, vous ne reviendrez pas, naturellement, et vous serez malheureux en vous croyant impoli. Je vous connais, peut-être?
—Mais pourquoi vous imaginer?...
—Pourquoi? pourquoi? Mais laissez-moi donc vous dire. Parce que, s'il est possible qu'ici vous vous amusiez un peu de notre compagnie—encore que vous soyez parfois fort grincheux—à Paris nous vous horripilerons. Papa est gros, absorbé, et dort le soir; maman est bonne; par-ci par-là nous avons des amis ou quelque chose d'approchant, des gens d'argent, des femmes médiocres, des sportmen, enfin, moi que voici, pas plus attrayante que ça, mais ayant au moins le rare avantage d'entretenir, parmi tout cela, un accord tiède, abrité du grabuge, par ma qualité de... comment dirai-je? comment nommer une jeune fille qui ne peut semer les convoitises intéressées et qui est garantie de l'éclat des autres par un avenir déterminé, étant fiancée à long terme?...
—Fiancée?...
—Oui.
—Ah!
Elle évita de me regarder, en me disant cela. Mais j'étais certain que cependant elle m'avait vu. J'ignore totalement ma contenance à ce moment. Ce qu'il y a de certain, c'est que, tout debout, continuant à marcher, peut-être à discourir, je perdis à peu près complètement connaissance. J'avançais sans prendre garde, vers la cohue bruyante des gondoliers: «Gondola, signore! gondola, gondola!» Ils brandissaient leurs rames et disposaient les coussins pour nous recevoir... Elle me tira brusquement par la manche:
—Mais où allez-vous donc?
Je ne regardais pas à mes pieds: j'atteignais le bord du quai; j'allais faire le pas suivant dans le vide.
Je me mis à rire tout à coup. Elle se fâcha:
—Si c'est une plaisanterie que vous avez voulu faire, je ne la trouve pas drôle, dit-elle, en faisant sa moue. Ne vous ai-je pas dit déjà que j'étais peureuse?...
La sottise de cette apparente plaisanterie, et en avoir ri, m'achevaient. Ma figure devait avoir l'air d'une loque. Elle s'en aperçut, elle crut sans doute que j'étais peiné de sa remontrance et de lui avoir fait peur. Elle se fit toute câline; elle me demanda pardon.
—C'est étonnant, dit-elle, comme vous changez de visage! A deux instants successifs, on ne vous reconnaît plus.
Je m'efforçais de ne pas la regarder. Ses yeux et sa voix, quand ils se faisaient tendres, me fondaient littéralement, comme le morceau de sucre sous le thé brûlant.
Elle poursuivit:
—C'est, dit-elle, que je vous parle de choses si peu intéressantes! Oh! je vous ai vu déjà, allez! quand un mot qu'on prononce vous choque ou ne vous atteint plus, c'est fini, d'un coup, vous êtes parti. Mais je veux achever tout de même ma petite présentation en règle, parce que si vous venez à la maison, il faut que vous nous connaissiez.
Je suis fiancée à un monsieur tout à fait riche. Savez-vous ce que c'est? Vous vous moquez de ça, vous! Moi, non. Je ne me fais pas l'idée nette de ce qu'est cela: être tout à fait riche; mais c'est une idée vague à laquelle je me fais. Il faut être tout à fait riche. Papa est riche seulement. J'ai toujours entendu dire que ce n'est pas assez.
J'ai vu ce monsieur deux ou trois fois. C'est un grand, blond. Il s'appelle Arrigand. Il est bien. Pour le moment, il est à Chicago. Ça fait rire, dites, quand on est à Venise, d'entendre dire que quelqu'un est à Chicago. Mais non, ça n'est pas ridicule!
—C'est en allant aux Chicagos de jadis que ce beau peuple actif a fait Venise.
—Ah! n'est-ce pas? vous comprenez ça! Eh bien! ça me fait grand, grand plaisir!...
—Mais, je ne suis pas si bête...
Elle sourit.
—Oui, oui! dit-elle, mais vous auriez blagué mon Chicago, vous qui ne paraissez entiché que de beaux débris, eh bien! ça ne m'aurait pas du tout étonnée, et, à vous dire vrai, ça m'aurait ennuyée, mais ennuyée! vous ne vous en faites pas l'idée...
—Je veux me la faire assez pour en être flatté.
—Comme vous voudrez, fit-elle rapidement. Mais, voyez-vous, je vous en prie, ne vous moquez pas de moi... Oh! trêve de protestations! je sais ce dont vous êtes capable; je commence à vous posséder sur le bout du doigt.
—Merci! et vous êtes encore stupéfaite quand vous me découvrez une lueur d'intelligence...
—Vous voyez bien! vous voilà encore à railler. Oh! c'est agaçant, agaçant! je suis dans une grande colère après vous! Mon Dieu! pourquoi est-ce que je me tue à vous expliquer des choses que je sais bien que vous avez déjà saisies; vous excellez à combler les réticences; vous devinez admirablement; mais on dirait que pour le moment, vous seriez enchanté de me piquer, de me faire grincer des dents. Mettons donc des points sur les i. Eh bien! c'est tout ce menu et banal trantran de la vie moderne, dont vous semblez faire abstraction, vous, garçon indépendant, vous, accoutumé de vivre dans la compagnie de ce que le passé, l'histoire, la poésie vous offrent de plus beau, c'est toute cette pauvreté de gens et de manières dont je redoute l'effet sur vous;... j'ai peur que vous riiez de nous tous et de moi. Oh! nous y prêtons beaucoup par tout ce que nous avons de vulgaire. Ce ne serait pas, de votre part, la marque d'une grande faiblesse d'esprit!...
—Je vous assure que si.
—Bien vrai? Oh! dites-moi ça, sans l'ombre de votre manière railleuse!
—Bien vrai. Je vous jure que je ne ris pas du tout.
Je ne riais pas. J'essayais d'étouffer ma rage et ma tendresse mêlées dans un tumulte confus. Le coup violent de la nouvelle de ces fiançailles, après m'avoir assommé, me laissait une colère contre cette petite qui m'annonçait cela avec tant de naturel. Je m'étais fait, depuis huit jours, en pensée, à une telle familiarité avec elle, que l'idée brutale de la prendre et de secouer ses membres fragiles, comme à une maîtresse surprise en trahison, me vint avec le retour de mes sens. Je lui en voulais de ne pas découvrir que j'étais ivre d'elle et qu'il valait mieux ne pas m'inviter à l'aller voir que me dire cela.
J'étais furieux contre moi-même et contre tout le reste. Nous étions arrivés, tout en causant, à la corne extrême de Venise, où sont les Jardins. Elle me dit:
—Décidément, vous êtes dans vos vilains moments, ce n'est pas la peine que je parle; je vois que vous ne m'écoutez pas.
Cette phrase anodine, mais qui marquait la sorte d'intimité boudeuse et grondeuse où nous en arrivions aisément et que j'adorais, me remit à vif. Elle me donna un petit coup si voluptueux et si amer que je sentis les larmes me suffoquer. Je me contins par un brusque effort, mais je dus rester quelques instants sans répondre. Mon ravissement vis-à-vis d'elle était dans la nuance des paroles. Je vis si clair et si proche l'instant où cette douce intimité minutieuse allait être rompue, que j'eus la tentation de briser tout à coup, pour en demeurer sur le pur parfum. Paris et la pensée de l'homme de Chicago, pensai-je, vont me corrompre et m'empoisonner tout cela. Tournons sur nos talons, emportons le baume encore si délicat! Puis, je réfléchis qu'il y avait quelques minutes à peine qu'elle m'avait annoncé ses fiançailles—il me semblait déjà que j'en avais souffert depuis plusieurs jours;—la quitter si soudainement, ne serait-ce donner à cet événement une importance que je ne voulais pas laisser paraître? Enfin, ces dames nous avaient rejoints, et mon adieu non préparé eût été d'une sécheresse indécente. Je n'osai pas l'exécuter. Mais je résolus de me comporter immédiatement vis-à-vis de moi-même, comme si ma séparation eût eu lieu en effet; de me tuer le sentiment; de n'être plus là qu'un étranger retenu par la politesse. Et si j'étais tenté de faiblir, une idée me devait servir de cordial puissant: «J'emporte au fond de moi, me devais-je dire, la petite amphore close sur le parfum sans mélange; aussitôt seul, j'en soulèverai avec précaution le couvercle et en aspirerai les arômes légers.»
Je me mis à parler à tort et à travers, dans les Jardins. Je m'intéressai subitement à des quantités de choses qui, depuis une quinzaine, m'étaient devenues étrangères. Je retrouvai l'homme que j'étais avant la journée du Lido. Assis du côté des lagunes, je retraçai à ces dames les beaux fastes de la République de Venise. Elles s'émerveillèrent et me crurent un bien savant homme. J'annonçai très sincèrement le projet de me livrer à des travaux considérables.
—Vous êtes bien élégant, me dit la jeune fille, pour demeurer dans les bibliothèques.
J'affirmai que j'avais des manches en lustrine et des lunettes à longues branches minces et recourbées qui tiennent solidement aux oreilles.
Le reste de la promenade s'acheva en humeur facile. Nous vîmes encore un beau soleil mourir en faisant palpiter les marbres. Je pris congé sur ce quai des Esclavons tant de fois parcouru; je fixai mon départ au lendemain; je retins le toucher de mes doigts en pressant une dernière fois des mains chaudement tendues; j'aveuglai même mon regard, en sorte qu'aucun œil ne me troublât. J'étais persuadé que j'avais le cœur le plus sec et que tout plaisir était désormais vulgaire au prix de celui qui m'était réservé, sans mélange, et que j'emportais comme un souvenir merveilleux de ce que Venise a de plus subtile beauté: respirer ma petite amphore parfumée!
II
J'avais résolu de filer tout d'une traite à Paris. Je me méfiais d'un lent éloignement de Venise, où ces dames devaient demeurer une semaine encore. Je ne pus pas dépasser Vérone, et je luttai contre moi une journée entière pour ne pas retourner à Venise.
Je me rappelle l'affreux déchirement de ce départ où j'ai aperçu, dans le brouillard du matin qui s'enlevait, Venise s'éveiller au soleil, d'une couleur de chair, pareille à l'étirement d'un beau bras. Je crus encore une fois que c'était cette ville qui m'émouvait! Mais, à la regarder de loin, merveilleuse, véritable Vénus soulevée de la mer, je me rendis bien compte que ce n'était pas Venise que je voyais et que ce n'était pas même de la beauté qui me touchait.
Il y a, à Vérone, des jardins à l'italienne où l'on monte par un échelonnement de terrasses. J'y passai l'après-midi dans une terrible perplexité. D'en haut, je découvrais une allée de noirs cyprès aigus, pareils à de grands glaives endeuillés, et, sur les murailles, des vignes vierges qui saignaient comme des viandes déchirées. Tout cet or rutilant d'automne et le brasier superbe de la vieille ville rousse étendue à mes pieds sous le soleil ardent, me parlaient trop violemment de la guerre qui était allumée en moi. Je fus effrayé de ce que j'étais devenu en si peu de jours. Il fallait partir, oublier. Je descendis dîner au buffet lamentable de la gare de Vérone. J'étais le seul voyageur. On alluma pour moi deux becs de gaz qui se mirent à clignoter dans la salle immense. Des garçons rôdaient inoccupés. Des chauves-souris passaient et repassaient autour de la lumière. L'horloge sonna huit heures et je pensai qu'à ce moment on chantait là-bas, sur le Grand-Canal, et que la gondole qui portait la petite fiancée de M. Arrigand, l'industriel de Chicago, glissait comme sur une huile douce.
Je pris le train de Paris.
De Milan, où je fis encore une halte de lâcheté, j'avais envoyé une dépêche à ma bonne cousine de la Julière pour l'avertir que je descendais chez elle. Elle était accoutumée à diverses excentricités de ma part et ne se montra point trop étonnée de cette fantaisie.
A dire vrai, je ne pouvais plus rester seul. J'étais certain que la vue de mon intérieur de garçon me serait intolérable. Je pressentais que tous mes objets familiers, tous ces petits moi-même épars sur les tables, les murs et les étagères, s'imprégneraient aussitôt de l'image nouvelle que je portais et me la renverraient avec une trop cruelle intensité. J'ai peur de la souffrance qui vient, de celle de tout à l'heure et de demain. Je m'enfonce et me retourne au contraire avec une rage presque amoureuse dans la douleur actuelle, dans celle qui m'étreint tout de suite.
Je voulais, d'autre part, éviter mes amis. Les plus délicats deviennent grossiers vis-à-vis d'un cœur ébranlé. Il n'y a pire que l'ami pour inventer le mot qui vous blessera à fond sur le chapitre de l'amour. Ressentent-ils de notre passion naissante une secrète jalousie? Leur petit coup de stylet n'est-il que l'instinctive défense contre la rivalité que nous venons leur avouer si gauchement?
Ils voient au point ce que nous n'apercevons qu'au travers de notre exaltation. Une parole juste nous semble d'un ton si bas que nous la taxons de froideur et facilement d'impertinence.
Rien ne valait, pour un souffreteux de mon espèce, le voisinage d'une femme tendre et commençant à prendre de l'âge.
Ma bonne cousine de la Julière était un refuge mieux que maternel. Une quinzaine d'années seulement nous séparaient, et elle avait perdu de la jeunesse juste ce qu'il fallait pour qu'une femme gardât un parfum aimable et non troublant. Je n'avais pas avec elle cette familiarité qui l'eût autorisée à m'interroger au delà de ce que je manifestais avoir envie de lui dire, ni précisément le respect qui m'eut retenu de lui faire telles confidences dont le goût m'aurait pu pousser.
Mais sa maison m'était d'un secours presque aussi grand. Les objets y étaient d'un goût si médiocre que je ne pus jamais, dans leur entourage, tenir fermement mon sérieux. Ils ne me faisaient souvenir que des figures solennelles que j'aperçus une fois autour de la table du conseil municipal dans une petite ville de province où je suis né. J'étais parmi eux aussi à l'aise et aussi garanti de fortes impressions que je le dus être en face de ces bonnes gens assemblés sous le buste de plâtre. Cette qualité des objets est d'une importance extrême. S'ils vous agréent, vous vous prolongez en eux. Ils augmentent votre douleur ou votre joie; toute leur surface s'ajoute à celle de votre sensibilité. Si non, ils sont comme de ces gens quelconques, de qui l'on fait abstraction sans scrupule, qui ne sont jamais gênants. Jamais l'émotion qui me brûlait ne pourrait échauffer les pendules ou les lithographies de Mme de la Julière au point de leur communiquer ces petites âmes que l'on insuffle aux choses amies et qui vous parlent, qui vous racontent à vous-même, trop clairement parfois. Enfin j'étais là moins que nulle part encombré de ma personne.
Ma bonne cousine crut que ne descendant pas chez moi, je me dérobais aux assiduités d'une maîtresse, et me plaisanta au sujet de mes goûts versatiles.
Naturellement, avant que huit jours ne fussent écoulés, je lui avais dit tout ce qu'il en était.
Voilà qu'elle veut entrer tout de suite en relations avec cette jeune fille, et me la faire épouser.
—Mais, ma bonne cousine, puisqu'elle est fiancée!...
—Ta! ta! ta! Mais elle rompra pour vous!... On a vu accomplir des choses plus malaisées!
—Mais, puisqu'elle veut être très riche! très riche! entendez-vous?
—Allons donc! cela prouve, mon grand bête de cousin, que le cœur de cette petite n'a pas encore parlé, voilà tout. Elle est candide comme un agneau blanc, la chère enfant. Mais elle aimera; elle vous aimera; ça ne laisse aucun doute!... Allons! dites-moi, où perche cette famille?
—Mais, pas très loin, avenue Henri-Martin, un petit hôtel...
—Courez-y donc, au lieu de rester là à vous morfondre, sur les chenets!
Je n'y courus pas; j'attendis passer quelques semaines encore; enfin je me présentai avenue Henri-Martin.
Fus-je plus heureux? Fus-je plus misérable qu'auparavant? Étranges effets des fortes impressions successives et des contrastes violents: douleur de l'absence et présence soudaine; un être cru perdu, éloigné à jamais et qui est là tout à coup et vous sourit. La réaction bouleverse; on y perd la tête... La présence a des effets si considérables dans le monde sentimental! On ne saurait ni affirmer ni nier qu'une femme que l'on tient sous son regard, et sous l'influence de sa pensée par des paroles séduisantes, et qui vous reçoit un moment dans ses yeux et dans toute son attention éveillée, vous aime ou ne vous aime point, au moins en cet instant. Je suis sûr, quant à moi, que j'ai aimé ainsi, durant des minutes, et que je l'ai oublié après. Que faudrait-il pour que le sentiment persistât, reçût le don de vitalité? De sorte que je sentais qu'il m'arriverait souvent de sortir de chez cette enfant avec l'idée que toute son attitude avait marqué qu'elle m'aimait et que je serais, peu après, persuadé que d'autres personnes étaient autorisées à se faire la même réflexion et me remplaceraient en cette minute attentive dont j'étais déjà éperdument jaloux.
Comme je la regardais, un moment, en me taisant, elle me dit:
—Vous ne me reconnaissez pas?
—Si et non...
—Si, vous me reconnaissez, parce que j'ai toujours l'air aussi pointu et sec, puis instantanément chiffon, pommade ou lénitif, comme vous voudrez; parce que je semble étourdie comme la girouette du campanile de Saint-Marc et tout à coup sérieuse comme le bonnet de grand'maman, qu'il faudra aussi vous présenter. N'est-ce pas, mère, il faudra présenter grand'maman à Monsieur?
Vous me suivez bien, n'est-ce pas? Eh bien! vous avez de la chance...
Donc maintenant, vous avez dit que vous ne me reconnaissiez pas: j'imagine que cela vient de ce que vous m'avez vue vêtue comme un sac de nuit et que je vous fais presque l'effet de toucher à l'élégance. A l'étranger on a du goût aux belles choses, ici à soi. Ah! vous avez eu bien du mérite à ne pas vous tenir écarté de mon écossais.—Madame, dit-elle à une personne qui venait de s'asseoir, venez donc l'an prochain au quai des Esclavons voir ma robe écossaise. Cela vaut le pavois d'une frégate italienne au passage d'un prince allemand...
—Eh bien, voilà, chère mignonne, dit cette dame, un attrait qui suffirait à me conduire au quai des Esclavons. Et vous retournez là-bas l'an prochain?
—A Venise? toujours! J'ai aimé cette ville à la folie. Non pas tout de suite, non! Pas de coup de foudre, vous savez. Je m'y suis même promenée pas mal de temps comme une petite sotte, et j'ai honte d'avouer aujourd'hui que je me suis ennuyée au Lido... Et puis, un beau jour... oui, mettons un beau jour! cric! crac! les portes s'ouvrent; et j'aime, j'aime tout de ce pays!...
—Oh! oh! mais racontez-moi ce miracle! Je sais que rien n'est si commun que le miracle, de nos jours, mais celui-ci me plaît.
—Mais! en vérité, je ne saurais dire... je ne sais comment cela est venu; vous savez, il y a de ces ciels qui s'éclaircissent d'un coup, sans, qu'on remarque que la brise a changé.
—Madame, fit observer la maman, qui ne parle qu'avec parcimonie, il serait injuste de ne pas attribuer à Monsieur la part qui lui revient en cette belle éclaircie. Monsieur est artiste et érudit et il excelle à vous montrer la beauté de ce qu'il touche...
—A moins, ajouta la jeune fille vivement et avec une pointe malicieuse, que Monsieur ne soit lui-même si nuageux qu'il répande le mauvais temps tout alentour...
Ce petit détour me sauva d'entendre mes louanges et nous tira tous d'un embarras qui naissait, malgré tout, de la conversation. Elle se prolongea sur un ton badin, et, dans le brouhaha de l'entrée de plusieurs personnes, la jeune fille m'avisa avec une mine grave et fâchée:
—J'ai peur, dit-elle, que vous ne me croyiez pas sérieuse.
—Je vous prends tout à fait au sérieux!
—Vous qui raillez sans en avoir l'air, vous devriez pourtant comprendre que l'on puisse ne pas railler quand on en a les apparences...
Il n'y avait plus de refuge, plus de repos pour moi, nulle part; car je sentais que sans elle, il n'existait pas un endroit où je pusse m'asseoir en me disant: je suis bien là. Tout ce que je pouvais voir était vide et sans attrait. Paris était transformé en un désert, et la vue de tout ce néant me donnait le vertige.
Cependant je m'efforçais à espacer mes visites.
Comme toutes les fois que j'ai senti l'amour, un instinct de ruse se réveillait en moi. J'abhorre, à l'ordinaire, tout ce qui est de biais, tout ce qui est louvoiement, dissimulation ou mensonge. Dès que j'aime, je me sens prêt à toutes les canailleries. C'est ainsi que je fis naître adroitement lors d'une de nos entrevues dans le salon de l'avenue Henri-Martin, l'idée qu'il y aurait beaucoup d'agrément à retrouver dans différents livres certaines des impressions que nous avions eues dans notre voyage d'Italie. Ces livres évidemment faisaient partie de ma bibliothèque, et je devais les prêter. C'était un commerce plein de promesses, sous les couleurs les plus candides; et j'y goûtais déjà le plaisir de savoir que quelque chose de moi ou de chez moi serait entre ses mains; qu'elle respirerait en feuilletant ces pages et ces images, un peu de l'atmosphère dont j'étais nourri moi-même. Mais, de plus, je prévoyais que j'allais me mettre l'esprit à la torture pour lui confier de ces livres qui lui devraient raconter mon âme, où elle me verrait, me recevrait, petit à petit et malgré elle. C'était un calcul d'une subtilité puérile, mais je faisais ce calcul. Tout cela n'aurait l'air de rien; mais je voulais ainsi la circonvenir et l'envelopper; je voulais la saturer de ma pensée, de mes caprices et de mes goûts, de telle sorte que, même à distance et si longuement séparée de moi, elle en vînt à ne plus penser que par ma cervelle, à ne plus marcher que dans l'emmêlure des réseaux que je lui tendais par le moyen de mille fantaisies tressées pour elle.
Je rentrai donc chez moi à cause de ces bouquins. Ma bonne cousine m'avait dit: «Allez et revenez vite, ne restez pas dans la solitude.» Maintenant je ne pouvais plus en sortir, et j'y étais énormément malheureux. Ce que j'avais prévu était arrivé. Il me semblait au milieu de tous mes bibelots ordinaires, que j'avais raconté mon cœur à des centaines de gens qui restaient là à me regarder, avec ma confidence dans leurs yeux. Ils me gênaient; mais je les aimais, à présent de savoir cela. Ils en étaient tout transformés; je leur trouvais des figures extraordinaires; que devait donc être la mienne?
Mais est-ce qu'il y avait des livres qui continssent ce que je voulais lui dire? Tous les livres qui étaient là à me regarder s'étonnaient de me voir ainsi; ils ne savaient pas ce que c'était; aucun d'eux ne portait ce dont mon cœur et mon cerveau étaient remplis à cette heure-là!
Voici le parti que je pris. Je lui porterais un ouvrage quelconque et dedans je glisserais un petit mot, insignifiant en apparence, mais très clair en réalité, et qu'elle comprendrait à merveille si elle le voulait bien.
J'écrivis sur un feuillet arraché à un carnet les lignes suivantes:
«Le livre que j'aurais voulu lui donner à lire, ç'aurait été celui qui eût contenu la simple causerie entre un homme assez impressionnable pour que toutes choses l'eussent frappé jusqu'à l'enthousiasme ou la blessure; assez clairvoyant pour juger, comme une peinture ou un bibelot, le rayon qui l'extasia ou le stylet qui le fit saigner; assez éloquent et évocateur pour faire revivre et palpiter cette ardeur sans emphase ni boursouflure,—et une femme qui eût été l'extrême sensibilité, l'extrême intelligence et l'extrême curiosité, c'est-à-dire apte à merveille à être ravie ou torturée, à torturer ou à ravir. Les mots de leur dialogue eussent ainsi coulé tantôt à la façon de perlettes de pluie limpide et légère dont le bruit ressemble à de petits rires enfantins, tantôt à la façon de ces larmes lourdes des métaux en fusion qui, au toucher du sol ont comme un court cri d'angoisse et répandent un peu de fumée âcre.
«Je n'ai pas trouvé le livre. Mon désir est de tenter de le faire, malgré que je manque de presque tout ce qu'il y faudrait: les vertus que j'ai dites d'abord; et puis le collaborateur.»
On sonna à ma porte et on me mit dans la main une lettre. Je ne pensais qu'à elle! Serait-ce quelque chose d'elle! Je chassai cette idée comme stupide et fis une grimace dérisoire. C'était une enveloppe étroite et longue, une écriture de femme que je sentis, que je vis je ne sais comment, dans mon antichambre obscure. A grands pas j'allai à la lumière. C'était d'elle! Je criai tout haut, et je tombai la tête dans mes mains, sur cette écriture, en la baisant.
«Monsieur mon ami, vous allez tomber des nues—car je pense que vous y êtes, comme souvent,—en touchant cette preuve de ma témérité. N'exagérons rien; je mentirais, et vous le verriez bien vite, si je n'avouais tout de suite que la main me tremble un peu à écrire ces premières lignes qui sont pourtant le résultat, je vous assure, d'une bien longue délibération.
«Quand j'eus décidé de les écrire il était convenu avec moi-même qu'elles seraient une série de petites notes prises à la lecture du livre que vous avez eu la complaisance de me prêter. Naturellement ces réflexions n'auraient pas eu d'autre résultat, sinon d'autre intention que de vous donner l'occasion de vous moquer de moi. Sans compter que ça m'est désagréable, il faut que je vous dise que je n'ai pas lu ce livre depuis huit jours qu'il est là, sur un beau pupitre en marqueterie, quelque chose comme une place d'honneur quoi! Monsieur, le temps m'a manqué. Le croiriez-vous? Oui car je l'ai passé à lire votre petite note.
«Je suis si peu accoutumée à être traitée, même par vous, de la façon grave et mieux que flatteuse que vous semblez prendre, en ce bout de mot charmant, qu'il n'y a pas grand mérite de votre part à m'avoir touchée. Vous voyez que je ne vous gâte pas, bien qu'au fond vous en valiez la peine pour le plaisir que vous m'avez fait. Car maintenant, il me semble être pour longtemps à l'abri de ces allusions railleuses qui vous font l'effet tout à coup d'une porte qui grince au milieu d'un agréable concert ou d'un petit trébuchement bien vulgaire au cours des plus douces rêveries. Quand ma réponse n'aurait pour but que de vous supplier de demeurer dans ces bonnes dispositions, je me féliciterais de l'avoir faite. Eh! mon Dieu! je me demande quel autre but elle peut bien avoir, sinon vous dire quel plaisir j'ai trouvé dans ce que chacun de vos mots vous ouvre d'attirant, de... ah! je ne sais comment dire, les mots qu'on nous apprend et que l'on prononce autour de nous ont si peu de rapports avec ce que vous indiquez si bien, avec ce qu'il faut être non pas «éloquent», mais «évocateur» n'est-ce pas? pour faire entendre? Je vous ai bien reconnu, tel que je vous ai vu à Venise, dans les instants où vous condescendiez à ne pas plaisanter. Mon Dieu! pourquoi faut-il que les uns se donnent tant de mal pour se faire prendre au sérieux et les autres pour donner d'eux l'illusion de bouffons taquins et méchants?
«Où vais-je, et que vous dis-je, et qu'ai-je à vous dire? Ah! voyons! que je suis bien incapable de vous suivre en une si noble collaboration; que tout ce que j'y sens de séduisant et de beau épouvante un peu ma timidité et mon ignorance. Seigneur! je parle de timidité et je vous écris! car il n'y a pas d'illusion à se faire: ceci n'est pas des notes; je vous écris. Ah! j'ai bien peur que vous ne trouviez cela énorme; mais vous, Monsieur, qui n'êtes pas dans les affaires et n'avez même pas l'air de vous douter de ce que c'est, vous devez comprendre que l'on puisse accomplir certaines actions extraordinaires poussé par quelque chose de si totalement désintéressé, par un charme si innommable, si au-dessus de tout ce qui a coutume de vous entraîner, que vraiment il ne doit y avoir nulle vilenie à se laisser aller. Monsieur mon ami, vous m'inspirez tant de confiance avec votre dévouement à des idées si en dehors du courant de la vie, que si je garde un peu d'émotion jusqu'à ces derniers mots, je n'ai, ni n'ai eu aucun scrupule».
Retenu à dîner avenue Henri-Martin, elle me prit à part, dans le salon:
—Je suis sûre, dit-elle, que vous ne vous étonnez pas de ne point m'entendre m'excuser d'avoir osé vous écrire...
—Mais! je ne le souffrirais pas!
—A la bonne heure!... Maintenant, dites-moi, avez-vous assez d'amour-propre pour vouloir bien admettre que ce qui est vis-à-vis de vous une action dont on est plutôt fière, ne se commettrait pour rien au monde en faveur de qui que ce soit autre que vous?
—Me voici dans un bel embarras! Cruel petit sphinx, quel que soit le sens de ma réponse je mérite d'être condamné! Oui: je me gonfle d'un orgueil qui me rend ridicule; non: je vous blesse.
—Vous hésitez?
—Non! non! je choisis le ridicule.
—Voulez-vous bien ne pas rougir d'avoir de vous l'opinion que je me suis faite moi-même et qui, au fond, est bien la vôtre, allez! si vous étiez franc...
—Allons donc! Tenez, sans y prendre garde voilà que vous vous arrangez avec une coquetterie autrement singulière que celle que je vous accorde et vous veux: vous vous mettez à part de tous les hommes en vous prétendant dénué de vanité!
—Mais, je vous assure...
—Alors, vous n'êtes pas l'homme que j'ai cru trouver, et vous ne valez pas la peine que je déroge pour vous aux règles de...
—Grâce! grâce! Mademoiselle, vous êtes un adversaire terrible et je me rends. Oui, je suis orgueilleux... de vous avoir inspiré l'idée que j'avais le droit de l'être; je suis à part et au-dessus de tout Le monde, puisque c'est ainsi et puisque c'est là que vous m'avez vu; et il faut bien que cela soit, sans quoi vous seriez inexcusable d'avoir trahi les canons de la bienséance!...
—Je vous en prie, ne quittez pas votre sérieux, il n'est pas question de jouer, ce qui, d'ailleurs, ne vous va que médiocrement, vous aurez beau faire...
—Ah! interrompis-je, une fois pour toutes, que je m'explique à ce propos. J'ai vu, depuis que je regarde, tant de gens se grimer de sérieux et d'importance, qui ne sont en dessous que des polichinelles, que la figure du pitre m'est apparue par contre, l'image définitive du philosophe de nos jours. C'est par goût pour ces beaux clowns qui pleurent sous leur farine exhilarante que vous me verrez sourire aux instants les plus graves.
—Eh bien! je vous dirai une autre fois si je vous approuve, quoique, à la vérité, j'aie vu, pour ma part, plus de gens sérieux que de polichinelles, mais sérieux profondément pour des choses bouffonnes... Pour le moment, je ne veux pas lâcher mes moutons, puisque nous avons quelques secondes de loisir. Et ces moutons s'apprêtaient à vous dire qu'une petite fille qui a toujours vécu jusqu'ici dans ce milieu de gravité imperturbable autour de ces fameux lingots d'or—que je révère beaucoup, notez bien, mais sans aveuglement,—eh bien! éprouverait une joie, grande, noble, belle n'est-ce pas? dans le commerce d'une amitié intelligente avec un homme qui porterait une gravité au moins aussi considérable sur des objets d'une autre envergure que nos lingots... Allons! laissez-moi achever: ça n'est déjà pas si facile à dire. C'est une grande témérité de ma part, je sais bien, que de me croire bonne à ce commerce... Mais la faute est à vous qui me l'avez d'abord entr'ouvert. Je désire, Monsieur mon ami, que vous voyiez cette ambition-là et rien que cette ambition-là, dans l'acte d'indépendance que je me permets en votre honneur...
Quelques jeunes gens se précipitèrent; ils tenaient à la main les couplets d'une chanson décente d'Yvette Guilbert et venaient prier Mademoiselle d'accompagner l'un d'eux au piano. Elle sauta et leur fut toute dévouée. Je la regardai un moment au piano, avec les frisons blonds de ses tempes pailletés d'or par les lumières. Des refrains d'une ineptie équivoque naissaient de la promenade de ses doigts. Néanmoins je continuais de regarder ces doigts aimés; mais leurs mouvements, peu à peu, se transformaient pour moi en ceux d'une «gigolette» de café-concert que j'avais connue et qui était assez spirituelle jusqu'en sa façon de paraître bête. Peu à peu, mes yeux souriaient à l'évocation de cette divette court vêtue, et je sentais en même temps le pli amer de ma bouche. Elle leva les yeux, un instant, vers moi, tout en plaquant de tristes accords. Ah! je me relevai d'un coup: jamais je ne verrai dans nul tableau humain la mêlée violente et distincte de tant de sentiments divers que dans le miroir de ces yeux gris qui se foncèrent et s'humidisèrent tout à coup et dont je ne pouvais plus m'écarter malgré la remarque qu'autour de nous, sans doute, on ne manquait pas de faire. Me prit-elle en pitié ou bien le rôle qu'on lui faisait tenir? Il y avait, dans son regard, de la surprise, de la confusion, un peu de dégoût, et il y surnageait une complaisance habituelle pour la médiocrité, à l'aide de quoi elle se composa un sourire aimable qu'elle promena ensuite sur la guirlande de jolis cœurs qui l'encadrait. Je ne fus pas maître de moi; je sortis. Comme je soulevais une portière, le bruit des applaudissements me gifla tout l'épiderme. Je jugeais ma répulsion puérile; mais mon état exaltait la violence de toutes les impressions. J'atteignis l'antichambre et un domestique tenait mon manteau. Elle apparut dans l'entre-bâillement d'une tapisserie qu'elle avait peine à soulever.
—Vous partez? dit-elle, mais j'avais un mot à vous dire, venez donc...
Elle m'entraîna dans une pièce voisine, et aussitôt:
—Ah! je vous avais bien dit que vous ne vous feriez pas ici!
—Mais si! mais je vous supplie de ne pas croire;... seulement j'ai la tête lourde, ce soir, j'ai besoin d'air;... vous savez, comme à Venise, les jours de pluie...
—Oh! vous avez eu une façon de regarder mes doigts!... que vous ont-ils fait, dites! C'est cette chanson, n'est-ce pas?
Elle me montrait les petits doigts longs, minces et blancs. Je lui pris la main et la serrai doucement en lui disant adieu.
—Et votre livre, fit-elle, quand vous le rendrai-je?
—Quand vous l'aurez lu!
—Non, je voulais dire; quand viendrez-vous le chercher?
—Quand je croirai que vous l'avez lu!
—Méchant! Dites donc, vous savez que je puis très bien «ne pas achever de lire» plusieurs livres à la fois!...
—Je vous en apporterai plusieurs à «ne pas lire du tout»!
«Mademoiselle amie, je vous préviens que dès ce premier feuillet qui doit vous dire mon contentement, je mets à celui-ci une sourdine. Pourquoi? mais parce qu'il en a besoin! Je pense que c'est beaucoup vous dire...
«Je vous ai vue aujourd'hui. Vous ai-je dit le quart de ce que j'avais envie de vous dire? Jamais, jamais on ne peut parler! Jamais, en aucune circonstance, on ne peut donner l'être à ce qui flotte autour des lèvres, qui cherche à prendre vie et forme en des mots tout prêts, déjà presque articulés, et qui se résorbe, fatalement avorté. C'est bien pis que n'oser pas dire, c'est ne pas pouvoir exprimer. Et ce qu'il y aurait de trésors à retrouver, d'exquises minutes de vie intense, d'instants de fièvre intraduits, où l'âme, semble-t-il, allait s'égoutter en perles, qu'on n'a pu ni recueillir ni donner! Ce qu'il y aurait à glaner, dans ces résidus de la conversation: quantités de sincérités, de franchises, d'élans mort-nés, victimes de la conversation elle-même, mécanisme trop compliqué, inégal toujours à la pensée, qui constamment trahit, qui est bruyant, indiscret, dont l'écho même, ou vous effraie, vous intimide ou vous grise. Combien meilleur, le «signe» en sa simplicité, pour l'expression des émotions fortes. N'allez pas croire que je vous fasse l'apologie de la pantomime...
«Ah, vous n'imaginez pas comme il est bon de vous parler le soir! Toutes les secousses qu'on a éprouvées, tout le mal qu'on s'est fait en se cognant les coudes; toutes les rudesses qui vous ont éraflé, écorché; tous les contacts pénibles, toute la grossièreté traversée, tout cela tombe, semble-t-il, comme des vêtements tachés de boue, et l'on sent en s'approchant de vous, qu'un souffle frais vous passe, que quelque chose de reposant vous environne; il semble que l'on pénètre dans une chapelle, avec cette croyance d'enfant, que la madone vous sourit: Vous ai-je dit que je vous avais nommée «Sainte-Marie-des-Fleurs» avant de vous connaître? Vous plaît-il d'être sous cette invocation, la figure très confiante à qui l'on vient après chaque journée apporter ses confessions et presque ses prières?
«Il y a tant de choses rudes tout le temps heurtées sur la route, depuis la brutalité franche jusqu'à ce qui n'est que l'absence de délicatesse. On souffre d'un bout à l'autre de cette progression parcourue en tous sens, et presque tous les gens que l'on voit, vous font l'effet de ces pierres râpeuses sur quoi je ne puis absolument pas passer la main. Le défaut de trouver un être qui n'ait pas cette écorce de grès, vous fait peiner à sa recherche, et à force de tâter des mains pour éprouver, quel délice d'en rencontrer enfin qui soient douces! Cela vous garde de s'essayer à devenir soi-même coriace pour éviter le froissement des vilains épidermes. Comprenez-vous que j'aime à vous parler le soir?»
«Monsieur mon ami, j'ai attendu votre petit envoi. Je vous le dis pour que vous sachiez bien que je me mets assez vite à attendre, et que je n'aime point ça. La personne que vous aviez chargée de la commission avait reçu des instructions si minutieuses qu'elle n'a consenti à se dessaisir du paquet qu'en «mains propres». Soyez sans inquiétude, mes «mains propres» l'ont reçu. Vais-je vous dire aussi qu'elles l'ont béni? Oh oui! tant pis! Je ne sais point vous déguiser ma pensée. Vous dites des choses, et d'une façon que je suis heureuse et confuse de me savoir la privilégiée qui les reçoit, et mieux! qui les provoque, en partie. Il m'arrive de me laisser tomber les bras et de me demander si je ne rêve point. Sur quoi, monsieur, vous appuyez-vous donc pour croire que je vaille qu'on me parle ainsi? Mais personne ne m'a parlé, jamais, ni de cette façon, bien entendu, ni d'une autre. J'en demeure un peu étourdie, et pour ne vous pas revêtir de trop grand mérite, j'en attribue la raison à la nouveauté, pour moi, de toute parole un peu vibrante et parlant des choses de l'âme. Il n'y a point de mal à se laisser flatter du plaisir si particulier qui vient de mots pleins de sens à la fois et de caresses? Que dites-vous, que «jamais, jamais, on ne peut parler... etc.?» Si, si, on peut parler! Oh! monsieur mon ami, j'ai la plus grande foi en vous, et je m'abandonne, les yeux fermés, à la fréquentation si chaude de votre pensée. On doit jouir de l'âme comme si on la devait perdre d'un instant à l'autre, n'est-ce pas? Vous dirai-je les soins avec lesquels je recueille les parcelles de ce que vous écrivez? Je prends ces bribes, une à une, et je les laisse, si l'on peut dire, au bord de mon âme, un petit temps, puis je les sens tomber goutte à goutte jusqu'au fond, où je sais que je ne peux plus les perdre. Cela vient-il de moi? mais il me semble qu'on ne finit pas de vous lire, car de nouvelles choses surgissent qu'on n'avait point d'abord soupçonnées sous l'impression première.
«Vous «tourmentez», monsieur mon ami, voilà qui est aussi agréable que terrible. On voudrait tant causer avec vous, tranquillement. C'est cela, cela que je voudrais. Pourquoi cette fièvre et cette inquiétude qui vous brûlent et semblent consumer tout alentour? Comme vous devez vous faire souffrir, à moins que vous n'y éprouviez le même goût que l'on doit avoir à vous sentir brûlant.
«Vous m'avez bien amusée avec vos «mains qui sont comme des pierres râpeuses». Oh! le vilain égoïste! l'affreux douillet! la petite femme! Mais moi, je ne suis pas comme cela. Ce qui me choque, après les rustres qui vous donnent des poignées de mains qui font rougir les joues, ce sont ceux qui vous tendent une main si molle ou si sèche qu'elle n'a aucune expression. Voyez, je ne suis incommodée que par les extrêmes: l'outrance ou le trop peu; et je n'avais pas pensé à votre râpe qui doit être intermédiaire.
«Nous irons vendredi, après midi, à cette exposition du Palais de l'Industrie, qui va fermer bientôt, je crois. Cela vaut-il la peine? Adieu, monsieur mon ami.»
Tout courait, tout se précipitait. Pourquoi les choses elles-mêmes se mêlent-elles d'être si pressées?
C'étaient les mots surtout qui nous emportaient; ces mots que je ne maudirai jamais assez! Chacune de mes paroles était, pour la pauvre enfant, comme une petite flèche qui s'élançait de mes lèvres ou de mes doigts.
Assurément, j'avais voulu agir sur ce cerveau de jeune fille, mais l'ayant touché, dans une mesure déterminée, j'étais effrayé de voir la puissance soudaine de tout le restant de mes petites forces. Elle y gonflait le sens de chaque expression et s'émouvait pour le seul fait que venaient de moi des choses qui eussent laissé tout le monde indifférent.
Mais, quoi que je fisse pour enrayer désormais notre marche dangereuse, nous étions déjà loin; et la sorte de terreur que j'éprouvais était assez semblable au vertige qui vous fait vous précipiter...
«Bonjour!... monsieur mon ami, c'est moi, ne vous dérangez pas! Est-ce que vous allez trouver que je vous taquine insupportablement si je vous dis que j'ai écrit, le soir de notre rencontre au Palais de l'Industrie, un petit feuillet que vous n'aurez pas... parce que, l'ayant porté sur moi plusieurs jours, il est dans un état! Vous ne le regretterez pas: il était assez maussade, oui, maussade, je ne sais trop pourquoi, et malgré que je vous aie su un gré immense d'être venu à cette exposition. Mais tenez, voyez tout de suite comme le monde est mal fait, et comme nous sommes malheureuses. Je dois aller à tel endroit, il n'y a pas de mal à ce que j'aie du plaisir à vous y voir. Je vous dis: je vais à tel endroit; il n'y a rien non plus d'extraordinaire que vous y veniez. Eh bien! je suis au désespoir parce que cette petite entente prend en français le nom de «rendez-vous», ce qui est affreux, n'est-ce pas, monsieur mon ami? Cependant, si, dans le salon, je vous fais signe de venir causer avec moi, dans un petit coin, cela ne prend pas ce nom effrayant. Ah! j'ai été bien ennuyée. J'aurais mieux fait, dites! de ne pas vous prévenir. Mais, je ne croyais pas que vous viendriez, ni même que vous feriez attention seulement... On hasarde ainsi l'expression timide de petits ou grands désirs, sans compter absolument qu'ils se puissent réaliser. Et je vous assure qu'on est tout surpris quand ils se réalisent, et qu'on sent que l'on n'y était pas du tout préparé.
«Aussi, vous avez dû me trouver bien étrange, cette après-midi? Ah! pourrai-je jamais être devant le monde, le moi-même que vous formez par la douce culture de vos paroles? Nous apparaîtrons-nous jamais l'un et l'autre ce que nous sommes dans ces feuillets échangés? J'ai peur, j'ai peur. Dites-moi, mon ami, pourquoi j'ai peur. Echangeons des feuillets le plus possible! c'est le meilleur, n'est-ce pas?
«Je suis revenue, harassée de cette promenade, étouffée de ce que j'aurais voulu vous dire, oh! seulement vous dire de remercîments; oui, de remercîments gros, gros, pour ce que vous voulez bien être pour moi. Jamais je ne saurai vous dire: je ne sais pas du tout en quoi ça consiste, ce dont je veux vous parler; j'ai beau réfléchir, ça me paraît une gratitude énorme, comme si vous m'aviez fait plus de bien, en seulement vous occupant de moi, que tous ceux qui m'ont comblée jusqu'ici. Mon Dieu! que tout ça est bizarre! que vous devez me trouver sotte! et que vous avez aujourd'hui raison de dire qu'on ne peut point parler! Mais je suis si bien accoutumée à ne rien exprimer de ce que je pense et à ne laisser transpercer que des choses indifférentes, que si je me hasarde à être une fois expansive, tout le monde me demande si je suis malade...
«Oh! dites-moi, vous qui savez!... est-ce que le fond de tout cela n'est pas qu'il ne faudrait point tremper la main dans la source qui alimente notre rêve? Mieux vaudrait ne vivre que de chimères, qui sont la seule vérité.
«Je vous laisserai sur la méditation que vous pourra inspirer le désir que je vous ai dit—l'ai-je bien dit?—et que j'ai, de nous voir à l'un et à l'autre beaucoup de poudre aux yeux. Mais voyez comme je suis imprudente, illogique, faible, ou simplement confiante en mon rêve, malgré toutes mes peurs: ce feuillet semble dire que c'est de loin que l'on se jette le mieux la poudre, et je vous dis: venez, à la maison, m'en jeter demain.»
Quand elle vit que je m'apprêtais à quitter le salon, elle se leva, et elle alla prendre dans une jardinière une rose qu'elle garda à la main. Je ne pus pas m'en aller si tôt. Deux idées lui vinrent alors à la fois: que je n'avais pas encore fait la connaissance de «grand'maman» qui ne quitte pas la chambre, et que «papa» avait acheté des étains qu'il fallait me montrer, dans la salle à manger.
—Conduis donc monsieur, dit Mme Vitellier.
Nous allâmes chez grand'maman qui nous embrassa l'un et l'autre d'un regard si étonné et si tendre que j'en fus presque incommodé et demandai à voir les étains. Marie gardait sa rose à la main. Nous étions seuls dans la salle à manger. Je désignai la fleur:
—C'est, dis-je, une houpette excellente pour la poudre aux yeux!
Elle me regarda seulement, sans paraître entendre, et le champ de ses yeux gris se peupla encore, de cette façon extraordinaire que je ne pouvais supporter.
Elle me parlait des étains. C'était, entre des bords sobrement ondulés, un corps de femme, hissant à demi des eaux de la mer, puissant, gracieux, souple, modelé admirablement. Elle avança un moment la main qui tenait la rose; je crus qu'elle me l'allait donner. Nous continuâmes de parler de l'étain, aussi éloignés l'un et l'autre qu'il est possible, d'un sujet de conversation. Je crois que je tremblais légèrement et je posai l'œuvre d'art de peur de laisser paraître mon émotion. J'avais une peur d'enfant de retrouver le regard de Marie; je sentais que je crierais, ou bien que je me pencherais la baiser. Elle n'osa ni me donner la rose, ni moi la prendre. Nous rentrâmes au salon sans nous être regardés. Ce fut la minute la plus exquise de ma vie.
«Seul, ce soir, chez moi, bien clos, mon feu tout rouge et un grand calme partout, quelque chose de doux et de si bon me prend, que je me renverse contre le dossier de mon fauteuil, en fermant les yeux. Je garde mes feuillets et mon crayon à la main pour vous dire tout à l'heure un peu de ce que j'éprouve... Je cherche ce que j'ai bien certainement à vous dire... Vous me faites trop de bonheur! c'est tout! c'est tout! Ne vous moquez pas de moi si vous croyez que c'est trop peu vous dire; ne vous offensez pas si vous croyez que c'est vous dire trop... Ayez pitié de moi, plutôt! Je vous adresse mon silence, ne me traitez pas de fou, c'est une chose très naturelle; je me tais, je ferme les yeux; il me semble que je me sépare du monde entier; il n'y a plus rien au monde; tout en a disparu. Quelqu'un le repeuple: c'est vous. Marie.»
Passy, 24 décembre.
«Mon ami, voici le dernier billet de la plus malheureuse des femmes. Vous n'attendez pas que je vous dise la raison de cette double nouvelle, car vous devez voir, en beaucoup de choses, plus loin ou tout au moins plus vite que moi et vous me ferez la grâce de comprendre ce que je ne me sens pas capable de vous expliquer.
«J'ai bien pleuré, allez, tout le temps que j'ai tardé à vous répondre, et je suis bien, confuse de ce que j'ai fait, vis-à-vis de vous, monsieur, qui devez avoir une jolie opinion. Mais, je vous jure que je ne savais pas ce que faisais: je vous écrivais aussi naturellement que je le fais à ma petite amie quand je suis loin d'elle. Maintenant seulement, je vois que j'ai eu tort. Oh! ne croyez pas que je vous accuse et fasse retomber sur vous la moindre responsabilité de ceci: dans ces affaires, vous avez toutes sortes de raisons de ne point juger comme nous, et qui vous mettent à l'abri de nos inquiétudes. Enfin, sachez bien que je reste votre amie, et je crois même que je serai pour vous une meilleure amie, en prenant la détermination que je vous ai dite.
«J'ai cru d'abord que j'étais folle, en éprouvant tout à coup une si grande terreur de ma conduite, mais plus j'ai réfléchi, plus cette impression s'est confirmée. Voilà bien la première fois qu'une pareille chose m'arrive, et vous allez vous moquer de moi, de qui vous admiriez la fermeté dans les partis que j'avais une fois adoptés. Ah! bien ouiche! je ne me sens plus solide du tout, et c'est un des malaises les plus pénibles, de sentir qu'un chemin où l'on s'est engagé avec une telle confiance, vous mène en terrains si vagues que l'on ne sait plus s'ils contiennent le jardin du Paradis ou bien le précipice.
«Allez-vous rire de ce qui n'est peut-être, chez moi, qu'un enfantillage, bien que je ne le croie pas? Mais je vous ai si souvent prié de ne pas rire que vous ne riez plus. Peut-être ai-je eu tort et eût-il mieux valu rire? Ah! je vous jure que je n'en ai pas du tout envie, dans ce moment, et il faut que je m'arrête, voyez-vous, car je sens que lorsqu'on a des ennuis qui vous soulèvent le cœur par trop fort, les seules personnes qui recevraient votre confidence sont celles à qui il ne les faut pas faire, et c'est bien malheureux.
«J'espère, monsieur, que l'on vous verra tout de même à la maison et vous savez que l'on y aura plaisir.
«Il faut pourtant que je vous demande une chose: c'est de brûler tout de suite ce petit dernier mot ainsi que ceux d'avant, et de ne plus penser jamais qu'ils aient existé. Je vous remercie. Adieu! adieu!
«Marie.»
Après deux longues journées remplies d'un singulier mélange de joie et d'angoisse, de délibérations, de partis résolus et de retours, de longues conférences avec ma bonne cousine à qui il fallut recommencer de tout dire; après être monté en voiture et avoir indiqué au cocher l'avenue Henri-Martin, et en être descendu parce que j'avais besoin de marcher et craignais d'arriver avant d'avoir réfléchi suffisamment, je finis par monter à pied du côté de ce Trocadéro si souvent envisagé depuis deux mois comme le terme d'un idéal voyage. Ses tours de pacotille étaient transformées pour moi; elles m'étaient devenues comme ces clochers aperçus de loin à l'approche d'une ville chère, et une fois dans ses jardins, c'est un autre monde que j'abordais et je pensais que les gens qui par hasard m'y rencontraient ne me reconnaissaient pas plus que je ne faisais pour eux.
Ni là, ni ailleurs, personne ne m'eût reconnu aujourd'hui. Ces dames me demandèrent si je relevais de maladie. Je leur dis que non, et elles ne doutèrent pas que je ne fusse au début de quelqu'une. Marie elle-même était fort décomposée. A la faveur d'un mouvement qui se produisit dans le salon, elle s'approcha de moi:
—Comme vous voilà fait, mon ami, qu'avez-vous?
—Vous le demandez?...
Elle n'osa plus m'entendre; elle alla et vint de l'un à l'autre précipitamment, puis parla à sa mère et l'on me dit en riant que grand'maman ayant une faiblesse à mon endroit, désirait me voir. Marie me fit signe:
—Venez!...
Nous nous trouvâmes seuls dans l'escalier. Nous dûmes croire l'un et l'autre qu'il allait se passer quelque chose d'assez extraordinaire, le souhaitant, sans doute, et le redoutant à la fois. Nous montions, elle devant, un peu sautillante. Cet escalier parut long, puis court. Nous atteignîmes trop tôt la chambre de «grand'maman». Nous ne nous étions rien dit. Mais quand nous fûmes devant la vieille dont les yeux seuls parlaient et nous caressaient encore tendrement comme la dernière fois, et mieux, semblait-il, nous entendîmes nos cœurs battre. Cela faisait un bruit que nous couvrîmes de paroles confuses et précipitées. Nous ne pensions point au sens de nos mots. La bonne femme faisait des efforts pour nous saisir, et une sorte d'indulgence intelligente demeurait par-dessus tout dans le bleu vif de ses veux. Elle semblait dire: «Mon Dieu, comme je comprends clairement ce langage absolument décousu et toutes vos phrases sans queue ni tête...» Elle voulut nous embrasser. Je fus si touché que la voix commença de me trembler, et c'était l'instant, cependant, où j'avais le plus grand besoin de conserver mes sens, car il fallait que la descente dans l'escalier contînt quelque chose de décisif.
Ayant pris congé de cette chère «grand'maman», nous nous retrouvâmes seuls sur le palier. Je n'avais plus que la peur d'être de nouveau paralysé par un commencement de silence; trois marches sans parler, pensais-je, et je ne dirai rien; quand on est en train de parler, même de choses futiles, on peut tout exprimer, même les plus graves.
Alors, comme Marie refermait doucement la porte, je lui dis, presque sur le même ton que mes derniers mots quelconques:
—Je vous aime!
—Descendons! descendons! fit-elle vivement, et sautant. Même elle faillit trébucher à la première marche. Je la soutins du bras et vis qu'elle avait pâli.
—Descendons! descendons! répétait-elle.
Nous descendîmes plusieurs marches, sans ajouter un mot. Le maudit silence allait retomber. Je me débattis et je dis résolument à Marie:
—Marie, je ne peux plus, je vous aime!...
Elle regarda vivement en haut, comme si elle souhaitait que quelqu'un vînt qui retardât cette minute.
—Marie, me permettez-vous de demander votre main?...
—Ha! ha! fit-elle; mais je ne peux pas! je ne peux pas, vous savez bien!... Ah! pourquoi m'avez-vous dit cela?... Il ne fallait rien dire... on aurait pu rester ainsi peut-être longtemps, encore longtemps... Je ne pourrai plus vous voir à présent; il ne faut plus que je vous voie!...
Nous voulions nous arrêter dans cet escalier et ne l'osions faire ni l'un ni l'autre; dans un corridor ou sur un palier nous eussions causé peut-être: à tel point l'on est esclave de l'usage coutumier des choses! et nous arrivions au bas de cet escalier et ne nous parlerions plus jamais.
Marie hésita un instant en tournant le bouton de la porte du salon; elle vit clairement sans doute qu'elle ne pouvait pas revenir sur ses dernières paroles. J'allais la supplier, l'appeler: «Marie!». La porte était ouverte; nous aperçûmes plusieurs personnes; nous étions à la minute la plus torturante de notre drame et dûmes présenter des figures ordinaires.
Je tombai comme une chose inerte chez ma bonne cousine de la Julière. Nous n'eûmes pas besoin de parler. Elle s'assit à côté de moi, m'embrassa et pleura. Elle me garda chez elle. J'y passai trois jours dans une prostration complète. Une après-midi nous allâmes au bois. Vers l'endroit où l'allée commence à s'incliner sur Longchamps et où les voitures sont plus libres, nous fûmes croisés par la famille Vitellier. Marie était assise à côté de sa mère; et son père avait près de lui un grand homme de barbe jaune et de teint coloré. Nous nous saluâmes et je dis à ma cousine en ricanant si fortement qu'elle eut peur:
—C'est le fiancé de Chicago!...
Il y eut ensuite un assez long silence, et ma cousine me dit:
—Il faut vous remettre au travail, mon ami; votre existence n'a pas de nom!...
Je mêlai cet avis de la sagesse qui prononçait ma condamnation en face de l'évidence, à l'envie amère que j'avais de revoir la voiture contenant Marie et son fiancé. Cela forma quelque chose de si douloureux que ma torpeur se secoua comme sous des piqûres brûlantes, et se mua en rage folle. Je me sentais parfaitement insensé, mais j'étais fouetté jusque par ma sottise et m'en grisais comme d'autres font de la boisson, dans des moments analogues. Je voulais que Marie fût humiliée vis-à-vis de moi, d'être vue avec son fiancé et d'insulter presque à ma douleur visible. C'était stupide; elle ne songeait pas assurément à cela. Je fis retourner la voiture. Nous les croisâmes de nouveau.
—C'est assez, observa ma cousine.
C'était assez, en effet. J'avais regardé cette fois-ci le visage de Marie; elle avait du cygne jusqu'aux oreilles, à la façon dont elle se gardait le cou avec des foulards blancs, à Venise; et ses yeux gris étaient purs, seulement un peu effarés, inquiets. Je ne sentis plus qu'une misère si profonde que je me fusse, à pied, laissé écraser par la première voiture. De temps en temps, comme un poison qui peu à peu s'infiltre et ravage des parties reculées, cette idée me lancinait: Marie s'est jouée de moi; la cessation brusque de sa correspondance n'était pas cet éveil de pudeur qui vient de l'amour, mais l'éveil de la crainte qui venait de Chicago; elle a dû s'amuser beaucoup; elle a peut-être fait de moi bien des gorges-chaudes avec les petits messieurs aux chansons d'Yvette; c'est une petite gueuse!... Et je répétais presque tout haut: «C'est une petite gueuse!...» Il me semblait, en disant cela, que je mâchais une substance nauséabonde; c'était une parole qui devait avoir le goût du blasphème, de l'insulte à Dieu de qui l'on se croit molesté. Je ne me rappelle point être descendu de la voiture; je ne me retrouvai que couché depuis longtemps sans doute, avec des potions et l'appareil de mille soins, et le même goût dans la bouche, les mêmes mots persistants, avec l'horripilant d'une scie et la répulsion d'une calomnie proférée malgré soi: «C'est une petite gueuse!...»
III
Quand je revins à moi, il paraît que j'étais sauvé; mais on avait été fortement inquiet autour de moi. Le temps était gris et délicat. J'avais une fenêtre d'où l'on embrassait à vol d'oiseau tout le bois de Boulogne: au loin les coteaux de Meudon et de Sèvres et la petite trouée sur Saint-Germain étaient noyés dans une brume bleue, tendre et ténue comme la paume d'une main féminine. Le Mont-Valérien perçait seul ces vapeurs, et la grande masse des arbres nus que leur bois colorait de tons divers, semblait une nappe de nuages houleuse dont la moire mobile caressait, attirait et étourdissait. Je fus obligé de m'asseoir. Je n'étais pas encore très vaillant.
Je fis prendre chez moi mon courrier, avec la permission du médecin. Ce devaient être des journaux et des revues ou des lettres indifférentes qui ne pouvaient pas me casser la tête.
J'ouvris en titubant une enveloppe de papier teinté. Cela était daté du 1er janvier. J'étais tombé malade la veille.
Passy. 1er janvier.
«Venez et demandez.»
Il y avait une autre enveloppe pareille, du 8 janvier.
«Je vous attends et vous supplie.»
«Marie.»
Enfin une troisième avait été distribuée le matin, et voilà ce qu'elle contenait:
«Si vous êtes vivant, vous aurez pitié. Vous ne pouvez me tenir rigueur de la réponse que je vous ai donnée dans l'escalier, puisque je n'étais pas libre de vous en donner une autre. Maintenant je le suis. Ce mot est-il une «autre réponse»? Que pourrais-je y ajouter? Mais, vous savez cela depuis quinze jours et vous n'avez pas paru. Vous êtes parti!... Quelle impatience! n'ai-je pas agi assez vite? Ah! si vous êtes quelque part où ceci ne vous atteindra pas! O mon ami!... Je pleure jour et nuit. On croit que c'est à cause de ce que j'ai fait, ou plutôt défait; mais personne ne sait pourquoi j'ai fait ou défait cela. Et j'en suis même étonnée, parce qu'il me semble que ça saute aux yeux. Je suis perdue.
«Marie.»
—Ma cousine! ma cousine!
La chère femme accourt tout essoufflée:
—Venez que je vous embrasse!... Non! lisez tout de suite!
Elle commence par ouvrir les yeux; elle sourit et toute sa figure exprime le contentement et la surprise joyeuse, en même temps toutefois que la confirmation de quelque chose dont elle eut eu comme un soupçon. Puis elle se chiffonne, et cela je l'attendais, parce que ma bonne parente est effarouchée de ce que Marie ose m'écrire.
—Mais, ma cousine bien-aimée, si cette petite ne m'avait pas écrit cela, je ne l'eusse appris jamais et j'emportais et j'allais répandre d'elle une opinion bien fâcheuse, et j'en ai failli mourir, paraît-il. Trouvez-vous si décent de laisser étouffer des sentiments dans l'ombre qui, mis en lumière, donneront à la vie sa beauté?
—Mais je ne dis pas cela, mon cher ami; voyons! vous allez me chercher noise quand je ne suis au contraire qu'émue... Je ne sais pas ce que j'ai, ce que j'éprouve, voyons! tout cela est si soudain, ce revirement, cette nouvelle figure que je vous vois... enfin, laissez-moi respirer...
—Pas longtemps, dites? Vous voyez bien que vous n'avez pas le temps!
—Comment cela?
—Mais, ma petite cousine, dis-je en l'embrassant, parce que vous voyez que cela presse, et que malgré que j'aie un bien grand plaisir à vous voir près de moi, rien n'égale la satisfaction que j'aurais à vous savoir avenue Henri-Martin... Hein! suis-je aimable?
—Avenue Henri-Martin?...
—Demander pour votre cousin la main de Mlle Vitelier.
—Ah! mon Dieu! mon Dieu! mais laissez-moi respirer un peu, au moins... Mais, je n'avais jamais envisagé cela de si près. La dernière fois que vous m'avez fait l'honneur de me consulter, il s'agissait, s'il vous en souvient, de pressentir seulement l'opinion de cette enfant... Mais aujourd'hui, songez un peu, avez-vous jamais pensé à la fortune de cette jeune fille?
—Elle est riche, je sais, mais je demanderai qu'on me fasse la grâce d'une petite dot de rien du tout, de quoi aller à Venise une fois l'an et y changer de foulards.
—Grand fou! et vous, savez-vous seulement ce que vous avez?
—Une douzaine de mille livres... ne manquez pas, ma bonne cousine, d'énumérer ma fortune en livres, j'y tiens; cela vous a un son passé qui va à mes goûts réactionnaires. Toutefois, je vous permets d'escompter mon bel avenir: auditeur au Conseil d'Etat; belles relations, etc.
—Mais! misérable enfant! il ne s'agit pas de plaisanter quand on veut prendre femme!...
—Mais, ma chère cousine, je vous ferai observer que c'est vous qui, pour le moment, me semblez manquer de gravité en tenant compte de tout, hormis le cœur de cette jeune fille et le mien. C'est une chose dont les personnes raisonnables jouent avec une insouciance d'enfants... Nous ne mourrons pas, privés d'une grande fortune; et, privés l'un de l'autre...
—Mais les parents ne vous donneront pas cette jeune fille!
—Oh!... Elle se donne bien, elle!...
—Permettez-moi de vous dire que cela peut être le fait d'une nature excellente, mais qui manque un peu de prudence, et dont... comment dirai-je?... la spontanéité... serait pour... je ne dis pas m'inquiéter...
—Ma cousine!
Je dus avoir le visage si brusquement convulsé, la voix si altérée et si mauvaise que ma cousine ne sut plus si elle devait être plus effrayée de mon état ou de ce qu'elle avait dit. Elle avait insulté Marie. Elle sanglota et s'enfuit. J'étais furieux; je m'oubliais tout à fait; j'eusse frappé quelqu'un et faillis briser tout. Je cherchai mes vêtements, m'habillai à la hâte. Je tremblais de fièvre; mes jambes flageolaient; il me semblait que j'avançais à la façon des petits oiseaux qui sautillent. Je descendis je ne sais comment. En bas, ma cousine en me voyant poussa un cri. Je lui répondis par un ricanement.
—Grand Dieu! où allez-vous? fit-elle.
—Ha! ha! ha! ha!...
Elle s'avança en appelant son mari, les domestiques, quelqu'un. Je la repoussai avec brutalité. J'avais atteint la porte de la rue; en m'apercevant avec mon chapeau, mon pardessus, le concierge avait ouvert; la porte bâillait. Un domestique arriva; ma cousine lui demanda de m'empêcher de sortir. J'étais déjà dehors.
—Jean! Jean! dit-elle à l'homme, courez derrière monsieur, il ne tiendra pas debout...
Je sentis l'homme à mes trousses. J'étais fou, et il me parut que je retrouvais des instincts et des gestes d'enfant. Je croyais fuir quelqu'un qui voulait me battre et je me trouvais des jambes de sept ans; j'avais conscience d'être grotesque en faisant aller mes talons très haut comme les bambins. Je me précipitai dans un fiacre et y tombai comme une masse.
—Cocher! avenue Henri-Martin!
La voiture roula; le domestique dut m'abandonner.
Toutes sortes de choses m'échappent concernant ma démarche avenue Henri-Martin. Je n'ai pas souvenir de la manière dont j'entrai, dont je demandai M. et Mme Vitellier qui, précisément, se trouvaient ensemble à la maison. Je me rappelle seulement que j'eus plaisir à constater que Marie ne paraissait pas, et je pensai que tout le monde était préparé, attendait cette visite officielle. Je ne sais ce que je dis. Je ne revois clairement que les figures de ces deux personnages quand résonna dans ma bouche le nom de Marie que je leur demandais. Oh! comment prononçai-je ce nom! Marie eût été fille des pierres de la muraille qu'à la façon dont je dis: «Mademoiselle Marie», ces pierres me l'auraient jetée dans les bras. Ces deux personnages jouèrent la surprise, d'abord, et ensuite la dignité la réserve. Je ne m'en étonnai pas autrement. Ils me demandèrent quelques heures de réflexion sous le prétexte de consulter leur chère enfant. Je recevrais une prompte réponse, espéraient-ils. Je me retirai sur ces solennités conformes à l'esprit des plus distingués de mes contemporains.
Je me fis conduire chez moi, où parviendrait la réponse. D'ailleurs, je ne voulais plus revoir ma cousine. Elle avait insulté Marie. Pourquoi? Ah! n'était-ce pas la haine naturelle, irrémédiable du médiocre pour l'héroïque, de la femme sacrifiée à des conventions qui l'ont retenue de vivre et qu'elle prend pour la vie, contre celle qui veut vivre contre tout? Hélas! que dis-je? et, moi-même, n'avais-je pas commis le même crime vis-à-vis de cet être adorable; n'avais-je pas passé des journées et des nuits de fièvre à l'injurier devant celle qui veillait maternellement à mon chevet? N'avais-je pas moi-même introduit ce doute dans un cerveau mal prévenu envers celle qui semblait m'avoir empoisonné? Ah! mais c'étaient des injures d'amour! Est-ce qu'une femme s'y devrait tromper?
J'étais donc séparé, par quelque chose d'ineffaçable, d'une femme qui me tenait lieu de mère et venait de me révéler tout à coup que j'exécrais son jugement, sa pensée, son âme en somme, de telle sorte que je me demandais de quelle nature pouvait bien être le lien qui nous unissait. C'est dans cet état que j'attendais le prononcé de ma sentence par un tribunal de fantoches sans cœur ni sens! Ainsi, me disais-je, tous les êtres dont nous dépendons et que nous croyons aimer nous sont aussi étrangers que s'ils étaient descendus d'une autre planète, et nous demeurons à l'aise et sourions parmi des figures qui nous devraient faire peur par leur étrangeté. Ils sont en hostilité perpétuelle contre nous; nous n'y prenons garde que dans des cas tout à fait extraordinaires: une âme enfin a paru où vous vous mirez avec délices; c'est alors que vous voyez le mouvement entendu de leur tourbe, leurs grimaces et leurs poings menaçants!
Je grelottais pendant qu'on m'allumait du feu. Mes pauvres bibelots, mes livres abandonnés me regardaient et semblaient me prendre en pitié. J'attendais. J'attendais.
Ce fut une lettre très décente et de termes fort mesurés, fort convenables à ménager l'amour-propre d'un galant homme épris, qui m'apporta ma sentence. A partir de ce moment-là je compris que le malheureux qui entend le résultat de la délibération du jury soit si souvent impassible. La catastrophe abasourdit; sous le coup, l'on n'est que stupide. Après seulement l'homme avec son merveilleux outillage de douleur se réveille.
Je recommandai que l'on ne reçût personne. Je savais que ma cousine était venue, après son domestique et son mari. Je n'avais pas voulu les voir. Je n'étais pas tombé encore dans la période d'attendrissement; ma haine, ma colère se soutenaient.
—Monsieur, me dit mon concierge, cette dame est revenue.
—C'est bien.
—Monsieur, il est venu une autre dame, à la tombée de la nuit...
—Je n'y suis pour personne, entendez-vous?
—Monsieur, j'ai dit aussi à cette dame que monsieur n'y était pas.
—C'est bien.
—C'est, monsieur, c'est que... cette dame a eu l'air bien contrarié...
—Elle n'est jamais venue ici?
—Oh! non, monsieur!
—«Oh! non, monsieur!»... qu'est-ce que ça a d'extraordinaire? Elle aurait pu venir... Vous n'avez pas demandé une carte, un mot?...
—Oh! monsieur, j'ai bien vu que cette dame n'était pas quelqu'un à donner son nom...
—Comment était-elle?
—Monsieur, je n'ai pas bien vu sa figure...
—Allez-vous-en! allez-vous-en! C'est bien.
Et pendant que cet homme descendait, je lui criai tout à coup:
—Vous ne ferez exception que pour cette personne, si elle revient!
J'étais fou! je me tâtais la tête et me regardais dans tous mes miroirs pour tâcher de prendre conscience de mon identité à cause de l'idée insensée qui m'était venue. Je ne pouvais pas croire que je fusse sain et que je crusse cette chose possible.
Comme le jour baissait, un coup de timbre me secoua violemment. Il y eut quelque hésitation dans l'antichambre, le temps me parut abominablement long. Enfin la portière se souleva. Nous étouffâmes deux cris:
—Vous!
—Moi!
Je ne sais pas ce qui se passa tout de suite. Elle était essoufflée; je ne tenais pas debout. Je crois que je lui dis de s'asseoir; mais elle ne voulait pas; elle voulait repartir aussitôt. Et puis il y eut certainement un silence que je n'ai pas mesuré. Il était plein et délicieux; il me sembla que j'y buvais à une fontaine de Jouvence et je ressuscitais miraculeusement.
—Marie!
Mais dès que le souffle lui revint, les larmes lui montèrent aux yeux. Je n'osais lui prendre la main; je la regardais et nous eussions pu demeurer longtemps ainsi.
Elle avait soulevé sa voilette pour essuyer ses yeux; elle la rabattait et était obligée constamment de la relever.
—Mon Dieu! mon Dieu! fit-elle en pleurant.
Puis ayant enfin prononcé un mot, elle se ressaisit tout à coup par cette grande force de volonté qu'elle a, et elle me dit d'une voix qui s'affermissait:
—Ce que je fais est inouï, mon ami; mais je suis à vous. J'ai déjà pris pour vous quelques partis assez graves et celui de vous écrire m'a coûté plus que celui-ci. Vous m'avez révélé en moi une vie que j'ignorais tout à fait: celle du cœur et de l'esprit; c'est l'âme, ça, n'est-ce pas? Eh bien! mon âme est à vous, car je vous dois autant il me semble qu'à ceux qui m'ont nourrie et vêtue. Je ne cesse de les aimer, mais pas au point de leur sacrifier mon âme. Croyez que je le leur ai dit, comme je vous le dis, mais ils ne m'ont pas comprise et m'ont dit que je n'étais qu'une enfant et reviendrais sur ces billevesées. Ainsi l'âme est billevesées, mais l'argent ne l'est point. C'est bien extraordinaire. Enfin nous éclaircirons peut-être tout cela; mais je vous répète que je veux vivre par vous; je veux vous voir et vous écouter. Je ne reconnais qu'à vous le droit de s'y opposer. Me trouvez-vous étrange? me blâmez-vous? vous opposez-vous?...
—Marie, tout ce que je vous pourrais dire est visible sur la figure que ces événements m'ont faite, et vous le voyez... Il est visible à l'aspect abandonné de toutes ces choses que vous apercevez, qui étaient ma vie, qui m'ont fait mon âme et lui ont permis, dites-vous, d'éveiller la vôtre, et que je délaisse cependant, et trahis, pour vous!
—Oh! je ne veux pas que vous les abandonniez: vous viendriez à me haïr...
—Je vous aime, Marie!
Elle fut debout, tout à coup; elle me tendit une main loyale; nous nous serrâmes la main en silence, et nous sentions bien que nous nous jurions quelque chose de grave. Il y avait vis-à-vis de nous l'image incomparable du saint Jean-Baptiste, de Vinci; son geste montrait le ciel, l'éternité; et son sourire, sa grande ironie nous impressionna davantage que n'eussent fait toutes les pompes d'une église; nous nous surprîmes à le regarder ensemble et nous sentîmes trembler...
—Est-il ami? fit Marie qui s'intimidait devant la puissance de cette figure.
—Comme le ciel, la mer et le monde qui nous porte, par quoi nous sommes ravis, terrorisés et mis à mort tour à tour... L'amitié est un beau fruit dont le noyau contient la haine: une piqûre à la surface, et le venin perle et se répand. Toutes choses sont ainsi mélangées. La guerre est continue...
—Ne dites pas cela! fit-elle en retirant sa main; vous me faites mal. Suis-je aussi moi formée de ce mélange, dites? Oh! ne me rappelez pas ce sourire de Léonard, il est trop clairvoyant, et rien ne fait peur davantage!
Mais ma figure changea aussitôt; je cessais de penser et ne voyais plus que «ma petite Sainte-Marie-des-Fleurs» enfin à moi, par un don spontané d'elle-même.
Je lus dans ses yeux un remerciement. Puis elle s'échappa. Je dus courir après elle dans l'antichambre; et elle rit:
—Je suis contente, ah! je suis contente! dit-elle...
—Mais, où vous reverrai-je?
—Partout où vous me direz de me trouver.
—Mais vous ne pouvez pas!
—Je pourrai. Ne suis-je pas venue ici?
Dans le brouhaha des choses essentielles que je devais lui dire et qui n'avaient point été prononcées, j'avais relégué cette question: «Comment avez-vous pu venir?»
—Ah! voyez! dis-je, je n'ai même pas le temps de m'informer de la peine que vous avez dû prendre... Vous avez dû faire des prodiges?...
—Bon! bon! cela n'est rien! Me croyez-vous gauche et empruntée? Je vous expliquerai cela une autre fois... Vous ne me dites rien pour grand'maman? Elle me parle de vous; nous parlons de vous tous les jours.
Nous nous dîmes, à la porte, toutes sortes de choses dans un décousu désespérant, et rien de ce que nous voulions nous dire. Je voulais surtout porter sa main à mes lèvres. Je ne le fis pas. De ma vie je n'avais été si timide. Le pire fut pour moi de lui fixer un rendez-vous. Je me jugeais stupide: quoi de vulgaire à ce que des amoureux cherchent à se rencontrer? Mais les analogies ont quelque chose de terrible pour nos jugements: je vis, dès ce moment que j'aurais souvent à souffrir par là. Elle me dit elle-même:
—Je reviendrai.
Je fus honteux de la sottise de mes hésitations. Je la regardai descendre, prompte et légère, les marches de l'escalier. Elle me fit quelques petits signes pleins de tendresse et de grâce. J'avais sur elle des yeux fixes. Elle dut prendre cela pour de la passion. Je l'aimais en effet à la folie, mais j'étais alors simplement hébété.
J'attendais Marie depuis trois jours. Ces journées solitaires écoulées dans l'unique préoccupation de sa venue possible avaient exaspéré tous mes sentiments. Je ne pouvais plus lire; le travail me semblait une occupation surhumaine, et je m'étais surpris à feuilleter des gravures sans voir rien de ce qui me passait sous les yeux. Alors j'allais à la fenêtre, regardais la neige dont la place était couverte. Elle va traverser cela, était ma seule pensée. Car elle ne voudra pas descendre de voiture à ma porte. Manie, subtilité, raison de femme. Enfin, elle aura ses bottines toutes maculées et je les lui ferai étendre devant le feu pendant que nous causerons et que je respirerai sa présence. Alors, nous serons très heureux.
Ainsi, bien que j'allasse à la fenêtre plus de cent fois par jour pour voir arriver Marie, je fus totalement démonté quand je l'aperçus. Elle arrivait par le même chemin que je l'avais vu prendre pour s'en aller, l'autre jour. Je la savais superstitieuse: elle suivait, à la façon d'un toutou, sa piste dernière qui lui avait été favorable. J'aurais dû sourire et me dire, tout simplement, que j'allais voir une petite femme bien délicieuse. Mais non! la grande bêtise de l'homme épris m'envahit de nouveau. «D'où vient-elle?... Où ne va-t-elle pas, puisqu'elle peut venir ici?...»
Elle entra, avec son beau parfum de fraîcheur pure. Je vis tout de suite sous la voilette ses yeux francs et limpides, sa lèvre entr'ouverte, souriante: tout un printemps dans le triste hiver. Ah! j'aurais dû lui sauter au cou, sans plus de façons; elle ne l'eût pas trouvé extraordinaire puisqu'elle m'aimait! Et ne semblait-elle pas s'étonner que je ne le fisse pas quand toute sa simplicité m'interrogeait:
—Eh bien! mon ami, vous avez l'air chagrin?... Je vous gêne?... Je me retire! ajouta-t-elle en riant, pleine de foi.
—Marie! Vous me verrez souvent ainsi, je vous supplie de ne pas vous en alarmer...
—Ah! très bien! je sais! la neige, n'est-ce pas? c'est comme la pluie, à Venise? Nous sommes grincheux...
—Il n'y a plus de neige quand vous êtes là. Marie, vous ressemblez à un printemps, «Sainte-Marie-des-Fleurs»!
—Regardez un peu la figure printanière que je fais, dit-elle, en s'asseyant auprès du feu, et me montrant ses bottines et le bas de sa robe. Elle était crottée comme un barbet.
Je pensai qu'elle avait fait des courses, seule. Son indépendance épouvantait ma faiblesse. Elle vit tout de suite sur mes traits que quelque chose de très désagréable passait en moi.
—Allons, bon! Qu'est-ce qui vous prend?
—Mais rien! mais rien! Je vois seulement que vous vous êtes donné beaucoup de mal pour venir...
—Du mal?... On ne peut pas appeler ainsi ce qu'on fait parce qu'on le veut bien. Mettons que j'aie exécuté quelques sauts d'obstacles par exemple..., mais le terme vous déplaît?
—Voilà, dit-elle, en commençant de me raconter très naïvement ses péripéties...
Je la regardais en silence; malgré moi je revoyais défiler le cortège des héroïnes d'amour; et leur exemple, qui eût dû me porter à exalter cette enfant, envenimait la petitesse de notre jugement contemporain sur les choses de l'amour. En effet, nous allons nous échauffer au théâtre sur les actes inouïs qu'un beau sentiment inspire; mais tout ce qui sort du commun nous déplaît dans la vie.
—... Depuis deux jours, je combine les moyens de passer la demi-heure qui s'écoule en ce moment, poursuivait-elle. Mais pour ne pas perdre de temps, j'ai combiné à la fois, pour d'autres demi-heures. Si je vous expliquais ça, vous ne m'écouteriez jamais, c'est très compliqué. Songez qu'il a fallu que je veuille apprendre l'anglais, ce à quoi je n'ai point le goût; que je persuade à ma gouvernante que le cours d'anglais n'était qu'un prétexte à aller chez ma petite amie que vous connaissez, plus souvent qu'on ne me le permet à la maison; troisièmement, il a fallu que, laissant la gouvernante chez la petite amie, j'arrive à convaincre celle-ci de la nécessité où je suis de faire en secret une visite de charité chez de très pauvres gens que maman ne me laisserait point aller voir; et quatrièmement, comme je ne veux pas mentir, il m'a fallu trouver ces très pauvres gens. Je les ai: ils sont à proximité, si l'on peut dire, de la maison de ma petite amie et de la vôtre, car elle habite au Palais-Royal et mes pauvres dans une ruelle mauvaise près de l'école des Beaux-Arts. Je viens de chez eux à l'instant; cela sentait très mauvais? Est-ce que je sens mauvais?...
Je tombai à ses genoux. Elle essaya encore quelques phrases légères sur l'appréciation de ce que sa conduite avait de singulier. Mais son cœur était gros; l'énervement venu à la suite des nombreux efforts qu'elle avait faits, cessait de la soutenir; sa voix chevrota; quand ses larmes montèrent, je pleurais déjà, la tête sur ses genoux. Nous pleurâmes ensemble, et je l'embrassai de tout mon cœur.
Ces larmes furent une bénédiction divine. Elles nous sauvèrent sans doute de bien des folies et elles me guérirent totalement de mes idées fâcheuses. Je sentis tomber toute la défroque des jugements mesquins et conventionnels dont j'étais précédemment costumé à l'égal des plus ridicules personnes de mon temps. Notre cas m'apparut admirable et je sentis que nous faisions, Marie et moi, une belle exception au-dessus des petites comédies amoureuses qui ont, à l'ordinaire, le privilège d'attendrir. Nous étions retranchés du monde et en révolte contre ses usages; nous touchions un instant la nature dépouillée de tous ses artifices.
C'est un blasphème contre la mémoire pieuse de moments si excellents, que de s'y étendre davantage. Aucune langue ne saurait exprimer le feu secret qui vous y consume et vous y donne l'étrange et douce sensation de s'émietter en fines cendres, de toucher d'une manière bienheureuse notre fin dernière, si elle est de retourner nous mêler, impersonnels, à la poussière universelle.
Nous ne fîmes absolument que pleurer et nous nous quittâmes avec l'idée qu'à aucun moment de notre vie nous n'avions été si heureux.
«Bonsoir, ce soir, ma Fée; je rentre et ne peux m'en aller dormir sans vous avoir dit quelque chose par ce bout de feuillet. Je suis en proie à une obsession bien charmante: la présence de votre personne. Ce n'est pas tout à fait nouveau? Si; auparavant, votre pensée plutôt m'obsédait. Votre personne a remplacé votre pensée, ou plutôt s'y est jointe si intimement, que je vous vois, vous sens là, et de telle sorte qu'un halluciné ne ferait pas mieux. Je vous confesserai même que j'ai tenté de vous échapper ce soir en allant au théâtre, fait extraordinaire. Je n'y ai vu que vous. Et, revenant en voiture, j'ai éprouvé tout à coup si violemment votre présence, j'ai eu une bouffée de vous si véritable que mon cœur a failli s'en disloquer et que j'ai eu de l'inquiétude.
«Est-il vrai que vous contenez l'Univers? Illusion merveilleuse: tenir tout, le monde, le ciel, en un petit être fragile que l'on entoure de ses mains! se dire qu'au dehors tout est vain, puisque tout est là. Oh! merci, ma Marie, des délices que vous me donnez! Je baise, à n'en plus finir, vos chères petites mains.»
23 janvier.
«Il tombe une neige légère pareille à de petits effilochements de ouate papillonnants. Je rentre tout blanc. On dirait que l'on est dans un autre monde. Personne ne fait de bruit en marchant. Je voudrais être en un pays que je ne vois pas bien, mais qui serait ainsi fait et où je serais en train de courir à côté de vous ou après vous dans tout ce blanc moelleux. Vous pousseriez des petits cris, et nous dirions des bêtises... Vous tomberiez sans vous faire grand mal, et je vous aimerais énormément en vous donnant la main pour vous relever.»
«Vous me paralysez. Je passe des jours d'entière inertie, à faire le signe d'aspirer le parfum qui me viendrait de vous si vous étiez là, à tendre la main vers votre main... Je vous aime, il me semble, au delà du possible. Mais je ne reçois rien de vous.
«Votre ami.»
27 janvier, Passy.
«Mon ami, décidément, je ne peux pas vous écrire; je brûle tous les jours les feuillets que j'ai écrits la veille. Je ne sais plus vous parler. Non, non, je ne peux trouver aucun terme. Ceux qui me viennent sont en deçà de ce que je voudrais dire ou bien au delà de ce que je peux dire.
«Bien sûr que vous allez me trouver folle; mais, c'est vrai, n'est-ce pas? que nous nous ressemblons physiquement? Ne trouvez-vous pas? Moi, j'aime beaucoup penser cela. J'aime qu'il y ait un peu de moi sur votre figure, un peu de vous sur la mienne, et quand je me regarde dans la glace, je vous vois au fond de mes yeux. Et je me sens ravie de vous avoir tant en moi.—Je vous dis sans plus de façons que je vous ressemble: vous allez trouver que je ne suis guère modeste? Tant pis, monsieur, si ça ne vous flatte pas!
«Marie-des-Fleurs.»
Les jours où elle était venue, tout, chez moi, restait imprégné de sa présence; je croyais voir autour de moi toutes les choses reconnaissantes du passage de cet être adoré qui se divinisait de jour en jour. Une grande et belle folie nous prenait, mes chères choses et moi. Nous sentions l'exaltation; le monde était transfiguré; c'était là un petit coin où le miracle n'eût point étonné. N'y était-il pas? Où donc aimait-on comme chez moi?
C'était une si grande émotion quand elle arrivait que nous ne savions que dire ni l'un ni l'autre. Nous passions quelques secondes à nous regarder; nous avions l'air tout ébahis, et nos yeux se demandaient: «Est-ce possible?»
Il y avait un mouvement, naturel et que tout nous portait à accomplir, c'était d'ouvrir nos bras et de nous y précipiter. Mais, nous ne le faisions pas. Tous les élans de la tendresse physique inconsciente étaient arrêtés par l'extraordinaire volupté de nous voir côte à côte et de sentir que nous ne pouvions pas parler, et de nous surprendre des larmes montantes à cause de notre amour. Oh! je fais appel à tous les amants: j'ai goûté toutes sortes d'ivresses; mais je n'ai rien éprouvé qui approchât de la seule présence de cette jeune fille dans ma chambre, muette, abritée de mes caresses, et me donnant seulement son beau regard humide où il était visible qu'elle se vouait à mon adoration.
Il nous arriva, dans ces moments, de couper le silence par des paroles tout à fait étrangères à notre pensée, par les mots les plus banals, craignant de parler de ce qui nous émouvait tant. Le contraste avivait le goût de notre entretien silencieux. Je me levai plusieurs fois, la poitrine gonflée d'un tel bonheur que j'en croyais étouffer. Je marchais tout à coup, me sentant plus fort, plus grand, et je poussais par instants de petites exclamations qui eussent paru bien ridicules à un témoin étranger. Elle, au contraire, était affaissée par ces minutes bienheureuses; elle était assise dans un vaste fauteuil garni de rouge, au coin du feu; elle pâlissait et toute sa petite figure se chiffonnait et prenait une expression de ferveur si ardente que je ne me tenais plus et tombais à ses genoux.
A un de ces moments, elle se pencha, me prit la tête dans ses mains et me l'approcha de sa bouche. Elle prononça pour la première fois mon nom:
—André! dit-elle.
Je lui témoignai, des yeux, le plaisir que j'avais de m'entendre nommer par elle. Mais elle rougissait. Les vanités d'un amant sont bien sottes sans doute, mais je ne pus me défendre d'un mouvement de joie à m'apercevoir qu'elle était accoutumée de prononcer mon nom en elle-même et qu'elle avait été surprise tout à l'heure de l'entendre résonner tout haut sur ses lèvres.
Je ne sais combien de temps nous demeurâmes embrassés, sans un mouvement et sans un mot. Je crus que j'allais mourir, mais non par cette défaillance qui est le propre de l'extase sensuelle; au contraire, par un éclat de la conscience découvrant la source la plus sublime du ravissement humain: l'amour, qui dépasse la chair.
Elle se sauva tout à coup.
Passy, une heure après vous avoir quitté.
«Vous avez fait de mon cœur un tabernacle; quelque chose de divin est descendu en moi. Quel homme êtes-vous, André? Oh! laissez-moi dire votre nom, à présent, je l'aime. Oui, qui êtes-vous? Est-ce que ce que vous donnez se donne d'ordinaire? L'ai-je vu, lu, soupçonné quelque part? Tout ne me paraît plus que mystère, qu'incompréhensible. Comment se fait-il que je me sois en allée, que quelque chose de si inouï ait une fin. Comment se fait-il aussi que je sois si fière d'avoir éprouvé une telle joie, alors que tous les amoureux se cachent, à ce qu'il paraît?
«J'ai l'âme grisée, débordante de vous, mon André, mon rêve! Je suis à vous, toute; je suis chez vous, avec vous; je ne vous quitte pas.
«Marie-des-Fleurs.»
10 février.
«Je trouve votre mot, Marie, votre mot inattendu, inespéré, cher écho d'hier, notre plus belle journée. Non, ma chérie, ce n'est pas moi qui suis extraordinaire, mais le lien que nous avons conçu l'un et l'autre!
«Je reviens du cercle où je fais de rares apparitions. Je déteste tous les hommes. Ils me racontent leurs félicités qui sont médiocres ou grossières, ou leurs déboires qui me semblent bien mesquins. Je rentre et je vous trouve dans un mot délicieux de tendresse qui m'enchante. Je remonte en ma tour d'ivoire avec votre seule pensée. Et quand je l'ai goûtée bien, quand je me suis pénétré de votre tendresse, je prends entre les lèvres une feuille de la rose que vous m'avez laissée, je m'enfonce dans le fauteuil, votre niche rouge, ô Marie-des-Fleurs! Je ferme les yeux,—mes mains malgré moi se contractent, et, intérieurement je vous sens; je vous adore. Et je me crois baisé par votre petit fleur à la bouche, ma bien-aimée!
«Quel trésor j'ai en moi! Tout ce que j'ai de vous! En marchant dans la rue, par instants surtout, je sens que je vous porte.
«Avez-vous éprouvé de ces moments où l'on sent que l'on voudrait ardemment quelque chose d'infiniment bon, qui devrait vous combler la poitrine et que l'on happerait, ainsi, goulûment, avec ivresse; et il semble, tant la faim est grande, que cela devrait être quelque chose d'énorme, de vague, qu'on ne se peut point figurer. Maintenant je sais ce qu'est cela, je n'ai plus faim de quelque chose d'indéterminé: c'est vous que j'aspire ainsi.»
Passy, 15 février.
«Première soirée douce. J'ouvre ma fenêtre en pensant à notre bonheur. L'avenue est déserte, les arbres tout nus; il y a une drôle de lune clignotante à travers de grosses houppes de nuages. J'aperçois de loin un couple de pauvres gens, l'un tout contre l'autre et se tenant la main. Deux fois, ils s'embrassent avant de disparaître, et dans le moment qu'ils tournent au coin de la rue, j'entends sur un balcon une espèce de voix de perroquet qui dit: «Ce n'est pas vrai! ce n'est pas vrai!»
«J'ai refermé la fenêtre tout inquiète et mal à l'aise. Dites-moi encore que je suis folle; mais on n'est pas maître de ces choses-là.
«Ah! mon André, que j'ai besoin de pleurer! Il y a des jours que je ne vous ai vu; est-ce la cause? J'ai beau penser à vous, à nous; je me sens malheureuse ce soir...»
16 février.
«Quand je vous quitte, mon cher bien-aimé, et que je me retrouve seule! Et pire, quand je suis de retour à la maison! Avez-vous pensé à l'état de quelqu'un qui descendrait du paradis pour venir habiter une maison bourgeoise? Quel changement de température! et l'effort, après, pour se ressaisir! Tout va bien, tant que je ne me suis pas ressaisie. Hélas! et j'appelle me ressaisir, redevenir celle d'ici, cesser d'être celle de là-bas, de ma «niche rouge», de ma petite chapelle où je suis la madone de mon dieu! Je suis en paix quand je me mets à lire vos feuillets, ou quand je vais chez grand'maman penser à vous. Je meurs d'envie de tout lui dire! c'est elle qui nous bénit. Ah! j'aurais à ce propos bien des choses à vous raconter... Mais je veux vous parler de ces cahots qu'il faut bien que j'adore puisque la secousse vient de vous, mais qui me démolissent. Si vous me voyez souvent patraque, et avec des airs chancelants, ne m'en tenez pas rigueur, mon André, c'est que je n'ai pas repris mon équilibre... Oh! oui, certes! je ne crains pas de le redire, je suis fière de vous aimer et d'être aimée de vous, et, forte de ce beau sentiment, je devrais me rire de tout le reste. Ah! mon ami, ce reste c'est mon père et ma mère, qui m'aiment, à leur façon sans doute, mais que je ne puis aimer que d'une façon, celle d'une fille. Et je suis en révolte contre eux, révolte noire, sourde et agissante. N'est-ce pas affreux? Je ne veux plus rien vous dire ce soir; je sais bien que tout est petit vis-à-vis de la beauté de ma vie en vous;... ayez pitié de moi!»
3 heures.
«Du gris partout; gris dans le ciel, gris dans mes yeux; ah! mon André, du gris plein l'âme... Pourquoi vous parler de ces misères? mais c'est plus fort que moi; mon André, mon André, il me semble que je suis perdue.
«Figurez-vous que j'ai voulu reprendre «mes pinceaux» pour avoir l'air de faire quelque chose. Alors j'ai pensé à ce que vous nous aviez dit «le premier jour» en face du Véronèse de Saint-Sébastien? Oh! vous souvenez-vous? Je n'ai plus vu que vous; j'ai tout lâché. Et nos «commencements» là-bas me sont revenus; je me suis mise à songer. C'est délicieux, mon bien-aimé! Et puis, j'ai été prise d'une angoisse violente: vous savez, quand on veut, on veut absolument se reporter à un moment en arrière. J'ai voulu réentendre ces chants du Grand-Canal, le soir; je me suis mise au piano. Rappelez-vous ce soir où nous tînmes la gondole si longtemps immobile, vers la pointe de la Douane de mer et où une femme chanta. Je vous regardais: vous fûtes transfiguré. Je ne m'en rendais pas compte; mais je crois bien que de ce moment je fus toute à vous. Je vais vous dire: je crois que c'est la grande beauté de votre émotion contenue, silencieuse et éclatante malgré vous par vos yeux qui se cachaient, oui c'est cela qui me fut une révélation. J'avais rencontré quelques hommes émus; mais c'étaient des bavards et ils gâchaient tout. Mon ami, je n'ai pu tenir à ce piano; quelque chose de trop fort est passé par tout moi: l'instant, l'instant même où cette femme chanta, avec la lumière tremblottante sur l'eau; vos yeux, le mouvement léger du gondolier, nos figures, et le goût de l'heure que nous passions! J'ai cru que j'allais tomber ou que je devenais folle; j'ai été m'étendre sur un divan, et il y a de bien singulières coïncidences qui vous persuaderont, à les seulement rapporter, que j'ai perdu la raison; des voix inconnues criaient à cet instant dans l'avenue: André, André! Je me suis levée d'un bond, et j'ai couru à la fenêtre: cet André était un enfant qui se hissait sur les grilles de la Muette au risque de tomber dans le fossé... Tout cela est absurde; mais je vous aime trop.»
17 février.
«En relisant mes feuillets bien maussades de ces derniers jours, mon aimé, et que je ne vous enverrai peut-être pas, je m'aperçois que j'ai commencé de vous parler de l'affaire de grand'maman, et je vous vois d'ici ayant un commencement d'histoire sans la suite ou le dénouement! Quelle figure feriez-vous? Ah! mon André, ne vous fâchez pas si je vous taquine parce que vous êtes intéressé un peu vivement à ce qui me concerne—surtout quand vous y êtes mêlé, vilain égoïste!
«Voilà l'affaire de grand'maman.
«D'abord je ne vous ai jamais parlé de ce qui avait pu se passer à la maison depuis le fameux malheureux jour. Jamais nous n'aurons le temps, dans nos courtes entrevues, de nous entretenir de cela, et il faut bien pourtant que vous sachiez un peu. Ah! je n'aime guère vous raconter des histoires, sauf celles de mon cœur, mais il est dans tout ça.
«Je vous fais grâce de la scène où j'annonçai à papa et à maman que je priais M. Arrigand de me rendre ma parole.
«Quand je vis le calme rétabli, j'en conclus, bien à tort, hélas! qu'ils avaient compris que c'était pour vous que j'avais fait cela et que vous en valiez la peine. Je me hâtai de vous avertir, mon pauvre cher bien-aimé. Ah! comme je leur sautai au cou dès que vous fûtes retiré et qu'ils me firent appeler en comparution solennelle. Je pensais qu'on ne dirait rien, qu'on se comprenait, qu'on allait s'embrasser et que tout était fait. Dieu de Dieu! quelle déconvenue!
Il y eut encore une autre scène; et elle vint de ce que je m'aperçus qu'on avait négligé d'avertir M. Arrigand de ma détermination. Je l'en avertis moi-même. Il parut très affecté. Tout le monde s'en aperçut; mes parents se précipitèrent, et de beaucoup de conciliabules il résulta que l'on décidait que je n'étais qu'une enfant, que mes caprices étaient négligeables, enfin qu'il y avait lieu de revenir comme par le passé et de compter sur mon revirement. Mon André, on y compte, et moi je suis à vous.
«J'arrive à grand'maman, à qui M. Arrigand ne plaît pas, et qui vous aime. Vous savez qu'elle a gardé toute son intelligence, malgré sa paralysie. Elle parle par les yeux, comme vous l'avez pu voir, et au besoin elle écrit encore des lettres longues comme ça et tout de travers; enfin elle lit. Vous pensez que, ne vous voyant plus, elle s'informa de vous. Elle vous crut en voyage; elle me montrait du doigt une carte de l'Italie qu'elle a dans sa chambre—vous ai-je dit que grand'maman est née à Venise?—et appuyant ses doigts sur sa bouche, elle faisait le signe de baisers envolés du côté de son cher pays qui est celui de votre prédilection. On était plus galant de son temps et dans son pays, sans doute, qu'on ne l'est aujourd'hui et chez nous; je n'ai pas compris tout d'abord; mais elle m'a tracé votre nom et elle continuait ses signes de tendresses disparues, si bien qu'elle m'a fait pleurer assez vite, et je lui dis qu'elle ne vous verrait plus. Presque tous les jours nous avons recommencé; mais les jours où je vais vous voir et suis toute radieuse, elle me regarde dans les yeux si avant que j'ai peur qu'elle ne devine, et je m'échappe sans lui dire adieu.
«Elle ne cesse de plaider pour nous à toute occasion, et elle prie constamment. Savez-vous que grand'maman est une façon de sainte et qu'elle eût, à ce qu'on dit, toutes sortes de vertus? Qui sait ce que nous lui devrons peut-être?
«Arrive que pourra, je m'échapperai demain sans dire adieu à grand'maman.»
«A vous, votre
«Marie-des-Fleurs.»
18 février.
«Le soleil, ma chérie, la matinée tiède, la lumière à flots partout! Et vos feuillets qui m'arrivent, et je vous attends! J'imagine que sans le rayon de printemps qui m'affole, vos petits mots en grisaille m'eussent tourmenté outre mesure, car ils contiennent des choses bien inquiétantes: mais je ne veux voir que ce qu'ils renferment de bon, de chaud, d'adorable, et de beaux espoirs. Ah! cette lumière après le triste hiver que j'ai à peine vu pourtant, tant je n'ai vu que vous. Je suis fou! fou! ma bien aimée, de cette chaleur du soleil, de cette grande belle clarté! J'ouvre tous mes rideaux et les fenêtres aussi! un bon air doux pénètre qui semble faire pâlir mon feu maigre, et vous allez venir là dedans; dans une minute vous serez là. Ah! mon Dieu! je vous remercie!...»
Nous ne fûmes jamais si gênés l'un vis-à-vis de l'autre que dans cette atmosphère trop heureuse, et, nous étant embrassés, nous nous séparâmes vite, comme si nous avions découvert en nous tout à coup des ennemis cachés. Je ne savais ce qu'elle en pensait, mais je connaissais bien l'ennemi qui nous guettait: si nous faiblissions, nous étions perdus.
—Vous ne savez pas ce que je voudrais? dit-elle, presque aussitôt.
—En tout cas, je sais que vous l'aurez...
—Ce n'est pas si sûr... Je voudrais aller dehors, au grand jour, avec vous, à votre bras, voir des gens passer et sourire, parce qu'il est bien visible, n'est-ce pas, que nous nous aimons...
—Marie, y pensez-vous? Mais le pire de notre situation, ma chérie, c'est que je puis vous obtenir en vous compromettant, et c'est cela que vous me proposez...
—Pardonnez-moi, je n'ai jamais pensé à cela...
—Ah! vous êtes admirable, et cependant il n'est que trop vrai que vous vous compromettez toutes les fois que vous venez ici, et vous en prenez toute la charge; et moi non plus, je n'avais pas pensé à cela! Nous avons à penser à bien d'autres choses, et ne pouvons-nous pas en effet fouler aux pieds toutes ces mesquineries! Voulez-vous que nous sortions?
Nous allâmes au Jardin du Luxembourg, peuplé d'enfants criants et courants. Nous étions fouettés malgré nous par le danger d'être reconnus, que nous voulions mépriser; nous marchions assez vite, et quelque chose d'analogue au sifflement des balles sous le feu nous frôlait les oreilles. J'eusse, à cette heure, enlevé Marie au bout du monde; mais ce souci de l'opinion qui l'atteindrait, tenait contre tout mon mépris du jugement commun et toute l'idée que j'avais cependant de la dignité de notre amour. Les femmes n'en pensent pas si long; Marie fut promptement à l'aise, et elle voulait absolument se pencher à mon bras. Je songeais: elle va m'accuser de manquer de bravoure et je me perds dans son esprit. Je mis mon amour et mon orgueil d'amant au-dessus de tout. De cette façon je pouvais la déshonorer, mais sans risquer de la mécontenter. Il me fallait être lâche vis-à-vis d'elle ou de moi-même; je choisis de l'être vis-à-vis de moi. Combien grande était ma naïveté de n'avoir pas songé que, me mettant en révolte contre l'une des lois de la société par ma liaison secrète avec une jeune fille, je devais me préparer logiquement à déchirer tous les articles de ces lois? Marie l'avait fait, elle d'un seul élan. C'est elle qui avait raison; mais cela lui était bien égal!
Nous tournâmes autour du grand parterre d'églantiers qui est derrière le musée de peinture moderne. Des bourgeons frais et luisants pointaient sur les tigelles menues, et tous ces entrelacs épineux avaient perdu la rigidité de l'hiver et semblaient se tendre, se gonfler comme si de petits muscles étaient poussés. Mais tout cela était clos, se recueillait encore, avait l'air d'attendre. Des colombes venaient se poser sur le groupe de bronze qui occupe le centre du carré d'églantiers, et puis repartaient d'un vol lourd.
Je me laissais caresser par l'heure de cette jeune saison. L'air délicat et tendre, enfantin presque, était comme une nourriture choisie que le ciel servait à notre amour. Par surcroît les colombes nous firent ressouvenir de Venise, et nos prémices inavouées, nos premiers battements de cœur en face de la mer, ou dans les sombres églises voluptueuses, vinrent s'ajouter, pareils à des guirlandes légères, à la grâce adolescente de notre passion.
—Je ne m'en irai plus, dit Marie; que voulez-vous que je devienne après ces moments-là?... J'ai tout oublié: emportez-moi!
Sa figure disparaissait presque toute sous le double tour du boa de plumes, et à travers la voilette je ne distinguais que les yeux, le nez et la minutieuse pureté de la chair environnante. La finesse et la limpidité de ce petit coin du monde qui allait de la naissance du nez aux extrémités bistrées des paupières, me causèrent un enchantement.
—Oh! dit-elle, vous ne m'avez pas encore regardée comme cela!
—Est-ce que je vous fais peur, Marie?
—Oh! pourquoi?
—C'est que j'atteins un moment de félicité qu'aucun homme n'a dépassé, j'en suis sûr. Pourquoi le dépasserais-je? Alors je suis sur le faîte, comprenez-vous, d'où l'on ne peut que redescendre ou tomber...
—Mon ami, dit-elle, vous n'atteindrez ce faîte que lorsque vous serez en état de ne pas empoisonner vos joies. Pour le moment, je n'ai pas peur, parce que vous ne l'avez pas atteint.
Nous allions pénétrer dans les petites allées tortueuses du jardin anglais. Marie m'avait pris le bras et s'y laissait porter; elle élevait les yeux vers moi et leur grande paix noyait mes inquiétudes.
—Marie, Marie, je crois cependant que je vais gagner ce faîte; je ne fais plus que vous aimer.
—Vous faites donc comme moi, dit-elle, en découvrant tout à coup ses lèvres entr'ouvertes et serrées sur les dents. Elle fermait doucement les yeux, à demi; j'allais me pencher la baiser, dans un instant d'affolement complet. Elle me dit:
—Quelqu'un nous a vus.
Mon premier mouvement fut de sourire:
—Méchante! vous voulez voir si mon bonheur peut être troublé maintenant?
—Je le verrai bien en effet!
—Que voulez-vous dire?
—Mais, je vous le répète, quelqu'un nous a vus.
—Petite folle!
—Non!
—Qui donc nous a vus?
—Ce monsieur qui a de la fourrure et arrive maintenant tout près du tertre du jeu de paume. Retournez-vous.
Je vis en effet un homme de taille élevée, enveloppé de fourrures et qui n'était pas loin du jeu de paume. Marie me l'ayant décrit sans se retourner, il fallait bien qu'elle l'eût vu au passage. Je ne pus retenir un léger frisson:
—Et qui est ce monsieur?
—M. Arrigand.
—Vous a-t-il vue?
—Je ne sais. Qu'importe?...
J'avais eu le temps de me préparer à la surprise la plus écrasante qui me pût advenir, grâce à mon penchant à porter tout au pire dès la première alerte. Je me raidis donc, et pas un muscle ne dut révéler mon accablement.
Marie qui me regardait attentivement, sauta de joie:
—A la bonne heure! fit-elle, je vois que nous ne pensons plus l'un et l'autre qu'à nous aimer.
Elle était véritablement radieuse; je ne la vis jamais plus jolie; elle écarta son boa; elle aspirait l'air tiède, le soleil; elle me dit tout haut:
—Ah! je vous aime! je vous aime! il n'y a plus rien au monde que vous, moi pour vous aimer, et ce printemps qui vient! André, mon André!
J'essayai quelque temps de simuler le partage de sa joie, qui me touchait énormément et m'emplissait d'admiration. Cependant la malheureuse évidence s'était présentée instantanément; mais j'en refoulais l'examen par égard pour cette belle heure bienheureuse où la nature en nous et hors de nous semblait toute triomphante. Quand nous eûmes fait quelques tours fiévreux dans ce jardin anglais, l'heure étant avancée, Marie dut me quitter. Je la menai jusqu'à une voiture. Toute mon âme était bouleversée, et nous ne parlions que de tendres plaisirs et d'enchantements. Je sentis, dans la douleur qui m'envahissait, que mon amour pour Marie s'exaltait en une sorte de culte. Cette enfant avait renié pour moi son honneur et le monde d'un seul bond, et sans presque y prendre garde. Nous descendions, étroitement unis, la vieille rue Férou qui mène à Saint-Sulpice, quand je me sentis pris d'un si grand respect pour ce petit être adorable et simple, voué à moi, que je n'osais plus lui toucher le bras. Un hasard venait de nous river l'un à l'autre par une chaîne nouvelle et définitive, sans doute, et je prévoyais tant d'angoisses et si peu d'amours ordinaires dans notre avenir que je n'eusse pas eu plus de vénération pour une de ces vierges que je vis mener en terre en Italie, le visage découvert, et qui semblent encore sourire dans les fleurs et dans la lumière, au seuil de la nuit.
IV
Tandis que je me mettais l'esprit à la torture à cause du contretemps évidemment très grave qui avait terni notre dernière entrevue, voici ce que je recevais de Marie:
Passy, 18 février.
«Mon André, aujourd'hui j'ai été heureuse! Je suis affolée, épuisée, brisée. Je suis à vous; je n'ai plus la force d'envisager les séparations. Le temps coule; est-ce possible? Je voudrais m'arrêter aujourd'hui pour me souvenir mieux. Que sais-je de demain? Et cependant j'ai déjà une grande hâte de vous revoir. Je ne peux plus attendre, maintenant. Non, je ne vous ai pas bien vu, pas assez vu encore. Le bonheur a passé comme un éclair; il glisse dans mes doigts; je ne le sens plus: je veux le sentir à toutes forces. Chaque fois que je vous quitte, quelque chose de plus que les fois dernières, s'arrache de moi et vous reste, que je veux aller retrouver. Je vous aime! Je souffre en ce moment que je vous écris ces mots, mon André, je souffre de ne pouvoir vous les dire sur vos yeux! Ayez pitié de moi pour tout ce que je peux vous dire.»
19 février.
«Je vois votre figure à tant de moments divers. Mais celle d'avant-hier me reste trop fort. Quand vous m'avez quittée: cette gravité qui vous prend quelquefois, avec toute cette attitude un peu fatiguée! Oh! dites-moi bien que vous ne pensiez qu'à moi en ce moment; dites que tout le reste vous était aussi égal qu'il l'est à moi-même. Je veux avoir eu tous les instants de cette inoubliable matinée. Il y a, n'est-ce pas, des minutes qui vous frappent et se prolongent en si longues et si interminables songeries qu'il faudrait les souvenirs accumulés de plusieurs années pour en donner l'équivalent, et encore non! On vit toute une époque à seulement se dire: adieu, mon André!
«Je crois qu'un de ces jours je dirai tout à grand'mère qui ne cesse de me parler de vous; car je passe près d'elle des soirées où mon cœur se gonfle à craquer, et je ne sais comment je ne lui avoue pas: mais je le vois! je le vois! Nous avons été ensemble, dehors; il y avait plein de bourgeons aux églantiers et des pigeons comme à Venise! Grand'maman, nous nous sommes donnés l'un à l'autre dans le printemps!
«MARIE.»
«Tout est plein de vous ici, Marie. La matinée est pareille à celle de la fois dernière. Il y a comme des chansons et des fleurs dans l'air. Oui, malgré tout, j'entends des airs heureux que mélancolise quelque chose d'absent ou d'invisible. Êtes-vous là, réellement et ne pouvez-vous parler? Ah! ma chérie! je crois sentir des rudiments de mots, de tendresses, d'élans qui n'ont pas été achevés! Ah! qu'est-ce que cela devient, les beaux mouvements d'amour, les bonds du cœur, les phrases de tendresse murmurées dans la solitude et qui ne parviennent pas à leur adresse? Sont-ce ces choses qui bourdonnent à mes oreilles en légers bruits si étranges et si émouvants? Avez-vous eu quelques soupirs que vous ne m'ayez dits?»
Soir.
«Votre image passe et repasse; je la caresse. Mes yeux continuent leur train sur le livre ouvert, et puis, à un moment, je vous sens tellement, tel moment passé près de vous est si vif que je me ressaisis et me cramponne à cause du vide qui suit aussitôt, du creux que fait votre absence soudaine, et qui me donne un vertige.»
11 heures.
«Tous les bruits s'apaisent; une immense envie de sommeil a l'air de passer sur toutes choses. Je devrais craindre le sommeil qui me sépare de la pensée de vous; mais j'aime perdre conscience doucement, dans l'idée de vous, et j'ai l'illusion calme et délicieuse de vous voir vous endormir.
«J'entends de très loin les sifflets longs et comme éperdus des trains du soir et me voilà parti dans je ne sais quelles songeries d'autrefois, de moments isolés dans la campagne où j'ai passé des mois et des années si tristes, l'été, et que l'on entendait à des lieues, quand le vent portait, ces trains qui allaient aux villes, à Paris que j'ignorais, ces trains qui devaient me porter vers vous. Je me souviens bien qu'on n'aurait pas pris le train, eût-on été à même; mais le rêve de partir, n'importe où, on ne savait où, vous remuait, vous tiraillait d'une sorte d'angoisse qui me revient souvent le soir...»
Elle vint me surprendre un matin. J'avais rabattu mes persiennes contre la chaleur du printemps qui semblait cette année-là se parer pour nous, et mes vases étaient garnis des premières fleurs de la saison nouvelle. Quand elle arriva dans cette pénombre et dans ces parfums délicats, vêtue de frais, sous sa voilette claire et son chapeau de paille blanc, nous nous tînmes tous les deux un moment inertes avant de nous embrasser; l'instant était si délicieux qu'il mettait une lenteur à nous pénétrer et nous le suspendions malgré nous.
Enfin nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Nos étonnements étaient toujours les mêmes et il y avait, dans l'immensité de notre plaisir, de la naïveté d'enfant. Toutes sortes de puérilités me venaient aux lèvres, que je n'osais dire; et elle s'interrompait, elle aussi, par une sorte de crainte qui ne vient qu'au moment où les mots se formulent, qui étonne et fait rire.
—Bienheureux rire, ma chère chérie! comme il soulage et signifie de choses, n'est-il pas vrai?
—Oui, oui, dit-elle, c'est ça; tout ce qui est le meilleur se dit par le rire ou bien par les larmes...
Le fait est que nous passions de l'un aux autres sans avoir le temps d'y prendre garde.
Il nous arriva ainsi d'employer la courte demi-heure tantôt à rire et tantôt à pleurer, sans nous dire un mot qui vaille. Nous ne nous sommes jamais qu'effleuré les lèvres et touché que le bout des doigts.
C'était un massacre de ternir des moments pareils; mais pendant que j'adorais les yeux purs de Marie, je fus fouetté par cette idée qui ne m'avait donné qu'un faible répit: quelqu'un, dans l'instant présent, a de cette figure une image souillée! Je ne pus contenir un mouvement, et aussitôt elle me toucha la main:
—Mon ami, dit-elle, je vous supplie de ne pas me cacher ce qui vous passe de mauvais!
—Marie, je pense que quelqu'un vous peut insulter, et ma grimace vient de ce que je suis là, calme et heureux, durant que cet outrage se commet!
—Que voulez-vous dire?
—Ne me comprenez-vous pas?
Elle ne put dissimuler un assez vif soubresaut de pensée qui fut visible dans ses yeux:
—Ah! dit-elle, j'espérais qu'il ne serait jamais question de cela...
—Comment me jugez-vous donc?
—Je vous juge au-dessus de ces misères, et je comptais que vous fouliez aux pieds ce sur quoi vous voyez que je fais de même. Quand je viens ici, je ne pense pas que je vais chez un homme—non! ça, vous voyez, rien que de le dire me met un peu mal à l'aise,—quand je viens chez vous, il me semble, à toutes les fois, que je suis morte, que l'on m'a couchée et habillée tout autrement que pour ce monde-ci, et qu'enfin je me réveille dans un autre monde où je ne retrouve rien qui me fasse souvenir de l'ancien... Oh! ne me démolissez pas cette idée; je m'y tiens, et Dieu merci! vous êtes bien fait pour me la soutenir... Si, si, ne niez pas, de grâce, je vous veux ainsi!... Vous pensez donc bien que je ne vois rien de commun entre vous et ce qui peut se passer par ailleurs.
—N'avez-vous pas ouï dire, petite élue, petite bienheureuse, qu'il est coutume à l'entrée du Paradis d'être interrogé sur quelques circonstances de la vie d'en bas? Vous admettez donc que la curiosité soit un sentiment divin, et vous me laisserez en user...
—Non!
—Si!
—Non! je vous en prie, dit-elle en se levant.
—Je le veux!
Je l'avais saisie un peu brutalement par la main et l'avais forcée à se rasseoir. Je voyais à sa répugnance à parler qu'il avait dû se passer quelque chose.
—Monsieur Arrigand, dit-elle, est venu à la maison, comme à l'ordinaire. Je ne vous dirai pas que j'étais tranquille absolument, bien que résolue à me moquer de tout ce qui pourrait arriver et qui me semble bien petit pour nous atteindre. J'avais avant de le voir des battements de cœur terribles; on me crut même malade; on me dit de me reposer; je fus bien obligée de le faire, je ne tenais plus debout. Mais il y eut quelque chose de plus fort, ce fut mon désir d'en finir avec cette entrevue. Tout cela est bien bizarre, n'est-ce pas, André, quand on pense que j'étais si tranquille en le croisant à votre bras, et je recommencerais bien encore, et nous recommencerons! Mais là-bas, chez moi, en face de Maman, quand je suis redescendue sur la terre, mon cher ami, je ne suis plus qu'une patraque... Enfin j'entrai au salon. Eh bien! je vous jure sur notre amour, André, que M. Arrigand n'a pas laissé paraître un mouvement des cils, indiquant qu'il pût avoir de moi une autre pensée que l'ordinaire. J'avais ramassé tout mon courage, allez! je voulais avoir le cœur net; je l'ai poussé par tous les moyens les plus biaisés, les plus imprévus. Il est très fort, je sais, mais il n'a pas de finesse et il n'eût pu faire autrement que de se découvrir. Il ne s'est pas découvert. Maintenant, je crois qu'il ne nous a pas vus.
—Ce n'est pas possible, Marie, vous m'avez dit qu'il nous regardait...
—J'ai cru qu'il nous regardait.
—Il nous a vus!
—Je crois à présent qu'il ne nous a pas vus! Soyez donc tranquillisé... Vous ne l'êtes pas?
—Je désirais avec rage qu'il nous eût vus!
—André! Et votre Marie outragée dans la pensée de quelqu'un?...
—Si nous nous exposons à cette extrémité, mieux vaut qu'elle nous atteigne tôt que tard... et il y a une réparation éclatante qui me sourit...
Quand je m'entendis prononcer ces mots, qui étaient sincères, la misérable antinomie des élans naturels et du jugement social m'apparut si profonde et si triste, mais si violemment choquante que je fus pris d'un ricanement amer qui me secoua de petits soubresauts secs et atroces.
—Qu'avez-vous? me dit Marie.
—Hélas! ma chérie, vous voyez par mes grimaces le choc singulier que produit la rencontre de ceux de nos sentiments qui sont les meilleurs: l'amour et l'honneur. Et la résonance en a une tonalité si effroyable et si fausse, que je ne peux me retenir de faire la figure que j'aurais dans une foire de banlieue en face du charivari des musiques et des hurlements des pitres!
Oui, j'ai prononcé une phrase décente et qui ne vous a point choquée et qui ne le pouvait faire, par suite de la grande accoutumance où nous sommes d'envisager quelques monstruosités de la manière la plus dégagée. Ne pouvant me défaire de ce sentiment de l'honneur, je me suis écrié que je le sauvais en vous déshonorant tout à fait! Effectivement, le monde si scrupuleux vis-à-vis de cette bulle fragile admet qu'elle comporte des réparations!
—Mon ami, je crois que vous placez très mal votre point d'honneur et le mien qui vous tourmente aussi. Je ne suis pas bien habile philosophe, mais je ne peux pas du tout, en vérité, mettre mon honneur entre les mains de toutes les personnes que j'ai vues de trop près dans les visites et les réunions d'où je ne suis presque pas sortie jusqu'ici que pour venir chez vous. Vous, vous avez eu bien raison de vivre dans vos livres surtout, mais cela vous occasionne des désagréments quand vous vous trouvez en contact avec une opinion qui vient gâcher tout l'épanouissement de votre jeunesse réfléchie. Mettez donc votre point sensible dans votre conscience, tout uniment, c'est ce que je fais pour moi, autrement je ne serais pas ici.
—Je ne peux pas! Je ne peux absolument pas faire abstraction de cette opinion, si mesquine qu'elle puisse être. Je ne le peux pas, au moins pour ce qui vous concerne!...
—Alors, vous me donnez bien de l'inquiétude! Je vais commencer de m'estimer moins, et si je veux faire cas de ma personne, je ne vous verrai plus!
—Non! non! Marie, je ne dis pas cela! Comprenez donc que je suis sûr, que nous sommes sûrs, nous autres, de la valeur de nos relations. Mais tous ces gens sont en droit de supposer; cet homme enfin, dont l'esprit est positif et va au plus simple, au plus probable, évidemment, peut supposer que notre révolte a moins de beauté. L'analogie gouverne tous les raisonnements du monde, et c'est le principe le plus fertile en erreurs; eh bien! il y a beaucoup de petites révoltes pareilles à l'apparence de la nôtre, et qui ne sont pas bien fameuses...
—Est-ce vrai! Mais je n'en sais rien, moi, mon ami!... Pour moi, tant pis! Je vais tout droit à ce qui me paraît le meilleur. Je ne vois rien au-dessus de vous. Je suis à vous.
—Merci, ma chère aimée! C'est moi, voyez-vous, qui ne suis pas digne du sacrifice que vous me faites...
—Mais, je ne fais point de sacrifice: il y a seulement des choses qui m'avaient paru importantes et qui me paraissent à présent sans valeur vis-à-vis d'autres choses qui sont nées et que je ne soupçonnais pas. Celles-ci sont toutes seules devant moi; les autres sont tombées...
—Hélas! Marie, rien ne tombe si complètement; je le sais et je voudrais bien ne pas le savoir, ce qui me permettrait de goûter plus délicieusement avec vous le moment où on oublie!... Pauvre chère adorée! vous oubliez ici, à cause de la secousse qu'il vous faut pour y venir; mais je sens bien que vous êtes encore reprise là-bas, quand vous n'êtes pas près de grand'mère... Avouez que vous êtes encore quelquefois «patraque» et je comprends, allez! tout ce que ce mot contient de misère sous son apparence anodine! Je suis sûr que vous êtes souvent très malheureuse par moi!...
—Non! pas depuis que je me suis persuadée de la petitesse de tout ce qui n'est pas vous, votre manière de comprendre et d'aimer. Tout le reste m'apparaît de la plus grande vulgarité; je n'y fais pas attention. D'ailleurs je n'ai plus le temps de me laisser reprendre par ailleurs, je suis continuellement en vous, avec vous. On me dit que j'ai l'air d'une folle, que j'ai l'air souvent de parler à quelqu'un. Savez-vous comment on m'appelle! Bernadette de Lourdes! J'ai des visions! Je vous vois!
—Pauvre chérie!
—Adieu, adieu! l'heure est passée! adieu!
Et voilà qu'elle a déjà gagné l'escalier où elle sait bien que nous allons nous éterniser. Nous nous disons adieu; elle descend; puis elle remonte; je descends quelques marches avec elle; j'essaie de remonter; mais je ne peux me séparer d'elle encore: nous revoici ensemble un ou deux étages plus bas; des bruits derrière les portes nous font frémir; nous rions; enfin c'est fini et nous nous penchons, nous éloignant chacun de notre côté, dans cette cage d'escalier, où désormais, quand je suis seul, montant ou descendant, je me penche, cherchant ses yeux!
Je rentrais alors chez moi. Mon premier mouvement était de courir à la fenêtre et d'entr'ouvrir les persiennes pour la voir encore. Sur la place ensoleillée, sa toilette de printemps, sa jolie grâce émue, le détour de sa tête vers ma fenêtre et son parfum demeuré là, ce grand amour fuyant, cette image adorée que je ne verrais plus d'ici des jours et des semaines peut-être; enfin l'angoisse du lendemain qui attendait cette enfant, du réveil de ce rêve; tout cela m'emplissait le cœur et l'esprit comme un dégorgement soudain de sources multiples et bouillonnantes qui formaient dans l'anse étroite de mon âme un remous trop violent; la tête me tournait, je tombais sur le divan où Marie s'était assise et je bénissais le trouble qui m'empêchait d'envisager l'avenir...
Je me réveillai un jour en face de la figure du Jean-Baptiste, de Vinci, et ma première pensée fut de retourner cette image. Elle avait incommodé Marie, la première fois qu'elle l'avait vue. J'avais ri de l'enfantillage de Marie; mais aujourd'hui, j'avais plus peur qu'elle de ce sourire et de l'éclat de cette clairvoyance. Amants! ne gardez pas chez vous ce témoin; vous aimez à vous garantir de la lumière de midi; mais vous n'éteindrez pas ce sourire-là!
Je passai des jours dans un aveuglement complet aux choses du monde, aux considérations du présent, aux menaces de l'avenir, absorbé tout entier par la pensée de mon amour auprès de quoi tout était vain. Mes papiers étaient jaunis, ma plume rouillée, mon encrier tari, ma pensée morte. J'avais renoncé à me présenter aux concours du Conseil d'Etat, ce qui avait été le but de toutes mes études depuis des années. Mes professeurs comme mes amis avaient cessé de s'occuper de moi. L'année suivante je devais être atteint par la limite d'âge et c'était ma vie compromise.
Le propre de mon état était d'ignorer totalement la possibilité d'un lendemain. Marie et moi, nous allions partout, à découvert, comme nous l'avions fait au Jardin du Luxembourg. Elle avait trouvé pour sortir, pendant toute une saison où sa mère fut souffrante, des prétextes d'une ingéniosité stupéfiante. Nous fuyions aux environs de Paris, surtout à Versailles dont le parc nous abrita souvent. Il n'y avait presque pas de jour où nous ne nous donnions rendez-vous! rendez-vous comme des amants, nous moquant désormais des mots comme des assimilations les plus odieuses. Cependant nous n'étions pas amants; nous avions à peine songé à l'être. Nous nous aimions trop!
Ma main tremble au seul rappel de cette volupté. Le monde n'existait plus, ou, du moins, il n'en subsistait que la petite excitation aiguillonnante et affolante. Nous passions comme dans une féerie, un rêve. Rien ne nous a troublés; jamais nous n'avons vu une personne de nos connaissances nous barrer le passage de ses yeux étonnés; nous avons passé comme des soldats heureux à travers cette sorte de mitraille ennemie. Un dieu était avec nous. Notre amour rayonnait sur nos visages; nous nous sommes quelquefois embrassés dans la rue, comme les pauvres.
Avril.
«Nous voilà séparés pour plusieurs jours, ma bien-aimée! C'est possible! Il y a au monde des forces qui nous peuvent séparer! Cela m'étonne; je n'y suis plus fait; n'ai-je pas vécu, dis, de longs jours avec toi! Toi, mon cher toi! mon amour!... Je continue d'errer; je retourne où nous avons été ensemble. Je te porte; je te promène partout où je vais. Croiras-tu que je suis passé tout près de toi ce matin? J'ai été m'asseoir dans ce petit square Lamartine près de la statue du poète que tu aperçois de chez toi; tu aurais pu me voir. Qu'est-ce que je faisais là? C'est toi qui me le demandes? Je t'aimais. Pourquoi là? C'est absurde; mais nous avons l'âme remplie d'absurdités pareilles. Je t'avouerai que l'autre jour, quand je suis allé t'attendre dans l'île, j'étais passé là et m'y étais arrêté longtemps à attendre l'heure que j'avais un peu devancée; et je m'étais dit que je reviendrais t'aimer là. Il n'y a personne: il y a quelques arbres verts et les autres ont des bourgeons tout en train d'éclater; dans huit jours les marronniers seront en fleurs. De temps en temps, des cavaliers et des amazones passent sur l'avenue. Enfin il y a le cher grand homme qui rêve et dont l'ombre est douce aux amants.
«De là je suis retourné en pèlerinage dans notre île. Pas un chat, tout comme lors de notre matin. Je me suis promené dans le petit bois, je me suis assis, je me suis couché au bord de l'eau: j'ai suivi les canards et les cygnes. Je t'ai aimée. Je t'ai aimée! ah! de cette tendresse, tu sais, qui fait que l'on s'étonne de ne voir pas tout fondre autour de soi, même les pierres.»
10 avril.
«Vraiment! je goûte à présent, je m'enivre sans réticences. Ce je ne sais quoi qui vous retient un temps, qui vous empêche de vous livrer tout à fait a disparu dans l'envolée qui m'emporte. Ah! faut-il que je t'aime, pour t'aimer de cette manière. Oui, Marie il y a quelque chose de magnifique entre nous! As-tu senti, dis, cette divine lumière qui nous entoure quand nous allons nous séparer et que nos yeux s'attachent? Nous dont l'amour s'affirme par les yeux! Ah comprends-tu? C'est d'aimer autre chose plus encore que nous-mêmes, que nous sommes fous, que nous sommes transfigurés! C'est d'aimer l'amour incomparable que nous nous sommes fait avec ce que nos êtres peuvent contenir de beau, de sublime et je ne crains pas de dire, d'éternel. Tout passera, mais la qualité de notre amour aura fondé un culte au dedans de nous, contre quoi rien d'humain ne prévaudra jamais. Oh! je voudrais que tu fusses bien persuadée, ma chère âme, de la vérité de ce que je te dis là, dont tu ne te rends peut-être pas bien compte; je voudrais te savoir à genoux devant cette chose inqualifiable, faite des parcelles de divin germées en nous, et qui plane, auréolée, au-dessus de nos têtes. C'est ainsi que j'accepte tes hommages et tes mots d'adoration et tes belles prières! Adorons notre amour! Préférons-nous à nous-mêmes cet amour. Il me semble, par moments, que tu pourrais être jalouse de mon amour pour notre amour... Comprends-tu?»
Lundi soir, 11 heures.
«Soirée délicieuse encore, celle-ci, soirée qui précède ta venue. Je t'attends demain! T'attendre!... Et je cherche à me reporter aux autres soirées; je me demande comment j'ai fait, les soirs où je ne t'attendais pas; comment je ferai aussi demain soir! Il faut bien que ces soirs-là je m'absente de moi-même ou m'hallucine de ta présence, sans quoi je ne vivrais pas! je serais trop malade de ton éloignement. Je ne sais comment la vie se passe; mais il y a des moments, en vérité, qui font douter que l'on vive aux moments qui ne leur ressemblent pas.
«Je t'attends, mon amour. Voici: la nuit va s'en aller doucement, le jour viendra et je m'approcherai de cette fenêtre où me monte en ce moment la caresse de l'ensommeillement de la ville; et tu seras là; je t'apercevrai, ma grâce, mon printemps, des fleurs à la main, ton chapeau, ta robe, tes yeux et ton âme en fleurs, passer sur cette place réveillée et venir à moi! Je veux te sentir d'avance; tu sais que mon cœur bat comme à une petite fille malade, et que je te vois; oh! je te jure que je vois chacun de tes mouvements dans l'escalier! j'entends le frou frou menu de ta robe, ta robe claire. Ah! je ne sais pourquoi tes robes claires me font défaillir. Tu me fais presque peur; je me dis que je n'oserai jamais toucher cette fraîcheur, appuyer ma main contre ta taille ou ton épaule et t'embrasser. Ah! je t'embrasse!... chère chose délicate et frêle!... Non! non! c'est curieux; la réalité vous donne des forces, vous permet de résister, en vous éparpillant l'attention sans doute, à des impressions et des secousses si violentes ou bien si terriblement ténues, que la seule imagination ne vous fait pas tolérables... Ah! ma chérie, ma bien-aimée! Nous nous aimons si bien! si beau!»
Mardi matin, 10 heures.
«Tu ne sais pas ce que c'est que de t'attendre quand tu dois être sur le point d'arriver! Ce n'est plus la douce patience de la veille qui repose comme un rêve jusqu'au matin. C'est de la fièvre, c'est un temps entrecoupé de tout petits morceaux brûlants, ennemis les uns des autres, l'actuel furieux contre le précédent auquel il reproche de l'avoir engendré, et furieux contre celui qui vient, que, malgré lui, il engendre, et qui lui rendra sa haine. Ils se succèdent avec étonnement, avec stupéfaction, puis avec colère, avec rage. Ils se mettent au défi; ils gagent entre eux qu'il y en aura encore après, encore, encore des moments d'attente; ils veulent qu'il y en ait; ils pulluleraient à l'infini; ils souhaitent d'être de plus en plus amers, et s'il y avait certitude que cette attente ne finira pas, il y aurait une certaine satisfaction, comme on en a certainement à tuer quelqu'un ou à se faire sauter la cervelle dans un moment de fureur noire. Et moi, qui suis fait de ces pauvres moments-là, ma bien-aimée chérie, je souffre abominablement! Qu'avez-vous ce matin? Que vous est-il arrivé? Vous verrai-je? Êtes-vous là tout près? Allez-vous frapper à ma porte? Ne vous verrai-je pas, plus, plus jamais? Tout ce griffonnage est entrecoupé de sursauts à la fenêtre, bien que pourtant je ne vous attende plus du tout... Vous savez que c'est toujours faux quand on dit: Je ne vous attends plus, parce qu'il est trop tard. On attend toujours.»
Elle ne vint pas ce matin-là, ni les jours suivants. Je passai des heures affreuses; je crus que tout était perdu. L'hôtel de l'avenue Henri-Martin était clos. Ils étaient tous partis; ils m'avaient emmené ma Marie. Je ne parvenais pas à m'expliquer cette fuite précipitée, et telle que Marie n'avait pas eu le temps de me prévenir d'un mot? Je n'étais plus qu'un véritable débris, qu'un néant. J'avais tout donné de ce qui était moi! tout. Il ne me restait que ce rudiment de conscience: avoir tout donné, m'être transporté dans un être qui s'était enfin gorgé de moi, et c'était fini! Je m'étonnais que des gens fissent encore le signe de me reconnaître dans la rue. Je ne voulais plus sortir: il me semblait que je me promenais avec un masque, que je trompais ces gens. «C'est lui!» disaient-ils en passant. Mais non! ce n'était pas moi!
Un des premiers jours de mai, je me traînai à l'ouverture du Salon, dans la rage de me convaincre, en n'y trouvant pas Marie, qu'ils ne me l'avaient pas ramenée pour un jour qu'ils ne manquaient point d'ordinaire. Je ne jouissais plus que de la colère, d'une haine sourde contre tout. Je pus m'en donner à cœur joie! Ils ne me l'avaient pas ramenée!
Je vis de loin ma cousine de la Julière en compagnie de plusieurs femmes qui avaient été mes amies. Je n'avais plus jamais pensé ni à l'une ni aux autres! Quoi! j'avais des parents et des amis? Les femmes vous voient de fort loin: dès qu'elles m'aperçurent, elles se hâtèrent de tourner la tête. Je me souvins que je n'avais plus ni amis ni parents. Tout ce monde, avec ses façons, ses caquetages, recommençait de m'étonner comme, lorsque, étant tout jeune, je vins de province à Paris. Une personne de mœurs légères, qui ne m'avait vu de dix mois, s'avisa de me sauter quasiment au cou sous le prétexte qu'elle me trouvait embelli par ma mine maladive. Je fus pris sur-le-champ de je ne sais quelle gaîté fébrile. Je la priai de déjeuner avec moi. Nous nous installâmes. Je fus grisé promptement. Elle eut le goût de revoir mon appartement qui était condamné depuis un temps si long. Je le lui fis voir. Mais arrivés là, et dès qu'elle fit le geste d'enlever son chapeau, je fus atteint d'une peur folle, d'une terreur d'enfant nerveux; je me contraignis pour ne pas trépigner; je lui eusse enfoncé son épingle à chapeau dans le visage. Je lui dis: «Non! non! Ne restons pas ici, je vous en supplie, sortons, sortons vite; il fait beau et j'ai horreur de cet appartement!» «Allons-nous-en donc!» dit-elle, froidement. En remettant son chapeau devant la glace, elle se pencha vers un foulard de l'Inde, de soie dorée, qui couvrait un cadre de bois. «Donnez-moi ce foulard!» dit-elle. Et, l'enlevant d'une main preste, elle découvrit la figure du Jean-Baptiste dont l'ironie me perça le cœur. N'avais-je pas failli, dans un moment d'oubli, après quelques semaines d'absence, trahir mon amour?
14 avril.
«Mon André, je vous griffonne deux mots au crayon, et dans le creux de ma main, en ayant l'air de prendre note de mon linge et de mes robes qu'on empile en ce moment-ci dans les malles. Un départ inopiné, décidé en l'espace de deux heures. J'ai le cœur serré; je ne peux me retenir de pleurer devant tout le monde qui me traite de petite sotte. Je songe que vous m'attendez, mon cher amour, que vous vous apprêtez à me voir toute cette matinée. Le soleil est radieux et les marronniers sont verts, et je ne suis pas dans vos bras. Pourquoi suis-je là à faire des malles pour m'en aller d'un autre côté que le vôtre? Pourquoi n'est-ce pas vers vous que je cours? Ah! je ne sais ce que je fais; je ne sais même pas où je vais, mais je suis dans une grande colère; j'ai idée de je ne sais quelle machination tramée contre moi, contre ma liberté, contre la ferme décision que j'ai prise de n'être jamais à monsieur A... Ah! non! non! Ça ne vous fait pas rire, dites, qu'il y ait encore quelqu'un à penser à cette affaire-là?...
«Jamais je ne pourrai vous mettre ce billet à la poste. Si vous le recevez, si je puis profiter d'un hasard, ne vous alarmez pas trop, cette absence ne sera pas de plus de trois semaines; ou sinon, je ne réponds plus de moi, je pars, je vais vous trouver n'importe où. Je suis à toi, à toi uniquement et à jamais.
«Je suis folle d'ennui...»
15 avril.
«C'est fait! nous voilà installés à la campagne, et vous ne le savez pas, mon André, et vous m'attendez peut-être encore là-bas à votre fenêtre en regardant le pavé de la place où je ne passerai pas et que je préfère à tous ces vallons, à ces arbres et à ces ruisseaux qui sont ici. Je n'ai pas pu sortir et jeter mon petit papier à la boîte, et ici jamais je ne pourrai, oh! non, ici tout a des dessous, il me semble, et je ne sais pourquoi, je crains à tout instant de tomber dans un piège. Savez-vous où je suis? Ah! peu importe l'endroit! Je suis chez le père de monsieur A... Mon Dieu! heureusement que vous n'apprendrez cela que lorsque je serai déjà sous vos yeux et que vous verrez aux miens combien j'en ai souffert. Vous n'avez pas voulu m'enlever, André. Eh bien, lui, il l'a fait! Ne plaisantons pas, je n'ai guère envie de rire. Voilà comment tout cela est venu.
«Monsieur A... sur la physionomie de qui on ne voit jamais rien—ce n'est pas comme vous, mon ami,—et qui vous surprend quelquefois tout à coup par quelque idée à quoi l'on était à cent lieues de s'attendre, poussa soudain l'autre soir, et si fort, l'idée de partir à la campagne par ce beau temps et chez son père qui est un vieil ami de papa, que le temps d'un repas suffit à bâcler l'équipée. Je fis une moue qui n'échappa à personne; mais on n'a pas coutume de prendre l'avis des enfants. Au fond, j'étais atterrée; jamais rien ne me fut si sensible; j'ignorais ce que c'était que m'éloigner de vous. Je prétextai de demeurer ici à garder grand'maman; mais grand'maman qui ne peut penser à ce qu'elle ignore, et qui était très invitée, dit qu'elle irait plutôt, elle, aussi, à la campagne que de me contraindre à demeurer là. Nous sommes tous partis. Monsieur A..., qui est très réservé vis-à-vis de moi depuis que je l'ai mis à l'écart, s'est ingénié à m'affirmer que je ne m'ennuierais pas à la campagne, et il faut lui rendre cette justice qu'il s'emploie et emploie tout son monde à m'être agréable avec une extrême discrétion, ce qui m'est on ne peut plus désagréable, car je suis obligée de le reconnaître et de lui en avoir gré alors que je voudrais être grossièrement assommée par lui et par tous les siens et ne décolère pas au fond d'avoir été amenée ici.
«Il ne m'importune point; ne me fait pas la cour. Je vous ai dit qu'il était très fort: serait-ce une façon de me la faire que de ne le point montrer du tout? Si je le savais, je lui dirais quelque impertinence! Cependant je suis son hôte, et il est d'un tact irréprochable. Je voudrais bien savoir pourquoi il nous a amenés ici.
«Je vous dis bonsoir, mon cher bien-aimé. Je me suis mise un instant à la fenêtre qui donne sur le parc. La nuit est si calme, si pure, et si belle que j'en ai eu comme mal au cœur tout d'un coup, à cause, sans doute, de tout ce qu'il y a d'amer et de triste en moi et parce que tu es loin. Je t'aime! J'ai fermé vite ma fenêtre, et je m'endormirai en toi.»
18 avril.
«Il y a ici un chien qui ne me quitte pas. C'est un bon gros animal qui n'est pas plus distingué que cela, mais qui a l'œil d'une bonté, d'une douceur qui me font je ne sais quel bien. Il m'a connue dès en arrivant, et, comme je fais un peu la sauvage avec tout le monde, je vais avec lui en promenade. J'emporte un album et «nous» allons prendre des croquis. Je m'assois sur un talus et il vient dormir, le museau sur mes genoux. Le moindre bruit de pas le réveille, et d'un bond, le voici à quatre pas de moi, aboyant comme un furieux et ne voulant pas qu'on approche. Il passe de braves gens qui se garent, je leur souris de loin, et ils sont bien étonnés de voir une demoiselle qui a l'air si peu méchant se faire garder si terriblement. Ce chien a nom Buffalo; ce n'est point bien joli, mais il faut que vous l'aimiez tout de même.
«Je suis restée longtemps ce matin, sur un petit tertre couvert de mousse sèche, à l'ombre d'un bouquet de chênes, près d'un carré de terre rouge où poussent des choux, des carottes et de grandes asperges minces dont le feuillage est si fin. Cet endroit est situé un peu haut; la vue s'étend très loin, et l'on suit une petite rivière de rien du tout qui serpente dans les prairies, bordée d'un cordon de peupliers qui se perdent au loin, au loin, où ils deviennent tout clairs et confondus, pareils un peu à un ruban fané. Je vous ai tant désiré, mon André, sur ce petit tertre et en regardant ces peupliers et cette rivière qui s'en allait, que j'ai fini par rouler tout de mon long sur la mousse en me cachant les yeux de mon mouchoir pour pleurer à mon aise. Buffalo s'est réveillé brusquement, et il est venu me souffler dans le cou en me chatouillant si fort que j'en ai ri, et je me suis retournée toute mécontente et j'ai grondé Buffalo en lui disant: Mon pauvre chien, tu me vois rire, mais ce n'est pas vrai, je suis bien malheureuse.»
«Le matin, mon cher amour, ces messieurs vont je ne sais où; maman n'est pas levée et je suis bien libre avec Buffalo. Nous commençons à présent à aller tout naturellement du côté de l'endroit où j'ai si fort pensé à vous. Nous n'avons pas le goût d'aller ailleurs, parce qu'il semble bien qu'il y a là un peu de vous. C'est encore des imaginations de cervelle à l'envers, mais je ne nie pas que ma cervelle soit ainsi, encore que je ne la trouve pas si mal tournée; et vous? Mon André, que je t'embrasse!
«Nous avons donc été aujourd'hui encore sur le petit tertre. Oh! ces matinées sont folles tant elles sont belles! C'est frais, mon chéri bien-aimé, frais comme tu sais, notre matin du Luxembourg, d'agitée mais d'adorable mémoire. Seulement, toi, où es-tu? Je voudrais tant que tu sentes cet air doux sur ta figure, et entendre ta voix me dire que tu «goûtes»! Tu goûtes, toi! tu es le seul qui goûte; tu n'as pas besoin de le dire, le timbre de ta voix parle et ceux qui l'entendent en sont tout émus. Oh! je t'aime, je t'aime!
«Dès que je fus installée, je pensai à toi. J'ai bien toujours mon album, mes crayons, mais je ne fais rien. Tout de suite l'idée que tu ne sais pas où je suis, que tu me cherches, que tu souffres, mon amour, m'empoigne et c'est fini. Mais jamais, d'ici, je ne pourrai te faire parvenir quelque chose. Nous sommes à trois lieues de la poste; nous ne pouvons pas faire ce chemin-là avec Buffalo, et il ne faut pas songer à d'autres moyens. André, figure-toi que je pensais à beaucoup de choses de ce genre, bien chaudes dans le fond du cœur et bien tristes et j'étais à demi étendue sur mon tertre, et je m'étais mise à te parler tout bas, ce qui est bien enfantin, n'est-ce pas? mais tant pis! quand M. A... monta de mon côté par un sentier à travers champs et allant à la ferme dont je t'ai parlé des choux, des carottes et des asperges. C'est drôle, je le voyais bien venir et ça ne me dérangeait en rien; j'étais avec toi et il me semblait que je ne pouvais pas te quitter pour personne. Ça me rappelait justement notre rencontre du Luxembourg et ça ne m'impressionnait pas davantage. Tu me diras qu'aujourd'hui je ne courais pas grand danger et que je pouvais bien me permettre de jouir paisiblement de ta compagnie vis-à-vis de ce monsieur. Je regardais en face de moi, assez fixement, mais je le voyais qui approchait. Il me semblait qu'il était bien apparent que je t'aimais, que n'importe qui s'en fût aperçu à ce moment-là, et c'est le seul vrai plaisir que je me sois donné depuis que je suis ici. Je continuai d'être avec toi, avec mes yeux. Il vint si près qu'il ne pouvait faire autrement que de remarquer ma songerie et le genre particulier qu'elle avait et qu'un homme doit bien reconnaître. Je vis qu'il hésitait à me troubler; il retint son pas et déjà il se retournait avec précaution. A ce moment, Buffalo partit et sans aboyer lui alla lécher les mains. Je pensai que c'était suffisant; je poussai un petit «ah»! et fis un gros mensonge en lui disant que je ne l'avais point aperçu. Il mentit de même, mais c'était de la politesse, et il me parla comme s'il ne s'était point avisé le moins du monde que j'étais là, à demi-couchée et rêvant d'une manière bien opiniâtre pour une jeune fille. Il ne me fit aucune question, aucune allusion indiscrète; il ne me parle jamais que de choses générales, et de sa part, c'est très bien.
«Je ne doute pas qu'il ne sache à présent que j'aime quelqu'un, et il a trop de logique dans l'esprit pour ne pas conclure que c'est toi, après ce qu'il a entendu dire de notre rencontre à Venise, de tes visites ici, et de l'interruption de tes visites. Alors, avoue, mon amour, qu'il faut avoir bien du toupet pour ne pas cesser d'avoir des vues sur moi; car il n'a pas cessé, j'en suis assurée maintenant; il procède habilement, voilà tout. Mais cela prouve qu'il ne m'a point reconnue à ton bras, quoique ce soit la chose la plus étonnante.»
20 avril.
«Tout le monde a dit bien des bêtises, ce soir, mon André, en écoutant les rossignols du parc; excepté M. A. qui ne donne pas plus d'attention à ces choses-là que si elles n'existaient point du tout. Figurez-vous, après le dîner, la nuit venue, une grande terrasse à balustrade qui surplombe d'assez haut le parc. Il y a autour de la maison des acacias qui sont en fleurs depuis quelques jours et qui embaument. Dans le parc, ce sont des arbres tout à fait vieux pour la plupart et de dimensions colossales, et il y a de larges allées qui s'enfoncent tout droit là dessous et qui sont de l'effet le plus bizarre, au clair de lune. Tout cela est beau et sent extrêmement bon, les marronniers, les cytises et les lilas étant fleuris. On va s'asseoir sur cette terrasse. Pour moi je vous dirai que cela a quelque chose qui m'écrase ou m'étouffe, qui est tout de suite trop fort à supporter. J'ai peur que vous ne m'accusiez de dire aussi, moi, des bêtises, mais je vous assure que cela me produit cet effet-là. Il est vrai que tout cela est mêlé de la pensée de vous et je me perds dans les raisons de ce que je sens. Les rossignols s'appellent et se répondent de très loin; et il y en a qui ont des cris, de vrais cris qui éclatent tout à coup dans le milieu d'une phrase douce et jolie comme une parole amoureuse. Ça vous soulève le cœur, ces appels de loin. Je me souviens d'un mot que vous m'avez écrit, un jour, et qui m'avait fait je ne sais quel mal «heureux» si l'on peut dire, mais c'est ainsi qu'il faudrait appeler presque tout ce qui vient de vous. Vous souvenez-vous? vous demandiez mélancoliquement ce que deviennent les élans d'amour et les belles pensées qui ne parviennent pas, ou bien qui n'ont pas été formulés, et «les appels des amants qui meurent dans la distance!...» Ah! mon amour! est-ce ici le cas? Quand le rossignol a modulé sa phrase qui se termine par une note puissante qui s'en va par-dessus les arbres implorer l'autre rossignol lointain, on se demande si l'autre est là encore, s'il va entendre, s'il va répondre; il y a quelquefois un assez long intervalle, on est tout suspendu. Enfin cela vient; est-ce du fond du parc? est-ce du bois qui est hors les murs? c'est si loin, si loin! Ça fait un bien inouï! Voilà-t-il pas que je me suis mise à sangloter, mais là, en plein, à gros bouillons, sans pouvoir me contenir, sans penser à me cacher. C'était trop plein; ça débordait. Je suis bête, mon ami, n'est-ce pas? On me l'a assez dit: ne me le dites pas, vous! Mon Dieu! ce que j'ai pleuré; non vous ne vous faites pas idée; c'était un déluge; un bonheur; je voulais pleurer davantage! Mon André! mon André!
«Ça a été une scène! comme vous pouvez l'imaginer. Maman s'est fâchée tout rouge; m'a secoué le bras; m'a dit de m'en aller me cacher bien vite et que c'était honteux à mon âge de pleurnicher comme une enfant et sans raison. Papa m'a dit encore une fois que j'étais une petite sotte; on finira par le savoir, je pense. Le père de M. A., qui est un bien brave homme, faisait tout le possible pour s'informer de ce que j'avais. Il n'y avait que M. A. qui ne disait rien et grand'maman dans son fauteuil, qui levait les bras au ciel comme si elle avait vu un grand malheur.
«Je suis montée vite dans ma chambre, assez honteuse tout de même, quoique tout cela soit bien involontaire. Quand je fus un peu calmée, je revins m'accouder à la fenêtre qui donne au-dessus de la terrasse. Tout le monde y était encore, et sans bien comprendre ce qu'on disait, j'ai entendu que l'on parlait de moi, car on prononçait les mots de «romanesque» et de «sentimentalité» dont on avait l'air de se moquer suffisamment. Il n'y eut que M. A. à ne pas plaisanter et il dit que «cela était naturel et suivait un cours régulier». Cet homme-là m'exaspère plus que ceux qui peuvent se moquer de moi; mais il me fait peur. J'ai idée qu'il doit voir si net, si clair en toutes choses, que je suis gênée devant lui. Enfin, n'est-ce pas qu'après avoir été témoin de ma grande songerie de l'autre matin et de la scène de ce soir, il sait bien que j'ai le cœur un peu malade? et il sait bien que ce n'est pas lui qui me cause cette indisposition? Et il dit froidement que cela est tout naturel, et il compte m'épouser, oui, oui, je suis sûr qu'il y compte; il a arrangé ça comme des intérêts ou une prime à toucher dans un laps de temps... C'est épouvantable!
«Je suis brisée, rompue; je vous dis adieu, mon amour, ah! comme j'aurais besoin de te voir!»
21 avril.
«Toute une histoire, dès ce matin chez grand'maman. Elle fait appeler maman et lui explique par toutes sortes de gestes et de signes cabalistiques sur le papier, comme elle en peut faire, la pauvre chère vieille, avec sa main tremblante, que c'est tout de même bien imprudent d'aller ainsi à l'encontre de mes sentiments. Je vous ai dit que l'on ne peut faire allusion à mes sentiments sans provoquer des sourires, parce que je ne suis pas d'âge, paraît-il, à en avoir de sérieux. Maman sourit: mais grand'maman se fâcha. «Vous ne voyez donc pas, dit-elle, que le «cœur de cette petite déborde?...» Maman demanda: «Pour qui donc?» Grand'maman qui faisait des yeux terribles, écrivit votre nom. J'ai ramassé et je conserve le bout de papier. «Mais, dit maman, elle ne l'a pas vu depuis bientôt six mois!...» Grand'maman qui a été amoureuse dans son temps, leva les épaules si haut, si haut, que cela ne lui était certainement jamais arrivé. Maman eut l'air de tomber des nues.
«C'est une bien bonne femme que maman, je vous assure; seulement il lui faut des choses extraordinaires pour lui ouvrir les yeux. Quand elle a vu à ma figure, et comme je me jetais dans ses bras, qu'elle n'avait pas besoin de me demander si ce que grand'maman avait dit était vrai, elle a été très touchée; elle m'a embrassée bien tendrement, et ça m'a fait du bien.»
«Maman, qui n'aime pas les scènes, m'avait renvoyée tout de suite après cette petite effusion et j'ai passé la matinée à regarder, de ma fenêtre, la pluie tomber sur les arbres du parc. Je ne fus jamais si hébétée que pendant les deux grandes heures qui s'écoulèrent. Vous savez, mon ami, que je ne perds pas trop la tête, d'ordinaire, lorsque je sens que les choses qui me tiennent à cœur sont encore en mon pouvoir et que, même au risque de me casser quelque chose, je puis agir sur elles, à moi seule et sans m'empêtrer dans les jambes de quelqu'un. Mais, avez-vous senti le trouble qui vous vient, d'éprouver que d'autres sont tout à coup mêlés dans vos affaires et qu'il faudra désormais procéder de concert? Est-ce un soulagement? une déception? Pourtant, mon André, je ne pouvais que souhaiter cette intervention nouvelle. Je la désirais, l'appelais de tous mes vœux. Et me voilà abattue comme si tout m'échappait; je n'ai plus de ressort; j'étais tendue par mon secret, et en l'avouant quelque chose s'est brisé. Si on ne m'aide pas, me voilà dans un bel état! Que sortira-t-il de tout ceci? Mon pauvre amour bien-aimé, je suis pour le moment molle comme un chiffon. J'attends... qui? quoi? Je n'en sais rien. Est-ce le temps aussi, cette pluie sur les feuilles luisantes des lilas, cette pluie à grosses gouttes qui retombe des grands arbres continuellement, même après l'averse et quand un rayon de soleil vous fait croire que le beau temps est revenu. Vous ne savez pas combien ces petits toc, toc, toc sont navrants; combien on est agacé du mouvement infatigable de chaque pauvre feuille qui les reçoit, se ploie, s'égoutte, se redresse et recommence. Et tout ça sent quelque chose qui fait mal sans être pourtant désagréable. Il y a, dans les arbres, des petits cris d'oiseaux effarés. Et puis enfin, quelque chose que je ne saurais vous dire et qui est sans doute ridicule, c'est que la campagne sous la pluie paraît être un désert lointain, lointain... Il me semble à présent que le soleil de ces derniers jours m'emportait un peu vers vous, et m'apportait aussi de vous un peu, comme si ses rayons charroyaient aisément les âmes. Le temps sombre, la pluie: tout est interrompu; plus de ces voyages aériens comme en faisaient les fées et qui ont peut-être bien un peu de vrai, à moins que je ne sois folle tout à fait!
«Ah! mon cher amour, ne riez pas de la misère de mon cœur!»
Le soir.
«Je vous écris dans mon lit, et au crayon, mon cher bien-aimé, car ça ne va pas très bien. J'avais même peur qu'on ne me laissât pas seule un instant; enfin j'ai éloigné la femme de chambre et je suis avec vous, là, André. Voilà tout ce qui s'est passé:
«Après le déjeuner, maman me dit: «Marie, mets tes galoches!» Ces galoches sont des semelles de bois qu'une simple traverse de cuir retient sur le pied et que l'on distribue ici aux invités les jours de pluie pour aller se promener durant les éclaircies. Maman mit aussi ses galoches, et, munies chacune d'un grand parapluie, nous voilà parties sous les arbres qui s'égouttent. Nous sommes longtemps à ne rien nous dire; nous arrivons à la grille, au bout du parc, sans avoir seulement ouvert la bouche. Ah! voilà les moments où je ne suis plus brave du tout: c'est quand je sens que l'on va se dire des choses très graves dont on ne prévoit pas trop le sens et que l'on a l'air de tourner sa langue afin de ne pas se compromettre, et qu'on n'en finit pas! Je grelottais; je me sentais toute blanche. Maman ne fut pas longue à le remarquer. Elle haussa les épaules et dit: «Mon Dieu! mon Dieu! est-il possible de se mettre dans des états pareils!» Et comme elle a toujours sur soi des foulards pour moi, elle m'en couvrit jusqu'aux oreilles, de sorte que je me trouvai faite à peu près comme à Venise, les galoches à part. Mais je vis que ce petit prétexte de gronderie soulageait maman en lui fournissant une entrée en matières. Nous avions quitté le parc depuis plusieurs minutes et nous allions sur une route bordée d'amandiers. Maman insista sur «les états où je me mettais».
—«Enfin, dit-elle, depuis le temps que ça dure, tu ne pouvais pas me parler?...
—«Mais maman!...
—«Mais maman! Mais maman!» il est bien l'heure de dire cela à présent!... Si vous n'aviez pas gardé pour vous vos secrets, mademoiselle, ou pour votre grand'maman qui n'en peut mais, la pauvre femme! nous aurions pu éviter les désagréments de vos explosions en face d'étrangers!...
—«Mais maman! ne vous ai-je pas tout dit quand vous m'avez interdit de vous reparler jamais de ce sujet? Quant à grand'maman, ce n'est pas moi qui...
—«Et qui donc alors?...
—«Elle a tout deviné!
«Je me suis bien repentie d'avoir dit cela à maman, ce qui avait l'air de lui reprocher de n'avoir pas vu aussi clair dans mon cœur que l'a fait grand'maman. J'allais me jeter à son cou, lui demander pardon, quand je m'aperçus qu'elle se piquait d'une autre sorte que celle que j'avais craint. Elle me dit qu'elle voyait clair depuis longtemps, aussi bien que grand'maman; qu'elle espérait, toutefois, en combattant mes desseins par la froideur, me les faire abandonner; qu'enfin cette tactique ayant mal réussi, il fallait songer à une autre... Elle sourit en prononçant ces mots et me regardant à la dérobée. Mon cœur battait fort, je crus comprendre que l'autre tactique était de me laisser vous ouvrir les bras. Je ne sais pourquoi je voulus regarder la route à ce moment-là: il y avait un petit bouquet de pins à droite, et sur la gauche la brouette du cantonnier avec des outils, son panier, son gilet à manches. Je me dis: «C'est devant cela que mon sort va se décider.» Maman vit bien que je changeais de couleur et de visage. Je ne sais si elle avait préparé d'avance ce qu'elle me dit, ou bien si elle l'improvisa tout à coup à cause de l'état où j'étais.
—«Puisque c'est ainsi, dit-elle, que ton monsieur André se mette dans les affaires et fasse comme M. Arrigand: quand il aura fait une fortune capable d'assurer ta sécurité, ton père ne dira peut-être pas non.
«Mon ami, vous savez qu'il y a des occasions où l'on dit vulgairement que les bras vous tombent. Eh bien! je me demande comment les miens me sont encore attachés. Mais il ne faut pas en vouloir à maman qui a dit cette chose le plus naturellement du monde, et elle eût cru bien sincèrement avoir sacrifié sa fille si elle eût parlé autrement. Je mis mon essoufflement sur le compte de la route qui montait un peu et je dis à maman que je ne pouvais pas aller plus loin. Nous revenions sur nos pas, mais je ne me sentis pas plus capable de descendre que de monter.
«Je sentais par tout moi un froid, comme cela ne m'est encore jamais arrivé. Je vis passer votre chère figure, mon amour, et il me semble que je vous prononçai: adieu! Après, je n'eus plus qu'une idée: arriver jusqu'à la brouette du cantonnier qui était à une dizaine de pas. Là, je tombai comme un malheureux paquet.
«Je ne perdis pas connaissance; ce n'était qu'une grande faiblesse; j'étais simplement anéantie; je ne pouvais ni faire un geste, ni dire un mot. Je vis ma pauvre maman qui se démenait, appelait au secours, levait des bras désespérés. Des gens sortirent d'une ferme qui n'était pas très éloignée et j'entendis ouvrir et refermer la grille du parc, derrière moi, par quelqu'un qui accourut: c'était Monsieur A. Il est toujours muni de tout. Il avait je ne sais quel sel qu'il me fit respirer. C'était un fait exprès que je fusse secourue par lui quand je me sentais mourir par vous, mon cher amour. Il m'installa dans le fond de la brouette et, prenant les deux bras, il me voitura doucement à la maison, de son air tranquille, jamais étonné. Je ne fis pas d'opposition; je n'éprouvais même aucune rage de cette aventure: j'étais inerte tout à fait. Papa fumait son cigare sur la terrasse; il aperçut notre équipage et, croyant que c'était un jeu, se mit à rire bruyamment.
«Bonsoir, mon bien-aimé, je ne peux plus écrire: j'attache ce petit papier dans une grande mèche de cheveux que je tiens sur mon cœur à même. Je suis bien exténuée; mais je t'aime!»
3 mai.
«Mon ami, tu vas avoir de mes nouvelles! Ah! mon Dieu! je ne veux pas penser que depuis si longtemps tu attends, sans savoir seulement dans quelle partie du monde est ta Marie-des-Fleurs. Je ne te dis pas: penses-tu encore à moi? parce que je suis sûre que tu penses à moi: ce n'est pas de la présomption de ma part, non, mais je le sens, j'en suis certaine comme de mon amour même. Eh bien! tout le petit paquet que j'ai porté sur moi à mesure que je l'ai grossi de mon griffonnage, tu l'auras demain au plus tard. J'aurais voulu te voir avant; mais je ne te verrai pas encore tout de suite... Comment? Pourquoi?... Parce que? Attendez un peu, monsieur l'impatient!
«Mon chéri bien-aimé, nous partons d'ici, ce soir; nous coucherons à Paris où nous ne passerons guère qu'un jour ou deux... Allons! ne criez pas! Vous n'êtes pas content?... Un jour ou deux, disais-je, à faire quelques emplettes et préparer nos malles... Voyons! pas de grands gestes, ni de mauvaise mine, monsieur le grincheux!... Vous pensez bien que je n'aurai jamais le temps de pousser jusque chez vous; du moins, je ne serai jamais assez longtemps seule, d'autant plus qu'on ne me lâche pas parce que j'ai tout juste la force d'un de ces petits poulets naissants comme il y en a ici de si gentils. Savez-vous bien que j'ai été malade depuis quatre jours, après mon aventure de la brouette; que je n'ai pas quitté le lit; que j'ai eu la fièvre; que j'ai vu le médecin, celui d'ici et le nôtre qu'on a fait venir de Paris; et ces messieurs n'ont point fait une fameuse figure en me voyant, si bien que j'ai cru un moment que c'était fini; et ça m'aurait été bien égal si vous vous fussiez trouvé là. Mais je ne voulais pas mourir ici! Je me suis cramponnée. Enfin me voilà debout, si on peut dire! J'ai une figure de papier mâché; je suis maigre et vilaine: non! j'aime autant ne pas pouvoir aller vous voir... Je passerai seulement dans vos environs, ça me fera un plaisir, et puis je repartirai... loin de Paris... loin de vous!... comme ça, de gaieté de cœur!—Combien de temps?—Longtemps j'espère!—Où?—Tout à fait loin!—Avec qui?—Avec maman qui me garde de près dès qu'on est en voyage!—Pas moyen de correspondre?—Aucun, monsieur!
«Ah! mon amour! mon chéri! mon André! mon bien-aimé! Suis-je assez méchante? Et ne vois-tu pas que je ne peux l'être ainsi, que parce que j'ai l'espoir d'être heureuse, et ne sais-tu pas la seule façon que j'aie d'être heureuse! Ah! donne que je t'embrasse... tu as pleuré, oui tu as pleuré, ça se voit; je ne veux plus quitter tes yeux; je veux les voir tous les jours; tous les jours te presser la main, tous les jours t'entendre et me guérir par le son de ta voix; épier à côté de toi tous tes frissons secrets; écouter tout ce qui chante en toi, mon amour! Oui, oui! Je ne suis pas folle; je dis bien: je te donne rendez-vous!
«Le médecin, qui est un grand savant, a trouvé que le meilleur remède à mon mal—puisque j'ai un mal—était de changer de climat. Il a ajusté ses belles lunettes; il a donné une chiquenaude à une grosse sphère qui était là; je me demandais où ce diable-là allait me faire sauter. Enfin il a conclu que l'Italie m'était favorable par son mérite propre autant que parce que un peu de notre sang, dans la famille, est de là. Maman toute seule m'accompagnera; papa est en train de «brasser» de si magnifiques affaires avec monsieur A. que je ne doute pas, à notre retour, de les trouver l'un et l'autre dorés jusqu'aux sourcils. Allez, dare-dare! mon André! faites vos malles; vous aussi vous avez des travaux très sérieux à exécuter en Italie; il faut que vous soyiez à Florence dans huit jours. Filez tout droit; nous ferons, nous autres, quelques haltes, probablement, à cause de la fatigue. Nous nous rencontrerons un matin au couvent de Saint-Marc. Maman aura un coup violent à vous trouver là, mais je vous réponds que vous serez bien accueilli et qu'il n'y a plus rien que maman ne soit prête à me concéder depuis qu'elle a vu un instant qu'elle pouvait me perdre. Dieu, qui nous bénit, dites-vous, fera le reste.
«Le beau soleil est revenu; l'air transporte les fées; mon âme s'en va par dessus les arbres et les chants d'oiseaux jusqu'à toi, mon cher aimé. Ah! sens-tu, dis, sens-tu que quelqu'un est à toi?
«Marie-des-Fleurs»