Sans dessus dessous
The Project Gutenberg eBook of Sans dessus dessous
Title: Sans dessus dessous
Author: Jules Verne
Release date: June 1, 2004 [eBook #12533]
Most recently updated: December 6, 2024
Language: French
Credits: Produced by Norm Wolcott
Sans dessus dessous by Jules Verne
[Redactor’s Note: Texte établi à partir de la troisième édition, par Bibliothèque d'Education et de Récreation, J. Hetzel et Cie, Paris, 1889. ]
Couronnés par l'Académie française
S A N S D E S S U S D E S S O U S
PAR
J U L E S V E R N E
TROISIÈME ÉDITION
BIBLIOTHÈQUE DE RÉCRÉATION
J. HETZEL, ET CIE . 18, RUE JACOB
P A R I S — 1 8 8 9
SANS DESSUS DESSOUS
I
Où la « North Polar Practical Association »
lance un document
à travers les deux mondes.
« Ainsi, monsieur Maston, vous prétendez que jamais femme n’eût été capable de faire progresser les sciences mathématiques ou expérimentales?
— À mon extrême regret, j’y suis obligé, mistress Scorbitt, répondit J.-T. Maston. Qu’il y ait eu ou qu’il y ait quelques remarquables mathématiciennes, et particulièrement en Russie, j’en conviens très volontiers. Mais, étant donnée sa conformation cérébrale, il n’est pas de femme qui puisse devenir une Archimède et encore moins une Newton.
— Oh! monsieur Maston, permettez-moi de protester au nom de notre sexe…
— Sexe d’autant plus charmant, mistress Scorbitt, qu’il n’est point fait pour s’adonner aux études transcendantes.
— Ainsi, selon vous, monsieur Maston, en voyant tomber une pomme, aucune femme n’eût pu découvrir les lois de la gravitation universelle, ainsi que l’a fait l’illustre savant anglais à la fin du XVIIème siècle?
— En voyant tomber une pomme, mistress Scorbitt, une femme n’aurait eu d’autre idée… que de la manger… à l’exemple de notre mère Ève!
— Allons, je vois bien que vous nous déniez toute aptitude pour les hautes spéculations…
— Toute aptitude?… Non, mistress Scorbitt. Et, cependant, je vous ferai observer que, depuis qu’il y a des habitants sur la Terre et des femmes par conséquent, il ne s’est pas encore trouvé un cerveau féminin auquel on doive quelque découverte analogue à celles d’Aristote, d’Euclide, de Képler, de Laplace, dans le domaine scientifique.
— Est-ce donc une raison, et le passé engage-t-il irrévocablement l’avenir?
— Hum! ce qui ne s’est point fait depuis des milliers d’années ne se fera jamais… sans doute.
— Alors je vois qu’il faut en prendre notre parti, monsieur Maston, et nous ne sommes vraiment bonnes…
— Qu’à être bonnes! » répondit J.-T. Maston.
Et cela, il le dit avec cette aimable galanterie dont peut disposer un savant bourré d’x. Mrs Evangélina Scorbitt était toute portée à s’en contenter, d’ailleurs.
« Eh bien! monsieur Maston, reprit-elle, à chacun son lot en ce monde. Restez l’extraordinaire calculateur que vous êtes. Donnez-vous tout entier aux problèmes de cette oeuvre immense à laquelle, vos amis et vous, allez vouer votre existence. Moi, je serai la « bonne femme » que je dois être, en lui apportant mon concours pécuniaire…
— Ce dont nous vous aurons une éternelle reconnaissance, » répondit J.-T. Maston.
Mrs Evangélina Scorbitt rougit délicieusement, car elle éprouvait sinon pour les savants en général du moins pour J.-T. Maston, une sympathie vraiment singulière. Le coeur de la femme n’est-il pas un insondable abîme?
Oeuvre immense, en vérité, à laquelle cette riche veuve américaine avait résolu de consacrer d’importants capitaux.
Voici quelle était cette oeuvre, quel était le but que ses promoteurs prétendaient atteindre.
Les terres arctiques proprement dites comprennent, d’après Maltebrun, Reclus, Saint-Martin et les plus autorisés des géographes :
1° Le Devon septentrional, c’est-à-dire les îles couvertes de glaces de la mer de Baffin et du détroit de Lancastre;
2° La Géorgie septentrionale, formée de la terre de Banks et de nombreuses îles, telles que les îles Sabine, Byam-Martin, Griffith, Cornwallis et Bathurst;
3° L’archipel de Baffin-Parry, comprenant diverses parties du continent circumpolaire, appelées Cumberland, Southampton, James-Sommerset, Boothia-Felix, Melville et autres à peu près inconnues.
En cet ensemble, périmétré par le soixante-dix-huitième parallèle, les terres s’étendent sur quatorze cent mille milles et les mers sur sept cent mille milles carrés.
Intérieurement à ce parallèle, d’intrépides découvreurs modernes sont parvenus à s’avancer jusqu’aux abords du quatre vingt-quatrième degré de latitude, relevant quelques côtes perdues derrière la haute chaîne des banquises, donnant des noms aux caps, aux promontoires, aux golfes, aux baies de ces vastes contrées, qui pourraient être appelées les Highlands arctiques. Mais, au delà de ce vingt-quatrième parallèle, c’est le mystère, c’est l’irréalisable desideratum des cartographes, et nul ne sait encore si ce sont des terres ou des mers que cache, sur un espace de six degrés, l’infranchissable amoncellement des glaces du Pôle boréal.
Or, en cette année 189–, le gouvernement de États-Unis eut l’idée fort inattendue de proposer la mise en adjudication des régions circumpolaires non encore découvertes — régions dont une société américaine, qui venait de se former en vue d’acquérir la calotte arctique, sollicitait la concession.
Depuis quelques années, il est vrai, la conférence de Berlin avait formulé un code spécial, à l’usage des grandes Puissances, qui désirent s’approprier le bien d’autrui sous prétexte de colonisation ou d’ouverture de débouchés commerciaux. Toutefois, il ne semblait pas que ce code fût applicable en cette circonstance, le domaine polaire n’étant point habité. Néanmoins, comme ce qui n’est à personne appartient également à tout le monde, la nouvelle Société ne prétendait pas « prendre » mais « acquérir », afin d’éviter les réclamations futures.
Aux États-Unis, il n’est de projet si audacieux ou même à peu près irréalisable qui ne trouve des gens pour en dégager les côtés pratiques et des capitaux pour les mettre en oeuvre. On l’avait bien vu, quelques années auparavant, lorsque le Gun-Club de Baltimore s’était donné la tâche d’envoyer un projectile jusqu’à la Lune, dans l’espoir d’obtenir une communication directe avec notre satellite. Or n’étaient-ce pas ces entreprenants Yankees, qui avaient fourni les plus grosses sommes nécessitées par cette intéressante tentative? Et, si elle fut réalisée, n’est-ce pas grâce à deux des membres dudit club, qui osèrent affronter les risques de cette surhumaine expérience?
Qu’un Lesseps propose quelque jour de creuser un canal à grande section à travers l’Europe et l’Asie, depuis les rives de l’Atlantique jusqu’aux mers de la Chine, qu’un puisatier de génie offre de forer la terre pour atteindre les couches de silicates qui s’y trouvent à l’état fluide, au-dessus de la fonte en fusion, afin de puiser au foyer même du feu central, qu’un entreprenant électricien veuille réunir les courants disséminés à la surface du globe, pour en former une inépuisable source de chaleur et de lumière, qu’un hardi ingénieur ait l’idée d’emmagasiner dans de vastes récepteurs l’excès des températures estivales pour le restituer pendant l’hiver aux zones éprouvées par le froid, qu’un hydraulicien hors ligne essaie d’utiliser la force vive des marées pour produire à volonté de la chaleur ou du travail que des sociétés anonymes ou en commandite se fondent pour mener à bonne fin cent projets de cette sorte! ce sont les Américains que l’on trouvera en tête des souscripteurs, et des rivières de dollars se précipiteront dans les caisses sociales, comme les grands fleuves du Nord-Amérique vont s’absorber au sein des océans.
Il est donc naturel d’admettre que l’opinion fût singulièrement surexcitée, lorsque se répandit cette nouvelle au moins étrange que les contrées arctiques allaient être mises en adjudication au profit du dernier et plus fort enchérisseur. D’ailleurs, aucune souscription publique n’était ouverte en vue de cette acquisition, dont les capitaux étaient faits d’avance. On verrait plus tard, lorsqu’il s’agirait d’utiliser le domaine, devenu la propriété des nouveaux acquéreurs.
Utiliser le territoire arctique!… En vérité cela n’avait pu germer que dans des cervelles de fous!
Rien de plus sérieux que ce projet, cependant.
En effet, un document fut adressé aux journaux des deux continents, aux feuilles européennes, africaines, océaniennes, asiatiques, en même temps qu’aux feuilles américaines. Il concluait à une demande d’enquête de commodo et incommodo de la part des intéressés. Le New-York Herald avait eu la primeur de ce document. Aussi, les innombrables abonnés de Gordon Bennett purent-ils lire dans le numéro du 7 novembre la communication suivante communication qui courut rapidement à travers le monde savant et industriel, où elle fut appréciée de façons bien diverses.
« Avis aux habitants du globe terrestre,
« Les régions du Pôle nord, situées à l’intérieur du quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, n’ont pas encore pu être mises en exploitation par l’excellente raison qu’elles n’ont pas été découvertes.
« En effet, les points extrêmes, relevés par les navigateurs, de nationalités différentes, sont les suivants en latitude :
« 82°45’, atteint par l’Anglais Parry, en juillet 1847 sur le vingt-huitième méridien ouest, dans le nord du Spitzberg;
« 83°20’28”, atteint par Markham, de l’expédition anglaise de sir John Georges Nares, en mai 1876, sur le cinquantième méridien ouest dans le nord de la terre de Grinnel;
« 83°35’, atteint par Lockwood et Brainard, de l’expédition américaine du lieutenant Greely, en mai 1882, sur le quarante-deuxième méridien ouest, dans le nord de la terre de Nares.
« On peut donc considérer la région qui s’étend depuis le quatre-vingt-quatrième parallèle jusqu’au Pôle, sur un espace de six degrés, comme un domaine indivis entre les divers États du globe, et essentiellement susceptible de se transformer en propriété privée, après adjudication publique.
« Or, d’après les principes du droit, nul n’est tenu de demeurer dans l’indivision. Aussi les États-Unis d’Amérique, s’appuyant sur ces principes, ont-ils résolu de provoquer l’aliénation de ce domaine.
« Une société s’est fondée à Baltimore, sous la raison sociale North Polar Practical Association, représentant officiellement la confédération américaine. Cette société se propose d’acquérir ladite région, suivant acte régulièrement dressé, qui lui constituera un droit absolu de propriété sur les continents, îles, îlots, rochers, mers, lacs, fleuves, rivières et cours d’eau généralement quelconques, dont se compose actuellement l’immeuble arctique, soit que d’éternelles glaces le recouvrent, soit que ces glaces s’en dégagent pendant la saison d’été.
« Il est bien spécifié que ce droit de propriété ne pourra être frappé de caducité, même au cas où des modifications de quelque nature qu’elles soient surviendraient dans l’état géographique et météorologique du globe terrestre.
« Ceci étant porté à la connaissance des habitants des deux Mondes, toutes les Puissances seront admises à participer à l’adjudication, qui sera faite au profit du plus offrant et dernier enchérisseur.
« La date de l’adjudication est indiquée pour le 3 décembre de la présente année, en la salle des « Auctions », à Baltimore, Maryland, États-Unis d’Amérique.
« S’adresser pour renseignements à William S. Forster, agent provisoire de la North Polar Practical Association, 93, High-street, Baltimore. »
Que cette communication pût être considérée comme insensée, soit! En tout cas, pour sa netteté et sa franchise, elle ne laissait rien à désirer, on en conviendra. D’ailleurs, ce qui la rendait très sérieuse, c’est que le gouvernement fédéral avait d’ores et déjà fait concession des territoires arctiques, pour le cas où l’adjudication l’en rendrait définitivement propriétaire.
En somme, les opinions furent partagées. Les uns ne voulurent voir là qu’un de ces prodigieux « humbugs » américains, qui dépasseraient les limites du puffisme, si la badauderie humaine n’était infinie. Les autres pensèrent que cette proposition méritait d’être accueillie sérieusement. Et ceux-ci insistaient précisément sur ce que la nouvelle Société ne faisait nullement appel à la bourse du public. C’était avec ses seuls capitaux qu’elle prétendait se rendre acquéreur de ces régions boréales. Elle ne cherchait donc point à drainer les dollars, les bank-notes, l’or et l’argent des gogos pour emplir ses caisses. Non! Elle ne demandait qu’à payer sur ses propres fonds l’immeuble circumpolaire.
Aux gens qui savent compter, il semblait que ladite Société n’aurait eu qu’à exciper tout simplement du droit de premier occupant, en allant prendre possession de cette contrée dont elle provoquait la mise en vente. Mais là était précisément la difficulté, puisque, jusqu’à ce jour, l’accès du Pôle paraissait être interdit à l’homme. Aussi, pour le cas où les États-Unis deviendraient acquéreurs de ce domaine, les concessionnaires voulaient-ils avoir un contrat en règle, afin que personne ne vînt plus tard contester leur droit. Il eût été injuste de les en blâmer. Ils opéraient avec prudence, et, lorsqu’il s’agit de contracter des engagements dans une affaire de ce genre, on ne peut prendre trop de précautions légales.
D’ailleurs, le document portait une clause, qui réservait les aléas de l’avenir. Cette clause devait donner lieu à bien des interprétations contradictoires, car son sens précis échappait, aux esprits les plus subtils. C’était la dernière : elle stipulait que « le droit de propriété ne pourrait être frappé de caducité, même au cas où des modifications de quelque nature qu’elles fussent, surviendraient dans l’état géographique et météorologique du globe terrestre. »
Que signifiait cette phrase? Quelle éventualité voulait-elle prévoir? Comment la Terre pourrait-elle jamais subir une modification dont la géographie ou la météorologie aurait à tenir compte surtout en ce qui concernait les territoires mis en adjudication?
« Évidemment, disaient les esprits avisés, il doit y avoir quelque chose là-dessous! »
Les interprétations eurent donc beau jeu, et cela était bien fait pour exercer la perspicacité des uns ou la curiosité des autres.
Un journal, le Ledger, de Philadelphie, publia tout d’abord cette note plaisante :
« Des calculs ont sans doute appris aux futurs acquéreurs des contrées arctiques qu’une comète à noyau dur choquera prochainement la Terre dans des conditions telles que son choc produira les changements géographiques et météorologiques, dont se préoccupe ladite clause. »
La phrase était un peu longue, comme il convient à une phrase qui se prétend scientifique, mais elle n’éclaircissait rien. D’ailleurs, la probabilité d’un choc avec une comète de ce genre ne pouvait être acceptée par des esprits sérieux. En tout cas, il était inadmissible que les concessionnaires se fussent préoccupés d’une éventualité aussi hypothétique.
« Est-ce que, par hasard, dit le Delta, de la Nouvelle-Orléans, la nouvelle Société s’imagine que la précession des équinoxes pourra jamais produire des modifications favorables à l’exploitation de son domaine?
— Et pourquoi pas, puisque ce mouvement modifie le parallélisme de l’axe de notre sphéroïde? fit observer le Hamburger-Correspondent.
— En effet, répondit la Revue Scientifique, de Paris. Adhémar n’a-t-il pas avancé dans son livre sur Les révolutions de la mer, que la précession des équinoxes, combinée avec le mouvement séculaire du grand axe de l’orbite terrestre, serait de nature à apporter une modification à longue période dans la température moyenne des différents points de la Terre et dans les quantités de glaces accumulées à ses deux Pôles?
— Cela n’est pas certain, répliqua la Revue d’Édimbourg. Et, lors même que cela serait, ne faut-il pas un laps de douze mille ans pour que Véga devienne notre étoile polaire par suite dudit phénomène, et que la situation des territoires arctiques soit changée au point de vue climatérique?
— Eh bien, riposta le Dagblad, de Copenhague, dans douze mille ans, il sera temps de verser les fonds. Mais, avant cette époque, risquer un « krone », jamais! »
Toutefois, s’il était possible que la Revue Scientifique eût raison avec Adhémar, il était bien probable que la North Polar Practical Association n’avait jamais compté sur cette modification due à la précession des équinoxes.
En fait, personne n’arrivait à savoir ce que signifiait cette clause du fameux document, ni quel changement cosmique elle visait dans l’avenir.
Pour le savoir, peut-être eût-il suffi de s’adresser au Conseil d’administration de la nouvelle Société, et plus spécialement à son président. Mais le président, inconnu! Inconnus, également, le secrétaire et les membres dudit Conseil. On ignorait même de qui émanait le document. Il avait été apporté aux bureaux du New-York Herald par un certain William S. Forster, de Baltimore, honorable consignataire de morues pour le compte de la maison Ardrinell and Co, de Terre-Neuve évidemment un homme de paille. Aussi muet sur ce sujet que les produits consignés dans ses magasins, ni les plus curieux ni les plus adroits reporters n’en purent jamais rien tirer. Bref, cette North Polar Practical Association était tellement anonyme qu’on ne pouvait mettre en avant aucun nom. C’est bien là le dernier mot de l’anonymat.
Cependant, si les promoteurs de cette opération industrielle persistaient à maintenir leur personnalité dans un absolu mystère, leur but était aussi nettement que clairement indiqué par le document porté à la connaissance du public des deux Mondes.
En effet, il s’agissait bien d’acquérir en toute propriété la partie des régions arctiques, délimitée circulairement par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude, et dont le Pôle nord occupe le point central.
Rien de plus exact, d’ailleurs, que parmi les découvreurs modernes, ceux qui s’étaient le plus rapprochés de ce point inaccessible, Parry, Marckham, Lockwood et Brainard, fussent restés en deçà de ce parallèle. Quant aux autres navigateurs des mers boréales, ils s’étaient arrêtés à des latitudes sensiblement inférieures, tels : Payez, en 1874, par 82°15’, au nord de la terre François-Joseph et de la Nouvelle-Zemble; Leout, en 1870, par 72°47’, au-dessus de la Sibérie; De Long, dans l’expédition de la Jeannette, en 1879, par 78°45’, sur les parages des îles qui portent son nom. Les autres, dépassant la Nouvelle-Sibérie et le Groënland, à la hauteur du cap Bismarck, n’avaient pas franchi les soixante-seizième, soixante-dix-septième et soixante-dix-neuvième degrés de latitude. Donc, en laissant un écart de vingt-cinq minutes d’arc, entre le point soit 83°35’ où Lockwood et Brainard avaient mis le pied, et le quatre-vingt-quatrième parallèle, ainsi que l’indiquait le document, la North Polar Practical Association n’empiétait pas sur les découvertes antérieures. Son projet comprenait un terrain absolument vierge de toute empreinte humaine.
Voici quelle est l’étendue de cette portion du globe, circonscrite par le quatre-vingt-quatrième parallèle :
De 84° à 90°, on compte six degrés, lesquels, à soixante milles chaque, donnent un rayon de trois cent soixante milles et un diamètre de sept cent vingt milles. La circonférence est donc de deux mille deux cent soixante milles, et la surface de quatre cent sept mille milles carrés en chiffres ronds. [Note 1: Soit 70 650 lieues carrées de 25 au degré, c’est-à-dire un peu plus de deux fois la surface de la France, qui est de 54 000 000 d’hectares.]
C’était à peu près la dixième partie de l’Europe entière un morceau de belle dimension!
Le document, on l’a vu, posait aussi en principe que ces régions, non encore reconnues géographiquement, n’appartenant à personne, appartenaient à tout le monde. Que la plupart des Puissances ne songeassent point à rien revendiquer de ce chef, c’était supposable. Mais il était à prévoir que les États limitrophes du moins voudraient considérer ces régions comme le prolongement de leurs possessions vers le nord et, par conséquent, se prévaudraient d’un droit de propriété. Et, d’ailleurs, leurs prétentions seraient d’autant mieux justifiées que les découvertes, opérées dans l’ensemble des contrées arctiques, avaient été plus particulièrement dues à l’audace de leurs nationaux. Aussi le gouvernement fédéral, représenté par la nouvelle Société, les mettait-il en demeure de faire valoir leurs droits, et prétendait-il les indemniser avec le prix de l’acquisition. Quoi qu’il en fût, les partisans de la North Polar Practical Association ne cessaient de le répéter : la propriété était indivise, et, personne n’étant forcé de demeurer dans l’indivision, nul ne pourrait s’opposer à la licitation de ce vaste domaine.
Les États, dont les droits étaient absolument indiscutables, en tant que limitrophes, étaient au nombre de six : l’Amérique, l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie. Mais d’autres États pouvaient arguer des découvertes opérées par leurs marins et leurs voyageurs.
Ainsi, la France aurait pu intervenir, puisque quelques- uns de ses enfants avaient pris part aux expéditions qui eurent pour objectif la conquête des territoires circumpolaires. Ne peut-on citer, entre autres, ce courageux Bellot, mort en 1853, dans les parages de l’île de Beechey, pendant la campagne du Phénix, envoyé à la recherche de John Franklin? Doit-on oublier le docteur Octave Pavy, mort en 1884, près du cap Sabine, durant le séjour de la mission Greely au fort Conger? Et cette expédition qui, en 1838-39, avait entraîné jusqu’aux mers du Spitzberg, Charles Martins, Marmier, Bravais et leurs audacieux compagnons, ne serait-il pas injuste de la laisser dans l’oubli? Malgré cela, la France ne jugea point à propos de se mêler à cette entreprise plus industrielle que scientifique, et elle abandonna sa part du gâteau polaire, où les autres Puissances risquaient de se casser les dents. Peut-être eût-elle raison et fit-elle bien.
De même, l’Allemagne. Elle avait à son actif, dès 1671, la campagne du Hambourgeois Frédéric Martens au Spitzberg, et, en 1869-70, les expéditions de la Germania et de la Hansa, commandées par Koldervey et Hegeman, qui s’élevèrent jusqu’au cap Bismarck, en longeant la côte du Groënland. Mais, malgré ce passé de brillantes découvertes, elle ne crut point devoir accroître d’un morceau du Pôle l’empire germanique.
Il en fut ainsi pour l’Autriche-Hongrie, bien qu’elle fût déjà propriétaire des terres de François-Joseph, situées dans le nord du littoral sibérien.
Quant à l’Italie, n’ayant aucun droit à intervenir, elle n’intervint pas quelque invraisemblable que cela puisse paraître.
Il avait bien aussi les Samoyèdes de la Sibérie asiatique, les Esquimaux, qui sont plus particulièrement répandus sur les territoires de l’Amérique septentrionale, les indigènes du Groënland, du Labrador, de l’archipel Baffin-Parry, des îles Aléoutiennes, groupées entre l’Asie et l’Amérique, enfin ceux qui, sous l’appellation de Tchouktchis, habitent l’ancienne Alaska russe, devenue américaine depuis l’année 1867. Mais ces peuplades en somme les véritables naturels, les indiscutables autochtones des régions du nord ne devaient point avoir voix au chapitre. Et puis, comment ces pauvres diables auraient-ils pu mettre une enchère, si minime qu’elle fût, lors de la vente provoquée par la North Polar Practical Association? Et comment ces pauvres gens auraient-ils payé? En coquillages, en dents de morses ou en huile de phoque? Pourtant, il leur appartenait un peu, par droit de premier occupant, ce domaine qui allait être mis en adjudication! Mais, des Esquimaux, des Tchouktchis, des Samoyèdes!… On ne les consulta même pas.
Ainsi va le monde!
II
Dans lequel les délégués anglais, hollandais,
suédois, danois et russe se
présentent au
lecteur.
Le document méritait une réponse. En effet, si la nouvelle association acquérait les régions boréales, ces régions deviendraient propriété définitive de l’Amérique, ou pour mieux dire, des États-Unis, dont la vivace confédération tend sans cesse à s’accroître. Déjà, depuis quelques années, la cession des territoires du nord-ouest, faite par la Russie depuis la Cordillère septentrionale jusqu’au détroit de Behring, venait de lui adjoindre un bon morceau du Nouveau-Monde. Il était donc admissible que les autres Puissances ne verraient pas volontiers cette annexion des contrées arctiques à la république fédérale.
Cependant, ainsi qu’il a été dit, les divers États de l’Europe et de l’Asie non limitrophes de ces régions refusèrent de prendre part à cette adjudication singulière, tant les résultats leur en semblaient problématiques. Seules, les Puissances, dont le littoral se rapproche du quatre-vingt- quatrième degré, résolurent de faire valoir leurs droits par l’intervention de délégués officiels. On le verra, du reste : elles ne prétendaient pas acheter au delà d’un prix relativement modique, car il s’agissait d’un domaine dont il serait peut-être impossible de prendre possession. Toutefois l’insatiable Angleterre crut devoir ouvrir à son agent un crédit de quelque importance. Hâtons-nous de le dire : la cession des contrées circumpolaires ne menaçait aucunement l’équilibre européen, et il ne devait en résulter aucune complication internationale. M. de Bismarck le grand chancelier vivait encore à cette époque ne fronça même pas son épais sourcil de Jupiter allemand.
Restaient donc en présence l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, la Hollande, la Russie, qui allaient être admises à lancer leurs enchères par-devant le commissaire- priseur de Baltimore, contradictoirement avec les États-Unis. Ce serait au plus offrant qu’appartiendrait cette calotte glacée du Pôle, dont la valeur marchande était au moins très contestable.
Voici, au surplus, les raisons personnelles pour lesquelles les cinq États européens désiraient assez rationnellement que l’adjudication fût faite à leur profit.
La Suède-Norvège, propriétaire du cap Nord, situé au delà du soixante-dixième parallèle, ne cacha point qu’elle se considérait comme ayant des droits sur les vastes espaces qui s’étendent jusqu’au Spitzberg, et, par delà, jusqu’au Pôle même. En effet, le norvégien Kheilhau, le célèbre suédois Nordenskiöld, n’avaient-ils pas contribué aux progrès géographiques dans ces parages? Incontestablement.
Le Danemark disait ceci : c’est qu’il était déjà maître de l’Islande et des îles Feroë, à peu près sur la ligne du Cercle polaire, que les colonies, fondées le plus au nord des régions arctiques, lui appartenaient, tels l’île Diskö dans le détroit de Davis, les établissements d’Holsteinborg, de Proven, de Godhavn, d’Upernavik dans la mer de Baffin et sur la côte occidentale du Groënland. En outre, le fameux navigateur Behring, d’origine danoise, bien qu’il fût alors au service de la Russie, n’avait-il pas, dès l’année 1728, franchi le détroit auquel son nom est resté, avant d’aller, treize ans plus tard, mourir misérablement, avec trente hommes de son équipage, sur le littoral d’une île qui porte aussi son nom? Antérieurement, en l’an 1619, est-ce que le navigateur Jean Munk n’avait pas exploré la côte orientale du Groënland, et relevé plusieurs points totalement inconnus avant lui? Le Danemark avait donc des droits sérieux à se rendre acquéreur.
Pour la Hollande, c’étaient ses marins, Barentz et Heemskerk, qui avaient visité le Spitzberg et la Nouvelle- Zemble, dès la fin du XVIème siècle. C’était l’un de ses enfants, Jean Mayen, dont l’audacieuse campagne vers le nord, en 1611, avait valu à son pays la possession de l’île de ce nom, située au delà du soixante et onzième degré de latitude. Donc, son passé l’engageait.
Quant aux Russes, avec Alexis Tschirikof, ayant Behring sous ses ordres, avec Paulutski, dont l’expédition, en 1751, s’avança au delà des limites de la mer Glaciale, avec le capitaine Martin Spanberg et le lieutenant William Walton, qui s’aventurèrent sur ces parages inconnus en 1739, ils avaient pris une part notable aux recherches faites à travers le détroit qui sépare l’Asie de l’Amérique. De plus, par la disposition des territoires sibériens, étendus sur cent vingt degrés jusqu’aux limites extrêmes du Kamtchatka, le long de ce vaste littoral asiatique, où vivent Samoyèdes, Yakoutes, Tchouktchis et autres peuplades soumises à leur autorité, ne dominent-ils pas une moitié de l’océan Boréal? Puis, sur le soixante-quinzième parallèle, à moins de neuf cents milles du pôle, ne possèdent-ils pas les îles et les îlots de la Nouvelle- Sibérie, cet archipel des Liatkow, découvert au commencement du XVIIIème siècle? Enfin, dès 1764, avant les Anglais, avant les Américains, avant les Suédois, le navigateur Tschitschagoff n’avait-il pas cherché un passage du nord, afin d’abréger les itinéraires entre les deux continents?
Cependant, tout compte fait, il semblait que les Américains fussent plus particulièrement intéressés à devenir propriétaires de ce point inaccessible du globe terrestre. Eux aussi, ils avaient souvent tenté de l’atteindre, tout en se dévouant à la recherche de sir John Franklin, avec Grinnel, avec Kane, avec Hayes, avec Greely, avec De Long et autres hardis navigateurs. Eux aussi pouvaient exciper de la situation géographique de leur pays, qui se développe au delà du Cercle polaire, depuis le détroit de Behring jusqu’à la baie d’Hudson. Toutes ces terres, toutes ces îles, Wollaston, Prince-Albert, Victoria, Roi-Guillaume, Melville, Cockburne, Banks, Baffin, sans compter les mille îlots de cet archipel, n’étaient-elles pas comme la rallonge qui les reliait au quatre- vingt-dixième degré? Et puis, si le Pôle nord se rattache par une ligne presque ininterrompue de territoires à l’un des grands continents du globe, n’est-ce pas plutôt à l’Amérique qu’aux prolongements de l`Asie ou de l’Europe? Donc rien de plus naturel que la proposition de l’acquérir eût été faite par le gouvernement fédéral au profit d’une Société américaine, et, si une Puissance avait les droits les moins discutables à posséder le domaine polaire, c’étaient bien les États-Unis d’Amérique.
Il faut le reconnaître toutefois, le Royaume-Uni, qui possédait le Canada et la Colombie anglaise, dont les nombreux marins s’étaient distingués dans les campagnes arctiques, donnait également de solides raisons pour vouloir annexer cette partie du globe à son vaste empire colonial. Aussi, ses journaux discutèrent-ils longuement et passionnément.
« Oui! sans doute, répondit le grand géographe anglais Kliptringan, dans un article du Times, qui fit sensation, oui! les Suédois, les Danois, les Hollandais, les Russes et les Américains peuvent se prévaloir de leurs droits. Mais l’Angleterre ne saurait, sans déchoir, laisser ce domaine lui échapper. La partie nord du nouveau continent ne lui appartient-elle pas déjà? Ces terres, ces îles, qui la composent, n’ont-elles pas été conquises par ses propres découvreurs, depuis Willoughi, qui visita le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble en 1739 jusqu’à Mac Clure, dont le navire a franchi en 1853 le passage du nord-ouest?
« Et puis, déclara le Standard par la plume de l’amiral Fizé, est-ce que Frobisher, Davis, Hall, Weymouth, Hudson, Baffin, Cook, Ross, Parry, Bechey, Belcher, Franklin, Mulgrave, Scoresby, Mac Clintock, Kennedy, Nares, Collinson, Archer, n’étaient pas d’origine anglo-saxonne, et quel pays pourrait exercer une plus juste revendication sur la portion des régions arctiques que ces navigateurs n’avaient encore pu atteindre?
« Soit! riposta le Courrier de San-Diego (Californie), plaçons l’affaire sur son véritable terrain, et, puisqu’il y a une question d’amour-propre entre les États-Unis et l’Angleterre, nous dirons : Si l’Anglais Markham, de l’expédition Nares, s’est élevé jusqu’à 83°20’ de latitude septentrionale, les Américains Lockwood et Brainard, de l’expédition Greely, le dépassant de quinze minutes de degré, ont fait scintiller les trente-huit étoiles du pavillon des États-Unis par 83°35’. À eux l’honneur de s’être le plus rapprochés du Pôle nord! ».
Voilà quelles furent les attaques et quelles furent les ripostes.
Enfin, inaugurant la série des navigateurs qui s’aventurèrent au milieu des régions arctiques, il convient de citer encore le Vénitien Cabot 1498 et le Portugais Corteréal 1500 qui découvrirent le Groënland et le Labrador. Mais ni l’Italie ni le Portugal, n’avaient eu la pensée de prendre part à l’adjudication projetée, s’inquiétant peu de l’État qui en aurait le bénéfice.
On pouvait le prévoir, la lutte ne serait très vivement soutenue à coups de dollars ou de livres sterling que par l’Angleterre et l’Amérique.
Cependant, à la proposition formulée par la North Polar Practical Association, les pays limitrophes des contrées boréales s’étaient consultés par l’entremise de congrès commerciaux et scientifiques. Après débats, ils avaient résolu d’intervenir aux enchères, dont l’ouverture était fixée à la date du 3 décembre à Baltimore, en affectant à leurs délégués respectifs un crédit qui ne pourrait être dépassé. Quant à la somme produite par la vente, elle serait partagée entre les cinq États non adjudicataires, qui la toucheraient comme indemnité, en renonçant à tous droits dans l’avenir.
Si cela n’alla pas sans quelques discussions, l’affaire finit par s’arranger. Les États intéressés acceptèrent, d’ailleurs, que l’adjudication fût faite à Baltimore, ainsi que l’avait indiqué le gouvernement fédéral, Les délégués, munis de leurs lettres de crédit, quittèrent Londres, La Haye, Stockholm, Copenhague, Pétersbourg, et arrivèrent aux États- Unis, trois semaines avant le jour fixé pour la mise en vente.
À cette époque, l’Amérique n’était encore représentée que par l’homme de la North Polar Practical Association, ce William S. Forster, dont le nom figurait seul au document du 7 novembre, paru dans le New-York Herald.
Quant aux délégués des États européens, voici ceux qui avaient été choisis et qu’il convient d’indiquer spécialement par quelque trait.
Pour la Hollande : Jacques Jansen, ancien conseiller des Indes néerlandaises, cinquante-trois ans, gros, court, tout en buste, petits bras, petites jambes arquées, tête à lunettes d’aluminium, face ronde et colorée, chevelure en nimbe, favoris grisonnants un brave homme, quelque peu incrédule au sujet d’une entreprise dont les conséquences pratiques lui échappaient.
Pour le Danemark : Eric Baldenak, ex-sous-gouverneur des possessions groënlandaises, taille moyenne, un peu inégal d’épaules, gaster bedonnant, tête énorme et roulante, myope à user le bout de son nez sur ses cahiers et ses livres, n’entendant guère raison en ce qui concernait les droits de son pays qu’il considérait comme le légitime propriétaire des régions du nord.
Pour la Suède-Norvège : Jan Harald, professeur de cosmographie à Christiania, qui avait été l’un des plus chauds partisans de l’expédition Nordenskiöld, un vrai type des hommes du Nord, figure rougeaude, barbe et chevelure d’un blond qui rappelait celui des blés trop mûrs, tenant pour certain que la calotte polaire, n’étant occupée que par la mer Paléocrystique, n’avait aucune valeur. Donc, assez désintéressé dans la question, et ne venant là qu’au nom des principes.
Pour la Russie : le colonel Boris Karkof, moitié militaire, moitié diplomate, grand, raide, chevelu, barbu, moustachu, tout d’une pièce, semblant gêné sous son vêtement civil, et cherchant inconsciemment la poignée de l’épée qu’il portait autrefois, très intrigué surtout de savoir ce que cachait la proposition de la North Polar Practical Association, et si ce ne serait point dans l’avenir une cause de difficultés internationales.
Pour l’Angleterre enfin : le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. Ces derniers représentaient à eux deux tous les appétits, toutes les aspirations du Royaume- Uni, ses instincts commerciaux et industriels, ses aptitudes à considérer comme siens, d’après une loi de nature, les territoires septentrionaux, méridionaux ou équatoriaux qui n’appartenaient à personne.
Un Anglais, s’il en fut jamais, ce major Donellan, grand, maigre, osseux, nerveux, anguleux, avec un cou de bécassine, une tête à la Palmerston sur des épaules fuyantes, des jambes d’échassier, très vert sous ses soixante ans, infatigable et il l’avait bien montré, lorsqu’il travaillait à la délimitation des frontières de l’Inde sur la limite de la Birmanie, Il ne riait jamais et peut-être même n’avait-il jamais ri. À quoi bon?… Est-ce qu’on a jamais vu rire une locomotive, une machine élévatoire ou un steamer?
En cela, le major différait essentiellement de son secrétaire Dean Toodrink un garçon loquace, plaisant, la tête forte, des cheveux jouant sur le front, de petits yeux plissés. Il était écossais de naissance, très connu dans la « Vieille Enfumée » pour ses propos joyeux et son goût pour les calembredaines. Mais, si enjoué qu’il fût, il ne se montrait pas moins personnel, exclusif, intransigeant, que le major Donellan, lorsqu’il s’agissait des revendications les moins justifiables de la Grande-Bretagne.
Ces deux délégués allaient évidemment être les plus acharnés adversaires de la Société américaine. Le Pôle nord était à eux : il leur appartenait dès les temps préhistoriques, comme si c’était aux Anglais que le Créateur avait donné mission d’assurer la rotation de la Terre sur son axe, et ils sauraient bien l’empêcher de passer entre des mains étrangères.
Il convient de faire observer que, si la France n’avait pas jugé à propos d’envoyer de délégué ni officiel ni officieux, un ingénieur français était venu « pour l’amour de l’art » suivre de très près cette curieuse affaire. On le verra apparaître à son heure.
Les représentants des puissances septentrionales de l’Europe étaient donc arrivés à Baltimore, et par des paquebots différents, comme des gens qui ne tiennent à ne point s’influencer. C’étaient des rivaux. Chacun d’eux avait en poche le crédit nécessaire pour combattre. Mais c’est bien le cas de dire qu’ils n’allaient point combattre à armes égales. Celui-ci pouvait disposer d’une somme qui n’atteignait pas le million, celui-là d’une somme qui le dépassait. Et, en vérité, pour acquérir un morceau de notre sphéroïde, où il semblait impossible de mettre le pied, cela devait paraître encore trop cher! En réalité, le mieux partagé sous ce rapport, c’était le délégué anglais, auquel le Royaume-Uni avait ouvert un crédit assez considérable. Grâce à ce crédit, le major Donellan n’aurait pas grand’peine à vaincre ses adversaires suédois, danois, hollandais et russe. Quant à l’Amérique, c’était autre chose : il serait moins facile de la battre sur le terrain des dollars. En effet, il était au moins probable que la mystérieuse Société devait avoir des fonds considérables à sa disposition. La lutte à coups de millions se localiserait vraisemblablement entre les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Avec le débarquement des délégués européens, l’opinion publique commença à se passionner davantage. Les racontars les plus singuliers coururent à travers les journaux. D’étranges hypothèses s’établirent sur cette acquisition du Pôle nord. Qu’en voulait-on faire? Et qu’en pouvait-on faire? Rien à moins que ce ne fût pour entretenir les glacières du Nouveau et de l’Ancien-Monde! Il y eut même un journal de Paris, le Figaro, qui soutint plaisamment cette opinion. Mais encore aurait-il fallu pouvoir franchir le quatre-vingt- quatrième parallèle.
Cependant, les délégués, s’ils s’étaient évités pendant leur voyage transatlantique, commencèrent à se rapprocher, lorsqu’ils furent arrivés à Baltimore.
Voici pour quelles raisons :
Dès le début, chacun d’eux avait essayé de se mettre en rapport avec la North Polar Practical Association, séparément, à l’insu les uns aux autres. Ce qu’ils cherchaient à savoir pour en profiter, le cas échéant, c’étaient les motifs cachés au fond de cette affaire, et quel profit la Société espérait en tirer. Or, jusqu’à ce moment, rien n’indiquait qu’elle eût installé un office à Baltimore. Pas de bureaux, pas d’employés. Pour renseignement, s’adresser à William S. Forster, de High-street. Et il ne semblait pas que l’honnête consignataire de morues en sût plus long à cet égard que le dernier portefaix de la ville.
Les délégués ne purent dès lors rien apprendre. Ils en furent réduits aux conjectures plus ou moins absurdes que propageaient les divagations publiques. Le secret de la Société devait-il donc rester impénétrable, tant qu’elle ne l’aurait pas fait connaître? On se le demandait. Sans doute, elle ne se départirait de son silence qu’après acquisition faite.
Il suit de là que les délégués finirent par se rencontrer, se rendre visite, se tâter, et finalement entrer en communication peut-être avec l’arrière-pensée de former une ligue contre l’ennemi commun, autrement dit la Compagnie américaine.
Et, un jour, dans la soirée du 22 novembre, ils se trouvèrent en train de conférer à l’hôtel Wolesley, dans l’appartement occupé par le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. En fait, cette tendance à une commune entente était principalement due aux habiles agissements du colonel Boris Karkof, le fin diplomate que l’on sait.
Tout d’abord, la conversation s’engagea sur les conséquences commerciales ou industrielles que la Société prétendait tirer de l’acquisition du domaine arctique. Le professeur Jan Harald demanda si l’un ou l’autre de ses collègues avait pu se procurer quelque renseignement à cet égard. Et, tous, peu à peu, convinrent qu’ils avaient tenté des démarches près de William S. Forster, auquel, d’après le document, les communications devaient être adressées.
« Mais, j’ai échoué, dit Éric Baldenak.
— Et je n’ai point réussi, ajouta Jacques Jansen.
— Quant à moi, répondit Dean Toodrink, lorsque je me suis présenté au nom du major Donellan dans les magasins de High-street, j’ai trouvé un gros homme en habit noir, coiffé d’un chapeau de haute forme, drapé d’un tablier blanc qui lui montait des bottes au menton. Et, lorsque je lui ai demandé des renseignements sur l’affaire, il m’a répondu que le South-Star venait d’arriver de Terre-Neuve à pleine cargaison, et qu’il était en mesure de me livrer un fort stock de morues fraîches pour le compte de la maison Ardrinell and Co.
— Eh! eh! riposta l’ancien conseiller des Indes néerlandaises, toujours un peu sceptique, mieux vaudrait acheter une cargaison de morues que de jeter son argent dans les profondeurs de l’océan Glacial!
— Là n’est point la question, dit alors le major Donellan, d’une voix brève et hautaine. Il ne s’agit pas d’un stock de morues, mais de la calotte polaire…
— Que l’Amérique voudrait bien se mettre sur la tête! ajouta Dean Toodrink, en riant de sa répartie.
— Ça l’enrhumerait, dit finement le colonel Karkof.
— Là n’est pas la question, reprit le major Donellan, et je ne sais ce que cette éventualité. de coryzas vient faire au milieu de notre conférence. Ce qui est certain, c’est que pour une raison ou pour une autre, l’Amérique, représentée par la North Polar Practical Association, remarquez le mot « practical », messieurs, veut acheter une surface de quatre cent sept mille milles carrés autour du Pôle arctique, surface circonscrite actuellement, — remarquez le mot « actuellement », messieurs, par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude boréale…
— Nous le savons, major Donellan, repartit Jan Harald, et de reste! Mais ce que nous ne savons pas, c’est comment ladite Société entend exploiter ces territoires, si ce sont des territoires, ou ces mers, si ce sont des mers, au point de vue industriel…
— La n’est pas la question, répondit une troisième fois le major Donellan. Un État veut, en payant, s’approprier une portion du globe, qui, par sa situation géographique, semble plus spécialement appartenir à l’Angleterre…
— À la Russie, dit le colonel Karkof.
— À la Hollande, dit Jacques Jansen.
— À la Suède-Norvège, dit Jan Harald.
— Au Danemark », dit Éric Baldenak.
Les cinq délégués s’étaient redressés sur leurs ergots, et l’entretien risquait de tourner aux propos malsonnants, lorsque Dean Toodrink essaya d’intervenir une première fois:
« Messieurs, dit-il d’un ton conciliant, là n’est point la question, suivant l’expression dont mon chef, le major Donellan, fait le plus volontiers usage. Puisqu’il est décidé en principe que les régions circumpolaires seront mises en vente, elles appartiendront nécessairement à celui des États représentés par vous, qui mettra à cette acquisition l’enchère la plus élevée. Donc, puisque la Suède-Norvège, la Russie, le Danemark, la Hollande et l’Angleterre ont ouvert des crédits à leurs délégués, ne vaudrait-il pas mieux que ceux-ci formassent un syndicat, ce qui leur permettrait de disposer d’une somme telle que la Société américaine ne pourrait lutter contre eux? »
Les délégués s’entre-regardèrent. Ce Dean Toodrink avait peut-être trouvé le joint. Un syndicat… De notre temps, ce mot répond à tout. On se syndique, comme on respire, comme on boit, comme on mange, comme on dort. Rien de plus moderne en politique aussi bien qu’en affaires.
Toutefois, une objection ou plutôt une explication fut nécessaire, et Jacques Jansen interpréta les sentiments de ses collègues, lorsqu’il dit :
« Et après?… »
Oui!… Après l’acquisition faite par le syndicat?
« Mais il me semble que l’Angleterre!… dit le major d’un ton raide..
— Et la Russie!… dit le colonel, dont les sourcils se froncèrent terriblement.
— Et la Hollande!… dit le conseiller.
— Lorsque Dieu a donné le Danemark aux Danois… fit observer Éric Baldenak.
— Pardon, s’écria Dean Toodrink, il n’y a qu’un pays qui ait été donné par Dieu! C’est l’Écosse aux Écossais!
— Et pourquoi?… fit le délégué suédois.
— Le poète n’a-t-il pas dit :
« Deus nobis Ecotia fecit »
riposta ce farceur en traduisant à sa façon l’hoec otia du sixième vers de la première églogue de Virgile.
Tous se mirent à rire excepté le major Donellan et cela enraya une seconde fois la discussion, qui menaçait de finir assez mal.
Et alors Dean Toodrink put ajouter :
« Ne nous querellons pas, messieurs!… À quoi bon?… Formons plutôt nôtre syndicat…
— Et après?… reprit Jan Harald.
— Après? répondit Dean Toodrink. Rien de plus simple, messieurs. Lorsque vous l’aurez achetée, ou la propriété du domaine polaire restera indivise entre vous, ou, moyennant une juste indemnité, vous la transporterez à l’un des États coacquéreurs. Mais le but principal aura été préalablement atteint, qui est d’éliminer définitivement les représentants de l’Amérique! »
Elle avait du bon, cette proposition du moins pour l’heure présente car, dans un avenir rapproché, les délégués ne manqueraient pas de se prendre aux cheveux, et on sait s’ils étaient chevelus! lorsqu’il s’agirait de choisir l’acquéreur définitif de cet immeuble aussi disputé qu’inutile. De toute façon, ainsi que l’avait si intelligemment marqué Dean Toodrink, les États-Unis seraient absolument hors concours.
« Voilà qui me paraît sensé, dit Éric Baldenak.
— Habile, dit le colonel Karkof.
— Adroit, dit Jan Harald.
— Malin, dit Jacques Jansen.
— Bien anglais! » dit le major Donellan.
Chacun avait lancé son mot, avec l’espoir de jouer plus tard ses estimables collègues.
« Ainsi, messieurs, reprit Boris Karkof, il est parfaitement entendu que, si nous nous syndiquons, les droits de chaque État seront entièrement réservés pour l’avenir?… »
C’était entendu.
Il ne restait plus qu’à savoir quels crédits ces divers États avaient mis à la disposition de leurs délégués. On totaliserait ces crédits, et il n’était pas douteux que ce total présenterait une somme si importante que les ressources de la North Polar Practical Association ne lui permettraient pas de la dépasser.
La question fut donc posée par Dean Toodrink.
Mais alors, autre chose. Silence complet. Personne ne voulait répondre. Montrer son porte-monnaie? Vider ses poches dans la caisse du syndicat? Faire connaître par avance jusqu’où chacun comptait pousser les enchères?… Nul empressement à cela! Et si quelque désaccord survenait plus tard entre les nouveaux syndiqués?… Et si les circonstances les obligeaient à prendre part à la lutte chacun pour soi?… Et si le diplomate Karkof se blessait des finasseries de Jacques Jansen, qui s’offenserait des menées sourdes d’Éric Baldenak, qui s’irriterait des roublardises de Jan Harald, qui se refuserait à supporter les prétentions hautaines du major Donellan, qui, lui, ne se gênerait guère pour intriguer contre chacun de ses collègues? Enfin, déclarer ses crédits, c’était montrer son jeu, quand il était nécessaire de poitriner.
Véritablement, il n’y avait que deux manières de répondre à la juste mais indiscrète demande de Dean Toodrink. Ou exagérer les crédits ce qui eût été très embarrassant, lorsqu’il se serait agi d’en opérer le versement, ou les diminuer d’une façon tellement dérisoire, que cela dégénérât en plaisanterie et qu’il ne fût point donné suite à la proposition.
Cette idée vint d’abord à l’ex-conseiller des Indes néerlandaises, qui, il faut en convenir, n’était pas sérieux, et tous ses collègues lui emboîtèrent le pas.
« Messieurs, dit la Hollande par sa voix, je le regrette, mais, pour l’acquisition du domaine arctique, je ne puis disposer que de cinquante rixdalers.
— Et moi, que de trente-cinq roubles, dit la Russie.
— Et moi, que de vingt kronors, dit la Suède-Norvège.
— Et moi, que de quinze krones, dit le Danemark.
— Eh bien, répondit le major Donellan, d’un ton dans lequel on sentait toute cette dédaigneuse attitude si naturelle à la Grande-Bretagne, ce sera donc à votre profit que l’acquisition sera faite, messieurs, car l’Angleterre ne peut y mettre plus d’un shilling six pence! » [Note 2: Le rixdaler = 5 fr. 21; le rouble = 3 fr. 92; le kronor = 1 fr. 32; le krone = 1 fr. 32; le shilling = 1 fr. 15.]
Et, sur cette déclaration ironique, finit la conférence des délégués de la vieille Europe.
III
Dans lequel se fait l’adjudication des régions
du pôle arctique.
Pourquoi cette vente allait-elle s’effectuer, le 3 décembre, dans la salle ordinaire des Auctions, où, d’habitude, on ne vendait que des objets mobiliers, meubles, ustensiles, outils, instruments, etc., ou des objets d’art, tableaux, statues, médailles, antiquités? Pourquoi, puisqu’il s’agissait d’une licitation immobilière, n’était-elle pas faite soit par-devant notaire, soit à la barre du tribunal, institué pour ce genre d’opération? Enfin, pourquoi l’intervention d’un commissaire-priseur, lorsqu’on poursuivait la mise en vente d’une partie du globe terrestre? Est-ce que ce morceau de sphéroïde pouvait être assimilé à quelque meuble meublant, et n’était-ce pas tout ce qu’il y avait de plus immeuble au monde?
En effet, cela paraissait illogique. Pourtant, il en serait ainsi. L’ensemble des régions arctiques devait être vendu dans ces conditions, et le contrat n’en serait pas moins valable. Et, au fait, cela n’indiquait-il pas que, dans la pensée de la North Polar Practical Association, l’immeuble en question tenait également du meuble, comme s’il eût été possible de le déplacer. Aussi, cette singularité ne laissait-elle pas d’intriguer certains esprits éminemment perspicaces très rares, même aux États-Unis.
D’ailleurs, il existait un précédent. Déjà une portion de notre planète avait été adjugée dans une salle des Auctions, par l’entremise d’un commissaire-priseur aux enchères publiques. En Amérique précisément.
En effet, quelques années avant, à San Francisco de Californie, une île de l’Océan Pacifique, l’île Spencer, [Note 3: Voir L’École des Robinsons du même auteur.] fut vendue au riche William W. Kolderup, battant de cinq cent mille dollars son concurrent J. R. Taskinar, de Stockton. Cette île Spencer avait été payée quatre millions de dollars. Il est vrai, c’était une île habitable, située à quelques degrés seulement de la côte californienne, avec forêts, cours d’eau, sol productif et solide, champs et prairies susceptibles d’être mis en culture, et non une région vague, peut-être une mer couverte de glaces éternelles, défendue par d’infranchissables banquises, et que très probablement personne ne pourrait jamais occuper. Il était donc à supposer que l’incertain domaine du Pôle, mis en adjudication, n’atteindrait jamais un prix aussi considérable.
Néanmoins, ce jour-là, l’étrangeté de l’affaire avait attiré, sinon beaucoup d’amateurs sérieux, du moins un grand nombre de curieux, avides d’en connaître le dénouement. La lutte, en somme, ne pouvait être que très intéressante.
Au surplus, depuis leur arrivée à Baltimore, les délégués européens avaient été très entourés, très recherchés et, bien entendu, très interviewés. Comme cela se passait en Amérique, rien d’étonnant que l’opinion publique fût surexcitée au plus haut point. De là, des paris insensés forme la plus ordinaire sous laquelle se produit cette surexcitation aux États-Unis, dont l’Europe commence à suivre volontiers le contagieux exemple. Si les citoyens de la Confédération américaine, aussi bien ceux de la Nouvelle- Angleterre que ceux des États du centre, de l’ouest et du sud, se divisaient en groupes d’opinions différentes, tous, évidemment, faisaient des voeux pour leur pays. Ils espéraient bien que le Pôle nord s’abriterait sous les plis du pavillon aux trente-huit étoiles. Et, cependant, ils n’étaient pas sans éprouver quelque inquiétude. Ce n’était ni la Russie, ni la Suède-Norvège, ni le Danemark, ni la Hollande, dont ils redoutaient les chances peu sérieuses. Mais le Royaume-Uni était là avec ses ambitions territoriales, sa tendance à tout absorber, sa ténacité trop connue, ses bank-notes trop envahissantes. Aussi de fortes sommes furent-elles engagées. On pariait sur America et sur Great-Britain comme on l’eût fait sur des chevaux de course, et à peu près à égalité. Quant à Danemark, Sweden, Holland et Russia, bien qu’on les offrît à 12 et 13½, ils ne trouvaient guère preneurs.
La vente était annoncée pour midi. Dès le matin, l’encombrement des curieux interceptait la circulation dans Bolton-street. L’opinion avait été extrêmement soulevée depuis la veille. Par le fil transatlantique, les journaux venaient d’être informés que la plupart des paris, proposés par les Américains, étaient tenus par les Anglais, et Dean Toodrink avait fait immédiatement afficher cette cote dans la salle des Auctions. Le gouvernement de la Grande-Bretagne, disait-on, avait mis des fonds considérables à la disposition du major Donellan… À l’Admiralty-Office, faisait observer le New-York Herald, les lords de l’Amirauté poussaient à l’acquisition des terres arctiques, désignées par avance pour figurer dans la nomenclature des colonies anglaises, etc.
Qu’y avait-il de vrai dans ces nouvelles, de probable dans ces racontars? on ne savait. Mais, ce jour-là, à Baltimore, les gens réfléchis pensaient que, si la North Polar Practical Association était abandonnée à ses seules ressources, la lutte pourrait bien se terminer au profit de l’Angleterre. De là, une pression que les plus ardents Yankees cherchaient à opérer sur le gouvernement de Washington. Au milieu de cette effervescence, la Société nouvelle, incarnée dans la modeste personne de son agent, William S. Forster, ne paraissait pas s’inquiéter de cet emballement général, comme si elle eût été sans conteste assurée du succès.
À mesure que l’heure approchait, la foule se massait le long de Bolton-street. Trois heures avant l’ouverture des portes, il n’était plus possible d’arriver à la salle de vente. Déjà tout l’espace réservé au public était rempli à faire éclater les murs. Seulement, un certain nombre de places, entourées d’une barrière, avaient été gardées pour les délégués européens. C’était bien le moins qu’ils eussent la possibilité de suivre les phases de l’adjudication et de pousser à propos leurs enchères.
Là étaient Éric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald, le major Donellan et son secrétaire Dean Toodrink. Ils formaient un groupe compact qui se serrait les coudes, comme des soldats formés en colonne d’assaut. Et on eût dit, en vérité, qu’ils allaient s’élancer à l’assaut du Pôle nord!
Du côté de l’Amérique, personne ne s’était présenté, si ce n’est le consignataire de morues, dont le visage vulgaire exprimait la plus parfaite indifférence. À coup sûr, il paraissait le moins ému de toute l’assistance, et ne songeait sans doute qu’au placement des cargaisons qu’il attendait par les navires en partance de Terre-Neuve. Quels étaient donc les capitalistes représentés par ce bonhomme, qui allait peut- être mettre en branle des millions de dollars? Cela était de nature à piquer vivement la curiosité publique.
Et, en effet, nul ne devait se douter que J.-T. Maston et Mrs Evangélina Scorbitt fussent pour quelque chose dans l’affaire. Et comment l’aurait-on pu deviner? Tous deux se trouvaient là, cependant, mais perdus dans la foule, sans place spéciale, environnés de quelques-uns des principaux membres du Gun-Club, les collègues de J.-T. Maston. Simples spectateurs, en apparence, ils semblaient être parfaitement désintéressés. William S. Forster lui-même n’avait pas l’air de les connaître.
Il va sans dire, que, contrairement aux usages établis dans les salles d’Auctions, il n’y aurait pas lieu de tenir l’objet de la vente à la disposition du public. On ne pouvait se passer de main en main le Pôle nord, ni l’examiner sur toutes ses faces, ni le regarder à la loupe, ni le frotter du doigt pour constater si la patine en était réelle ou artificielle comme pour un bibelot antique. Et, antique, il l’était pourtant antérieur à l’âge de fer, à l’âge de bronze, à l’âge de pierre, c’est-à-dire aux époques préhistoriques, puisqu’il datait du commencement du monde!
Cependant, si le Pôle ne figurait pas sur le bureau du commissaire-priseur, une large carte, bien en vue des intéressés, indiquait par ses teintes tranchées la configuration des régions arctiques. À dix-sept degrés au-dessus du Cercle polaire, un trait rouge, très apparent, tracé sur le quatre-vingt- quatrième parallèle, circonscrivait la partie du globe dont la North Polar Practical Association avait provoqué la mise en vente. Il semblait bien que cette région devait âtre occupée par une mer, couverte d’une carapace glacée d’épaisseur considérable. Mais, cela, c’était l’affaire des acquéreurs. Du moins, ils n’auraient pas été trompés sur la nature de la marchandise.
À midi sonnant, le commissaire-priseur, Andrew R. Gilmour, entra par une petite porte, percée dans la boiserie du fond, et vint prendre place devant son bureau. Déjà le crieur Flint, à la voix tonnante, se promenait lourdement, avec des déhanchements d’ours en cage, le long de la barrière qui contenait le public. Tous deux se réjouissaient à cette pensée que la vacation leur procurerait un énorme tant pour cent qu’ils n’auraient aucun déplaisir à encaisser. Il va de soi que cette vente était faite au comptant, « cash » suivant la formule américaine. Quant à la somme, si importante qu’elle fût, elle serait intégralement versée entre les mains des délégués, pour le compte des États qui ne seraient pas adjudicataires.
En ce moment, la cloche de la salle, sonnant à toute volée, annonça au dehors c’est le cas de dire urbi et orbi que les enchères allaient s’ouvrir.
Quel moment solennel! Tous les coeurs palpitaient dans le quartier comme dans la ville. De Bolton-street et des rues adjacentes, une longue rumeur, se propageant à travers les remous du public, pénétra dans la salle.
Andrew R. Gilmour dut attendre que ce murmure de houle et de foule se fût à peu près calmé pour prendre la parole.
Alors il se leva et promena un regard circulaire sur l’assistance. Puis, laissant retomber son binocle sur sa poitrine, il dit d’une voix légèrement émue :
« Messieurs, sur la proposition du gouvernement fédéral, et grâce à l’acquiescement donné à cette proposition par les divers États du Nouveau Monde et même de l’Ancien Continent, nous allons mettre en vente un lot d’immeubles, situés autour du Pôle nord, tel qu’il se poursuit et comporte dans les limites actuelles du quatre-vingt-quatrième parallèle, en continents, mers, détroits, îles, îlots, banquises, parties solides ou liquides généralement quelconques. »
Puis, dirigeant son doigt vers le mur :
« Veuillez jeter un coup d’oeil sur la carte, qui a été tracée d’après les découvertes les plus récentes. Vous verrez que la surface de ce lot comprend très approximativement quatre cent sept mille milles carrés d’un seul tenant. Aussi, pour la facilité de la vente, a-t-il été décidé que les enchères ne s’appliqueraient qu’à chaque mille carré. Un cent [Note 4: Centième partie d’un dollar soit un sol environ.] vaudra donc, en chiffres ronds, quatre cent sept mille cents, et un dollar quatre cent sept mille dollars. Un peu de silence, messieurs! »
La recommandation n’était pas superflue, car les impatiences du public se traduisaient par un tumulte que le bruit des enchères aurait quelque peine à dominer.
Lorsqu’un demi-silence se fut établi, grâce surtout à l’intervention du crieur Flint, qui mugissait comme une sirène d’alarme en temps de brumes, Andrew R. Gilmour reprit en ces termes.
« Avant de commencer, je dois rappeler encore une des clauses de l’adjudication : c’est que l’immeuble polaire sera définitivement acquis et sa propriété hors de toute contestation de la part des vendeurs, tel qu’il est actuellement circonscrit par le quatre-vingt-quatrième degré de latitude septentrionale, et quelles que soient les modifications géographiques ou météorologiques qui pourraient se produire dans l’avenir! »
Toujours cette disposition singulière, insérée au document, et qui, si elle excitait les plaisanteries des uns, éveillait l’attention des autres.
« Les enchères sont ouvertes! » dit le commissaire-priseur d’une voix vibrante.
Et, tandis que son marteau d’ivoire tremblotait dans sa main, entraîné par ses habitudes d’argot en matière de vente publique, il ajouta d’un ton nasillard :
« Nous avons marchand à dix cents le mille carré! »
Dix cents, ou un dixième de dollar, [Note 5: 50 centimes.] cela faisait une somme de quarante mille sept cents dollars pour la totalité [Note 6: 203 500 francs.] de l’immeuble arctique.
Que le commissaire Andrew R. Gilmour eût ou non marchand à ce prix, son enchère fut aussitôt couverte pour le compte du gouvernement danois par Éric Baldenak.
« Vingt cents! dit-il.
— Trente cents! dit Jacques Jansen pour le compte de la Hollande.
— Trente-cinq, dit Jan Harald, pour le compte de la Suède- Norvège.
— Quarante, dit le colonel Boris Karkof, pour le compte de toutes les Russies. »
Cela représentait déjà une somme de cent soixante-deux mille huit cents dollars, [Note 7: 814 000 francs.] et, pourtant, les enchères ne faisaient que commencer!
Il convient de faire observer que le représentant de la Grande-Bretagne n’avait pas encore ouvert la bouche ni même desserré ses lèvres qu’il pinçait étroitement.
De son côté, William S. Forster, le consignataire de morues, gardait un mutisme impénétrable. Et même, en ce moment, il paraissait absorbé dans la lecture du Mercurial of New-Found-Land, qui lui donnait les arrivages et les cours du jour sur les marchés de l’Amérique.
« À quarante cents, le mille carré, répéta Flint d’une voix qui finissait en une sorte de rossignolade, à quarante cents! »
Les quatre collègues du major Donellan se regardèrent. Avaient-ils donc épuisé leur crédit dès le début de la lutte? Étaient-ils déjà réduits à se taire?
« Allons, messieurs, reprit Andrew R. Gilmour, à quarante cents! Qui met au-dessus?… Quarante cents!… Cela vaut mieux que ça, la calotte polaire… »
On crut qu’il allait ajouter :
« … garantie pure glace. »
Mais, le délégué danois venait de dire :
« Cinquante cents! »
Et le délégué hollandais de surenchérir de dix cents.
« À soixante cents le mille carré! cria Flint. À soixante cents?… Personne ne dit mot? »
Ces soixante cents faisaient déjà la respectable somme de deux cent quarante-quatre mille deux cents dollars. [Note 8: 221 000 francs.]
Il arriva donc que l’assistance accueillit l’enchère de la Hollande avec un murmure de satisfaction.. Chose bizarre et bien humaine, les misérables cokneys sans le sou qui étaient là, les pauvres diables qui n’avaient rien dans leur poche, semblaient être le plus intéressés par cette lutte à coups de dollars.
Cependant, après l’intervention de Jacques Jansen, le major Donellan, levant la tête, avait regardé son secrétaire Dean Toodrink. Mais, sur un imperceptible signe négatif de celui-ci, il était resté bouche close.
Pour William S. Forster, toujours profondément plongé dans la lecture de ses mercuriales, il prenait en marge quelques notes au crayon.
Quant à J.-T. Maston, il répondait par un petit hochement de tête aux sourires de Mrs Evangélina Scorbitt.
« Allons, messieurs, un peu d’entrain!… Nous languissons!… C’est mou!… C’est mou!… reprit Andrew R. Gilmour. Voyons!… On ne dit plus rien!…. Nous allons adjuger?… »
Et son marteau s’abaissait et se relevait comme un goupillon entre les doigts d’un bedeau de paroisse.
« Soixante-dix cents! » dit le professeur Jan Harald d’une voix qui tremblait un peu.
— Quatre-vingts! riposta presque immédiatement le colonel Boris Karkof.
— Allons!… Quatre-vingts cents! » cria Flint, dont les gros yeux ronds s’allumaient au feu des enchères.
Un geste de Dean Toodrink fit lever comme un diable à ressort le major Donellan.
« Cent cents! » dit d’un ton bref le représentant de la Grande-Bretagne.
Ce seul mot engageait l’Angleterre de quatre cent sept mille dollars. [Note 9: 2 035 000 francs.]
Les parieurs pour le Royaume-Uni poussèrent un hurrah, qu’une partie du public renvoya comme un écho.
Les parieurs pour l’Amérique se regardèrent, assez désappointés. Quatre cent sept mille dollars? C’était déjà un gros chiffre pour cette fantaisiste région du Pôle nord. Quatre cent sept mille dollars d’ice-bergs, d’ice-fields et de banquises!
Et l’homme de la North Polar Practical Association qui ne soufflait mot, qui ne relevait même pas la tête! Est-ce qu’il ne se déciderait point à lancer enfin une surenchère? S’il avait voulu attendre que les délégués danois, suédois, hollandais et russe eussent épuisé leur crédit, il semblait bien que le moment fût arrivé. En effet, leur attitude indiquait que devant le « cent cents » du major Donellan, ils se décidaient à abandonner le champ de bataille.
« À cent cents le mille carré! reprit par deux fois le commissaire-priseur.
— Cent cents!… Cent cents!… Cent cents! répéta le crieur Flint, en se faisant un porte-voix de sa main à demi fermée.
— Personne ne met au-dessus? reprit Andrew R. Gilmour? C’est entendu?… C’est bien convenu?… Pas de regrets?… On va adjuger?… »
Et il arrondissait le bras qui agitait son marteau, en promenant un regard provocateur sur l’assistance, dont les murmures s’apaisèrent dans un silence émouvant.
« Une fois?… Deux fois?… reprit-il.
— Cent vingt cents, dit tranquillement William S. Forster, sans même lever les yeux, après avoir tourné la page de son journal.
— Hip!… hip!… hip! » crièrent les parieurs, qui avaient tenu les plus hautes cotes pour les États-Unis d’Amérique.
Le major Donellan s’était redressé à son tour. Son long cou pivotait mécaniquement à l’angle formé par les deux épaules, et ses lèvres s’allongeaient comme un bec. Il foudroyait du regard l’impassible représentant de la Compagnie américaine, mais sans parvenir à s’attirer une riposte même d’oeil à oeil. Ce diable de William S. Forster ne bougeait pas.
« Cent quarante, dit le major Donellan.
— Cent soixante, dit Forster.
— Cent quatre-vingts, clama le major.
— Cent quatre-vingt-dix, murmura Forster.
— Cent quatre-vingt-quinze cents! » hurla le délégué de la Grande-Bretagne.
Sur ce, croisant les bras, il sembla jeter un défi aux trente- huit États de la Confédération.
On aurait entendu marcher une fourmi, nager une ablette, voler un papillon, ramper un vermisseau, remuer un microbe. Tous les coeurs battaient. Toutes les vies étaient suspendues à la bouche du major Donellan. Sa tête, si mobile d’ordinaire, ne remuait plus. Quant à Dean Toodrink, il se grattait l’occiput à s’arracher le cuir chevelu.
Andrew R. Gilmour laissa passer quelques instants qui parurent « longs comme des siècles. » Le consignataire de morues continuait à lire son journal, et à crayonner des chiffres qui n’avaient évidemment aucun rapport avec l’affaire en question. Est-ce que, lui aussi, était au bout de son crédit? Est-ce qu’il renonçait à mettre une dernière surenchère? Est-ce que cette somme de cent quatre-vingt- quinze cents le mille carré, ou plus de sept cent quatre-vingt- treize mille dollars pour la totalité de l’immeuble, lui paraissait avoir atteint les dernières limites de l’absurde?
« Cent quatre-vingt-quinze cents! reprit le commissaire- priseur. Nous allons adjuger… »
Et son marteau était prêt à retomber sur la table.
« Cent quatre-vingt-quinze cents! répéta le crieur.
— Adjugez!… Adjugez! »
Cette injonction fut lancée par plusieurs spectateurs impatients, comme un blâme jeté aux hésitations d’Andrew R. Gilmour.
« Une fois… deux fois!… » cria-t-il.
Et tous les regards étaient dirigés sur le représentant de la North Polar Practical Association.
Eh bien! cet homme surprenant était en train de se moucher, longuement, dans un large foulard à carreaux, qui comprimait violemment l’orifice de ses fosses nasales.
Pourtant, les regards de J.-.T. Maston étaient dardés sur lui, tandis que les yeux de Mrs Evangélina Scorbitt suivaient la même direction. Et l’on eût pu reconnaître à la décoloration de leur figure combien était violente l’émotion qu’ils cherchaient à maîtriser. Pourquoi William S. Forster hésitait-il à surenchérir sur le major Donellan?
William S. Forster se moucha une seconde fois, puis une troisième fois, avec le bruit d’une véritable pétarade d’artifice. Mais, entre les deux derniers coups de nez, il avait murmuré d’une voix douce et modeste :
« Deux cents cents! »
Un long frisson courut à travers la salle. Puis, les hips américains retentirent à faire grelotter les vitres.
Le major Donellan, accablé, écrasé, aplati, était retombé près de Dean Toodrink, non moins démonté que lui. À ce prix du mille carré, cela faisait l’énorme somme de huit cent quatorze mille dollars, [Note 10: 4 070 000 francs.] et il était visible que le crédit britannique ne permettait pas de la dépasser.
« Deux cents cents! répéta Andrew R. Gilmour.
— Deux cents cents! vociféra Flint.
— Une fois… deux fois! reprit le commissaire-priseur. Personne ne met au-dessus?… »
Le major Donellan, mu par un mouvement involontaire, se releva de nouveau, regarda les autres délégués. Ceux-ci n’avaient d’espoir qu’en lui pour empêcher que la propriété du Pôle nord échappât aux Puissances européennes. Mais cet effort fut le dernier. Le major ouvrit la bouche, la referma, et, en sa personne, l’Angleterre s’affaissa sur son banc.
« Adjugé! cria Andrew Gilmour, en frappant la table du bout de son marteau d’ivoire.
— Hip!… hip!… hip! pour les États-Unis! » hurlèrent les gagnants de la victorieuse Amérique.
En un instant, la nouvelle de l’acquisition se répandit à travers les quartiers de Baltimore, puis, par les fils aériens, à la surface de toute la Confédération; puis, par les fils sous- marins, elle fit irruption dans l’Ancien Monde.
C’était la North Polar Practical Association, qui, par l’entremise de son homme de paille, William S. Forster, devenait propriétaire du domaine arctique, compris à l’intérieur du quatre-vingt-quatrième parallèle.
Et, le lendemain, lorsque William S. Forster alla faire la déclaration de command, le nom qu’il donna fut celui d’Impey Barbicane, en qui s’incarnait ladite compagnie sous la raison sociale : Barbicane and Co.
IV
Dans lequel reparaissent de vieilles
connaissances de nos jeunes
lecteurs.
Barbicane and Co!… Le président d’un cercle d’artilleurs!… En vérité, que venaient faire des artilleurs dans une opération de ce genre?… On va le voir.
Est-il bien nécessaire de présenter officiellement Impey Barbicane, président du Gun-Club, de Baltimore, et le capitaine Nicholl, et J.-T. Maston, et Tom Hunter aux jambes de bois, et le fringant Bilsby, et le colonel Bloomsberry, et leurs autres collègues? Non! Si ces bizarres personnages ont quelque vingt ans de plus depuis l’époque où l’attention du monde entier fut attirée sur eux, ils sont restés les mêmes, toujours aussi incomplets corporellement, mais toujours aussi bruyants, aussi audacieux, « aussi emballés », quand il s’agit de se lancer dans quelque aventure extraordinaire. Le temps n’a pas eu prise sur cette légion d’artilleurs à la retraite. Il les a respectés, comme il respecte les canons hors d’usage, qui meublent les musées des anciens arsenaux.
Si le Gun-Club comptait dix-huit cent trente trois membres lors de sa fondation il s’agit des personnes et non des membres, tels que bras ou jambes, dont la plupart d’entre eux étaient déjà privés, si trente mille cinq cent soixante- quinze correspondants s’enorgueillissaient du lien qui les rattachait audit club, ces chiffres n’avaient point diminué. Au contraire. Et même, grâce à l’invraisemblable tentative qu’il avait faite pour établir une communication directe entre la Terre et la Lune, [Note 11: Du même auteur, De la Terre à la Lune et Autour de la Lune.] sa célébrité s’était accrue dans une proportion énorme.
On n’a point oublié quel retentissement avait eu cette mémorable expérience qu’il convient de résumer en peu de lignes.
Quelques années après la guerre de sécession, certains membres du Gun-Club, ennuyés de leur oisiveté, s’étaient proposé d’envoyer un projectile jusqu’à la Lune au moyen d’une Columbiad monstre. Un canon, long de neuf cents pieds, large de neuf à l’âme, avait été solennellement coulé à City-Moon, dans le sol de la presqu’île floridienne, puis chargé de quatre cent mille livres de fulmi-coton. Lancé par ce canon, un obus cylindro-conique en aluminium s’était envolé vers l’astre des nuits sous la poussée de six milliards de litres de gaz. Après en avoir fait le tour par suite d’une déviation de sa trajectoire, il était retombé vers la Terre pour s’engouffrer dans le Pacifique, par 27°7’ de latitude nord et 41°37’ de longitude ouest. C’était dans ces parages que la frégate Susquehanna, de la marine fédérale, l’avait repêché à la surface de l’Océan, au grand profit de ses hôtes.
Des hôtes, en effet! Deux membres du Gun-Club, son président Impey Barbicane et le capitaine Nicholl, accompagnés d’un Français, très connu pour ses audaces de casse-cou, avaient pris place dans ce wagon-projectile. Tous trois étaient revenus de ce voyage sains et saufs. Mais, si les deux Américains étaient toujours là, prêts à se risquer en quelque nouvelle aventure, le Français Michel Ardan n’y était plus. De retour en Europe, il avait fait fortune, paraît-il, ce qui ne laissa pas de surprendre bien des gens, et, maintenant, il plantait ses choux, il les mangeait, il les digérait même, s’il faut en croire les reporters les mieux informés.
Après ce coup de tonnerre, Impey Barbicane et Nicholl avaient vécu sur leur célébrité dans un repos relatif. Toujours impatients des grandes choses, ils rêvaient de quelque autre opération de ce genre. L’argent ne leur manquait pas. Il en restait de leur dernière affaire près de deux cent mille dollars sur les cinq millions et demi que leur avait fournis la souscription publique, ouverte dans le Nouveau et l’Ancien Monde. En outre, rien qu’à s’exhiber à travers les États-Unis dans leur projectile d’aluminium comme des phénomènes dans une cage, ils avaient encore réalisé de belles recettes, et recueilli toute la gloire que peut comporter la plus exigeante des ambitions humaines.
Impey Barbicane et le capitaine Nicholl auraient donc pu se tenir tranquilles, si l’ennui ne les eût rongés. Et, c’est pour sortir de leur inaction, sans doute, qu’ils venaient d’acheter ce lot de régions arctiques.
Pourtant, qu’on ne l’oublie pas, si cette acquisition avait pu être faite au prix de huit cent mille dollars et plus, c’est que Mrs Evangélina Scorbitt avait mis dans l’affaire l’appoint qui lui manquait. Grâce à cette femme généreuse, l’Europe avait été vaincue par l’Amérique.
Voici à quoi tenait cette générosité :
Depuis leur retour, si le président Barbicane et le capitaine Nicholl jouissaient d’une incomparable célébrité, il était un homme qui en avait sa bonne part. On l’a deviné, il s’agit de J.-T. Maston, le bouillant secrétaire du Gun-Club. N’était-ce pas à cet habile calculateur que l’on devait les formules mathématiques qui avaient permis de tenter la grande expérience citée plus haut? S’il n’avait pas accompagné ses deux collègues lors de leur voyage extra- terrestre, ce n’était pas par peur, nom d’un boulet! Mais le digne artilleur, manchot du bras droit, était pourvu d’un crâne en gutta-percha, à la suite d’un de ces accidents trop communs à la guerre. Et, vraiment, en le montrant aux Sélénites, c’eût été leur donner une piteuse idée des habitants de la Terre, dont la Lune, après tout, n’est que l’humble satellite.
À son profond regret, J.-T. Maston avait donc dû se résigner à ne point partir. Toutefois, il n’était pas resté oisif. Après avoir procédé à la construction d’un immense télescope, qui fut dressé sur le sommet de Long’s Peak, l’un des plus hauts sommets de la chaîne des montagnes Rocheuses, il s’y était transporté de sa personne. Puis, dès que le projectile eut été signalé, décrivant sur le ciel sa majestueuse trajectoire, il n’avait plus quitté son poste d’observation. Là, devant l’oculaire du gigantesque instrument, il s’était donné pour tâche de chercher à suivre ses amis, dont le véhicule aérien filait à travers l’espace.
On devait les croire à jamais perdus pour la Terre, les audacieux voyageurs. En effet, ne pouvait-on craindre que le projectile, maintenu dans une nouvelle orbite par l’attraction lunaire, fût astreint à graviter éternellement auteur de l’astre des nuits comme un sous-satellite? Mais non! Une déviation, que l’on pourrait appeler providentielle, avait modifié la direction du projectile. Après avoir fait le tour de la Lune au lieu de l’atteindre, entraîné dans une chute progressivement accélérée, il était revenu vers notre sphéroïde avec une vitesse qui égalait cinquante sept mille six cents lieues à l’heure, au moment où il s’engloutissait dans les abîmes de la mer.
Heureusement, les masses liquides du Pacifique avaient amorti la chute, qui avait eu pour témoin la frégate américaine Susquehanna. Aussitôt la nouvelle en fut transmise à J.-T. Maston. Le secrétaire du Gun-Club revint en toute hâte de l’observatoire de Long’s Peak, afin d’opérer le sauvetage. Des sondages furent poursuivis dans les parages où s’était abîmé le projectile, et le dévoué J.-T. Maston n’hésita pas à revêtir l’habit du scaphandrier pour retrouver ses amis.
En réalité, il n’aurait pas été nécessaire de se donner tant de peine. Le projectile d’aluminium, déplaçant une quantité d’eau supérieure à son propre poids, était remonté au niveau du Pacifique, après avoir fait un superbe plongeon. Et c’est dans ces conditions que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et Michel Ardan furent rencontrés à la surface de l’Océan : ils jouaient aux dominos dans leur prison flottante.
Maintenant, pour en revenir à J.-T. Maston, il faut dire que la part prise par lui à ces extraordinaires aventures l’avait mis très en relief.
Certes, J.-T. Maston n’était pas beau avec son crâne postiche et son avant-bras droit, emmanché d’un crochet métallique. Il n’était pas jeune, non plus, ayant cinquante-huit ans sonnés et carillonnés à l’époque où commence ce récit. Mais l’originalité de son caractère, la vivacité de son intelligence, le feu qui animait son regard, l’ardeur qu’il apportait en toutes choses, en avaient fait un type idéal aux yeux de Mrs Evangélina Scorbitt. Enfin, son cerveau, soigneusement emmagasiné sous sa calotte de gutta-percha, était intact, et il passait encore, à juste titre, pour un des plus remarquables calculateurs de son temps.
Or, Mrs Evangélina Scorbitt bien que le moindre calcul lui donnât la migraine avait du goût pour les mathématiciens, si elle n’en avait pas pour les mathématiques. Elle les considérait comme des êtres d’une espèce particulière et supérieure. Songez donc! Des têtes où les x ballottent comme des noix dans un sac, des cerveaux qui se jouent avec les signes algébriques, des mains qui jonglent avec les intégrales triples, comme un équilibriste avec ses verres et ses bouteilles, des intelligences qui comprennent quelque chose à des formules de ce genre :
∫ ∫ ∫ φ( x y z ) dx dy dz.
Oui! Ces savants lui paraissaient dignes de toutes les admirations et bienfaits pour qu’une femme se sentît attirée vers eux proportionnellement aux masses et en raison inverse du carré des distances. Et précisément, J.-T. Maston était assez corpulent pour exercer sur elle une attraction irrésistible, et, quant à la distance, elle serait absolument nulle, s’ils pouvaient jamais être l’un à l’autre.
Cela, nous l’avouerons, ne laissait pas d’inquiéter le secrétaire du Gun-Club, qui n’avait jamais cherché le bonheur dans des unions si étroites. D’ailleurs, Mrs Evangélina Scorbitt n’était plus de la première jeunesse ni même de la seconde avec ses quarante-cinq ans, ses cheveux plaqués sur ses tempes, comme une étoffe teinte et reteinte, sa bouche trop meublée de dents trop longues dont elle n’avait pas perdu une seule, sa taille sans profil, sa démarche sans grâce. Bref, l’apparence d’une vieille fille, bien qu’elle eût été mariée quelques années à peine, il est vrai. Mais c’était une excellente personne, à laquelle rien n’aurait manqué des joies terrestres, si elle avait pu se faire annoncer dans les salons de Baltimore sous le nom de Mrs J.- T. Maston.
La fortune de cette veuve était très considérable. Non qu’elle fût riche comme les Gould, comme les Mackay, les Vanderbilt, les Gordon Bennett, dont la fortune dépasse le milliard, et qui pourraient faire l’aumône à un Rothschild! Non qu’elle possédât trois cents millions comme Mrs Moses Carper, deux cents millions comme Mrs Stewart, quatre- vingts millions comme Mrs Crocker, trois veuves, qu’on se le dise! ni qu’elle fût riche comme Mrs Hammersley, Mrs Helly Green, Mrs Maffitt, Mrs Marshall, Mrs Para Stevens, Mrs Mintury et quelques autres! Toutefois, elle aurait eu le droit de prendre place à ce mémorable festin de Fifth-Avenue Hôtel, à New-York, où l’on n’admettait que des convives cinq fois millionnaires. En réalité, Mrs Evangélina Scorbitt disposait de quatre bons millions de dollars, soit vingt millions de francs, qui lui venaient de John P. Scorbitt, enrichi dans le double commerce des articles de mode et des porcs salés. Eh bien! cette fortune, la généreuse veuve eût été heureuse de l’utiliser au profit de J.-T. Maston, auquel elle apporterait un trésor de tendresse plus inépuisable encore.
Et, en attendant, sur la demande de J.-T. Maston, Mrs Evangélina Scorbitt avait volontiers consenti à mettre quelques centaines de mille dollars dans l’affaire de la North Polar Practical Association, sans même savoir ce dont il s’agissait. Il est vrai, avec J.-T. Maston, elle était assurée que l’oeuvre ne pouvait être que grandiose, sublime, surhumaine. Le passé du secrétaire du Gun-Club lui répondait de l’avenir.
On juge si, après l’adjudication, lorsque la déclaration de command lui eut appris que le Conseil d’administration de la nouvelle Société allait être présidé par le président du Gun- Club, sous la raison sociale Barbicane and Co, elle dut avoir toute confiance. Du moment que J.-T. Maston faisait partie de « l’and Co », ne devait-elle pas s’applaudir d’en être la plus forte actionnaire?
Ainsi, Mrs Evangélina Scorbitt se trouvait propriétaire pour la plus grosse part de cette portion des régions boréales, circonscrites par le quatre-vingt-quatrième parallèle. Rien de mieux! Mais qu’en ferait-elle, ou plutôt, comment la Société prétendait-elle tirer un profit quelconque de cet inaccessible domaine?
C’était toujours la question, et si, au point de vue de ses intérêts pécuniaires, elle intéressait très sérieusement Mrs Evangélina Scorbitt, elle intéressait le monde entier au point de vue de la curiosité générale.
Cette femme excellente très discrètement d’ailleurs avait bien tenté de pressentir J.-T. Maston à ce sujet, avant de mettre des fonds à la disposition des promoteurs de l’affaire. Mais J.-T. Maston s’était invariablement tenu sur la plus grande réserve. Mrs Evangélina Scorbitt saurait bientôt de quoi il « retournait », mais pas avant que l’heure fût venue d’étonner l’univers en lui faisant connaître le but de la nouvelle Société!…
Sans doute, dans sa pensée, il s’agissait d’une entreprise, qui, comme a dit Jean Jacques, « n’eut jamais d’exemple et qui n’aura point d’imitateurs, » d’une oeuvre destinée à laisser loin derrière elle la tentative faite par les membres du Gun-Club pour entrer en communication directe avec le satellite terrestre.
Insistait-elle, J.-T. Maston, mettant son crochet sur ses lèvres à demi-fermées, se bornait à dire :
« Chère mistress Scorbitt, ayez confiance! »
Et, si Mrs Evangélina Scorbitt avait eu confiance « avant », quelle immense joie éprouvât-elle « après », lorsque le bouillant secrétaire lui eut attribué le triomphe des États-Unis d’Amérique et la défaite de l’Europe septentrionale.
« Mais ne puis-je enfin savoir maintenant?… demanda-t- elle en souriant à l’éminent calculateur.
— Vous saurez bientôt! » répondit J.-T. Maston, qui secoua vigoureusement la main de sa coassociée à l’américaine.
Cette secousse eut pour effet immédiat de calmer les impatiences de Mrs Evangélina Scorbitt.
Quelques jours plus tard, l’Ancien et le Nouveau Monde ne furent pas moins secoués, sans parler de la secousse qui les attendait dans l’avenir lorsque l’on connut le projet absolument insensé, pour la réalisation duquel la North Polar Practical Association allait faire appel à une souscription publique.
Effectivement, si la Société avait acquis cette portion des régions circumpolaires, c’était dans le but d’exploiter… les houillères du pôle boréal!
V
Et d’abord, peut-on admettre qu’il y ait des
houillères près du Pôle
nord?
Telle fut la première question qui se présenta à l’esprit des gens doués de quelques logique.
« Pourquoi y aurait-il des gisements de houille aux environs du Pôle? dirent les uns.
— Pourquoi n’y en aurait-il pas? » répondirent les autres.
On le sait, les couches de charbon, qui sont répandues sur de nombreux points de la surface du globe, abondent en diverses contrées de l’Europe. Quant aux deux Amériques, elles en possèdent de considérables, et peut-être les États- Unis en sont-ils le plus richement pourvus. Ces couches ne manquent d’ailleurs ni à l’Afrique, ni à l’Asie, ni à l’Océanie.
À mesure que la reconnaissance des territoires du globe est poussée plus avant, on découvre de ces gisements à tous les étages géologiques, l’anthracite dans les terrains les plus anciens, la houille dans les terrains carbonifères supérieurs, le stipite dans les terrains secondaires, le lignite dans les terrains tertiaires. Le combustible minéral ne fera pas défaut avant un temps qui se chiffre par des centaines d’années.
Et pourtant, l’extraction du charbon, dont l’Angleterre produit à elle seule cent soixante millions de tonnes, est annuellement de quatre cent millions de tonnes dans le monde entier. Or, cette consommation ne semble pas devoir cesser de s’accroître avec les besoins de l’industrie, qui vont toujours en s’augmentant. Que l’électricité se substitue à la vapeur comme force motrice, ce sera toujours une dépense égale de houille pour la production de cette force. L’estomac industriel ne vit que de charbon, il ne mange pas autre chose. L’industrie est un animal « carbonivore »; il faut bien le nourrir.
Et puis, ce charbon, ce n’est pas seulement un combustible, c’est aussi la substance tellurique, dont la science tire actuellement le plus de produits et de sous- produits pour tant d’usages divers. Avec les transformations qu’il subit dans les creusets du laboratoire, on peut teindre, sucrer, aromatiser, vaporiser, purifier, chauffer, éclairer, orner en produisant du diamant. Il est aussi utile que le fer : il l’est même plus.
Très heureusement, ce dernier métal, il n’est pas à craindre que l’on puisse jamais l’épuiser; c’est la composition même du globe terrestre.
En réalité, la Terre doit être considérée comme une masse de fer plus ou moins carburé à l’état de fluidité ignée, recouverte de silicates liquides, sorte de laitier que surmontent les roches solides et l’eau. Les autres métaux, aussi bien que l’eau et la pierre, n’entrent que pour une part extrêmement réduite dans la composition de notre sphéroïde.
Mais, si la consommation du fer est assurée jusqu’à la fin des siècles, celle de la houille ne l’est pas. Loin de là. Les, gens avisés, qui se préoccupent de l’avenir, même quand il se chiffre par plusieurs centaines d’années, doivent donc rechercher les charbonnages partout où la prévoyante nature les a formés aux époques géologiques.
« Parfait! » répondaient les opposants.
Et, aux États-Unis comme ailleurs, il se rencontre des gens qui, par envie ou haine, aiment à dénigrer, sans compter ceux qui contredisent pour le plaisir de contredire.
« Parfait! disaient ces opposants. Mais, pourquoi y aurait- il du charbon au Pôle nord?
— Pourquoi? répondaient les partisans du président Barbicane. Parce que, très vraisemblablement, à l’époque des formations géologiques, le volume du Soleil était tel, d’après la théorie de M. Blandet, que la différence de la température de l’Équateur et des Pôles n’était pas appréciable. Alors d’immenses forêts couvraient les régions septentrionales du globe, bien avant l’apparition de l’homme, lorsque notre planète était soumise à l’action permanente de la chaleur et de l’humidité. »
Et, c’est ce que les journaux, les revues, les magazines, à la dévotion de la Société, établissaient dans mille articles variés, tantôt sous la forme plaisante, tantôt sous la forme scientifique. Or, ces forêts, enlisées au temps des énormes convulsions qui ébranlaient le globe avant qu’il n’eût pris son assise définitive, avaient certainement dû se transformer en houillères, sous l’action du temps, des eaux et de la chaleur interne. Donc, rien de plus admissible que cette hypothèse, d’après laquelle le domaine polaire serait riche en gisements de houille, prêts à s’ouvrir sous la rivelaine du mineur.
De plus, il y avait des faits des faits indéniables. Ces esprits positifs, qui ne veulent point tabler sur de simples probabilités, ne pouvaient les mettre en doute, et ils étaient de nature à autoriser la recherche des différentes variétés de charbon à la surface des régions boréales.
Et c’est là précisément ce dont le major Donellan et son secrétaire s’entretenaient ensemble, quelques jours après, dans le plus sombre recoin de la taverne des Two Friends.
« Eh! disait Dean Toodrink, est-ce que ce Barbicane que Berry pende un jour aurait raison?
— C’est probable, répondit le major Donellan, et j’ajouterai même que cela doit être certain.
— Mais, alors, il y aurait des fortunes à gagner en exploitant les régions polaires!
— Assurément! répondit le major. Si l’Amérique du Nord possède de vastes gisements de combustible minéral, si on en signale fréquemment de nouveaux, il n’est pas douteux qu’il en reste encore de très importants à découvrir, monsieur Toodrink. Or, les terres arctiques paraissent être une annexe de ce continent américain. Identité de formation et d’aspect. Plus particulièrement, le Groënland est un prolongement du Nouveau-Monde, et il est certain que le Groënland tient à l’Amérique…
— Comme une tête de cheval, dont il a la forme, tient au corps de l’animal, fit observer le secrétaire du major Donellan.
— J’ajoute, reprit celui-ci, que, lors de ses explorations sur le territoire groënlandais, le professeur Nordenskiöld a reconnu des formations sédimentaires, constituées par des grès et des schistes avec des intercalations de lignite, qui renferment une quantité considérable de plantes fossiles. Rien que dans le district de Diskô, le danois Stoënstrup a reconnu soixante et onze gisements, où abondent les empreintes végétales, indiscutables vestiges de cette puissante végétation, qui se groupait autrefois avec une extraordinaire intensité autour de l’axe polaire.
— Mais plus haut?… demanda Dean Toodrink.
— Plus haut, ou plus loin, dans la direction du nord, répliqua le major, la présence de la houille s’est affirmée matériellement, et il semble qu’il n’y ait qu’à se baisser pour en prendre. Donc, si le charbon est ainsi répandu à la surface de ces contrées, ne peut-on en conclure presque avec certitude que les gisements s’enfoncent jusque dans les profondeurs de la croûte terrestre? »
Il avait raison, le major Donellan. Comme il connaissait à fond la question des formations géologiques au Pôle boréal, c’était là ce qui faisait de lui le plus irritable de tous les Anglais en cette circonstance. Et peut-être eût-il longtemps parlé sur ce sujet, s’il ne se fût aperçu que les habitués de la taverne cherchaient à l’écouter. Aussi, Dean Toodrink et lui jugèrent-ils prudent de se tenir sur la réserve, après que ledit Toodrink eut fait cette dernière observation :
« N’êtes-vous pas surpris d’une chose, major Donellan?
— Et de laquelle?
— C’est que, dans cette affaire où l’on devait s’attendre à voir figurer des ingénieurs ou tout au moins des navigateurs, puisqu’il s’agit du Pôle et de ses houillères, ce soient des artilleurs qui la dirigent!
— Juste, répondit le major, et cela est bien fait pour surprendre! »
Cependant, chaque matin, les journaux revenaient à la rescousse à propos de ces gisements…
« Des gisements? Et lesquels? demanda la Pall Mall Gazette, dans des articles furibonds, inspirés par le haut commerce anglais, qui déblatérait contre les arguments de la North Polar Practical Association.
— Lesquels? répondirent les rédacteurs du Daily-News, de Charleston, partisans déterminés du président Barbicane. Mais, tout d’abord, ceux qui ont été reconnus par le capitaine Nares, en 1875-76, sur la limite du quatre-vingt-deuxième degré de latitude en même temps que des strates qui indiquent l’existence d’une flore miocène, riche en peupliers, hêtres, viornes, noisetiers et conifères.
— Et, en 1881-1884, ajoutait le chroniqueur scientifique du New-York Witness, durant l’expédition du lieutenant Greely à la baie de lady Franklin, une couche de charbon n’a-t-elle pas été découverte par nos nationaux, à peu de distance du fort Conger, à la crique Watercourse? Et le docteur Pavy n’a-t-il pas pu soutenir avec raison, que ces contrées ne sont point dépourvues de dépôts carbonifères, vraisemblablement destinés par la prévoyante nature à combattre un jour le froid de ces régions désolées? »
On le comprend, lorsque des faits aussi probants étaient cités sous l’autorité des hardis découvreurs américains, les adversaires du président Barbicane ne savaient plus que répondre. Aussi les partisans du « pourquoi y en aurait-il, des gisements? » commençaient à baisser pavillon devant les partisans du « pourquoi n’y en aurait-il pas? » Oui! Il y en avait et probablement de très considérables. Le sol circumpolaire recelait des masses du précieux combustible, précisément enfoui dans les entrailles de ces régions où la végétation fût autrefois luxuriante.
Mais, si le terrain leur manquait sur la question des houillères dont l’existence n’était plus douteuse au sein des contrées arctiques, les détracteurs prenaient leur revanche en examinant la question sous un autre aspect.
« Soit! dit un jour le major Donellan, lors d’une discussion orale qu’il provoqua dans la salle même du Gun- Club, et au cours de laquelle il interpella le président Barbicane d’homme à homme. Soit! Je l’admets, je l’affirme même. Il y a des houillères dans le domaine acquis par votre Société. Mais allez donc les exploiter!…
— C’est ce que nous ferons, répondit tranquillement Impey Barbicane.
— Dépassez donc le quatre-vingt-quatrième parallèle, au delà duquel aucun explorateur n’a pu s’élever encore!
— Nous le dépasserons.
— Atteignez donc le Pôle même!
— Nous l’atteindrons. »
Et, à entendre le président du Gun-Club répondre avec tant de sang-froid, avec tant d’assurance, à voir cette opinion si hautement, si nettement affirmée, les plus obstinés se déclaraient hésitants. Ils se sentaient en présence d’un homme qui n’avait rien perdu de ses qualités d’autrefois, calme, froid, d’un esprit éminemment sérieux et concentré, exact comme un chronomètre, aventureux, mais apportant des idées pratiques jusque dans ses entreprises les plus téméraires…
Si le major Donellan avait une furieuse envie d’étrangler son adversaire, on peut en croire ceux qui ont approché cet estimable mais tempétueux gentleman. Bah! il était solide, le président Barbicane, moralement et physiquement, « ayant un grand tirant d’eau » pour employer une métaphore de Napoléon, et, par suite, capable de tenir contre vent et marée. Ses ennemis, ses rivaux, ses envieux, ne le savaient, que trop!
Toutefois, comme on ne peut empêcher les mauvais plaisants de se répandre en mauvaises plaisanteries, ce fut sous cette forme que l’irritation se déchaîna contre la nouvelle Société. On prêta au président du Gun-Club les projets les plus saugrenus. La caricature s’en mêla, surtout en Europe, et plus particulièrement dans le Royaume-Uni, qui ne pouvait digérer son insuccès, lors de cette bataille où les dollars avaient vaincu les pounds sterlings.
Ah! ce Yankee avait affirmé qu’il atteindrait le Pôle boréal! Ah! il mettrait le pied là où aucun être humain ne l’avait pu mettre encore! Ah! il planterait le pavillon des États-Unis sur le seul point du globe terrestre qui reste éternellement immobile, lorsque les autres sont emportés dans le mouvement diurne!
Et alors, les caricaturistes de se donner libre carrière.
Aux vitrines des principaux libraires et des kiosques des grandes villes de l’Europe, aussi bien que dans les importantes cités de la Confédération ce pays libre par excellence apparaissaient croquis et dessins, montrant le président Barbicane à la recherche des moyens les plus extravagants pour atteindre le Pôle.
Ici, l’audacieux Américain, aidé de tous les membres du Gun-Club, la pioche à la main, creusait un tunnel sous-marin à travers la masse des glaces immergées depuis les premières banquises jusqu’au quatre-vingt-dixième degré de latitude septentrionale, afin de déboucher à la pointe même de l’axe.
La, Impey Barbicane, accompagné de J.-T. Maston très ressemblant et du capitaine Nicholl, descendait en ballon sur ce lieu tant désiré, et, après une tentative effrayante, au prix de mille dangers, tous trois conquéraient, un morceau de charbon… pesant une demi-livre. C’était tout ce que contenait le fameux gisement des régions circumpolaires.
On « croquait » aussi, dans un numéro du Punch, journal anglais, J.-T. Maston, non moins visé que son chef par les caricaturistes. Après avoir été saisi en vertu de l’attraction du Pôle magnétique, le secrétaire du Gun-Club était irrésistiblement rivé au sol par son crochet de métal.
Mentionnons, à ce propos, que le célèbre calculateur était d’un tempérament trop vif pour prendre par son côté risible cette plaisanterie qui l’attaquait dans sa conformation personnelle. Il en fut extrêmement indigné, et Mrs Evangélina Scorbitt, on l’imagine aisément, ne fut pas la dernière à partager sa juste indignation.
Un autre croquis, dans la Lanterne magique, de Bruxelles, représentait, Impey Barbicane et les membres du Conseil d’administration de la Société, opérant au milieu des flammes, comme autant d’incombustibles salamandres. Pour fondre les glaces de l’océan Paléocrystique, n’avaient-ils pas eu l’idée de répandre à sa surface toute une mer d’alcool, puis d’enflammer cette mer ce qui convertissait le bassin polaire en un immense bol de punch? Et, jouant sur ce mot punch, le dessinateur belge n’avait-il pas poussé l’irrévérence jusqu’à représenter le président du Gun-Club sous la figure d’un ridicule polichinelle? [Note 12: Punch en anglais signifie polichinelle.]
Mais, de toutes ces caricatures, celle qui obtint le plus de succès fut publiée par le journal français Charivari sous la signature du dessinateur Stop. Dans un estomac de baleine, confortablement meublé et capitonné, Impey Barbicane et J.- T. Maston, attablés, jouaient aux échecs, en attendant leur arrivée à bon bort. Nouveaux Jonas, le président et son secrétaire n’avaient pas hésité à se faire avaler par un énorme mammifère marin, et c’était par ce nouveau mode de locomotion, après avoir passé sous les banquises, qu’ils comptaient atteindre l’inaccessible Pôle du globe.
Au fond, le flegmatique directeur de la Société nouvelle s’inquiétait peu de cette intempérance de plume et de crayon. Il laissait dire, chanter, parodier, caricaturer. Il n’en poursuivait pas moins son oeuvre.
En effet, après décision prise en conseil, la Société, définitivement maîtresse d’exploiter le domaine polaire dont la concession lui avait été attribuée par le gouvernement fédéral, venait de faire appel à une souscription publique pour la somme de quinze millions de dollars. Les actions émises à cent dollars devaient être libérées par un unique versement. Eh bien! tel était le crédit de Barbicane and Co que les souscripteurs affluèrent. Mais il faut bien le dire, ils appartenaient en presque totalité aux trente-huit États de la Confédération.
« Tant mieux! s’écrièrent les partisans de la North Polar Practical Association. L’oeuvre n’en sera que plus américaine! »
Bref, la « surface » que présentait Barbicane and Co était si bien établie, les spéculateurs croyaient avec tant de ténacité à la réalisation de ses promesses industrielles, ils admettaient si imperturbablement l’existence des houillères du Pôle boréal et la possibilité de les exploiter, que le capital de la nouvelle Société fut souscrit trois fois.
Les souscriptions durent donc être réduites des deux tiers, et, à la date du 16 décembre, le capital social fut définitivement constitué par un encaisse de quinze millions de dollars.
C’était environ trois fois plus que la somme souscrite au profit du Gun-Club, lors de la grande expérience du projectile envoyé de la Terre à la Lune.
VI
Dans lequel est interrompue une
conversation téléphonique entre
Mrs
Scorbitt et J.-T. Maston.
Non seulement le président Barbicane avait affirmé qu’il atteindrait son but, et maintenant le capital dont il disposait lui permettait d’y arriver sans se heurter à aucun obstacle mais il n’aurait certainement pas eu l’audace de faire appel aux capitaux, s’il n’eût été certain du succès.
Le Pôle nord allait enfin être conquis par l’audacieux génie de l’homme.
C’était avéré, le président Barbicane et son Conseil administration avaient les moyens de réussir là où tant d’autres avaient échoué. Ils feraient ce que n’avaient pu faire ni les Franklin, ni les Kane, ni les De Long, ni les Nares, ni les Greely. Ils franchiraient le quatre-vingt-quatrième parallèle, ils prendraient possession de la vaste portion du globe acquise par leur dernière enchère, ils ajouteraient au pavillon américain la trente-neuvième étoile du trente-neuvième État annexé à la Confédération américaine.
« Fumistes! » ne cessaient de répéter les délégués européens et leurs partisans de l’Ancien Monde.
Rien n’était plus vrai pourtant, et ce moyen pratique, logique, indiscutable, de conquérir le Pôle nord, moyen d’une simplicité que l’on pourrait dire enfantine, c’était J.- T. Maston qui le leur avait suggéré. C’était de ce cerveau, où les idées cuisaient dans une matière cérébrale en perpétuelle ébullition, que s’était dégagé le projet de cette grande oeuvre géographique, et la manière de la conduire à bonne fin.
On ne saurait trop le répéter, le secrétaire du Gun-Club était un remarquable calculateur nous dirions « émérite », si ce mot n’avait pas une signification diamétralement opposée à celle que le vulgaire lui prête. Ce n’était qu’un jeu pour lui de résoudre les problèmes les plus compliqués des sciences mathématiques. Il se riait des difficultés, aussi bien dans la science des grandeurs, qui est l’algèbre, que dans la science des nombres, qui est l’arithmétique. Aussi fallait-il le voir manier les symboles, les signes conventionnels qui forment la notation algébrique, soit que lettres de l’alphabet elles représentent les quantités ou grandeurs, soit que lignes accouplées ou croisées elles indiquent les rapports que l’on peut établir entre les quantités et les opérations auxquelles on les soumet.
Ah! les coefficients, les exposants, les radicaux, les indices et autres dispositions adoptées dans cette langue! Comme tous ces signes voltigeaient sous sa plume, ou plutôt sous le morceau de craie qui frétillait au bout de son crochet de fer, car il aimait à travailler au tableau noir! Et là, sur cette surface de dix mètres carrés, il n’en fallait pas moins à J.-T. Maston il se livrait à l’ardeur de son tempérament d’algébriste. Ce n’étaient point des chiffres minuscules qu’il employait dans ses calculs, non! c’étaient des chiffres fantaisistes, gigantesques, tracés d’une main fougueuse. Ses 2 et ses 3 s’arrondissaient comme des cocotes de papier; ses 7 se dessinaient comme des potences, et il n’y manquait qu’un pendu; ses 8 se recourbaient comme de larges paires de lunettes; ses 6 et ses 9 se paraphaient de queues interminables.
Et les lettres avec lesquelles il établissait ses formules, les premières de l'alphabet, a, b, c, qui lui servaient à représenter les quantités connues ou données, et les dernières, x, y, z, dont il se servait pour les quantités inconnues ou à déterminer, comme elles étaient accusées d'un trait plein, sans déliés, et plus particulièrement ses z, qui se contorsionnaient en zigzags fulgurants! Et quelle tournure, ses lettres grecques, les π, les λ, les ω, etc., dont un Archimède ou un Euclide eussent été fiers!
Quant aux signes, tracés d'une craie pure et sans tache, c'était tout simplement merveilleux. Ses + montraient bien que ce signe marque l'addition de deux quantités. Ses –, s'ils étaient plus humbles, faisaient encore bonne figure. Ses x se dressaient comme des croix de Saint-André. Quant à ses = , leurs deux traits, rigoureusement égaux, indiquaient, vraiment, que J.-T. Maston était d'un pays où l'égalité n'est pas une vaine formule, du moins entre types de race blanche. Même grandiose de facture pour ses < , pour ses > , pour ses >< , dessinés dans des proportions extraordinaires. Quant au signe √ , qui indique la racine d'un nombre ou d'une quantité, c'était son triomphe, et, lorsqu'il le complétait de la barre horizontale sous cette forme :
√¯¯¯¯¯
il semblait que ce bras indicateur, dépassant la limite du tableau noir, menaçait le monde entier de le soumettre à ses équations furibondes!
Et ne croyez pas que l’intelligence mathématiques de J.-T. Maston se bornât à l’horizon de l’algèbre élémentaire! Non! Ni le calcul différentiel, ni le calcul intégral, ni le calcul des variations, ne lui étaient étrangers, et c’est d’une main sûre qu’il traçait ce fameux signe de l’intégration, cette lettre, effrayante dans sa simplicité,
∫
somme d’une infinité d’éléments infiniment petits!
Il en était de même du signe Σ, qui représente la somme d'un nombre fini d'éléments finis, du signe ∞ par lequel les mathématiciens désignent l'infini, et de tous les symboles mystérieux qu'emploie cette langue incompréhensible du commun des mortels.
Enfin, cet homme étonnant eût été capable de s’élever jusqu’aux derniers échelons des hautes mathématiques.
Voilà ce qu’était J.-T. Maston! Voilà pourquoi ses collègues pouvaient avoir toute confiance, lorsqu’il se chargeait de résoudre les plus abracadabrants calculs posés par leurs audacieuses cervelles! Voilà ce qui avait amené le Gun-Club à lui confier le problème d’un projectile à lancer de la Terre à la Lune! Enfin, voilà pourquoi Mrs. Evangélina Scorbitt, enivrée de sa gloire, avait pour lui une admiration qui confinait à l’amour.
Du reste, dans le cas considéré c’est à dire la résolution de ce problème de la conquête du Pôle boréal J.-T. Maston n’aurait point à s’envoler dans les régions sublimes de l’analyse. Pour permettre aux nouveaux concessionnaires du domaine arctique de l’exploiter, le secrétaire du Gun-Club ne se trouverait qu’en face d’un problème de mécanique à résoudre, problème compliqué sans doute, qui exigerait des formules ingénieuses, nouvelles peut-être, mais dont il se tirerait à son avantage.
Oui! on pouvait se fier à J.-T. Maston, bien que la moindre faute eût été de nature à entraîner la perte de millions. Jamais, depuis l’âge où sa tête d’enfant s’était exercée aux premières notions de l’arithmétique, il n’avait commis une erreur même d’un millième de micron, [Note 13: Le micron mesure usuelle en optique égale un millième de millimètre.] lorsque ses calculs avaient pour objet la mesure d’une longueur. S’il se fût trompé rien que d’une vingtième décimale, il n’aurait pas hésité à faire sauter son crâne de gutta-percha.
Il importait d’insister sur cette aptitude si remarquable de J.-T. Maston. Cela est fait. Maintenant, il s’agit de le montrer en fonction, et, à ce propos, il est indispensable de revenir à quelques semaines en arrière.
C’était un mois environ avant la publication du document adressé aux habitants des deux Mondes, que J.-T. Maston s’était chargé de chiffrer les éléments du projet dont il avait suggéré à ses collègues les merveilleuses conséquences.
Depuis nombre d’années, J.-T. Maston demeurait au numéro 179 de Franklin-street, une des rues les plus tranquilles de Baltimore, loin du quartier des affaires, auxquelles il n’entendait rien, loin du bruit de la foule qui lui répugnait.
Là, il occupait une modeste habitation, connue sous le nom de Balistic-Cottage, n’ayant pour toute fortune que sa retraite d’officier d’artillerie et le traitement qu’il touchait comme secrétaire du Gun-Club. Il vivait seul, servi par son nègre Fire-Fire Feu-Feu! sobriquet digne du valet d’un artilleur. Ce nègre n’était pas un serviteur, c’était un servant, un premier servant, et il servait son maître comme il eût servi sa pièce.
J.-T. Maston était un célibataire convaincu, ayant cette idée que le célibat est encore la seule situation qui soit acceptable en ce monde sublunaire. Il connaissait le proverbe slave : « Une femme tire plus avec un seul cheveu que quatre boeufs à la charrue! » et il se défiait.
Et pourtant, s’il occupait solitairement Balistic-Cottage, c’était parce qu’il le voulait bien. On le sait, il n’aurait eu qu’un geste à faire pour changer sa solitude à un en solitude à deux, et la médiocrité de sa fortune pour les richesses d’un millionnaire. Il n’en pouvait douter : Mrs Evangelina Scorbitt eût été heureuse de… Mais, jusqu’ici du moins, J.-T. Maston n’eût pas été heureux de… Et il semblait certain que ces deux êtres, si bien faits l’un pour l’autre c’était du moins l’opinion de la tendre veuve n’arriveraient jamais à opérer cette transformation.
Le cottage était très simple. Un rez-de-chaussée à véranda et un étage au-dessus. Petit salon et petite salle à manger, en bas, avec la cuisine et l’office, contenus dans un bâtiment annexé en retour du jardinet. En haut, chambre à coucher sur la rue, cabinet de travail sur le jardin, où rien n’arrivait des tumultes de l’extérieur. Buen retiro du savant et du sage, entre les murs duquel s’étaient résolus tant de calculs, et qu’auraient envié Newton, Laplace ou Cauchy.
Quelle différence avec l’hôtel de Mrs Evangélina Scorbitt, élevé dans le riche quartier de New-Park, avec sa façade à balcons, revêtue des fantaisies sculpturales de l’architecture anglo-saxonne, à. la fois gothique et renaissance, ses salons richement meublés, son hall grandiose, ses galeries de tableaux, dans lesquelles les maîtres français tenaient la haute place, son escalier à double révolution, son nombreux domestique, ses écuries, ses remises, son jardin avec pelouses, grands arbres, fontaines jaillissantes, la tour qui dominait l’ensemble des bâtiments, au sommet de laquelle la brise agitait le pavillon bleu et or des Scorbitts!
Trois milles, oui! trois grands milles, au moins, séparaient l’hôtel de New-Park de Balistic-Cottage. Mais un fil téléphonique spécial reliait les deux habitations, et sur le « Allo! Allo! » qui demandait la communication entre le cottage et l’hôtel, la conversation s’établissait. Si les causeurs ne pouvaient se voir, ils pouvaient s’entendre. Ce qui n’étonnera personne, c’est que Mrs Evangélina Scorbitt appelait plus souvent J.-T. Maston devant sa plaque vibrante que J.-T. Maston n’appelait Mrs Evangélina Scorbitt devant la sienne. Alors le calculateur quittait son travail non sans quelque dépit, il recevait un bonjour amical, il y répondait par un grognement dont le courant électrique, il faut le croire, adoucissait les peu galantes intonations, et il se remettait à ses problèmes.
Ce fut dans la journée du 3 octobre, après une dernière et longue conférence, que J.-T. Maston prit congé de ses collègues pour se mettre à la besogne. Travail des plus important dont il s’était chargé, puisqu’il s’agissait de calculer les procédés mécaniques qui donneraient accès au Pôle boréal et permettraient d’exploiter les gisements enfouis sous ses glaces.
J.-T. Maston avait estimé à une huitaine de jours le temps exigé pour accomplir sa besogne mystérieuse, véritablement compliquée et délicate, nécessitant la résolution d’équations diverses, qui portaient sur la mécanique, la géométrie analytique à trois dimensions, la géométrie polaire et la trigonométrie.
Afin d’échapper à toute cause de trouble, il avait été convenu que le secrétaire du Gun-Club, retiré dans son cottage, n’y serait dérangé par personne. Un gros chagrin pour Mrs Evangélina Scorbitt; mais elle dut se résigner. Aussi, en même temps que le président Barbicane, le capitaine Nicholl, leurs collègues le fringant Bilsby, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de bois, était- elle venue, dans l’après-midi, faire une dernière visite à J.-T. Maston.
« Vous réussirez, cher Maston! dit-elle, au moment où ils allaient se séparer.
— Et surtout, ne commettez pas d’erreur! ajouta en souriant le président Barbicane.
— Une erreur!… lui!… s’écria Mrs Evangélina Scorbitt.
— Pas plus que Dieu n’en a commis en combinant les lois de la mécanique céleste! » répondit modestement le secrétaire du Gun-Club.
Puis, après une poignée de main des uns, après quelques soupirs de l’autre, souhaits de réussite et recommandations de ne point se surmener, par un travail excessif, chacun prit congé du calculateur. La porte de Balistic-Cottage se ferma, et Fire-Fire eut ordre de ne la rouvrir à personne fût-ce même au président des États-Unis d’Amérique.
Pendant les deux premiers jours de réclusion, J.-T. Maston réfléchit de tête, sans prendre la craie, au problème qui lui était posé. Il relut certains ouvrages relatifs aux éléments, la Terre, sa masse, sa densité, son volume, sa forme, ses mouvements de rotation sur son axe et de translation le long de son orbite éléments qui devaient former la base de ses calculs.
Voici les principales de ces données, qu’il est bon de remettre sous les yeux du lecteur :
Forme de la Terre : un ellipsoïde de révolution, dont le plus long rayon est de 6 377 398 mètres ou 1594 lieues de 4 kilomètres en nombres ronds le plus court étant de 6 356 080 mètres ou de 1589 lieues. Cela constitue pour les deux rayons, par suite de l’aplatissement de notre sphéroïde aux Pôles, une différence de 21 318 mètres, environ 5 lieues.
Circonférence de la Terre à l’Équateur : 40 000 kilomètres, soit 10 000 lieues de 4 kilomètres.
Surface de la Terre évaluation approximative : 510 millions de kilomètres carrés.
Volume de la Terre : environ 1000 milliard de kilomètres cubes, c’est-à-dire de cubes ayant chacun mille mètres en longueur, largeur et hauteur.
Densité de la Terre : à peu près cinq fois celle de l’eau, c’est-à-dire un peu supérieure à la densité du spath pesant, presque celle de l’iode, soit 5480 kilogrammes pour poids moyen d’un mètre cube de la Terre, supposée pesée par morceaux successivement amenés à sa surface. C’est le nombre qu’a déduit Cavendish au moyen de la balance inventée et construite par Mitchell, ou plus rigoureusement 5670 kilogrammes, d’après les rectifications de Baily. MM. Wilsing, Cornu, Baille, etc., ont depuis répété ces mesures.
Durée de translation de la Terre autour du soleil : 365 jours un quart, constituant l’année solaire, ou plus exactement 365 jours 6 heures 9 minutes 10 secondes 37 centièmes, ce qui donne à notre sphéroïde par seconde une vitesse de 30 400 mètres ou 7 lieues 6 dixièmes.
Chemin parcouru dans la rotation de la Terre sur son axe par les points de sa surface situés à l’Équateur : 463 mètres par seconde ou 417 lieues par heure.
Voici, maintenant, quelles furent les unités de longueur, de force, de temps et d’angle, que prit J.-T. Maston pour mesure dans ses calculs : le mètre, le kilogramme, la seconde, et l’angle au centre qui intercepte dans un cercle quelconque un arc égal au rayon.
Ce fut le 5 octobre, vers cinq heures de l’après-midi il importe de préciser quand il s’agit d’une oeuvre aussi mémorable que J.-T. Maston, après mûres réflexions, se mit au travail écrit. Et, tout d’abord, il attaqua son problème par la base, c’est-à-dire par le nombre qui représente la circonférence de la Terre à l’un de ses grands cercles, soit à l’Équateur.
Le tableau noir était là, dans un angle du cabinet, sur le chevalet de chêne ciré, bien éclairé par l’une des fenêtres qui s’ouvrait du côté du jardin. De petits bâtons de craie étaient rangés sur la planchette ajustée au bas du tableau. L’éponge pour effacer se trouvait à portée de la main gauche du calculateur. Quant à sa main droite ou plutôt son crochet postiche, il était réservé pour le tracé des figures, des formules et des chiffres.
Au début, J.-T. Maston, décrivant un trait remarquablement circulaire, traça une circonférence qui représentait le sphéroïde terrestre. À l’Équateur, la courbure du globe fut marquée par une ligne pleine, représentant la partie antérieure de la courbe, puis par une ligne ponctuée, indiquant la partie postérieure de manière à bien faire sentir la projection d’une figure sphérique. Quant à l’axe sortant par les deux Pôles, ce fut un trait perpendiculaire au plan de l’Équateur, que marquèrent les lettres N et S.
Puis, sur le coin à droite du tableau, fut inscrit ce nombre, qui représente en mètres la circonférence de la Terre :
40 000 000
Cela fait, J.-T. Maston se mit en posture pour commencer la série de ses calculs.
Il était si préoccupé qu’il n’avait point observé l’état du ciel lequel s’était sensiblement modifié dans l’après-midi. Depuis une heure, montait un de ces gros orages, dont l’influence affecte l’organisme de tous les êtres vivants. Des nuages livides, sortes de flocons blanchâtres, accumulés sur un fond gris mat, passaient pesamment au-dessus de la ville. Des roulements lointains se répercutaient entre les cavités sonores de la Terre et de l’espace. Un ou deux éclairs avaient déjà zébré l’atmosphère, où la tension électrique était portée au plus haut point.
J.-T. Maston, de plus en plus absorbé, ne voyait rien, n’entendait rien.
Soudain, un timbre électrique troubla par ses tintements précipités le silence du cabinet.
« Bon! s’écria J.-T. Maston. Quand ce n’est pas par la porte que viennent les importuns, c’est par le fil téléphonique!… Une belle invention pour les gens qui veulent rester en repos!… Je vais prendre la précaution d’interrompre le courant pendant toute la durée de mon travail! »
Et, s’avançant vers la plaque :
« Que me veut-on? demanda-t-il.
— Entrer en communication pour quelques instants! répondit une voix féminine.
— Et qui me parle?…
— Ne m’avez-vous pas reconnue, cher monsieur Maston? C’est moi… mistress Scorbitt!
— Mistress Scorbitt!… Elle ne me laissera donc pas une minute de tranquillité! »
Mais ces derniers mots peu agréables pour l’aimable veuve furent prudemment murmurés à distance, de manière à ne pas impressionner la plaque de l’appareil.
Puis J.-T. Maston, comprenant qu’il ne pouvait se dispenser de répondre, au moins par une phrase polie, reprit :
« Ah! c’est vous, mistress Scorbitt?
— Moi, cher monsieur Maston!
— Et que me veut mistress Scorbitt?…
— Vous prévenir qu’un violent orage ne tardera pas à éclater au-dessus de la ville!
— Eh bien, je ne puis l’empêcher…
— Non, mais je viens vous demander si vous avez eu soin de fermer vos fenêtres… »
Mrs Evangélina Scorbitt avait à peine achevé cette phrase, qu’un formidable coup de tonnerre emplissait l’espace. On eût dit qu’une immense pièce de soie se déchirait sur une longueur infinie. La foudre était tombée dans le voisinage de Balistic-Cottage, et le fluide, conduit par le fil du téléphone, venait d’envahir le cabinet du calculateur avec une brutalité toute électrique.
J.-T. Maston, penché sur la plaque de l’appareil, reçut la plus belle gifle voltaïque qui ait jamais été appliquée sur la joue d’un savant. Puis, l’étincelle filant par son crochet de fer, il fut renversé comme un simple capucin de carte. En même temps, le tableau noir, heurté par lui, vola dans un coin de la chambre. Après quoi, la foudre, sortant par l’invisible trou d’une vitre, gagna un tuyau de conduite et alla se perdre dans le sol.
Abasourdi on le serait à moins J.-T. Maston se releva, se frotta les différentes parties du corps, s’assura qu’il n’était point blessé. Cela fait, n’ayant rien perdu de son sang-froid, comme il convenait à un ancien pointeur de Columbiad, il remit tout en ordre dans son cabinet, redressa son chevalet, replaça son tableau, ramassa les bouts de craie éparpillés sur le tapis, et vint reprendre son travail si brusquement interrompu.
Mais il s’aperçut alors que, par suite de la chute du tableau, l’inscription qu’il avait tracée à droite, et qui représentait en mètres la circonférence terrestre à l’Équateur, était partiellement effacée. Il commençait donc à la rétablir, lorsque le timbre résonna de nouveau avec un titillement fébrile.
« Encore! » s’écria J.-T. Maston.
Et il alla se placer devant l’appareil.
« Qui est là?… demanda-t-il.
— Mistress Scorbitt.
— Et que me veut mistress Scorbitt?
— Est-ce que cet horrible tonnerre n’est pas tombé sur Balistic-Cottage?
— J’ai tout lieu de le croire!
— Ah! grand Dieu!… La foudre…
— Rassurez-vous, mistress Scorbitt!
— Vous n’avez pas eu de mal, cher monsieur Maston?
— Pas eu…
— Vous êtes bien certain de ne pas avoir été touché?…
— Je ne suis touché que de votre amitié pour moi, crut devoir répondre galamment J.-T. Maston.
— Bonsoir, cher Maston!
— Bonsoir, chère mistress Scorbitt. »
Et il ajouta en retournant à sa place :
« Au diable soit-elle, cette excellente femme! Si elle ne m’avait pas si maladroitement appelé au téléphone, je n’aurais pas couru le risque d’être foudroyé! »
Cette fois, c’était bien fini. J.-T. Maston ne devait plus être dérangé au cours de sa besogne. D’ailleurs, afin de mieux assurer le calme nécessaire à ses travaux, il rendit son appareil complètement aphone, en interrompant la communication électrique.
Reprenant pour base le nombre qu’il venait d’écrire, il en déduisit les diverses formules, puis, finalement, une formule définitive, qu’il posa à gauche sur le tableau, après avoir effacé tous les chiffres dont il l’avait tirée.
Et alors, il se lança dans une interminable série de signes algébriques…
Huit jours plus tard, le 11 octobre, ce magnifique calcul de mécanique était résolu, et le secrétaire du Gun-Club apportait triomphalement à ses collègues la solution du problème qu’ils attendaient avec une impatience bien naturelle.
Le moyen pratique d’arriver au Pôle nord pour en exploiter les houillères était mathématiquement établi. Aussi, une Société fut-elle fondée sous le titre de North Polar Practical Association, à laquelle le gouvernement de Washington accordait la concession du domaine arctique pour le cas où l’adjudication l’en rendrait propriétaire. On sait comment, l’adjudication ayant été faite au profit des États-Unis d’Amérique, la nouvelle Société fit appel au concours des capitalistes des deux Mondes.
VII
Dans lequel le président Barbicane n’en dit
pas plus qu’il ne lui
convient d’en dire.
Le 22 décembre, les souscripteurs de Barbicane and Co furent convoqués en assemblée générale. Il va sans dire que les salons du Gun-Club avaient été choisis pour lieu de réunion dans l’hôtel d’Union-square. Et, en vérité, c’est à peine si le square lui-même eût suffi à enfermer la foule empressée des actionnaires. Mais le moyen de faire un meeting en plein air, à cette date, sur l’une des places de Baltimore, lorsque la colonne mercurielle s’abaisse de dix degrés centigrades au-dessous du zéro de la glace fondante.
Ordinairement, le vaste hall de Gun-Club on ne l’a peut- être pas oublié était orné d’engins de toutes sortes empruntés à la noble profession de ses membres. On eût dit un véritable musée d’artillerie. Les meubles eux-mêmes, sièges et tables, fauteuils et divans, rappelaient, par leur forme bizarre, ces engins meurtriers, qui avaient envoyé dans un monde meilleur tant de braves gens dont le secret désir eût été de mourir de vieillesse.
Eh bien! ce jour-là, il avait fallu remiser cet encombrement. Ce n’était pas une assemblée guerrière, c’était une assemblée industrielle et pacifique qu’Impey Barbicane allait présider. Large place avait donc été faite aux nombreux souscripteurs, accourus de tous les points des États-Unis. Dans le hall, comme dans les salons y attenant, ils se pressaient, s’écrasaient, s’étouffaient, sans compter l’interminable queue, dont les remous se prolongeaient jusqu’au milieu d’Union-square.
Bien entendu, les membres du Gun-Club, premiers souscripteurs des actions de la nouvelle Société, occupaient des places rapprochées du bureau. On distinguait parmi eux, plus triomphants que jamais, le colonel Bloomsberry, Tom Hunter aux jambes de bois et leur collègue le fringant Bilsby. Très galamment, un confortable fauteuil avait été réservé à Mrs Evangélina Scorbitt, qui aurait véritablement eu le droit, en sa qualité de plus forte propriétaire de l’immeuble arctique, de siéger à côté du président Barbicane. Nombre de femmes, d’ailleurs, appartenant à toutes les classes de la cité, fleurissaient de leurs chapeaux aux bouquets assortis, aux plumes extravagantes, aux rubans multicolores, la bruyante foule qui se pressait sous la coupole vitrée du hall.
En somme, pour l’immense majorité, les actionnaires présents à cette assemblée pouvaient être considérés, non seulement comme des partisans, mais comme des amis personnels des membres du Conseil d’administration.
Une observation, cependant. Les délégués européens, suédois, danois, anglais, hollandais et russe, occupaient des places spéciales, et, s’ils assistaient à cette réunion, c’est que chacun d’eux avait souscrit le nombre d’actions qui donnait droit à une voix délibérative. Après avoir été si parfaitement unis pour acquérir, ils ne l’étaient pas moins, actuellement, pour dauber les acquéreurs. On imagine aisément quelle intense curiosité. les poussait à connaître la communication que le président Barbicane allait faire. Cette communication on n’en doutait pas jetterait la lumière sur les procédés imaginés pour atteindre le Pôle boréal. N’y avait-il pas là une difficulté plus grande encore que d’en exploiter les houillères? S’il se présentait quelques objections à produire, Éric Baldenak, Boris Karkof, Jacques Jansen, Jan Harald, ne se gêneraient pas pour demander la parole. De son côté, le major Donellan, soufflé par Dean Toodrink, était bien décidé à pousser son rival Impey Barbicane jusque dans ses derniers retranchements.
Il était huit heures du soir. Le hall, les salons, les cours du Gun-Club resplendissaient des lueurs que leur versaient les lustres Edison. Depuis l’ouverture des portes assiégées par le public, un tumulte d’incessants murmures se dégageait de l’assistance. Mais tout se tut, lorsque l’huissier annonça l’entrée du Conseil d’administration.
La, sur une estrade drapée, devant une table à tapis noirâtre, en pleine lumière, prirent place le président Barbicane, le secrétaire J.-T. Maston, leur collègue le capitaine Nicholl. Un triple hurrah, ponctué de grognements et de hips, éclata dans le hall et se déchaîna jusqu’aux rues adjacentes.
Solennellement, J.-T. Maston et le capitaine Nicholl s’étaient assis dans la plénitude de leur célébrité.
Alors, le président Barbicane, qui était resté debout, mit sa main gauche dans sa poche, sa main droite dans son gilet, et prit la parole en ses termes :
« Souscripteurs et Souscriptrices,
« Le Conseil d’administration de la North Polar Practical Association vous a réunis dans les salons du Gun-Club, afin de vous faire une importante communication.
« Vous l’avez appris par les discussions des journaux, le but de notre nouvelle Société est l’exploitation des houillères du Pôle arctique, dont la concession nous a été faite par le gouvernement fédéral. Ce domaine, acquis après vente publique, constitue l’apport de ses propriétaires dans l’affaire dont il s’agit. Les fonds, mis à leur disposition par la souscription close le 11 décembre dernier, vont leur permettre d’organiser cette entreprise, dont le rendement produira un taux d’intérêt inconnu jusqu’à ce jour en n’importe quelles opérations commerciales ou industrielles. »
Ici, premiers murmures approbatifs, qui interrompirent un instant l’orateur.
« Vous n’ignorez pas, reprit-il, comment nous avons été amenés à admettre l’existence de riches gisements de houille, peut-être aussi d’ivoire fossile, dans les régions circumpolaires. Les documents publiés par la presse du monde entier [Note 14: Actuellement, le poids des journaux dépasse chaque année 300 millions de kilogrammes.] ne peuvent laisser aucun doute sur l’existence de ces charbonnages.
« Or, la houille est devenue la source de toute l’industrie moderne. Sans parler du charbon ou du coke, utilisés pour le chauffage, de son emploi pour la production de la vapeur ou de l’électricité, faut-il vous citer ses dérivés, les couleurs de garance, d’orseille, d’indigo, de fuchsine, de carmin, les parfums de vanille, d’amande amère, de reine des prés, de girofle, de winter-green, d’anis, de camphre, de thymol et d’héliotropine, les picrates, l’acide salicylique, le naphtol, le phénol, l’antipyrine, la benzine, la naphtaline, l’acide pyrogallique, l’hydroquinone, le tannin, la saccharine, le goudron, l’asphalte, le brai, les huiles de graissage, les vernis, le prussiate jaune de potasse, le cyanure, les amers, etc., etc., etc. »
Et, après cette énumération, l’orateur respira comme un coureur époumoné qui s’arrêta pour reprendre haleine. Puis, continuant, grâce à une longue inspiration d’air :
« Il est donc certain, dit-il, que la houille, cette substance précieuse entre toutes, s’épuisera en un temps assez limité par suite d’une consommation à outrance. Avant cinq cents ans, les houillères en exploitation jusqu’à ce jour seront vidées…
— Trois cents! s’écria un des assistants.
— Deux cents! répondit un autre.
— Disons dans un délai plus ou moins rapproché, reprit le président Barbicane, et mettons-nous en mesure de découvrir quelques nouveaux lieux de production, comme si la houille devait manquer avant la fin du dix-neuvième siècle. »
Ici, une interruption pour permettre aux auditeurs de dresser leurs oreilles, puis, une reprise on ces termes :
« C’est pourquoi, souscripteurs et souscriptrices, levez- vous, suivez-moi et partons pour le Pôle! »
Et, de fait, tout le public s’ébranla, prêt à boucler ses malles, comme si le président Barbicane eût montré un navire en partance pour les régions arctiques.
Une observation, jetée d’une voix aigre et claire par le major Donellan, arrêta net ce premier mouvement aussi enthousiaste qu’inconsidéré.
« Avant de démarrer, demanda-t-il, je pose la question de savoir comment on peut se rendre au Pôle? Avez-vous la prétention d’y aller par mer?
— Ni par mer, ni par terre, ni par air, » répliqua doucement le président Barbicane.
Et l’assemblée se rassit, en proie à un sentiment de curiosité bien compréhensible.
« Vous n’êtes pas sans connaître, reprit l’orateur, quelles tentatives ont été faites pour atteindre ce point inaccessible du sphéroïde terrestre. Cependant, il convient que je vous les rappelle sommairement. Ce sera rendre un juste honneur aux hardis pionniers qui ont survécu, et à ceux qui ont succombé dans ces expéditions surhumaines. »
Approbation unanime, qui courut à travers les auditeurs, quelle que fût leur nationalité.
« En 1845, reprit le président Barbicane, l’anglais sir John Franklin, dans un troisième voyage avec l’Erebus et le Terror, dont l’objectif est de s’élever jusqu’au Pôle, s’enfonce à travers les parages septentrionaux, et on n’entend plus parler de lui.
« En 1854, l’Américain Kane et son lieutenant Morton s’élancent à la recherche de sir John Franklin, et, s’ils revinrent de leur expédition, leur navire Advance ne revint pas.
« En 1859, l’anglais Mac Clintock découvre un document duquel il appert qu’il ne reste pas un survivant de la campagne de l’Erebus et du Terror.
« En 1860, l’Américain Hayes quitte Boston sur le schooner United-States, dépasse le quatre-vingt-unième parallèle, et revient en 1862, sans avoir pu s’élever plus haut, malgré les héroïques efforts de ses compagnons.
« En 1869, les capitaines Koldervey et Hegeman, Allemands tous deux, partent de Bremerhaven, sur la Hansa et la Germania. La Hansa, écrasée par les glaces, sombre un peu au-dessous du soixante et onzième degré de latitude, et l’équipage ne doit son salut qu’à ses chaloupes qui lui permettent de regagner le littoral du Groënland. Quant à la Germania, plus heureuse, elle rentre au port de Bremerhaven, mais elle n’avait pu dépasser le soixante-dix-septième parallèle.
« En 1871, le capitaine Hall s’embarque à New-York sur le steamer Polaris. Quatre mois après, pendant un pénible hivernage, ce courageux marin succombe aux fatigues. Un an plus tard, le Polaris, entraîné par les icebergs, sans s’être élevé au quatre-vingt-deuxième degré de latitude, est brisé au milieu des banquises en dérive. Dix-huit hommes de son bord, débarqués sous les ordres du lieutenant Tyson, ne parviennent à regagner le continent qu’en s’abandonnant sur un radeau de glace aux courants de la mer arctique, et jamais on n’a retrouvé les treize hommes perdus avec le Polaris.
« En 1875, l’Anglais Nares quitte Portsmouth avec l’Alerte et la Découverte. C’est dans cette campagne mémorable, où les équipages établirent leur quartier d’hiver entre le quatre vingt-deuxième et le quatre-vingt-troisième parallèle, que le capitaine Markham, après s’être avancé dans la direction du nord, s’arrête à quatre cents milles [Note 15: 740 kilomètres.] seulement du pôle arctique, dont personne ne s’était autant rapproché avant lui.
« En 1879, notre grand citoyen Gordon Bennett… »
Ici trois hurrahs, poussés à pleine poitrine, acclamèrent le nom du « grand citoyen », le directeur du New-York Herald.
« … arme la Jeannette qu’il confie au commandant De Long, appartenant à une famille d’origine française. La Jeannette part de San Francisco avec trente-trois hommes, franchit le détroit de Behring, est prise dans les glaces à la hauteur de l’île Herald, sombre à la hauteur de l’île Bennett, à peu près sur le soixante dix-septième parallèle. Ses hommes n’ont plus qu’une ressource : c’est de se diriger vers le sud avec les canots qu’ils ont sauvés ou à la surface des ice- fields. La misère les décime. De Long meurt en octobre. Nombre de ses compagnons sont frappés comme lui, et douze seulement reviennent de cette expédition.
« Enfin, en 1881, l’Américain Greely quitte le port Saint- Jean de Terre-Neuve avec le steamer Proteus, afin d’aller établir une station à la baie de lady Franklin, sur la terre de Grant, un peu au-dessous du quatre-vingt-deuxième degré. En cet endroit est fondé le fort Conger. De là, les hardis hiverneurs se portent vers l’ouest et vers le nord de la baie. Le lieutenant Lockwood et son compagnon Brainard, en mai 1882, s’élèvent jusqu’à quatre-vingt-trois degrés trente-cinq minutes, dépassant le capitaine Markham de quelques milles.
« C’est le point extrême atteint jusqu’à ce jour! C’est l’Ultima Thule de la cartographie circumpolaire! »
Ici, nouveaux hurrahs, panachés des hips réglementaires, en l’honneur des découvreurs américains.
« Mais, reprit le président Barbicane, la campagne devait mal finir. Le Proteus sombre. Ils sont là vingt-quatre colons arctiques, voués à des misères épouvantables. Le docteur Pavy, un Français, et bien d’autres, sont atteints mortellement. Greely, secouru par la Thétis en 1883, ne ramène que six de ses compagnons. Et l’un des héros de la découverte, le lieutenant Lockwood, succombe à son tour, ajoutant un nom de plus au douloureux martyrologe de ces régions! »
Cette fois, ce fut un respectueux silence qui accueillit ces paroles du président Barbicane, dont toute l’assistance partageait la légitime émotion.
Puis, il reprit d’une voix vibrante :
« Ainsi donc, malgré tant de dévouement et de courage, le quatre-vingt-quatrième parallèle n’a jamais pu être dépassé. Et même, on peut affirmer qu’il ne le sera jamais par les moyens qui ont été employés jusqu’à ce jour, soit des navires pour atteindre la banquise, soit des radeaux pour franchir les champs de glace. Il n’est pas permis à l’homme d’affronter de pareils dangers, de supporter de tels abaissements de température. C’est donc par d’autres voies qu’il faut marcher à la conquête du Pôle! »
On sentit, au frémissement des auditeurs, que là était le vif de la communication, le secret cherché et convoité par tous.
« Et comment vous y prendrez-vous monsieur?… demanda le délégué de l’Angleterre.
— Avant dix minutes, vous le saurez, major Donellan, répondit le président Barbicane,[Note 16: Dans la nomenclature des découvreurs qui ont tenté de s’élever jusqu’au Pôle, Barbicane a omis le nom du capitaine Hatteras, dont le pavillon aurait flotté sur le quatre-vingt-dixième degré. Cela se comprend, ledit capitaine n’étant, vraisemblablement, qu’un héros imaginaire. (Anglais au pôle Nord et Désert de Glace, du même auteur).] et j’ajoute, en m’adressant à tous nos actionnaires : Ayez confiance en nous, puisque les promoteurs de l’affaire sont les mêmes hommes qui, s’embarquant dans un projectile cylindro-conique…
— Cylindro-comique! s’écria Dean Toodrink.
— … ont osé s’aventurer jusqu’à la Lune…
— Et on voit bien qu’ils en sont revenus! » ajouta le secrétaire du major Donellan, dont les observations malséantes provoquèrent de violentes protestations. »
Mais le président Barbicane, haussant les épaules, reprit d’une voix ferme :
« Oui, avant dix minutes, souscripteurs et souscriptrices, vous saurez à quoi vous en tenir. »
Un murmure, fait de Oh! de Eh! et de Ah! prolongés, accueillit cette réponse.
En vérité, il semblait que l’orateur venait de dire au public :
« Avant dix minutes, nous serons au Pôle! »
Il poursuivit en ces termes :
« Et d’abord, est-ce un continent qui forme la calotte arctique de la Terre? N’est-ce point une mer, et le commandant Nares n’a-t-il pas eu raison de la nommer « mer
Paléocrystique », c’est-à-dire mer des anciennes glaces? À cette demande, je répondrai : Nous ne le pensons pas.
— Cela ne peut suffire! s’écria Éric Baldenak. Il ne s’agit pas de ne « point penser », il s’agit d’être certain…
— Eh bien! nous le sommes, répandrai-je à mon bouillant interrupteur. Oui! C’est un terrain solide, non un bassin liquide, dont la North Polar Practical Association a fait l’acquisition, et qui, maintenant, appartient aux États-Unis, sans qu’aucune Puissance européenne y puisse jamais prétendre! »
Murmure au bancs des délégués du vieux Monde.
« Bah!… Un trou plein d’eau… une cuvette… que vous n’êtes pas capables de vider! » s’écria de nouveau Dean Toodrink.
Et il eut l’approbation bruyante de ses collègues.
« Non, monsieur, répondit vivement le président Barbicane. Il y a là un continent, un plateau qui s’élève peut-être comme le désert de Gobi dans l’Asie Centrale à trois ou quatre kilomètres au-dessus du niveau de la mer. Et cela a pu être facilement et logiquement déduit des observations faites sur les contrées limitrophes, dont le domaine polaire n’est que le prolongement. Ainsi, pendant leurs explorations, Nordenskiöld, Peary, Maaigaard, ont constaté que le Groënland va toujours en montant dans la direction du nord. À cent soixante kilomètres vers l’intérieur, en partant de l’île Diskö, son altitude est déjà de deux mille trois cents mètres. Or, en tenant compte de ces observations, des différents produits, animaux ou végétaux, trouvés dans leurs carapaces de glaces séculaires, tels que carcasses de mastodontes, défenses et dents d’ivoire, troncs de conifères, on peut affirmer que ce continent fut autrefois une terre fertile, habitée par des animaux certainement, par des hommes peut-être. Là furent ensevelies les épaisses forêts des époques préhistoriques, qui ont formé les gisements de houille dont nous saurons poursuivre l’exploitation! Oui! c’est un continent qui s’étend autour du Pôle, un continent vierge de toute empreinte humaine, et sur lequel nous irons planter le pavillon des États-Unis d’Amérique! »
Tonnerre d’applaudissements.
Lorsque les derniers roulements se furent éteints dans les lointaines perspectives d’Union-square, on entendit glapir la voix cassante du major Donellan. Il disait :
« Voilà déjà sept minutes d’écoulées sur les dix qui devaient nous suffire pour atteindre le Pôle?…
— Nous y serons dans trois minutes, » répondit froidement le président Barbicane.
Il reprit :
« Mais, si c’est un continent qui constitue notre nouvel immeuble, et si ce continent est surélevé, comme nous avons lieu de le croire, il n’en est pas moins obstrué par les glaces éternelles, recouvert d’ice-bergs et d’ice-fields, et dans des conditions où l’exploitation en serait difficile…
— Impossible! dit Jan Harald, qui souligna cette affirmation d’un grand geste.
— Impossible, je le veux bien, répondit Impey Barbicane. Aussi, est-ce à vaincre cette impossibilité qu’ont tendu nos efforts. Non seulement, nous n’aurons plus besoin de navires ni de traîneaux pour aller au Pôle; mais, grâce à nos procédés, la fusion des glaces, anciennes ou nouvelles, s’opérera comme par enchantement, et sans que cela nous coûte ni un dollar de notre capital, ni une minute de notre travail! »
Ici un silence absolu. On touchait au moment « chicologique », suivant l’élégante expression que murmura Dean Toodrink à l’oreille de Jacques Jansen.
« Messieurs, reprit le président du Gun-Club, Archimède ne demandait qu’un point d’appui pour soulever le monde. Eh bien! ce point d’appui, nous l’avons trouvé. Un levier devait suffire au grand géomètre de Syracuse, et ce levier nous le possédons. Nous sommes donc on mesure de déplacer le Pôle…
— Déplacer le Pôle!… s’écria Éric Baldenak.
— L’amener en Amérique!… » s’écria Jan Harald.
Sans doute, le président Barbicane ne voulait pas encore préciser, car il continua, disant :
« Quant à ce point d’appui…
— Ne le dites pas!… Ne le dites pas! s’écria un des assistants d’une voix formidable.
— Quant à ce levier…
— Gardez le secret!… Gardez-le!… s’écria la majorité des spectateurs.
— Nous le garderons! », répondit le président Barbicane.
Et si les délégués européens furent dépités de cette réponse, on peut le croire. Mais, malgré leurs réclamations, l’orateur ne voulut rien faire connaître de ses procédés. Il se contenta d’ajouter :
« Pour ce qui est des résultats du travail mécanique travail sans précédent dans les annales industrielles que nous allons entreprendre et mener à bonne fin, grâce au concours de vos capitaux, je vais vous en donner immédiatement communication.
— Écoutez!… Écoutez! »
Et, si on écouta!
« Tout d’abord, reprit le président Barbicane, l’idée première de notre oeuvre revient à l’un de nos plus savants, dévoués et illustres collègues. À lui aussi, la gloire d’avoir établi les calculs qui permettent de faire passer cette idée de la théorie à la pratique, car, si l’exploitation des houillères arctiques n’est qu’un jeu, déplacer le Pôle était un problème que la mécanique supérieure pouvait seule résoudre. Voilà pourquoi nous nous sommes adressés à l’honorable secrétaire du Gun-Club, J.-T. Maston!
— Hurrah!… Hip!… hip!… hip! pour J.-T. Maston! » cria tout l’auditoire, électrisé par la présence de cet éminent et extraordinaire personnage.
Ah! combien Mrs Evangélina Scorbitt fut émue des acclamations qui éclatèrent autour du célèbre calculateur, et à quel point son coeur en fut délicieusement remué!
Lui, modestement, se contenta de balancer doucement la tête à droite, puis à gauche, et de saluer du bout de son crochet l’enthousiaste assistance.
« Déjà, chers souscripteurs, reprit le président Barbicane, lors du grand meeting qui célébra l’arrivée du Français Michel Ardan en Amérique, quelques mois avant notre départ pour la Lune… »
Et ce Yankee parlait aussi simplement de ce voyage que s’il eût été de Baltimore à New-York!
« … J.-T. Maston s’était écrié : "Inventons des machines, trouvons un point d’appui et redressons l’axe de la Terre!" Eh bien, vous tous qui m’écoutez, sachez-le donc!… Les machines sont inventées, le point d’appui est trouvé, et c’est au redressement de l’axe terrestre que nous allons appliquer nos efforts! »
Ici, quelques minutes d’une stupéfaction qui, en France, se fût traduite par cette expression populaire mais juste : « Elle est raide, celle-là! »
« Quoi!… Vous avez la prétention de redresser l’axe? s’écria le major Donellan.
— Oui, monsieur, répondit le président Barbicane, ou, plutôt, nous avons le moyen d’en créer un nouveau, sur lequel s’accomplira désormais la rotation diurne…
— Modifier la rotation diurne!… répéta le colonel Karkof, dont les yeux jetaient des éclairs.
— Absolument, et sans toucher à sa durée! répondit le président Barbicane. Cette opération reportera le Pôle actuel à peu près sur le soixante-septième parallèle, et, dans ces conditions, la Terre se comportera comme la planète Jupiter, dont l’axe est presque perpendiculaire au plan de son orbite. Or, ce déplacement de vingt-trois degrés vingt-huit minutes suffira pour que notre immeuble polaire reçoive une quantité de chaleur suffisant à fondre les glaces accumulées depuis des milliers de siècles! »
L’auditoire était haletant. Personne ne songeait à interrompre l’orateur pas même à l’applaudir. Tous étaient subjugués par cette idée à la fois si ingénieuse et si simple : modifier l’axe sur lequel se meut le sphéroïde terrestre.
Quant aux délégués européens, ils étaient simplement abasourdis, aplatis, annihilés, et ils restaient bouche close, au dernier degré de l’ahurissement.
Mais les applaudissements éclatèrent à tout rompre, lorsque le président Barbicane acheva son discours par cette conclusion sublime dans sa simplicité :
« Donc, c’est le Soleil lui-même qui se chargera de fondre les ice-bergs et les banquises, et de rendre facile l’accès du Pôle nord!
— Ainsi, demanda le major Donellan, puisque l’homme ne peut aller au Pôle, c’est le Pôle qui viendra à lui?…
— Comme vous dites! » répliqua le président Barbicane.
VIII
« Comme dans Jupiter? » a dit le
président du Gun-Club.
Oui! Comme dans Jupiter.
Et, lors de cette mémorable séance du meeting en l’honneur de Michel Ardan fort à propos rappelée par l’orateur si J.-T. Maston s’était fougueusement écrié : « Redressons l’axe terrestre! », c’est que l’audacieux et fantaisiste Français, l’un des héros du Voyage de la Terre à la Lune, le compagnon du président Barbicane et du capitaine Nicholl, venait d’entonner un hymne dithyrambique en l’honneur de la plus importante des planètes de notre monde solaire. Dans son superbe panégyrique, il ne s’était pas fait faute d’en célébrer les avantages spéciaux, tels qu’il vont être sommairement rapportés.
Ainsi donc, d’après le problème résolu par le calculateur du Gun-Club, un nouvel axe de rotation allait être substitué à l’ancien axe, sur lequel la Terre tourne « depuis que le monde est monde », suivant l’adage vulgaire. En outre, ce nouvel axe de rotation serait perpendiculaire au plan de son orbite. Dans ces conditions, la situation climatérique de l’ancien Pôle nord serait exactement égale à la situation actuelle de Trondjhem en Norvège au printemps. Sa cuirasse paléocrystique fondrait donc naturellement sous les rayons du Soleil. En même temps, les climats se distribueraient sur notre sphéroïde comme à la surface de Jupiter.
En effet, l’inclinaison de l’axe de cette planète, ou, en d’autres termes, l’angle que son axe de rotation fait avec le plan de son écliptique, est de 88°13’. Un degré et quarante- sept minutes de plus, cet axe serait absolument perpendiculaire au plan de l’orbite qu’elle décrit autour du Soleil.
D’ailleurs, il importe de bien le spécifier l’effort que la Société Barbicane and Co. allait tenter pour modifier les conditions actuelles de la Terre, ne devait point tendre, à proprement parler, au redressement de son axe. Mécaniquement, aucune force, si considérable qu’elle fût, ne saurait produire un tel résultat. La Terre n’est pas comme une poularde à la broche, qui tourne autour d’un axe matériel que l’on puisse prendre à la main et déplacer à volonté. Mais, en somme, la création d’un nouvel axe était possible, on dira même facile à obtenir, du moment que le point d’appui, rêvé par Archimède, et le levier, imaginé par J.-T. Maston, étaient à la disposition de ces audacieux ingénieurs.
Toutefois, puisqu’ils paraissaient décidés à tenir leur invention secrète jusqu’à nouvel ordre, il fallait se borner à en étudier les conséquences.
C’est ce que firent tout d’abord les journaux et les revues, en rappelant aux savants, en apprenant aux ignorants, ce qui résultait pour Jupiter de la perpendicularité approximative de son axe sur le plan de son orbite.
Jupiter, qui fait partie du monde solaire, comme Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Saturne, Uranus et Neptune, circule à près de deux cents millions de lieues du foyer commun, son volume étant environ treize cents fois celui de la Terre.
Or, s’il existe une vie « jovienne », c’est-à-dire s’il y a des habitants à la surface de Jupiter, voici quels sont les avantages certains que leur offre ladite planète avantages si fantaisistement mis en relief, lors du mémorable meeting qui avait précédé le voyage à la Lune.
Et, en premier lieu, pendant la révolution diurne de Jupiter qui ne dure que 9 heures 55 minutes, les jours, sont constamment égaux aux nuits par n’importe quelle latitude soit 4 heures 77 minutes pour le jour, 4 heures 77 minutes pour la nuit.
« Voilà, firent observer les partisans de l’existence des Joviens, voilà qui convient aux gens d’habitudes régulières. Ils seront enchantés de se soumettre à cette régularité! »
Eh bien! c’est ce qui se produirait sur la Terre, si le président Barbicane accomplissait son oeuvre. Seulement, comme le mouvement de rotation sur le nouvel axe terrestre ne serait ni accru ni amoindri, comme vingt-quatre heures sépareraient toujours deux midis successifs, les nuits et les jours seraient exactement de douze heures en n’importe quel point de notre sphéroïde. Les crépuscules et les aubes allongeraient les jours d’une quantité toujours égale. On vivrait au milieu d’un équinoxe perpétuel, tel qu’il se produit le 21 mars et le 21 septembre sur toutes les latitudes du globe, lorsque l’astre radieux décrit sa courbe apparente dans le plan de l’Équateur.
« Mais le phénomène climatérique le plus curieux, et non le moins intéressant, ajoutaient avec raison les enthousiastes, ce sera l’absence de saisons! »
En effet, c’est grâce à l’inclinaison de l’axe sur le plan de l’orbite, que se produisent ces variations annuelles, connues sous les noms de printemps, d’été, d’automne et d’hiver. Or, les Joviens ne connaissent rien de ces saisons. Donc les Terrestriens ne les connaîtraient plus. Du moment que le nouvel axe serait perpendiculaire à l’écliptique, il n’y aurait ni zones glaciales ni zones torrides, mais toute la Terre jouirait d’une zone tempérée.
Voici pourquoi.
Qu’est-ce que c’est que la zone torride? C’est la partie de la surface du globe comprise entre les Tropiques du Cancer et du Capricorne. Tous les points de cette zone jouissent de la propriété de voir le Soleil deux fois par an à leur zénith, tandis que pour les points des Tropiques, ce phénomène ne se produit annuellement qu’une fois.
Qu’est-ce que c’est que la zone tempérée? C’est la partie qui comprend les régions situées entre les Tropiques et les Cercles polaires, entre 23°28’ et 66°72’ de latitude, et pour lesquelles le Soleil ne s’élève jamais jusqu’au zénith, mais paraît tous les jours au-dessus de l’horizon.
Qu’est-ce que c’est que la zone glaciale? C’est cette partie des régions circumpolaires que le Soleil abandonne complètement pendant un laps de temps, qui, pour le Pôle même, peut aller jusqu’à six mois.
On le comprend, une conséquence des diverses hauteurs que peut atteindre le Soleil au-dessus de l’horizon, c’est qu’il en résulte une chaleur excessive pour la zone torride une chaleur modérée mais variable à mesure qu’on s’éloigne des Tropiques pour la zone tempérée, un froid excessif pour la zone glaciale depuis les Cercles polaires jusqu’aux Pôles.
Eh bien, les choses ne se passeraient plus ainsi à la surface de la Terre, par suite de la perpendicularité du nouvel axe. Le Soleil se maintiendrait immuablement dans le plan de l’Équateur. Durant toute l’année, il tracerait pendant douze heures sa course imperturbable, en montant jusqu’à une distance du zénith égale à la latitude du lieu, par conséquent d’autant plus haut que le point est plus voisin de l’Équateur. Ainsi, pour les pays situés par vingt degrés de latitude, il s’élèverait chaque jour jusqu’à soixante-dix degrés au-dessus de l’horizon, pour les pays situés par quarante-neuf degrés, jusqu’à quarante et un, pour les points situés sur le soixante-septième parallèle, jusqu’à vingt-trois degrés. Donc les jours conserveraient une régularité parfaite, mesurés par le Soleil, qui se lèverait et se coucherait toutes les douze heures au même point de l’horizon.
« Et voyez les avantages! répétaient les amis du président Barbicane. Chacun, suivant son tempérament, pourra choisir le climat invariable qui conviendra à ses rhumes ou à ses rhumatismes, sur un globe où l’on ne connaîtra plus les variations de chaleur actuellement si regrettables! »
En résumé, Barbicane and Co, Titans modernes, allaient modifier l’état de choses qui existait depuis l’époque où le sphéroïde terrestre, penché sur son orbite, s’était concentré pour devenir la Terre telle qu’elle est.
À la vérité, l’observateur y perdrait quelques-unes des constellations ou étoiles qu’il est habitué à voir sur le champ du ciel. Le poste n’aurait plus les longues nuits d’hiver ni les longs jours d’été à encadrer dans ses rimes modernes « avec la consonne d’appui. » Mais, en somme, quel profit pour la généralité des humains!
« De plus, répétaient les journaux dévoués au président Barbicane, puisque les productions du sol terrestre seront régularisées, l’agronome pourra distribuer à chaque espèce végétale la température qui lui paraîtra favorable.
— Bon! ripostaient les feuilles ennemies, est-ce qu’il n’y aura pas toujours des pluies, des grêles, des tempêtes, des trombes, des orages, tous ces météores qui parfois compromettent si gravement l’avenir des récoltes et la fortune des cultivateurs?
— Sans doute, reprenait le choeur des amis, mais ces désastres seront probablement plus rares par suite de la régularité climatérique qui empêchera les troubles de l’atmosphère. Oui! l’humanité profitera grandement de ce nouvel état de choses. Oui! ce sera la véritable transformation du globe terrestre. Oui! Barbicane and Co auront rendu service aux générations présentes et futures, en détruisant, avec l’inégalité des jours et des nuits, la diversité fâcheuse des saisons. Oui! comme le disait Michel Ardan, notre sphéroïde, à la surface duquel il fait toujours trop chaud ou trop froid, ne sera plus la planète aux rhumes, aux coryzas, aux fluxions de poitrine. Il n’y aura d’enrhumés que ceux qui le voudront bien, puisqu’il leur sera toujours loisible d’aller habiter un pays convenable à leurs bronches. »
Et, dans son numéro du 27 décembre, le Sun, de New- York, termina le plus éloquent des articles en s’écriant :
« Honneur au président Barbicane et à ses collègues! Non seulement ces audacieux auront, pour ainsi dire, annexé une nouvelle province au continent américain, et par là même agrandi le champ déjà si vaste de la Confédération, mais ils auront rendu la Terre plus hygiéniquement habitable, et aussi plus productive, puisqu’on pourra semer dès qu’on aura récolté, et que, le grain germant sans retard, il n’y aura plus de temps perdu en hiver. Non seulement les richesses houillères se seront accrues par l’exploitation de nouveaux gisements, qui assureront la consommation de cette indispensable matière pendant de longues années peut-être, mais les conditions climatériques de notre globe se seront transformées à son avantage. Barbicane et ses collègues auront modifié, pour le plus grand bien de leurs semblables, l’oeuvre du Créateur. Honneur à ces hommes, qui prendront le premier rang parmi les bienfaiteurs de l’humanité! »
IX
Dans lequel on sent apparaître un Deus ex
Machina d’origine
française.
Tels devaient donc être les profits dus à la modification apportée par le président Barbicane à l’axe de rotation. On le sait, d’ailleurs, cette modification ne devait affecter que dans une mesure insensible le mouvement de translation de notre sphéroïde autour du Soleil. La Terre continuerait à décrire son orbite immuable à travers l’espace, et les conditions de l’année solaire ne seraient point altérées.
Lorsque les conséquences du changement de l’axe furent portées à la connaissance du monde entier, elles eurent un retentissement extraordinaire. Et, à la première heure, on fit un accueil enthousiaste à ce problème de haute mécanique. La perspective d’avoir des saisons d’une égalité constante, et, suivant la latitude, « au gré des consommateurs », était extrêmement séduisante. On « s’emballait » sur cette pensée que tous les mortels pourraient jouir de ce printemps perpétuel que le chantre de Télémaque accordait à l’île de Calypso, et qu’ils auraient même le choix entre un printemps frais et un printemps tiède. Quant à la position du nouvel axe sur lequel s’accomplirait la rotation diurne, c’était un secret que ni le président Barbicane, ni le capitaine Nicholl, ni J.-T. Maston ne semblaient vouloir livrer au public. Le dévoileraient-ils avant, ou ne le connaîtrait-on qu’après l’expérience? Il n’en fallait pas davantage pour que l’opinion commençât à s’inquiéter quelque peu.
Une observation vint naturellement à l’esprit, et fut vivement commentée dans les journaux. Par quel effort mécanique se produirait ce changement, qui exigerait évidemment l’emploi d’une force énorme?
Le Forum, importante revue de New-York, fit justement remarquer ceci :
« Si la Terre n’eût pas tourné sur un axe, peut-être aurait- il suffi d’un choc relativement faible pour lui donner un mouvement de rotation autour d’un axe arbitrairement choisi, mais elle peut être assimilée à un énorme gyroscope, se mouvant avec une assez grande rapidité, et une loi de la nature veut qu’un semblable appareil ait une propension à tourner constamment autour du même axe. Léon Foucault l’a démontré matériellement par des expériences célèbres. Il sera donc très difficile, pour ne pas dire impossible, de l’en faire dévier! »
Rien de plus juste. Aussi, après s’être demandé quel serait l’effort imaginé par les ingénieurs de la North Polar Practical Association, il était non moins intéressant de savoir si cet effort serait insensiblement ou brusquement produit. Et, dans ce dernier cas, ne surviendrait-il pas des catastrophes effrayantes à la surface du globe, au moment où le changement d’axe s’effectuerait, grâce aux procédés de Barbicane and Co?
Il y avait là de quoi préoccuper aussi bien les savants que les ignorants des deux Mondes. En somme, un choc est un choc, et il n’est jamais agréable d’en ressentir le coup ou même le contrecoup. Il semblait, vraiment, que les promoteurs de l’affaire ne s’étaient point préoccupés des bouleversements que leur oeuvre pouvait provoquer sur notre infortuné globe pour n’en voir que les avantages. Aussi, très adroitement, les délégués européens, plus que jamais irrités de leur défaite et résolus à tirer parti de cette circonstance, commencèrent-ils à soulever l’opinion publique contre le président du Gun-Club.
On ne l’a pas oublié, la France, n’ayant fait valoir aucune prétention sur les contrées circumpolaires, ne figurait point parmi les Puissances qui avaient pris part à l’adjudication. Cependant, si elle s’était officiellement détachée de la question, un Français, on l’a dit, avait eu la pensée de se rendre à Baltimore, afin de suivre, pour son compte personnel et son agrément particulier, les diverses phases de cette gigantesque entreprise.
C’était un ingénieur au corps des Mines, âgé de trente- cinq ans. Entré le premier à l’École Polytechnique et sorti le premier, il est permis de le présenter comme un mathématicien hors ligne, très probablement supérieur à J.-T. Maston, qui, lui, s’il était un calculateur remarquable, n’était que calculateur ce qu’eût été un Le Verrier auprès d’un Laplace ou d’un Newton.
Cet ingénieur ce qui ne gâtait rien était un homme d’esprit, un fantaisiste, un original comme il s’en rencontre quelquefois dans les Ponts et rarement dans les Mines. Il avait une manière à lui de dire les choses et particulièrement amusante. Lorsqu’il causait avec ses intimes, même lorsqu’il parlait science, il le faisait avec le laisser-aller d’un gamin de Paris. Il aimait les mots de cette langue populaire, les expressions auxquelles la mode a si rapidement donné droit de cité. Dans ses moments d’abandon, on eût dit que son langage se serait très mal accommodé des formules académiques, et il ne s’y résignait que lorsqu’il avait la plume à la main. C’était, en même temps, un travailleur acharné, pouvant rester dix heures devant sa table, écrivant couramment des pages d’algèbre comme on écrit une lettre. Son meilleur délassement, après les travaux de hautes mathématiques de toute une journée, c’était le whist, qu’il jouait médiocrement, bien qu’il en eût calculé toutes les chances. Et, quand « la main était au mort », il fallait l’entendre s’écrier dans ce latin de cuisine, cher aux pipots : « Cadaveri poussandum est! »
Ce singulier personnage s’appelait Pierdeux (Alcide) et, dans sa manie d’abréger commune d’ailleurs à tous ses camarades il signait généralement APierd et même AP1, sans jamais mettre de point sur l’i. Il était si ardent dans ses discussions, qu’on l’avait surnommé Alcide sulfurique. Non seulement il était grand, mais il paraissait « haut ». Ses camarades affirmaient que sa taille mesurait la cinq millionième partie du quart du méridien, soit environ deux mètres, et ils ne se trompaient pas de beaucoup. S’il avait la tête un peu petite pour son buste puissant et ses larges épaules, comme il la remuait avec entrain, et quel vif regard s’échappait de ses yeux bleus à travers son pince-nez! Ce qui le caractérisait, c’était une de ces physionomies qui sont gaies, tout en étant graves, en dépit d’un crâne dépouillé prématurément par l’abus des signes algébriques sous la lumière des « verres de rosto », autrement dit les becs de gaz des salles d’études. Avec cela le meilleur garçon dont on ait jamais conservé le souvenir à l’École, et sans l’ombre de pose. Bien que son caractère fût assez indépendant, il s’était toujours soumis aux prescriptions du code X, qui fait loi parmi les Polytechniciens pour tout ce qui concerne la camaraderie et le respect de l’uniforme. On l’appréciait aussi bien sous les arbres de la cour des « Acas », ainsi nommée parce qu’elle n’a pas d’acacias, que dans les « casers » dortoirs où les rangements de son bahut, l’ordre qui régnait dans son « coffin, » dénotaient un esprit absolument méthodique.
Mais que la tête d’Alcide Pierdeux parût un peu petite au sommet de son grand corps, soit! En tous cas, elle était remplie jusqu’aux méninges, on peut le croire. Avant tout, il était mathématicien comme tous ses camarades le sont ou l’ont été; mais il ne faisait des mathématiques que pour les appliquer aux sciences expérimentales, qui elles-mêmes n’avaient de charme à ses yeux que parce qu’elles trouvaient leur emploi dans l’industrie. C’était là, il le reconnaissait bien, un côté inférieur de sa nature. On n’est pas parfait. En somme, sa spécialité, c’était l’étude de ces sciences qui, malgré leurs progrès immenses, ont et auront toujours des secrets pour leurs adeptes.
Mentionnons, au passage, qu’Alcide Pierdeux était célibataire. Comme il le disait volontiers, il était encore « égal à un, » bien que son plus vif désir eût été de se doubler. Aussi, ses amis avaient-ils déjà pensé à le marier avec une jeune fille charmante, gaie, spirituelle, une provençale de Martigues. Malheureusement, il y avait un père qui répondit aux premières ouvertures par la « martigalade » suivante :
« Non, votre Alcide est trop savant! Il tiendrait à ma pauvrette des conversations inintelligibles pour elle!… »
Comme si tout vrai savant n’était pas modeste et simple!
C’est pourquoi, très dépité, notre ingénieur résolut de mettre une certaine étendue de mer entre la Provence et lui. Il demanda un congé d’un an, il l’obtint, et ne crut pas pouvoir le mieux employer qu’en allant suivre l’affaire de la North Polar Practical Association. Et voilà pourquoi, à cette époque, il se trouvait aux États-Unis.
Donc, depuis qu’Alcide Pierdeux était à Baltimore, cette grosse opération de Barbicane and Co. ne laissait pas de le préoccuper. Que la Terre devint jovienne par un changement d’axe, peu lui importait! Mais par quel moyen elle le pourrait devenir, c’était là ce qui excitait sa curiosité de savant non sans raison.
Et, dans son langage pittoresque, il se disait : « Évidemment le président Barbicane s’apprête à flanquer à notre boule un gnon de première catégorie!… Comment et dans quel sens?… Tout est là!.. Pardieu! j’imagine bien qu’il va la prendre « fin » comme une bille de billard, quand on veut faire un effet de coté!… S’il la prenait « plein », elle irait se balader hors de son orbite, et au diable les années actuelles, qui seraient changées de la belle façon! Non! ces braves gens ne songent évidemment qu’à substituer un nouvel axe à l’ancien!… Pas de doute là-dessus!… Mais je ne vois pas trop où ils iront prendre leur point d’appui ni quelle secousse ils feront arriver de l’extérieur!… Ah! si le mouvement diurne n’existait pas, une chiquenaude suffirait!… Or, il existe, le mouvement diurne!… On ne peut pas le supprimer, le mouvement diurne! Et c’est bien là le canisdentum! »
Il voulait dire le « chiendent », cet étonnant Pierdeux!
« En tout cas, ajouta-t-il, de quelque manière qu’ils s’y prennent, ce sera un chambardement général! »
En fin de compte, notre savant avait beau « se décarcasser la boîte au sel », il n’entrevoyait même pas quel serait le procédé imaginé par Barbicane et Maston. Chose d’autant plus regrettable que, si ce procédé lui eût été connu, il en aurait vite déduit les formules mécaniques.
Et c’est ce qui fait qu’à la date du 29 décembre, Alcide Pierdeux, ingénieur au corps national des Mines de France, arpentait, du compas largement ouvert de ses longues jambes, les rues mouvementées de Baltimore.
X
Dans lequel diverses inquiétudes
commencent à se faire jour.
Cependant un mois venait de s’écouler depuis que l’assemblée générale s’était tenue dans les salons du Gun- Club. Durant ce laps de temps, l’opinion publique s’était très sensiblement modifiée. Les avantages du changement de l’axe de rotation, oubliés! Les désavantages, on commençait à les voir fort distinctement. Il n’était pas possible qu’une catastrophe ne s’ensuivît point, car le changement serait vraisemblablement produit par une violente secousse. Que serait au juste cette catastrophe, voilà ce qu’on ne pouvait dire. Quant à l’amélioration des climats, était-elle si désirable? En vérité, il n’y aurait que les Esquimaux, les Lapons, les Samoyèdes, les Tschoultchis, qui pourraient y gagner, puisqu’ils n’avaient rien à y perdre.
Il fallait, maintenant, entendre les délégués européens déblatérer contre l’oeuvre du président Barbicane! Et, pour commencer, ils avaient fait des rapports à leurs gouvernements, ils avaient usé les fils sous-marins par l’incessante circulation de leurs dépêches, ils avaient demandé, ils avaient reçu des instructions… Or, ces instructions, on les connaît. Toujours clichées selon les formules de l’art diplomatique avec ses amusantes réserves : « Montrez beaucoup d’énergie, mais ne compromettez pas votre gouvernement! Agissez résolument, mais ne touchez pas au statu quo! »
Entre temps, le major Donellan et ses collègues ne cessaient de protester au nom de leurs pays menacés au nom de l’ancien Continent surtout.
« En effet, il est bien évident, disait le colonel Boris Karkof, que les ingénieurs américains ont dû prendre leurs mesures pour épargner autant que possible aux territoires des États-Unis les conséquences du choc!
— Mais le pouvaient-ils? répondait Jan Harald. Quand on secoue un olivier pendant la récolte des olives, est-ce que toutes les branches n’en pâtissent pas?
— Et lorsque vous recevez un coup de poing dans la poitrine, répétait Jacques Jansen, est-ce que tout votre corps n’en est pas ébranlé?
— Voilà donc ce que signifiait la fameuse clause du document! s’écriait Dean Toodrink. Voilà donc pourquoi elle visait certaines modifications géographiques ou météorologiques à la surface du globe!
— Oui! disait Éric Baldenak, et ce que l’on peut d’abord craindre, c’est que le changement de l’axe ne rejette les mers hors de leurs bassins naturels.
— Et si le niveau océanique s’abaisse en différents points, faisait observer Jacques Jansen, n’arrivera-t-il pas que certains habitants se trouveront à de telles hauteurs que toute communication sera impossible avec leurs semblables?…
— Si même ils ne sont reportés dans des couches d’une densité si faible, ajoutait Jan Harald, que l’air n’y suffira plus à la respiration!
— Voyez-vous Londres à la hauteur du Mont-Blanc! » s’écriait le major Donellan.
Et, les jambes écartées, la tête rejetée en arrière, ce gentleman regardait vers le zénith, comme si la capitale du Royaume-Uni eût été perdue dans les nuages.
En somme, cela constituait un danger public, d’autant plus inquiétant qu’on pressentait déjà quelles seraient les conséquences de la modification de l’axe terrestre.
En effet, il ne s’agissait rien moins que d’un changement de vingt-trois degrés vingt huit minutes, changement qui devait produire un déplacement considérable des mers par suite de l’aplatissement de la Terre aux anciens Pôles. La Terre était-elle donc menacée de bouleversements pareils à ceux que l’on croit avoir récemment constatés à la surface de la planète Mars? Là, des continents entiers, entre autres la Libye de Schiaparelli, ont été submergés, ce qu’indique la teinte bleu foncé, substituée à la teinte rougeâtre. Là, le lac Moeris a disparu. Là, six cent mille kilomètres carrés ont été modifiés au nord, tandis qu’au sud, les océans ont abandonné les larges régions qu’ils occupaient autrefois. Et, si quelques âmes charitables s’étaient inquiétées des « inondés de Mars » et avaient proposé d’ouvrir des souscriptions en leur faveur, que serait-ce lorsqu’il faudrait s’inquiéter des inondés de la Terre?
Les protestations commencèrent donc à se faire entendre de toutes parts, et le gouvernement des États-Unis fut mis en demeure d’aviser. À tout prendre, mieux valait ne point tenter l’expérience que de s’exposer aux catastrophes qu’elle réservait à coup sûr. Le Créateur avait bien fait les choses. Nulle nécessité de porter une main téméraire sur son oeuvre.
Eh bien, le croirait-on? Il se trouvait des esprits assez légers pour plaisanter de choses si graves!
« Voyez-vous ces Yankees! répétaient-ils. Embrocher la Terre sur un autre axe! Si encore, à force de tourner sur celui- ci depuis des millions de siècles, elle l’avait usé au frottement de ses tourillons, peut-être eût-il été opportun de le changer comme on change l’essieu d’une poulie ou d’une roue! Mais n’est-il donc pas en aussi bon état qu’aux premiers jours de la création? »
À cela que répondre?
Et, au milieu de toutes ces récriminations, Alcide Pierdeux cherchait à deviner quels seraient la nature et la direction du choc imaginé par J.-T. Maston, ainsi que le point précis du globe où il se produirait. Une fois maître de ce secret, il saurait bien reconnaître quelles seraient les parties menacées du sphéroïde terrestre.
Il a été mentionné ci-dessus que les terreurs de l’ancien Continent ne pouvaient être partagées par le nouveau du moins, dans cette portion comprise sous le nom d’Amérique septentrionale, qui appartient plus spécialement à la Confédération américaine. En effet, était-il admissible que le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston, en leur qualité d’Américains, n’eussent point songé à préserver les États-Unis des émersions ou immersions que devait produire le changement de l’axe en divers points de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie? On est Yankee ou on ne l’est pas, et ils l’étaient tous trois, et à un rare degré des Yankees « coulés d’un bloc » comme on avait dit de Barbicane, quand il avait développé son projet de voyage à la Lune.
Évidemment, la partie du nouveau Continent, entre les terres arctiques et le golfe du Mexique, ne devait rien avoir à redouter du choc en perspective. Il est probable même que l’Amérique profiterait d’un considérable accroissement de territoire. En effet, sur les bassins abandonnés par les deux océans qui la baignent actuellement, qui sait si elle ne trouverait pas à s’annexer autant de nouvelles provinces que son pavillon déployait déjà d’étoiles sous les plis de son étamine?
« Oui, sans doute! Mais, répétaient les esprits timorés ceux qui ne voient jamais que le côté périlleux des choses est-on jamais sûr de rien ici-bas? Et si J.-T. Maston s’était trompé dans ses calculs? Et si le président Barbicane commettait une erreur, quand il les mettrait en pratique? Cela peut arriver aux plus habiles artilleurs! Ils n’envoient pas toujours le boulet dans la cible ni la bombe dans le tonneau! »
On le conçoit, ces inquiétudes étaient soigneusement entretenues par les délégués des Puissances européennes. Le secrétaire Dean Toodrink publia nombre d’articles en ce sens et des plus violents dans le Standard, Jan Harald dans le journal suédois Aftenbladet, et le colonel Boris Karkof dans le journal russe très répandu le Novoié-Vrémia. En Amérique même, les opinions se divisèrent. Si les républicains, qui sont libéraux, restèrent partisans du président Barbicane, les démocrates, qui sont conservateurs, se déclarèrent contre lui. Une partie de la presse américaine, principalement le Journal de Boston, la Tribune de New-York, etc., firent chorus avec la presse européenne. Or, aux États-Unis, depuis l’organisation de l’Associated Press et l’United Press, le journal est devenu un agent formidable d’informations, puisque le prix des nouvelles locales ou étrangères dépasse annuellement et de beaucoup le chiffre de vingt millions de dollars.
En vain d’autres feuilles non des moins répandues voulurent-elles riposter en faveur de la North Polar Practical Association! En vain Mrs Evangélina Scorbitt paya-t-elle à dix dollars la ligne des articles de fond, des articles de fantaisie, de spirituelles boutades, où il était fait justice de ces périls que l’on traitait de chimériques! En vain cette ardente veuve chercha-t-elle à démonter que, si jamais hypothèse était injustifiable, c’était bien que J.-T. Maston eût pu commettre une erreur de calcul! Finalement, l’Amérique, prise de peur, inclina peu à peu à se mettre presque tout entière à l’unisson de l’Europe.
Du reste, ni le président Barbicane, ni le secrétaire du Gun-Club, ni même les membres du Conseil d’administration, ne prenaient la peine de répondre. Ils laissaient dire et n’avaient rien changé à leurs habitudes. Il ne semblait même pas qu’ils fussent absorbés par les immenses préparatifs que devait nécessiter une telle opération. Se préoccupaient-ils seulement du revirement de l’opinion publique, de la désapprobation générale qui s’accentuait maintenant contre un projet accueilli tout d’abord avec tant d’enthousiasme? Il n’y paraissait guère.
Bientôt, malgré le dévouement de Mrs Evangélina Scorbitt, quelles que fussent les sommes qu’elle consacra à leur défense, le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston passèrent à l’état d’êtres dangereux pour la sécurité des deux Mondes. Officiellement, le gouvernement fédéral fut sommé par les Puissances européennes d’intervenir dans l’affaire et d’interroger ses promoteurs. Ceux-ci devaient faire connaître ouvertement leurs moyens d’action, déclarer par quel procédé ils comptaient substituer un nouvel axe à l’ancien ce qui permettrait de déduire quelles en devaient être les conséquences au point de vue de la sécurité générale de désigner enfin quelles seraient les parties du globe qui seraient directement menacées, en un mot, apprendre tout ce que l’inquiétude publique ne savait pas, et tout ce que la prudence voulait savoir.
Le gouvernement de Washington n’eut point à se faire prier. L’émotion, qui avait gagné les États du nord, du centre et du sud de la République, ne lui permettait pas une hésitation. Une Commission d’enquête, composée de mécaniciens, d’ingénieurs, de mathématiciens, d’hydrographes et de géographes, au nombre de cinquante, présidée par le célèbre John H. Prestice, fut instituée par décret en date du 19 février, avec plein pouvoir pour se faire rendre compte de l’opération et au besoin pour l’interdire.
Tout d’abord, le président Barbicane reçut avis de comparaître devant cette Commission.
Le président Barbicane ne vint pas.
Des agents allèrent le chercher dans son habitation particulière, 95, Cleveland-street, à Baltimore.
Le président Barbicane n’y était plus.
Où était-il?…
On l’ignorait.
Quand était-il parti?…
Depuis cinq semaines, depuis le 11 janvier, il avait quitté la grande cité du Maryland et le Maryland lui-même en compagnie du capitaine Nicholl.
Où étaient-ils allés tous les deux?…
Personne ne put le dire.
Évidemment, les deux membres du Gun-Club faisaient route pour cette région mystérieuse, où les préparatifs commenceraient sous leur direction.
Mais quel pouvait être ce lieu?…
On le comprend, il y avait un puissant intérêt à le savoir, si l’en voulait briser dans l’oeuf le plan de ces dangereux ingénieurs, alors qu’il en était temps encore.
La déception, produite par le départ du président Barbicane et du capitaine Nicholl, fut énorme. Il se produisit bientôt un flux de colère qui monta comme une marée d’équinoxe contre les administrateurs de la North Polar Practical Association.
Mais un homme devait savoir où étaient allés le président Barbicane et son collègue. Un homme pouvait péremptoirement répondre au gigantesque point d’interrogation, qui se dressait à la surface du globe.
Cet homme, c’était J.-T. Maston.
J.-T. Maston fut mandé devant la Commission d’enquête par les soins de John H. Prestice.
J.-T. Maston ne parut point.
Est-ce que, lui aussi, avait quitté Baltimore? Est-ce qu’il était allé rejoindre ses collègues pour les aider dans cette oeuvre, dont le monde entier attendait les résultats avec une si compréhensible épouvante?
Non! J.-T. Maston habitait toujours Balistic-Cottage, au numéro 109 de Franklin-street, travaillant sans cesse, se délassant déjà dans d’autres calculs, ne s’interrompant que pour quelques soirées passées dans les salons de Mrs Evangélina Scorbitt, au somptueux hôtel de New-Park.
Un agent lui fut donc dépêché par le président de la Commission d’enquête avec ordre de l’amener.
L’agent arriva au cottage, frappa à la porte, s’introduisit dans le vestibule, fut assez mal reçu par le nègre Fire-Fire, plus mal encore par le maître de la maison.
Cependant J.-T. Maston crut devoir se rendre à l’invitation, et, quand il fut en présence des commissaires- enquêteurs, il ne dissimula pas qu’on l’ennuyait fort en interrompant ses occupations habituelles.
Une première question lui fut adressée :
Le secrétaire du Gun-Club savait-il où se trouvaient actuellement le président Barbicane et le capitaine Nicholl?
« Je le sais, répondit J.-T. Maston d’une voix ferme, mais je ne me crois point autorisé à le dire. »
Seconde question :
Ses deux collègues s’occupaient-ils des préparatifs nécessaires à cette opération du changement de l’axe terrestre?
« Cela, répondit J.-T. Maston, fait partie du secret que je suis tenu d’observer, et je refuse de répondre. »
Voudrait-il donc communiquer son travail à la Commission d’enquête, qui jugerait s’il était possible de laisser s’accomplir les projets de la Société?
« Non, certes, je ne le communiquerai pas!… Je l’anéantirais plutôt!… C’est mon droit de citoyen libre de la libre Amérique de ne communiquer à personne le résultat de mes travaux!
— Mais, si c’est votre droit, monsieur Maston, dit le président John H. Prestice d’une voix grave, comme s’il eût répondu au nom du monde entier, peut-être est-ce votre devoir de parler en présence de l’émotion générale, afin de mettre un terme à l’affolement des populations terrestres? »
J.-T. Maston ne croyait pas que ce fût son devoir. Il n’en avait qu’un, celui de se taire : il se tairait.
Malgré leur insistance, leurs supplications, malgré leurs menaces, les membres de la Commission d’enquête ne purent rien obtenir de l’homme au crochet de fer. Jamais, non! jamais on n’aurait pu croire qu’un entêtement aussi tenace se fût logé sous un crâne en gutta-percha!
J-T. Maston s’en alla donc comme il était venu, et, s’il fut félicité de sa vaillante attitude par Mrs Evangélina Scorbitt, il est inutile d’y insister.
Lorsque l’on connut le résultat de la comparution de J.-T. Maston devant les commissaires-enquêteurs, l’indignation publique prit des formes véritablement alarmantes pour la sécurité de cet artilleur à la retraite. La pression ne tarda pas à devenir telle sur les hauts représentants du gouvernement fédéral, si violente fut l’intervention des délégués européens et de l’opinion publique, que le ministre d’État, John S. Wright, dut demander à ses collègues l’autorisation d’agir manu militari.
Un soir, le 13 mars, J.-T. Maston était dans le cabinet de Balistic-Cottage, absorbé dans ses chiffres, quand le timbre du téléphone résonna fébrilement.
« Allô!… Allô!… murmura la plaque, agitée d’un tremblotement qui dénonçait une extrême inquiétude.
— Qui me parle? demanda J.-T. Maston.
— Mistress Scorbitt.
— Que veut mistress Scorbitt?
— Vous mettre sur vos gardes!… Je viens d’être informée que, ce soir même… »
La phrase n’était pas encore entrée dans les oreilles de J.- T. Maston, que la porte de Balistic-Cottage était rudement enfoncée à coups d’épaules.
Dans l’escalier qui conduisait au cabinet, extraordinaire tumulte. Une voix objurguait. D’autres voix prétendaient la réduire au silence. Puis, bruit de la chute d’un corps.
C’était le nègre Fire-Fire, qui roulait de marche en marche, après avoir en vain tenté de défendre contre les assaillants le « home » de son maître.
Un instant après, la porte du cabinet volait en éclats, et un constable apparaissait, suivi d’une escouade d’agents.
Ce constable avait ordre de pratiquer une visite domiciliaire dans le cottage, de s’emparer des papiers de J.-T. Maston, et de s’assurer de sa personne.
Le bouillant secrétaire du Gun-Club saisit un revolver, et menaça l’escouade d’une sextuple décharge.
En un instant, grâce au nombre, il était désarmé, et main basse fut faite sur les papiers, couverts de formules et de chiffres, qui encombraient sa table.
Soudain, s’échappant par un écart brusque, J.-T. Maston parvint à s’emparer d’un carnet, qui, vraisemblablement, renfermait l’ensemble de ses calculs.
Les agents s’élancèrent pour le lui arracher avec la vie, s’il le fallait…
Mais, prestement, J..T. Maston put l’ouvrir, en déchirer la dernière page, et, plus prestement encore, avaler cette page comme une simple pilule.
« Maintenant, venez la prendre! » s’écria-t-il du ton de Léonidas aux Thermopyles.
Une heure après, J.-T. Maston était incarcéré dans la prison de Baltimore.
Et c’était sans doute ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, car la population se fût portée sur sa personne à des excès regrettables pour lui que la police eût été impuissante à prévenir.
XI
Ce qui se trouve dans le carnet de J.-T.
Maston, et ce qui ne s’y trouve
plus.
Le carnet, saisi par les soins de la police de Baltimore, se composait d’une trentaine de pages, zébrées de formules, d’équations, finalement de nombres constituant l’ensemble des calculs de J.-T. Maston. C’était là un travail de haute mécanique, qui ne pouvait être apprécié que par des mathématiciens. Là figurait même l’équation des forces vives
V2 – V0 = 2gr2 (1/r – 1/r0)
qui se trouvait précisément dans le problème de la Terre à la Lune, où elle contenait, en outre les expressions relatives à l’attraction lunaire.
En somme, le vulgaire n’eût absolument rien compris à ce travail. Aussi parut-il convenable de lui en faire connaître les données et les résultats, dont le monde entier s’inquiétait si vivement depuis quelques semaines.
Et c’est ce qui fut livré à la publicité des journaux, dès que les savants de la Commission d’enquête eurent pris connaissance des formules du célèbre calculateur… C’est ce que toutes les feuilles publiques, sans distinction de parti, portèrent à la connaissance des populations.
Et d’abord, pas de discussion possible sur le travail de J.- T. Maston. Problème correctement énoncé, problème à demi résolu, dit-on, et, celui-ci l’était remarquablement. D’ailleurs, les calculs avaient été faits avec trop de précision pour que la Commission d’enquête eût songé à mettre en doute leur exactitude et leurs conséquences. Si l’opération était menée jusqu’au bout, l’axe terrestre serait immanquablement modifié, et les catastrophes prévues s’accompliraient dans toute leur plénitude.
Note rédigée par les soins de la Commission d’enquête de Baltimore, pour être communiquée aux journaux, revues et magazines des deux mondes.
« L’effet, poursuivi par le Conseil d’administration de la North Polar Practical Association, et qui a pour but de substituer un nouvel axe de rotation à l’ancien axe, est obtenu au moyen du recul d’un engin fixé en un point déterminé de la Terre. Si l’âme de cet engin est irrésistiblement soudée au sol, il n’est pas douteux qu’il communiquera son recul à la masse de toute notre planète.
« L’engin, adopté par les ingénieurs de la Société, n’est autre qu’un canon monstre, dont l’effet serait nul si l’on tirait verticalement. Pour produire l’effet maximum, il faut le braquer horizontalement vers le nord ou vers le sud, et c’est cette dernière direction qui a été choisie par Barbicane and Co. En ces conditions, le recul produit un choc à la Terre vers le nord choc assimilable à celui d’une bille prise très fin. »
En vérité, c’est bien ce qu’avait pressenti ce perspicace Alcide Pierdeux.
« Dès que le coup est tiré, le centre de la Terre se déplace suivant une direction parallèle à celle du choc, ce qui pourra changer le plan de l’orbite et par conséquent la durée de l’année, mais dans une mesure si faible qu’elle doit être considérée comme absolument négligeable. En même temps, la Terre prend un mouvement de rotation autour d’un axe situé dans le plan des l’Équateur, et sa rotation s’accomplirait indéfiniment sur ce nouvel axe, si le mouvement diurne n’eût pas existé antérieurement au choc.
« Or, ce mouvement, il existe autour de la ligne des Pôles, et, en se combinant avec la rotation accessoire produite par le recul, il donne naissance à un nouvel axe, dont le Pôle s’écarte de l’ancien d’une quantité x. En outre, si le coup est tiré au moment où le point vernal l’une des deux intersections de l’Équateur et de l’écliptique est au nadir du point de tir, et si le recul est assez fort pour déplacer l’ancien Pôle de 23°28’, le nouvel axe terrestre devient perpendiculaire au plan de son orbite ainsi que cela a lieu à peu près pour la planète Jupiter.
« On sait quelles seraient les conséquences de cette perpendicularité, que le président Barbicane a cru devoir indiquer dans la séance du 22 décembre.
« Mais, étant donnée la masse de la Terre et la quantité de mouvement qu’elle possède, peut-on concevoir une bouche à feu telle que son recul soit capable de produire une modification dans l’emplacement du Pôle actuel, et surtout d’une valeur de 23°28’?
« Oui, si un canon ou une série de canons sont construits avec les dimensions exigées par les lois de la mécanique, ou, à défaut de ces dimensions, si les inventeurs sont en possession d’un explosif d’une puissance assez considérable pour qu’il imprime au projectile la vitesse nécessitée pour un tel déplacement.
« Or, en prenant pour type le canon de vingt-sept centimètres de la marine française (modèle 1875), qui lance un projectile de cent quatre-vingts kilogrammes avec une vitesse de cinq cents mètres par seconde, en donnant à cette bouche à feu des dimensions cent fois plus grandes, c’est-à- dire un million de fois en volume, elle lancerait un projectile de cent quatre-vingt mille tonnes. Si, en outre, la poudre avait une vitesse suffisante pour imprimer au projectile une vitesse cinq mille six cents fois plus forte qu’avec la vieille poudre à canon, le résultat cherché serait obtenu. En effet, avec une vitesse de deux mille huit cents kilomètres par seconde, [Note 17: Vitesse qui suffirait pour aller en une seconde de Paris à Pétersbourg.] il n’y a pas à craindre que le choc du projectile, rencontrant de nouveau la Terre, remette les choses dans l’état initial.
« Eh bien, par malheur pour la sécurité terrestre, si extraordinaire que cela paraisse, J.-T. Maston et ses collègues ont précisément en leur possession cet explosif d’une puissance presque infinie, et dont la poudre, employée pour lancer le boulet de la Columbiad vers la Lune, ne saurait donner une idée. C’est le capitaine Nicholl qui l’a découvert. Quelles sont les substances qui entrent dans sa composition, on n’en trouve qu’imparfaitement trace dans le carnet de J.-T. Maston, et il se borne à signaler cet explosif sous le nom de « méli-mélonite. »
« Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle est formée par la réaction d’un méli-mélo de substances organiques et d’acide azotique. Un certain nombre de radicaux monoatomiques se substituent au même nombre d’atomes d’hydrogène, et on obtient une poudre qui, comme le fulmi-coton, est formée par la combinaison et non par le simple mélange des principes comburants et combustibles.
« En somme, quel que soit cet explosif, avec la puissance qu’il possède, plus que suffisante pour rejeter un projectile pesant cent quatre-vingt mille tonnes hors de l’attraction terrestre, il est évident que le recul qu’il imprimera au canon produira les effets suivants : changement de l’axe, déplacement du Pôle de 23°28’, perpendicularité du nouvel axe sur le plan de l’écliptique. De là, toutes les catastrophes si justement redoutées par les habitants de la Terre.
« Cependant, une chance reste à l’humanité d’échapper aux conséquences d’une opération qui doit provoquer de telles modifications dans les conditions géographiques et climatologiques du globe terrestre.
« Est-il possible de fabriquer un canon de dimensions telles qu’il soit un million de fois en volume ce qu’est le canon de vingt-sept centimètres? Quels que soient les progrès de l’industrie métallurgique, qui construit des ponts de la Tay et du Forth, des viaducs de Garabit et des tours Eiffel, est-il admissible que des ingénieurs puissent produire cet engin gigantesque, sans parler du projectile de cent quatre-vingt mille tonnes qui devra être lancé dans l’espace?
« Il est permis d’en douter. C’est là, évidemment, une des raisons pour lesquelles la tentative de Barbicane and Co. a bien des raisons de ne point réussir. Mais elle laisse encore le champ ouvert à nombre d’éventualités particulièrement inquiétantes, puisqu’il semble que la nouvelle Société s’est déjà mise à l’oeuvre.
« Qu’on le sache bien, lesdits Barbicane et Nicholl ont quitté Baltimore et l’Amérique. Ils sont partis depuis plus de deux mois. Où sont-ils allés?… Très certainement, en cet endroit inconnu du globe, où tout doit être disposé pour tenter leur opération.
« Or, quel est cet endroit? On l’ignore, et, par conséquent, il est impossible de se mettre à la poursuite des audacieux « malfaiteurs » (sic), qui prétendent bouleverser le monde sous prétexte d’exploiter à leur profit des houillères nouvelles.
« Évidemment, que ce lieu fût indiqué sur le carnet de J.- T. Maston, à la dernière page qui résumait ses travaux, ce n’est que trop certain. Mais cette dernière page a été déchiré sous la dent du complice d’Impey Barbicane, et ce complice, incarcéré maintenant dans la prison de Baltimore, se refuse absolument à parler.
« Telle est donc la situation. Si le président Barbicane parvient à fabriquer son canon monstre et son projectile, en un mot, si son opération est faite dans les conditions sus- énoncées, il modifiera l’ancien axe, et c’est dans six mois que la Terre sera soumise aux conséquences de cette « impardonnable tentative » (sic).
« En effet, une date a été choisie pour que le tir donne son plein et entier effort, date à laquelle le choc, imprimé à l’ellipsoïde terrestre, produira son maximum d’intensité.
« C’est le 22 septembre, douze heures après le passage du Soleil au méridien du lieu x.
« Ces circonstances étant connues : 1° que le tir s’opérera avec un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept; 2° que ce canon sera chargé d’un projectile de cent quatre-vingt mille tonnes; 3° que ce projectile sera animé d’une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres; 4° que le coup sera tiré le 22 septembre, douze heures après le passage du Soleil au méridien du lieu; peut- on déduire de ces circonstances quel est le lieu x où se fera l’opération?
« Évidemment non! ont répondu les commissaires- enquêteurs.
« Effectivement, rien ne peut permettre de calculer quel sera le point x, puisque, dans le travail de J. T. Maston, rien n’indique en quel endroit du globe passera le nouvel axe, en d’autres termes, en quel endroit seront situés les nouveaux Pôles de la Terre. À 23°28’ de l’ancien, soit! Mais sur quel méridien, c’est ce qu’il est absolument impossible d’établir.
« Donc, impossible de reconnaître quels seront les territoires abaissés ou surélevés, par suite de la dénivellation des océans, quels seront les continents transformés en mers et les mers transformés en continents.
« Et cependant, cette dénivellation sera très considérable, à s’en rapporter aux calculs de J.-T. Maston. Après le choc, la surface de la mer prendra la forme d’un ellipsoïde de révolution autour du nouvel axe polaire, et le niveau de la couche liquide changera sur presque tous les points du globe.
« En effet, l’intersection du niveau de la mer ancien et du niveau de la mer nouveau deux surfaces de révolution égales dont les axes se rencontrent se composera de deux courbes planes, dont les deux plans passeront par une perpendiculaire au plan des deux axes polaires, et respectivement par les deux bissectrices de l’angle des deux axes polaires. (Texte même relevé sur le carnet du calculateur.)
« Il suit de là que les maxima de dénivellation peuvent atteindre une surélévation ou un abaissement de 8415 mètres par rapport au niveau ancien, et qu’en certains points du globe, divers territoires seront abaissés ou surélevés de cette quantité par rapport au nouveau. Cette quantité diminuera graduellement jusqu’aux lignes de démarcation partageant le globe en quatre segments, sur la limite desquels la dénivellation deviendra nulle.
« Il est même à remarquer que l’ancien Pôle sera lui- même immergé sous plus de 3000 mètres d’eau, puisqu’il se trouve à une moindre distance du centre de la Terre par suite de l’aplatissement du sphéroïde. Donc, le domaine acquis par la North Polar Practical Association devrait être noyé et par conséquent inexploitable. Mais le cas a été prévu par Barbicane and Co. et des considérations géographiques, déduites des dernières découvertes, permettent de conclure à l’existence, au Pôle arctique, d’un plateau dont l’altitude est supérieure à 3000 mètres.
« Quant aux points du globe où la dénivellation atteindra 8415 mètres, et par conséquent, aux territoires qui en subiront les désastreuses conséquences, il ne faut pas prétendre à les déterminer. Les calculateurs les plus ingénieux n’y parviendraient pas. Il y a, dans cette équation, une inconnue que nulle formule ne peut dégager. C’est la situation précise du point x où se produira le tir, et, par suite, le choc… Or, cet x, est le secret des promoteurs de cette déplorable affaire.