Sainte-Marie-des-Fleurs: Roman
V
Je ne fis qu'un bond de Paris jusqu'à Florence. Etait-elle là déjà? Allais-je la rencontrer tout à l'heure, en sortant, dès les premiers pas sur le Lungarno? Etait-elle de l'autre côté de la cloison d'hôtel? Les pas, le bruit léger que j'entendais, étaient-ils d'elle? Ou bien, au contraire, n'était-elle pas partie? N'avait-elle pas été trop faible pour quitter Paris? Etait-elle malade en quelque ville où j'avais passé à toute vapeur? Allais-je continuer ici d'attendre, d'attendre toujours comme je faisais depuis quatre semaines?
Et si je la voyais, n'allais-je pas tomber? La tension de mes nerfs brisée, je m'imaginais que j'allais m'affaisser en un état d'épuisement qui lui ferait pitié; je m'enfuirais confus de ma faiblesse.
Je tremblais en ouvrant ma porte; je me disais que le premier visage que j'apercevrais serait celui de Marie. Je ne pouvais rester tranquille. Les tressauts de mon cœur m'inquiétaient; il me semblait que je me brûlais et consumais sur place et que, lorsque Marie viendrait, il serait trop tard. J'étais tenté par des puérilités superstitieuses de malade: j'attribuais à tel geste, à telle démarche une influence sur les événements. Je fus presque bien aise de ne pas la rencontrer. J'aimais mieux tarder un peu; je prendrais des forces; ce soleil et cette ville aimable allaient me donner de l'équilibre. Je m'adossai à la balustrade du quai Lungarno-Amerigo-Vespucci, pour regarder les voitures allant aux Caccines. Puis l'agacement de dévisager toutes les femmes, la crainte de laisser passer Marie inaperçue, la crainte aussi de la voir tout à coup, me brisèrent les jambes et m'entourèrent les yeux d'un petit cercle de courbatures. Je voulus m'aller reposer aux jardins Boboli, dont la sombre tache verte, sur la colline, m'attirait; mais quand le cocher me demanda où conduire ma seigneurie, je lui dis: «Où vous voudrez!... Suivez les autres.» Et je passai une heure ou deux dans la monotonie des allées des Caccines, la main sur les yeux, me défendant maintenant de voir, de peur de reconnaître quelqu'un dans ces voitures.
Le lendemain, je flânai dans l'air léger du matin. J'attendais l'heure où s'ouvre le couvent Saint-Marc. La chaleur tombait du ciel ardent, combattait et chassait de petits souffles frais attardés, qui, dans la fuite, vous frôlaient furtivement le visage. En moi-même il y avait une guerre de lâchetés et de désirs. Tout me portait vers ce couvent: je mourais de ne plus voir Marie, et le délice de cette rencontre m'épouvantait. Une portion de moi se dérobait et détalait vers Ema, vers Fiesole ou Vallombreuse, où j'imaginais que, contemplant Florence de loin et y soupçonnant la présence de ce cher cœur qui y palpitait pour moi, je goûterais quelque plaisir inouï. Alors, ce serait demain, demain seulement que je l'approcherais!... Mais, arrivé à l'extrémité du Ponte-Vecchio qui m'éloignait, je revins sur mes pas. Décidément, je n'irais pas à Ema ce matin. Mais il me restait Fiesole, qui est du côté opposé. Je longeai les Offices; j'allai à la poste; je m'attardai sur la place de la Seigneurie. Un vol de pigeons s'abattant près de moi, devant la porte du Palais-Vieux, me redonna si vive l'impression de certaines minutes vénitiennes, que je sentis ma vue se troubler. Alors, il me revint que le tramway de Fiesole partait justement de la place Saint-Marc. J'irais donc jusque-là; je regarderais tout autour de moi; si je ne voyais personne, je prendrais ce tramway. Si je voyais, ah! si je voyais! Eh! du diable, si je savais ce que j'allais faire!
Je passai tout tremblant la petite porte du couvent. La lumière vive frappant les herbes et les rosiers du jardinet et, tout autour, les dalles du cloître, m'éblouit. J'avançais comme un aveugle ou un fou, osant à peine lever les yeux sur les quatre ou cinq fresques d'Angelico qui sont là, que j'avais chéries l'an passé et que je ne verrais pas aujourd'hui, je le sentais. Enfin, je pénétrai dans la petite salle du chapitre. C'est là que Fra Angelico peignit sa grande scène de la Passion. La fresque est là, occupant toute la muraille opposée à l'entrée; c'est une peinture divine par la candeur amoureuse. Il y a trois chaises placées devant cette merveille; je m'assis, me découvris malgré moi, et j'éprouvai là, tout à coup, le miracle d'une grande paix, d'un bain frais lavant mes malheureuses contusions d'amour. Pour la première fois depuis que j'aimais, je goûtais une minute de sérénité; je sentais une puissance infinie bénir mon cœur et mon tourment. Tout aime, tout pleure, tout caresse, tout est soulevé ici; et c'est un Dieu qui aime, qui pleure et qui caresse. Il n'y a point, nulle part, de plus douce volupté qu'entre ces quatre murs étroits d'un couvent de dominicains. Je désespérais de pouvoir regarder des peintures, mais ces peintures-là viennent à vous; ce sont des linges frais que l'on vous pose sur le front; ce sont des fleurs répandues, des baumes que l'on vous applique, des parfums que l'on vous donne à respirer.
Là, j'attendis Marie doucement; j'étais disposé à l'attendre des heures et des journées. Un peu de l'atmosphère qui l'entoure était là déjà: toutes les choses très amoureuses ont un peu même odeur. Il le faut, puisque ces figures me donnaient la paix, qui me serait venue de tenir mon amie dans mes bras. Jésus! ce beau Christ effilé, presque élégant, que le bon moine épris a voulu faire reposer sur la croix: non souffrir! Le sang n'a pas laissé beaucoup de traces sur ses membres frêles: l'idée de ce Jésus endolori était insupportable au peintre. Tant qu'il l'a pu, il l'a épargné toujours. Il l'aimait trop. La tête blonde, penchée vers la droite, contemple, les paupières closes pourtant, les vingt saints pieux qui sont là, et le demi-sourire fin de sa lèvre divine semble dire que ne fût-ce que pour ceux-là seulement il valait encore la peine de mourir.
Ses pâles cheveux lui baisent le front, toutes les lèvres des bons saints sont avides de le baiser, et l'on dirait que c'est de ses lèvres mêmes que le peintre a modelé le corps tendre de ce Dieu d'amour.
L'Angelico, grand artiste, n'aimait point la vue du sang qui souille l'harmonie du corps, et les contorsions des martyrs lui répugnaient également. Mais il atteignit le sublime de la douleur, la merveilleuse beauté de l'âme tristement éperdue, dans la figure de la Vierge. Nul excès, nulle grimace: à peine des pleurs! Elle n'est pas couchée, abattue, tordue: elle est debout; sa belle face, grave, aux lignes immobiles, endure le possible. Et tout l'amour humain, le voilà, dans cette Madeleine aux longs cheveux blonds, qui, tout d'une masse, se jette embrasser le sein de la Mère.
J'attendais Marie entre ces murs bénis, en face de ces tendresses célestes. Quel degré d'extase atteindrions-nous ici? Je pensais que nous finirions par défaillir, et nous sentirions la vie s'écouler de nous, comme le sang, déjà exténué, de ce Jésus, filant, en ruisselets invisibles, de ses veines rompues. Et ce serait fait, nous aurions touché notre ciel...
Je voudrais garder chaque minute de l'heure qui s'écoulait en cet endroit bienheureux: ma fièvre, mon attente, l'embrassement de ces peintures, la caresse de l'air délicat qui m'environnait, la chaleur du dehors exaltant les bords visibles des toits rouges et le vert du jardin du cloître, les mouches bourdonnantes, et le premier concert des cloches florentines; ce lieu de paix et de volupté!...
Ayant entendu des pas, je n'osai me retourner; je demeurai tapi sur ma chaise, frissonnant, et le dos tourné à la porte. On approcha; je me couvris les yeux, de la main, de peur de voir trop tôt, ou me pétrissant une sorte de masque d'indifférence, pour le cas infiniment probable où ce ne seraient que des étrangers. On fit le tour des cloîtres; on passa devant la porte de ma petite salle du chapitre; on hésita; on n'entra pas encore. C'étaient des pas menus et légers. Je me faisais une certitude que c'était Marie. Je sentais son émotion, son cœur qui, à elle aussi, battait violemment. Elle m'avait vu, à n'en pas douter; elle avait dû changer de couleur et de visage; sa mère avait pu s'en apercevoir; elle ne voulait pas dire à sa mère: «Entrons là»; elle attendait que celle-ci vint d'elle-même; elle tremblait qu'elle ne vint point, qu'elle voulût visiter le reste du couvent auparavant; et si elle venait, elle tremblait à cause de l'inévitable scène de la rencontre.
On entra. Je voulais tout saisir au seul bruit des pas: j'interprétais le moindre bruit. Il y eut des hésitations; on s'attardait derrière moi; le gravier craquait; on piétinait sur place. Je me commandais de ne pas tourner la tête, dans la crainte d'une déconvenue. Puis, j'eus peur que Marie n'osât point, que son impatience lui fît mal et qu'enfin ces dames s'en allassent; enfin mille puérilités. Je me retournai brusquement en m'imposant de faire quelque signe de surprise si j'apercevais Mme Vitellier. Je ne sais ce que je fis.
Mme Vitellier se trouva juste en face de moi. Sa figure était décomposée; elle m'avait reconnu dès auparavant que je me fusse retourné, et elle demeurait terrifiée des conséquences de son voyage. Je dus pâlir encore en l'apercevant. Je la saluai; je regardai simultanément Marie. Elle vint tout de suite me donner la main, si spontanément, si vite, que nous en éprouvâmes tous visiblement une secousse vers le cœur. Je voulus parler; ma voix s'étrangla; nos yeux à tous se mouillèrent et nous demeurâmes assez confus tous les trois.
Mme Vitellier, la première, fit émerger là-dessus quelques paroles de politesse touchant leur voyage et le mien; elle m'interrogea sur les travaux qui m'amenaient en Italie. La pauvre femme n'entendait point mes réponses. Elle était partagée entre la crainte, en m'accueillant, de trahir sa maison, et celle de briser son enfant chétive en me repoussant. Ma passion fut si forte que je négligeai de me gêner de ces ambiguïtés et ne vis plus que Marie anémiée un peu par la maladie, secouée par la minute qui venait de s'écouler. Je lui tendis une chaise, et je la baisai des yeux, longuement, éperdûment.
Elle était vêtue d'un costume de laine blanche tout unie, et elle avait deux roses à sa ceinture: son chapeau de paille, aussi blanc, aux bords larges garnis d'une dentelle retombante, portait également une rose naturelle.
—J'ai été fort malade, monsieur, dit-elle, et vous avez de la peine à me reconnaître... En outre, mon costume est bien grotesque auprès de ma mine de chiffon?...
—Vous êtes, lui dis-je, une de ces matinées où l'on frissonne encore de l'hiver passé, où il y a un peu de feu dans la cheminée, déjà des fleurs dans la jardinière et où l'on ouvre toutes grandes les fenêtres au premier printemps...
Elle sourit à l'évocation d'une de nos heures les plus chères, alors qu'elle m'était apparue chez moi dans sa toilette claire et parmi mes fleurs. Nous nous cueillîmes dans les yeux tout notre passé d'amour; puis, instinctivement, nous regardâmes par la porte ouverte le poudroiement de cette chaleur tombée des toits de briques sur l'herbe drue du jardin.
—Ah! fit-elle, Florence et ce soleil!...
—Et ce cloître, ajoutai-je, en me retournant vers la Passion de Jésus!...
Elle regarda la figure sublime de la Vierge, et l'élan de Madeleine. Elle comprit; ses yeux s'humidisèrent encore; elle dit:
—Je vais mieux!
—Mon Dieu! mon Dieu! fit Mme Vitellier, ne sachant que penser de tout cela. Monsieur, ajouta-t-elle bonnement, regardez, je vous prie, si cette enfant n'a pas changé depuis dix minutes, du tout au tout.
—Les jeunes filles, Madame, sont comme les fleurs dont les peintres se plaignent qu'elles n'aient aucune stabilité.
—Oh! dit Marie.
Je dus lui demander tout bas pardon de mes paroles banales.
Cependant Mme Vitellier, qui se remettait moins promptement que Marie, demeurait dans une grande perplexité. Il était visible à toutes sortes de petits mouvements saccadés de sa personne, qu'elle se demandait s'il n'était pas encore temps de fuir, d'emmener Marie loin de Florence où j'étais. Mais le miracle qui s'accomplissait dans la figure de la jeune fille la retenait. Elle était fort tentée de renoncer à la lutte, de s'abandonner à la destinée. Cependant la vision sans doute de la figure implacable de son mari lui donnait une brusque épouvante. Elle avait le sentiment d'endosser, dans l'instant, une responsabilité énorme. On ne lui accordait pas une minute de répit. Mon exaltation empêcha que je prisse pitié d'elle; j'étais si convaincu de la légitimité de mon amour, que tout ce combat m'apparaissait plutôt sous une forme burlesque. J'eusse pu, par simple discrétion, faire mine de laisser ces dames, et me retirer, provisoirement au moins. Je n'y pensai seulement pas. Je donnais libre cours à mon émotion; je manifestais ouvertement mon bonheur. Marie ne se cachait pas davantage. Je ne tardai pas à avouer que ma présence en Italie n'avait pas d'autre but que de parcourir les endroits où nous avions passé ensemble, soit avant de nous connaître, soit après cet inoubliable événement. Marie m'encourageait avec ardeur. Je confessais mon amour. J'y trouvais une étrange félicité, un goût insoupçonné; cette grande et grave détente m'enivrait à mesure. L'attitude de ma chère aimée bienheureuse, suspendue à mes lèvres, transfigurée et implorant cette pauvre maman terrorisée de son rôle, en face de cette scène religieuse, de Jésus en croix, dans cette sorte de chapelle, dans la solitude de ce cloître, tout rendait solennelle la minute présente. Mme Vitellier, très émue, s'avança tout à coup, me prit les mains:
—Je suis touchée, Monsieur, de la grande sincérité, de la grande honnêteté de vos sentiments... Votre compagnie nous sera agréable.
Je remerciai, fortement remué moi-même, garanti de l'attendrissement par l'étonnement que l'on éprouve à voir le chemin parcouru en si peu de temps. Marie alla silencieusement embrasser sa mère; c'était, à elle, son aveu. A ce moment, quelques personnes entrèrent et nous quittâmes le couvent Saint-Marc.
—Nous y reviendrons?
—Oh! oui, oui! nous y reviendrons.
Ces dames montèrent en voiture et nous nous donnâmes rendez-vous l'après-midi aux Jardins Boboli. Je me promenai quelque temps comme un homme ivre dans le mouvement de midi sur la place du Dôme et dans la via Calzaioli.
L'âme amoureuse reçoit de ces jardins toscans une étreinte si forte qu'elle s'y débat, comme étouffée tout d'abord, et ne cherche qu'à se dégager et à prendre l'air. Je songe à nos parcs de France, à mes beaux jardins de Touraine élégants et fleuris: ce sont des badinages et des caresses légères; ce sont des rêves aimables, de douces songeries d'amour. Ici, c'est l'amour même!
Le sombre bloc énorme et dur du palais Pitti, à pénétrer en premier lieu; après quoi vous vous secouez les épaules, vous cherchez en vain des feuillages aériens ou les nuances de fleurs harmonieusement combinées. Mais il faut se laisser prendre par des allées de cyprès noirs et aigus, pareils à des glaives d'une parade funéraire. Nulle fantaisie, nul caprice: point de jeux ni de mignardises, ainsi que le royal Versailles en ménagea dans l'intervalle de ses grandes attitudes. Ne tentez pas de fuir par un passage dérobé, une contre-allée vagabonde. Les cyprès vous mènent, montez entre ces haies ténébreuses; vous n'êtes plus libre, et aussi bien vous éprouvez un charme vif à l'emprise de cette nouvelle angoisse. Quelque chose d'ardent et de fort vous conduit. Au-dessus de vous est l'éclat brûlant du ciel. De courtes échappées vous ont laissé entrevoir les bords lointains de la coupe florentine: des oasis! Vous ne les souhaitez déjà plus; vous avez senti l'amère jouissance de l'enserrement dans ces feuillages de nuit; vous voudriez avoir la peur de ces taillis implacables et épais, et que les allées se resserrassent et que vous fussiez à pousser un cri! Adorables jardins de passion; terribles et voluptueuses promenades!
Ce fut sur la petite esplanade qui fait la crête de la colline où sont plantés ces jardins, que je vis Marie m'attendre à côté de sa mère. Elles étaient assises sur un banc d'où la vue, par une trouée dans les arbres, s'étend sur la ville et au delà. A mon pas, Marie se leva et vint à moi, non de cette allure sautillante qu'elle prenait quelquefois, par un reste de gentillesse enfantine; mais on lui sentait le poids de tous ses membres heureux. Je remarquai pour la première fois, je ne sais comment, le mouvement aisé de sa taille. Je n'avais jamais vu jusqu'alors que la façon toujours charmante dont elle était vêtue et le don qu'elle avait de tourner en grâce le plus ordinaire de ses gestes. Mais tout cela n'était que des choses qui s'agrémentaient autour d'elle, pour ainsi dire, comme des arabesques: l'attrait vivant de sa personne demeurait lointain, quasi inaperçu. Je me sentis rougir légèrement en découvrant la souplesse si tiède qu'elle eut à seulement se lever du banc. Elle avait dormi depuis le matin, sa figure était toute reposée; le bonheur d'un seul jour faisait refleurir entièrement sa jeunesse. Elle me dit en me donnant la main:
—Eh bien! vous avez l'air intimidé!...
—C'est l'effet que ça me produit, à moi!...
—Ça?... quoi?
—Ça, vous voyez bien, dis-je. Nous nous regardâmes avec des yeux presque confus; et le mot de «bonheur» erra sur nos lèvres à l'un et à l'autre; nous n'osâmes pas le prononcer.
Mme Vitellier m'accueillit comme un sauveur, un médecin qui lui eût rendu sa fille. Elle s'absorbait dans la pensée de cette résurrection, peut-être pour étouffer les inquiétudes que lui causait le parti qu'elle avait pris vis-à-vis de moi, peut-être par le penchant naturel de son cœur de mère.
—Regardez-la, me dit-elle à plusieurs reprises; la reconnaissez-vous?
—Tout de même un-peu!... et j'ajoutai hypocritement:
—Madame, à la vue d'un pays si incomparable, on renaîtrait du tombeau.
—Hélas! ajouta-t-elle à demi-voix et avec beaucoup de sens, tous les pays du monde sont peu de chose pour notre bonheur!
—C'est nous qui faisons tous les pays du monde, dit Marie; nous n'avons qu'à ouvrir les yeux quand le cœur va bien.
—Ouvrons-les donc! dis-je tout bas, du côté d'elle, et lui prenant la main à la dérobée. Pour moi, repris-je à haute voix, je suis plein de superstition ainsi que tous les pauvres esprits, et je ne crois pas seulement à l'action des paysages sur nous et de nous-mêmes sur les paysages, mais à celle de Dieu qui doit trouver, je ne dis pas un passe-temps, puisque hélas! pour sa grandeur, le temps ne s'écoule point, mais, pour le moins un jeu aimable en même temps qu'artistique, à nous poser successivement et malgré nous en des lieux plus ou moins harmonisés avec nos sentiments...
—C'est un plaisir de peintre...
—Ou même de modiste, fis-je, car il y met une fantaisie si vive que les pures règles de l'art en seraient parfois molestées; oui, je vois plus volontiers une main un peu noueuse et preste d'ouvrière d'élégance, froissant nerveusement les rubans ou les plumes, fondant ses tons à coups de chiquenaudes et s'offrant à l'occasion le ragoût d'une harmonie paradoxale, d'un assemblage ébouriffant... Aurai-je cessé d'être convenable?...
—Vous êtes à peine impertinent...
—Pourtant, c'est ainsi, et par un accord outrageant, que la plupart de nos contemporains et boulevardiers déséquilibrés, superficiels et sans culture, viennent s'adosser à ce fond florentin, qui est tout ordre, intelligence et rythme, et s'y déclarent en pamoison. Que dire des jeunes mariés qui accourent demander à ces dures murailles, à ces belles lignes sévères, à ces collines noires de cyprès et de lauriers ou à ces pâles pentes d'oliviers éteints, ou encore à ces tombeaux, l'initiation à la volupté de peluche qui les attend au retour? Ceux-là aussi ont confessé la minute harmonieuse! Ah! que la modiste doit rire en piquant ses chiquenaudes!
—Et nous! et nous! dit Marie, allez-vous aussi vous moquer de nous?
Ce rappel à nous-mêmes, dans le moment où l'énervement du bonheur me portait à la frivolité, par une pointe de griserie oublieuse, me redonna si vif le goût de la minute présente, que je ne pus tenir en place. Je me levai du banc où nous étions côte à côte, et je fis plusieurs pas de long en large sur la petite esplanade sablée qui était là. Je regardais tour à tour Marie et l'admirable développement du paysage florentin. Un pavement de toits rouges vieilli, hérissé de campaniles et de dômes; à gauche la pente vert sombre de Bellosguardo, les noires murailles de la ville; plus loin l'église du Carmine; le long ruban de l'Arno brillant sous le soleil; les verdures des Caccines; et un poudroiement de poussière argentée, sous le beau ciel, enveloppant au loin les villas et les collines et les arrière-collines échelonnées et pâlissantes jusqu'à d'imperceptibles pentes d'opale paresseuses.
—Et nous! et nous! répétai-je moi-même, après Marie, sans oser dire ce que je pensais de nous devant cette ville élégante et sévère où la lumière joue sur les marbres, où les marbres contiennent de discrètes merveilles et autour de quoi, parmi ces gris jardins d'olives, s'élèvent des villas heureuses toutes parfumées de roses. Et tout ce que j'avais à dire m'étouffait. Elle me comprit et fit d'elle-même cette remarque fine:
—Monsieur André, dit-elle, puisque vous voyez qu'avec la grâce et le je ne sais quoi de spirituel qu'ont toutes les choses ici, il y a un arrière-fonds de rudesse qui me fait peur et qui, à vous, je gage, doit vous râper les mains—je parle de la dure grisaille de la pierre et des arêtes tranchantes qu'ont les campaniles: celui du Palais Vieux, qui est si svelte, est terrible—voyez-vous aussi que tous ces petits trous carrés de fenêtres sont dénués de balcons? Les balcons adoucissent la rigueur des murailles, n'est-ce pas? on y sent toujours l'accoudement possible, le baiser à l'air du soir, un peu de rêverie, de confidence du dedans avec le dehors, que sais-je? enfin de l'aise humaine dont sont privées les maisons d'ici.
—Oui, oui! fis-je, la vie est enclose ici en quelque chose d'âpre et de rude: cela semble bien le pays des Grâces et des Amours; mais les Grâces et les Amours blessés dans le chemin étroit où leur belle nonchalance s'épandait, gardent au fond des yeux et dans leur énigmatique sourire la trace de la douleur bien-aimée qui donne tant de saveur à la vie!... Il faut aimer ces pierres dures, ces lignes impitoyables, et ces tranchants des campaniles...
C'est ainsi que nous tâchions d'exprimer notre cœur à mots demi-couverts dont Mme Vitellier pouvait demeurer incertaine de bien saisir le sens. La chère femme assurément ne nous comprenait pas tout à fait, mais son instinct lui découvrait que nous parlions d'amour. Elle hésitait à nous laisser verser ces gouttelettes brûlantes par quoi nous nous exaltions peu à peu. Mais d'un autre côté, notre bonheur la rendait bienheureuse. Elle cherchait un compromis; elle eût donné beaucoup pour être autorisée à nous permettre de parler. A défaut de cela, je pensai qu'elle se contenterait peut-être de ne pas nous entendre. Nous nous éloignâmes doucement, Marie me donnant le bras: nous n'avions pas l'air de nous en aller.
Du haut des jardins Boboli, une longue allée descend en ligne droite et en pente rapide au bassin de l'Ilôt qui contient l'Océan, le magnifique marbre de Jean Bologne. Cette allée est bordée de statues, et de cyprès si hauts qu'elle est sombre et semble couverte. Tout au bout, le Jean Bologne apparaît comme une lumière. Nous ne pûmes résister au désir de nous oublier dans cette allée, dès que nous y fûmes engagés. Nous croyions que c'était là que nous allions tout nous dire; nous faisions seulement: «ha!»... «ha!» entre nos baisers. Elle me dit exactement le nombre des jours qui s'étaient écoulés depuis le baiser qui avait précédé ceux-là. Ce n'était pas par journées que je mesurais ces intervalles pénibles; néanmoins cette petite chose me fit un grand plaisir. Pendant ce temps, avec ma superstition ordinaire, sans doute bien sotte et puérile, je me fixais là-bas cette belle et blanche statue comme le terme du bonheur. Et je me disais: si nous l'atteignons, Marie et moi, ainsi unis et sans encombre, c'est que pareillement nous sommes destinés à atteindre la suprême félicité. Je n'osai lui confier cet enfantillage. J'étais partagé entre le désir d'arriver vite à ce but fatidique avant que Mme Vitellier ne nous appelât, par exemple, ou bien qu'il ne survînt quelque raison imprévue d'interrompre notre chemin, et le désir plus raisonnable de prolonger ces minutes délicieuses. Marie était suspendue à mon bras et radieuse. Enfin, quand elle put formuler quelques paroles suivies, elle me dit:
—Ah! André, maintenant tout ira bien, j'en suis sûre: l'événement d'aujourd'hui est si important!...
—Nous pensions à la même chose!
—N'avez-vous pas le même espoir?
—Si, si! fis-je, stupide, tenez!... mais courons!
—Grand fou! dit-elle.
Le temps m'avait paru si bref que je croyais avoir encore à courir pour atteindre vite le bassin de l'Ilôt. Nous manquâmes de nous y heurter les pieds.
—Ah! fis-je, déjà!... déjà!...
—Quoi donc? qu'avez-vous, voyons? dit Marie.
Je lui confessai ma sottise, et nous nous mîmes à rire tous les deux. Mais je ne sais pourquoi je demeurai mécontent quoique ayant atteint ma statue sans encombre. Etait-ce que j'y étais parvenu si vite, si étrangement vite, après avoir cru cette allée sans fin; était-ce donc que mon bonheur était si près de moi; ne le goûtais-je pas déjà tout entier?... et alors, après? Ah! misère que vouloir jouir demain plus vivement qu'aujourd'hui!
—Marie! lui dis-je, lui serrant les mains et nous asseyant sur un banc.
Elle pencha la tête sur mon épaule et demeura tout abandonnée. Je me souviens que des enfants qui jouaient là nous regardèrent; l'un d'eux s'interrompit, il courut rejoindre sa mère et nous désigna du doigt. C'était une jeune femme fort belle et qui portait le deuil; elle leva sur nous ses beaux yeux tristes, et elle ne pouvait plus nous quitter; le petit vint, comme de lui-même, à nous; nous l'embrassâmes: la jeune femme pleurait. Nous fûmes confus et comme embarrassés devant elle, de notre bonheur d'amour, et nous nous éloignâmes.
Je sens la gaucherie de toutes les choses puériles que je rapporte ici. Ce n'est pas pour être sensé que j'écris, mais pour prolonger mes heures d'ivresse amoureuse.
Nous revînmes si tranquillement retrouver madame Vitellier en remontant notre allée, qu'elle ne songea même pas à nous demander où nous étions allés. Marie lui sauta au cou, toute rose et son chapeau défait dans la secousse. J'aurais bien embrassé moi aussi cette bonne femme de maman.
Nous prîmes une voiture au palais Pitti, et revînmes, par la promenade des Collines, voir terminer le jour à la place Saint-Michel-Ange.
Aux pieds du grand David de bronze, accoudés à la balustrade d'où l'on embrasse la ville entière, nous nous mîmes à attendre le soir, tous les trois, en causant comme des amis anciens, paisibles et sans arrière-pensées. Qui donc, à nous voir et à nous entendre, se fût douté du lien étrange qui unissait ces trois êtres: une fille au cœur révolté, une mère occupée à trahir sa fortune, la volonté du chef de famille et son propre désir secret qui demeurait, à n'en pas douter, de voir sa fille accomplir un «beau mariage»; et moi, la cause consciente et volontaire de ce désordre, sacrifiant corps et âmes à l'amour aveugle, insoucieux de demain, attentif seulement à la volupté que peut contenir la minute qui coule! enfin par-dessus nous tous, la menace planante de cette puissance paternelle à socle d'or et de lois, qui, dans l'instant, ignorait qu'elle était par nous violée, qui pouvait, qui devait l'apprendre demain et nous écraserait tous.—Jusque même entre nous trois, quel secret enfoui! Nos amours de tout un hiver dont la seule révélation eût anéanti l'entendement de cette femme qui nous souriait dans l'hébétude de son instinct maternel.
Nos coudes se touchaient; l'heure adorable passait; nous aspirions le souffle de cette belle ville mourante; à peine quelques personnes, en se déplaçant, faisaient craquer le sable alentour; la moindre parole prenait un retentissement extraordinaire dans cette grande vallée qui semblait silencieuse.
De longues vapeurs teintées de rose passaient sur Florence; baisaient le Palais-Vieux, le campanile de marbre et l'église Sainte-Marie-des-Fleurs; elles s'embrasaient tout à coup aux verrières de Sainte-Croix et, épuisées, s'en allaient s'évanouir en caresses sur les collines de Fiesole et de Vallombreuse. Ces jeux de lumière, si délicats, retenaient nos paroles sur nos lèvres, et nous sentions que nos pensées se traduisaient suffisamment par la douce promenade des rayons et des nuances, par leur exaltation soudaine et les nonchalantes hésitations de leur fin. Nous vîmes les collines bleuir derrière le Dôme, tandis qu'au couchant, au-delà de l'Arno verdâtre, un incendie solaire éclaboussait les eaux du fleuve d'un semis épais de rubis et d'émeraudes. Puis les jardins de Bellosguardo s'assombrirent jusqu'au noir, et ses villas et ses cyprès se découpaient avec une netteté parfaite sur le ciel d'orangé et de lilas violet. Au loin, l'échelonnement des collines se dessina en lignes d'une minutieuse pureté. Enfin tout s'affaissa d'un coup; Florence semblait endormie ou morte; seul, le campanile du Palais-Vieux se dressait, svelte et fort, comme une sentinelle pour la nuit. Mais une chanson s'éleva, presque en même temps que s'éveillaient les lumières, de toute la ville; c'étaient les cloches de Florence, innombrables, pures, argentines et légères; et nous nous regardâmes tous en souriant.
Ces dames étant logées sur le Lungarno, à la Casa Santidio, à une centaine de mètres de mon hôtel, j'avais obtenu une chambre donnant aussi sur le quai, et je pus voir, le matin, la tête de Marie à sa fenêtre.
L'inouï, c'est de pouvoir écrire cela, posément en quelques mots, comme une chose simple et naturelle, et de s'imaginer qu'on a dit ce que l'on avait à dire; alors que, par ce menu fait, on a été bouleversé. Sa tête apparue dans l'air matinal, lourde de la pensée de moi, et baisant ce jour nouveau-né qui allait grandir entre nous deux et qui ne tomberait qu'en même temps que nos membres harassés du plaisir de nos âmes!
Le couvent de Saint-Marc fut encore le lendemain notre lieu de rendez-vous. La petite salle du Chapitre nous retrouva réunis tous les trois, causant bas, à cause de la puissance religieuse des fresques, partant de notre nuit, de nos projets du jour, comme on le fait dans une église, dans l'attente d'une cérémonie. Nous nous regardions, Marie et moi; nous semblions nous dire: «C'est cela, oui c'est cela! C'est délicieux ainsi!» J'en venais à bénir la présence de cette mère à la fois étrangère et complice, mêlée à nos irrégularités, mais ignorante de nos ardeurs secrètes, et qui aidait à son insu le développement de notre passion par la sécurité qu'elle nous donnait contre les excès mêmes de cette passion. Autrefois, seuls, nous avions peur de nous-mêmes; mais que nous étions donc à notre aise devant cet ange gardien bénévole!
—Il parait, dit Marie, qu'il y a là haut des petites salles très belles?
—Oh, dis-je, le peintre angélique qui vécut ici a tracé sur ces murs le plus sublime poème d'amour qu'aucun être humain ait conçu. Je cherche en vain, dans les littératures, pareille force, constance et intensité de passion exprimée avec autant de bonheur et de simplicité.
—D'amour divin! souligna Mme Vitellier qui demeurait accrochée à ce mot inquiétant.
—Divin, madame, assurément! car je crois que rien ne fut plus éloigné de la naïve pensée du bon frère Giovanni que le souci des passions terrestres. Il évita même, par modestie chrétienne, de jamais faire poser un modèle dévêtu, ce qui est, pour un temps proche de celui où le Ghirlandajo, son confrère, mettait les dames de Florence toutes nues dans les églises, la marque de beaucoup de délicatesse. Toutefois, l'insigne grâce divine qu'il reçut, ce fut, croyant ne peindre que de dévotes images, d'y exprimer par une intuition merveilleuse tout ce que la tendresse humaine peut enfanter d'élans adorables... Accordez-moi qu'il eut une mère qui, sans doute, mourut à la peine que son enfance avait réclamée, ou bien qu'il connut quelqu'une de ses jeunes sœurs, pudique et rougissante parce qu'elle était, comme on dit ici si joliment, invaghita d'amore!... Car, autrement, continuai-je, comment expliquer qu'un pauvre reclus ait eu l'idée de peindre ceci, dont il n'y a point de parole humaine qui soit capable de rendre le tendre charme et la fraîche subtilité?
Nous étions parvenus au haut d'un étroit escalier de bois, et je désignais la première des Annonciations que le pieux moine a traitées dans ce couloir. Je n'essayai point de la décrire; ces dames regardaient, Marie comprenait. La Vierge y était représentée si jeune, si timide, si parfait symbole de candeur immaculée, que l'ange, ému de ce que sa céleste mission contient de troublant pour tant de fragilité, rougit lui-même, et semble hésiter à parler. Ah! grand Dieu! cette fleur qui reçoit le premier rayon du soleil, ce cœur puéril qui bat; cette divine attention du messager du ciel porteur d'une si écrasante nouvelle! tant de frêleur et tant d'immensité!
—Ce n'est que le commencement, dis-je à Marie. Préparons-nous à faire ici le pèlerinage qui convient à notre amour. Il n'y a qu'amour le long de ces murs; ils sont tout moites ou tout brûlants, comme vous le verrez. En nul endroit du monde, on n'a aimé mieux qu'ici. Une âme a passé là, assez embrasée pour ravir en sympathie tous les amants qui frôleront ces plâtres. Jésus lui fut son univers, lui tint lieu du soleil, de la mer, de l'attrait des belles eaux qui passent, des nuits poétiques; et du sourire de l'aimée. Songez au parfum d'une telle vie enclose! Il appelait Jésus à toute heure; il l'adorait dans son âme; il l'évoquait de son pinceau; il voyait naître sous sa main son auguste figure. Il s'enivrait de ce que cette figure venait souriante, et il s'enivrait encore des larmes amères qu'il lui voyait répandre. Il s'enivrait de peindre sur tous les visages l'adoration de cette figure! Oui, oui, il l'a aimé et adoré dans chaque visage qu'il a tracé; autant de fois qu'il a formé un trait, il s'est réjoui de créer un adorateur à Jésus! Quelle vie!
Nous étions arrêtés maintenant devant une seconde Annonciation, et le chemin parcouru de l'une à l'autre par l'âme du peintre se retraçait en nous-mêmes par la vertu d'une expression simple et claire, par cette contagion éminemment prompte dont sont doués tous les sentiments d'une grande sincérité.
Ce qui nous touchait le plus, c'était, après la gêne de la première entrevue céleste, la douce chaleur naissante et l'aise charmante de l'entretien familier que l'on voyait ici entre l'Ange et Marie. Oui, l'on eût dit une seconde visite, où la confidence la plus lourde prenait le tour gracieux d'un agréable épanchement. Les traces de la confusion disparues, ce n'est plus que le bonheur de parler du cher sujet d'épouvante. La jeune Vierge à demi courbée, écoute, respectueuse et ravie; l'ange est bénévole et sourit, et l'on croit surprendre à ses lèvres le nom de l'Être immense et bien-aimé qui va remplir ce cloître et diviniser ces murs. Jamais Jésus ne fut plus présent qu'en cette scène où il n'apparaît point, mais où le murmure de lèvres d'ange et le frémissement d'une vierge annoncent l'enchantement que sa personne va causer. Ce ne sera ni le dieu des petits, ni le dieu de douleur, ni le juge; sera-ce même le dieu d'amour? C'est l'amour!
J'entraînai Marie dans les cellules où le frère Giovanni a peint la suite de la vie du Sauveur. Ce sont de petites cases désertes et toutes nues: une fenêtre, une fresque, une chaise; à peine l'espace de se retourner, mais de quoi subir la plus belle émotion du monde. Il y en a une trentaine ainsi. Mme Vitellier eut tôt fait de trouver toutes ces cellules pareilles et, s'asseyant dans l'une d'elles, elle nous laissa libres de continuer notre visite.
Marie appuyée à mon bras, nos têtes rapprochées, j'abritais nos yeux de l'éclat du jour en faisant un écran de mon chapeau de paille. Nous recevions en nous, sans oser parler, la piété de ces peintures. De temps en temps, Marie poussait de petits «ah!»... «ah! mon Dieu!»... «ah! mon ami!»
Jésus était représenté dans chaque cellule, afin que chaque moine vécût de Lui. Et à force de suivre la variété des scènes où la sublimité de sa personne intervenait, il semblait qu'autour d'elle l'atmosphère d'adoration devint vibrante, palpitante, gagnât, emplît la cellule et nous soulevât. Lui! Lui! toujours Lui! toujours plus beau, plus caressé, plus aimé! Le bon peintre ne le voulait qu'heureux, magnifique, resplendissant, environné de tendresses et d'admirations. Aussi dans les inévitables épisodes douloureux, quel affairement! quelle préoccupation! quel malaise! quelle fièvre! et avec quel soin il arrive à faire resplendir si divinement sa face bafouée, souillée de crachats et d'injures, que, dans l'impression totale de la peinture, c'est l'image d'un dieu souverain qui ressort, et nullement celle d'une victime.
—C'est nous, dit Marie, notre cœur, notre amour!... Voilà le livre, souvenez-vous? le livre que vous eussiez voulu m'envoyer un jour!...
—Oui, ma chérie! oui, mon âme! dis-je en pressant son bras.
Je sentis que je ne pouvais plus parler, quelque chose me comblait à m'étouffer. Qui n'a jamais, en rêve, vu se dérouler les plus doux moments de sa vie sous la forme d'images sensibles, et qui ne s'est réveillé les yeux humides et le cœur bouleversé à l'évocation soudaine de la trace qu'a laissée en nous la minute où nous crûmes toucher le ciel! Nous autres, nous passions là devant les symboles parfaits de notre passion; c'était de la façon dont ce Jésus est aimé là, que nous nous étions aimés, nous aimions encore, nous haussant l'un et l'autre, grâce à la séparation prolongée, aux courtes entrevues exaltées, jusqu'à je ne sais quel ciel, quel trône élevé au-dessus du commun des hommes. Nous reconnaissions dans des gestes, dans des agenouillements, dans des défaillances de Disciples, de Madeleines, de saintes femmes, telles et telles de nos attitudes ordinaires. Et ce frêle Jésus, sublime et charmant, pur et condamné: notre lien, notre beau, notre cher lien d'amour!
Nous venions de Le voir mettre au tombeau, et la fresque suivante, où sont les saintes femmes Le cherchant en vain sous la pierre soulevée, nous avait émerveillés par la connaissance qu'eut du cœur humain le génial reclus qui peignit ces murailles. L'une des femmes se fait un abat-jour de la main pour s'assurer, en examinant l'intérieur du tombeau, du prodige accompli. Une autre fait signe qu'elle ne peut en croire l'ange annonçant qu'il est ressuscité. Une troisième, au contraire, reçoit la nouvelle avec une joie et une confiance parfaites. Mais celle qui est en bas, sur la gauche, sourit avec malignité, non qu'elle soit incrédule, non; mais remplie de foi, elle savait qu'Il était bien capable de cela, elle sait qu'Il en fera bien d'autres!
—Voilà, dis-je à Marie, le trait de génie; voilà l'adorable naïveté du primitif, naïveté qui n'est que l'observation scrupuleuse ou la sorte d'intuition sûre, ordinaire aux âmes non corrompues.
Voilà qui est loin des imbéciles simagrées que l'on prête aujourd'hui à ces bonshommes simples, chez qui le merveilleux ne fut que la conscience honnête, que l'amour de la vérité... Le divin, mon amour, c'est d'être soi-même, c'est d'être capable d'un sentiment spontané! c'est de s'atteindre soi, sous la couche inextricable des éléments étrangers qui nous embarrassent... Nous ne valons, toi, moi, ma bien-aimée, que par l'affirmation que nous faisons de nous-mêmes, en dépit de tout! Contre ton monde, contre le monde entier, contre ton éducation, contre ton avenir, peut-être, ma Marie, tu m'as aimé, tu m'aimes: tu t'es grandie autant au-dessus de toutes tes pareilles, que ce Jésus s'élève au-dessus de son entourage ou que ce frère Angélico s'élève au-dessus de tous les peintres!
—Que nous sommes bien ici! dit Marie. Et je l'adorai de ne pas chercher à dire autre chose.
Mais la fresque que nous aperçûmes en pénétrant dans une dernière, cellule, faillit nous arracher le cœur. Je ne sais encore, à l'heure qu'il est, si le mérite de cette œuvre ne fut pas exalté alors par l'atmosphère suréchauffée que nous portions avec nous durant ce pèlerinage d'amour; mais il nous sembla certainement à l'un et à l'autre que cette image résumait et portait au comble toute la sainte ardeur éparse dans ce couvent extraordinaire. Ah! cela est indicible! Jésus est descendu aux lymbes. On L'y attend depuis les temps. Ah! que l'on se figure ce qu'est attendre ce Jésus! Toute la beauté, toute la bonté, toute l'âme qui se fond en béatitude! la caresse, le baiser, toute la volupté, c'est Jésus! des malheureux sont entassés sous des voûtes pesantes et sombres, et les siècles passent. Or, tout à coup... Le voilà!... Lui! Lui!
Il ne se fait pas précéder, n'a pas fait annoncer sa venue. Il entre, splendide et prompt comme un soleil, ayant brisé la porte. Ah! quelle entrée royale et divine, majestueuse et plus grande que tous les triomphes! Et il est tout seul, vêtu de blanc, ses grands cheveux blonds sur les épaules, son long nez droit, sa main étendue; il marche à grands pas pressés; le vent soulève ses plis: c'est un printemps, une allégresse, le jour lui-même, un enthousiasme divin qui pénètre par cette brèche ouverte dans les rochers! C'est Lui! Lui! comprenez-vous: Lui, l'Ineffable, le Désiré sublime! l'Amour! Lui! Il a toute conscience de l'immensité de sa personne et de son acte; ce n'est pas le Jésus grincheux, rechignant, souffreteux, grimaçant; c'est le Seigneur magnifique, plein de l'ivresse de son sacrifice accompli, le porteur de la bonne nouvelle. On l'entend; il dit: «C'est moi!» Il est simple et fier. Et du fond de la caverne illuminée de sa présence, voici les justes accourir, nullement étonnés et plus admirables par cette foi séculaire!
Là, il nous fut impossible de nous contenir: nous fûmes littéralement soulevés, empoignés par la seule impression du colossal désir, de l'immesurable amour que cette figure incarnait. Je vois encore ma pauvre Marie qui s'était assise, en entrant, sur la chaise de bois, se lever et me prendre la main. Simultanément, nous exprimâmes la même pensée:
—Entends-tu... L'entends-tu dire: «C'est Moi! c'est Moi!» dans le vent que produit son entrée rapide?
Nous prononcions: «C'est Moi! c'est Moi!» avec emphase; nous ne pouvions faire autrement, cherchant à rendre la grandeur de ce Moi divin que l'on sentait, mais sentait, comprenez-vous? comme si nous eussions nous-mêmes été ébranlés par l'air qu'il déplaçait en marchant.
Nous fûmes suffoqués, les larmes nous jaillirent; malgré les va-et-vient du corridor, nous ne fîmes pas un effort pour nous contraindre; les bras autour du cou, enlacés complètement, sans autre conscience que celle de l'ivresse de pleurer, nous demeurâmes là je ne sais combien de temps.
Ce fut Mme Vitellier qui nous rappela à la vie, en nous touchant doucement du doigt.
Nous étions trop profondément éperdus pour qu'il nous restât la force de nous émouvoir de cette circonstance singulière; l'idée même de la scène dont Mme Vitellier avait été témoin ne nous alarma point. Nous n'avions pas eu l'intention de nous cacher; à la vérité, la présence de Mme Vitellier nous eût peut-être retenus de nous laisser impressionner à ce point; mais, à supposer que cela cependant se fût produit, nous nous serions certainement embrassés devant elle. Notre mouvement fut de lui tendre la main; puis Marie passa de mon cou à celui de sa mère. Celle-ci levait les yeux au ciel, dans l'attitude d'une grande résignation, ainsi qu'elle l'avait fait la veille, lors de notre rencontre dans notre petite salle du Chapitre; toutefois la raison de se résigner était plus forte aujourd'hui qu'hier. J'entrevis que le sentiment de la responsabilité immense qu'elle assumait se livrait avec son bon cœur à une lutte si tumultueuse que la pauvre femme en était écrasée littéralement. Je lui avançai promptement la chaise unique que Marie avait occupée. Elle s'y affaissa. Marie avait des sels; elle les tira d'un petit étui de cuir dont je remarquai l'élégance. Elle dit, inconsciemment en portant le flacon aux narines de Mme Vitellier. «Heureusement que j'en porte toujours sur moi depuis que j'ai été malade à la campagne.» Je pâlis tout à coup. L'idée que cette boîte de sels était un présent de M. Arrigand se présentait à moi soudainement et comme irréfutable. Pour la première fois depuis mon arrivée à Florence, je repensai aux diverses circonstances de ces six semaines mortelles passées par Marie à la campagne. Je revis la promenade après la pluie, sur la route, la faiblesse subite de Marie, la brouette du cantonnier, enfin le providentiel M. Arrigand et ses sels. Toute l'ivresse de notre matinée s'écoulait au seul soupçon que Marie portait sur elle un présent de cet homme, que quelque chose venant de lui ne lui répugnait pas, et cela, grand Dieu! dans le moment même que j'étais en train, moi, de prendre la place de cet homme dans l'esprit de cette malheureuse mère à demi évanouie!
Je ne savais seulement pas si, réellement, cet étui était un cadeau. Hélas! Marie ne tarda pas à confirmer mon soupçon. Elle avait aperçu mon trouble, tout en secourant sa mère; elle vit mes yeux stupides attachés à ce maudit flacon.
—Ah! c'est cela, dit-elle. Eh bien! mon ami, je vous croyais au-dessus de ces sottises!
Première parole amère! et que j'ai cent fois méritée! Elle était entrée comme un poison par la plus fine des piqûres; elle coulait dans mes veines; elle faisait son chemin. Longtemps après, quoique apaisé, revenu de ce moment de susceptibilité imbécile, je la sentais sous mille formes atténuées, me parcourir, oh! anodine, acclimatée en mon sang, à ma température! mais je la sentais, elle était là, je la portais, des nuances coloraient ma vision, que j'ignorais la veille...
D'ailleurs il ne fut plus question de cela, du moins en tant que sujet d'amertume entre nous. Mme Vitellier revenue à elle, l'émotion de sa santé remplaça heureusement le souvenir de l'émotion, qui avait ébranlé sa santé, et nous pûmes même poursuivre la visite du couvent de Saint-Marc par la cellule de Savonarole.
Contraste étrange! côte à côte avec la douce tendresse du bienheureux Frère Angélique, tout près de ces images de bonté, d'amoureuses extases, de sourires et de tendres sensualités, la grossière figure de cette grande brute, de ce bourreau de la beauté, de cette borne contre quoi la divine splendeur de la lumière du soleil vint se heurter sans seulement l'attiédir! J'éprouvai, en pénétrant chez Jérôme Savonarole, une sensation de froid aux épaules qui aggrava ma méchante humeur. Marie qui ne pensait qu'à celle-ci, et qui, préoccupée, avait contemplé sans le voir, je suis sûr, l'affreux visage du moine, que l'on conserve là, se pencha à la fenêtre. Le soleil ardent inondait ses cheveux de paillettes d'or; ses grands yeux qui venaient de pleurer se fixèrent sur moi, par un retour vif de la tête, et d'un geste dont la promptitude tenait de la prestidigitation, elle retira de sa poche le petit étui élégant, me le fit voir et le lâcha dans le vide. Elle fut si tôt retournée que personne, hormis moi, ne soupçonna le manège. Je voulais l'en applaudir et je lui dis effectivement merci tout bas. Mais la vérité était que le cœur me manquait et pour une raison qui est bien encore la plus stupide du monde: c'était à cause de l'extraordinaire adresse du geste par quoi elle s'était défaite de ce souvenir malencontreux; et le vilain mot de «prestidigitation» s'imposait maladivement à mes lèvres, et je passai le reste de la matinée à vouloir le lui prononcer, avec l'idée que ma langue y faillirait et que toute cette subtilité sentimentale s'achèverait dans le rire bébête qui accompagne un mot écorché. Tout cela fut très pénible et amer. Je tentai de me distraire en parlant de la touchante harmonie des bons moines de Saint-Marc qui s'adonnèrent, comme on sait, à la fabrication des baumes et des parfums dans l'enceinte de ces murs tout imprégnés de l'odeur de Frère Angélique. Marie qui lisait tout sur ma figure, résuma d'un mot l'état de nos esprits et, coupant une de mes phrases, elle l'acheva ainsi:
—Mais nul baume, et nul parfum, dit-elle, ne put sans doute effacer le relent de Frère Jérôme Savonarole!...
Je souris, voulant lui prouver qu'au contraire j'oubliais tout; mais elle comprit bien que ce n'était pas vrai. Un peu de gêne demeura entre nous. Mon dépit fut quelle attribuât mon malaise à la jalousie. En réalité, il venait de la petite «prestidigitation» de ce mouvement preste et dissimulé par quoi elle avait anéanti si délibérément, en somme et tout de même, un souvenir.
Mme Vitellier saisit l'occasion de notre silence pour s'approcher de moi et m'entretenir, prononça-t-elle, «de choses sérieuses». Notre rencontre à Florence ne pouvait plus être tenue cachée; le bruit, d'un instant à l'autre, pouvait en parvenir à Paris; quant à elle, elle ne se sentait plus de force à porter le poids d'un secret si considérable. Elle allait rentrer aussitôt à son appartement et écrire la vérité à M. Vitellier. Elle dit cela du même ton qu'elle eût prononcé par exemple: «Vous voyez la pauvre femme que je suis, et qui n'a jamais cherché ni midi à quatorze heures, ni autre chose que sa tranquillité; eh bien!... je vais aujourd'hui dynamiter mon hôtel!...» Je sentis se lever au fond de moi je ne sais quel petit ricanement fort sot que la grande sincérité de cette femme arrêta. Elle n'exagérait rien. J'étais sans doute la seule personne au monde que la nature de son trouble et l'héroïsme incontestable de sa décision ne pouvait émouvoir; et c'était pour moi qu'elle se trouvait en si grande confusion et qu'elle allait mettre le feu aux poudres. Je crois, à la réflexion, que mon mouvement d'hilarité ne vint même pas d'elle, mais du contraste qui éclata tout-à-coup entre sa grande préoccupation et ce qui faisait le fond de la mienne. L'étincelle de ce contact m'éclaira vivement sur moi-même. Je ne suis pas trop fier de ce que je vis.
Malgré l'intérêt immense que devait avoir pour moi l'aveu de la détermination de Mme Vitellier; malgré que je reconnusse toute la nécessité de cette détermination et que j'eusse dû dès auparavant y réfléchir abondamment et en mesurer la portée, cette affaire me parut intimement à cent lieues de mes réels soucis. Je ne pensais qu'aux minutieuses et dernières péripéties de ma passion pour Marie. Voir clair dans la manœuvre prompte et habile du petit étui de cuir et dans la psychologie de ma propre contenance vis-à-vis de cet événement, me semblait mériter toute l'attention du monde; et dans le moment que je m'époumonnais à l'importante découverte d'une minute de la vie de sa fille, cette femme venait me parler de remuer ciel et terre, parce qu'il s'agissait précisément d'épouser sa fille! Décidément les personnes qui s'intéressent à régulariser les passions, en ignorent jusqu'aux premiers mouvements!
Toutefois, quand le sourire affleura ma lèvre, c'était déjà contre moi-même qu'il était dirigé, et je me moquai de ma puérilité. Certainement, me dis-je, en me redressant et me serrant les flancs pour me donner du corps, voici l'heure d'être sérieux, ainsi que dit cette dame; tenons-nous, que diable! et formons-nous la représentation de la nouvelle arrivant à l'avenue Henri-Martin, demain soir, je suppose, dans la soirée. M. Vitellier ayant dîné au cercle, monte alerte et la lèvre fraîche, l'avenue des Champs-Elysées. Si tout va bien, il n'est pas impossible que M. Arrigand lui donne le bras et ne vienne jusqu'à l'hôtel fumer un cigare.—Mon cher Arrigand, des nouvelles de ma femme.—Ah! comment vont ces dames?—...Mais pas mal!... pas mal... ma fille est même pâmée dans les bras de M. André X...
Je revis la figure du banquier, ce soir d'automne dernier, quand je lui demandai la main de sa fille, alors qu'il avait autour de lui encore tout le rempart légal et que, d'un signe de doigt, il pouvait m'écarter de sa vue. Je me rappelai exactement la coloration de sa joue, la vibration de sa narine. Cet homme-là, me dis-je, va être frappé d'une attaque d'apoplexie!
—M'écoutez-vous, monsieur André? me dit Mme Vitellier.
Le ton suppliant qu'elle employa, et cette attention inusitée de m'appeler par mon petit nom, m'attendrirent tout en m'attristant. Elle m'appelait à son secours, et elle en avait tous les droits; cependant, ce petit nom, cette familiarité équivalait à une sorte de prise de possession de moi. Elle me faisait sentir pour la première fois sa maternité.
Je fus honteux de comprendre si peu le rôle où j'étais fatalement entraîné. Je me rendis compte tout à coup de la nécessité où j'étais de le remplir convenablement et sur-le-champ, remettant à plus tard d'en examiner mieux les différents aspects. Je crois même que je fus filial, empressé, touchant même. Je me sentais tout auréolé de bonté. Je me croyais sincère. Je fis grand bien à la pauvre Mme Vitellier. Mais Marie que je regardai à la dérobée ne paraissait nullement atteinte par ce flot soudain, et sa lèvre avait je ne sais quel petit pli d'ironie, très apparent dans la tristesse de son visage.
—Qu'avez-vous? lui dis-je, en lui serrant la main, tandis que sa mère montait en voiture.
Elle avait presque les larmes aux yeux et le petit pli d'ironie qu'elle voulait garder s'effaça sous mes yeux dans la contraction qu'elle fit pour le retenir.
—Ah! mon pauvre ami! prononça-t-elle, où vous ai-je entraîné?
Elle sauta dans la voiture d'un mouvement de fillette.
—A tantôt!
—A tantôt!... Venez-nous prendre pour Fiesole, casa Santidio?
—Casa Santidio!
A peine seul, je sentis le poids d'un accablement tel que je n'en éprouvai jamais. A vrai dire, c'était la première fois que l'on me faisait toucher d'un peu près les choses du mariage. Quand je les avais abordées, l'automne dernier, elles étaient en réalité voilées par un désir frénétique. C'était la condition pour continuer de voir Marie; voir Marie était tout; la condition disparaissait. J'eus un instant, en voyant filer la voiture, le souvenir cuisant de ma cousine de la Julière m'énumérant des chiffres de dot dans la petite chambre de Passy où j'étais convalescent; la minute amère où je brisai avec cette bonne parente; toutes mes relations rompues par ma passion bien-aimée; ma vie depuis un an, dans le cloître d'amour que j'avais construit autour de Marie et de moi, seuls au monde! tout le banal univers disparu; l'extraordinaire vie de volupté menée dans ma retraite!... «Mon pauvre ami, où vous ai-je entraîné?»
Midi.
«Ta tête adorée à la fenêtre, ma chère chérie! ta tête tout inclinée d'inquiétude et de mélancolie! Ah! saurais-je jamais te dire ce que je ressens de te voir ainsi, et toute troublée encore d'une matinée si émouvante! Quoi qu'il arrive, je pressens en moi la marque éternelle de la vision que j'ai de toi en ce moment-ci. Comme toutes les fois que je te vois, je ne puis me garantir d'un certain effroi, qui est de sentir écouler une minute essentielle de ma vie. As-tu senti, toi, dis, as-tu senti de ces instants courir, où l'on se dit: «Goûte! goûte! cela passe, hélas! cela est passé!» Cette petite forme qui est là-bas accoudée, qui d'un moment à l'autre peut disparaître, que je ne verrai plus peut-être jamais là, c'est la forme sous laquelle me devait apparaître l'enchantement de la terre. Oh! si tu savais comme j'ai dans les yeux et dans le cœur la ligne que forment les cheveux que ta main a noués, celle de ton front et de ton visage penché sur la vieille Florence... Et voici! on t'a appelée, te voilà disparue! chère image! ô ma bien-aimée!
«Ne trouves-tu pas que quelque chose semble nous être descendu du cerveau dans le cœur? Et c'est pourquoi tu as pu me trouver ce matin si puéril et si sot, si méchant même, n'est-ce pas? oui, mais meilleur. M'as-tu compris? Non? Je l'espère presque, car il y aurait chance que tu fusses dans le même état que moi; nous commencerions à devenir très aveugles et très bêtes, nous nous ferions beaucoup de peine et nous pourrions être très heureux.
«Pourtant, si tu étais ainsi, tu ne m'aurais pas fait ton triste adieu de ce matin: «Mon «pauvre ami, où vous ai-je entraîné?» Où donc suis-je entraîné? A toi, vers toi. Je ne pense pas à autre chose. C'est peut-être de quoi tu me blâmes? Mais alors, c'est que tu as gardé ta pensée, ton jugement, ton intelligence! Tu n'es pas aussi bête que moi! Alors tu ne m'aimes point!
«Je vais te voir, dans un instant je serai à côté de toi, je toucherai ta main... J'ai peur de te voir, une peur d'enfant, une peur du bonheur aussi, et encore, encore aussi une peur d'amant. J'ai peur de me précipiter sur ta bouche. Ah! je t'aime, vois-tu, je t'aime toute; je brûle d'un baiser imaginaire, fantastique de tout toi! Je veux que nous montions ce soir là-haut, sur ces collines parfumées, et t'entendre me dire des choses qui me brûlent, qui me consument lentement, qui me tuent. Je suis bête, bête, comme tu vois...»
Midi.
«O mon André, je ferais peut-être mieux d'attendre avant que de vous écrire, tant je suis suffoquée et tant les choses que je pourrais vous dire se ressentiront du trouble où je suis! Mais je ne peux pas attendre, il faut que je vous parle immédiatement, il faut que vous m'entendiez pour me faire grâce à jamais d'un regard comme celui de ce matin dans cette maudite cellule de Savonarole. Allez, je ne m'y trompe pas! Je ne sais si vous me voyez bien clairement, vous, quand vous me regardez de la sorte, et j'en doute!... Mais si vous saviez, vous, comme vous vous laissez voir!
«J'aurais commis la plus grande lâcheté, la pire vilenie, la plus basse trahison; je me serais conduite comme une de ces femmes dont on ne prononce pas le nom, André, que vous ne m'auriez pas traitée avec un plus accablant mépris que celui dont vous m'avez abîmée dans votre regard. Je tremble encore en y pensant, mon André, parce que, vivant en vous, peu m'importe ce que fut ma conduite en réalité, mais la couleur sous laquelle elle vous peut apparaître. De plus, je ne vous juge point comme les autres hommes, et il se peut bien que ce qui serait insignifiant à leurs yeux, soit aux vôtres un très gros péché. Alors je ne sais plus, vraiment, la valeur de ce que j'ai fait. Je repasse dans ma mémoire, avec terreur, des mots que vous m'avez prononcés autrefois ou écrits, comme celui-ci, du premier temps, mon ami: «Ah! ma chérie bien-aimée—ce sont vos propres, termes,—«j'avais tant besoin «d'un grand et haut amour!...» Ne m'étais-je pas imaginée que je le comblais, moi, ce haut et grand amour dont j'ignorais les limites! Et cet autre mot, un jour dans un affreux mouvement d'amertume: «Il n'y a rien, rien qui vaille!» C'était à Versailles, mon cher amour, lors de la plus grande imprudence que j'aie commise, et vous déchirâtes de votre canne de pauvres petites fleurs qui étaient là, dans l'herbe; je les regardai un instant penchées sur le côté, en me demandant avec effroi à quelles hauteurs montaient vos beaux désirs pour avoir de si vifs mépris. Depuis, j'ai bien douté de moi, bien désespéré de vous satisfaire, et souvent, quand vous me parlez, j'éprouve un malaise—que je viens à aimer il est vrai—en pensant que peut-être vous retenez sur vos lèvres de pareilles expressions de dédain vis-à-vis de ce que je vous donne et que vous trouvez certainement rampant et vulgaire. Je vous ai fait si grand à mes yeux que je ne m'étonne pas que vous me jugiez si pauvre et si mesquine. Je me fais souvent l'effet d'être un enfant sur qui son maître aurait levé la main, pour des raisons supérieures, dans le moment même que le petit accourait l'embrasser. Cela ne me va pas encore trop mal; mais aujourd'hui, je me sens aussi humiliée que si vous aviez pris un bâton et m'en aviez frappée. Non! je ne croyais pas tout de même avoir mérité tant de dureté. Ah! j'ai vu tout votre regard, allez, jusqu'au fond!... «Il n'y a rien, rien qui «vaille!» Niez donc que vous ayiez pensé cette chose, la plus affreuse du monde! Et vous avez, une minute durant, descendu mes pauvres tendresses pour vous, au niveau, j'en suis sûre, de ce que vous connaissez de plus bas. Ne dites pas le contraire, j'ai vu aussi vos lèvres à cet instant: vous auriez craché! Oh! allez, j'ai honte, honte de moi, parce que vous devez avoir raison, parce qu'il faut bien que vous ayez raison: je n'imagine pas que vous ayez pu m'aplatir ainsi que vous l'avez fait sans y être poussé par la cause la plus grave. Vous n'avez pas pu ne pas mesurer la douleur que vous me causiez et je pense que vous l'avez voulue en proportion de ma faute! Ah! grand Dieu! mais quelles singulières pensées avez-vous donc de nous autres, misérables femmes! Quelle idée croyez-vous donc qui ait pu être liée par moi à la présence de ce malheureux flacon de sels dans ma poche?
Après ce que je vous donne à vous, de mon cœur, de mon âme, de toute ma personne, que peut-il donc me rester à donner à un autre? Mais j'aimerais mieux vous voir jaloux que méprisant et c'est méprisant que vous êtes! Ah! pourquoi? pourquoi?
«Tenez! je me souviens de la parole la plus dure que vous m'aviez dite jamais: «Ne sois pas si tu veux, en réalité, ce que je rêve; mais sois bonne à mon rêve!...» Moi qui ai été une petite orgueilleuse, fallut-il que je vous aimasse, ô mon ami, pour vous aimer encore plus vivement lorsque vous m'avez pressée contre vous, toute en lambeaux que j'étais, après vous avoir entendu! J'étais bonne à votre rêve alors! Mais aujourd'hui, n'ai-je pas cessé d'être même cela? Ah! mon Dieu! Ah! mon André! faut-il que je t'aime encore, pour ne pas te dire ce qu'il me brûle de te dire: que je ne veux pas être bonne à ton rêve, que je crois valoir mieux qu'à remplir ce rôle de servante; que je veux, à défaut d'être ton rêve même, recueillir directement ton amour, moi, moi, pour moi-même, tout indigne que je suis! que je ne veux plus être cette chose fausse qui soutient une passion dont je commence à être jalouse, à la fin: oui, ton rêve, ton maudit rêve, j'en suis jalouse, je l'exècre, je veux que tu m'aimes moi, rien que moi, pour moi!—Mais non, non, mon chéri, mon cher amour, je ne t'ai pas dit cela, je reste ce que tu me fais, ce que tu veux bien que je sois, trop heureuse d'être quelque chose par toi, oh! je t'aime, je t'aime.
«Ta pauvre
«Marie-des-Fleurs.»
Vers le commencement de la tombée du jour, nous prîmes la jolie route de San Domenico qui monte doucement à Fiesole. Ces dames étaient d'une grande tristesse; il était visible qu'elles avaient pleuré l'une et l'autre. Marie me parut plus tendre que jamais, et cependant désespérée. Ces dispositions contrastaient singulièrement avec mon état d'esprit qui était tout au bonheur de faire cette belle promenade à côté d'elle.
Il y a peu d'endroits qui égalent en beauté cette ascension lente de Fiesole, par une route en circuits, dont le ruban embaumé touche les jardins, les villas et les villages tout imprégnés encore des plus vifs souvenirs de l'histoire florentine. L'on voit peu à peu naître à ses pieds la figure de la ville, puis la plaine de Florence s'élargir, grandir indéfiniment, semble-t-il, puis s'arrêter tout à coup et comme pour se laisser embrasser d'un coup d'œil plus aisé, au milieu de sa coupe de collines. On côtoie les jardins du Décaméron et les séjours d'été du Magnifique. Enfin j'essayais de faire revivre sur cette route qu'il parcourut, notre cher peintre du couvent Saint-Marc, qui nous avait transportés, dans la matinée. Car il a vécu à Fiesole, et il descendit par ici, une nuit d'été; et il dut, de cet endroit, embrasser comme nous Florence, fuyant son cloître et sa patrie, devant l'invasion du schisme. Mais toutes ces choses ne pouvaient avoir de retentissement que dans un esprit sans préoccupation. Et l'étonnement était du côté de ces dames qui ne semblaient pas concevoir que je ne fûsse pas préoccupé.
A un moment, Marie qui ne se tenait plus, se pencha à mon oreille.
—Mon ami, mon ami! dit-elle, vous n'êtes donc pas malheureux?
Je lui mis dans la main le petit billet que j'avais écrit pour elle dans l'intervalle de nos entrevues; elle m'en glissa un elle-même, et je lui laissai voir dans mes yeux que je n'étais qu'affolé d'elle.
Elle sourit tristement!
—Oui, oui, dit-elle. Mais cela ne suffit pas... Et tout ce qui va venir... et tout l'avenir... dites! dites! n'êtes-vous pas malheureux?
—Petite folle!
Elle me regarda très profondément. Nous avions mis pied à terre sous le prétexte d'admirer le paysage. Mme Vitellier demeurait à l'écart.
—Vous voulez avoir l'air de rire, dit-elle; mais je vous connais bien, mon ami, vous ne savez pas jouer, et le seul mot d'avenir vous fut toujours désagréable, je sais. Je viens de le prononcer: vous avez cru faire le gentil, n'est-ce pas? eh bien! vous avez fait la grimace!
—Vrai?
—Je vous l'affirme.
—Ne vous en offensez pas, ma chérie, puisque vous connaissez la sorte d'effroi puéril que ce mot produit sur moi, même dans votre bouche. Mais aussi, pourquoi violer le temps qui ne se donne que minute à minute? L'avenir est formé sans doute de la qualité que nous tâchons de donner à la minute présente. Faisons-la belle, et il est à supposer qu'elle enfantera des minutes heureuses!...
—Poète! dit-elle.
—Merci!
—Pardon! c'est une injure que j'ai l'intention de vous jeter à la face, prononça-t-elle en s'efforçant à rire, tandis que Mme Vitellier nous rejoignait pour remonter en voiture.
J'avais si envie d'être heureux aujourd'hui que je me contraignis à ne pas voir en Marie le petit instinct fâcheux qui la faisait me négliger en ce que je valais dans l'instant, pour ce que je pourrais valoir dans son avenir. Je veux bien qu'elle eut raison; mais avoir raison n'équivaut pas à être heureux. Je ne vis donc que la grâce incomparable qu'elle avait dans les multiples mouvements que ces journées ardentes lui donnaient. Le tour bistré de ses yeux légèrement creusés par l'angoisse et l'étirement sensible de la peau très fine, de chaque côté du nez, faisant saillir l'os, un peu fort; sa tempe où l'agitation transparaissait; ses lèvres qui se séchaient et qu'elle humectait à mesure, me la rendaient tout entière délicieuse; et jusqu'à son acharnement, plus soupçonné encore qu'ouvertement déclaré, à me vouloir éprouver autre que je n'étais; enfin le feu de l'attente des événements qui couvait peut-être aussi au fond de moi, après tout, m'excitaient à aimer d'une façon nouvelle et plus vive encore, malgré que je fusse, en vérité, brisé d'aimer, d'aimer du cœur, éperdûment et sans répit.
Il arriva, à un tournant de notre route sinueuse, que le spectacle de Florence tout entière étendue sous le soleil déclinant nous arracha à tous une même exclamation. Ici, la beauté fut plus forte que tout et ces deux natures de femmes, si diverses, s'y oublièrent confusément.
De grands vieux oliviers semblaient ouvrir pour nous au passage leurs lourdes branches nonchalantes et d'argent frémissant. Les jardins nous soufflaient l'haleine des fleurs nouvelles. Des roses grimpantes, penchées sur la crête des murs, avaient la grâce chaude de vivants sourires. Nous ne savions que dire et nous prononcions seulement l'adorable nom qui désormais signifiait tant de choses pour nous: «Florence! Florence! Florence!»
On descendit de voiture et se promena, quelques minutes, de long en large sur la place de Fiesole. Mais on fut désappointé; on ne voyait rien. L'entrée des ruines du théâtre antique était fermée à cause de l'heure avancée.
—Je sais, dis-je, un endroit. Venez!
—Par cet escalier?
—Oui, oui! par cet escalier!
Ce fut par là que nous atteignîmes le petit tertre qui est devant l'église Saint-Alexandre, point culminant des hauteurs de Fiesole. Un arbre, un banc, un mur bas, à hauteur des genoux. Derrière nous, l'église avec un bouquet de cyprès. Devant nous: Florence et sa vallée.
Florence palpitait dans une brume d'or et dans le milieu de sa grande coupe de collines. L'heure la rendait plus vivante, et elle semblait donner le branle à cette large frénésie d'avant le coucher, à tout ce battement d'ailes d'oiseaux dont le bruit nous venait des jardins, mêlé aux cris aigus et clairs d'enfants et de femmes sur les terrasses des villas.
Sans plus rien dire, nous laissâmes nos regards flotter un moment au hasard. L'Arno ondulait, vers le couchant, le long de la promenade des Caccines ses eaux incendiées de soleil; en face de nous, de l'autre côté de la ville, nous reconnûmes les vieilles murailles parmi les broussailles de Bellosguardo; San Miniato; notre grande place de Saint-Michel-Ange, et les Boboli inoubliables avec leurs longues allées ténébreuses et les glaives de leurs cyprès. Les monts de Casensino et tout l'occident jusqu'à Vallombreuse commençaient de mourir dans le bleu, et l'on voyait, à l'opposé, verdir les montagnes de Carrare, sous de longues traînées de lilas. Enfin, à nos pieds, la ville où Marie m'était apparue la première fois, recevant les derniers feux du jour sur son dôme de marbre et sur la forêt de ses campaniles.
Marie émue et se contenant à l'excès ne pouvait parler. Je n'osais ni la regarder ni lui adresser la parole, certain que le moindre signe apporterait un comble à son état et provoquerait une brusque détente pénible.
Nous nous taisions. Le soir se répandait. Marie se rapprocha de moi, sur le banc. Je pris sa main. Elle me l'abandonna si complètement que je dus comprendre qu'elle ne me donnait que cela, à défaut d'elle toute. Oubliait-elle «l'avenir» en cet instant de merveilleuse beauté? Je serrai sa main, tendrement. Je me disais: «Voici revenue une de nos minutes célestes: jouir, jouir du moment délicieux et du meilleur de nous qui s'exalte!» Chose étrange, ce fut dans le temps même que Marie semblait quitter ses soucis pour venir à mon ravissement, que ces soucis me pénétrèrent à mon tour et soudain, comme par la pointe d'un stylet empoisonné.
Marie recouvrant toute la grâce de son imagination heureuse me dit tout à coup:
—Oh! mon ami, regardez là-bas, là-bas, partout, les petites villas blanches! On dirait qu'elles accourent, pareilles à des moutons qui rallient le gros du troupeau. Elles descendent jusque des collines les plus éloignées; elles viennent de tous les points de l'horizon, cahin caha, dans les champs d'oliviers.
—C'est vrai! c'est vrai! on dirait qu'elles viennent toutes sur Florence, à cause de leur nombre qui croît à mesure qu'on se rapproche du centre...
Et ce centre, dis-je, savez-vous quel il est? Savez-vous ce qui les attire ainsi? C'est ce Dôme de marbre encore tout imprégné de lumière, alors que tout le reste commence à s'assombrir; c'est cette belle coupole où s'abritent tant de rêves, sous l'invocation de Sainte-Marie-des-Fleurs? C'est la fraîcheur de ce nom divin, l'attrait de cet éternel printemps qui appelle, appelle, toutes les petites maisons blanches du monde?... Ah! dis-je, tout frisonnant et m'appuyant sur son épaule, n'est-ce pas qu'on aime à imaginer que tout cela rentre le soir se blottir contre ce Dôme de songes?
N'est-ce pas? n'est-ce pas?
—Oui! oui! Votre idée est charmante, et vous avez cent fois raison, c'est cette idéale coupole qui séduit vers le soir l'innombrable troupeau blanc répandu dans les champs d'oliviers...
Et je pensais, malgré moi: mais il y a aussi la forteresse sombre et carrée du Palais-Vieux, dont la haute tour aux arêtes vives veille comme une sentinelle au flanc de la belle cathédrale. Celle-là est forte, impassible et farouche, peu séduisante! Mais sans elle on ne viendrait point; peut-être n'imaginerions-nous point voir accourir les troupeaux blancs de la campagne florentine. Car celle-là est le gouvernement fort, les armes, la tradition ancienne, l'intelligence positive, la sécurité... en un mot tout ce que je devrais être pour vous, petite Sainte-Marie-des-Fleurs,—et tout ce que je ne suis pas!
Poursuivant ma pensée, je m'effrayai de tenir la main de Marie dans ma main, sous les yeux de cette mère qui nous bénissait déjà. Je n'en étais pas digne. Je n'avais pas la force qu'il fallait. Je soulevai la main de Marie et la reposai sur ses genoux.
—Qu'est-ce qu'il y a? dit-elle.
—Il n'y a rien...
—Oh! si!
—Eh bien! je pensais à ce Palais-Vieux qui m'inspire soudain des idées politiques...
—Mauvais plaisant, dit-elle, un peu courroucée, pouvez-vous bien rire!
—Je ne ris pas tant que ça!
Je ne riais pas du tout.
Le premier souffle de la nuit ayant fait gémir brusquement le bouquet des cyprès, derrière nous, Marie se retourna vivement et se cramponna à moi de nouveau. Je ne pus retenir un frisson, à cause de l'à-propos singulier de ce menu fait du hasard. Elle avait eu peur et s'était réfugiée contre moi. Est-ce que j'étais un refuge, en vérité? Cette secousse me porta à rire encore une fois amèrement.
—L'homme, dis-je, en m'efforçant de rassurer Marie d'une forte pression de main, l'homme, voyez-vous bien, doit être pour la femme à la fois ce que sont le Dôme de marbre et le Palais-Vieux pour nos troupeaux imaginaires...
—C'est-à-dire?
—C'est-à-dire un beau conteur de chimères, un miroir reflétant tout en beauté, et une forteresse...
—Eh bien? dit-elle, réfugiée câlinement contre moi?
—Eh bien!...
Ah! cher petit être aimé! elle oubliait, dans cette heure d'abandon, toute l'inquiétude que mes extraordinaires insouciances lui avaient donnée dans le courant du jour. Aveugle, comme toutes les femmes, elle me trouvait parfaitement complet, ce soir, par le besoin qu'elle avait de trouver à côté de soi quelqu'un de parfaitement complet.»
«Eh bien! me disais-je à moi-même, toi, toi, profite donc, insensé! du moment exquis qu'elle te donne! Mets donc quelque logique en tes plaisirs!»
Hélas! je m'aperçus que la logique de nos plaisirs consistait en une alternance, à peu près régulière, de conscience et d'aveuglement. Notre ciel était d'ouvrir ou de fermer les yeux simultanément, ce qui nous arrivait toujours autrefois, du temps de nos courtes entrevues, mais ne pouvait se produire perpétuellement avec la fréquence de nos rencontres et de nos entretiens.
—Il serait l'heure de rentrer, dit Mme Vitellier.
Nous ne répondîmes pas.
—J'ai peur, me dit Marie, de l'heure qui s'écoule. Je n'ai jamais senti rien me pénétrer si vivement que tout ce qui est dans l'instant que je vous parle, mon ami! Il me semble que j'aurai toute ma vie présentes à l'esprit les choses que j'entends en ce moment-ci: cette Florence, ce vent dans les cyprès, ces cris du soir dans les jardins, et ma voix... Oh! mon André, parlez-moi!... cela ne me quittera plus, j'en suis sûre. Mais quelque chose me dit que je ne retrouverai jamais, jamais, cette heure-ci dans la réalité, cette heure-ci à côté de vous, André, à côté de votre façon de sentir... car je m'imagine que c'est à travers vous que tout m'arrive; que, vous parti, je ne sentirais rien.
—C'est, ma chérie, qu'il n'y a ici ni Florence, ni bruit du vent dans les cyprès, ni même ce timbre particulier que nous prêtons aux voix qui s'élèvent dans les jardins, le soir; mais il y a nous, qui aimons!...
—Ah! ah! dit-elle, je vous ai entendu! j'ai votre dernier mot qui résonne, qui chante, chante à mon oreille... Je suis heureuse, heureuse!...
Elle jeta sa tête charmante sur mon épaule, avec une pression et une caresse de chatte; je vis ses paupières abaissées; l'ombre longue de ses cils rejoignit le bistre de ses yeux fatigués; je vis encore quelques reflets d'or sur ses cheveux ondulés. Tout le reste me parut enveloppé de nuit. A ce moment, comme la veille, les cloches tintèrent, presque toutes à la fois et soudain.
Elles se répondaient de Fiesole à Florence et à cent villages alentour. C'étaient des voix claires et quasi pimpantes, à peine mélancoliques; un jasement, un babillage avant le coucher, quelques-unes, à la résonance longue et frisante dans l'air léger, donnant l'idée d'un jeu de grâces à la tombée du jour. Un concert de voix enfantines nous vint en même temps de l'église, et l'air devint frais.
Vers dix heures du matin, on vint m'avertir qu'une dame m'attendait au salon de l'hôtel.
—Cette dame est seule?
—Oui, monsieur, c'est une dame d'un certain âge.
Mme Vitellier seule et venant me trouver chez moi! grand Dieu! que pouvait-il y avoir?
J'accours. Mme Vitellier m'ayant reconnu me prend les mains précipitamment.
—Monsieur André, me dit-elle, nous sommes perdus! Ah! plaignez-moi, je suis bien malheureuse!
—Mais expliquez-vous, Madame, je vous en prie!
—Hélas! ne comprenez-vous pas?
Et elle me tend une dépêche de Paris: «Jamais! jamais! au surplus, j'arrive.—Vitellier.»
Il me passe une sorte d'éblouissement court; puis un mouvement de colère me remonte. J'entrevois la réalité, et selon la tournure de mon caractère, ce n'est pas encore l'affreux avenir, la séparation éternelle d'avec Marie qui m'accable, mais ceci seulement: tout de suite, tantôt, ne vais-je pas pouvoir voir Marie? Si cette femme me disait: «Nous avons encore un peu de temps, venez nous trouver cette après-midi, vous la verrez...», il me semble que je ne penserais pas à notre malheur. Mon premier mot, insensé, laisse cette pauvre Mme Vitellier ébahie.
—Mais elle! elle! pourquoi ne l'avez-vous pas amenée?
—Allons! vous êtes fou! dit-elle, après un instant d'hésitation. Vous ne pouvez plus la voir...
—Je ne peux plus!...
—Monsieur, me dit-elle, je n'ose me repentir de l'extrême faiblesse que j'ai témoignée vis-à-vis de ma fille et de vous, mon cœur seul me faisait agir et sans doute je continuerais à en suivre l'impulsion s'il ne dépendait que de moi. Mais le père de Marie a prononcé, contre mon attente et mes désirs... M. Vitellier est d'une fermeté inébranlable; je n'avais compté pour le fléchir dans sa détermination première, connue de vous depuis... sept ou huit mois, n'est-ce pas, monsieur? je n'avais compté, dis-je, que sur mon propre retour sur ma parole, sur le parti infiniment grave que j'ai cru pouvoir prendre sur moi d'adopter à votre égard, lors de notre rencontre ici. A vrai dire je prévoyais une tempête violente, un coup terrible, mais dont tout le fracas devait s'éteindre devant mon imprudence accomplie; j'endossais tout. Ah! Monsieur, que n'eussé-je pas fait pour la santé de ma fille, et votre présence la ressuscitait...
—Eh bien! eh bien! m'écriai-je, la tuerez-vous donc à présent, de complicité avec Monsieur votre mari?
—Sans doute hélas! prononça-t-elle avec une froide raison, si mon mari le décide ainsi, car je ne suis que mère et n'ai aucun droit de m'opposer à ce qui sera décidé... à ce qui est décidé, car M. Vitellier ne reviendra pas sur sa parole, je vous le répète.
—Mais, Madame, cela est infâme, cela est sans nom. Vous avez vu Marie dans mes bras, vos larmes; votre indulgence, votre amour de mère nous ont bénis tous les deux enlacés... Madame, vous ne pouvez nier qu'il en fut ainsi!...
—Oui! oui! dit-elle, tout à coup suffoquée par les larmes.
—N'était-ce pas le plus solennel, le plus beau, le plus efficace des serments? Le pouvez-vous rompre? allez-vous nous en délier? Mais nos mains étaient nouées confusément avec les vôtres! Allez-vous jeter cette enfant dans des bras étrangers?... Mais enfin, Madame, que faudrait-il donc pour que vous jugiez que Marie m'appartient?
—Taisez-vous! taisez-vous! dit-elle, la figure cachée par les deux mains; je ne suis rien, je ne puis rien, M. Vitellier est informé de tout cela!...
Je bondis.
—M. Vitellier est informé de tout cela!!
—Et vous avez eu sa réponse...
Je tombai sur une chaise, me demandant si je rêvais. Puis je me sentis envahi d'une amertume et d'un dégoût immenses.
—Je serais curieux de savoir où Monsieur Vitellier entend placer son point d'honneur?
—Hé! monsieur! de quoi parlez-vous! ce sont là des choses qui se posent aux quatre points cardinaux!
Je ne pus m'empêcher de sourire de la réponse opportune. Ma colère tournait vers le goût du sarcasme; j'aurais voulu m'oublier, me noyer dans de petites phrases venimeuses lancées à la première personne venue, mais volontiers à cette femme afin qu'elle souffrît dans tout son être pour être accointée à ce banquier sans entrailles et sans pudeur. Moi-même, à ce moment, je me souillai du regret de n'avoir pas fait de Marie ma maîtresse pour pouvoir aller souffleter ces gens à la face et devant tous: «J'ai eu votre fille, Monsieur, Madame! oui, je l'ai eue chez moi, chez vous, dehors, dedans, partout où j'ai voulu!... Vous ne voulez pas me la donner? Ah! il y a de quoi rire! Mais c'est moi qui vous la rends, tenez, Monsieur, Madame! j'en suis saoûl!...» Ah! ah! pouah! je m'empoisonnais moi-même; je me fis honte de m'être laissé amener par l'idée de ce père à abîmer l'idée de mon cher grand amour. Mme Vitellier, qui me regardait, lisait sur ma bouche que je distillais un fiel atroce; je contractais la mâchoire comme pour vomir; puis je rougissais; puis j'étais prêt à tomber à genoux, à demander pardon à n'importe qui, à pleurer d'un désespoir confus, d'une détresse totale qui ne me laissait plus aucune idée un peu claire. Si! j'avais celle-ci, comme un entêtement d'enfant: revoir Marie!
Follement, stupidement, je suppliai:
—Laissez-moi la revoir!
—Vous n'y pensez pas! dit Mme Vitellier qui, ayant essuyé ses larmes, avait repris sa dignité.
—Une fois, une seule fois! tout de suite... tantôt!
Je me traînais à ses genoux. Je me sentais absolument ridicule; j'étais fou.
—Allons! dit-elle, Monsieur, vous plaisantez! Il est temps que je me retire. D'ailleurs j'ai tout dit. Monsieur, adieu!
Je me perdais par la violence de mon désespoir, ma passion devait produire l'effet le plus grotesque. Mais cette séparation imminente, irréparable, me semblait impossible ainsi que ces précipices de cauchemar où l'on se sent tomber tout en se disant: non! non! ça ne va pas être, je vais m'éveiller auparavant!
—Madame, ayez pitié de moi! Vous ne voyez donc pas que je l'aime à en perdre la raison.
Elle fut touchée à nouveau par ma sincérité; elle se rapprocha:
—Voyons! voyons! mon ami, il faut être raisonnable!
Cette consolation, dans le moment même que je lui disais que je perdais la raison, me fit éclater de rire et raviva ma colère.
Elle en fut blessée et me dit d'un air pincé:
—Vous n'êtes pas sérieux, décidément!
—Sérieux! raisonnable! Mais, est-ce que tout ce qui se passe a l'apparence d'être sérieux et raisonnable? Vous-même, Madame, en vous reconnaissant vaincue en ces affaires en avouez la monstruosité?
—Je ne sais pas! je ne sais rien! dit-elle, de grâce ne m'embrouillez pas davantage! Nous n'avons pas coutume, nous autres, d'éclaircir par nous-mêmes les affaires.
—Mais qui donc les dirige, au fait, ces affaires? fis-je, commençant à me ressaisir.
—Quoi? je ne vous comprends pas.
—Oui! je demande quel est l'instigateur de cette résistance effrénée, de cette opposition inhumaine? Car je fais l'honneur à M. Vitellier de le croire incapable d'une mesure aussi impitoyable. Ce n'est ni un père ni un ami qui maintient cette rigueur de fer. Il y a là-dessous une volonté tenace qui est plus forte que tous les principes de Monsieur votre mari; il y a une machination infernale à quoi nous obéissons tous ici, il me semble! Nous sommes tous courbés les uns devant les autres, à ce qu'il paraît: moi devant vous; vous, devant M. Vitellier; mais M. Vitellier, Madame, devant qui donc, s'il vous plaît, tient-il cette singulière posture? Car il la tient, je vous assure qu'il la tient!...
Mme Vitellier me regarda avec des yeux effarés qui soudain s'éclairèrent.
—Ah! fit-elle.
—Ah! Vous voyez donc bien, Madame, qu'il y a quelque chose! Ce quelque chose, vos yeux viennent de le découvrir. Mais dites! dites donc que je ne me trompe pas!...
Je trépignais, je frappais du pied le sol; des girandoles de Venise qui tremblèrent, nous firent détourner la tête.
—Vous savez donc? dit-elle.
—Mais quoi, quoi? demandai-je impérieusement en frappant toujours du pied. La pauvre femme affaiblie par l'étonnement, oubliait que je la maltraitais. Et à mesure que mon exigeance augmentait, elle était plus prête à m'avouer ce qu'au fond elle n'eût pas voulu me dire.
—Mais qui vous a dit? reprit-elle.
—Personne ne m'a dit, Madame, je soupçonne;... je raisonne si vous voulez, et je suis sûr qu'il y a quelque chose;... qu'il y a... quelqu'un! quelqu'un, n'est-ce pas? qui est la volonté de M. Vitellier, quelqu'un qui a introduit son armature d'acier à la place du cerveau et à la place du cœur de M. Vitellier, et qui ainsi le gouverne, dans un but unique, dont il élague les voies à coups mesurés et d'une rigueur mathématique! N'est-ce pas cela? dites! n'est-ce pas cela?...
—Marie vous a parlé de M. Arrigand!
--- Ah! ah! le voilà, vous avez dit son nom! Voilà dévoilé le démon qui nous hante! Mais qu'a-t-il à s'acharner ainsi contre une jeune fille qui le repousse? Le dépit? la haine? tant de fiel entre-t-il dans l'âme d'un homme d'argent? Est-ce que deux ou trois coups de Bourse ne lui vaudraient pas la fortune de Mlle Vitellier? Mais il y en a de plus riches qu'elle! L'aime-t-il?... Ah! ah! ah!
—Ne riez pas! monsieur, ne riez pas de cet homme-là!
—Cet homme-là! mais je le tuerai, Madame, je l'assassinerai au besoin, comme il est juste de le faire à qui se joue de la sensibilité et du cœur d'un être! je l'écraserai comme un animal nuisible, comme le monstre venimeux qui se faufile en rampant, dont les forfaits s'accomplissent dans l'ombre et le calcul!... Où le prendre? n'est-ce pas?... Oui, car il se cache, il se terre; mais j'aurai sa piste, ces gens-là ont une odeur que nous sentons. Voulez-vous que je vous dise? J'imagine que notre homme n'est pas loin... M. Vitellier l'amènera? Non point! il est ici avant M. Vitellier si son intérêt l'exige; il nous écoute peut-être derrière ce mur. Ah! tenez, je crois qu'il ne nous a jamais perdus de vue; il était l'ombre empoisonnée qui glaçait tout à coup les meilleurs instants de notre bonheur d'un jour!
—Je vous supplie, dit Mme Vitellier en croisant les mains, de ne point vous occuper de cet homme. Partez plutôt, quittez Florence momentanément: nous n'y resterons pas longtemps, je suppose. S'il y a une chance de salut pour vos projets... qui ont été les miens, je vous promets de la réchauffer de tous mes soins, je vous préviendrai... Mais éloignez-vous!
—Je veux d'abord voir cet homme et le tuer!
—Qui vous dit qu'il sera ici?
—Votre question même me prouve qu'il n'est pas impossible qu'il y vienne... Je gage que vous l'attendez tôt ou tard.
—Partez! je vous en conjure!
—C'est abandonner Marie dont le cœur m'appartient!
—Au prix seulement de votre départ, je vous promets mon concours...
—Hélas! Madame, tout le sens de cette entrevue fut de me faire entendre que votre concours est sans force!
—Aimez-vous mieux la guerre entre nous?
—Mais, Madame, entre vous et moi, il y a votre fille que chaque coup atteindrait!
—Hélas!
—Hélas!
Sur ce triste mot, Mme Vitellier me quitta.
Une heure après, Marie me faisait remettre ce mot:
«Pars, mon cher amour! Prends un billet pour Venise et arrête-toi à Ferrare. C'est une grande ville déserte et triste où nous serons bien. Tu m'y attendras. Ne t'étonne pas; ne t'effraie pas; n'hésite pas! Je suis résolue.
«Ta
«Marie-des-Fleurs.»
J'eusse été décidé à partir, ce seul mot m'en eût empêché. Je ne voulais pas entraîner cette enfant à sa perte. Il fallait non seulement ne pas partir, mais montrer que je n'étais pas parti.
Je passai un quart d'heure à ma fenêtre, tourné du côté de la Casa Santidio, dans l'espoir de voir paraître Marie.
Enfin elle paraît. Il faut qu'elle ait beaucoup souffert. Le cerne bleu de ses yeux des mauvais jours a rejoint la courbe de ses sourcils en un cercle complet. Je ne distingue de loin, dans sa figure de cire, que ces deux grands trous noirs où brillent les lumières de son regard qui me veut parler. Le désordre doré de ses cheveux enveloppe le visage transfiguré, tendu vers moi désespérément. La distance m'empêche de distinguer la mobilité probable de ses traits. Je ne vois que ce masque extraordinaire dirigé vers moi et dont l'angoisse et l'ardeur fixes me font frissonner jusqu'aux moelles. Est-ce la douleur ou un espoir insensé qui donnent un tel feu à cette face immobile et cependant étrangement vivante? Je suis fou; peut-être mon exaspération me rend-elle visionnaire? Je prononce malgré moi: «Ma Marie, ma petite Marie! Est-ce toi?» Mes paroles se perdent dans la distance et dans l'air indifférent. Elle a fait un signe de la main. Que signifie-t-il? Je me dis: «Si je n'étais si troublé, je le trouverais simple et compréhensible.» La peur de ne point le saisir fait que je ne sais l'interpréter. Le désespoir me prend. Ce signe est de la plus grande importance; mais mes yeux se couvrent; je ne distingue plus rien. J'essaie de me remémorer le mouvement qu'elle a fait. Je m'essuie les yeux, je veux la revoir. Elle a disparu. Ah! triple sot! elle m'a dit de la main: «Pars! pars!» c'est clair. Et sa figure est celle d'une enfant qui quitte tout pour venir à moi. Si je ne pars pas, elle m'aura devancé. Vais-je la laisser seule? Et me voici faisant mes valises.
VI
Comment suis-je parti pour Ferrare? Qui m'a guidé? Qui m'a poussé? Qui m'a fait marcher, agir? Nulle conscience, nul souvenir! J'ai suivi son mot impérieux, à la lettre: «Pars, mon cher amour, pour Venise; arrête-toi à Ferrare, c'est une ville triste et déserte où nous serons bien!» Étais-je éveillé, endormi? Je n'ai souvenance que d'un effort extrême et fatigant, à la gare de Florence, pour la voir, la distinguer, voulant absolument qu'elle fût là, qu'elle vît son grand désir accompli. J'en eus une sorte de courbature aux yeux. On partit. Où allais-je, grand Dieu!
Ce fut le soir, à l'heure où le soleil tombant incendiait les murailles de brique du vieux château de Ferrare, et comme j'errais autour des fossés pleins d'eau profonde et verte, qu'une voiture passa portant Marie. Je poussai un cri; elle me sourit simplement. Elle fit arrêter la voiture; je montai, pâle comme un mort.
—Me voici! dit-elle, en me tendant la main.
Je la pressai à lui faire mal. Je ne songeai pas plus qu'autrefois à lui demander comment cette chose extraordinaire se faisait: qu'elle fût là! Elle ne songeait qu'à me remercier de mon étreinte.
—Ah! lui dis-je, avec la plus grande sincérité, je jure de mourir pour vous!
Par cette phrase, qui pouvait être banale, j'entendais dire beaucoup. Elle n'en prit qu'un mot, et les yeux perdus dans le vide, elle me dit:
—Mourir? vivre? ma foi! je ne distingue plus!
Elle était à bout de forces, et elle s'affaissa sur mon épaule. On dut la porter à l'hôtel, jusqu'à la chambre que j'avais retenue pour elle.
Alors, je demeurai là, à son chevet, lui faisant respirer des sels et lui frottant les tempes. Par moments je jetais des yeux hébétés autour de moi. Je voulais douter de la réalité. La réalité abrutit. Vraiment on ne la voit point. Toute son intensité naît dans l'instant qu'elle passe à l'état de souvenir. Ce lit d'hôtel; Marie étendue, inanimée; moi seul vis-à-vis d'elle; la porte close; et au dehors la sensation du monde éteint, du reste de la terre réduit à une poussière de cendres, comme à la suite d'un grand cataclysme, à jamais pour nous anéanti. Je secouai la tête: «Je suis fou! je rêve!» Marie semblait sourire dans sa faiblesse. Elle était belle, ainsi transfigurée. Je la reconnus telle qu'elle m'était apparue à la fenêtre, la dernière fois, à Florence. La chair transparente, les yeux agrandis démesurément, le nez aminci comme par la mort; l'âme pour ainsi dire apparente, extériorisée par quelque ardeur ou quelque effort surhumains. Ah! n'était-ce pas l'image sublimisée de la Marie des belles heures de mon amour? pourquoi n'étais-je pas tout enthousiasme et toute joie aux pieds de ce dieu par qui j'avais été ravi et qui aujourd'hui se donnait tout à moi? Je me penchai sur elle; je l'adorai. Son souffle me caressait le visage. Je voulais l'absorber en moi; je voulais me figurer qu'elle-même me venait avec cet air d'une tiédeur légère, et que pénétrée en moi elle allait me communiquer cette vertu de l'extase dont j'éprouvais une sorte de besoin frénétique.
Elle s'éveilla peu à peu et reprit promptement sa vivacité. Son ébranlement nerveux n'était pas apaisé par cette défaillance passagère; et, effrayée sans doute à l'aspect de cette chambre et de notre solitude, elle demanda aussitôt à sortir. Je croyais qu'elle ne tiendrait pas debout. Je la suppliai de se reposer encore. Mais elle se leva malgré moi et marcha sans hésitation. Elle alla à la fenêtre, ouvrit les volets. La lumière du couchant l'inonda; elle aperçut la masse flambante du château, et aux fenêtres des maisons la multitude des petites jalousies vertes que le ton rouge de la brique avivait. C'était un miroitement lumineux d'une extrême intensité. Elle cligna des yeux, eut un mouvement de retrait. Puis le contraste soudain de cette bruyance lumineuse et des silhouettes nouvelles de cette ville d'exil, de notre silence dans cette pauvre chambre, peut-être aussi l'angoisse étrange, la sorte d'effarouchement timide que me cause à moi tout pays inconnu, la suffoquèrent tout à coup et elle se jeta dans mes bras toute sanglotante.
Pendant qu'elle pleurait, elle se mit à me dire, sans autre à propos, comment elle était partie de Florence. Dès le matin, elle avait fui, sans rien emporter. Sa mère dormait; la femme de chambre n'était pas levée; heureusement la porte de la rue était ouverte, et en sortant elle n'avait rencontré personne. Elle avait couru à la gare, ne sachant qu'inexactement l'heure du train. Deux heures à attendre. Elle s'était réfugiée à Santa-Maria-Novella, l'église la plus proche. Là elle s'était dissimulée au fond de la chapelle Rucellaï, aux pieds de la grande Vierge de Cimabue. Elle retournait au train quand, du porche de l'église, elle avait vu l'omnibus d'hôtel traverser la place et m'avait reconnu. Alors une joie folle après la longue attente matinale et l'incertitude de mon départ; elle avait voulu courir, se précipiter vers moi, partir avec moi, comme deux époux pour un voyage de noces. Mais une peur la clouait aussitôt sur place. Si elle était vue à la gare avec moi, tout était perdu. D'ailleurs la grande sécurité que lui causait mon départ certain lui suffisait pour le moment. Elle eût attendu vingt-quatre heures à Santa-Maria-Novella; elle attendrait bien le second train qui part dans l'après-midi. Alors, elle avait acheté un gâteau à une bonne femme qui se tenait à l'entrée de l'église, et elle était retournée, dans son petit coin noir, sous la grande Vierge de Cimabue. Vingt fois elle avait tremblé lorsque des visiteurs entraient dans la chapelle; le sacristain était venu rôder autour d'elle et lui avait, à la fin, adressé quelques questions qu'elle n'avait pas comprises; elle lui avait donné une lire; il l'avait saluée profondément, lui avait apporté un petit coussin. Enfin l'heure du départ: de nouvelles transes; le hall de la gare en plein jour; elle allait droit au guichet sans regarder ni à droite ni à gauche, s'abandonnant au destin. Peut-être quelqu'un l'avait-il vue, elle n'en savait absolument rien. Au guichet, quelle épreuve! Elle demande un billet pour Venise et elle s'aperçoit qu'elle n'a pas assez d'argent. Elle n'avait oublié que cela! Elle n'avait jamais pris un billet elle-même. L'employé parlait à peine le français.—«Et pour Ferrare?» Elle avait juste assez. Si quelqu'un l'avait vue, on saurait donc qu'elle avait prononcé le nom de Ferrare. Cela lui causait un tourment qui durait encore. Je l'embrassais au récit de chaque douleur nouvelle; elle me tenait le cou enserré de ses bras; chacune de ses épreuves, à mesure qu'elle les avouait, se tournait en félicité. Une réaction se produisait peu à peu dans la paix qui nous environnait, et le sentiment de notre liberté toute neuve nous grisait et nous intimidait. Elle manifesta encore une fois le désir de sortir; je vis qu'à présent elle en avait la force, et nous fûmes dehors.
Une voiture, carosse, guimbarde étrange, un immense véhicule pouvant contenir six personnes, garni d'une étoffe jaune fanée, fripée, enfin magnifiquement ridicule s'offrit à nous et nous mena dans la ville. Le soleil adouci, mais non tombé encore, mettait à toutes les choses des tons de tendre délicatesse et caressait la ville avec une douceur que je ne me souviens point avoir jamais remarquée ailleurs. Ferrare est une ville verte et rose, trop grande et vide, coupée de rues larges à perspective infinie ou à lentes courbes pareilles aux flexuosités d'une rivière qui serpente librement dans la plaine. Les maisons sont closes, les palais sont morts, de rares personnes interrompent la monotonie de ces allées de nécropole. Notre premier souci fut d'aller jusqu'au palais de Schiffanoja, dont le joli nom qui veut dire «chasse-ennui» chante à l'imagination de tout nouveau venu à Ferrare.
Quand nous eûmes atteint une rue étroite et longue, bordée de murs nus et de campaniles branlants, où de l'herbe poussait entre les pavés et les dalles, et où l'on nous dit que Schiffanoja se trouvait, nous descendîmes de notre char grotesque et dîmes au cocher d'aller nous attendre du côté des remparts. Alors nous nous trouvâmes tout seuls dans cette ruelle provinciale, en compagnie des souvenirs bruyants et confus de la Ferrare ancienne en contraste avec la sérénité actuelle de ses cendres, et savourant le goût âpre de notre tumulte présent, à nous, que nous venions ensevelir ici dans cet universel et incomparable apaisement. Schiffanoja: rien qu'une muraille et une porte, avec une corniche sculptée soutenue par des pilastres en demi-relief. Nous n'osâmes frapper à la porte à cause de l'heure avancée; à vrai dire, d'ailleurs, nous ne pensions pas que quelque chose ici pût s'ouvrir, que quelqu'un vécut derrière ces grands murs clos, et nous marchions avec des précautions sur des touffes d'herbes menues, de peur d'éveiller le silence que répandait la fin du jour sur toutes ces choses à jamais finies. Nous allâmes ainsi jusqu'aux remparts qui sont plantés d'arbres, et de là, sans apercevoir un être vivant, nous fûmes longtemps à regarder autour de Schiffanoja qu'un dernier rayon baignait de lueurs roses, la longue rue herbeuse, les campaniles croulants et les cyprès plantés dans de tristes jardins abandonnés.
—N'est-ce pas là, me dit Marie, l'endroit qui convient à merveille à notre retraite, ô mon André? Pouvons-nous être plus loin de toutes les choses du monde, que nous avons fuies, sinon dans ce beau cimetière vert et rose, vieux lui-même, où l'on ne meurt plus, et où l'on dirait que la mort ailleurs si brutale, a eu le temps de se former à la politesse et met de si tendres parures à l'aspect de tous ces débris?
J'ai connu des coins de province silencieux qui m'ont impressionné tout enfant d'une manière ineffaçable. A douze ans, dans une petite ville de Touraine, passant derrière une vieille église, durant la grande chaleur du jour, je reçus pour la première fois l'émotion qui vient du mutisme complet de toutes les choses environnantes, et je pressai le pas, ayant éprouvé une sorte d'angoisse à cette sensation inconnue Les quartiers désolés de Ferrare me rappelèrent cette minute ancienne, et, comme il arrive toutes les fois que nous accollons deux instants divers de la vie, ma mélancolie s'accrut, et Marie se haussa pour m'embrasser, comme elle avait eu souvent, me dit-elle, l'envie de le faire toutes les fois qu'elle me voyait aux tempes un certain frisson qui me fait pâlir et me bouleverse la physionomie.
—Tu as mal, dit-elle, allons-nous-en!
Nous reprîmes au hasard notre promenade dans la ville, sans penser trop à ce que nous voyions. C'était le jour de nos noces! Ce soir Marie dormirait dans mes bras!
Sur les hauts murs, des vignes-vierges, des touffes de lierre pendaient nonchalemment, et, au delà, on apercevait des cyprès et des pins faisant songer à de grands jardins sombres et froids où de petites princesses de songes feraient d'inutiles efforts pour réentendre au bord des vasques taries le bruit ancien d'un jet d'eau. Comme nous passions devant une de ces magnifiques portes aux pures sculptures de la renaissance, les battants furent ouverts par hasard et en dedans, par quelqu'un qui ne parut pas, et nous aperçûmes un jardin épais entouré d'un portique à colonettes élégantes et que l'ombre du soir embellissait. Les fenêtres de ce palais, comme presque toutes, étaient grillées sur la rue; les persiennes vertes fermées; et une tentation nous prit d'entrer là et d'y vivre à l'abri de tout, un amour éternel et silencieux.
—Entrons! entrons! allons voir!...
Nous descendîmes de voiture; mais à peine avions nous pénétré sous le porche, que Marie sentit un grand froid aux épaules et rebroussa chemin.
—Non! non! dit-elle, j'ai peur...
L'heure avançait. Par une des longues avenues droites et semblant sans fin, nous vîmes le soleil disparaître. La lumière discrète du crépuscule, exquise sur les tons passés de cette ville, nous retint quelque temps encore. Je ne sais quelle crainte ou quelle pudeur instinctive nous éloignait de l'hôtel. Nous suivîmes, par plaisir, des jeunes filles Ferraraises, au corsage rose, avec une résille de dentelle épinglée sur l'arrière de la coiffure. Elles marchaient, lentes et presque sans parler, peuplant à elles seules une rue qui allait se perdre à l'horizon dans la nuit tombante. Elles s'éclipsèrent tout à coup, sans que nous pussions savoir où elles avaient pénétré. Après elles, nous ne vîmes plus rien qu'un moine aux pieds nus, et derrière une haute fenêtre grillagée, une figure de femme admirable, plongée sans doute dans quelqu'un de ces rêves que l'on ne peut avoir qu'ici, qui ne nous vit même pas passer et la regarder, tournée du côté du mince croissant de la lune qui commençait de s'élever dans le ciel verdissant.
Nous revînmes très émus et frissonnants de notre promenade. Marie me dit en se serrant contre moi:
—André, on dirait, n'est-ce pas, que nous nous sommes fait mourir tous les deux ensemble et que nous nous éveillons en même temps de l'autre côté de la mort, bien heureux d'être unis, mais inaccoutumés encore à l'endroit nouveau?...
Étendus dans le carosse qui roulait mollement sur les dalles, nous fîmes tous nos efforts pour étouffer dans des baisers notre trouble et nos désirs confus.
Il nous fallut errer encore avant de rentrer, autour du château de Ferrare immense et effrayant dans la nuit. Ses hautes tours et ses corps compacts de murailles que nous avions vus flambants au coucher du soleil, prenaient une apparence fantastique par l'énormité de leur masse d'ombre. Nous nous penchions au bord des fossés profonds et, dans la nuit muette, le petit bruit de la chute d'un plâtras ou d'une pierre nous révélait la présence de l'eau lourde et dormante. Toute cette apparence romantique s'accommodait trop à l'étrangeté de notre situation. Marie me serrait le bras et avait peur. «Rentrons!» disait-elle; et tout à coup elle ne voulait plus.
—Si l'on m'avait suivie, et si l'on m'attendait à l'hôtel?...
Et tandis que nous tournions le dos à l'hôtel, elle croyait soudain reconnaître son père s'enfonçant dans l'ombre, du côte de la cathédrale.
—Je l'ai vu, mon chéri, me dit-elle; je vous jure que je l'ai vu!
—Petite folle! Vous n'en pouvez plus, mon amour; allons dîner... Viens!
Elle avait la fièvre et put à peine goûter au repas que l'on nous servit dans sa chambre. Mais une exaltation de tendresse la saisit quand elle nous vit seuls dans la pièce étroite. Tout le reste des choses disparaissait devant cette réalisation d'un rêve qu'elle avait sans doute maintes fois caressé. Son instinct de femme, uniquement, subsistait, avec le goût inné de la famille, de la table, de la douce intimité tranquille. Et je suis sûr qu'elle avait aussi cette hantise de l'imagination des jeunes filles: le voyage de noces. Elle n'osa pas y faire allusion; mais elle rougit, un instant, et c'était ce mot qui avortait sur les lèvres qu'elle me tendait avec des ardeurs nouvelles. Je fus sur le point de suffoquer à l'idée de tant de joies simples et traditionnelles que je retranchais de sa vie. Je la pris dans mes bras pour qu'elle ne vît pas ma tristesse. Elle ne crut qu'à mon amour et me dit encore une fois ce qu'elle voulait à toutes forces qui fût vrai:
—Je suis heureuse, heureuse!
Elle était penchée sur mon bras, la tête renversée et dans l'attitude du plus complet abandon. Toutes ces secousses avivaient sa beauté, et, malgré la crise violente de ces deux jours, elle n'avait pas perdu le renouveau de santé apparente que lui avait valu l'heureux séjour de Florence. Relevant le front, dans l'intervalle des baisers que je lui donnais avec une sorte de frénésie composée de mes désirs et de mon désespoir, je regardais cette figure extraordinairement expressive et dont le jeu mobile alimentait ma vie depuis une année. Jour par jour, ces masques divers se représentaient à ma mémoire ainsi qu'une affolante guirlande que le vent secouait; depuis celui qu'elle avait dans la gondole au retour du Lido, quand nos regards se croisèrent, jusqu'à celui, tout à fait irréel qui m'était apparu à sa fenêtre sur l'Arno et m'avait imposé l'accomplissement de la dernière détermination. Elle avait changé presque complètement sous l'influence de nos aventures. Elle avait perdu la figure nette, simple, unie et pour ainsi dire inconsciente de la jeune fille que l'on dirige et pour qui l'on se donne la peine de penser et d'agir. Elle avait gagné toutes les marques d'une vie propre, de l'impulsion personnelle, de la responsabilité. Cela était sensible à un pli léger entre les yeux, à une agilité nouvelle des paupières et à la profondeur du regard, devenue vraiment impressionnante.
Jamais je n'ai eu comme à ce moment-là, l'impression de quelque chose de solennel et de définitif. Voici, là, me disais-je, appuyé, éperdu, sur ton bras, le visage par quoi t'aura été révélée toute la secrète puissance de l'amour; le mystère est là, dans cette chair amaigrie et dans ces lianes agitées et ténues dont le dessin se modifie sans cesse comme la figure des nuages dans le ciel, et dont tu ne saisis qu'imparfaitement le sens. Cependant il est précis, car en aucun autre visage tu ne trouveras la même direction de la mobilité; aucun autre n'aura le pouvoir de t'agiter pareillement. Qu'est-ce qu'il y a là? que tiens-tu là, sur ton bras? N'est-ce pas quelque idéal emblème que le ciel t'envoya pour t'éclairer sur certains replis du cœur humain? Ou bien est-ce un objet ordinaire qui se flétrira à tes côtés: ta servante par exemple et celle de tes enfants?
J'eus un frisson. Elle me dit:
—Qu'as-tu?
—Je t'aime! je t'aime! lui répétai-je.
Le son de ma voix m'effraya. La chère enfant fermait doucement les yeux en se reposant sur l'assurance de mon amour. Comment n'était-elle pas inquiétée par le ton de mes «je t'aime! je t'aime!» qui me revenaient à moi comme s'ils eussent été prononcés ici par un étranger. N'étais-je donc pas sincère? Si, si! je le croyais absolument. Mais, me disais-je, c'est que j'aurai eu quelque préoccupation en prononçant ces mots, et j'aurai mal pensé à mon amour durant que je l'affirmais; cette distraction a suffi à modifier la tonalité de ma voix. Je baisai le front, les yeux et les lèvres de Marie avec une exaltation fiévreuse. Il était très apparent que je voulais concentrer toute mon attention sur ceci: je l'aime! je l'aime. Elle ne pensait qu'à cela; que ne faisais-je comme elle!
J'étais assis dans un grand fauteuil; j'avais Marie sur mes genoux. Je coupai le silence par cette autre affirmation dont j'avais sans doute aussi besoin:
—Je t'ai! ma Marie, je t'ai!
Et je la serrais fortement, en signifiant ma possession. Elle ouvrit les yeux; elle eut un imperceptible mouvement d'effarouchement, mais aussitôt fondu dans un doux sourire de confiance; elle referma les yeux: elle était bien à moi.
La réalité m'anéantissait. Je voulais m'exalter par le résultat inouï des événements, et je n'aboutissais qu'à m'extérioriser de moi-même et à me contempler à distance, là, avec le fardeau adorable que je portais dans les bras. Avoir Marie, après tant d'heures de désir et d'absence! Avoir cet être dont la seule vue m'avait tant de fois mis sur le point de défaillir et que j'avais cru intangible, comme un ciel! Les souvenirs, confus et pressés de tant de mois d'affolement, venaient heurter leur troupe affamée contre cet instant qui les devait combler. J'en sentais le heurt violent, le choc décisif, et je me méprisais pour considérer tout ceci et ne pas m'abandonner simplement, à l'exemple de cette jeune fille en qui la tragédie, en vérité, devait avoir un autre retentissement!
Un de mes doigts, passé par l'ouverture de sa manche caressait la peau extrêmement douce du bras frais. C'est à cet instant seulement, que je conçus l'image nette de la possession physique, imminente...
Tout homme qui n'a pas aimé me trouverait imbécile. Mais je défie un être délicat accoutumé de longtemps à savourer ce frisson étrange que donne le cœur épris, frisson qui n'a aucun analogue dans les émotions humaines, de ne pas éprouver la sorte d'hébétement atterré que j'eus à ce moment. Ce n'est pas à dire que je n'aie ressenti dès auparavant le désir de l'absorption complète de la femme que j'adorais. C'était un désir sourd, l'œuvre souterraine et sûre de la nature; mais jamais, jamais je n'y avais pensé. Il y a, dans l'exaltation sentimentale qui fut la mienne, un fait qui vous donne cette sensation d'être comblé, que l'on croit le propre de la possession physique, c'est la présence. Voir l'aimée, l'entendre, ou lui presser le bout des doigts, contiennent pour l'homme que le cœur domine, plus de volupté que toutes les ivresses de la chair.
Ma main errait le long du bras; le quittait; remontait au cou, aux alentours du menton d'une excessive finesse, puis revenait au bras et s'infiltrait sous la manche, attirée cependant invinciblement par cette peau fraîche et douce. Dans un moment d'abattement, de désir et d'hésitation mêlés, de temporisation égoïste et lâche, mon bras était tombé, ballant. Ma main rencontra par hasard la cheville mince de Marie et s'y fixa, comme un anneau, la caressant en l'enserrant, avec lenteur. L'image me vint, de toute la jambe que je pouvais ainsi prendre et caresser.
Je demeurai encore inerte et poussai un soupir assez fort. Marie se redressa vivement.
—Qu'est-ce qu'il y a, ma chérie?
—Chut!... fit-elle.
—Mais quoi?
—Ecoute, écoute!...
Je n'entendais que le bruit des Ferrarais assez nombreux à cette heure dans la rue, et quelques voix confuses à l'intérieur de l'hôtel.
Elle me dit:
—Je perds la tête!
Elle m'embrassa avec une ardeur désespérée; je sentis ses lèvres froides.
—Oh! lui dis-je, petite folle, en effet, voilà un baiser comme tu m'en donnerais si nous nous séparions pour toujours... Ce n'est pas le cas!
Elle me fixa avec des yeux hasards:
—André! André! dit-elle; nous sommes perdus!
En ce moment, on frappa discrètement à la porte.
—N'y va pas! n'y va pas! dit-elle en se cramponnant tout entière à moi.
—Mais, ma chérie, c'est un domestique... laisse-moi!
—Va! soupira-t-elle en tombant dans le fauteuil, quasi anéantie.
J'allai à la porte où l'on continuait de frapper un peu plus fort.
—Qui est là?
—Monsieur, me dit la voix du cameriere, c'est un Monsieur qui tient à vous parler.
Je pensai instantanément que Marie avait reconnu la voix de son père. J'eus, un moment, le désir de la prendre dans mes bras et de me présenter ainsi à ce monsieur en lui disant: «Monsieur, arrachez-la-moi donc!» Je haussai les épaules à l'idée de mon extravagance. Que pouvais-je contre le père de cette enfant qui avait le droit de requérir toute la force légale? Le mieux était de l'affronter tout de suite.
Le domestique m'avait parlé en italien que Marie comprenait difficilement. Je lui dis que ce n'était rien, que le maître-d'hôtel me demandait pour quelque formalité.
Je descendis et me trouvai en présence de M. Arrigand.
La colère me monta immédiatement. Ah! pensai-je, je ne m'attendais pas à celui-ci, et j'aurais bien fait de ne pas me déranger.
—Monsieur, lui dis-je, sur un ton impertinent, je n'ai pas l'honneur de vous connaître.
—C'est exact, Monsieur, me dit-il, et je pourrais remédier à cet inconvénient en priant M. Vitellier qui m'attend ici, en voiture, de me présenter à vous... Sachez-moi donc gré de ne l'avoir point fait, ce qui vous évitera sa violence...
—Mais Monsieur, dis-je, la violence n'est point pour m'épouvanter!
—Trêve de coquetterie, Monsieur; je viens de la part de M. Vitellier chercher ici Mlle Marie sa fille, qui est entre vos mains, si je ne me trompe, depuis l'arrivée à Ferrare du train de 5 h. 40.
—Vos renseignements sont d'une précision mathématique à laquelle ma nature est insensible, Monsieur; je vous en ferai grâce dans la suite de cet entretien qui sera court, je l'espère. Je ne remettrai pas entre vos mains Mlle Marie Vitellier qui est entre les miennes de par toutes les forces de sa volonté.
—Mlle Vitellier est mineure, vous ne l'ignorez pas, Monsieur, et la loi ne tient pas compte de ses volontés.
—L'amour qui me lie à Mlle Vitellier ne tient pas compte de la loi.
—Il faut le regretter, Monsieur, car il eût été préférable de sauver Mlle Vitellier autrement que par l'emploi de la force légale, à laquelle il nous faudra bien recourir et qui ne va pas sans scandale...
—Hélas! Monsieur, vous faites résonner là des mots qui n'ont plus guère de sens pour des malheureux en révolte contre tout l'ordre social; nous nous honorons de ce qui vous scandalise, et nous faisons un devoir de transgresser vos codes.
—Libre à vous de vous inspirer dans vos relations sentimentales de l'exemple des peuples qui vont tout nus sous le soleil. Voyagez donc, Monsieur, et menez des idylles dans les pays non défrichés; mais laissez l'honneur à nos jeunes filles...
—Ha! ha! ha! fis-je, d'un rire méprisant, l'honneur!...
On entendit un roulement de voiture sous le porche de l'hôtel; M. Arrigand regarda à sa montre et me dit flegmatiquement:
—Monsieur, l'honneur qui excite votre hilarité, est, je l'espère, satisfait à l'heure qu'il est: M. Vitellier emmène Mlle Marie, sa fille, dans la voiture qui s'éloigne en ce moment-ci.
Je bondis.
—Vous m'avez joué, m'écriai-je, en m'avançant brutalement sur lui, et je le souffletai.
Il ne broncha pas, caressa du doigt une de ses cartes qui dépassait un peu l'ouverture de la poche de son veston, et me la tendit après y avoir griffonné une adresse.
—Monsieur, me dit-il, il se peut que je vous tue demain, et il faut que j'y compte un peu pour ne point le faire sur-le-champ, ce à quoi votre voie de fait inconsidérée me donne quelque droit. Dans tous les cas, je ne voudrais pas que vous fussiez séparé de moi à jamais sans avoir appris quel homme je suis; en deux mots, sachez-le:
Je veux épouser Mlle Vitellier. La volonté de son père, homme d'un grand sens, est sur ce point égale à la mienne. Un seul obstacle: non pas vous, Monsieur, mais le goût romanesque si naturel à une jeune fille et qui, de longtemps, m'apparut chez Mlle Vitellier comme réclamant impérieusement d'être comblé. J'étais parfaitement incapable de remplir cet office élégant et... éphémère, et je remarquai sans déplaisir, Monsieur, votre ingérence dans la famille, puis dans la vie sentimentale de Mlle Vitellier. Oh! je ne fis à peu près rien pour la découvrir; tout sautait aux yeux; je n'en perdis pas une particularité, et ma discrétion fut égale à l'intérêt direct que j'avais à ce que cette affaire demeurât silencieuse. Je la couvai de tous mes soins. Je ne vous cacherai pas que mon désir était qu'elle prît la tournure la plus vive et la plus prompte. Plus grande et plus profonde était votre puissance séductrice, plus sûre était ma garantie: le goût de Mlle Vitellier eût pu se disperser sur une demi-douzaine de jolis cœurs avant d'en arriver au temps de la raison et du mariage; que dis-je, il eût pu continuer à se répandre après... J'eus la chance qu'elle rencontra un ami de qualité si singulière que tous les autres caprices étaient évidemment et à jamais éclipsés par la passion qu'il inspirait; ainsi j'obtins la certitude que la femme de qui je ne pouvais espérer l'amour mais voulais acquérir l'amitié et la fidélité conjugales, garderait, sa vie durant, et passé l'heure des belles fusées, un culte pieux et discret au disparu,... me sachant gré, d'autre part, de l'avoir tirée des mille tristesses et des nécessités avilissantes de la vie romanesque—qui dure le temps d'un printemps—pour lui fournir à l'encontre l'existence calme, régulière et opulente qui convient à l'âge mûr et qu'exigeait son éducation. Vous brûliez; son cœur se consumait; ces intensités comblaient mes vœux. La violence, le coup de tête n'étaient pas pour me déplaire; car j'avais hâte d'un dénouement. Je le désirai éloigné de Paris. Je vous tendis le piège, vous y tombâtes... et tout va bien.
A demain, monsieur!...
Je tournai le dos et m'enfuis, tout à coup exténué par le cynisme de cet homme. La rapidité des événements et le dévoilement soudain de l'extraordinaire machination tramée autour de notre amour; enfin la sensation brusque, effarante, de notre amour fini, brisé par un coup de théâtre, m'affolaient littéralement. Je montai l'escalier avec précipitation et je tombai comme une masse dans le fauteuil où Marie m'avait donné son dernier baiser.
La chambre était encore parfumée d'elle; on avait ramassé à la hâte les objets qui lui appartenaient; il ne restait à terre que des fleurs que nous avions achetées dans notre promenade, et je ramassai un petit miroir d'ivoire avec son chiffre en argent.
J'avais laissé la porte ouverte. Le garçon de l'hôtel entra avec un air de condoléances et des petits yeux noirs qui brillaient du plaisir d'avoir vu une scène dramatique.
—Mon ami, lui dis-je, m'oubliant tout à fait, je vous supplie de me dire ce qu'il y a eu... comment s'est-elle laissé emmener?
—Elle ne s'est pas laissé emmener, Monsieur... Quand ils sont arrivés, un gros monsieur rouge avec un homme de la police, Monsieur, elle est tombée là, dans le fauteuil où est monsieur, blanche comme sa robe, et bien jolie, bien sûr, et elle n'a plus bougé; ils l'ont descendue dans leurs bras comme un petit enfant, Monsieur...
—C'est bien! c'est bien! va-t'en, c'est tout ce que je voulais savoir...
Je ne sais si je fus heureux, en arrivant à Venise, de rencontrer un ami dans l'hôtel où je descendis. Je ne voulais pas parler de mes affaires, et le moyen, grand Dieu! de l'entretenir d'autre chose? Je lui demandai de me rendre le service d'être mon témoin; il connaissait assez intimement un administrateur de l'Académie des Beaux-Arts qui voulut bien le seconder. Ces messieurs ignorant tout de notre querelle se mirent en rapport avec les témoins de mon adversaire pour discuter les conditions de la rencontre.
Mon souci fut de savoir si Marie était à Venise, ou bien si on l'avait dirigée sur Paris. J'allai moi-même à l'hôtel où habitait M. Arrigand et j'appris qu'il y était descendu en même temps qu'une jeune fille malade accompagnée de ses parents. Je sus qu'elle était alitée. Si Dieu voulait que je fusse tué le lendemain, je ne la verrais donc plus.
Nous partîmes en gondole pour le Lido, de grand matin. L'air était frais et toute la lagune d'un bleu de lait. On nous aligna dans un chemin, au pied du talus qui sert de jetée contre la mer. Nous ne la voyions pas, mais on la sentait de l'autre côté du rempart et sa large plainte caressante, si pleine de souvenirs pour moi, me fit frissonner par deux fois durant que l'on comptait les pas.
Mon adversaire tira le premier; la balle m'atteignit en pleine poitrine; je tombai et ne vis plus rien.
Je revins à moi dans une petite chambre d'auberge. Mon ami était près de moi et il sourit quand il me vit ouvrir les paupières. Mais il avait la figure fatiguée et ternie et je m'aperçus tout de suite de la contrainte qu'il s'imposait en prenant un air de gaieté.
—Ça ne va donc pas? lui dis-je, lui demandant ainsi de mes nouvelles.
Il m'apprit doucement comment la balle avait été extraite après que l'on m'eût transporté au plus près dans cette auberge du Lido; il me dit les inquiétudes que l'on avait eues malgré l'heureuse issue de cette opération.—Je sus depuis que l'on m'avait si bien cru perdu que l'on avait expédié les lettres que j'avais laissées dans ma chambre d'hôtel pour le cas où je ne reviendrais pas.—Depuis douze jours j'étais là: mon ami ne m'avait pas quitté. Je pus lui prendre la main.
—Et elle, elle? lui dis-je, à brûle-pourpoint.
—Oui, oui, dit-il, elle va mieux, elle aussi...
Je m'étonnai tout à coup qu'il m'eût pu répondre:
—Comment! lui dis-je, tu sais donc?...
—Oui, oui, fit-il, mais ne t'inquiète pas, je suis seul à connaître...
Il voulut éviter mes questions et s'expliqua de lui-même:
—Une cousine à toi est venue, dit-il, Mme de la Julière; elle est ici...
—Ah!
—Tu comprends, dans l'inquiétude des premiers moments, étant allé à l'hôtel chercher ton linge, tes bibelots, j'ai reconnu à la suscription de tes lettres que Mme de la Julière était la seule personne de ta famille que tu prévenais en cas d'accident; je savais d'ailleurs par toi-même que c'était à peu près la seule parente qui te restât; j'ai copié l'adresse et lui ai écrit. Deux jours après elle était là, tu la verras; cette femme-là est un ange...
—Oui, oui, et alors... et elle, elle? insistai-je.
—Attends donc! Mme de la Julière a tout compris, bien entendu. On a su que ton adversaire était encore à Venise, puisqu'il faisait prendre régulièrement de tes nouvelles; ta cousine est fine, elle a été aux informations alentour de ce monsieur et on a su qu'...elle aussi était là avec son père, sa mère, sa grand'mère...
—Sa grand'mère? fis-je en sursautant.
—Oui, oui; il y a même d'autres parents qui sont venus, car elle a été fort mal...
—Mais cette grand'mère est à demi paralysée!...
—Il paraît qu'elle s'est fait apporter comme un paquet par des domestiques; tout le monde a cru à une apparition quand elle est arrivée; elle voulait embrasser sa petite-fille.
—Mais enfin, sa petite-fille a donc été si malade?
—Très malade.
—Comment? de quoi? pour quoi?
—Ah!...
—Je suppose au moins qu'elle n'a jamais connu ma rencontre avec M. Arrigand?
—Certainement non, car, d'abord M. Arrigand, d'après ce que j'ai entendu dire de ses projets sur Mlle Vitellier, n'avait pas intérêt à ébruiter le fait d'une rencontre avec toi, et deuxièmement elle n'a pas pu l'apprendre parce qu'elle n'était pas en état d'entendre quoi que ce soit lorsque l'affaire a eu lieu...
—Je ne comprends pas!...
—Mon cher ami, Mlle Vitellier s'était tiré un coup de revolver dans la tempe, durant la nuit qui précéda ton duel.
—Ah! fis-je, je comprends pourquoi Arrigand m'a blessé!
—Comment cela?...
—Arrigand est un homme d'une adresse et d'un sang-froid incroyables, qui ne fait que ce qu'il veut et qui fait tout ce qu'il veut. A te parler franc, je n'avais pas d'appréhension excessive sur l'issue de cette rencontre parce que je pensais qu'Arrigand ne voulait pas qu'il y eût du sang, et surtout de mon sang, entre Mlle Vitellier et lui.
Mais cette matinée-là, il croyait Mlle Vitellier perdue et il a voulu me tuer... Mais peu importe, elle n'est pas perdue, dis-moi, elle est sauvée à présent?...
—On le croit.
—Ah! mon Dieu! mon Dieu!
Je retombai sur mes oreillers et me mis à pleurer, pleurer comme je n'ai souvenance de l'avoir fait jamais.
Après quoi, je revins continuellement sur cette tentative de suicide, je voulais avoir tous les détails possibles.
—Mais elle n'avait pas de revolver; je ne lui ai jamais connu d'armes?
—Ha! ha! sais-tu de quoi elle s'est servie, la pauvre petite! ah! mon ami, d'un revolver énorme, de calibre autorisé, que son père portait en voyage et avait laissé sur la cheminée. Elle l'avait vu, le soir, à ce qu'il paraît; sa chambre communiquait avec celle de ses parents; elle s'est relevée la nuit; sa mère à demi éveillée l'a sentie qui venait l'embrasser en pleurant et lui demandant pardon. Mme Vitellier l'a serrée dans ses bras et lui a dit qu'elle lui pardonnait. Alors, dans l'obscurité, elle a été jusqu'à la cheminée. Il paraît qu'elle serait restée encore assez longtemps dans sa chambre avec la fenêtre ouverte sur le quai des Esclavons... Sans doute elle regardait Venise, la lagune, la belle nuit d'été. Elle avait dit à sa mère qu'elle ne pouvait dormir à cause des gens qui chantaient au loin, dans les barques. Sa mère lui cria: «Ferme la fenêtre et couche-toi!» Elle ferma la fenêtre et on l'entendit sortir de sa chambre par la porte du corridor et courir... Elle a couru tout le long du corridor; c'est en courant—peut-être pour s'étourdir—qu'elle s'est tiré la balle dans la tempe droite. C'est un miracle qu'elle ne soit pas morte.
—Assez! assez! lui dis-je; je sentais la fièvre me reprendre; je délirai encore pendant toute une nuit. Je ne voyais plus que cette chère petite tête adorée, perforée par une balle énorme, et sa bouche entr'ouverte après, sa bouche bien aimée, ouverte comme dans la mort... Son sang! Ma Marie! mon âme, mon cher amour! Et puis son angoisse, ce regard à la fenêtre, cet adieu aux endroits où notre amour s'était formé, et puis cette course, mon Dieu! cette course de petite désespérée dans le corridor, et le grand bruit tout à coup!... Le supplice de mon cauchemar venait de vouloir savoir si la tête chérie, en tombant, avait porté contre le sol; Marie était grande; si sa tête, déjà ouverte par la balle énorme, avait porté, cela avait dû être affreux; comment ne s'était-elle pas brisée en éclatant en morceaux, comme un globe de cristal ou de porcelaine?...
L'agitation qui s'en suivit prolongea ma convalescence. Je fus plus de trois semaines encore dans la petite chambre de mon auberge du Lido avant qu'on n'osât me transporter à Venise où les soins eussent été plus aisés et les médecins plus proches.
Je demeurais dans un état de prostration tel que mon entourage fut persuadé qu'au cas où j'échapperais aux suites de mon accident, mon cerveau garderait de tout cela une tare ineffaçable. Je vis ma pauvre bonne cousine avec qui je me réconciliai de tout cœur. Elle quittait Venise le matin et passait la journée entière près de moi ou dans mes environs. Par elle, je fus presque quotidiennement au courant de la santé de Marie. Avec une habileté et des finesses qu'une femme, seule, pouvait exercer, elle allait tous les jours à l'hôtel et ne laissait rien échapper de ce qui pouvait avoir de l'intérêt pour moi. Alors, tous les deux à la fenêtre, quelquefois avec mon ami qui ne me quittait guère non plus, nous regardions la lagune avec Venise dans Le lointain, que l'on distinguait très nettement à certaines heures du jour. Nos regards se portaient vers ce quai des Esclavons où ma Marie, ignorant ma présence et mon mauvais état, croyait sans doute être seule à expier là-bas la faute d'avoir aimé. Ils me parlaient d'elle, sachant qu'aucun autre sujet ne me pouvait retenir. Dénués d'ironie autant l'un que l'autre et complètement gagnés par le côté tragique de notre aventure amoureuse, ils m'écoutaient avec complaisance, et j'éprouvais la grande consolation de confesser mes plaisirs et mes souffrances. Je n'avais jamais eu de confident; je ne comptais guère survivre de beaucoup à tous ces événements et ma nature affaiblie ne retenait plus ses épanchements.
Cette fenêtre donnait sur l'embarcadère du Lido. Des centaines de gondoles, à toute heure du jour et la nuit même, y venaient déposer des promeneurs et des amants. C'était là même qu'un soir de septembre de l'année précédente j'avais vu tomber le soleil magnifique et sanglant qui cuivrait la chair des bateliers et répandait sur la lagune une si furieuse orgie de couleurs que tous les témoins, sur le rivage, en avaient été immobilisés un quart d'heure durant. C'était là que ce même soir j'avais vu s'embarquer Marie le cou emprisonné de foulards; et un peu plus loin nos regards s'étaient croisés dans le moment où la lagune verdissait... Des frissons me passaient à chaque évocation de ces souvenirs; ma cousine et mon ami me faisaient taire; mais ils ne pouvaient pas interrompre ma pensée.
Chaque soir le soleil, en face de nous, nous redonnait ce spectacle extraordinaire; d'autres personnes pareillement émotionnées peuplaient le rivage du Lido, et des gondoles pareilles s'en allaient une à une sur l'eau resplendissante, vers la ville de marbre qui, deux fois par jour, au couchant comme à l'aurore, prend le ton véritable et la transparence d'une chair de femme.
Mon idée fixe était de faire savoir à Marie que j'étais là, à quelques mille mètres d'elle. Pour moi, la savoir si près adoucissait mon malheur. Peut-être éprouverait-elle aussi un soulagement à apprendre ma présence.
Mes deux chers compagnons n'osaient me contredire; mais je sentais qu'à chaque allusion que je faisais à ce désir, ils le jugeaient insensé. Pourtant je crus surprendre que Mme de la Julière avait eu la pensée qu'un rapprochement entre la famille Vitellier et moi serait possible à la suite de la particulière violence des événements. Elle ne me l'avait pas dit, mais elle en avait eu l'espérance. Pourquoi cela n'avait-il pas tenu dans son cerveau de femme ordonnée et prudente? Je m'imaginai qu'elle avait fait la réflexion que l'un ou l'autre de nous, sinon tous les deux, Marie et moi, n'en avait pas pour trois semaines à vivre; dès lors c'était pitié que de nous vouloir unir. Ceci me tourmenta vivement parce que j'en tirai la conséquence que Marie était peut-être plus mal qu'on ne me l'avouait. En effet, il était bien évident que l'on devait m'atténuer la vérité. Vivait-elle seulement? ne me trompait-on pas tout à fait? n'y avait-il plus rien, plus personne là-bas dans cette maison du quai des Esclavons que je couvais de mon regard tout le long du jour? Mon cœur sautait à cette pensée; je pâlissais, je me sentais m'en aller...
—Mon Dieu, qu'avez-vous? me dit à un de ces moments Mme de la Julière.
—Ma cousine, jurez-moi qu'elle est vivante!...
Et je me bouchais les yeux en même temps, de peur de m'apercevoir qu'elle était troublée, embarrassée par le serment que je réclamais d'elle.
—Je vous le jure, dit-elle.
Elle m'essuya le front, m'embrassa, et doucement, tendrement, à la façon d'une nourrice qui dit des contes de fées, elle continuait de me parler d'elle...
Mon imagination prenait alors une autre tournure. Marie guérira, me disais-je; elle va redevenir belle et fraîche comme au matin de printemps où elle vint me trouver parmi les premières fleurs, ou bien comme je l'ai vue, il n'y a que trois semaines, à Florence, sur la terrasse des jardins Boboli... Alors voici revenir la même rengaine: à ce moment je ne me jugeai pas digne d'être pour elle un mari; je n'étais qu'un rêveur voluptueux; j'ai savouré la fleur de sa passion; le jour où je l'ai tenue dans mes bras, où j'allais toucher sa chair, j'ai reculé comme un lâche, de peur de n'éprouver qu'un plaisir d'ordre inférieur à ceux qui me vinrent de son amour contenu.
Quoi! est-ce parce qu'un peu de plomb nous a traversés l'un et l'autre, que nous aurions acquis subitement la vertu nécessaire à la vie conjugale? La situation reste identique: j'ai trop aimé mon plaisir pour jouer un rôle social, je ne ferai jamais un mari. D'ailleurs, et quoi que l'on m'en dise, je crois ma santé fortement ébranlée.
Or, voici la suite logique de cet ordre d'idées: il se peut que dans la faiblesse de la convalescence Marie influencée par les sermons habiles que l'on ne manquera pas de lui faire, sous l'inspiration de M. Arrigand, il se peut que Marie écoute ce que l'on nomme—et non tout à fait à tort—«le langage de la raison». Le langage de la raison vous démontre l'inanité de la vie passionnée. La vie passionnée, en effet, est complètement incompatible avec l'ordonnance de la société; se livrer à la passion, c'est se retrancher de la société. Accepter les lois de celle-ci c'est renoncer à toutes les joies ardentes de la vie. Mais se retrancher de la société, c'est mourir. Eh! que pense-t-on de la mort quand on revient de la voir d'un peu près?...
Je ne pouvais m'empêcher de reconnaître que cet Arrigand était un homme admirable. J'avais toutes les raisons de le haïr, mais sa puissance merveilleuse de concentration et de calcul forçait mon respect. Il ne manquait nullement de tact avec cela, et je savais par des conversations de Marie qu'il avait aussi de la délicatesse. Sa volonté de fer dominait tout; le jeu complet de ses facultés assouplies obéissait avec une étonnante discipline à l'ordre de cette intelligence. Véritablement, me disais-je, voici un homme armé pour la conduite de la vie; voici un époux moderne. Si la sensibilité est chez lui moins à fleur de peau; si le cœur est moins débordant que l'on n'aime à l'imaginer chez celui que l'on destine à faire le bonheur d'une femme, c'est qu'un solide équilibre empêche chez lui le développement excessif d'une qualité aux dépens d'une autre; mais il n'en résulte pas moins qu'une femme qui envisage froidement et en parfaite connaissance de cause la vie actuelle avec ses exigences, mettra sa main sans hésiter dans la forte paume de cet homme!
Et je me forçais à prononcer tout haut cette conclusion: moi disparu, si Marie est guérie, au moral comme au physique, elle épousera sans répugnance M. Arrigand.
Une logique impitoyable amenait tous mes raisonnements à ce résultat.
Je formais le projet de quitter Venise sans bruit. Marie ignorait certainement que j'y fusse actuellement; elle n'entendrait plus parler de moi; mieux, elle pourrait même croire que je l'avais assez pauvrement abandonnée, le soir de Ferrare, entre les mains de ses parents et de M. Arrigand; elle m'oubliera en me méprisant un peu. Pour moi j'irai au diable!
Une noire mélancolie m'envahit. Je ne faisais aucun progrès dans la convalescence. J'aimais Marie plus éperdument que jamais. Un affreux désespoir me rongeait, me minait chaque jour.
Les jours où la fièvre me laissait, on me levait et m'approchait de la fenêtre. Les bateliers étendus dans le fond des gondoles avaient pris l'habitude de voir la triste figure de ce malade à la fenêtre; quelques uns me regardaient en souriant; mais ils hochaient la tête d'un mouvement instinctif dont je saisissais la signification; d'autres se détournaient dès qu'ils m'apercevaient, par suite de ce dédain et de cette répugnance des hommes très vigoureux et très sains pour l'être condamné que, d'un jugement bref, ils taxent d'inutilité.
Je surveillais avec angoisse les débarquements, dans le secret espoir de voir un jour Marie guérie venir revoir le Lido. Peut-être justement lui ordonnerait-on les bains de mer qui sont ici les plus doux qu'il y ait.
Un jour, j'aperçus un gondolier qui m'avait souvent promené, et même en compagnie de Marie et de sa mère, l'an passé. C'était lui qui m'avait conduit à l'église Saint-Sébastien, par hasard, le jour où ces dames la visitaient, le jour où nous avions échangé nos premières paroles. Il me reconnut, se souleva dans sa gondole comme s'il voulait me parler de loin. Je ne sais pourquoi je lui trouvai une mine lugubre. Je fus pris d'une terreur morbide, comme si cet homme allait m'annoncer quelque chose de terrible; je croyais déjà entendre sur ses lèvres le mot sonore et délicieux dont il se servait pour désigner Marie: la signorina! Quoi! qu'allait-il me dire de la signorina! Je m'enfuis au fond de ma chambre avec la crainte puérile d'entendre la voix du gondolier. Pourvu qu'il ne vienne point à l'auberge, ne demande pas à me parler, pensais-je, en me jetant sur mon lit. Quand on ouvrit la porte de ma chambre je poussai une sorte de cri rauque dont fut effrayée ma pauvre cousine qui entrait. Elle me prit la main, me regarda un instant, et je vis deux larmes poindre au coin de ses paupières. Je n'osai rien lui demander.
—Nous pensions vous emmener à Venise aujourd'hui, me dit-elle, après quelque hésitation; le médecin nous y avait autorisés, et une gondole vous attendait... Seulement vous n'êtes pas raisonnable, mon ami, vous voilà dans un état!...
—Une gondole m'attendait, ma cousine, dites-vous?
—Mais oui, mon ami; il paraît que le transport ne vous fera pas de mal et nous avons là-bas une meilleure chambre.
—Est-ce que ce n'est pas le gondolier à poils roux avec un œil qui louche un peu, qui devait m'emmener à Venise?
—Ma foi, je n'en sais rien, je n'ai guère remarqué le gondolier; mais j'ai choisi sa gondole dont les coussins sont épais et où vous serez à l'aise.
J'entraînai ma cousine à la fenêtre.
—Tenez! tenez! lui dis-je, n'est-ce pas celui-là, le grand roux qui me regarde?
—Oui, oui, en effet; mais qu'est-ce que cela fait? que signifie?...
—Rien du tout, ma cousine; je le connais, voilà tout; j'ai cru tout à l'heure qu'il avait à me parler, il m'attendait donc tout simplement?
—Mais sans doute...
Et ce disant, elle fit signe au gondolier:
—Non! non! pas pour aujourd'hui... revenez demain!
Le lendemain, vers quatre heures, en me penchant à la fenêtre, j'aperçus le gondolier déjà prêt. Il me salua, puis s'allongea sur les coussins, en attendant le signal du départ.
C'était une journée magnifique; la lagune, encore inanimée à cause de la grande chaleur, semblait laisser dormir ses eaux bienheureuses. Tout à l'heure, de tous côtés, les barques et les gondoles allaient surgir et peupler tout cet espace; quelques-unes déjà pointaient, grosses comme des hirondelles rasant la surface de la mer, hors de la brume qui enveloppait Venise.
C'était samedi. Ma mémoire minutieuse me rappelait que c'était le même jour que j'avais suivi au retour du Lido la gondole de Marie; nous avions tant de fois entre nous fait allusion à cette circonstance, comme à toutes celles de nos premières rencontres, que les moindres détails m'en étaient présents. Un hasard voulait donc que ce fût le même batelier qui me conduisît aujourd'hui, par un soir pareil à celui où j'avais si vivement éprouvé que j'entrais dans une vie nouvelle! Ces petites coïncidences sont sans doute d'une grande mièvrerie; mais elles prennent tant d'importance parfois, et j'en ai remarqué si souvent l'étrange opportunité que je ne puis les négliger. Je n'osai pas en faire la remarque à ma cousine qui se fût encore moquée de moi.
Les préparatifs nous prirent longtemps. Il était plus de six heures quand nous descendîmes. J'allais un peu mieux, mais j'avais des battements de cœur très violents. On dut me soutenir quand j'arrivai au bas de l'escalier. Je ne sais comment ma coquetterie ordinaire m'abandonna lorsque nous traversâmes la foule en ce triste équipage pour gagner la gondole. En tout autre temps, j'eusse préféré rentrer sous terre; je n'avais alors qu'une idée fixe: l'analogie de cet embarquement avec l'embarquement de l'an passé, et une sensation unique, à savoir, que j'allais raccourcir la distance matérielle qui me séparait de Marie; ceci était pour moi l'objet d'une sorte d'appréhension en même temps que d'un désir farouche, presque irrésistible, que j'avais senti déjà précédemment, mais non avec la même violence impérieuse. On eût dit que j'étais rivé à elle par quelque lien élastique démesurément tendu et qui reprenait aujourd'hui bon gré mal gré sa consistance normale, et nous attirait, nous attirait infailliblement.
Nous n'attendîmes pas la chute du soleil qu'un grand nombre de personnes, debout sur le rivage, voulaient voir. Tout ce monde se rangea pour laisser passer le malade; je remarquai que l'endroit que nous traversions était tout imprégné d'un parfum trop fort et dont on semblait s'enivrer en silence; et en approchant de la gondole, nous fûmes atteints par une nuée de petites marchandes de tubéreuses qui jetaient leurs fleurs sur les coussins et sur nous, pèle mêle et avec un entrain plein de grâce.
Ah! fis-je en moi-même, en jetant de la monnaie à ces enfants, c'est trop d'ironie de la part de la volupté qui habite ces rives enchantées; on dirait que je l'ai violée et qu'elle se venge. Et je m'efforçai de sourire du côté de tout ce monde heureux, de ces parfums et des préparatifs de cette superbe fête de la lumière et de la mer que j'avais sans doute trop aimées!
Quelques personnes, et des gondoliers que je ne reconnaissais pas me lancèrent des «a Dio, Signore, a Dio»!
—Adieu!
C'était, à cette heure, une procession ininterrompue de gondoles allant de Venise au Lido et du Lido à Venise en suivant le chenal sinueux que marquent de gros pallis de bois. Quelques-unes étaient embellies de voiles couleur d'écorce d'orange, et beaucoup de gondoliers avaient le joli costume de toile blanche à la longue ceinture et au grand col bleu.
Les tons que le couchant répandait sur la lagune; tant de beauté dans le ciel et autour de nous; la vue de Venise toute rose sous les derniers rayons; l'approche sensible à chaque coup de rame, de cette maison du quai des Esclavons qui contenait la moitié de ma vie, me mettaient l'esprit et les sens dans une confusion intolérable.
Tout à coup, je me dressai sur mes coussins. Je dus prendre la pâleur de la mort. J'avais reconnu Marie.
Elle était, comme moi, étendue sur les coussins de la gondole. Son père et sa mère étaient assis en face d'elle, avec M. Arrigand, de sorte que je ne les voyais guère que de dos. La pauvre Marie n'était plus que le souvenir d'elle-même; sa figure était décharnée, les orbites de ses grands yeux paraissaient immenses, la poussière d'or de ses cheveux semblait abattue sur les bandeaux tristes et ternes qui lui couvraient le front et qu'on lui avait sans doute descendus sur les joues pour en combler le creux. Elle portait encore la robe blanche qu'elle avait lors de notre rencontre au couvent de Saint-Marc, avec une rose à la ceinture; son chapeau seulement était remplacé par une résille de dentelle. Je crus comprendre à cette toilette un acte de sa volonté et de son amour. Il était probable que c'était la première sortie qu'elle faisait, et elle avait pensé à cette robe blanche et à cette rose que j'avais aimées.
Nos gondoles glissèrent en silence. Plusieurs autres, un peu pressées par l'approche d'un vaisseau de guerre qui rentrait au port, s'interposèrent. Personne ne nous avait aperçus de la gondole qui portait Marie. Notre batelier donna deux ou trois vigoureux coups de rame, et l'énorme bâtiment de fer dressa entre nous sa muraille.
Je retombai anéanti. Mes amis qui avaient compris ce qui se passait, n'osaient m'adresser la parole. C'était à peu près l'endroit où, l'année précédente, j'avais rencontré le regard de Marie. Là avait commencé pour nous une vie nouvelle. Et, cette fois-ci, revenant tous les deux d'entre les bras de la mort où cette vie nous avait menés, nous passions côte à côte, nous cherchant peut-être, sans nous voir, sans que quelque chose de surnaturel nous avertît que la distance qu'il y avait entre nous, nous eût permis de nous embrasser! Et ce gros vaisseau, avec sa terrible armure nous coupait, tranchait peut-être à jamais notre lien! Rapprochements, imaginations de malade!
Comme nous passions devant Saint-Georges-Majeur, les cloches se mirent à tinter dans toutes les églises, car, encore demain, comme l'an passé, c'était fête! Et quand nous abordâmes, en face de la douane de mer, la même voix de femme qui nous avait causé, à Marie et à moi, notre premier tressaillement, commençait de s'élever sur le Grand-Canal, et peut-être déposait encore dans d'autres cœurs, de nouveaux germes d'amour!...
VII
J'ai voulu retrouver dans mon cœur la mémoire de toutes les circonstances de cette entrevue muette sur la lagune de Venise. Aucun moment de ma vie, même lors des tristes événements qui suivirent, ne me causa une plus accablante douleur. Non pas, en vérité, que cette rencontre eût en elle-même de quoi m'affliger à ce point, car elle n'avait en somme aucune signification imprévue. Marie reprenant un peu de vie, le consacrait à ses brûlants souvenirs, ainsi que j'avais pu en augurer à sa toilette qui certainement chez elle était intentionnelle, et d'autre part la pesée paternelle continuait à s'exercer dans le même sens inflexible sous la direction de l'acharnée volonté d'Arrigand. Le père n'avait donc pas compris la raison de la tentative de suicide de Marie? Mais non! et je n'en étais nullement étonné. Le brave homme comptait au contraire que cette secousse violente aurait l'avantage d'avancer l'âge de raison d'une enfant romanesque. Tout cela n'était que ce que j'avais envisagé précédemment. Mais, hélas! il ne suffit pas d'avoir prédit une calamité pour ne pas souffrir abominablement qu'elle se réalise.
Je n'ose affirmer, parce que ce vœu ne se formula jamais nettement en moi, mais je crois que j'avais souhaité que Marie fût morte. Oui, oui, j'ai dû le désirer. Il faut avouer ces homicides par intention que commettent réciproquement les amants. Bien que la vie n'ait plus de sens pour qui revient de si loin, ou de si haut, ou de si extraordinaire, chacun, par lâcheté, admet la résurrection pour soi. Si malheureux que je me sentisse, la vie, à mesure qu'elle renaissait, me reversait le goût d'elle-même; mais j'eusse préféré que la pauvre enfant qui m'avait aimé jusqu'à la mort n'eut pas l'occasion d'avoir un autre sentiment après celui qui lui avait armé la main. Je ne souffrais pas, en vérité, d'avoir trouvé Marie vivante, mais je souffrais à la fois de toutes ces petites clartés sur moi-même et de l'implacable avenir qui m'apparaissait comme une nuit noire.
Je ne revis plus Marie. Quand je pus sortir à nouveau, je sus que la famille Vitellier avait quitté Venise. Peut-être Arrigand, informé de ma convalescence par le droit qu'il avait à la surveiller pour avoir failli me tuer, s'était-il hâté d'éviter ma vue à la jeune fille. Je ne pus savoir où ils étaient allés. Longtemps j'espérai une lettre de Marie. Si elle était rétablie, elle pouvait m'écrire à Paris.
Je ne reçus jamais un mot. La pensée qu'elle croyait que je l'avais abandonnée lâchement à Ferrare me tortura de longs mois. Cela vaut mieux pour elle, me disais-je parfois, elle me hait ou me méprise; cela la met à l'aise et elle est moins malheureuse! Mais mon amour-propre se révoltait à la pensée de son dédain possible.
De longtemps aucun membre de la famille ne rentra à Paris. J'appris qu'Arrigand gérait toutes les affaires de M. Vitellier. Je voyageai, sous le prétexte de me distraire, mais dans l'espoir secret de découvrir la retraite de Marie, pour parler encore à n'importe qui des siens; pour lui dire, à elle, que je n'étais pas coupable; pour lui dire que je l'aimais;... et bientôt même dans l'unique but de l'apercevoir seulement, sans me montrer même ou en me dissimulant sous quelque déguisement, oui, de l'apercevoir une fois, elle ou sa silhouette bien-aimée, n'importe où, de très loin même, dans l'ombre d'une église parmi la foule, ou du sommet d'une montagne, à l'aide d'un instrument d'optique, mais pour la voir, la voir! et m'en retourner, humblement, à jamais, sans qu'elle m'ait vu, mais heureux, comblé de l'avoir vue!...
Je n'ose me rappeler tous les soirs que je vis tomber sur des villes étrangères où j'errais seul et inconnu, dans l'espoir de la rencontrer au tournant d'une rue, sous les arbres des promenades, sur le sable des plages tièdes où les convalescents vont s'achever ou guérir.
Je revins à Paris, affreusement las. Le temps atténuait à peine mes souvenirs; il finit seulement par me rendre la vie supportable. Je pus me mettre au travail. Je revis des amis et j'allai en même temps dans le monde. Mon activité m'étonnait. Je m'étourdissais tout simplement.
Deux années s'écoulèrent ainsi. C'était plus que le double du temps que nous avions passé à nous aimer. Cependant aucune femme n'avait remplacé dans mon cœur l'image de Marie.
Un jeune homme me salua, une après-midi, sur le boulevard, et vint à moi la main tendue. Comme je ne me rappelais nullement sa physionomie, il prit la peine de me dire qu'il avait eu l'honneur de me connaître autrefois chez Mme Vitellier.
—Ah! parfaitement! fis-je en me mordant les lèvres.
Je le reconnus pour un des blancs-becs qui entouraient Marie en lui faisant chanter des inepties. Mon accueil n'étant pas chaleureux, le jeune homme allait se retirer et il me dit avec politesse:
—J'espère, d'ailleurs, avoir le plaisir de vous voir jeudi prochain à l'église ou au lunch?...
—Certainement! dis-je, en tournant les talons, les yeux hébétés tout à coup et les jambes faibles.
«A l'église ou au lunch!...» Avais-je compris? n'étais-je pas fou? De quelle église, de quel lunch, voulait me parler ce petit crevé?... Mais non! il n'y avait pas à se tromper; il n'avait pas prononcé d'autre nom que celui de Mme Vitellier, et il avait parlé de l'église et du lunch. Et je n'avais pas eu la force de l'interroger? même pas de lui dire: «Mais quoi! Mme Vitellier est de retour?» de peur qu'il ne me dît: «Mais quoi! vous seul l'ignorez?» Et le reste! et le reste! me voit-on l'interroger sur le reste! sur l'occasion de cette «église» et de ce «lunch»! A cette heure, ce petit imbécile était peut-être en face de Marie, et il lui annonçait que j'assisterais «certainement» à son mariage!...
Je ne cherchai pas de plus amples confirmations à l'effroyable nouvelle qui me frappait. N'avais-je pas prévu ce qui arrivait? Les choses suivaient l'impitoyable logique que commandait la volonté d'Arrigand. Ce merveilleux caractère était arrivé à ses fins. Il avait soumis sa fiancée à une série de traitements successifs et continus comme une cure hydrothérapique, et la pauvre petite âme tour à tour suffoquée et soulagée, molestée terriblement et étourdie par le contentement passif de l'inertie nouvelle, s'abandonnait à la ligue puissante des volontés qui l'encerclaient: mon ennemi triomphait.
Je lus les détails de la cérémonie du mariage dans tous les journaux mondains. Je lus les éloges d'Arrigand et de sa jeune femme. On me les fit de vive voix partout où j'allai durant le mois qui suivit. Les deux immenses fortunes unies commandaient un universel respect, une admiration unanime. La grâce de la nouvelle épousée, qui s'imposait à tous ceux qui la connaissaient, communiquait une chaleur à ces propos. On rapportait les exploits industriels et financiers du jeune homme; on vantait l'intrépidité de la jeune fille qui, étant fiancée, avait voulu consacrer deux années à faire le tour du monde pour être plus digne d'un homme dont les connaissances étaient universelles.
Tous avaient raison, les nouveaux époux et les admirateurs. Je m'efforçais d'assister à l'accomplissement de ces choses, sans les vivre. Je m'extériorisais et me contemplais dans la place infime qui me revenait, avec mes misérables prétentions, dans ce dénouement si ordinaire, où j'apercevais moins, désormais, le triomphe d'un rival que le triomphe de la société. Le père qui m'avait refusé sa fille parce que j'étais un motif à l'écroulement de sa fortune, avait raison de vouloir établir son enfant qu'il ne doit pas séparer de sa fortune. Et l'homme qui s'était joué de moi en exploitant ma valeur sentimentale comme il eût fait d'un produit chimique ou d'un prêt de capitaux, était une des colonnes de cet édifice social ou je figurais tout au plus comme une de ces têtes grimaçantes sculptées dans les cathédrales et qui distraient un moment les enfants et les femmes.
Je demeurai ainsi, sans rancune contre personne, mais accablé. Je pus dès lors me rendre compte que ma résignation qui avait précédé la nouvelle de ce mariage n'était qu'une feinte envers moi-même et dont j'étais la dupe. Car j'aimais encore et plus vivement qu'au premier jour. Et contre toute justice, contre toute raison, puisque j'approuvais en conscience les faits accomplis.—J'étais jaloux désormais et je souffrais dans mon cœur et dans ma chair aussi, cette fois.
Ainsi qu'il se produit assez régulièrement dans des états analogues, je cherchai les occasions de souffrir davantage. La vue de Marie et de son mari, côte à côte, par exemple, me paraissait devoir être la satisfaction la plus vive que mes nerfs rompus fussent désormais susceptibles d'éprouver.
J'appris que les nouveaux époux passaient les premiers temps de leur mariage au château de M. Arrigand père, en Seine-et-Oise, là même où Marie, deux ans auparavant, avait vécu ces trois semaines de printemps où sa crise amoureuse s'était révélée à sa mère. Le fait d'avoir accepté d'aller là me prouvait qu'elle était guérie de tout souvenir à mon endroit; car dans l'hypothèse contraire il eût fallu penser qu'elle était précisément aussi malade que moi et qu'elle cherchait un remède de même nature que le mien en choisissant, pour y passer les premiers temps de son mariage, le lieu où elle m'avait le plus aimé; ce qui était improbable. Je tournai et retournai dans ma tête cent projets d'aller là-bas, d'explorer les chemins et les champs à la recherche des endroits qu'elle m'avait décrits. J'aurais voulu découvrir le petit tertre élevé, près d'une ferme, où elle avait pensé à moi à côté du chien Buffalo et d'où l'on voyait au loin le ruban passé de la ligne des peupliers allant se perdre à l'horizon; et l'endroit de la route ou elle s'était trouvée mal, près de la brouette du cantonnier... Vers le soir, je me serais approché des clôtures du parc et je me serais tapi, à l'abri d'un mur, où dans l'épaisseur d'un buisson. On était à l'automne, et en prêtant finement l'oreille j'aurais pu discerner peut-être au remuement des feuilles sèches sous les ormes et les platanes le pas de Marie se promenant avant l'heure du dîner.
Mon cœur se soulevait dans ma poitrine à la seule image de cette ombre légère venant sous une allée avec le blond d'or de ses cheveux que les rayons du couchant illumineraient par instants dans les trouées du feuillage...
C'étaient là des projets insensés; mais ma vie se consumait à les faire. L'hiver suivant je fis tout ce qui était en mon pouvoir pour rencontrer Marie. Elle alla très peu dans le monde et je ne la vis point. Certes, mon désir n'était nullement de lui parler, ni même de me montrer à elle, encore moins de lui montrer la persistance de mon amour. Mais la voir! mon Dieu! la voir!
Vers la fin d'avril, une femme d'esprit, un peu coquette, chez qui je fréquentais et qui ne cessait de me taquiner pour ma tristesse et mon indifférence vis-à-vis des femmes les plus gracieuses que j'avais rencontrées chez elle, m'adressa un mot, me pressant de ne pas manquer la dernière réunion de la saison qu'elle donnait, m'avertissant qu'elle m'y présenterait à une jeune femme par qui je ne saurais manquer d'être ému, sous peine de cesser d'être intéressant.
Je me rendis sans émotion ni curiosité chez Mme X... Au moment où je descendais de voiture, j'aperçus celui de mes amis qui m'avait assisté avec un si grand dévouement à Venise. Je lui fis un signe amical; il se retourna et blêmit tout à coup en m'apercevant. Il revint brusquement vers moi.
—Eh bien! qu'y a-t-il? fis-je un peu ahuri de cette mine soudaine.
—Remonte en voiture, me dit-il, va-t'en!
—Ah! elle est bonne! fis-je en riant, perds-tu la tête? pourquoi n'irais-je pas à cette soirée?
—Parce que... parce que il vaut mieux pour toi, il vaut mieux pour... tout le monde que tu n'y ailles pas.
—Mais encore une fois! m'éclairciras-tu ce mystère? Je t'avoue que je ne comprends absolument pas.
—Comprends donc! dit-il sur un ton solennel: M. et Mme Arrigand seront ici dans un instant.
—Ah! fis-je.
Je dus pâlir aussi moi; mais je me ressaisis promptement et je dis sur le ton le plus calme:
—Eh bien! mon ami, que veux-tu que j'y fasse! M. et Mme Arrigand seront là... et moi aussi, voilà tout!
—Ah! si c'est comme cela que tu le prends!... dit-il, tout à coup rassuré. Eh bien! à la bonne heure!...
—N'est-ce pas? ajoutai-je gaiement, et nous entrâmes.
Mme X... avait-elle eu vent de mes anciennes relations avec Marie, et cette rencontre était-elle combinée par une pointe de méchanceté? Je ne le crois pas, car un hasard favorable avait fait que notre amour était demeuré secret, malgré mille imprudences; et depuis des années que j'avais l'oreille au guet, je n'avais pas entendu la plus petite allusion à ces aventures.
On annonça M. et Mme Arrigand...
Le mari m'apparut énorme, triomphant, radieux. Avec sa taille d'athlète, sa longue barbe blonde et frisée, son teint animé, ses petits yeux d'acier, la barre volontaire de son front et sa mâchoire forte, il était à la fois laid et magnifique, il avait du commun et de la puissance; on pouvait le trouver banal, mais il vous écrasait; il était visible que c'était un homme qui touchait le faîte du bonheur et contemplait incessamment le cercle parfait de sa volonté accomplie.
Sa femme était en ce moment-ci tout son orgueil. Il la montrait, couverte de sa fortune colossale, comme une idole sous un manteau d'or et de pierreries devant quoi la foule s'incline.
Marie n'avait pas repris l'ampleur des formes que je lui avais connue dans les moments les plus heureux. Elle demeurait frêle; sa figure doucement reposée, sans garder les contours tragiques de nos heures passionnées, conservait une sorte de délicatesse dans la chair et de piété dans l'expression qui me faisait résurgir le passé religieux de notre amour avec une vigueur d'illusion déchirante... Je me dissimulais parmi les groupes; je ne voulais pas qu'elle me vît, au moins pas encore; j'étais trop troublé.
On la fêta. Elle était fort entourée. Sa fortune jointe à sa simplicité, la discrétion avec laquelle elle s'était montrée jusque-là dans le monde, enfin le charme particulier et infaillible de sa personne attiraient les femmes et les hommes empressés autour d'elle. De loin, jetant par un attrait insurmontable des regards furtifs en ses environs, j'apercevais, sous la lumière, ses épais bandeaux blonds devenus à la mode, et qu'elle semblait outrer un peu, sans doute afin de cacher sa petite cicatrice à la tempe droite. Tout à l'heure, me disais-je, je verrai, oui, il faudra bien que je la découvre, cette petite marque qu'elle a voilée sous ses cheveux, que d'autres mains ont tâché d'effacer en vain, et qui demeure gravée là comme mon nom sur son visage! Ah! tout de même! cet homme heureux que chacun flatte en ce moment et qui s'en va là-bas du côté du salon de jeu, avec une figure si sereine, cet homme ne peut pas caresser ce front sans se heurter le doigt au petit creux que la balle a laissé!...
On commença de danser dans le salon voisin. A la faveur du léger mouvement qui se fit, la maîtresse de la maison m'aperçut et me courant sus, me prit familièrement par la main:
—Je le tiens! je le tiens! s'écria-t-elle. Madame, permettez-moi de vous présenter le plus sombre de mes amis, c'est un jeune homme qui semble avoir perdu sa patrie, et de jolies bouches l'ont nommé: le dernier Abencérage!...
Je me trouvai en face de Marie. Mme X..., entraînée brusquement par trois jeunes filles, nous abandonna.
Marie me tendit la main avec son ancienne franchise:
—Mon ami! dit-elle.
Je lui donnai la main, en la regardant, sans pouvoir desserrer les lèvres. Je ne sais d'ailleurs au juste quelle contenance je tins durant quelques instants. Il me semblait seulement que je devenais affreusement pâle, et la seule idée qui me ranima fut la peur de l'effrayer par tout ce que mon état devait manifester de passion contenue.
Je ne fus nullement étonné de recevoir toute la chaleur tendre de ces deux mots simples et braves: «Mon ami!» Nous avions appris ensemble à donner aux mots leur valeur. Je sentais celle qu'elle entendait à ceux-là; le timbre de sa voix disait le reste. Comment ne m'étonnais-je pas? En vérité, je ne sais. Cela me semblait juste et naturel. Voilà tout. Elle-même n'en demandait pas plus long. Il est bien puéril de chercher en nous la raison des choses accomplies; ce sont les choses qui, la plupart du temps, nous enlèvent, nous charrient comme fait un torrent et nous déposent çà et là, sur l'une ou l'autre rive, au gré de quelle volonté ou de quels caprices inconnus?
—Offrez-moi votre bras, dit-elle.
Je sentis son bras; nous fîmes quelques pas.
—Je vous avoue, lui dis-je, que je marche tout de travers;... asseyons-nous!
Je lus dans son regard toute sa satisfaction de femme à me sentir si faible à cause de sa présence. Elle me devina:
—Oui, dit-elle, je suis heureuse en ce moment-ci. Je ne sais si mon plaisir est bon ou mauvais. Je vous confierai que j'ai redouté de vous rencontrer parce que j'avais peur de ne pas vous rencontrer tel que je vous vois.
—Ah! fis-je, c'est cruel!
—Je ne dis pas non.
Je cherchais des yeux, malgré moi, sous la chevelure, l'emplacement de la petite marque. J'eusse voulu qu'elle lût dans mon regard toute l'adoration que je lui vouais pour la minute ineffaçable dont le souvenir était là. J'eusse voulu qu'elle entendît tout mon être éperdu, à ses pieds chéris, lui dire ma reconnaissance: «O ma Marie, je sais ce que tu as fait; je connais la nuit que tu as passée à ta fenêtre, avec la grosse vilaine arme à la main, en face de la lagune toute palpitante de cris et de chansons d'amour! Je sais ta course dans le corridor... O ma Marie! ma petite Marie! Je ne baiserai jamais les pieds qui ont couru ainsi pour étourdir la pauvre tête avant le grand fracas!... Je ne m'occupe pas de ce que tu es, de ce que tu penses ou fais aujourd'hui. Il y a un moment de toi qui dure éternellement; et je t'adore à jamais.»
Elle vit monter mes larmes et elle me donna son regard d'autrefois, celui qui me brisait, me faisait fondre et défaillir.
—Oh! non! non! je vous en supplie, lui dis-je, en l'arrêtant, vous me faites trop mal!...
—N'est-ce pas juste? fit-elle, avec un accent de conviction que surmontait malgré tout sa tendresse.
—Hélas!
Par ce seul mot, j'avouais tout ce dont elle m'accusait secrètement et dont je n'étais pas coupable: le lâche abandon de Ferrare et tout ce dont on avait dû réussir à la convaincre contre moi en l'amenant petit à petit et savamment à la «raison». Mais n'avais-je pas d'autres torts, d'autres lâchetés à expier vis-à-vis d'elle? Chaque minute de mes relations secrètes avec elle n'avait-elle pas été marquée par un crime contre son bonheur, crime qui portait aujourd'hui tous ses fruits, puisqu'il était trop évident qu'au milieu des splendeurs de la situation régulière dont j'avais failli la priver, la pauvre enfant continuait à m'aimer? Ne valait-il pas mieux lui laisser ignorer la façon dont j'avais été joué à Ferrare par son fiancé et mis hors d'état d'agir dans la suite par l'affaire sanglante du Lido? Il me sembla que je me lavais un peu en restant muet sur ces choses et en recevant humblement ses doux reproches.
Nous nous regardâmes un moment, assis l'un près de l'autre, dans le salon devenu désert par l'entrain de la danse dans les pièces voisines; trop de choses nous montaient à la mémoire pour s'ordonner sur les lèvres. Le passé nous étouffait; ses grands yeux gris, à elle, s'humidisaient à leur tour. Quelques personnes parurent, nous nous levâmes. Je cherchais un mot court, un dernier mot à lui dire. Il ne vint que celui des premiers jours et de toujours, celui qui ne finit point quand une fois il a signifié une grande et profonde vérité:
—Je vous aime, prononçai-je tout bas.
Elle eut un petit frémissement et me dit:
—Allez, allez!... mon ami.
Je prenais congé d'elle, avant de me retirer, je lui baisais la main.
—Promettez-moi, dit-elle avec un effort, de ne pas chercher à me voir.
—Je vous le promets.
En relevant la tête, j'aperçus la maîtresse de la maison qui s'avançait au bras de M. Arrigand. L'un et l'autre virent notre attitude et nos yeux, Mme X... n'y comprit rien. Arrigand fut atterré. Quelque chose s'écroula visiblement en lui.
Une pauvre minute sentimentale ruinait ses plans, ses calculs et le patient édifice de sa volonté.
Nous fûmes aussi malheureux les uns que les autres.
Paris, 1894-95.
ÉVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
DU MÊME AUTEUR
Le Médecin des Dames de Néans,
Les Bains de Bade (épuisé).
A paraître:
Le Parfum des îles Borromées.
Les Bonnets de dentelle.
Mademoiselle Cloque.