Sans dessus dessous
« Donc, pour résumer, les habitants de la Terre, sous n’importe quelle latitude qu’ils vivent, sont directement intéressés à connaître ce secret, puisqu’ils sont directement menacés par les agissements de Barbicane and Co.
« Aussi avis est-il donné aux habitants de l’Europe, de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique, de l’Australasie et de l’Océanie, de veiller à tous travaux de balistique, tels que fonte de canons, fabrication de poudres ou de projectiles, qui pourraient être entrepris sur leur territoire, d’observer également la présence de tout étranger dont l’arrivée paraîtrait suspecte et d’en avertir aussitôt les membres de la Commission d’enquête, à Baltimore, Maryland, USA.
« Fasse le ciel que cette révélation arrive avant le 22 septembre de la présente année, qui menace de troubler l’ordre établi dans le système terrestre. »
XII
Dans lequel J.-T. Maston continue
héroïquement à se taire.
Ainsi, après le canon employé pour lancer un projectile de la Terre à la Lune, le canon employé pour modifier l’axe terrestre! Le canon! Toujours le canon! Mais ils n’ont donc pas autre chose en tête, ces artilleurs du Gun Club! Ils sont donc pris de la folie du « canonisme intensif! » Ils font donc du canon l’ultima ratio en ce monde! Ce brutal engin est-il donc le souverain de l’univers? De même que le droit canon règle la théologie, le roi canon est-il le suprême régulateur des lois industrielles et cosmologiques?
Oui! Il faut bien l’avouer, le canon, c’était l’engin qui devait s’imposer à l’esprit du président Barbicane et de ses collègues. Ce n’est pas impunément qu’on a consacré toute sa vie à la balistique. Après la Columbiad de la Floride, ils devaient en arriver au canon monstre de… du lieu x. Et ne les entend-on pas déjà crier d’une voix retentissante :
« Pointez sur la Lune!… Première pièce… Feu!
— Changez l’axe de la Terre… Deuxième pièce… Feu! »
En attendant ce commandement que l’univers avait si bonne envie de leur lancer :
« À Charenton!… Troisième pièce… Feu!… »
En vérité, leur opération justifiait bien le titre de cet ouvrage. N’est-il pas plus exactement intitulé Sans dessus dessous que Sens dessus dessous, puisque il n’y aurait plus ni « dessous » ni « dessus » et que, suivant l’expression d’Alcide Pierdeux, il s’ensuivrait « un chambardement général! »
Quoi qu’il en fût, la publication de la note rédigée par la Commission d’enquête produisit un effet dont rien ne saurait donner l’idée. Il faut en convenir, ce qu’elle disait n’était pas fait pour rassurer. Des calculs de J.-T. Maston, il résultait que le problème de mécanique avait été résolu dans toutes ses données. L’opération, tentée par le président Barbicane et par le capitaine Nicholl cela n’était que trop clair allait introduire une modification des plus regrettables dans le mouvement de rotation diurne. Un nouvel axe serait substitué à l’ancien… Et l’on sait quelles devaient être les conséquences de cette substitution.
L’oeuvre de Barbicane and Co. fut donc définitivement jugée, maudite, dénoncée à la réprobation générale. Dans l’ancien comme dans le nouveau continent, les membres du conseil d’administration de la North Polar Practical Association n’eurent plus que des adversaires. S’il leur restait quelques partisans parmi les cerveaux brûlés des États-Unis, ils étaient rares.
Vraiment, au point de vue de leur sécurité personnelle, le président Barbicane et le capitaine Nicholl avaient sagement fait de quitter Baltimore et l’Amérique. On est fondé à croire qu’il leur serait arrivé malheur. Ce n’est pas impunément que l’on peut menacer en masse quatorze cents millions d’habitants, bouleverser leurs habitudes par un changement apporté aux conditions d’habitabilité de la Terre, et les inquiéter dans leur existence même, en provoquant une catastrophe universelle.
Maintenant, comment les deux collègues du Gun-club avaient-ils disparu sans laisser aucune trace? Comment le matériel et le personnel, nécessités par une telle opération, avaient-ils pu partir sans que l’on s’en fût aperçu? Des centaines de wagons, si c’était par railway, des centaines de navires, si c’était par mer, n’auraient pas suffi à transporter les chargements de métal, de charbon et de méli-mélonite. Il était tout à fait incompréhensible que ce départ eût pu avoir lieu incognito. Cela était néanmoins. En outre, après sérieuse enquête, on reconnut qu’aucune commande n’avait été envoyée ni aux usines métallurgiques, ni aux fabriques de produits chimiques des deux Mondes. Que ce fût inexplicable, soit! Cela s’expliquerait dans l’avenir… s’il y avait un avenir!
Toutefois, si le président Barbicane et le capitaine Nicholl, mystérieusement disparus, étaient à l’abri d’un danger immédiat, leur collègue J.-T. Maston, congrûment mis sous clef, pouvait tout craindre des représailles publiques. Bah! il ne s’en préoccupait guère! Quoi admirable têtu que ce calculateur! Il était de fer, comme son avant-bras. Rien ne le ferait céder.
Du fond de la cellule qu’il occupait à la prison de Baltimore, le secrétaire du Gun-Club s’absorbait de plus en plus dans la contemplation lointaine des collègues qu’il n’avait pu suivre. Il évoquait la vision du président Barbicane et du capitaine Nicholl, préparant leur opération gigantesque en ce point inconnu du globe, où nul n’irait les troubler. Il les voyait fabriquant leur énorme engin, combinant leur méli- mélonite, fondant le projectile que le Soleil compterait bientôt au nombre de ses petites planètes. Ce nouvel astre porterait le nom charmant de Scorbetta, témoignage de galanterie et d’estime envers la riche capitaliste de New-Park. Et J.-T. Maston supputait les jours, trop courts à son gré, qui le rapprochaient de la date fixée pour le tir.
On était déjà au commencement d’avril. Dans deux mois et demi, l’astre du jour, après s’être arrêté au solstice sur le Tropique du Cancer, rétrograderait vers le Tropique du Capricorne. Trois mois plus tard, il traverserait la ligne équatoriale à l’équinoxe d’automne. Et alors, ce serait fini de ces saisons qui, depuis des millions de siècles, alternaient si régulièrement et si « bêtement » au cours de chaque année terrestre. Pour la dernière fois, en l’an 189–, le sphéroïde aurait été soumis à cette inégalité des jours et des nuits. Il n’y aurait plus qu’un même nombre d’heures entre le lever et le coucher du Soleil sur n’importe quel horizon du globe.
En vérité, c’était là une oeuvre magnifique, surhumaine, divine. J.-T. Maston en oubliait le domaine arctique et l’exploitation des houillères de l’ancien Pôle, pour ne voir que les conséquences cosmographiques de l’opération. Le but principal de la nouvelle Société s’effaçait au milieu des transformations qui allaient changer la face du monde.
Mais voilà! le monde ne voulait pas changer de face. N’était-elle pas toujours jeune, celle que Dieu lui avait donnée aux premières heures de la création!
Quant à J.-T. Maston, seul et sans défense au fond de sa cellule, il ne cessait de résister à toutes les pressions qu’on tentait d’exercer sur lui. Les membres de la Commission d’enquête venaient journellement le visiter; ils n’en pouvaient rien obtenir. C’est alors que John H. Prestice eut l’idée d’utiliser une influence qui réussirait peut-être mieux que la leur celle de Mrs Evangélina Scorbitt. Personne n’ignorait de quel dévouement cette respectable veuve était capable, quand il s’agissait des responsabilités de J.-T. Maston, et quel intérêt sans bornes elle portait au célèbre calculateur.
Donc, après délibération des commissaires, Mrs Evangélina Scorbitt fut autorisée à venir voir le prisonnier autant qu’elle le voudrait. N’était-elle pas, elle-même, aussi menacée que les autres habitants du globe par le recul du canon monstre? Est-ce que son hôtel de New-Park serait plus épargné dans la catastrophe finale que la hutte du plus humble coureur des bois ou le wigwam de l’Indien des Prairies? Est-ce qu’il n’y allait pas de son existence comme de celle du dernier des Samoyèdes ou du plus obscur insulaire du Pacifique? Voilà ce que le président de la Commission lui fit comprendre, voilà pourquoi elle fut priée d’user de son influence sur l’esprit de J.-T. Maston.
Si celui-ci se décidait enfin à parler, s’il voulait dire en quel endroit le président Barbicane et le capitaine Nicholl et très certainement aussi le nombreux personnel qu’ils avaient dû s’adjoindre étaient occupés à leurs préparatifs, il serait encore temps d’aller à leur recherche, de retrouver leurs traces, de mettre fin aux affres, transes et épouvantes de l’humanité.
Mrs Evangélina Scorbitt eut donc accès dans la prison. Ce qu’elle désirait par-dessus tout, c’était revoir J.-T. Maston, arraché par des mains policières au bien-être de son cottage.
Mais c’était bien mal la connaître, l’énergique Evangélina, que de la croire esclave des faiblesses humaines! Et, le 9 avril, si quelque oreille indiscrète se fût collée à la porte de la cellule, la première fois que Mrs Scorbitt y pénétra, voici ce que cette oreille aurait entendu non sans quelque surprise :
« Enfin, cher Maston, je vous revois!
— Vous, mistress Scorbitt?
— Oui, mon ami, après quatre semaines, quatre longues semaines de séparation…
— Exactement vingt-huit jours, cinq heures et quarante-cinq minutes, répondit J.-T. Maston, après avoir consulté sa montre.
— Enfin nous sommes réunis!…
— Mais comment vous ont-ils laissé pénétrer jusqu’à moi, chère mistress Scorbitt?
— À la condition d’user de l’influence due à une affection sans bornes sur celui qui en est l’objet!
— Quoi!… Evangélina! s’écria J.-T. Maston. Vous auriez consenti à me donner de tels conseils!… Vous avez eu la pensée que je pourrais trahir nos collègues!…
— Moi? cher Maston!… M’appréciez-vous donc si mal!… Moi!… vous prier de sacrifier votre sécurité à votre honneur!… Moi?… vous pousser à un acte, qui serait la honte d’une vie consacrée tout entière aux plus hautes spéculations de la mécanique transcendante!
— À la bonne heure, mistress Scorbitt! Je retrouve bien en vous la généreuse actionnaire de notre Société! Non!… je n’ai jamais douté de votre grand coeur!
— Merci, cher Maston!
— Quant à moi, divulguer notre oeuvre, révéler en quel point du globe va s’accomplir notre tir prodigieux, vendre pour ainsi dire ce secret que j’ai pu heureusement cacher au plus profond de moi-même, permettre à ces barbares de se lancer à la poursuite de nos amis, d’interrompre des travaux qui feront notre profit et notre gloire!… Plutôt mourir!
— Sublime Maston! » répondit Mrs Evangélina Scorbitt.
En vérité, ces deux êtres, si étroitement unis par le même enthousiasme et aussi insensés l’un que l’autre, d’ailleurs étaient bien faits pour se comprendre.
« Non! jamais ils ne sauront le nom du pays que mes calculs ont désigné et dont la célébrité va devenir immortelle! ajouta J.-T. Maston. Qu’ils me tuent, s’ils le veulent, mais ils ne m’arracheront pas mon secret!
— Et qu’ils me tuent avec vous! s’écria Mrs Evangélina Scorbitt. Moi aussi, je serai muette…
— Heureusement, chère Evangélina, ils ignorent que vous le possédez, ce secret!
— Croyez-vous donc, cher Maston, que je serais capable de le livrer, parce que je ne suis qu’une femme! Trahir nos collègues et vous!… Non, mon ami, non! Que ces Philistins soulèvent contre vous la population des villes et des campagnes, que le monde entier pénètre par la porte de cette cellule pour vous en arracher, eh bien! je serai là, et nous aurons au moins cette consolation de mourir ensemble… »
Et, si ce peut jamais être une consolation, J.-T. Maston pouvait-il en rêver une plus douce que de mourir dans les bras de Mrs Evangélina Scorbitt!
Ainsi finissait la conversation toutes les fois que l’excellente dame venait visiter le prisonnier.
Et, lorsque les commissaires-enquêteurs l’interrogeaient sur le résultat de ses entrevues :
« Rien encore! disait-elle. Peut-être avec du temps obtiendrai-je enfin… »
Ô astuce de femme!
Avec du temps! disait-elle. Mais, ce temps, il marchait à grands pas. Les semaines s’écoulaient comme des jours, les jours comme des heures, les heures comme des minutes.
On était en mai déjà. Mrs Evangélina Scorbitt n’avait rien obtenu de J.-T. Maston, et là où cette femme si influente avait échoué, nul autre ne pouvait avoir l’espoir de réussir. Faudrait-il donc se résigner à attendre le coup terrible, sans qu’il se présentât une chance de l’empêcher?
Eh bien, non! En pareille occurrence, la résignation est inacceptable! Aussi les délégués des Puissances européennes devinrent-ils plus obsédants que jamais. Il y eut lutte de tous les instants entre eux et les membres de la Commission d’enquête, lesquels furent directement pris à partie. Jusqu’au flegmatique Jacques Jansen, qui, en dépit de sa placidité hollandaise, accablait les commissaires de ses récriminations quotidiennes. Le colonel Boris Karkof eut même un duel avec le secrétaire de ladite commission duel dans lequel il ne blessa que légèrement son adversaire. Quant au major Donellan, s’il ne se battit ni à l’arme à feu ni à l’arme blanche, ce qui est contraire aux usages britanniques du moins, assisté de son secrétaire Dean Toodrink, échangea-t-il quelques douzaines de coups de poing dans une boxe en règle avec William S. Forster, le flegmatique consignataire de morues, l’homme de paille de la North Polar Practical Association, lequel, d’ailleurs, ne savait rien de l’affaire.
En réalité, le monde entier se conjurait pour rendre les Américains des États-Unis responsables des actes de l’un de leurs plus glorieux enfants, Impey Barbicane. On ne parlait rien moins que de retirer les ambassadeurs et les ministres plénipotentiaires accrédités près cet imprudent gouvernement de Washington et de lui déclarer la guerre.
Pauvres États-Unis! Ils n’eussent pas mieux demandé que de mettre la main sur Barbicane and Co. En vain répondaient- ils que les Puissances de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de l’Océanie avaient carte blanche pour l’arrêter partout où il se trouverait, on ne les écoutait même pas. Et jusqu’alors, impossible de découvrir en quel lieu le président et son collègue s’occupaient à préparer leur abominable opération.
À quoi, les Puissances étrangères répondaient :
« Vous avez J.-T. Maston, leur complice! Or, J.-T. Maston sait à quoi s’en tenir sur le compte de Barbicane. Donc, faites parler J.-T. Maston. »
Faire parler J.-T. Maston! Autant eût valu arracher une parole de la bouche d’Harpocrate, dieu du silence, ou au sourd-muet en chef de l’Institut de New-York.
Et alors, l’exaspération croissant avec l’inquiétude universelle, quelques esprits pratiques rappelèrent que la torture du moyen âge avait du bon, les brodequins du maître- tourmenteur juré, le tenaillement aux mamelles, le plomb fondu, si souverain pour délier les langues les plus rebelles, l’huile bouillante, le chevalet, la question par l’eau, l’estrapade, etc. Pourquoi ne pas se servir de ces moyens que la justice d’autrefois n’hésitait pas à employer dans des circonstances infiniment moins graves, et pour des cas particuliers qui n’intéressaient que fort indirectement les masses?
Mais, il faut bien le reconnaître, ces moyens que justifiaient les moeurs d’autrefois, ne pouvaient plus être employés à la fin d’un siècle de douceur et de tolérance, d’un siècle aussi empreint d’humanité que ce XIXème, caractérisé par l’invention du fusil à répétition, des balles de sept millimètres et des trajectoires d’une tension invraisemblable, d’un siècle qui admet dans les relations internationales l’emploi des obus à la mélinite, à la roburite, à la bellite, à la panclastite, à la méganite et autres substances en ite, qui ne sont rien, il est vrai, auprès de la méli-mélonite.
J.-T. Maston n’avait donc point à redouter d’être soumis à la question ordinaire ou extraordinaire. Tout ce qu’on pouvait espérer, c’est que, comprenant enfin quelle était sa responsabilité, il se déciderait peut-être à parler, ou s’il s’y refusait, que le hasard parlerait pour lui.
XIII
La fin duquel J.-T. Maston fait une réponse
véritablement épique.
Le temps marchait, cependant, et très probablement aussi, marchaient les travaux que le président Barbicane et le capitaine Nicholl accomplissaient dans des conditions si surprenantes on ne savait où.
Pourtant, comment se faisait-il qu’une opération, qui exigeait l’établissement d’une usine considérable, la création de hauts fourneaux capables de fondre un engin un million de fois gros comme le canon de vingt-sept de la marine, et un projectile pesant 180 000 tonnes, qui nécessitait l’embauchage de plusieurs milliers d’ouvriers, leur transport, leur aménagement, oui! comment se faisait-il qu’une telle opération eût pu être soustraite à l’attention des intéressés? En quelle partie de l’Ancien ou du Nouveau Continent, Barbicane and Co. s’était-il si secrètement installé que l’éveil n’eût jamais été donné aux peuplades voisines? Était-ce dans une île abandonnée du Pacifique ou de l’océan Indien? Mais il n’y a plus d’îles désertes de nos jours : les Anglais ont tout pris. À moins que la nouvelle Société n’en eût découvert une tout exprès? Quant à penser que ce fût en un point des régions arctiques ou antarctiques qu’elle eût établi des usines, non! cela eût été anormal. N’était-ce pas précisément parce qu’on ne peut atteindre ces hautes latitudes que la North Polar Practical Association tentait de les déplacer?
D’ailleurs, chercher le président Barbicane et le capitaine Nicholl à travers ces continents ou ces îles, ne fût-ce que dans leurs parties relativement abordables, c’eût été perdre son temps. Le carnet, saisi chez le secrétaire du Gun-Club ne mentionnait-il pas que le tir devait effectuer à peu près sur l’Équateur? Or, là se trouvent des régions habitables, sinon habitées par des hommes civilisés. Si donc c’était aux environs de la ligne équinoxiale que les expérimentateurs avaient dû s’établir, ce ne pouvait être ni en Amérique, dans toute l’étendue du Pérou et du Brésil, ni dans les îles de la Sonde, Sumatra, Bornéo, ni dans les îles de la mer des Célèbes, ni dans la Nouvelle-Guinée, où pareille opération n’eût pu être conduite sans que les populations en eussent été informées. Très vraisemblablement aussi, elle n’aurait pu être tenue secrète dans tout le centre de l’Afrique, à travers la région des grands lacs, traversée par l’Équateur. Restaient, il est vrai, les Maldives dans la mer des Indes, les îles de l’Amirauté, Gilbert, Christmas, Galapagos dans le Pacifique, San Pedro dans l’Atlantique. Mais les informations, prises en ces divers lieux, n’avaient donné aucun résultat. Aussi en était-on réduit à de vagues conjectures, peu faites pour calmer les transes universelles.
Et que pensait de tout cela Alcide Pierdeux? Plus « sulfurique » que jamais, il ne cessait de rêver aux diverses conséquences de ce problème. Que le capitaine Nicholl eût inventé un explosif d’une telle puissance, qu’il eût trouvé cette méli-mélonite, d’une expansion trois ou quatre mille fois plus grande que celle des plus violents explosifs de guerre, et cinq mille six cents fois plus forte que cette bonne vieille poudre à canon de nos ancêtres, c’était déjà fort étonnant, « et même fort détonnant! » disait-il, mais enfin ce n’était pas impossible. On ne sait guère ce que réserve l’avenir en ce genre de progrès, qui permettra de démolir les armées à n’importe quelles distances. En tout cas, le redressement de l’axe terrestre produit par le recul d’une bouche à feu, ce n’était pas non plus pour surprendre l’ingénieur français. Aussi, s’adressant in petto au promoteur de l’affaire :
« Il est bien évident, président Barbicane, disait-il, que, journellement, la Terre attrape le contrecoup de tous les chocs qui se produisent à sa surface. Il est certain que, lorsque des centaines de mille hommes s’amusent à s’envoyer des milliers de projectiles pesant quelques kilogrammes, ou des millions de projectiles pesant quelques grammes, et même, simplement, quand je marche ou quand je saute, ou quand j’allonge le bras, ou lorsque un globule sanguin se balade dans mes veines, cela agit sur la masse de notre sphéroïde. Donc, la grande machine est de nature à produire la secousse demandée. Mais, nom d’une intégrale! cette secousse sera-t-elle suffisante pour faire basculer la Terre? Eh! c’est ce que les équations de cet animal de J.-T. Maston « démonstrandent » péremptoirement, il faut bien le reconnaître! »
En effet, Alcide Pierdeux ne pouvait qu’admirer les ingénieux calculs du secrétaire du Gun-Club, communiqués par les membres de la Commission d’enquête à ceux des savants qui étaient en état de les comprendre. Et Alcide Pierdeux, qui lisait l’algèbre comme on lit un journal, trouvait à cette lecture un charme inexprimable.
Mais, si le chambardement avait lieu, que de catastrophes accumulées à la surface du sphéroïde! Que de cataclysmes, cités renversées, montagnes ébranlées, habitants détruits par millions, masses liquides projetées hors de leur lit et provoquant d’épouvantables sinistres!
Ce serait comme un tremblement de terre d’une incomparable violence.
« Si encore, grommelait Alcide Pierdeux, si encore la sacrée poudre du capitaine Nicholl était moins forte, on pourrait espérer que le projectile viendrait de nouveau choquer la Terre, soit en avant du point de tir, soit même en arrière, après avoir fait le tour du globe. Et alors, tout serait remis en place au bout d’un temps relativement court non sans avoir provoqué quelques grands désastres cependant. Mais va te faire lanlaire! Grâce à leur méli-mélonite, le boulet décrira une demi branche d’hyperbole, et il ne viendra plus demander pardon à la Terre de l’avoir dérangée, en la remettant en place! »
Et Alcide Pierdeux gesticulait comme un appareil sémaphorique, au risque de tout briser dans un rayon de deux mètres.
Puis, il se répétait :
« Si, au moins, le lieu de tir était connu, j’aurais vite fait d’établir sur quels grands cercles terrestres la dénivellation serait nulle, et aussi, les points où elle atteindrait son maximum. On pourrait prévenir les gens de déménager à temps, avant que leurs maisons ou leurs villes ne leur fussent tombées sur la caboche. Mais comment le savoir? »
Après quoi, arrondissant sa main au-dessus des rares cheveux qui lui garnissaient le crâne :
« Eh! j’y pense, ajoutait-il, les conséquences de la secousse peuvent être plus compliquées qu’on ne l’imagine. Pourquoi les volcans ne profiteraient-ils pas de l’occasion pour se livrer à des éruptions échevelées, pour vomir, comme un passager qui a le mal de mer, les matières déplacées dans leurs entrailles? Pourquoi une partie des océans surélevés ne se précipiterait-elle pas dans leurs cratères? Le diable m’emporte! il peut survenir des explosions qui feront sauter la machine tellurienne! Ah! ce satané Maston, qui s’obstine dans son mutisme! Le voyez-vous, jonglant avec notre boule et faisant des effets de finesse sur le billard de l’Univers! »
Ainsi raisonnait Alcide Pierdeux. Bientôt, ces effrayantes hypothèses furent reprises et discutées par les journaux des deux Mondes. Auprès du bouleversement qui résulterait de l’opération de Barbicane and Co., qu’étaient ces trombes, ces raz de marée, ces déluges, qui, de loin en loin, dévastent quelque étroite portion de la Terre? De telles catastrophes ne sont que partielles! Quelques milliers d’habitants disparaissent, et c’est à peine si les innombrables survivants se sentent troublés dans leur quiétude! Aussi, à mesure que s’approchait la date fatale, l’épouvante gagnait-elle les plus braves. Les prédicateurs avaient beau jeu pour prédire la fin du monde. On se serait cru à cette effrayante période de l’an 1000, alors que les vivants s’imaginèrent qu’ils allaient être précipités dans l’empire des morts.
Que l’on se souvienne de ce qui s’était passé à cette époque. D’après un passage de l’Apocalypse, les populations furent fondées à croire que le jour du jugement dernier était proche. Elles attendaient les signes de colère, prédits par l’Écriture. Le fils de perdition, l’Antéchrist, allait se révéler.
« Dans la dernière année du Xème siècle, raconte H. Martin, tout était interrompu, plaisirs, affaires, intérêts, tout, quasi jusqu’aux travaux de la campagne. Pourquoi, se disait on, songer à un avenir qui ne sera pas? Songeons à l’éternité qui commence demain! On se contentait de pourvoir aux besoins les plus immédiats; on léguait ses terres, ses châteaux aux monastères pour s’acquérir des protecteurs dans ce royaume des cieux où on allait entrer. Beaucoup de chartes de donations aux églises débutent par ces mots : « La fin du monde approchant, et sa ruine étant imminente… » Quand vint le terme fatal, les populations s’entassèrent incessamment dans les basiliques, dans les chapelles, dans les édifices consacrés à Dieu, et attendirent, transies d’angoisses, que les sept trompettes des sept anges du jugement retentissent du haut du ciel. »
On le sait, le premier jour de l’an 1000 s’acheva, sans que les lois de la nature eussent été aucunement troublées. Mais, cette fois, il ne s’agissait pas d’un bouleversement basé sur des textes d’une obscurité toute biblique. Il s’agissait d’une modification apportée à l’équilibre de la Terre, reposant sur des calculs indiscutés, indiscutables, et d’une tentative que les progrès des sciences balistiques et mécaniques rendaient absolument réalisables. Cette fois, ce ne serait pas la mer qui rendrait ses morts, ce seraient les vivants qu’elle engloutirait par millions au fond de ses nouveaux abîmes.
Il résulta de là, que, tout en tenant compte des changements produits dans les esprits par l’influence des idées modernes, l’épouvante n’en fut pas moins poussée à ce point, que nombre des pratiques de l’an 1000 se reproduisirent avec le même affolement. Jamais on ne fit avec un tel empressement ses préparatifs de départ pour un monde meilleur! Jamais kyrielles de péchés ne se dévidèrent dans les confessionnaux avec une telle abondance! Jamais tant d’absolutions ne furent octroyées aux moribonds qui se repentaient in extremis! Il fut même question de demander une absolution générale qu’un bref du pape aurait accordée à tous les hommes de bonne volonté sur la Terre et aussi de belle et bonne peur.
En ces conditions, la situation de J.-T. Maston devenait chaque jour de plus en plus critique. Mrs Evangélina Scorbitt tremblait qu’il fût victime de la vindicte universelle. Peut-être même eut-elle la pensée de lui donner le conseil de prononcer ce mot qu’il s’obstinait à taire avec un entêtement sans exemple. Mais elle n’osa pas et fit bien. C’eût été s’exposer à un refus catégorique.
Comme on le pense bien, même dans la cité de Baltimore, maintenant en proie à la terreur, il devenait difficile de contenir la population, surexcitée par la plupart des journaux de la Confédération, par les dépêches qui arrivaient « des quatre angles de la Terre », pour employer le langage apocalyptique que tenait saint Jean l’Évangéliste, au temps de Domitien. À coup sûr, si J.-T. Maston eût vécu sous le règne de ce persécuteur, son affaire aurait été vite réglée. On l’eût livré aux bêtes. Mais il se fût contenté de répondre :
« Je le suis déjà! »
Quoi qu’il en soit, l’inébranlable J.-T. Maston refusait de faire connaître la situation du lieu x, comprenant bien que, s’il la dévoilait, le président Barbicane et le capitaine Nicholl seraient mis dans l’impossibilité de continuer leur oeuvre.
Après tout, c’était beau, cette lutte d’un homme seul contre le monde entier. Cela grandissait encore J.-T. Maston dans l’esprit de Mrs Evangélina Scorbitt, et aussi dans l’opinion de ses collègues du Gun-Club. Ces braves gens, il faut bien le dire, entêtés comme des artilleurs à la retraite, tenaient quand même pour les projets de Barbicane and Co. Le secrétaire du Gun-Club était arrivé à un tel degré de célébrité, que nombre de personnes lui écrivaient déjà, comme aux criminels de grande marque, pour avoir quelques lignes de cette main qui allait bouleverser le monde.
Mais, si cela était beau, cela devenait de plus en plus dangereux. Le populaire se portait jour et nuit autour de la prison de Baltimore. Là, grands cris et grand tumulte. Les enragés voulaient lyncher J.-T. Maston hic et nunc. La police voyait venir le moment où elle serait impuissante à le défendre.
Désireux de donner satisfaction aux masses américaines, aussi bien qu’aux masses étrangères, le gouvernement de Washington décida enfin de mettre J.-T. Maston en accusation et de le traduire devant les Assises.
Avec des jurés, étreints déjà par les affres de l’épouvante, « son affaire ne traînerait pas! » comme disait Alcide Pierdeux, qui, pour sa part, se sentait pris d’une sorte de sympathie envers cette tenace nature de calculateur.
Il suit de là que, dans la matinée du 5 septembre, le président de la Commission d’enquête se transporta de sa personne à la cellule du prisonnier.
Mrs Evangélina Scorbut, sur son instante demande, avait été autorisée à l’accompagner. Peut-être, dans une dernière tentative, l’influence de cette aimable dame finirait-elle par l’emporter?… Il ne fallait rien négliger. Tous les moyens seraient bons, qui donneraient le dernier mot de l’énigme. Si l’on n’y parvenait pas, on verrait.
« On verrait! répétaient les esprits perspicaces. Eh! la belle avance, quand on aura pendu J.-T. Maston, si la catastrophe s’accomplit dans toute son horreur! »
Donc, vers onze heures, J.-T. Maston se trouvait en présence de Mrs Evangélina Scorbitt et de John H. Prestice, président de la Commission d’enquête.
L’entrée en matière fut des plus simples. En cette conversation furent échangées les demandes et les réponses suivantes, très raides d’une part, très calmes de l’autre.
Et qui aurait jamais pu croire que des circonstances se présenteraient où le calme serait du côté de J.-T. Maston!
« Une dernière fois, voulez-vous répondre?… demanda John H. Prestice.
— À quel propos?… fit observer ironiquement le secrétaire du Gun-Club.
— À propos de l’endroit où s’est transporté votre collègue Barbicane.
— Je vous l’ai déjà dit cent fois.
— Répétez-le une cent-unième.
— Il est là où s’effectuera le tir.
— Et où le tir s’effectuera-t-il?
— Là où est mon collègue Barbicane.
— Prenez garde, J.-T. Maston!
— À quoi?
— Aux conséquences de votre refus de répondre, lesquelles ont pour résultat…
— De vous empêcher précisément d’apprendre ce que vous ne devez pas savoir.
— Ce que nous avons le droit de connaître!
— Ce n’est pas mon avis.
— Nous allons vous traduire aux Assises!
— Traduisez.
— Et le jury vous condamnera!
— Ça le regarde.
— Et le jugement, sitôt rendu, sitôt exécuté!
— Soit!
— Cher Maston!… osa dire Mrs Evangélina Scorbitt, dont le coeur se troublait sous ces menaces.
— Oh!… mistress! » fit J.-T. Maston.
Elle baissa la tête et se tut.
« Et voulez-vous savoir quel sera ce jugement? reprit le président John H. Prestice.
— Si vous voulez bien, reprit J.-T. Maston.
— C’est que vous serez condamné à la peine capitale… comme vous le méritez!
— Vraiment?
— Et vous serez pendu, aussi sûr, monsieur, que deux et deux font quatre.
— Alors, monsieur, j’ai encore des chances, répondit flegmatiquement J.-T. Maston. Si vous étiez quelque peu mathématicien, vous ne diriez pas « aussi sûr que deux et deux font quatre! » Qu’est-ce qui prouve que tous les mathématiciens n’ont pas été fous jusqu’à ce jour, en affirmant que la somme de deux nombres est égale à celle de leurs parties, c’est-à-dire que deux et deux font exactement quatre?
— Monsieur!… s’écria le président, absolument interloqué.
— Ah! reprit J.-T. Maston, si vous disiez « aussi sûr qu’un et un font deux », à la bonne heure! Cela est absolument évident, car ce n’est plus un théorème, c’est une définition! »
Sur cette leçon d’arithmétique, le président de la Commission se retira, tandis que Mrs Evangélina Scorbitt n’avait pas assez de flammes dans le regard pour admirer l’extraordinaire calculateur de ses rêves!
XIV
Très court, mais dans lequel l’x prend
une valeur
géographique.
Très heureusement pour J.-T. Maston, le gouvernement fédéral reçut le télégramme suivant, envoyé par le consul américain, alors établi à Zanzibar :
« À John S. Wright, ministre d’État,
Washington, U. S. A. »
Zanzibar, 13 septembre,
5 heures matin, heure du lieu.
« Grands travaux exécutés dans le Wamasai, au sud de la chaîne du Kilimandjaro. Depuis huit mois, président Barbicane et capitaine Nicholl, établis avec nombreux personnel noir, sous l’autorité du sultan Bâli-Bâli. Ceci porté à la connaissance du gouvernement par son dévoué
RICHARD W. TRUST, consul. »
Et voilà comment fut connu le secret de J.-T. Maston. Et voilà pourquoi, si le secrétaire du Gun-Club fut maintenu en état d’incarcération, il ne fut pas pendu.
Mais, plus tard, qui sait s’il n’aurait pas ce tardif regret de n’être point mort dans toute la plénitude de sa gloire!
XV
Qui contient quelques détails
vraiment intéressants pour les
habitants
du sphéroïde terrestre.
Ainsi, le gouvernement de Washington savait maintenant en quel endroit allait opérer Barbicane and Co. Douter de l’authenticité de cette dépêche, on ne le pouvait. Le consul de Zanzibar était un agent trop sûr pour que son information ne dût être acceptée que sous réserve. Elle fut confirmée d’ailleurs par des télégrammes subséquents. C’était bien au centre de la région du Kilimandjaro, dans le Wamasai africain, à une centaine de lieues à l’ouest du littoral, un peu au-dessous de la ligne équatoriale, que les ingénieurs de la North Polar Practical Association étaient sur le point d’achever leurs gigantesques travaux.
Comment avaient-ils pu s’installer secrètement en cette contrée, au pied de la célèbre montagne, reconnue en 1849 par les docteurs Rebviani et Krapf, puis ascensionnée par les voyageurs Otto Ehlers et Abbot? Comment avaient-ils pu y établir leurs ateliers, y créer une fonderie, y réunir un personnel suffisant? Par quels moyens étaient-ils parvenus à se mettre en rapport avec les dangereuses tribus du pays et leurs souverains non moins astucieux que cruels? Cela, on ne le savait pas. Et peut-être ne le saurait-on jamais, puisqu’il ne restait que quelques jours à courir avant cette date du 22 septembre.
Aussi, lorsque J.-T. Maston eut appris de Mrs Evangélina Scorbitt que le mystère du Kilimandjaro venait d’être dévoilé par une dépêche expédiée de Zanzibar :
« Pchutt!… fit-il, en traçant dans l’espace un mirifique zigzag avec son crochet de fer. On ne voyage encore ni par le télégraphe ni par le téléphone, et dans six jours… patarapatanboumboum!… l’affaire sera dans le sac! »
Et quiconque eût entendu le secrétaire du Gun-Club lancer cette onomatopée retentissante, qui éclata comme un coup de Columbiad, se serait vraiment émerveillé de ce qui reste parfois d’énergie vitale dans ces vieux artilleurs.
Évidemment J.-T. Maston avait raison. Le temps nécessaire manquait pour que l’on pût envoyer des agents jusqu’au Wamasai, avec mission d’arrêter le président Barbicane. En admettant que ces agents, partis de l’Algérie ou de l’Égypte, même d’Aden, de Massouah, de Madagascar ou de Zanzibar, eussent pu rapidement se transporter sur la côte, il aurait fallu compter avec les difficultés inhérentes au pays, les retards occasionnés par les obstacles d’un cheminement à travers cette région montagneuse, et aussi peut-être la résistance d’un personnel soutenu, sans doute, par les volontés intéressées d’un sultan aussi autoritaire que nègre.
Il fallait donc renoncer à tout espoir d’empêcher l’opération en arrêtant l’opérateur.
Mais, si cela était impossible, rien n’était plus aisé, maintenant, que d’en déduire les rigoureuses conséquences, puisque l’on connaissait la situation exacte du point de tir.
Pure affaire de calcul, calcul assez compliqué évidemment, mais qui n’était point au-dessus des capacités des algébristes en particulier et des mathématiciens en général.
Comme la dépêche du consul de Zanzibar était arrivée directement à l’adresse du ministre d’État à Washington, le gouvernement fédéral la tint d’abord secrète. Il voulait en même temps qu’il la répandrait pouvoir indiquer quels seraient les résultats du déplacement de l’axe au point de vue de la dénivellation des mers. Les habitants du globe apprendraient en même temps quel sort leur était réservé, suivant qu’ils occupaient tel ou tel segment du sphéroïde terrestre.
Et que l’on juge s’ils attendaient avec impatience de savoir à quoi s’en tenir sur cette éventualité!
Dès le 14 septembre, la dépêche fut expédiée au bureau des Longitudes de Washington, avec mission d’en déduire les conséquences finales, au point de vue balistique et géographique. Dès le surlendemain, la situation était nettement établie. Ce travail fut aussitôt porté, par les fils sous-marins, à la connaissance des Puissances du Nouveau et de l’Ancien Continent. Après avoir été reproduit par des milliers de journaux, il fut hurlé dans les grandes cités sous les titres les plus à effet par tous les camelots des deux Mondes.
« Que va-t-il arriver? »
C’était la question qui se posait en toutes langues en n’importe quel point du globe.
Et voici ce qui fut répondu sous la garantie du bureau des Longitudes.
AVIS PRESSANT
« L’expérience tentée par le président Barbicane et le capitaine Nicholl est celle-ci : produire un recul, le 22 septembre à minuit du lieu, au moyen d’un canon un million de fois gros en volume comme le canon de vingt-sept centimètres, lançant un projectile de cent quatre-vingt mille tonnes, avec une poudre donnant une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres.
« Or; si ce tir est effectué un peu au-dessous de la ligne équinoxiale, à peu près sur le trente-quatrième degré de longitude à l’est du méridien de Paris, à la base de la chaîne du Kilimandjaro, et s’il est dirigé vers le sud, voici quels seront ses effets mécaniques à la surface du sphéroïde terrestre :
« Instantanément, par suite du choc combiné avec le mouvement diurne, un nouvel axe se formera, et, comme l’ancien axe se déplacera de 23°23’, d’après les résultats obtenus par J.-T. Maston, le nouvel axe sera perpendiculaire au plan de l’écliptique.
« Maintenant, par quels points sortira le nouvel axe? Le lieu du tir étant connu, c’est ce qu’il était facile de calculer, et c’est ce qui a été fait.
« Au nord, l’extrémité du nouvel axe sera située entre le Groënland et la terre de Grinnel, sur cette partie même de la mer de Baffin que coupe actuellement le Cercle polaire arctique. Au sud, ce sera sur la limite du Cercle antarctique, quelques degrés dans l’est de la terre Adélie.
« En ces conditions, un nouveau méridien zéro, partant du nouveau Pôle nord, passera sensiblement par Dublin en Irlande, Paris en France, Palerme en Sicile, le golfe de la Grande-Syrte sur la côte de la Tripolitaine, Obéïd dans le Darfour, la chaîne du Kilimandjaro, Madagascar, l’île Kerguelen dans le Pacifique méridional, le nouveau Pôle antarctique, les antipodes de Paris, les îles de Cook et de la Société en Océanie, les îles Quadra et Vancouver sur le littoral de la Colombie anglaise, les territoires de la Nouvelle- Bretagne à travers le Nord-Amérique, et la presqu’île de Melville dans les régions circumpolaires du nord.
« Par suite de la création de ce nouvel axe de rotation, émergeant de la mer de Baffin au nord et de la terre Adélie au sud, il se formera un nouvel Équateur, au-dessus duquel le Soleil tracera, sans jamais s’en écarter, sa courbe diurne. Cette ligne équinoxiale traversera le Kilimandjaro au Wamasai, l’océan Indien, Goa et Chicacola un peu au- dessous de Calcutta dans l’Inde, Mangala dans le royaume de Siam, Kesho dans le Tonkin, Hong-Kong en Chine, l’île Rasa, les îles Marshall, Gaspar-Rico, Walker dans le Pacifique, les Cordillères dans la République Argentine, Rio- de-Janeiro au Brésil, les îles de la Trinité et de Sainte-Hélène, dans l’Atlantique, Saint-Paul-de-Loanda au Congo, et enfin il rejoindra les territoires du Wamasai au revers du Kilimandjaro.
« Ce nouvel Équateur étant ainsi déterminé par la création du nouvel axe, il a été possible de traiter la question de dénivellation des mers, si grave pour la sécurité des habitants de la Terre.
« Avant tout, il convient d’observer que les directeurs de la North Polar Practical Association se sont préoccupés d’en atténuer les effets dans la mesure du possible. En effet, si le tir se fût effectué vers le nord, les conséquences en auraient été désastreuses pour les portions les plus civilisées du globe. Au contraire, en tirant vers le sud, ces conséquences ne se feront sentir que dans des parties moins peuplées et plus sauvages au moins en ce qui concerne les territoires submergés.
« Voici maintenant comment se distribueront les eaux projetées hors de leur lit par suite de l’aplatissement du sphéroïde aux anciens Pôles.
« Le globe sera divisé par deux grands cercles, s’intersectant à angle droit au Kilimandjaro et à ses antipodes dans l’Océan équinoxial. De là, formation de quatre segments : deux dans l’hémisphère nord, deux dans l’hémisphère sud, séparés par des lignes sur lesquelles la dénivellation sera nulle.
« 1° Hémisphère septentrional :
« Le premier segment, à l’ouest du Kilimandjaro, comprendra l’Afrique depuis le Congo jusqu’à l’Égypte, l’Europe depuis la Turquie jusqu’au Groënland, l’Amérique depuis la Colombie anglaise jusqu’au Pérou et jusqu’au Brésil à la hauteur de San Salvador, enfin tout l’océan Atlantique septentrional et la plus grande partie de l’Atlantique équinoxial.
« Le deuxième segment, à l’est du Kilimandjaro, comprendra la majeure partie de l’Europe depuis la mer Noire jusqu’à la Suède, la Russie d’Europe et la Russie asiatique, l’Arabie, la presque totalité de l’Inde, la Perse, le
Béloutchistan, l’Afghanistan, le Turkestan, le Céleste- Empire, la Mongolie, le Japon, la Corée, la mer Noire, la mer Caspienne, la partie supérieure du Pacifique, et les territoires de l’Alaska dans le Nord-Amérique et aussi le domaine polaire si regrettablement concédé à la Société américaine North Polar Practical Association.
« 2° Hémisphère méridional :
« Le troisième segment, à l’est du Kilimandjaro, contiendra Madagascar, les îles Marion, les îles Kerguelen, Maurice, la Réunion, et toutes les îles de la mer des Indes, l’Océan antarctique jusqu’au nouveau Pôle, la presqu’île de Malacca, Java, Sumatra, Bornéo, les îles de la Sonde, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la Nouvelle- Guinée, la Nouvelle-Calédonie, toute la partie méridionale du Pacifique et ses nombreux archipels, à peu près jusqu’au cent soixantième méridien actuel.
« Le quatrième segment, à l’ouest du Kilimandjaro, englobera la partie sud de l’Afrique, depuis le Congo et le canal de Mozambique jusqu’au cap de Bonne-Espérance, l’océan Atlantique méridional jusqu’au quatre-vingtième parallèle, tout le Sud-Amérique depuis Pernambouc et Lima, la Bolivie, le Brésil, l’Uruguay, la République-Argentine, la Patagonie, la Terre-de-Feu, les îles Malouines, Sandwich, Shetland, et la partie sud du Pacifique à l’est du cent soixantième degré de longitude.
« Tels seront les quatre segments du globe, séparés par des lignes de nulle dénivellation.
« Il s’agit maintenant, d’indiquer les effets produits à la surface de ces quatre segments par suite du déplacement des mers.
« Sur chacun de ces quatre segments, il y a un point central où cet effet sera maximum, soit que les mers s’y précipitent, soit qu’elles s’en retirent.
« Or, il est établi avec une exactitude absolue par les calculs de J.-T. Maston que ce maximum atteindra 8415 mètres à chacun des points, à partir desquels la dénivellation ira en diminuant jusqu’aux lignes neutres formant la limite des segments. C’est donc en ces points que les conséquences seront les plus graves au point de vue de la sécurité générale, en raison de l’opération tentée par le président Barbicane.
« Les deux effets sont à considérer dans chacune de leurs conséquences.
« Dans deux des segments, situés à l’opposé l’un de l’autre sur l’hémisphère nord et sur l’hémisphère sud, les mers se retireront pour envahir les deux autres segments, également opposés l’un à l’autre dans chaque hémisphère.
« Dans le premier segment : l’océan Atlantique se videra presque tout entier, et le point maximum d’abaissement étant à peu près à la hauteur des Bermudes, le fond apparaîtra, si la profondeur de la mer est inférieure en cet endroit à 8415 mètres. Conséquemment, entre l’Amérique et l’Europe, se découvriront de vastes territoires que les États-Unis, l’Angleterre, la France, l’Espagne et le Portugal pourront s’annexer au prorata de leur étendue géographique, si ces Puissances le jugent à propos. Mais il faut observer que par suite de l’abaissement des eaux, la couche d’air s’abaissera d’autant. Donc, le littoral de l’Europe et celui de l’Amérique seront surélevés d’une hauteur telle que les villes situées même à vingt et trente degrés des points maximum, n’auront plus à leur disposition que la quantité d’air qui se trouve actuellement à une hauteur d’une lieue dans l’atmosphère. Telles, pour ne prendre que les principales, New-York, Philadelphie, Charleston, Panama, Lisbonne, Madrid, Paris, Londres, Édimbourg, Dublin, etc. Seules, le Caire, Constantinople, Dantzig, Stockholm, d’un côté, et les villes du littoral ouest américain de l’autre, garderont leur position normale par rapport au niveau général. Quant aux Bermudes, l’air y manquera comme il manque aux aéronautes qui ont pu s’élever à 8,000 mètres d’altitude, comme il manque aux sommets extrêmes de la chaîne du Tibet. Donc, impossibilité absolue d’y vivre.
« Même effet dans le segment opposé, qui comprend l’océan Indien, l’Australie et un quart de l’océan Pacifique, lequel se déversera en partie sur les parages méridionaux de l’Australie. Là, le maximum de dénivellation se fera sentir aux accores de la terre de Nuyts, et les villes d’Adélaïde et de Melbourne verront le niveau océanien s’abaisser à près de huit kilomètres au-dessous d’elles. Que la couche d’air dans laquelle elles seront alors plongées soit très pure, nul doute à cet égard, mais elle ne sera plus assez dense pour fournir aux besoins de la respiration.
« Telle est, en général, la modification que subiront les portions du globe dans les deux segments où s’effectuera le surélèvement par rapport aux bassins des mers plus ou moins vidés. Là apparaîtront, sans doute, de nouvelles îles, formées par les cimes de montagnes sous-marines, dans les parties que la masse liquide n’abandonnera pas totalement.
« Mais si la diminution de l’épaisseur des couches d’air ne laisse pas d’avoir des inconvénients pour les parties des Continents surélevés dans les hautes zones de l’atmosphère, que sera-ce donc pour celles que l’irruption des mers doit recouvrir? On peut encore respirer sous une pression d’air inférieure à la pression atmosphérique. Au contraire, sous quelques mètres d’eau, on ne peut plus respirer du tout, et c’est bien le cas qui se présentera pour les deux autres segments.
« Dans le segment au nord-est du Kilimandjaro, le point maximum sera transporté à Yakoust, en pleine Sibérie. Depuis cette ville, immergée sous 8415 mètres d’eau moins son altitude actuelle la couche liquide, tout en diminuant, s’étendra jusqu’aux lignes neutres, noyant la plus grande partie de la Russie asiatique et de l’Inde, la Chine, le Japon, l’Alaska américaine au delà du détroit de Behring. Peut-être les monts Oural surgiront-ils sous la forme d’îlots au-dessus de la portion orientale de l’Europe. Quant à Pétersbourg, Moscou, d’un côté, Calcutta, Bangkok, Saïgon, Pékin, Hong- Kong, Yeddo de l’autre, ces villes disparaîtront sous une couche d’eau d’épaisseur variable, mais très suffisante pour noyer des Russes, des Indous, des Siamois, des Cochinchinois, des Chinois et des Japonais, s’ils n’ont pas eu le temps d’émigrer avant la catastrophe.
« Dans le segment, au sud-ouest du Kilimandjaro, les désastres seront moins considérables, parce que ce segment est en grande partie recouvert par l’Atlantique et le Pacifique, dont le niveau s’élèvera de 8415 mètres à l’archipel des Malouines. Toutefois, de vastes territoires n’en disparaîtront pas moins sous ce déluge artificiel, entre autres l’angle de l’Afrique méridionale depuis la Guinée inférieure et le Kilimandjaro jusqu’au cap de Bonne-Espérance, et ce triangle du Sud-Amérique, formé par le Pérou, le Brésil central, le Chili et la République Argentine jusqu’à la Terre- de-Feu et au cap Horn. Les Patagons, de si haute stature qu’ils soient, n’échapperont pas l’immersion et n’auront pas même la ressource de se réfugier sur cette partie des Cordillères, dont les derniers sommets n’émergeront point en cette partie du globe.
« Tel doit être le résultat abaissement au-dessous ou exhaussement au-dessus de la nouvelle surface des mers produit par la dénivellation, à la surface du sphéroïde terrestre. Telles sont les éventualités contre lesquelles les intéressés auront à se pourvoir, si le président Barbicane n’est pas arrêté à temps dans sa criminelle tentative! »
XVI
Dans lequel le choeur des mécontents va
crescendo et
rinforzando.
D’après l’avis pressant, il y avait à pourvoir aux périls de la situation, à les déjouer, ou du moins à les fuir, en se transportant sur les lignes neutres où le danger serait nul.
Les gens menacés se divisaient en deux catégories : les asphyxiés et les inondés.
L’effet de cette communication donna lieu à des appréciations très diverses, mais qui tournèrent en protestations des plus violentes.
Du côté des asphyxiés, c’étaient des Américains des États-Unis, des Européens de la France, de l’Angleterre, de l’Espagne, etc. Or, la perspective de s’annexer les territoires du fond océanique n’était pas suffisante pour leur faire accepter ces modifications. Ainsi, Paris, reporté à une distance du nouveau Pôle à peu près égale à celle qui le sépare actuellement de l’ancien, ne gagnerait pas au change. Il jouirait d’un printemps perpétuel, c’est vrai, mais il perdrait sensiblement de sa couche d’air. Or, cela n’était pas pour donner satisfaction aux Parisiens, qui ont l’habitude de consommer l’oxygène sans compter, à défaut d’ozone… et encore!
Du côté des inondés, c’étaient des habitants de l’Amérique du Sud, puis des Australiens, des Canadiens, des Indous, des Zélandais. Eh bien! la Grande-Bretagne ne souffrirait pas que Barbicane and Co. la privât de ses colonies les plus riches, où l’élément saxon tend à se substituer visiblement à l’élément indigène. Évidemment, le golfe du Mexique se viderait pour former un vaste royaume des Antilles, dont les Mexicains et les Yankees pourraient revendiquer la possession en vertu de la doctrine de Munro. Évidemment, aussi le bassin des îles de la Sonde, des Philippines, des Célèbes, mis à sec, laisserait d’immenses territoires auxquels les Anglais et les Espagnols pourraient prétendre. Compensation vaine! Cela ne balancerait pas la perte due à la terrible inondation.
Ah! s’il n’y avait eu à disparaître sous les nouvelles mers que des Samoyèdes ou des Lapons de Sibérie, des Fuéggiens, des Patagons, des Tartares même, des Chinois, des Japonais ou quelques Argentins, peut-être les États civilisés auraient- ils accepté ce sacrifice? Mais trop de Puissances avaient leur part de la catastrophe pour ne pas protester.
En ce qui concerne plus spécialement l’Europe, bien que sa partie centrale dût rester presque intacte, elle serait surélevée dans l’ouest, surbaissée dans l’est, c’est-à-dire à demi asphyxiée d’un côté, à demi noyée de l’autre. Voilà qui était inacceptable. En outre, la Méditerranée se viderait presque totalement, et c’est ce que ne toléreraient ni les Français, ni les Italiens, ni les Espagnols, ni les Grecs, ni les Turcs, ni les Égyptiens, auxquels leur situation de riverains crée d’indiscutables droits sur cette mer. Et puis, à quoi servirait le canal de Suez, qui était épargné par sa position sur la ligne neutre? Comment utiliser les admirables travaux de M. de Lesseps, lorsqu’il n’y aurait plus de Méditerranée d’un côté de l’isthme et très peu de mer Rouge de l’autre à moins de le prolonger sur des centaines de lieues?…
Enfin, jamais, non jamais! l’Angleterre ne consentirait à voir Gibraltar, Malte et Chypre se transformer en cimes de montagnes, perdues dans les nuages, auxquelles ses navires de guerre ne pourraient plus accoster. Non! elle ne se déclarerait pas satisfaite par les accroissements de territoire qui lui seraient attribués dans l’ancien bassin de l’Atlantique. Et cependant, le major Donellan, avait déjà songé à retourner en Europe pour faire valoir les droits de son pays sur ces nouveaux territoires, au cas où l’entreprise Barbicane and Co. réussirait.
Il s’ensuit donc que les protestations arrivèrent de toutes parts, même des États situés sur les lignes où la dénivellation serait nulle, car eux-mêmes étaient plus ou moins touchés en d’autres points. Ces protestations furent peut-être plus violentes encore, lorsque la dépêche de Zanzibar, qui faisait connaître le point de tir, eut permis de rédiger l’avis peu rassurant ci-dessus rapporté.
Bref, le président Barbicane, le capitaine Nicholl et J.-T. Maston furent mis au ban de l’humanité.
Pourtant, quelle prospérité pour les journaux de toutes nuances! Quelles demandes de numéros! Quels tirages supplémentaires! Ce fut la première fois, peut-être, que l’on vit s’unir dans la même protestation des feuilles généralement en désaccord sur toute autre question : les Novisti, le Novoïé-Vrémia, le Messager de Kronstadt, la Gazette de Moscou, le Rouskoïé-Diélo, le Gradjanine, le Journal de Carlscrona, le Handelsblad, le Vaderland, la Fremdenblatt, la Neue Badische Landeszeitung, la Gazette de Magdebourg, la Neue Freie-Presse, le Berliner Tagblatt, l’Extrablatt, le Post, le Volksbladtt, le Boersencourier, la Gazette de Sibérie, la Gazette de la Croix, la Gazette de Voss, le Reichsanzeiger, la Germania, l’Epoca, le Correo, l’Imparcial, la Correspondencia, l’Iberia, le Temps, le Figaro, l’Intransigeant, le Gaulois, l’Univers, la Justice, la République Française, l’Autorité, la Presse, le Matin, le XIXème Siècle, la Liberté, l’Illustration, le Monde Illustré, la Revue des Deux-Mondes, le Cosmos, la Revue Bleue, la Nature, la Tribuna, l’Osservatore romano, l’Esercito romano, le Fanfulla, le Capitan Fracassa, la Riforma, le Pester Lloyd, l’Ephymeris, l’Acropolis, le Palingenesia, le Courrier de Cuba, le Pionnier d’Allahabad, le Srpska Nezavinost, l’Indépendance roumaine, le Nord, l’Indépendance belge, le Sydney-Morning-Herald, l’Edinburgh-Review, le Manchester-Guardian, le Scotsman, le Standard, le Times, le Truth, le Sun, le Central-News, la Pressa Argentina, le Romanul de Bucharest, le Courier de San Francisco, le Commercial Gazette, le San Diego de Californie, le Manitoba, l’Echo du Pacifique, le Scientifique Américain, le Courrier des États-Unis, le New-York Herald, le World de New-York, le Daily-Chronicle, le Buenos-Ayres Herald, le Réveil du Maroc, le Hu-Pao, le Tching-Pao, le Courrier de Haïphong, le Moniteur de la République de Counani. Jusqu’au Mac Lane Express, journal anglais, consacré aux questions d’économie politique, et qui fit entrevoir la famine régnant sur les territoires dévastés. Ce n’était pas l’équilibre européen qui risquait d’être rompu il s’agissait bien de cela, vraiment! c’était l’équilibre universel. Que l’on juge donc de l’effet, sur un monde devenu enragé, que l’excès du nervosisme, qui fut sa caractéristique pendant la fin du XIXème siècle, prédisposait à toutes les insanités, à toutes les épilepsies! Ce fut une bombe tombant dans une poudrière!
Quant à J.-T. Maston, on put croire que sa dernière heure était venue.
En effet, une foule délirante pénétra dans sa prison, le soir du 17 septembre, avec l’intention de le lyncher, et, il faut bien le dire, les agents de la police ne lui firent point obstacle.
La cellule de J.-T. Maston était vide. Avec le poids d’or de ce digne artilleur, Mrs Evangélina Scorbitt était parvenue à le faire échapper. Le geôlier s’était d’autant plus laissé séduire par l’appât d’une fortune, qu’il comptait bien en jouir jusqu’aux dernières limites de la vieillesse. En effet, Baltimore, comme Washington, New-York et autres principales cités du littoral américain, était dans la catégorie des villes surélevées, mais auxquelles il resterait assez d’air pour la consommation quotidienne de leurs habitants.
J.-T. Maston avait donc pu gagner une retraite mystérieuse et se dérober ainsi aux fureurs de l’indignation publique. C’est ainsi que l’existence de ce grand troubleur de mondes fut sauvée par le dévouement d’une femme aimante. Du reste, plus que quatre jours à attendre quatre jours! avant que les projets de Barbicane and Co. fussent à l’état de faits accomplis!
On le voit, l’avis pressant avait été entendu autant qu’il le pouvait être. Si, au début, il y avait eu quelques sceptiques au sujet des catastrophes prédites, il n’y en avait plus. Les gouvernements s’étaient hâtés de prévenir ceux de leurs nationaux en petit nombre relativement qui allaient être surélevés dans des zones d’air raréfié; puis, ceux, en nombre plus considérable, dont le territoire serait envahi par les mers.
En conséquence de ces avis, transmis par télégrammes à travers les cinq parties du monde, commença une émigration telle que jamais on n’en vit de semblable même à l’époque des migrations aryennes dans la direction de l’est à l’ouest. Ce fut un exode comprenant en partie les rameaux des races hottentotes, mélanésiennes, nègres, rouges, jaunes, brunes et blanches…
Malheureusement, le temps manquait. Les heures étaient comptées. Avec quelques mois de répit, les Chinois auraient pu abandonner la Chine, les Australiens l’Australie, les Patagons la Patagonie, les Sibériens les provinces sibériennes, etc., etc.
Mais, comme le danger était localisé, maintenant que l’on connaissait les points du globe à peu près indemnes, l’épouvante fut moins générale. Quelques provinces, certains États même, commencèrent à se rassurer. En un mot, sauf dans les régions menacées directement, il ne resta plus que cette appréhension bien naturelle que ressent tout être humain à l’attente d’un effroyable choc.
Et, pendant ce temps, Alcide Pierdeux de se répéter en gesticulant comme un télégraphe des anciens temps :
« Mais comment diable le président Barbicane parviendrait-il à fabriquer un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept? Satané Maston! Je voudrais bien le rencontrer pour lui pousser une colle à ce sujet! Ça ne biche avec rien de sensé, rien de raisonnable, et c’est par trop catapultueux! »
Quoi qu’il en fût, l’insuccès de l’opération, c’était là l’unique chance que certaines parties du globe terrestre eussent encore d’échapper à l’universelle catastrophe!
XVII
Ce qui s’est fait au Kilimandjaro pendant huit
mois de cette année
mémorable.
Le pays de Wamasai est situé dans la partie orientale de l’Afrique centrale, entre la côte de Zanguebar et la région des grands lacs, où le Victoria-Nyanza et le Tanganiyka forment autant de mers intérieures. Si on le connaît en partie, c’est qu’il a été visité par l’anglais Johnston, le comte Tékéli et le docteur allemand Meyer. Cette contrée montagneuse se trouve sous la souveraineté du sultan Bâli-Bâli, dont le peuple est composé de trente à quarante mille nègres.
À trois degrés au-dessous de l’Équateur, se dresse la chaîne du Kilimandjaro, qui projette ses plus hautes cimes entre autres celle du Kibo à une altitude de 5704 mètres [Note 18: Près de 1000 mètres de plus que le Mont-Blanc.] Cet important massif domine, vers le sud, le nord et l’ouest, les vastes et fertiles plaines du Wamasai, en se reliant avec le lac Victoria-Nyanza, à travers les régions du Mozambique.
À quelques lieues au-dessous des premières rampes du Kilimandjaro, s’élève la bourgade de Kisongo, résidence habituelle du sultan. Cette capitale n’est, à vrai dire, qu’un grand village. Elle est occupée par une population très douée, très intelligente, travaillant autant par elle-même que par ses esclaves, sous le joug de fer que lui impose Bâli-Bâli.
Ce sultan passe à juste titre pour l’un des plus remarquables souverains de ces peuplades de l’Afrique centrale, qui s’efforcent d’échapper à l’influence, ou, pour être plus juste, à la domination anglaise.
C’est à Kisongo que le président Barbicane et le capitaine Nicholl, uniquement accompagnés de dix contremaîtres dévoués à leur entreprise, arrivèrent dès la première semaine du mois de janvier de la présente année.
En quittant les États-Unis départ qui ne fut connu que de Mrs Evangélina Scorbitt et de J.-T. Maston ils s’étaient embarqués à New-York pour le cap de Bonne-Espérance, d’où un navire les transporta à Zanzibar, dans l’île de ce nom. Là, une barque, secrètement frétée, les conduisit au port de Mombas, sur le littoral africain, de l’autre côté du canal. Une escorte, envoyée par le sultan, les attendait dans ce port, et, après un voyage difficile pendant une centaine de lieues à travers cette région tourmentée, obstruée de forêts, coupée de rios, trouée de marécages, ils atteignirent la résidence royale.
Déjà, après avoir eu connaissance des calculs de J.-T. Maston, le président Barbicane s’était mis en rapport avec Bâli-Bâli par l’entremise d’un explorateur suédois, qui venait de passer quelques années dans cette partie de l’Afrique. Devenu l’un de ses plus chauds partisans depuis le célèbre voyage du président Barbicane autour de la Lune voyage dont le retentissement s’était propagé jusqu’en ces pays lointains le sultan s’était pris d’amitié pour l’audacieux Yankee. Sans dire dans quel but, Impey Barbicane avait aisément obtenu du souverain du Wamasai l’autorisation d’entreprendre des travaux importants à la base méridionale du Kilimandjaro. Moyennant une somme considérable, évaluée à trois cent mille dollars, Bâli-Bâli s’était engagé à lui fournir tout le personnel nécessaire. En outre, il l’autorisait à faire ce qu’il voudrait du Kilimandjaro. Il pouvait disposer à sa fantaisie de l’énorme chaîne, la raser, s’il en avait l’envie, l’emporter, s’il en avait le pouvoir. Par suite d’engagements très sérieux, auxquels le sultan trouvait son compte, la North Polar Practical Association était propriétaire de la montagne africaine au même titre qu’elle l’était du domaine arctique.
L’accueil que le président Barbicane et son collègue reçurent à Kisongo fut des plus sympathiques. Bâli-Bâli éprouvait une admiration voisine de l’adoration pour ces deux illustres voyageurs, qui s’étaient lancés à travers l’espace, afin d’atteindre les régions circumlunaires. En outre, il ressentait une extraordinaire sympathie envers les auteurs des mystérieux travaux qui allaient s’accomplir dans son royaume. Aussi promit-il aux Américains un secret absolu tant de sa part que de celle de ses sujets, dont le concours leur était assuré. Pas un seul des nègres qui travailleraient aux chantiers n’aurait droit de les quitter même un jour, sous peine des plus raffinés supplices.
Voilà pourquoi l’opération fut enveloppée d’un mystère que les plus subtils agents de l’Amérique et de l’Europe ne purent pénétrer. Si ce secret avait été enfin découvert, c’est que le sultan s’était relâché de sa sévérité, après l’achèvement des travaux, et qu’il y a partout des traîtres ou des bavards même chez les nègres. C’est de la sorte que Richard W. Trust, le consul de Zanzibar, eut vent de ce qui se faisait au Kilimandjaro. Mais, alors, à cette date du 13 septembre, il était trop tard pour arrêter le président Barbicane dans l’accomplissement de ses projets.
Et, maintenant, pourquoi Barbicane and Co. avait-il choisi le Wamasai comme théâtre de son opération? C’est d’abord parce que le pays lui convenait en raison de sa situation en cette partie peu connue de l’Afrique et de son éloignement des territoires habituellement visités par les voyageurs. Puis, le massif du Kilimandjaro lui offrait toutes les qualités de solidité et d’orientation nécessaires à son oeuvre. De plus, à la surface du pays, se trouvaient les matières premières dont il avait précisément besoin, et dans des conditions particulièrement pratiques d’exploitation.
Justement, quelques mois avant de quitter les États-Unis, le président Barbicane avait appris de l’explorateur suédois qu’au pied de la chaîne du Kilimandjaro, le fer et la houille étaient abondamment répandus à l’affleurement du sol. Pas de mines à creuser, pas de gisements à rechercher à quelques milliers de pieds dans l’écorce terrestre. Du fer et du charbon, il n’y avait qu’à se baisser pour en prendre, et en quantités certainement supérieures à la consommation prévue par les devis. En outre, il existait, dans le voisinage de la montagne, d’énormes gisements de nitrate de soude et de pyrite de fer, nécessaires à la fabrication de la méli-mélonite.
Le président Barbicane et le capitaine Nicholl n’avaient donc amené aucun personnel avec eux, si ce n’est dix contremaîtres, dont ils étaient absolument sûrs. Ceux-ci devaient diriger les dix mille nègres, mis à leur disposition par Bâli-Bâli, auxquels incombait la tâche de fabriquer le canon monstre et son non moins monstrueux projectile.
Deux semaines après l’arrivée du président Barbicane et de son collègue au Wamasai, trois vastes chantiers étaient établis à la base méridionale du Kilimandjaro, l’un pour la fonderie du canon, le second pour la fonderie du projectile, le troisième pour la fabrication de la méli-mélonite.
Et d’abord, comment le président Barbicane avait-il résolu ce problème de fondre un canon de dimensions aussi colossales? On va le voir, et l’on comprendra, en même temps, que la dernière chance de salut, tirée de la difficulté d’établir un pareil engin, échappait aux habitants des deux Mondes.
En effet, fondre un canon égalant un million de fois en volume le canon de vingt-sept, c’eût été un travail au-dessus des forces humaines. On a déjà de sérieuses difficultés pour fabriquer les pièces de quarante-deux centimètres qui lancent des projectiles de sept cent quatre-vingts kilos avec deux cent soixante-quatorze kilogrammes de poudre. Aussi Barbicane et Nicholl n’y avaient-ils point songé. Ce n’était pas un canon, pas même un mortier, qu’ils prétendaient faire, mais tout simplement une galerie percée dans le massif résistant du Kilimandjaro, un trou de mine, si l’on veut.
Évidemment, ce trou de mine, cette énorme fougasse, pouvait remplacer un canon de métal, une Columbiad gigantesque, dont la fabrication eût été aussi coûteuse que difficile, et à laquelle il aurait fallu donner une épaisseur invraisemblable pour prévenir toute chance d’explosion. Barbicane and Co. avait toujours eu la pensée d’opérer de cette façon, et, si le carnet de J.-T. Maston mentionnait un canon, c’est que c’était le canon de vingt-sept qui avait été pris pour base de ses calculs.
En conséquence un emplacement fut de prime abord choisi à une hauteur de cent pieds sur le revers méridional de la chaîne, au bas de laquelle se développent des plaines à perte de vue. Rien ne pourrait faire obstacle au projectile, quand il s’élancerait hors de cette « âme » forée dans le massif du Kilimandjaro.
Ce fut avec une précision extrême, et non sans un rude travail, que l’on creusa cette galerie. Mais Barbicane put aisément construire des perforatrices, qui sont des machines relativement simples, et les actionner au moyen de l’air comprimé par les puissantes chutes d’eau de la montagne. Ensuite, les trous percés par les forets des perforatrices furent chargés de méli-mélonite. Et il ne fallait pas moins que ce violent explosif pour faire éclater la roche, car c’était une sorte de syénite extrêmement dure, formée de feldspath orthose et d’amphibole hornblende. Circonstance favorable, au surplus, puisque cette roche aurait à résister à l’effroyable pression développée par l’expansion des gaz. Mais la hauteur et l’épaisseur de la chaîne du Kilimandjaro suffisaient à rassurer contre tout lézardement ou craquement extérieur.
Bref, les milliers de travailleurs, conduits par les dix contremaîtres, sous la haute direction du président Barbicane, s’appliquèrent avec tant de zèle, avec tant d’intelligence, que l’oeuvre fut menée à bonne fin en moins de six mois.
La galerie mesurait vingt-sept mètres de diamètre sur six cents mètres de profondeur. Comme il importait que le projectile pût glisser sur une paroi parfaitement lisse, sans rien laisser perdre des gaz de la déflagration, l’intérieur en fut blindé avec un étui de fonte parfaitement alésé.
En réalité, ce travail était autrement considérable que celui de la célèbre Columbiad de Moon-City, qui avait envoyé le projectile d’aluminium autour de la Lune. Mais qu’y a-t-il donc d’impossible aux ingénieurs du monde moderne?
Tandis que le forage s’accomplissait au flanc du Kilimandjaro, les ouvriers ne chômaient pas au second chantier. En même temps que l’on construisait la carapace métallique, on s’occupait de fabriquer l’énorme projectile.
Rien que pour cette fabrication, il s’agissait d’obtenir une masse de fonte cylindro-conique, pesant cent quatre-vingt millions de kilogrammes, soit cent quatre-vingt mille tonnes.
On le comprend, jamais il n’avait été question de fondre ce projectile d’un seul morceau. Il devait être fabriqué par masses de mille tonnes chacune, qui seraient hissées successivement à l’orifice de la galerie, et disposées contre la chambre où serait préalablement entassée la méli-mélonite. Après avoir été boulonnés entre eux, ces fragments ne formeraient qu’un tout compact, qui glisserait sur les parois du tube intérieur.
Nécessité fut donc d’apporter au second chantier environ quatre cent mille tonnes de minerai, soixante-dix mille tonnes de castine et quatre cent mille tonnes de houille grasse, que l’on transforma d’abord en deux cent quatre-vingt mille tonnes de coke dans des fours. Comme les gisements étaient voisins du Kilimandjaro, ce ne fut presque qu’une affaire de charrois.
Quant à la construction des hauts fourneaux pour obtenir la transformation du minerai en fonte, là surgit peut-être la plus grande difficulté. Toutefois, au bout d’un mois, dix hauts fourneaux de trente mètres étaient en état de fonctionner et de produire chacun cent quatre-vingts tonnes par jour. C’était dix-huit cents tonnes pour vingt-quatre heures, cent quatre-vingt mille après cent journées de travail.
Quant au troisième chantier, créé pour la fabrication de la méli-mélonite, le travail s’y fit aisément, et dans des conditions de secret telles que la composition de cet explosif n’a pu être encore définitivement déterminée.
Tout avait marché à souhait. On n’eût pas procédé avec plus de succès dans les usines du Creusot, de Cail, d’Indret, de la Seyne, de Birkenhead, de Woolwich ou de Cockerill. À peine comptait-on un accident par trois cent mille francs de travaux.
On peut le croire, le sultan était ravi. Il suivait les opérations avec une infatigable assiduité. Et on imagine aisément si la présence de sa redoutable Majesté était de nature à stimuler le zèle de ses fidèles sujets!
Parfois, lorsque Bâli-Bâli demandait à quoi servirait toute cette besogne :
« Il s’agit d’une oeuvre qui doit changer la face du monde! lui répondait le président Barbicane.
— Une oeuvre qui assurera au sultan Bâli-Bâli, ajoutait le capitaine Nicholl, une gloire ineffaçable entre tous les rois de l’Afrique orientale! »
Si le sultan en tressaillait dans son orgueil de souverain du Wamasai, inutile d’insister.
À la date du 29 août, les travaux étaient entièrement terminés. La galerie, forée au calibre voulu, était revêtue de son âme lisse sur une longueur de six cents mètres. Au fond étaient entassées deux mille tonnes de méli-mélonite, en communication avec la boîte au fulminate. Puis venait le projectile, long de cent cinquante mètres. En défalquant la place occupée par la poudre et le projectile, il resterait à celui-ci encore quatre cent quatre-vingt douze mètres à parcourir jusqu’à la bouche, ce qui assurerait tout son effet utile à la poussée produite par l’expansion des gaz.
Cela étant, une première question se posait question de pure balistique : le projectile dévierait-il de la trajectoire, qui lui était assignée par les calculs de J.-T. Maston? En aucune façon. Les calculs étaient corrects. Ils indiquaient dans quelle mesure le projectile devait dévier vers l’est du méridien du Kilimandjaro, en vertu de la rotation de la Terre sur son axe, et quelle était la forme de la courbe hyperbolique qu’il décrirait en vertu de son énorme vitesse initiale.
Seconde question : Serait-il visible pendant son parcours? Non, car, au sortir de la galerie, plongé dans l’ombre de la Terre, on ne pourrait l’apercevoir, et, d’ailleurs, par suite de sa faible hauteur, il aurait une vitesse angulaire très considérable. Une fois rentré dans la zone de lumière, la faiblesse de son volume le déroberait aux plus puissantes lunettes, et, à plus forte raison, quand, échappé aux chaînes de l’attraction terrestre, il graviterait éternellement autour du soleil.
Certes, le président Barbicane et le capitaine Nicholl pouvaient être fiers de l’opération qu’ils venaient de conduire ainsi jusqu’à son dernier terme.
Pourquoi J.-T. Maston n’était-il pas là pour admirer la bonne exécution des travaux, digne de la précision des calculs qui les avaient inspirés?… Et, surtout, pourquoi serait- il loin, bien loin, trop loin! quand cette formidable détonation irait réveiller les échos jusqu’aux extrêmes horizons de l’Afrique?
En songeant à lui, ses deux collègues ne se doutaient guère que le secrétaire du Gun-Club avait dû fuir Balistic- Cottage, après s’être évadé de la prison de Baltimore, et qu’il en était réduit à se cacher pour sauvegarder sa précieuse existence. Ils ignoraient à quel degré l’opinion publique était montée contre les ingénieurs de la North Polar Practical Association. Ils ne savaient point qu’ils auraient été massacrés, écartelés, brûlés à petit feu, s’il avait été possible de se saisir de leur personne, Vraiment, à l’instant où le coup partirait, il était heureux qu’ils ne pussent être salués que par les cris d’une peuplade de l’Afrique orientale!
« Enfin! dit le capitaine Nicholl au président Barbicane, lorsque, dans la soirée du 22 septembre, tous deux se prélassaient devant leur oeuvre parachevée.
— Oui!… enfin!… Et aussi : ouf! fit Impey Barbicane en poussant un soupir de soulagement.
— Si c’était à recommencer…
— Bah!… Nous recommencerions!
— Quelle chance, dit le capitaine Nicholl, d’avoir eu à notre disposition cette adorable méli-mélonite!…
— Qui suffirait à vous illustrer, Nicholl!
— Sans doute, Barbicane, répondit modestement le capitaine Nicholl. Mais savez-vous combien il aurait fallu creuser de galeries dans les flancs du Kilimandjaro pour obtenir le même résultat, si nous n’avions eu que du fulmi- coton, pareil à celui qui a lancé notre projectile vers la Lune?
— Dites, Nicholl.
— Cent quatre-vingts galeries, Barbicane!
— Eh bien! nous les aurions creusées, capitaine!
— Et cent quatre-vingts projectiles de cent quatre-vingt mille tonnes!
— Nous les aurions fondus, Nicholl! »
Allez donc faire entendre raison à des hommes de cette trempe! Mais, quand des artilleurs ont fait le tour de la Lune, de quoi ne seraient-ils pas capables?
Et, le soir même, quelques heures seulement avant la minute précise indiquée pour le tir, tandis que le président Barbicane et le capitaine Nicholl se congratulaient ainsi, Alcide Pierdeux, renfermé dans son cabinet à Baltimore, poussait le cri du Peau-Rouge en délire. Puis, se relevant brusquement de la table où s’empilaient des feuilles couvertes de formules algébriques, il s’écriait :
« Coquin de Maston!… Ah! l’animal!… M’aura-t-il fait potasser son problème!… Et comment n’ai-je pas découvert cela plus tôt!… Nom d’un cosinus!… Si je savais où il est en ce moment, j’irais l’inviter à souper, et nous boirions un verre de champagne au moment même où tonnera sa machine à tout casser! »
Et, après un de ces hululements de sauvage, avec lesquels il accentuait ses parties de whist :
« Le vieux maboul!… Bien sûr, il avait son coup de pulvérin, quand il a calculé le canon du Kilimandjaro!… Et pourtant, c’était la condition sine quâ non ou sine canon, comme nous aurions dit à l’École! »
XVIII
Dans lequel les populations du Wamasai
attendent que le président
Barbicane crie feu!
au capitaine Nicholl.
On était au soir du 22 septembre, date mémorable à laquelle l’opinion publique assignait une influence aussi néfaste qu’à celle du 1er janvier de l’an 1000.
Douze heures après le passage du soleil au méridien du Kilimandjaro, c’est-à-dire à minuit, le feu devait être mis au terrible engin par la main du capitaine Nicholl.
Il convient de mentionner ici que le Kilimandjaro étant par trente-cinq degrés à l’est du méridien de Paris, et Baltimore à soixante-dix-neuf degrés à l’ouest dudit méridien, cela constitue une différence de cent quatorze degrés, soit entre les deux lieux quatre cent cinquante-six minutes de temps, ou sept heures vingt-six. Donc, au moment précis où s’effectuerait le tir, il serait cinq heures vingt-quatre après midi dans la grande cité du Maryland.
Le temps était magnifique. Le soleil venait de se coucher sur les plaines du Wamasai, derrière un horizon de toute pureté. On ne pouvait souhaiter une plus belle nuit, ni plus calme, ni plus étoilée, pour lancer un projectile travers l’espace. Pas un nuage ne se mélangerait aux vapeurs artificielles, développées par la déflagration de la méli- mélonite.
Qui sait? Peut-être le président Barbicane et le capitaine Nicholl regrettaient-ils de ne pouvoir prendre place dans le projectile. Dès la première seconde, ils auraient franchi deux mille huit cents kilomètres. Après avoir pénétré les mystères du monde sélénite, ils auraient pénétré les mystères du monde solaire, et dans des conditions autrement intéressantes que ne l’avait fait le Français Hector Servadac, emporté à la surface de la comète Gallia! [Note 19: Hector Servadac, du même auteur.]
Le sultan Bâli-Bâli, les plus grands personnages de sa cour, c’est-à-dire son ministre des finances et son exécuteur des hautes-oeuvres, puis le personnel noir qui avait concouru au grand travail, étaient réunis pour suivre les diverses phases du tir. Mais, par prudence, tout ce monde avait pris position à trois kilomètres de la galerie forée dans le Kilimandjaro, de manière à n’avoir rien à redouter de l’effroyable poussée des couches d’air.
Alentour, quelques milliers d’indigènes, venus de Kisongo et des bourgades disséminées dans le sud de la province, s’étaient empressés par ordre du sultan Bâli-Bâli d’assister à ce sublime spectacle.
Un fil, établi entre une batterie électrique et le détonateur de fulminate placé au fond de la galerie, était prêt à lancer le courant qui ferait éclater l’amorce et provoquerait la déflagration de la méli-mélonite.
Comme prélude, un excellent repas avait rassemblé à la même table le sultan, ses hôtes américains et les notables de sa capitale le tout aux frais de Bâli-Bâli, qui fit d’autant mieux les choses que ces frais devaient lui être remboursés par la caisse de la Société Barbicane and Co.
Il était onze heures lorsque ce festin, commencé à sept heures et demie, se termina par un toast que le sultan porta aux ingénieurs de la North Polar Practical Association et au succès de l’entreprise.
Encore une heure, et la modification des conditions géographiques et climatologiques de la Terre serait un fait accompli.
Le président Barbicane, son collègue et les dix contremaîtres vinrent alors se placer autour de la cabane à l’intérieur de laquelle était montée la batterie électrique.
Barbicane, son chronomètre à la main, comptait les minutes et jamais elles ne lui parurent si longues de ces minutes qui semblent, non des années, mais des siècles!
À minuit moins dix, le capitaine Nicholl et lui s’approchèrent de l’appareil que le fil mettait en communication avec la galerie du Kilimandjaro.
Le sultan, sa cour, la foule des indigènes, formaient un immense cercle autour d’eux.
Il importait que le coup fût tiré au moment précis, indiqué par les calculs de J.-T. Maston, c’est à dire à l’instant où le Soleil couperait cette ligne équinoxiale qu’il ne quitterait plus désormais dans son orbite apparente autour du sphéroïde terrestre.
Minuit moins cinq! Moins quatre! Moins trois! Moins deux! Moins une!…
Le président Barbicane suivait l’aiguille de sa montre, éclairée par une lanterne que présentait un des contremaîtres, tandis que le capitaine Nicholl, son doigt levé sur le bouton de l’appareil, se tenait prêt à fermer le circuit du courant électrique.
Plus que vingt secondes! Plus que dix! Plus que cinq! Plus qu’une!…
On n’eût pas saisi le plus léger tremblement dans la main de cet impassible Nicholl. Son collègue et lui n’étaient pas plus émus qu’au moment où ils attendaient, enfermés dans leur projectile, que la Columbiad les envoyât dans les régions lunaires!
« Feu!… » cria le président Barbicane.
Et l’index du capitaine Nicholl pressa le bouton.
Détonation effroyable, dont les échos propagèrent les roulements jusqu’aux dernières limites de l’horizon du Wamasai. Sifflement suraigu d’une masse, qui traversa la couche d’air sous la poussée de milliards de milliards de litres de gaz, développés par la déflagration instantanée de deux mille tonnes de méli-mélonite. On eût dit qu’il passait à la surface de la Terre un de ces météores dans lesquels s’accumulent toutes les violences de la nature. Et l’effet n’en eût pas été plus terrible quand tous les canons de toutes les artilleries du globe se seraient joints à toutes les foudres du ciel pour tonner ensemble!
XIX
Dans lequel J.-T. Maston regrette peut-être le
temps où la foule voulait
le lyncher.
Les capitales des deux Mondes, et aussi les villes de quelque importance, et jusqu’aux bourgades plus modestes, attendaient au milieu de l’épouvantement. Grâce aux journaux répandus à profusion, à la surface du globe, chacun connaissait l’heure précise, qui correspondait au minuit du Kilimandjaro, situé par trente-cinq degrés est, suivant la différence des longitudes.
Pour ne citer que les principales villes le Soleil parcourant un degré par quatre minutes c’était :
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À Paris….. |
9h 40m. soir. |
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À Pétersbourg….. |
11h 31m. soir. |
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À Londres….. |
9h 30m. soir. |
|
À Rome….. |
10h 20m. soir. |
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À Madrid….. |
9h 15m. soir. |
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À Berlin….. |
11h 20m. soir. |
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À Constantinople….. |
11h 26m. soir. |
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À Calcutta….. |
3h 04m. matin. |
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À Nanking….. |
5h 05m. matin. |
À Baltimore, on l’a dit, douze heures après le passage du Soleil au méridien du Kilimandjaro, il était 5h 24m du soir.
Inutile d’insister sur les affres qui se produisirent à cet instant. La plus puissante des plumes modernes ne saurait les décrire même avec le style de l’école décadente et déliquescente.
Que les habitants de Baltimore ne courussent pas le danger d’être balayés par le mascaret des mers déplacées, soit! Qu’il ne s’agît pour eux que de voir la baie de la Cheasapeake se vider et le cap Hatteras, qui la termine, s’allonger comme une crête de montagne au-dessus de l’Atlantique mis à soc, d’accord! Mais la ville, comme tant d’autres non menacées d’émersion ou d’immersion, ne serait- elle pas renversée par la secousse, ses monuments anéantis, ses quartiers engloutis au fond des abîmes qui pouvaient s’ouvrir à la surface du sol? Et ces craintes n’étaient-elles pas trop justifiées pour ces diverses parties du globe, que ne devaient pas recouvrir les eaux dénivelées?
Si, évidemment.
Aussi, tout être humain sentait-il le frisson de l’épouvante se glisser jusqu’à la moelle de ses os pendant cette minute fatale. Oui! tous tremblaient un seul excepté : l’ingénieur Alcide Pierdeux. Le temps lui manquant pour faire connaître ce qu’un dernier travail venait de lui révéler, il buvait un verre de champagne dans un des meilleurs bars de la ville à la santé du vieux Monde.
La vingt-quatrième minute après cinq heures, correspondant au minuit du Kilimandjaro, s’écoula…
À Baltimore… rien!
À Londres, à Paris, à Rome, à Constantinople, à Berlin, rien!… Pas le moindre choc!
M. John Milne, observant à la mine de houille de Takoshima (Japon) le tromomètre [Note 20: Le tromomètre est une sorte de pendule dont les oscillations dénotent les mouvements microsismiques de l’écorce terrestre. À l’exemple du Japon, beaucoup d’autres pays ont installé de semblables appareils près des mines grisouteuses. ] qu’il y avait installé ne remarqua pas le moindre mouvement anormal dans l’écorce terrestre en cette partie du monde.
Enfin, à Baltimore, rien non plus. D’ailleurs, le ciel était nuageux et, la nuit venue, il fut impossible de reconnaître si le mouvement apparent des étoiles tendait à se modifier ce qui eût indiqué un changement de l’axe terrestre.
Quelle nuit passa J.-T. Maston dans sa retraite, inconnue de tous, sauf de Mrs Evangélina Scorbitt! Il enrageait, le bouillant artilleur! Il ne pouvait tenir en place! Qu’il lui tardait d’être plus âgé de quelques jours, afin de voir si la courbe du Soleil était modifiée preuve indiscutable de la réussite de l’opération! Ce changement, en effet, n’aurait pu être constaté le matin du 23 septembre, puisque, cette date, l’astre du jour se lève invariablement à l’est pour tous les points du globe.
Le lendemain, le Soleil parut sur l’horizon comme il avait l’habitude de le faire.
Les délégués européens étaient alors réunis sur la terrasse de leur hôtel. Ils avaient à leur disposition des instruments d’une extrême précision qui leur permettaient de constater si le Soleil décrivait rigoureusement sa courbe dans le plan de l’Équateur.
Or, quelques minutes après son lever, le disque radieux inclinait déjà vers l’hémisphère austral.
Rien n’était donc changé à sa marche apparente.
Le major Donellan et ses collègues saluèrent le flambeau céleste par des hurrahs enthousiastes et lui firent « une entrée », comme on dit au théâtre. Le ciel était superbe alors, l’horizon nettement dégagé des vapeurs de la nuit, et jamais le grand acteur ne se présenta sur une plus belle scène, dans de telles conditions de splendeur, devant un public émerveillé!
« Et à la place même marquée par les lois de l’astronomie!… s’écria Éric Baldenak.
— De notre ancienne astronomie, fit observer Boris Karkof, et que ces insensés prétendaient anéantir!
— Ils en seront pour leurs frais et leur honte! ajouta Jacques Jansen, par la bouche duquel la Hollande semblait parler tout entière.
— Et le domaine arctique restera éternellement sous les glaces qui le recouvrent! riposta le professeur Jan Harald.
— Hurrah pour le Soleil! s’écria le major Donellan. Tel il est, tel il suffit au besoin du Monde!
— Hurrah!… Hurrah! » répétèrent d’une seule voix les représentants de la vieille Europe.
C’est alors que Dean Toodrink, qui n’avait rien dit jusqu’alors, se signala par cette observation assez judicieuse :
« Mais ils n’ont peut-être pas tiré?…
— Pas tiré?… s’exclama le major. Fasse le ciel qu’ils aient tiré, au contraire, et plutôt deux fois qu’une! »
Et c’est précisément ce que se disaient J.-T. Maston et Mrs Evangélina Scorbitt. C’est aussi ce que se demandaient les savants et les ignorants, unis cette fois par la logique de la situation.
C’est même ce que se répétait Alcide Pierdeux, en ajoutant :
« Qu’ils aient tiré ou non, peu importe!… La Terre n’a pas cessé de valser sur son vieil axe et de se balader comme d’habitude! »
En somme, on ignorait ce qui s’était passé au Kilimandjaro. Mais, avant la fin de la journée, une réponse était faite à cette question que se posait l’humanité.
Une dépêche arriva aux États-Unis, et voici ce que contenait cette dernière dépêche, envoyée par Richard W. Trust, du consulat de Zanzibar :
Zanzibar, 23 septembre,
Sept heures vingt-sept minutes du matin.
« À John S. Wright, ministre d’État.
« Coup tiré hier soir minuit précis par engin foré dans revers méridional du Kilimandjaro. Passage de projectile avec sifflements épouvantables. Effroyable détonation. Province dévastée par trombe d’air. Mer soulevée jusqu’au canal Mozambique. Nombreux navires désemparés et mis à la côte. Bourgades et villages anéantis. Tout va bien.
« RICHARD W. TRUST. »
Oui! tout allait bien, puisque rien n’était changé à l’état de choses, sauf les désastres produits dans le Wamasai, en partie rasé par cette trombe artificielle, et les naufrages provoqués par le déplacement des couches aériennes. Et n’en avait-il pas été ainsi, lorsque la fameuse Columbiad avait lancé son projectile vers la Lune? La secousse, communiquée au sol de la Floride, ne s’était-elle pas fait sentir dans un rayon de cent milles? Oui, certes! et, cette fois, l’effet avait dû être centuplé.
Quoi qu’il en soit, la dépêche apprenait deux choses aux intéressés de l’Ancien et du Nouveau Continent :
1° Que l’énorme engin avait pu être fabriqué dans les flancs mêmes du Kilimandjaro.
2° Que le coup avait été tiré à l’heure dite.
Et, alors, le monde entier poussa un immense soupir de satisfaction, qui fut suivi d’un immense éclat de rire.
La tentative de Barbicane and Co avait échoué piteusement! Les formules de J.-T. Maston étaient bonnes à mettre au panier! La North Polar Practical Association n’avait plus qu’à se déclarer en faillite!
Ah ça! est-ce que, par hasard, le secrétaire du Gun-Club se serait trompé dans ses calculs?
« Je croirais plutôt m’être trompée dans l’affection qu’il m’inspire! » se disait Mrs Evangélina Scorbitt.
Et, de tous, l’être humain le plus déconfit qui existât alors à la surface du sphéroïde, c’était bien J.-T. Maston. En voyant que rien n’avait été changé aux conditions dans lesquelles se mouvait la Terre depuis sa création, il s’était bercé de l’espoir que quelque accident aurait pu retarder l’opération de ses collègues Barbicane et Nicholl…
Mais, depuis la dépêche de Zanzibar, il lui fallait bien reconnaître que l’opération avait échoué.
Échoué!… Et les équations, les formules, desquelles il avait conclu à la réussite de l’entreprise! Est-ce donc qu’un engin, long de six cents mètres, large de vingt-sept mètres, lançant un projectile de cent quatre-vingts millions de kilogrammes sous la déflagration de deux mille de méli- mélonite avec une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres, était insuffisant pour provoquer le déplacement des Pôles? Non!… Ce n’était pas admissible!
Et pourtant!…
Aussi, J.-T. Maston, en proie à une violente exaltation, déclara-t-il qu’il voulait quitter sa retraite. Mrs Evangélina Scorbitt essaya vainement de l’en empêcher. Non qu’elle eût à craindre pour sa vie désormais, puisque le danger avait pris fin. Mais les plaisanteries qui seraient adressées au malencontreux calculateur, les quolibets qu’on ne lui épargnerait guère, les lazzi qui pleuvraient sur son oeuvre, elle eût voulu les lui épargner!
Et, chose plus grave, quel accueil lui feraient ses collègues du Gun-Club? Ne s’en prendraient-ils pas à leur secrétaire d’un insuccès qui les couvrait de ridicule? N’était- ce pas à lui, l’auteur des calculs, que remontait l’entière responsabilité de cet échec?
J.-T. Maston ne voulut rien entendre. Il résista aux supplications comme aux larmes de Mrs Evangélina Scorbitt. Il sortit de la maison où il se tenait caché. Il parut dans les rues de Baltimore. Il fut reconnu, et ceux qu’il avait menacés dans leur fortune et leur existence, dont il avait perpétué les transes par l’obstination de son mutisme, se vengèrent en le bafouant, en le daubant de mille manières.
Il fallait entendre ces gamins d’Amérique, qui en eussent remontré aux gavroches parisiens!
« Eh! va donc, redresseur d’axe!
— Eh! va donc, rafistoleur d’horloges!
— Eh! va donc, rhabilleur de patraques! »
Bref, le déconfit, le houspillé secrétaire du Gun-Club fut contraint de rentrer à l’hôtel de New-Park, où Mrs Evangélina Scorbitt épuisa tout le stock de ses tendresses pour le consoler. Ce fut en vain. J.-T. Maston à l’exemple de Niobé noluit consolari, parce que son canon n’avait pas produit sur le sphéroïde terrestre plus d’effet qu’un simple pétard de la Saint-Jean!
Quinze jours s’écoulèrent dans ces conditions, et le Monde, remis de ses anciennes épouvantes, ne pensait déjà plus aux projets de la North Polar Practical Association.
Quinze jours, et pas de nouvelles du président Barbicane ni du capitaine Nicholl! Avaient-ils donc péri dans le contrecoup de l’explosion, lors des ravages produits à la surface de Wamasai? Avaient-ils payé de leur vie la plus immense mystification des temps modernes?
Non!
Après la détonation, renversés tous deux, culbutés en même temps que le sultan, sa cour et quelques milliers d’indigènes, ils s’étaient relevés, sains et saufs.
« Est-ce que cela a réussi?… demanda Bâli-Bâli, en se frottant les épaules.
— En doutez-vous?
— Moi… douter!… Mais quand saurez-vous?…
— Dans quelques jours! » répondit le président Barbicane.
Avait-il compris que l’opération était manquée?… Peut- être! Mais jamais il n’eût voulu en convenir devant le souverain du Wamasai.
Quarante-huit heures après, les deux collègues avaient pris congé de Bâli-Bâli, non sans avoir payé une forte somme pour les désastres causés à la surface de son royaume. Comme cette somme entra dans les caisses particulières du sultan, et que ses sujets n’en reçurent pas un dollar, Sa Majesté n’eut point lieu de regretter cette lucrative affaire.
Puis, les deux collègues, suivis de leurs contremaîtres, gagnèrent Zanzibar, où se trouvait un navire en partance pour Suez. De là, sous de faux noms, le paquebot des Messageries maritimes Moeris les transporta à Marseille, le P.-L.-M. à Paris sans déraillement ni collision le chemin de fer de l’ouest au Havre, et enfin le transatlantique la Bourgogne en Amérique.
En vingt-deux jours, ils étaient venus du Wamasai à New- York, État de New-York.
Et le 15 octobre, à trois heures après midi, tous deux frappaient à la porte de l’hôtel de New-Park…
Un instant après, ils se trouvèrent en présence de Mrs Evangélina Scorbitt et de J.-T. Maston.
XX
Qui termine cette curieuse histoire aussi
véridique
qu’invraisemblable.
« Barbicane?… Nicholl?…
— Maston!
— Vous?…
— Nous! »
Et, dans ce pronom, lancé simultanément par les deux collègues d’un ton singulier, on sentait tout ce qu’il y avait d’ironie et de reproches.
J.-T. Maston passa son crochet de fer sur son front. Puis, d’une voix qui sifflait entre ses lèvres comme celle d’un aspic, eût dit Ponson du Terrail :
« Votre galerie du Kilimandjaro avait bien six cents mètres sur une largeur de vingt-sept? demanda-t-il.
— Oui!
— Votre projectile pesait bien cent quatre-vingts millions de kilogrammes?
— Oui!
— Et le tir s’est bien effectué avec deux mille tonnes de méli-mélonite?
—Oui! »
Ces trois oui tombèrent comme des coups de massue sur l’occiput de J.-T. Maston.
« Alors je conclus… reprit-il.
— Comment?… demanda le président Barbicane.
— Comme ceci, répondit J.-T. Maston : Puisque l’opération n’a pas réussi, c’est que la poudre n’a pas donné au projectile une vitesse initiale de deux mille huit cents kilomètres!
— Vraiment!… fit le capitaine Nicholl.
— C’est que votre méli-mélonite n’est bonne qu’à charger des pistolets de paille! »
Le capitaine Nicholl bondit à ce mot, qui se tournait pour lui en sanglante injure.
« Maston! s’écria-t-il.
— Nicholl!
— Quand vous voudrez vous battre à la méli-mélonite…
— Non!… Au fulmi-coton!… C’est plus sûr! »
Mrs Evangélina Scorbitt dut intervenir pour calmer les deux irascibles artilleurs.
« Messieurs!… messieurs! dit-elle. Entre collègues!… »
Et, alors, le président Barbicane prit la parole d’une voix plus calme, disant :
« À quoi bon récriminer? Il est certain que les calculs de notre ami Maston devaient être justes, comme il est certain que l’explosif de notre ami Nicholl devait être suffisant! Oui!… Nous avons mis exactement en pratique les données de la science!… Et, cependant, l’expérience a manqué! Pour quelles raisons?… Peut-être ne le saura-t-on jamais?…
— Eh bien! s’écria le secrétaire du Gun-Club, nous la recommencerons!
— Et l’argent, qui a été dépensé en pure perte! fit observer le capitaine Nicholl.
— Et l’opinion publique, ajouta Mrs Evangélina Scorbitt, qui ne vous permettrait pas de risquer une seconde fois le sort du Monde!
— Que va devenir notre domaine circumpolaire? répliqua le capitaine Nicholl.
— À quel taux vont tomber les actions de la North Polar Practical Association? » s’écria le président Barbicane.
L’effondrement!… Il s’était produit déjà, et l’on offrait les titres par paquet au prix du vieux papier.
Tel fut le résultat final de cette opération gigantesque. Tel fut le fiasco mémorable, auquel aboutirent les projets surhumains de Barbicane and Co.
Si jamais la risée publique se donna libre carrière pour accabler de braves ingénieurs mal inspirés, si jamais les articles fantaisistes des journaux, les caricatures, les chansons, les parodies, eurent matière à s’exercer, on peut affirmer que ce fut bien en cette occasion. Le président Barbicane, les administrateurs de la nouvelle Société, leurs collègues du Club, furent littéralement conspués. On les qualifia parfois de façon si… gauloise, que ces qualifications ne sauraient être redites pas même en latin pas même en zolapük. L’Europe surtout s’abandonna à un déchaînement de plaisanteries tel que les Yankees finirent par être scandalisés. Et, n’oubliant pas que Barbicane, Nichol et Maston étaient d’origine américaine, qu’ils appartenaient à cette célèbre association de Baltimore, peu s’en fallut qu’ils n’obligeassent le gouvernement fédéral à déclarer la guerre à l’ancien Monde.
Enfin, le dernier coup fut porté par une chanson française que l’illustre Paulus il vivait encore à cette époque mit à la mode. Cette machine courut les cafés-concerts du monde entier.
Voici quel était l’un des couplets les plus applaudis :
Pour modifier notre patraque,
Dont l’ancien axe se détraque,
Ils ont fait un canon qu’on braque,
Afin de mettra tout en vrac!
C’est bien pour vous flanquer le trac!
Ordre est donné pour qu’on les traque,
Ces trois imbéciles!… Mais… crac!
Le coup est parti… Rien ne craque!
Vive notre vieille patraque!
Enfin, saurait-on jamais à quoi était dû l’insuccès de cette entreprise? Cet insuccès prouvait-il que l’opération était impossible à réaliser, que les forces dont disposent les hommes ne seront jamais suffisantes pour amener une modification dans le mouvement diurne de la Terre, que jamais les territoires du Pôle arctique ne pourront être déplacés en latitude pour être reportés au point où les banquises et les glaces seraient naturellement fondues par les rayons solaires?
On fut fixé à ce sujet, quelques jours après le retour du président Barbicane et de son collègue aux États-Unis.
Une simple note parut dans le Temps du 17 octobre, et le journal de M. Hébrard rendit au Monde le service de le renseigner sur ce point si intéressant pour sa sécurité.
Cette note était ainsi conçue :
« On sait quel a été le résultat nul de l’entreprise qui avait pour but la création d’un nouvel axe. Cependant les calculs de J.-T. Maston, reposant sur des données justes, auraient produit les résultats cherchés, si, par suite d’une distraction inexplicable, ils n’eussent été entachés d’erreur dès le début.
« En effet, lorsque le célèbre secrétaire du Gun-Club a pris pour base la circonférence du sphéroïde terrestre, il l’a portée à quarante mille mètres au lieu de quarante mille kilomètres ce qui a faussé la solution du problème.
« D’où a pu venir une pareille erreur?… Qui a pu la causer?… Comment un aussi remarquable calculateur a-t-il pu la commettre?… On se perd en vaines conjectures.
« Ce qui est certain, c’est que le problème de la modification de l’axe terrestre étant correctement posé, il aurait dû être exactement résolu. Mais cet oubli de trois zéros a produit une erreur de douze zéros au résultat final.
« Ce n’est pas un canon un million de fois gros comme le canon de vingt-sept, ce serait un trillion de ces canons, lançant un trillion de projectiles de cent quatre-vingt mille tonnes, qu’il faudrait pour déplacer le Pôle de 23°28’, en admettant que la méli-mélonite eût la puissance expansive que lui attribue le capitaine Nicholl.
« En somme, l’unique coup, dans les conditions où il a été tiré au Kilimandjaro, n’a déplacé le pôle que de trois microns (3 millièmes de millimètre), et il n’a fait varier le niveau de la mer au maximum que de neuf millièmes de microns.
« Quant au projectile, nouvelle petite planète, il appartient désormais à notre système, où le retient l’attraction solaire.
« ALCIDE PIERDEUX »
Ainsi c’était une distraction de J.-T. Maston, une erreur de trois zéros au début de ses calculs, qui avait produit ce résultat humiliant pour la nouvelle Société!
Mais si ses collègues du Gun-Club se montrèrent furieux contre lui, s’ils l’accablèrent de leurs malédictions, il se fit dans le public une réaction en faveur du pauvre homme. Après tout, c’était cette faute qui avait été cause de tout le mal ou plutôt de tout le bien, puisqu’elle avait épargné au monde la plus effroyable des catastrophes.
Il s’ensuit donc que les compliments arrivèrent de toutes parts, avec des millions de lettres, qui félicitaient J.-T. Maston de s’être trompé de trois zéros!
J.-T. Maston, plus déconfit, plus estomaqué que jamais, ne voulut rien entendre du formidable hurrah que la Terre poussait en son honneur. Le président Barbicane, le capitaine Nicholl, Tom Hunter aux jambes de bois, le colonel Bloomsberry, le fringant Bilsby et leurs collègues ne lui pardonneraient jamais…
Du moins, il lui restait Mrs Evangelina Scorbitt. Cette excellente femme ne pouvait lui en vouloir.
Avant tout, J.-T. Maston avait tenu à refaire ses calculs, se refusant à admettre qu’il eût été distrait à ce point.
Cela était pourtant. L’ingénieur Alcide Pierdeux ne s’était pas trompé. Et voilà pourquoi, ayant reconnu l’erreur au dernier moment, lorsqu’il n’avait plus le temps de rassurer ses semblables, cet original gardait un calme si parfait au milieu des transes générales. Voilà pourquoi il portait un toast au vieux Monde, à l’heure où partait le coup du Kilimandjaro.
Oui! Trois zéros oubliés dans la mesure de la circonférence terrestre!…
Subitement alors le souvenir revint à J.-T. Maston. C’était au début de son travail, lorsqu’il venait de se renfermer dans son cabinet de Balistic-Cottage. Il avait parfaitement écrit le nombre 40 000 000 sur le tableau noir…
À ce moment, sonnerie précipitée du timbre téléphonique… J.-T. Maston se dirige vers la plaque… Il échange quelques mots avec Mrs Evangélina Scorbitt… Voilà qu’un coup de foudre le renverse et culbute son tableau… Il se relève… Il commence à retracer le nombre à demi effacé dans la chute… Il avait à peine écrit les chiffres 40 000… quand le timbre résonne une seconde fois… Et, lorsqu’il se remet au travail, il oublie les trois derniers zéros du nombre qui mesure la circonférence terrestre!
Eh bien! tout cela, c’était la faute à Mrs Evangélina Scorbitt! Si elle ne l’eût pas dérangé, peut-être n’aurait-il pas reçu le contrecoup de la décharge électrique! Peut-être le tonnerre ne lui aurait-il pas joué un de ces tours pendables, qui suffisent à compromettre toute une existence de bons et honnêtes calculs!
Quelle secousse reçut la malheureuse femme, lorsque J.- T. Maston dut lui dire dans quelles circonstances s’était produite l’erreur!… Oui!… elle était la cause de ce désastre!… C’était par elle que J.-T. Maston se voyait déshonoré pour les longues années qui lui restaient à vivre, car on mourait généralement centenaire dans la vénérable association du Gun-club!
Et, après cet entretien, J.-T. Maston avait fui l’hôtel de New-Park. Il était rentré à Balistic-Cottage. Il arpentait son cabinet de travail, se répétant :
« Maintenant je ne suis plus bon à rien en ce monde!…
— Pas même à vous marier?… » dit une voix que l’émotion rendait déchirante.
C’était Mrs Evangélina Scorbitt. Éplorée, éperdue, elle avait suivi J.-T. Maston…
« Cher Maston!… dit-elle.
— Eh bien! oui!… Mais à une condition… c’est que je ne ferai plus jamais de mathématiques!
— Ami, je les ai en horreur! » répondit l’excellente veuve.
Et le secrétaire du Gun-Club fit de Mrs Evangélina Scorbitt Mrs J.-T. Maston.
Quant à la note d’Alcide Pierdeux, quel honneur, quelle célébrité elle apporta à cet ingénieur et aussi à « l’École » en sa personne! Traduite dans toutes les langues, insérée dans tous les journaux, cette note répandit son nom à travers le monde entier. Il arriva donc que le père de la jolie Provençale, qui lui avait refusé la main de sa fille, « parce qu’il était trop savant, » lut ladite note dans le Petit Marseillais. Aussi, après être parvenu à en comprendre la signification sans aucun secours étranger, pris de remords et en attendant mieux, envoya-t-il à son auteur une invitation à dîner.
— De notre ancienne astronomie, fit observer Boris Karkof, et que ces insensés prétendaient anéantir!
— Ils en seront pour leurs frais et leur honte! ajouta Jacques Jansen, par la bouche duquel la Hollande semblait parler tout entière.
— Et le domaine arctique restera éternellement sous les glaces qui le recouvrent! riposta le professeur Jan Harald.
— Hurrah pour le Soleil! s’écria le major Donellan. Tel il est, tel il suffit au besoin du Monde!
— Hurrah!… Hurrah! » répétèrent d’une seule voix les représentants de la vieille Europe.
XXI
Très court, mais tout à fait rassurant pour
l’avenir du monde.
Et, désormais, que les habitants de la Terre se rassurent! Le président Barbicane et le capitaine Nicholl ne reprendront point leur entreprise si piteusement avortée. J.-T. Maston ne refera pas ses calculs, exempts d’erreur cette fois. Ce serait inutile. La note de l’ingénieur Alcide Pierdeux a dit vrai. Ce que démontre la mécanique, c’est que, pour produire un déplacement d’axe de 23°28’, même avec la méli-mélonite, il faudrait un trillion de canons semblables à l’engin qui a été creusé dans le massif du Kilimandjaro. Or, notre sphéroïde toute sa surface fût-elle solide est trop petit pour les contenir.
Il semble donc que les habitants du globe peuvent dormir en paix. Modifier les conditions dans lesquelles se meut la Terre, cela est au-dessus des efforts permis à l’humanité. Il n’appartient pas aux hommes de rien changer à l’ordre établi par le Créateur dans le système de l’Univers.
Table
| I. | Où la « North Polar Practical Association » lance un document à travers les deux mondes. |
| II. | Dans lequel les délégués anglais, hollandais, suédois, danois et russe se présentent au lecteur. |
| III. | Dans lequel se fait l’adjudication des régions du pôle arctique. |
| IV. | Dans lequel reparaissent de vieilles connaissances de nos jeunes lecteurs. |
| V. | Et d’abord, peut-on admettre qu’il y ait des houillères près du Pôle nord? |
| VI. | Dans lequel est interrompue une conversation téléphonique entre Mrs Scorbitt et J.-T. Maston. |
| VII. | Dans lequel le président Barbicane n’en dit pas plus qu’il ne lui convient d’en dire. |
| VIII. | « Comme dans Jupiter? » a dit le président du Gun-Club. |
| IX. | Dans lequel on sent apparaître un Deux ex Machina d’origine française. |
| X. | Dans lequel diverses inquiétudes commencent à se faire jour. |
| XI. | Ce qui se trouve dans le carnet de J.-T. Maston, et ce qui ne s’y trouve plus. |
| XII. | Dans lequel J.-T. Maston continue héroïquement à se taire. |
| XIII. | La fin duquel J.-T. Maston fait une réponse véritablement épique. |
| XIV. | Très court, mais dans lequel l’x prend une valeur géographique. |
| XV. | Qui contient quelques détails vraiment intéressants pour les habitants du sphéroïde terrestre. |
| XVI. | Dans lequel le choeur des mécontents va crescendo et rinforzando. |
| XVII. | Ce qui s’est fait au Kilimandjaro pendant huit mois de cette année mémorable. |
| XVIII. | Dans lequel les populations du Wamasai attendent que le président Barbicane crie feu! au capitaine Nicholl. |
| XIX. | Dans lequel J.-T. Maston regrette peut-être le temps où la foule voulait le lyncher. |
| XX. | Qui termine cette curieuse histoire aussi véridique qu’invraisemblable. |
| XXI. | Très court, mais tout à fait rassurant pour l’avenir du monde. |