Selections from Saint-Simon
Saint-Simon’s account of Mme de Maintenon (XII. cc. vi-viii) is strongly coloured by prejudice, but this hardly at all affects that part of it which relates to her daily life and habits. To arrive at a fair estimate we should study her in her correspondence, of which there is an excellent selection by A. Geffroy, Mme de Maintenon d’après sa correspondance, 2 vols. 1887. See especially II. 43-52 for her entretien with Mme Glapion in 1705, in which she gives a detailed account of her daily round. Further light on her character may be obtained from the memoirs of Mme de Caylus, her niece à la mode de Bretagne (Souvenirs et correspondance, ed. E. Raunié, 1889), and of Mlle d’Aumale, a demoiselle of Saint-Cyr (D’Haussonville and Hanotaux, Souvenirs sur Mme de Maintenon, I. 1901).
Françoise d’Aubigné was born November 27, 1635, in the prison of Niort, where her father Constant d’Aubigné, the unworthy son of the stout Huguenot leader and distinguished writer Agrippa d’Aubigné, was incarcerated. She was baptised as a Catholic, but she was brought up in the Protestant faith by her aunt the Marquise de Villette, the favourite daughter of Agrippa d’Aubigné. In 1645, her father having been released on the death of Richelieu three years previously, she went with her parents to the Island of Martinique, and nearly died on the voyage. On her father’s death she returned to France with her mother (1647) and was again intrusted to the care of Mme de Villette. But by order of Anne of Austria she was handed over to her godmother, Mme de Neuillant, who tried in vain to convert her to Catholicism. She was then sent to an Ursuline Convent at Paris, where, harshness and persecution having failed, she finally yielded to gentler methods. She now rejoined her mother and shared her poverty till her death in 1650. In 1652 Mme de Neuillant arranged for her a marriage with the poet Scarron, who was forty-two and a helpless cripple. He died in 1660, leaving debts which more than swallowed up his small estate, and all that his widow had to live on was a pension of 2000 livres bestowed on her by the Queen-Mother. As Scarron’s wife she had played hostess to many people of wit and fashion, and with these she kept up her relations. Especially she frequented the salons of Mme d’Albret and Mme de Richelieu, where she made friends with Mme de Montespan, a relative of Mme d’Albret. This led to her accepting the post of governess to the children whom that haughty favourite had borne to Louis XIV. In 1674, with her own savings and with 200,000 livres given her by the King for her services, she bought the estate of Maintenon, which was made a Marquisate in the following year. Her influence over Louis began in January, 1680, when she was appointed second Bedchamber-woman to the Dauphine. In 1683 the Queen Marie Thérèse died of a sudden illness, and in the following year—probably in January, but the exact date is not known—Mme de Maintenon was married in secret to Louis XIV.
Ce grand pas fait de l’expulsion sans retour de Mme de Montespan, Mme de Maintenon prit un nouvel éclat. Ayant manqué pour la seconde fois la déclaration de son mariage, elle comprit qu’il n’y avoit plus à y revenir, et eut assez de force sur elle-même pour couler doucement par-dessus, et ne se pas creuser une disgrâce pour n’avoir pas été déclarée reine. Le Roi, qui se sentit affranchi, lui sut un gré de cette conduite qui redoubla pour elle son affection, sa considération, sa confiance. Elle eût peut-être succombé sous le poids de l’éclat de ce qu’elle avoit voulu paroître, elle s’établit de plus en plus par la confirmation de sa transparente énigme.
Mais il ne faut pas s’imaginer que, pour en user et s’y soutenir, elle n’eût besoin d’aucune adresse. Son règne, au contraire, ne fut qu’un continuel manège, et celui du Roi une perpétuelle duperie. Elle ne voyoit personne chez elle en visite, et n’en rendoit jamais aucune. Cela n’avoit que fort peu d’exceptions. Elle alloit voir la reine d’Angleterre et la recevoit chez elle, quelquefois chez Mme de Montchevreuil[74], sa plus intime amie, qui alloit très ordinairement chez elle. Depuis sa mort elle alla voir quelquefois M. de Montchevreuil, mais rarement, qui entroit chez elle toutes les fois qu’il vouloit, mais des instants. Le duc de Richelieu[75] eut toute sa vie le même privilège. Elle alloit quelquefois encore chez Mme de Caylus[76], sa bonne nièce, qui étoit souvent chez elle. Si, en deux ans une fois, elle alloit chez la duchesse du Lude[77], ou quelque femme aussi marquée, entre trois ou quatre au plus, c’étoit une distinction et une nouvelle, quoique il ne s’agît que d’une simple visite. Mme d’Heudicourt[78], son ancienne amie, alloit aussi chez elle à peu près quand elle vouloit, et sur les fins le maréchal de Villeroy[79], quelquefois Harcourt[80], jamais d’autres. On a vu, lors du brillant voyage de Mme des Ursins[81], qu’elle alloit aussi très souvent chez elle en particulier à Marly; et Mme de Maintenon la fut voir une fois. Jamais elle n’alloit chez aucune princesse du sang, même chez Madame. Aucune d’elles aussi n’alloit chez elle, à moins que ce ne fût par audiences, ce qui étoit extrêmement rare et qui faisoit nouvelle. Mais si elle avoit à parler aux filles du Roi, ce qui n’arrivoit pas souvent, et presque jamais que pour leur laver la tête, elle les envoyoit chercher. Elles y arrivoient tremblantes, et en sortoient en pleurs. Pour le duc du Maine, les portes tombèrent toujours devant lui en quelque lieu qu’il fût; et depuis le mariage du duc de Noailles[82], il la voyoit aussi quand il vouloit, son père avec ménagement, sa mère fort à lèche-doigt[83]; le Roi et elle la craignoient et ne l’aimoient point.
Le cardinal de Noailles[84], jusqu’à l’affaire de la constitution, la voyoit réglément en particulier le jour qu’il avoit son audience du Roi, une fois la semaine; et après, le cardinal de Bissy[85] à peu près tant qu’il voulut, et le cardinal de Rohan[86] avec mesure. Son frère[87], tant qu’il vécut, la désola. Il entroit chez elle à toute heure, lui tenoit des propos de l’autre monde, et lui faisoit souvent des sorties. De crédit avec elle, pas le moins du monde. Sa belle-sœur ne parut jamais à la cour ni dans le monde; Mme de Maintenon la traitoit bien par pitié, sans que cela allât au plus petit crédit; mais elle dînoit quelquefois avec elle, et ne la laissoit venir à Versailles que le moins qu’elle pouvoit, peut-être deux ou trois fois l’an au plus, et coucher une nuit. Godet[88], évêque de Chartres, et Aubigny[89], archevêque de Rouen, elle ne les voyoit qu’à Saint-Cyr.
Ses audiences étoient pour le moins aussi difficiles à obtenir que celles du Roi; et le peu qu’elle en accordoit, presque toutes à Saint-Cyr, où on alloit la trouver au jour et heure donnée. On l’attendoit à Versailles à sortir de chez elle ou à y rentrer, quand on avoit un mot à lui dire, gens de peu et même pauvres gens, et personnes considérables. On n’avoit là qu’un instant, et c’étoit à qui le saisiroit. Les maréchaux de Villeroy, Harcourt, souvent Tessé[90], quelquefois dans les derniers temps M. de Vaudemont[91], lui ont parlé de la sorte, et si c’étoit en rentrant chez elle, ils ne la suivoient pas au delà de son antichambre, où elle coupoit très court et les laissoit. Bien d’autres lui ont parlé de la sorte. Moi jamais en pas un lieu, que ce que j’ai rapporté. Un très petit nombre de dames, à qui le Roi étoit accoutumé et qui étoient de ses particuliers, la voyoient quelquefois aux heures où le Roi n’étoit pas, et rarement quelques-unes dînoient avec elle.
Ses matinées, qu’elle commençoit de fort bonne heure, étoient remplies par des audiences obscures de charité ou de gouvernement spirituel; quelquefois par quelques ministres, très rarement par quelques généraux d’armée; encore ces derniers, quand ils avoient un rapport particulier à elle, comme les maréchaux de Villars, de Villeroy, d’Harcourt et quelquefois Tessé. Assez souvent, dès huit heures du matin et plus tôt, elle alloit chez quelque ministre. Rarement elle dînoit chez eux, avec leurs femmes et une compagnie fort trayée. C’étoient là les grandes faveurs, et une nouvelle, mais qui ne menoient à rien qu’à de l’envie et à quelque considération. M. de Beauvillier[92] fut des premiers et des plus longtemps favorisés de ces dîners[93], et fréquents, comme on l’a remarqué ailleurs, jusqu’à ce que Godet, évêque de Chartres, en renversa les escabelles, et arrêta tout court les progrès de Fénelon, qui s’étoit fait leur docteur. Les ministres chargés de la guerre, surtout des finances, furent toujours ceux à qui Mme de Maintenon avoit le plus affaire, et qu’elle cultiva. Rarement, et plus que rarement, alla-t-elle chez les autres, mais pour affaires, et souvent d’État, et dès le matin, sans jamais dîner chez ces derniers.
L’ordinaire, dès qu’elle étoit levée, c’étoit de s’en aller à Saint-Cyr[94], et d’y dîner dans son appartement seule, ou avec quelque favorite de la maison, d’y donner des audiences le moins qu’elle pouvoit, d’y régenter au dedans, d’y gouverner l’Église au dehors, d’y lire et d’y répondre des lettres, d’y gouverner des monastères de Filles de toutes parts, d’y recevoir des avis et des lettres d’espionnages, et de revenir à peu près justement au temps que le Roi passoit chez elle. Devenue plus vieille et plus infirme, en arrivant entre sept et huit heures du matin à Saint-Cyr, elle s’y mettoit au lit pour se reposer, ou faire quelque remède.
A Fontainebleau, elle avoit une maison à la ville, où elle alloit souvent pour y faire les mêmes choses qu’à Saint-Cyr. A Marly, elle s’étoit fait accommoder un petit appartement qui avoit une fenêtre dans la chapelle. Elle en faisoit souvent le même usage que de Saint-Cyr; mais cela s’appeloit le Repos, et ce Repos étoit inaccessible, sans exception que de Mme la duchesse de Bourgogne.
A Marly, à Trianon, à Fontainebleau, le Roi alloit chez elle les matins des jours qu’il n’y avoit point de conseil, et qu’elle n’étoit pas à Saint-Cyr; à Fontainebleau, depuis sa messe jusqu’au dîner, quand le dîner n’étoit pas quelquefois au sortir de la messe pour aller courre le cerf; et il y étoit une heure et demie, et quelquefois davantage. A Trianon et à Marly, la visite duroit beaucoup moins, parce que, en sortant de chez elle, il s’alloit promener dans ses jardins. Ces visites étoient presque toujours tête à tête, sans préjudice de celles de toutes les après-dînées, qui étoient rarement tête à tête que fort peu de temps, parce que les ministres y venoient chacun à son tour travailler avec le Roi. Le vendredi, qu’il arrivoit souvent qu’il n’y en avoit point, c’étoient les dames familières avec qui il jouoit, ou une musique; ce qui se doubla et tripla de jours tout à la fin de sa vie.
Vers les neuf heures du soir, deux femmes de chambre venoient déshabiller Mme de Maintenon. Aussitôt après, son maître d’hôtel et un valet de chambre apportoient son couvert, un potage et quelque chose de léger. Dès qu’elle avoit achevé de souper, ses femmes la mettoient dans son lit, et tout cela en présence du Roi et du ministre, qui n’en discontinuoit pas son travail, et qui n’en parloit pas plus bas, ou, s’il n’y en avoit point, des dames familières. Tout cela gagnoit dix heures, que le Roi alloit souper, et en même temps on tiroit les rideaux de Mme de Maintenon.
Dans les voyages, c’étoit la même chose. Elle partoit de bonne heure avec quelque favorite, comme Mme de Montchevreuil toujours tant qu’elle vécut, Mme d’Heudicourt, Mme de Dangeau[95], Mme de Caylus. Un carrosse du Roi la menoit, toujours affecté pour elle, même pour aller de Versailles, etc., à Saint-Cyr; et des Épinais, écuyer de la petite écurie, la mettoit dans le carrosse, et l’accompagnoit à cheval; c’étoit sa tâche de tous les jours. Dans les voyages, le carrosse de Mme de Maintenon menoit ses femmes de chambre, et suivoit celui du Roi où elle étoit. Elle s’arrangeoit de façon que le Roi, en arrivant, la trouvoit toute établie lorsqu’il passoit chez elle. Partie autorité, partie invention de seconde dame d’atour de la Dauphine de Bavière[96], son carrosse et sa chaise, avec ses porteurs ayant sa livrée, entroient partout comme ceux des gens titrés.
Reine en particulier à l’extérieur pour le ton, le siège, et la place en présence du Roi, de Monseigneur, de Monsieur, de la cour d’Angleterre et de qui que ce fût, elle étoit très simple particulière au dehors, et toujours aux dernières places. J’en ai vu les fins aux dîners du Roi à Marly, mangeant avec lui et les dames, et à Fontainebleau en grand habit chez la reine d’Angleterre, comme je l’ai remarqué ailleurs, cédant absolument sa place, et se reculant partout pour les femmes titrées, même pour des femmes de qualité distinguée, ne se laissant jamais forcer par les titrées, mais par celles de qualité ordinaire avec un air de peine et de civilité, et par tous ces endroits polie, affable, parlante, comme une personne qui ne prétend rien et qui ne montre rien, mais qui imposoit fort, à ne considérer que ce qui étoit autour d’elle.
Toujours très bien mise, noblement, proprement, de bon goût, mais très modestement et plus vieillement alors que son âge. Depuis qu’elle ne parut plus en public, on ne voyoit que coiffes et écharpe noire quand par hasard on l’apercevoit.
Elle n’alloit jamais chez le Roi qu’il ne fût malade, ou que les matins des jours qu’il avoit pris médecine, et à peu près de même chez Mme la duchesse de Bourgogne, jamais ailleurs pour aucun devoir.
Chez elle, avec le Roi, ils étoient chacun dans leur fauteuil, une table devant chacun d’eux, aux deux coins de la cheminée, elle du côté du lit, le Roi le dos à la muraille du côté de la porte de l’antichambre, et deux tabourets devant sa table, un pour le ministre qui venoit travailler, l’autre pour son sac. Les jours de travail, ils n’étoient seuls ensemble que fort peu de temps avant que le ministre entrât, et moins encore fort souvent après qu’il étoit sorti. Le Roi venoit au lit de Mme de Maintenon, où il se tenoit debout fort peu, lui donnoit le bonsoir, et s’en alloit se mettre à table. Telle étoit la mécanique de chez Mme de Maintenon[97]. On a vu sur Mme la duchesse de Bourgogne ce qui l’y regardoit, tant qu’elle a vécu.
Pendant le travail, Mme de Maintenon lisoit ou travailloit en tapisserie. Elle entendoit tout ce qui se passoit entre le Roi et le ministre, qui parloient tout haut. Rarement elle y mêloit son mot, plus rarement ce mot étoit de quelque conséquence. Souvent le Roi lui demandoit son avis; alors elle répondoit avec de grandes mesures[98]. Jamais, ou comme jamais, elle ne paroissoit affectionner rien, et moins encore s’intéresser pour personne; mais elle étoit d’accord avec le ministre, qui n’osoit en particulier ne pas convenir de ce qu’elle vouloit, ni encore moins broncher en sa présence. Dès qu’il s’agissoit donc de quelque grâce ou de quelque emploi, la chose étoit arrêtée entre eux avant le travail où la décision s’en devoit faire, et c’est ce qui la retardoit quelquefois, sans que le Roi ni personne en sût la cause.
Elle mandoit au ministre qu’elle vouloit lui parler auparavant. Il n’osoit mettre la chose sur le tapis qu’il n’eût reçu ses ordres, et que la mécanique roulante des jours et des temps leur eût donné le loisir de s’entendre. Cela fait, le ministre proposoit et montroit une liste. Si de hasard le Roi s’arrêtoit à celui que Mme de Maintenon vouloit, le ministre s’en tenoit là, et faisoit en sorte de n’aller pas plus loin. Si le Roi s’arrêtoit à quelque autre, le ministre proposoit de voir ceux qui étoient aussi à portée, laissoit après dire le Roi, et en profitoit pour exclure. Rarement proposoit-il expressément celui à qui il en vouloit venir, mais toujours plusieurs, qu’il tâchoit de balancer également pour embarrasser le Roi sur le choix. Alors le Roi lui demandoit son avis, il parcourait encore les raisons de quelques-uns, et appuyoit enfin sur celui qu’il vouloit. Le Roi presque toujours balançoit, et demandoit à Mme de Maintenon ce qu’il lui en sembloit. Elle sourioit, faisoit l’incapable, disoit quelquefois un mot de quelque autre, puis revenoit, si elle ne s’y étoit pas tenue d’abord, sur celui que le ministre avoit appuyé, et déterminoit; tellement que les trois quarts des grâces et des choix, et les trois quarts encore du quatrième quart de ce qui passoit par le travail des ministres chez elle, c’étoit elle qui en disposoit. Quelquefois aussi, quand elle n’affectionnoit personne, c’étoit le ministre même, avec son agrément et son concours, sans que le Roi en eût aucun soupçon. Il croyoit disposer de tout et seul, tandis qu’il ne disposoit, en effet, que de la plus petite partie, et toujours encore par quelque hasard, excepté des occasions rares de quelqu’un qu’il s’étoit mis dans la fantaisie, ou si quelqu’un qu’il vouloit favoriser lui avoit parlé pour quelqu’un.
En affaires, si Mme de Maintenon les vouloit faire réussir, manquer, ou tourner d’une autre façon, ce qui étoit beaucoup moins ordinaire que ce qui regardoit les emplois et les grâces, c’étoit la même intelligence entre elle et le ministre, et le même manège à peu près. Par ce détail, on voit que cette femme habile faisoit presque tout ce qu’elle vouloit, mais non pas tout, ni quand et comme elle vouloit.
Il y avoit une autre ruse si le Roi s’opiniâtroit: c’étoit alors d’éviter la décision en brouillant et allongeant la matière, en en substituant une autre comme venant à propos de celle-là, et qui la détournât, ou en proposant quelque éclaircissement à prendre. On laissoit ainsi émousser les premières idées, et on revenoit une autre fois à la charge avec la même adresse, qui très souvent réussissoit. C’étoit encore presque la même chose pour charger ou diminuer les fautes, faire valoir les lettres et les services, ou y glisser légèrement, et préparer ainsi la perte ou la fortune.
C’est là ce qui rendoit ce travail chez Mme de Maintenon si important pour les particuliers, et c’est ce qui rendoit les ministres si nécessaires à Mme de Maintenon à avoir dans sa dépendance. C’est aussi ce qui les aida puissamment à s’élever à tout, et à augmenter sans cesse leur crédit et leur pouvoir, et pour eux et pour les leurs, parce que Mme de Maintenon leur faisoit litière de toutes ces choses pour se les attacher entièrement.
Quand ils étoient près de venir travailler, ou qu’ils sortoient de chez elle, elle prenoit son temps de sonder le Roi sur eux, de les excuser ou de les vanter, de les plaindre de leur grand travail, d’en exalter le mérite, et s’il s’agissoit de quelque chose pour eux, d’en préparer les voies, quelquefois d’en rompre la glace, sous prétexte de leur modestie et du service du Roi, qui demandoit qu’ils fussent excités à le soulager et à faire de bien en mieux. Ainsi c’étoit entre eux un cercle de besoins et de services réciproques, dont le Roi ne se doutoit pas le moins du monde. Aussi les ménagements entre eux étoient-ils infinis et continuels.
Mais, si Mme de Maintenon ne pouvoit rien, ou presque rien, sans eux, de ce qui passoit par eux, eux aussi ne pouvoient se maintenir sans elle, beaucoup moins malgré elle. Dès qu’elle se voyoit à bout de les pouvoir ramener à son point quand ils s’en étoient écartés, ou qu’ils étoient tombés en disgrâce auprès d’elle, leur perte étoit jurée; elle ne les manquoit pas. Il lui falloit du temps, des couleurs, des souplesses, quelquefois beaucoup, comme lorsqu’elle perdit Chamillart[99]. Louvois y avoit succombé avant lui. Pontchartrain[100] ne s’en sauva qu’à l’aide de son esprit, qui plaisoit au Roi, et des épines des finances pendant la guerre, et du sens et de l’adresse de sa femme demeurée longtemps bien avec Mme de Maintenon, depuis même qu’il y fut mal, enfin par la porte dorée de la chancellerie, qui s’ouvrit bien à propos pour lui. Le duc de Beauvillier y pensa faire naufrage par deux fois à longue distance l’une de l’autre, et n’en auroit pas échappé sans deux espèces de miracles, comme on l’a vu ici en son temps.
Si les ministres, et les plus accrédités, en étoient là avec Mme de Maintenon, on peut juger de ce qu’elle pouvoit à l’égard de toutes les autres sortes de personnes bien moins à portée de se défendre, et même de s’apercevoir. Bien des gens eurent donc le cou rompu sans en avoir pu imaginer la cause, et se donnèrent bien des sortes de mouvements pour la découvrir, et pour y remédier, et très inutilement.
Le court et rare travail des généraux d’armée se passoit ordinairement les soirs en sa présence et du secrétaire d’État de la guerre. Par celui de Pontchartrain, rempli du rapport des espionnages et des histoires de toute espèce de Paris et de la cour, elle étoit à portée de faire beaucoup de bien et de mal. Torcy[101] ne travailloit point chez elle, et ne la voyoit comme jamais. Aussi ne l’aimoit-elle point, et moins encore sa femme, dont le nom d’Arnauld gâtoit tout leur mérite. Torcy avoit les postes; c’étoit par lui que le secret en passoit au Roi tête à tête, et le Roi souvent en portoit des morceaux à lire à Mme de Maintenon; mais cela n’avoit point de suite; elle n’en savoit que par lambeaux, selon ce que le Roi s’avisoit de lui en dire ou de lui en porter.
Toutes les affaires étrangères passoient au conseil d’État, ou si c’étoit quelque chose de pressé, Torcy le portoit sur-le-champ au Roi, ainsi à des heures rompues, et point de travail réglé et particulier avec lui. Mme de Maintenon eût fort desiré ce genre de travail réglé chez elle, pour avoir la même influence sur les affaires d’État, et sur ceux qui s’en mêloient, comme elle l’avoit sur les autres parties. Mais Torcy sut bien sagement se préserver de ce dangereux piége. Il s’en défendit toujours, en disant modestement qu’il n’avoit point d’affaires pour entretenir ce travail. Ce n’étoit pas que le Roi ne lui dît tout là-dessus; mais elle sentoit toute la différence d’assister à un travail réglé où elle agissoit avec loisir, adresse et mesures prises, ou d’être obligée de prendre son parti entre le Roi et elle sur ce qu’il lui apprenoit de cette matière, et de n’avoir d’autre ressource qu’en elle-même, et d’aller de front avec lui, si elle vouloit une chose plutôt qu’une autre, nuire aux gens à découvert, ou les servir de même.
Le Roi y étoit même fort en garde. Il lui est arrivé plusieurs fois que, lorsqu’on ne s’y prenoit pas avec assez de tour et de délicatesse, et qu’il apercevoit que le ministre ou le général d’armée favorisoit un parent ou un protégé de Mme de Maintenon, il tenoit ferme contre, pour cela même; puis disoit, partie fâché, partie se moquant d’eux: “Un tel a bien fait sa cour; car il n’a pas tenu à lui de bien servir un tel, parce qu’il est parent ou protégé de Mme de Maintenon.” Et ces coups de caveçon la rendoient très timide et très mesurée, quand il étoit question de se montrer au Roi à découvert sur quelque chose ou sur quelqu’un. Aussi répondoit-elle toujours à quiconque s’adressoit à elle, même pour les moindres choses, qu’elle ne se mêloit de rien; et si bien rarement elle s’ouvroit davantage et que la chose regardât le département d’un ministre sur lequel elle comptât, elle renvoyoit à lui et promettoit de lui en parler; mais encore une fois, rien n’étoit plus rare. On ne laissoit pas cependant d’aller à elle, pour, par ce devoir, ne l’avoir pas contraire, et par l’espérance aussi que, nonobstant cette réponse banale, elle feroit peut-être ce qu’on desiroit, comme cela arrivoit quelquefois.
Il y avoit peut-être cinq ou six personnes au plus de tous états, desquels la plupart étoient de ces amis de son ancien temps, à qui elle répondoit plus franchement, quoique toujours foiblement et mesurément, et pour qui en effet elle agissoit au mieux qu’il lui étoit possible; ce néanmoins réussissant très ordinairement pour eux, elle n’y réussissoit pas toujours.
Ce fut par le desir extrême de se mêler des affaires étrangères, comme elle se mêloit de toutes les autres, et l’impossibilité d’en attirer le travail chez elle, qu’elle prit le parti, qu’on a détaillé en son temps, de tous les manèges par lesquels elle rendit la princesse des Ursins maîtresse de tout en Espagne, et l’y maintint jusqu’à la paix d’Utrecht, aux dépens de Torcy et des ambassadeurs de France en Espagne, c’est-à-dire, comme on l’a vu, aux dépens de l’Espagne et de la France, parce que Mme des Ursins eut l’adresse de lui faire tout passer par les mains, et de lui persuader qu’elle ne gouvernoit la cour et l’État en Espagne que sous ses ordres et par ses volontés. Revenons un moment à ces coups de caveçon du Roi dont on vient de parler.
Le Tellier, dans des temps bien antérieurs, et longtemps avant d’être chancelier de France, connoissoit bien le Roi là-dessus. Un de ses meilleurs amis, car il en avoit parce qu’il savoit en avoir, l’avoit prié de quelque chose qu’il desiroit fort et qui devoit être proposé dans le travail particulier de ce ministre avec le Roi. Le Tellier l’assura qu’il y feroit tout son possible. Son ami ne goûta point sa réponse, et lui dit franchement que dans la place et le crédit où il étoit, ce n’étoit pas de celles-là qu’il lui falloit donner. "Vous ne connoissez pas le terrain, lui répliqua le Tellier. De vingt affaires que nous portons ainsi au Roi, nous sommes sûrs qu’il en passera dix-neuf à notre gré; nous le sommes également que la vingtième sera décidée au contraire. Laquelle des vingt sera décidée contre notre avis et notre desir, c’est ce que nous ignorons toujours, et très souvent c’est celle où nous nous intéressons le plus. Le Roi se réserve cette bisque[102] pour nous faire sentir qu’il est le maître et qu’il gouverne; et si par hasard il se présente quelque chose sur quoi il s’opiniâtre, et qui soit assez importante pour que nous nous opiniâtrions aussi, ou pour la chose même, ou pour l’envie que nous avons qu’elle réussisse comme nous le desirons, c’est très souvent alors, dans le rare que cela arrive, une sortie sûre; mais, à la vérité, la sortie essuyée et l’affaire manquée, le Roi, content d’avoir montré que nous ne pouvons rien et peiné de nous avoir fâchés, devient après souple et flexible, en sorte que c’est alors le temps où nous faisons tout ce que nous voulons."
C’est, en effet, comme le Roi se conduisit avec ses ministres toute sa vie, toujours parfaitement gouverné par eux, même par les plus jeunes et les plus médiocres, même par les moins accrédités et considérés et toujours en garde pour ne l’être point, et toujours persuadé qu’il réussissoit pleinement à ne le point être.
Il avoit la même conduite avec Mme de Maintenon, à qui de fois à autre il faisoit des sorties terribles, et dont il s’applaudissoit. Quelquefois elle se mettoit à pleurer devant lui, et elle étoit plusieurs jours sur de véritables épines. Quand elle eut mis Fagon[103] auprès du Roi, au lieu de d’Aquin, qu’elle fit chasser, parce qu’il étoit de la main de Mme de Montespan, et pour avoir un homme tout à elle et de beaucoup d’esprit, qu’elle s’étoit attaché dans les voyages aux eaux où il avoit suivi le duc du Maine, et un homme dont elle pût tirer un continuel parti dans cette place intime de premier médecin, qu’elle voyoit tous les matins, elle faisoit la malade quand il lui arrivoit de ces scènes, et c’étoit d’ordinaire par où elle les faisoit finir avec le plus d’avantage.
Ce n’est pas que cet artifice, ni même la réalité la plus effective, eût aucun pouvoir d’ailleurs de contraindre le Roi en quoi que ce pût être. C’étoit un homme uniquement personnel, et qui ne comptoit tous les autres, quels qu’ils fussent, que par rapport à soi. Sa dureté là-dessus étoit extrême. Dans les temps les plus vifs de sa vie pour ses maîtresses, leurs incommodités les plus opposées aux voyages et au grand habit de cour, car les dames les plus privilégiées ne paroissoient jamais autrement dans les carrosses ni en aucun lieu de cour, avant que Marly eût adouci cette étiquette, rien, dis-je, ne les en pouvoit dispenser. Grosses, malades, moins de six semaines après leurs couches, dans d’autres temps fâcheux, il falloit être en grand habit, parées et serrées dans leurs corps, aller en Flandres, et plus loin encore, danser, veiller, être des fêtes, manger, être gaies et de bonne compagnie, changer de lieu, ne paroître craindre, ni être incommodées du chaud, du froid, de l’air, de la poussière, et tout cela précisément aux jours et aux heures marquées, sans déranger rien d’une minute.
Ses filles, il les a traitées toutes pareillement. On a vu en son temps qu’il n’eut pas plus de ménagement pour Mme la duchesse de Berry, ni même pour Mme la duchesse de Bourgogne, quoi que Fagon, Mme de Maintenon, etc., pussent dire et faire, quoique il aimât Mme la duchesse de Bourgogne aussi tendrement qu’il en étoit capable, qui toutes les deux s’en blessèrent, et ce qu’il en dit avec soulagement, quoique il n’y eût point encore d’enfants.
Il voyageoit toujours son carrosse plein de femmes: ses maîtresses, après ses bâtardes, ses belles-filles, quelquefois Madame, et des dames quand il y avoit place. Ce n’étoit que pour les rendez-vous de chasse, les voyages de Fontainebleau, de Chantilly, de Compiègne, et les vrais voyages, que cela étoit ainsi. Pour aller tirer, se promener, ou pour aller coucher à Marly ou à Meudon, il alloit seul dans une calèche. Il se défioit des conversations que ses grands officiers auroient pu tenir devant lui dans son carrosse; et on prétendoit que le vieux Charost, qui prenoit volontiers ces temps-là pour dire bien des choses, lui avoit fait prendre ce parti, il y avoit plus de quarante ans. Il convenoit aussi aux ministres, qui sans cela auroient eu de quoi être inquiets tous les jours, et à la clôture exacte qu’en leur faveur lui-même s’étoit prescrite, et à laquelle il fut si exactement fidèle. Pour les femmes, ou maîtresses d’abord, ou filles ensuite, et le peu de dames qui pouvoient y trouver place, outre que cela ne se pouvoit empêcher, les occasions en étoient restreintes à une grande rareté, et le babil fort peu à craindre.
Dans ce carrosse, lors des voyages, il y avoit toujours beaucoup de toutes sortes de choses à manger: viandes, pâtisseries, fruits. On n’avoit pas sitôt fait un quart de lieue que le Roi demandoit si on ne vouloit pas manger. Lui jamais ne goûtoit à rien entre ses repas, non pas même à aucun fruit, mais il s’amusoit à voir manger, et manger à crever. Il falloit avoir faim, être gaies, et manger avec appétit et de bonne grâce, autrement il ne le trouvoit pas bon, et le montroit même aigrement: on faisoit la mignonne, on vouloit faire la délicate, être du bel air; et cela n’empêchoit pas que les mêmes dames ou princesses qui soupoient avec d’autres à sa table le même jour, ne fussent obligées, sous les mêmes peines, d’y faire aussi bonne contenance que si elles n’avoient mangé de la journée. Avec cela, d’aucuns besoins il n’en falloit point parler, outre que pour des femmes ils auraient été très embarrassants avec les détachements de la maison du Roi, et les gardes du corps devant et derrière le carrosse, et les officiers et les écuyers aux portières, qui faisoient une poussière qui dévorait tout ce qui étoit dans le carrosse. Le Roi, qui aimoit l’air, en vouloit toutes les glaces baissées, et auroit trouvé fort mauvais que quelque dame eût tiré le rideau contre le soleil, le vent ou le froid. Il ne falloit seulement pas s’en apercevoir, ni d’aucune autre sorte d’incommodité, et alloit toujours extrêmement vite, avec des relais le plus ordinairement. Se trouver mal étoit un démérite à n’y plus revenir.
Mme de Maintenon, qui craignoit fort l’air et bien d’autres incommodités, ne put gagner là-dessus aucun privilège. Tout ce qu’elle obtint, sous prétexte de modestie et d’autres raisons, fut de voyager à part, de la manière que je l’ai rapporté; mais en quelque état qu’elle fût, il falloit marcher, et suivre à point nommé, et se trouver arrivée et rangée avant que le Roi entrât chez elle. Elle fit bien des voyages à Marly, dans un état à ne pas faire marcher une servante; elle en fit un à Fontainebleau qu’on ne savoit pas véritablement si elle ne mourrait pas en chemin. En quelque état qu’elle fût, le Roi alloit chez elle à son heure ordinaire, et y faisoit ce qu’il avoit projeté; tout au plus elle étoit dans son lit. Plusieurs fois, y suant la fièvre à grosses gouttes, le Roi, qui, comme on l’a dit, aimoit l’air, et qui craignoit le chaud dans les chambres, s’étonnoit en arrivant de trouver tout fermé, et faisoit ouvrir les fenêtres, et n’en rabattoit rien, quoique il la vît dans cet état, et jusqu’à dix heures qu’il s’en alloit souper, et sans considération pour la fraîcheur de la nuit. S’il devoit y avoir musique, la fièvre, le mal de tête n’empêchoit rien, et cent bougies dans les yeux. Ainsi le Roi alloit toujours son train, sans lui demander jamais si elle n’en étoit point incommodée.
Les gens de Mme de Maintenon, car tout en est curieux, étoient en très petit nombre, peu répandus, modestes, respectueux, humbles, silencieux, et ne s’en firent jamais accroire. C’étoit l’air de la maison, et ils n’y seroient pas demeurés sans cela. Ils y faisoient avec le temps une fortune modérée, suivant leur état, et qui ne pouvoit donner d’envie ni occasion de parler; tous demeuroient dans une obscurité plus ou moins aisée. Ses femmes passoient leur vie enfermées chez elle. Non-seulement elle ne vouloit point qu’elles sortissent, mais elle les empêchoit de recevoir personne, et la fortune qu’elle leur faisoit étoit courte et rare. Le Roi les connoissoit toutes et tous; il étoit familier avec eux, et y causoit souvent, lorsqu’il passoit quelquefois chez elle avant qu’elle y fût rentrée.
Il n’y avoit d’un peu distingué que cette ancienne servante du temps qu’après la mort de Scarron elle étoit à la charité de Saint-Eustache, logée dans cette montée où cette servante faisoit sa chambre et son petit pot-au-feu dans la même chambre. Nanon de ce temps-là, et que Mme de Maintenon a toujours appelée ainsi, qui d’abord avoit été son unique domestique, et qui l’avoit constamment suivie et servie dans tous ses divers états, étoit devenue Mlle Balbien, dévote comme elle, et vieille. Elle étoit d’autant plus importante qu’elle avoit toute la confiance domestique de Mme de Maintenon, et l’œil sur ces demoiselles qu’on a vu ailleurs qui se succédoient de Saint-Cyr auprès d’elle, sur ses nièces, et sur Mme la duchesse de Bourgogne même, qui ne l’ignoroit pas, et qui habilement, sans la gâter, en avoit fait sa bonne amie. Elle se coiffoit et s’habilloit comme sa maîtresse; elle affectoit d’en tout imiter. A commencer par les enfants légitimes et les bâtards, à continuer par les princes du sang et par les ministres, il n’y avoit celui ni celle qui ne la ménageât, et qui ne fût en contrainte, et, le dirai-je, en respect devant elle. S’en servoit qui pouvoit pour de l’argent, quoique au fond elle se mêlât de fort peu de chose. Elle étoit très raisonnablement sotte; et n’étoit méchante que rarement, et encore par bêtise, quoique ce fût une personne toute composée, toute sur le merveilleux, et qui ne se montroit presque jamais. On en a pourtant vu un échantillon à propos de la place qu’eut la duchesse du Lude, que, quatre heures devant, le Roi avoit paru si éloigné de lui donner. Sa protection pour aller à Marly ne lui fut pas infructueuse. Elle avoit l’air doux, humble, empesé, important, et toutefois respectueux.
On l’a dit, Mme de Maintenon étoit particulière en public; hors de ses yeux, reine, quelquefois même sous ses yeux, comme à l’attaque de Compiègne dont il [a] été parlé ici en son temps, et aux promenades de Marly, quand par complaisance elle en faisoit quelqu’une où le Roi vouloit lui montrer quelque chose de nouvellement achevé. Je me trouve, je l’avoue, entre la crainte de quelques redites et celle de ne pas expliquer assez en détail des curiosités que nous regrettons dans toutes les Histoires, et dans presque tous les Mémoires des divers temps. On voudroit y voir les princes, avec leurs maîtresses et leurs ministres, dans leur vie journalière. Outre une curiosité si raisonnable, on en connoîtroit bien mieux les mœurs du temps et le génie des monarques, celui de leurs maîtresses et de leurs ministres, de leurs favoris, de ceux qui les ont le plus approchés, et les adresses qui ont été employées pour les gouverner ou pour arriver aux divers buts qu’on s’est proposés. Si ces choses doivent passer pour curieuses, et même pour instructives dans tous les règnes, à plus forte raison d’un règne aussi long et aussi rempli que l’a été celui de Louis XIV, et d’un personnage unique dans la monarchie depuis qu’elle est connue, qui a, trente-deux ans durant, revêtu ceux de confidente, de maîtresse, d’épouse, de ministre, et de toute-puissante, après avoir été si longuement néant, et comme on dit, avoir si longtemps et si publiquement rôti le balai. C’est ce qui m’enhardit sur l’inconvénient des redites. Tout bien considéré, j’estime qu’il vaut mieux hasarder qu’il m’en échappe quelqu’une que ne pas mettre sous les yeux un tout ensemble si intéressant. Revenons donc un moment sur nos pas.
Reine dans le particulier, Mme de Maintenon n’étoit jamais que dans un fauteuil, et dans le lieu le plus commode de sa chambre, devant le Roi, devant toute la famille royale, même devant la reine d’Angleterre. Elle se levoit tout au plus pour Monseigneur et pour Monsieur, parce qu’ils alloient rarement chez elle; M. le duc d’Orléans, ni aucun prince du sang, jamais que par audiences, et comme jamais; mais Monseigneur, Messeigneurs ses fils, Monsieur et M. le duc de Chartres[104], toujours en partant pour l’armée, et le soir même qu’ils en arrivoient, ou, s’il étoit trop tard, de bonne heure le lendemain. Pour aucun autre fils de France, leurs épouses, ou les bâtardes du Roi, elle ne se levoit point, ni pour personne, sinon un peu pour les personnes ordinaires avec qui elle n’avoit point de familiarité, et qui en obtenoient des audiences; car modeste et polie, elle l’a toujours affecté à ces égards-là.
Presque jamais elle n’appeloit Madame la Dauphine que “mignonne,” même en présence du Roi et des dames familières et des dames du palais, et cela jusqu’à sa mort, et quand elle parloit d’elle ou de Mme la duchesse de Berry, et devant les mêmes, jamais elle ne disoit que “la duchesse de Bourgogne” et “la duchesse de Berry,” ou “la Dauphine,” très rarement “Madame la Dauphine,” et de même "le duc de Bourgogne," “le duc de Berry,” "le Dauphin," presque jamais “Monsieur le Dauphin”: on peut juger des autres.
On a vu comment elle mandoit les princesses, légitimes et bâtardes, comme elle leur lavoit la tête, les transes avec quoi elles venoient à ses ordres, les pleurs avec lesquels elles s’en retournoient, et leurs inquiétudes tant que la disgrâce durait, et qu’il n’y avoit que Mme la duchesse de Bourgogne qui eût pris le dessus avec les grâces nonpareilles et ce soin attentif qu’on en a vu en parlant d’elle. Elle ne l’appeloit jamais que “ma tante.”
Ce qui étonnoit toujours, c’étoient les promenades qu’on vient de dire qu’elle faisoit avec le Roi par excès de complaisance dans les jardins de Marly. Il auroit été cent fois plus librement avec la Reine, et avec moins de galanterie. C’étoit un respect le plus marqué, quoique au milieu de la cour et en présence de tout ce qui s’y vouloit trouver des habitants de Marly. Le Roi s’y croyoit en particulier, parce qu’il étoit à Marly. Leurs voitures alloient joignant à côté l’une de l’autre, car presque jamais elle ne montoit en chariot: le Roi seul dans le sien, elle dans une chaise à porteurs. S’il y avoit à leur suite Madame la Dauphine ou Mme la duchesse de Berry, ou des filles du Roi, elles suivoient ou environnoient à pied, ou si elles montoient en chariot avec des dames, c’étoit pour suivre, et à distance, sans jamais doubler. Souvent le Roi marchoit à pied à côté de la chaise. A tous moments il ôtoit son chapeau et se baissoit pour parler à Mme de Maintenon, ou pour lui répondre si elle lui parloit, ce qu’elle faisoit bien moins souvent que lui, qui avoit toujours quelque chose à lui dire ou à lui faire remarquer. Comme elle craignoit l’air dans les temps même les plus beaux et les plus calmes, elle poussoit à chaque fois la glace de côté de trois doigts, et la refermoit incontinent. Posée à terre à considérer la fontaine nouvelle, c’étoit le même manège. Souvent alors la Dauphine se venoit percher sur un des bâtons de devant, et se mettoit de la conversation, mais la glace de devant demeurait toujours fermée. A la fin de la promenade, le Roi conduisoit Mme de Maintenon jusqu’auprès du château, prenoit congé d’elle, et continuoit sa promenade. C’étoit un spectacle auquel on ne pouvoit s’accoutumer. Ces bagatelles échappent presque toujours aux Mémoires; elles donnent cependant plus que tout l’idée juste de ce que l’on y recherche, qui est le caractère de ce qui a été, qui se présente ainsi naturellement par les faits.
La conduite des belles-petites-filles du Roi et de ses bâtardes, les ordres à y mettre et à y donner, les galanteries et la dévotion, ou la régularité des dames de la cour, les aventures diverses, le maintien des femmes des ministres, et celui des ministres mêmes, les espionnages de toutes les sortes dont la cour étoit pleine, les parties qui se faisoient de ces princesses avec les jeunes dames, ou celles de leur âge, et tout ce qui s’y passoit, les punitions qui alloient quelquefois à être en pénitence, et même chassée; les récompenses, qui étoient la distribution arrêtée tout à fait, ou plus ou moins fréquentes des distinctions, d’être des voyages de Marly, ou des amusements de la Dauphine, toutes ces choses entroient dans les occupations de Mme de Maintenon. Elle en amusoit le Roi, enclin à les prendre sérieusement; elles étoient utiles à entretenir la conversation, à servir ou à nuire, et à prendre de loin des tournants auprès du Roi sur bien des choses qu’elle y savoit habilement faire entrer de droite et de gauche.
On a déjà vu qu’elle répondoit à tout ce qui avoit recours à elle: qu’elle ne se mêloit de rien; et que ce qui l’approchoit de bien près n’avoit pas peu à essuyer de cette prodigieuse inconstance naturelle, qui, sans autre cause, changeoit si souvent ses goûts, ses inclinations, ses volontés. Les remèdes qu’on y cherchoit y étoient des poisons. L’unique parti à prendre étoit de glisser, de se tenir plus réservé, plus à l’écart, comme on se met à couvert de la pluie en se détournant un peu de son chemin. Quelquefois elle se rapprochoit et se rouvroit d’elle-même, comme d’elle-même elle s’étoit fermée et éloignée, sinon il n’y avoit point de ressource à espérer. Ces mutations, qui étoient également en gens et en choses, étoient accablantes pour les ministres, pour les personnes qui se trouvoient en quelque commerce d’affaires avec elle, et pour les femmes dont, en très petit nombre et très rare, elle s’étoit imaginée de vouloir régler la conduite. Ce qui lui plaisoit hier, pas plus loin que cela, étoit un démérite aujourd’hui; ce qu’elle avoit approuvé, même suggéré, elle le blâmoit ensuite, tellement qu’on ne savoit jamais si on étoit digne d’amour ou de haine. C’eût été se perdre de lui montrer en excuse cette variation, qui s’étendoit, sur ces personnes choisies, jusqu’à leur manière de s’habiller et de se coiffer, et personne de tout ce qui à divers titres l’a approchée de près n’a été exempt, plus ou moins, de ces hauts et bas insupportables. La domination et le gouvernement furent les seules choses sur lesquelles elle n’en eut jamais.
CHÂTEAU DE VERSAILLES—PART OF THE FIRST STORY
After Blondel
| C | Salons. | |
| F | Apartments of Mme de Maintenon. | |
| H | Great Hall of the Guard. | |
| I | Hall of the Queen’s Guard. | |
| J | The Queen’s apartments, later those of the Duchesse de Bourgogne. | |
| L | ||
| M | ||
| K | Vestibule. | |
| N | Salon de la Paix. | |
| O | Great Gallery. | |
| P | Salon de la Guerre. | |
| Q | Salon d’Apollon or du Trône. | |
| R | Chambre du lit, later Salle de Mercure. | |
| S | Ball-room, later Salle de Mars. | |
| T | Billiard-room, later Salle de Diane. | |
| U | Salle, later Salle de Vénus. | |
| V | Salon de l’Abondance. | |
| X | Cabinet of Medals. | |
| Z | Ambassadors’ staircase. | |
| Z1 | Small gallery. | |
| a | Queen’s staircase. | |
| b | Salle used as a passage. | |
| c | Hall of the King’s Guard. | |
| d | Antechamber. | |
| e | Great antechamber, later the Œil de Bœuf. | |
| f | Bedroom of Louis XIV. | |
| g | Cabinet du Roi. | |
| h | Cabinet des Perruques ou des Termes. | |
| i | Billiard-room. | |
| j | Cabinet des Agates. | |
| k | ||
| l | Oval Salon. | |
| 11 | Cour de service. | |
| 12 | Cour de la Reine. | |
| 13 | Cour de marbre. | |
| 14 | Cour des cerfs. | |
L’appartement de Mme de Maintenon étoit de plein pied et faisant face à la salle des gardes du Roi. L’antichambre étoit plutôt un passage, long en travers, étroit jusqu’à une autre antichambre toute pareille de forme, dans laquelle les seuls capitaines des gardes entroient, puis une grande chambre très profonde. Entre la porte par où on y entrait de cette seconde antichambre et la cheminée étoit le fauteuil du Roi, adossé à la muraille, une table devant lui, et un ployant autour pour le ministre qui travailloit. De l’autre côté de la cheminée, une niche de damas rouge et un fauteuil où se tenoit Mme de Maintenon, avec une petite table devant elle; plus loin, son lit dans un enfoncement; vis-à-vis les pieds du lit, une porte et cinq marches à monter; puis un fort grand cabinet, qui donnoit dans la première antichambre de l’appartement de jour de Mgr le duc de Bourgogne, que cette porte enfiloit, et qui est aujourd’hui l’appartement du cardinal Fleury. Cette première antichambre ayant à droite cet appartement, et à gauche ce grand cabinet de Mme de Maintenon, descendoit, comme encore aujourd’hui, par cinq marches dans le salon de marbre contigu au palier du grand degré du bout des deux galeries, haute et basse, dites de Mme la duchesse d’Orléans et des Princes. Tous les soirs, Mme la duchesse de Bourgogne jouoit dans le grand cabinet de Mme de Maintenon avec les dames à qui on avoit donné l’entrée, qui ne laissoit pas d’être assez étendue, et de là entroit tant et si souvent qu’elle vouloit dans la pièce joignante, qui étoit la chambre de Mme de Maintenon, où elle étoit avec le Roi, la cheminée entre eux deux. Monseigneur, après la comédie, montoit dans ce grand cabinet, où le Roi n’entroit point, et Mme de Maintenon presque jamais.
Avant le souper du Roi, les gens de Mme de Maintenon lui apportoient son potage avec son couvert, et quelque autre chose encore. Elle mangeoit, ses femmes et un valet de chambre la servoient, toujours le Roi présent, et presque toujours travaillant avec un ministre. Le souper achevé, qui étoit court, on emportoit la table; les femmes de Mme de Maintenon demeuroient, qui tout de suite la déshabilloient en un moment et la mettoient au lit. Lorsque le Roi étoit averti qu’il étoit servi, il alloit dire un mot à Mme de Maintenon, puis sonnoit une sonnette qui répondoit au grand cabinet. Alors Monseigneur, s’il y étoit, Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne, M. le duc de Berry, et les dames qui étoient à elle entroient à la file dans la chambre de Mme de Maintenon, ne faisoient presque que la traverser, précédoient le Roi, qui alloit se mettre à table, suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de ses dames. Celles qui n’étoient point à elle, ou s’en alloient, ou si elles étoient habillées pour aller au souper, car le privilège de ce cabinet étoit d’y faire sa cour à Mme la duchesse de Bourgogne sans l’être, elles faisoient le tour par la grand’salle des gardes, sans entrer dans la chambre de Mme de Maintenon. Nul homme, sans exception que de ces trois princes, n’entroit dans ce grand cabinet[105].
III
THE DAILY LIFE OF LOUIS XIV[106]
Après avoir exposé avec la vérité et la fidélité la plus exacte tout ce qui est venu à ma connoissance par moi-même, ou par ceux qui ont vu ou manié les choses et les affaires pendant les vingt-deux dernières années[107] de Louis XIV, et l’avoir montré tel qu’il a été, sans aucune passion, quoique je me sois permis les raisonnements résultant naturellement des choses, il ne me reste plus qu’à exposer l’écorce extérieure de la vie de ce monarque, depuis que j’ai continuellement habité à sa cour.
Quelque insipide et peut-être superflu qu’un détail, encore si public, puisse paroître après tout ce qu’on a vu d’intérieur, il s’y trouvera encore des leçons pour les rois qui voudront se faire respecter et qui voudront se respecter eux-mêmes. Ce qui m’y détermine encore, c’est que l’ennuyeux, je dirai plus, le dégoûtant pour un lecteur instruit de ce dehors public, par ceux qui auront pu encore en avoir été témoins, échappe bientôt à la connoissance de la postérité, et que l’expérience nous apprend que nous regrettons de ne trouver personne qui se soit donné une peine pour leur temps si ingrate, mais pour la postérité, curieuse, et qui ne laisse pas de caractériser les princes qui ont fait autant de bruit dans le monde que celui dont il s’agit ici. Quoique il soit difficile de ne pas tomber en quelques redites, je m’en défendrai autant qu’il me sera possible.
Je ne parlerai point de la manière de vivre du Roi quand il s’est trouvé dans ses armées; ses heures y étoient déterminées par ce qui se présentoit à faire, en tenant néanmoins régulièrement ses conseils; je dirai seulement qu’il n’y mangeoit soir et matin qu’avec des gens d’une qualité à pouvoir avoir cet honneur. Quand on y pouvoit prétendre, on le faisoit demander au Roi par le premier gentilhomme de la chambre en service. Il rendoit la réponse, et dès le lendemain, si elle étoit favorable, on se présentoit au Roi lorsqu’il alloit dîner, qui vous disoit: “Monsieur, mettez-vous à table.” Cela fait, c’étoit pour toujours, et on avoit après l’honneur d’y manger quand on vouloit, avec discrétion. Les grades militaires, même d’ancien lieutenant général, ne suffisoient pas. On a vu que M. de Vauban, lieutenant général si distingué depuis tant d’années, y mangea pour la première fois à la fin du siège de Namur, et qu’il fut comblé de cette distinction; comme aussi les colonels de qualité distinguée y étoient admis sans difficulté. Le Roi fit le même honneur à Namur à l’abbé de Grancey[108], qui s’exposoit partout à confesser les blessés et à encourager les troupes. C’est l’unique abbé qui ait eu cet honneur. Tout le clergé en fut toujours exclu, excepté les cardinaux et les évêques-pairs, ou les ecclésiastiques ayant rang de prince étranger. Le cardinal de Coislin[109], avant d’avoir la pourpre, étant évêque d’Orléans, premier aumônier et suivant le Roi en toutes ses campagnes, et l’archevêque de Reims, qui suivoit le Roi comme maître de sa chapelle, y voyoit manger le duc et le chevalier de Coislin, ses frères, sans y avoir jamais prétendu. Nul officier des gardes du corps n’y a mangé non plus, quelque préférence que le Roi eût pour ce corps, que le seul marquis d’Urfé[110] par une distinction unique, je ne sais qui la lui valut en ces temps reculés de moi; et du régiment des gardes, jamais que le seul colonel, ainsi que les capitaines des gardes du corps.
A ces repas tout le monde étoit couvert; c’eût été un manque de respect dont on vous auroit averti sur-le-champ de n’avoir pas son chapeau sur sa tête; Monseigneur même l’avoit: le Roi seul étoit découvert. On se découvroit quand le Roi vous parloit, ou pour parler à lui, et on se contentoit de mettre la main au chapeau pour ceux qui venoient faire leur cour le repas commencé, et qui étoient de qualité à avoir pu se mettre à table. On se découvroit aussi pour parler à Monseigneur et à Monsieur, ou quand ils vous parloient. S’il y avoit des princes du sang, on mettoit seulement la main au chapeau pour leur parler ou s’ils vous parloient. Voilà ce que j’ai vu au siège de Namur, et ce que j’ai su de toute la cour. Les places qui approchoient du Roi se laissoient aussi aux titres, et après aux grades; si on en avoit laissé qui ne s’en remplissent pas, on se rapprochoit. Quoique à l’armée, les maréchaux de France n’y avoient point de préférence sur les ducs, et ceux-ci, et les princes étrangers, ou qui en avoient rang, se plaçoient les uns avec les autres comme ils se rencontroient, sans affectation. Mais duc, prince ou maréchal de France, si le hasard faisoit qu’ils n’eussent pas encore mangé avec le Roi, il falloit s’adresser au premier gentilhomme de la chambre. On juge bien que cela ne faisoit pas de difficulté. Il n’y avoit là-dessus que les princes du sang exceptés. Le Roi seul avoit un fauteuil; Monseigneur même, et tout ce qui étoit à table, avoient des sièges à dos de maroquin noir, qui se pouvoient briser pour les voiturer, qu’on appeloit des perroquets. Ailleurs qu’à l’armée, le Roi n’a jamais mangé avec aucun homme, en quelque cas que ç’ait été, non pas même avec aucun prince du sang, qui n’y ont mangé qu’à des festins de leurs noces, quand le Roi les a voulu faire, comme on en a vu le oui et le non en leurs temps. Revenons maintenant à la cour.
A huit heures, le premier valet de chambre en quartier, qui avoit couché seul dans la chambre du Roi, et qui s’étoit habillé, l’éveilloit. Le premier médecin, le premier chirurgien, et sa nourrice tant qu’elle a vécu, entroient en même temps. Elle alloit le baiser, les autres le frottoient, et souvent lui changeoient de chemise, parce qu’il étoit sujet à suer. Au quart, on appeloit le grand chambellan, en son absence le premier gentilhomme de la chambre d’année, avec eux les grandes entrées. L’un de ces deux ouvroit le rideau qui étoit refermé, et présentoit l’eau bénite du bénitier du chevet du lit. Ces Messieurs étoient là un moment, et c’en étoit un de parler au Roi s’ils avoient quelque chose à lui dire ou à lui demander, et alors les autres s’éloignoient; quand aucun d’eux n’avoit à parler, comme d’ordinaire, ils n’étoient là que quelques moments. Celui qui avoit ouvert le rideau et présenté l’eau bénite présentoit le livre de l’office du Saint-Esprit, puis passoient tous dans le cabinet du Conseil. Cet office fort court dit, le Roi appeloit; ils rentroient. Le même lui donnoit sa robe de chambre, et ce pendant les secondes entrées ou brevets d’affaires entroient; peu de moments après, la chambre; aussitôt, ce qui étoit là de distingué, puis tout le monde, qui trouvoit le Roi se chaussant; car il se faisoit presque tout lui-même, avec adresse et grâce. On lui voyoit faire la barbe de deux jours l’un, et il avoit une petite perruque courte, sans jamais en aucun temps, même au lit, les jours de médecine, paroître autrement en public. Souvent il parloit de chasse, et quelquefois quelque mot à quelqu’un. Point de toilette à portée de lui; on lui tenoit seulement un miroir.
Dès qu’il étoit habillé, il alloit prier Dieu à la ruelle de son lit, où tout ce qu’il y avoit de clergé se mettoit à genoux, les cardinaux sans carreau; tous les laïques demeuroient debout, et le capitaine des gardes venoit au balustre pendant la prière, d’où le Roi passoit dans son cabinet.
Il y trouvoit ou y étoit suivi de tout ce qui avoit cette entrée, qui étoit fort étendue par les charges, qui l’avoient toutes. Il y donnoit l’ordre à chacun pour la journée; ainsi on savoit, à un demi-quart d’heure près, tout ce que le Roi devoit faire. Tout ce monde sortoit ensuite. Il ne demeuroit que les bâtards, MM. de Montchevreuil[111] et d’O[112], comme ayant été leurs gouverneurs, Mansart[113], et après lui d’Antin[114], qui tous entroient, non par la chambre mais par les derrières, et les valets intérieurs. C’étoit là leur bon temps aux uns et aux autres, et celui de raisonner sur les plans des jardins et des bâtiments, et cela duroit plus ou moins, selon que le Roi avoit affaire.
Toute la cour attendoit cependant dans la galerie, le capitaine des gardes seul dans la chambre, assis à la porte du cabinet, qu’on avertissoit quand le Roi vouloit aller à la messe, et qui alors entroit dans le cabinet. A Marly, la cour attendoit dans le salon; à Trianon, dans les pièces de devant, comme à Meudon; à Fontainebleau, on demeuroit dans la chambre et l’antichambre.
Cet entre-temps étoit celui des audiences, quand le Roi en accordoit, ou qu’il vouloit parler à quelqu’un, et des audiences secrètes des ministres étrangers, en présence de Torcy. Elles n’étoient appelées secrètes que pour les distinguer de celles qui se donnoient sans cérémonie à la ruelle du lit, au sortir de la prière, qu’on appeloit particulières, où celles de cérémonie se donnoient aussi aux ambassadeurs.
Le Roi alloit à la messe, où sa musique chantoit toujours un motet. Il n’alloit en bas qu’aux grandes fêtes, ou pour des cérémonies. Allant et revenant de la messe, chacun lui parloit qui vouloit, après l’avoir dit au capitaine des gardes si ce n’étoit gens distingués, et il y alloit, et rentroit par la porte des cabinets dans la galerie. Pendant la messe, les ministres étoient avertis, et s’assembloient dans la chambre du Roi, où les gens distingués pouvoient aller leur parler ou causer avec eux. Le Roi s’amusoit peu au retour de la messe, et demandoit presque aussitôt le conseil. Alors la matinée étoit finie.
Le dimanche il y avoit conseil d’État[115], et souvent les lundis; les mardis, conseil de finance; les mercredis, conseil d’État; les samedis, conseil de finances. Il étoit rare qu’il y en eût deux par jour, et qu’il s’en tînt les jeudis ni les vendredis. Une ou deux fois le mois, il y avoit un lundi matin conseil de dépêches; mais les ordres que les secrétaires d’État prenoient tous les matins, entre le lever et la messe, abrégeoient et diminuoient fort ces sortes d’affaires. Tous les ministres étoient assis en rang entre eux, après le chancelier et le duc de Beauvillier, et le maréchal de Villeroy, et qui succéda au duc de Beauvillier, excepté au conseil de dépêches, où tous étoient debout, tout du long, excepté les fils de France quand il y en avoit, le chancelier et le duc de Beauvillier. Rarement, pour des affaires extraordinaires évoquées, et vues dans un bureau de conseillers d’État, ces mêmes conseillers d’État venoient à un conseil donné exprès de finance ou de dépêche, mais où on ne parloit que de cette seule affaire. Alors tous étoient assis, et les conseillers d’État y coupoient les secrétaires d’État et le contrôleur général, suivant leur ancienneté de conseiller d’État entre eux, et un maître des requêtes rapportoit debout, lui et les conseillers d’État en robes. Le jeudi matin étoit presque toujours vuide. C’étoit le temps des audiences que le Roi vouloit donner, et le plus souvent des audiences inconnues, par les derrières; c’étoit aussi le grand jour des bâtards, des bâtiments, des valets intérieurs, parce que le Roi n’avoit rien à faire. Le vendredi après la messe étoit le temps du confesseur, qui n’étoit borné par rien, et qui pouvoit durer jusqu’au dîner. A Fontainebleau, ces matins-là qu’il n’y avoit point de conseil, le Roi passoit très ordinairement de la messe chez Mme de Maintenon; et de même à Trianon et à Marly, quand elle n’étoit pas allée dès le matin à Saint-Cyr. C’étoit le temps de leur tête-à-tête sans ministre et sans interruption, et à Fontainebleau jusqu’à dîner. Souvent, les jours qu’il n’y avoit pas de conseil, le dîner étoit avancé plus ou moins pour la chasse ou la promenade. L’heure ordinaire étoit une heure; si le Conseil duroit encore, le dîner attendoit, et on n’avertissoit point le Roi. Après le conseil de finance, Desmarets restoit souvent seul à travailler avec le Roi.
Le dîner étoit toujours au petit couvert, c’est-à-dire seul dans sa chambre, sur une table carrée vis-à-vis la fenêtre du milieu. Il étoit plus ou moins abondant; car il ordonnoit le matin petit couvert ou très petit couvert; mais ce dernier étoit toujours de beaucoup de plats et de trois services sans le fruit. La table entrée, les principaux courtisans entroient, puis tout ce qui étoit connu, et le premier gentilhomme de la chambre en année alloit avertir le Roi. Il le servoit si le grand chambellan n’y étoit pas.
Le marquis de Gesvres, depuis duc de Tresmes[116], prétendit que, le dîner commencé, M. de Bouillon arrivant ne lui pouvoit ôter le service, et fut condamné. J’ai vu M. de Bouillon arriver derrière le Roi au milieu du dîner, et M. de Beauvillier, qui servoit, lui vouloir donner le service, qu’il refusa poliment, et dit qu’il toussoit trop et étoit trop enrhumé. Ainsi il demeura derrière le fauteuil, et M. de Beauvillier continua le service, mais à son refus public. Le marquis de Gesvres avoit tort: le premier gentilhomme de la chambre n’a que le commandement dans la chambre, etc., et nul service; c’est le grand chambellan qui l’a tout entier, et nul commandement; ce n’est qu’en son absence que le premier gentilhomme de la chambre sert; mais si le premier gentilhomme de la chambre est absent, et qu’il n’y en ait aucun autre, ce n’est point le grand chambellan qui commande dans la chambre, c’est le premier valet de chambre.
J’ai vu, mais fort rarement, Monseigneur et Messeigneurs ses fils au petit couvert, debout, sans que jamais le Roi leur ait proposé un siège. J’y ai vu continuellement les princes du sang et les cardinaux tout du long. J’y ai vu assez souvent Monsieur, ou venant de Saint-Cloud voir le Roi, ou sortant du conseil de dépêches, le seul où il entroit. Il donnoit la serviette et demeuroit debout; un peu après, le Roi, voyant qu’il ne s’en alloit point, lui demandoit s’il ne vouloit point s’asseoir; il faisoit la révérence, et le Roi ordonnoit qu’on lui apportât un siège; on mettoit un tabouret derrière lui. Quelques moments après, le Roi lui disoit: “Mon frère, asseyez-vous donc.” Il faisoit la révérence, et s’asseoyoit jusqu’à la fin du dîner, qu’il présentoit la serviette. D’autrefois, quand il venoit de Saint-Cloud, le Roi en arrivant à table demandoit un couvert pour Monsieur, ou bien lui demandoit s’il ne vouloit pas dîner. S’il le refusoit, il s’en alloit un moment après sans qu’il fût question de siège; s’il l’acceptoit, le Roi demandoit un couvert pour lui. La table étoit carrée; il se mettoit à un bout, le dos au cabinet. Alors le grand chambellan, s’il servoit, ou le premier gentilhomme de la chambre, donnoit à boire et des assiettes à Monsieur, et prenoit de lui celles qu’il ôtoit, tout comme il faisoit au Roi; mais Monsieur recevoit tout ce service avec une politesse fort marquée. S’ils alloient à son lever, comme cela leur arrivoit quelquefois, ils ôtoient le service au premier gentilhomme de sa chambre, et le faisoient, dont Monsieur se montroit fort satisfait. Quand il étoit au dîner du Roi, il remplissoit et il égayoit fort la conversation. Là, quoique à table, il donnoit la serviette au Roi en s’y mettant et en sortant; et, en la rendant au grand chambellan, il y lavoit. Le Roi, d’ordinaire, parloit peu à son dîner, quoique par-ci par-là quelques mots, à moins qu’il n’y eût de ces seigneurs familiers avec qui il causoit un peu plus, ainsi qu’à son lever.
De grand couvert à dîner, cela étoit extrêmement rare: quelques grandes fêtes, ou à Fontainebleau quelquefois, quand la reine d’Angleterre y étoit. Aucune dame ne venoit au petit couvert; j’y ai seulement vu très rarement la maréchale de la Mothe[117], qui avoit conservé cela d’y avoir amené les enfants de France, dont elle avoit été gouvernante. Dès qu’elle y paroissoit, on lui apportoit un siège, et elle s’asseoyoit; car elle étoit duchesse à brevet.
Au sortir de table, le Roi rentroit tout de suite dans son cabinet. C’étoit là un des moments de lui parler, pour des gens distingués. Il s’arrêtoit à la porte un moment à écouter, puis il entroit, et très rarement l’y suivoit-on, jamais sans le lui demander, et c’est ce qu’on n’osoit guères. Alors il se mettoit avec celui qui le suivoit dans l’embrasure de la fenêtre la plus proche de la porte du cabinet, qui se fermoit aussitôt, et que l’homme qui parloit au Roi rouvroit lui-même pour sortir, en quittant le Roi. C’étoit encore le temps des bâtards et des valets intérieurs, quelquefois des bâtiments, qui attendoient dans les cabinets de derrière, excepté le premier médecin, qui étoit toujours au dîner, et qui suivoit dans les cabinets. C’étoit aussi le temps où Monseigneur se trouvoit quand il n’avoit pas vu le Roi le matin; il entroit et sortoit par la porte de la galerie.
Le Roi s’amusoit à donner à manger à ses chiens couchants, et avec eux plus ou moins, puis demandoit sa garde-robe, et changeoit devant le très peu de gens distingués qu’il plaisoit au premier gentilhomme de la chambre d’y laisser entrer, et tout de suite le Roi sortoit par derrière et par son petit degré dans la cour de Marbre pour monter en carrosse; depuis le bas de ce degré jusqu’à son carrosse, lui parloit qui vouloit, et de même en revenant.
Le Roi aimoit extrêmement l’air, et quand il en étoit privé, sa santé en souffroit par des maux de tête et par des vapeurs, que lui avoit causés un grand usage de parfums autrefois, tellement qu’il y avoit bien des années, que, excepté l’odeur de la fleur d’orange, il n’en pouvoit souffrir aucune, et qu’il falloit être fort en garde de n’en avoir point, pour peu qu’on eût à l’approcher.
Comme il étoit peu sensible au froid et au chaud, même à la pluie, il n’y avoit que des temps extrêmes qui l’empêchassent de sortir tous les jours. Ces sorties n’avoient que trois objets: courre le cerf, au moins une fois la semaine, et souvent plusieurs, à Marly et à Fontainebleau, avec ses meutes et quelques autres; tirer dans ses parcs, et homme en France ne tiroit si juste, si adroitement, ni de si bonne grâce, et il y alloit aussi une ou deux fois la semaine, surtout les dimanches et les fêtes qu’il ne vouloit point de grandes chasses, et qu’il n’avoit point d’ouvriers; les autres jours voir travailler et se promener dans ses jardins et ses bâtiments; quelquefois des promenades avec des dames, et la collation pour elles, dans la forêt de Marly et dans celle de Fontainebleau; et dans ce dernier lieu, des promenades avec toute la cour autour du canal, qui étoit un spectacle magnifique, où quelques courtisans se trouvoient à cheval. Aucuns ne le suivoient en ses autres promenades que ceux qui étoient en charges principales qui approchoient le plus de sa personne, excepté lorsque, assez rarement, il se promenoit dans ses jardins de Versailles, où lui seul étoit couvert, ou dans ceux de Trianon, lorsqu’il y couchoit et qu’il y étoit pour quelques jours, non quand il y alloit de Versailles s’y promener et revenir après. A Marly de même; mais s’il y demeuroit, tout ce qui étoit du voyage avoit toute liberté de l’y suivre dans les jardins, l’y joindre, l’y laisser, en un mot, comme ils vouloient.
Ce lieu avoit encore un privilège qui n’étoit pour nul autre; c’est qu’en sortant du château, le Roi disoit tout haut: Le chapeau, Messieurs; et aussitôt courtisans, officiers des gardes du corps, gens des bâtiments se couvroient tous, en avant, en arrière, à côté de lui, et il auroit trouvé mauvais si quelqu’un eût non-seulement manqué, mais différé à mettre son chapeau, et cela duroit toute la promenade, c’est-à-dire quelquefois quatre et cinq heures en été, ou en d’autres saisons, quand il mangeoit de bonne heure à Versailles pour s’aller promener à Marly, et n’y point coucher.
La chasse du cerf étoit plus étendue. Y alloit à Fontainebleau qui vouloit; ailleurs, il n’y avoit que ceux qui en avoient obtenu la permission une fois pour toutes, et ceux qui en avoient obtenu le justaucorps, qui étoit uniforme, bleu, avec des galons, un d’argent entre deux d’or, doublé de rouge. Il y en avoit un assez grand nombre, mais jamais qu’une partie à la fois, que le hasard rassembloit. Le Roi aimoit à y avoir une certaine quantité, mais le trop l’importunoit, et troubloit la chasse. Il se plaisoit qu’on l’aimât, mais il ne vouloit pas qu’on y allât sans l’aimer; il trouvoit cela ridicule, et ne savoit aucun mauvais gré à ceux qui n’y alloient jamais.
Il en étoit de même du jeu, qu’il vouloit gros et continuel dans le salon de Marly pour le lansquenet, et force tables d’autres jeux par tout le salon. Il s’amusoit volontiers à Fontainebleau, les jours de mauvais temps, à voir jouer les grands joueurs à la paume, où il avoit excellé autrefois[118], et à Marly très souvent, à voir jouer au mail[119], où il avoit aussi été fort adroit.
Quelquefois, les jours qu’il n’y avoit point de conseil, qui n’étoient pas maigres, et qu’il étoit à Versailles, il alloit dîner à Marly ou à Trianon avec Mme la duchesse de Bourgogne, Mme de Maintenon et des dames, et cela devint beaucoup plus ordinaire ces jours-là les trois dernières années de sa vie. Au sortir de table, en été, le ministre qui devoit travailler avec lui arrivoit, et quand le travail étoit fini, il passoit jusqu’au soir à se promener avec les dames, à jouer avec elles, et assez souvent à leur faire tirer une loterie toute de billets noirs, sans y rien mettre; c’étoit ainsi une galanterie de présents qu’il leur faisoit, au hasard, de choses à leur usage, comme d’étoffes et d’argenterie, ou de joyaux ou beaux ou jolis, pour donner plus au hasard. Mme de Maintenon tiroit comme les autres, et donnoit presque toujours sur-le-champ ce qu’elle avoit gagné. Le Roi ne tiroit point, et souvent il y avoit plusieurs billets sous le même lot. Outre ces jours-là, il y avoit assez souvent de ces loteries quand le Roi dînoit chez Mme de Maintenon. Il s’avisa fort tard de ces dîners, qui furent longtemps rares, et qui sur la fin vinrent à une fois la semaine avec les dames familières, avec musique et jeu. A ces loteries, il n’y avoit que des dames du palais et des dames familières, et plus de dames du palais depuis la mort de Madame la Dauphine; mais il y en avoit trois, Mmes de Levis[120], Dangeau[121] et d’O[122], qui étoient familières. L’été, le Roi travailloit chez lui, au sortir de table, avec les ministres, et lorsque les jours s’accourcissoient, il y travailloit le soir chez Mme de Maintenon.
A son retour de dehors, lui parloit qui vouloit, depuis son carrosse jusqu’au bas de son petit degré. Il se rhabilloit comme il avoit changé d’habit, et restoit dans son cabinet. C’étoit le meilleur temps des bâtards, des valets intérieurs et des bâtiments. Ces intervalles-là, qui arrivoient trois fois par jour, étoient leurs temps, celui des rapporteurs de vive voix ou par écrit, celui où le Roi écrivoit, s’il avoit à écrire lui-même. Au retour de ses promenades, il étoit une heure et plus dans ses cabinets, puis passoit chez Mme de Maintenon, et en chemin lui parloit encore qui vouloit.
A dix heures il étoit servi. Le maître d’hôtel en quartier, ayant son bâton, alloit avertir le capitaine des gardes en quartier dans l’antichambre de Mme de Maintenon, où, averti lui-même par un garde de l’heure, il venoit d’arriver. Il n’y avoit que les capitaines des gardes qui entrassent dans cette antichambre, qui étoit fort petite, entre la chambre où étoient le Roi et Mme de Maintenon, et une autre très petite antichambre pour les officiers, et le dessus public du degré, où le gros étoit. Le capitaine des gardes se montrait à l’entrée de la chambre, disant au Roi qu’il étoit servi, revenoit dans l’instant dans l’antichambre. Un quart d’heure après, le Roi venoit souper, toujours au grand couvert, et depuis l’antichambre de Mme de Maintenon jusqu’à sa table, lui parloit encore qui vouloit.
A son souper, toujours au grand couvert, avec la maison royale, c’est-à-dire uniquement les fils et filles de France et les petits-fils et petites-filles de France, étoient toujours grand nombre de courtisans, et de dames tant assises que debout, et la surveille des voyages de Marly toutes celles qui vouloient y aller; cela s’appeloit se présenter pour Marly. Les hommes demandoient le même jour le matin, en disant au Roi seulement: “Sire, Marly.” Les dernières années le Roi s’en importuna: un garçon bleu écrivoit dans la galerie les noms de ceux qui demandoient, et qui y alloient se faire écrire. Pour les dames, elles continuèrent toujours à se présenter.
Après souper, le Roi se tenoit quelques moments debout, le dos au balustre du pied de son lit, environné de toute la cour; puis, avec des révérences aux dames, passoit dans son cabinet, où en arrivant il donnoit l’ordre. Il y passoit un peu moins d’une heure avec ses enfants légitimes et bâtards, ses petits-enfants légitimes et bâtards, et leurs maris ou leurs femmes, tous dans un cabinet, le Roi dans un fauteuil, Monsieur dans un autre, qui dans le particulier vivoit avec le Roi en frère, Monseigneur debout ainsi que tous les autres princes, et les princesses sur des tabourets. Madame y fut admise après la mort de Madame la Dauphine. Ceux qui entroient par les derrières s’y trouvoient, et qu’on a nommés, et les valets intérieurs avec Chamarande, qui avoit été premier valet de chambre en survivance de son père, et qui étoit devenu depuis premier maître d’hôtel de Madame la Dauphine de Bavière, et lieutenant général distingué, fort à la mode dans le monde, et avec fort peu d’esprit un fort galant homme, et bien reçu partout.
Les dames d’honneur des princesses, et les dames du palais de jour, attendoient dans le cabinet du Conseil, qui précédoit celui où étoit le Roi à Versailles, et ailleurs. A Fontainebleau, où il n’y avoit qu’un grand cabinet, les dames des princesses qui étoient assises achevoient le cercle avec les princesses, au même niveau et sur mêmes tabourets; les autres dames étoient derrière, en liberté de demeurer debout, ou de s’asseoir par terre sans carreau, comme plusieurs faisoient. La conversation n’étoit guère que de chasse ou de quelque autre chose aussi indifférente.
Le Roi, voulant se retirer, alloit donner à manger à ses chiens, puis donnoit le bonsoir, passoit dans sa chambre à la ruelle de son lit, où il faisoit sa prière comme le matin, puis se déshabilloit. Il donnoit le bonsoir d’une inclination de tête, et tandis qu’on sortoit, il se tenoit debout au coin de la cheminée, où il donnoit l’ordre au colonel des gardes seul; puis commençoit le petit coucher, où restoient les grandes et secondes entrées ou brevets d’affaires. Cela étoit court. Ils ne sortoient que lorsqu’il se mettoit au lit. Ce moment en étoit un de lui parler pour ces privilégiés; alors tous sortoient quand ils en voyoient un attaquer le Roi, qui demeuroit seul avec lui.
Lorsque le Roi mourut, il y avoit dix ou douze ans que ce qui n’avoit point ces entrées ne demeuroit plus au coucher, depuis une longue attaque de goutte que le Roi avoit eue, en sorte qu’il n’y avoit plus de grand coucher, et que la cour étoit finie au sortir du souper. Alors le colonel des gardes prenoit l’ordre avec tous les autres, et les aumôniers de quartier, et le grand et le premier aumônier sortoient après la prière.
Les jours de médecine, qui revenoient tous les mois au plus loin, il la prenoit dans son lit, puis entendoit la messe, où il n’y avoit que les aumôniers et les entrées. Monseigneur et la maison royale venoient le voir un moment; puis M. du Maine, M. le comte de Toulouse, lequel y demeuroit peu, et Mme de Maintenon venoient l’entretenir. Il n’y avoit qu’eux et les valets intérieurs dans le cabinet, la porte ouverte. Mme de Maintenon s’asseyoit dans le fauteuil au chevet du lit. Monsieur s’y mettoit quelquefois, mais avant que Mme de Maintenon fût venue, et d’ordinaire après qu’elle étoit sortie; Monseigneur toujours debout, et les autres de la maison royale un moment. M. du Maine, qui y passoit toute la matinée, et qui étoit fort boiteux, se mettoit auprès du lit sur un tabouret, quand il n’y avoit personne que Mme de Maintenon et son frère. C’étoit où il tenoit le dé à les amuser tous deux, et où souvent il en faisoit de bonnes. Le Roi dînoit dans son lit, sur les trois heures, où tout le monde entroit, puis se levoit, et il n’y demeuroit que les entrées. Il passoit après dans son cabinet, où il tenoit conseil, et après il alloit à l’ordinaire chez Mme de Maintenon, et soupoit à dix heures au grand couvert.
Le Roi n’a de sa vie manqué la messe qu’une fois à l’armée, un jour de grande marche, ni aucun jour maigre, à moins de vraie et très rare incommodité. Quelques jours avant le carême, il tenoit un discours public à son lever, par lequel il témoignoit qu’il trouverait fort mauvais qu’on donnât à manger gras à personne, sous quelque prétexte que ce fût, et ordonnoit au grand prévôt d’y tenir la main, et de lui en rendre compte. Il ne vouloit pas non plus que ceux qui mangeoient gras mangeassent ensemble, ni autre chose que bouilli et rôti fort court, et personne n’osoit outre-passer ses défenses; car on s’en serait bientôt ressenti. Elles s’étendoient à Paris, où le lieutenant de police y veilloit et lui en rendoit compte. Il y avoit douze ou quinze ans qu’il ne faisoit plus de carême; d’abord quatre jours maigres, puis trois, et les quatre derniers de la semaine sainte. Alors son très petit couvert étoit fort retranché les jours qu’il faisoit gras; et le soir au grand couvert tout étoit collation[123], et le dimanche tout étoit en poisson; cinq ou six plats gras tout au plus, tant pour lui que pour ceux qui à sa table mangeoient gras. Le vendredi saint, grand couvert matin et soir, en légumes, sans aucun poisson, ni à pas une de ses tables.
Il manquoit peu de sermons l’avent et le carême, et aucune des dévotions de la semaine sainte, des grandes fêtes, ni les deux processions du Saint Sacrement, ni celles des jours de l’ordre du Saint-Esprit, ni celle de l’Assomption. Il étoit très respectueusement à l’église. A sa messe tout le monde étoit obligé de se mettre à genoux au Sanctus, et d’y demeurer jusqu’après la communion du prêtre; et s’il entendoit le moindre bruit ou voyoit causer pendant la messe, il le trouvoit fort mauvais. Il manquoit rarement le salut les dimanches, s’y trouvoit souvent les jeudis, et toujours pendant toute l’octave du Saint Sacrement. Il communioit toujours en collier de l’Ordre, rabat et manteau, cinq fois l’année, le samedi saint à la paroisse, les autres jours à la chapelle, qui étoient la veille de la Pentecôte, le jour de l’Assomption, et la grand messe après, la veille de la Toussaint et la veille de Noël, et une messe basse après celle où il avoit communié, et ces jours-là point de musique à ses messes, et à chaque fois il touchoit les malades. Il alloit à vêpres les jours de communion, et après vêpres il travailloit dans son cabinet, avec son confesseur, à la distribution des bénéfices qui vaquoient; il n’y avoit rien de plus rare que de lui voir donner aucun bénéfice en d’autres temps; il alloit le lendemain à la grand messe et à vêpres. A matines et à trois messes de minuit en musique, et c’étoit un spectacle admirable que la chapelle; le lendemain à la grand messe, à vêpres, au salut. Le jeudi saint, il servoit les pauvres à dîner, et après la collation, il ne faisoit qu’entrer dans son cabinet, et passoit à la tribune adorer le Saint Sacrement, et se venoit coucher tout de suite. A la messe, il disoit son chapelet (il n’en savoit pas davantage), et toujours à genoux, excepté à l’évangile. Aux grandes messes, il ne s’asseyoit dans son fauteuil qu’aux temps où on a coutume de s’asseoir. Aux jubilés, il faisoit presque toujours ses stations à pied; et tous les jours de jeûne, et ceux du carême où il mangeoit maigre, il faisoit seulement collation.
Il étoit toujours vêtu de couleur plus ou moins brune avec une légère broderie, jamais sur les tailles, quelquefois rien qu’un bouton d’or, quelquefois du velours noir. Toujours une veste de drap ou de satin rouge, ou bleue, ou verte, fort brodée. Jamais de bague, et jamais de pierreries qu’à ses boucles de souliers, de jarretières, et de chapeau toujours bordé de point d’Espagne avec un plumet blanc. Toujours le cordon bleu dessous, excepté des noces ou autres fêtes pareilles qu’il le portoit par dessus, fort long avec pour huit ou dix millions de pierreries. Il étoit le seul de la maison royale et des princes du sang qui portât l’Ordre dessous, en quoi fort peu de chevaliers de l’Ordre l’imitoient, et aujourd’hui presque aucun ne le porte dessus, les bons par honte de leurs confrères, et ceux-là embarrassés de le porter.
Jusqu’à la promotion de 1661 inclusivement, les chevaliers de l’Ordre en portoient tous le grand habit à toutes les trois cérémonies de l’Ordre, y alloient à l’offrande, et y communiant. Le Roi retrancha lors le grand habit, l’offrande et la communion. Henri III l’avoit prescrite à cause des huguenots et de la Ligue. La vérité est qu’une communion générale, publique, en pompe, prescrite à jour nommé trois fois l’an à des courtisans, devient une terrible et bien dangereuse pratique, qu’il a été très bon d’ôter; mais pour l’offrande, qui étoit majestueuse, où il n’y a plus que le Roi qui y aille, et le grand habit de l’Ordre réduit aux jours de réception, et le plus souvent encore seulement pour ceux qui sont reçus, cela ôte toute la beauté de la cérémonie. A l’égard du repas en réfectoire avec le Roi, on a dit ailleurs ce qui l’a fait supprimer.
Il ne se passoit guère quinze jours que le Roi n’allât à Saint-Germain, même après la mort du roi Jacques II. La cour de Saint-Germain venoit aussi à Versailles, mais plus souvent à Marly, et souvent y souper, et nulle fête de cérémonie ou de divertissement qu’elle n’y fût invitée, qu’elle n’y vînt et dont elle ne reçût tous les honneurs. Ils étoient réciproquement convenus de se recevoir et se conduire dans le milieu de leur appartement. A Marly, le Roi les recevoit et les conduisoit à la porte du petit salon du côté de la Perspective, et les y voyoit descendre et monter dans leur chaise à porteurs; à Fontainebleau, tous les voyages, au haut de l’escalier à fer à cheval, depuis que le Roi leur eut accordé de ne les aller plus recevoir et conduire au bout de la forêt. Rien n’étoit pareil aux soins, aux égards, à la politesse du Roi pour eux, ni à l’air de majesté et de galanterie avec lequel cela se passoit à chaque fois; on en a parlé ailleurs plus au long. A Marly, ils demeuroient en arrivant un quart d’heure dans le salon, debout au milieu de toute la cour, puis passoient chez le Roi ou chez Mme de Maintenon. Le Roi n’entroit jamais dans le salon que pour le traverser, pour des bals, ou pour y voir jouer un moment le jeune roi d’Angleterre ou l’électeur de Bavière. Les jours de naissance ou de la fête du Roi et de sa famille, si observés dans les cours de l’Europe, ont toujours été inconnus dans celle du Roi, en sorte que jamais il n’y en a été fait la moindre mention en rien, ni différence aucune de tous les autres jours de l’année.
Louis XIV ne fut regretté que de ses valets intérieurs, de peu d’autres gens, et des chefs de l’affaire de la Constitution. Son successeur n’en étoit pas en âge. Madame n’avoit pour lui que de la crainte et de la bienséance. Mme la duchesse de Berry ne l’aimoit pas, et comptoit aller régner. M. le duc d’Orléans n’étoit pas payé pour le pleurer, et ceux qui l’étoient n’en firent pas leur charge. Mme de Maintenon étoit excédée du Roi depuis la perte de la Dauphine; elle ne savoit qu’en faire ni à quoi l’amuser; sa contrainte en étoit triplée, parce qu’il étoit beaucoup plus chez elle, ou en parties avec elle. Sa santé, ses affaires, les manèges qui avoient fait tout faire, ou pour parler plus exactement, qui avoient tout arraché pour le duc du Maine, avoient fait essuyer continuellement d’étranges humeurs, et souvent des sorties, à Mme de Maintenon. Elle étoit venue à bout de ce qu’elle avoit voulu; ainsi, quoi qu’elle perdît en perdant le Roi, elle se sentit délivrée, et ne fut capable que de ce sentiment. L’ennui et le vide dans la suite rappelèrent les regrets; mais comme elle n’influa plus rien de sa retraite, il n’est pas temps de parler d’elle, ni des occupations qu’elle s’y fit.
On a vu jusqu’à quelle joie, à quelle barbare indécence le prochain point de vue de la toute puissance jeta le duc du Maine. La tranquillité glacée de son frère ne s’en haussa ni baissa. Madame la Duchesse, affranchie de tous ses liens, n’avoit plus besoin de l’appui du Roi, elle n’en sentoit que la crainte et la contrainte, elle ne pouvoit souffrir Mme de Maintenon; elle ne pouvoit douter de la partialité du Roi pour le duc du Maine dans leur procès de la succession de Monsieur le Prince; on lui reprochoit depuis toute sa vie qu’elle n’avoit point de cœur, mais seulement un gisier[124]; elle se trouva donc fort à son aise et en liberté, et n’en fit pas grandes façons.
Mme la duchesse d’Orléans me surprit. Je m’étois attendu à de la douleur; je n’aperçus que quelques larmes qui, sur tous sujets, lui couloient très aisément des yeux, et qui furent bientôt taries. Son lit, qu’elle aimoit fort, suppléa à tout pendant quelques jours, avec la façon de l’obscurité qu’elle ne haïssoit pas; mais bientôt les rideaux des fenêtres se rouvrirent, et il n’y parut plus qu’en rappelant de fois à autre quelque bienséance. Pour les princes du sang, c’étoient des enfants.
La duchesse de Ventadour[125] et le maréchal de Villeroy donnèrent un peu la comédie; pas un autre n’en prit même la peine. Mais quelques vieux et plats courtisans, comme Dangeau[126], Cavoye[127], et un très petit nombre d’autres, qui se voyoient hors de toute mesure, quoique tombés d’une fort commune situation, regrettèrent de n’avoir plus à se cuider parmi les sots, les ignorants, les étrangers, dans les raisonnements et l’amusement journalier d’une cour qui s’éteignoit avec le Roi.
Tout ce qui la composoit étoit de deux sortes: les uns, en espérance de figurer, de se mêler, de s’introduire, étoient ravis de voir finir un règne sous lequel il n’y avoit rien pour eux à attendre; les autres, fatigués d’un joug pesant, toujours accablant, et des ministres bien plus que du Roi, étoient charmés de se trouver au large; tous, en général, d’être délivrés d’une gêne continuelle, et amoureux des nouveautés.
Paris, las d’une dépendance qui avoit tout assujetti, respira dans l’espoir de quelque liberté, et dans la joie de voir finir l’autorité de tant de gens qui en abusoient. Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie, et les parlements et toute espèce de judicature, anéantie par les édits et par les évocations, se flatta, les premiers de figurer, les autres de se trouver affranchis. Le peuple, ruiné, accablé, désespéré, rendit grâces à Dieu, avec un éclat scandaleux, d’une délivrance dont ses plus ardents desirs ne doutoient plus.
Les étrangers, ravis d’être enfin, après un si long cours d’années, défaits d’un monarque qui leur avoit si longuement imposé la loi, et qui leur avoit échappé par une espèce de miracle au moment qu’ils comptoient le plus sûrement de l’avoir enfin subjugué, se continrent avec plus de bienséance que les François. Les merveilles des trois quarts premiers de ce règne de plus de soixante-dix ans, et la personnelle magnanimité de ce roi jusqu’alors si heureux, et si abandonné après de la fortune pendant le dernier quart de son règne, les avoit justement éblouis. Ils se firent un honneur de lui rendre après sa mort ce qu’ils lui avoient constamment refusé pendant sa vie. Nulle cour étrangère n’exulta; tous se piquèrent de louer et d’honorer sa mémoire.
L’Empereur en prit le deuil comme d’un père; et quoique il y eût quatre ou cinq mois depuis la mort du Roi jusqu’au carnaval, toute espèce de divertissement fut défendu à Vienne, et observé exactement. Le monstrueux fut que, sur la fin du carnaval, il y eut un bal unique, avec une espèce de fête, que le comte du Luc, ambassadeur de France, n’eut pas honte de donner aux dames, qui le séduisirent par l’ennui d’un carnaval si triste. Cette complaisance ne le fit pas estimer à Vienne ni ailleurs; en France on se contenta de l’ignorer. Pour nos ministres et les intendants des provinces, les financiers, et ce qu’on peut appeler la canaille, ceux-là sentirent toute l’étendue de leur perte. Nous allons voir si le royaume eut tort ou raison des sentiments qu’il montra, et s’il trouva bientôt après qu’il eût gagné ou perdu.
IV
MADAME AND MME DE MAINTENON[128]
Le samedi 11 juin, la cour retourna à Versailles, où en arrivant le Roi alla voir Madame, M. et Mme de Chartres, chacun dans leur appartement; elle, fort en peine de la situation où elle se trouvoit avec le Roi, dans une occasion où il y alloit du tout pour elle, et avoit engagé la duchesse de Ventadour de voir Mme de Maintenon. Elle le fit: Mme de Maintenon ne s’expliqua qu’en général, et dit seulement qu’elle iroit chez Madame au sortir de son dîner, et voulut que Mme de Ventadour[129] se trouvât chez Madame et fût en tiers pendant sa visite. C’étoit le dimanche[130], le lendemain du retour de Marly. Après les premiers compliments, ce qui étoit là sortit, excepté Mme de Ventadour. Alors Madame fit asseoir Mme de Maintenon, et il falloit pour cela qu’elle en sentît tout le besoin. Elle entra en matière sur l’indifférence avec laquelle le Roi l’avoit traitée pendant toute sa maladie, et Mme de Maintenon la laissa dire tout ce qu’elle voulut, puis lui répondit que le Roi lui avoit ordonné de lui dire que leur perte commune effaçoit tout dans son cœur, pourvu que dans la suite il eût lieu d’être plus content d’elle qu’il n’avoit eu depuis quelque temps, non-seulement sur ce qui regardoit ce qui s’étoit passé à l’égard de M. le duc de Chartres, mais sur d’autres choses encore plus intéressantes, dont il n’avoit pas voulu parler, et qui étoient la vraie cause de l’indifférence qu’il avoit voulu lui témoigner pendant qu’elle avoit été malade. A ce mot, Madame, qui se croyoit bien assurée, se récrie, proteste qu’excepté le fait de son fils elle n’a jamais rien dit ni fait qui pût déplaire, et enfile des plaintes et des justifications. Comme elle y insistoit le plus, Mme de Maintenon tire une lettre de sa poche et la lui montre, en lui demandant si elle en connoissoit l’écriture. C’étoit une lettre de sa main à sa tante la duchesse d’Hanovre[131], à qui elle écrivoit tous les ordinaires, où, après des nouvelles de cour, elle lui disoit en propres termes qu’on ne savoit plus que dire du commerce du Roi et de Mme de Maintenon, si c’étoit mariage ou concubinage, et de là tomboit sur les affaires du dehors et sur celles du dedans, et s’étendoit sur la misère du royaume, qu’elle disoit ne s’en pouvoir relever. La poste l’avoit ouverte, comme elle les ouvroit et les ouvre encore presque toutes, et l’avoit trouvée trop forte pour se contenter, à l’ordinaire, d’en donner un extrait, et l’avoit envoyée au Roi en original. On peut penser si, à cet aspect et à cette lecture, Madame pensa mourir sur l’heure. La voilà à pleurer, et Mme de Maintenon à lui représenter modestement l’énormité de toutes les parties de cette lettre, et en pays étranger; enfin Mme de Ventadour à verbiager, pour laisser à Madame le temps de respirer et de se remettre assez pour dire quelque chose. Sa meilleure excuse fut l’aveu de ce qu’elle ne pouvoit nier, des pardons, des repentirs, des prières, des promesses.
Quand tout cela fut épuisé, Mme de Maintenon la supplia de trouver bon qu’après s’être acquittée de la commission que le Roi lui avoit donnée, elle pût aussi lui dire un mot d’elle-même, et lui faire ses plaintes de ce qu’après l’honneur qu’elle lui avoit fait autrefois de vouloir bien desirer son amitié et de lui jurer la sienne, elle avoit entièrement changé depuis plusieurs années. Madame crut avoir beau champ: elle répondit qu’elle étoit d’autant plus aise de cet éclaircissement, que c’étoit à elle à se plaindre du changement de Mme de Maintenon, qui tout d’un coup l’avoit laissée et abandonnée, et forcée de l’abandonner à la fin aussi, après avoir longtemps essayé de la faire vivre avec elle comme elles avoient vécu auparavant. A cette seconde reprise, Mme de Maintenon se donna le plaisir de la laisser enfiler comme à l’autre les plaintes, et de plus les regrets et les reproches: après quoi elle avoua à Madame qu’il étoit vrai que c’étoit elle qui la première s’étoit retirée d’elle, et qui n’avoit osé s’en rapprocher, que ses raisons étoient telles qu’elle n’avoit pu moins que d’avoir cette conduite; et par ce propos fit redoubler les plaintes de Madame, et son empressement de savoir quelles pouvoient être ses raisons. Alors Mme de Maintenon lui dit que c’étoit un secret qui jusqu’alors n’étoit jamais sorti de sa bouche, quoique elle en fût en liberté depuis dix ans qu’étoit morte celle qui le lui avoit confié sur sa parole de n’en parler à personne; et de là raconte à Madame mille choses plus offensantes les unes que les autres qu’elle avoit dites d’elle à Madame la Dauphine, lorsqu’elle étoit mal avec cette dernière, qui dans leur raccommodement le lui avoit redit de mot à mot. A ce second coup de foudre, Madame demeura comme une statue. Il y eut quelques moments de silence. Mme de Ventadour fit son même personnage, pour laisser reprendre les esprits à Madame, qui ne sut faire que comme l’autre fois, c’est-à-dire qu’elle pleura, cria, et pour fin demanda pardon, avoua; puis repentirs et supplications. Mme de Maintenon triompha froidement d’elle assez longtemps, la laissant s’engouer de parler, de pleurer et lui prendre les mains. C’étoit une terrible humiliation pour une si rogue et fière Allemande. A la fin, Mme de Maintenon se laissa toucher, comme elle l’avoit bien résolu, après avoir pris toute sa vengeance. Elles s’embrassèrent, elles se promirent oubli parfait et amitié nouvelle; Mme de Ventadour se mit à en pleurer de joie, et le sceau de la réconciliation fut la promesse de celle du Roi, et qu’il ne lui dirait pas un mot des deux matières qu’elles venoient de traiter: ce qui, plus que tout, soulagea Madame. Tout se sait enfin dans les cours, et, si je me suis peut-être un peu étendu sur ces anecdotes, c’est que je les ai sues d’original et qu’elles m’ont paru très curieuses[132].
V
THE REVIEW AT COMPIÈGNE[133]
Il n’étoit question que de Compiègne[134], où soixante mille hommes venoient former un camp. Il en fut en ce genre comme du mariage de Mgr le duc de Bourgogne au sien; le Roi témoigna qu’il comptoit que les troupes seroient belles et que chacun s’y piqueroit d’émulation; c’en fut assez pour exciter une telle émulation, qu’on eut, après tout, lieu de s’en repentir. Non-seulement il n’y eut rien de si parfaitement beau que toutes les troupes, et toutes à tel point qu’on ne sut à quels corps en donner le prix; mais leurs commandants ajoutèrent à la beauté majestueuse et guerrière des hommes, des armes, des chevaux, les parures et la magnificence de la cour, et les officiers s’épuisèrent encore par des uniformes qui auroient pu orner des fêtes.
Les colonels, et jusqu’à beaucoup de simples capitaines, eurent des tables abondantes et délicates; six lieutenants généraux et quatorze maréchaux de camp employés s’y distinguèrent par une grande dépense; mais le maréchal de Boufflers étonna par sa dépense et par l’ordre surprenant d’une abondance et d’une recherche de goût, de magnificence et de politesse qui, dans l’ordinaire de la durée de tout le camp et à toutes les heures de la nuit et du jour, put apprendre au Roi même ce que c’étoit que donner une fête vraiment magnifique et superbe, et à Monsieur le Prince, dont l’art et le goût y surpassoit tout le monde, ce que c’étoit que l’élégance, le nouveau et l’exquis. Jamais spectacle si éclatant, si éblouissant, il le faut dire, si effrayant, et en même temps rien de si tranquille que lui et toute sa maison dans ce traitement universel, de si sourd que tous les préparatifs, de si coulant de source que le prodige de l’exécution, de si simple, de si modeste, de si dégagé de tout soin que ce général, qui néanmoins avoit tout ordonné et ordonnoit sans cesse, tandis qu’il ne paroissoit occupé que des soins du commandement de cette armée. Les tables sans nombre, et toujours neuves, et à tous les moments servies à mesure qu’il se présentoit ou officiers, ou courtisans, ou spectateurs. Jusqu’aux bayeurs les plus inconnus, tout étoit retenu, invité, et comme forcé par l’attention, la civilité et la promptitude du nombre infini de ses officiers; et pareillement toutes sortes de liqueurs chaudes et froides, et tout ce qui peut être le plus vastement et le plus splendidement compris dans le genre des rafraîchissements, les vins françois, étrangers, ceux de liqueur les plus rares, y étoient comme abandonnés à profusion; et les mesures étoient si bien prises que l’abondance de gibier et de venaison arrivoit de tous côtés, et que les mers de Normandie, de Hollande, d’Angleterre, de Bretagne, et jusqu’à la Méditerranée, fournissoient tout ce qu’elles avoient de plus monstrueux et de plus exquis, à jours et point nommés, avec un ordre inimitable, et un nombre de courriers et de petites voitures de poste prodigieux. Enfin jusqu’à l’eau, qui fut soupçonnée de se troubler ou de s’épuiser par le grand nombre de bouches, arrivoit de Sainte-Reine, de la Seine et des sources les plus estimées. Et il n’est possible d’imaginer rien en aucun genre qui ne fût là sous la main, et pour le dernier survenant de paille[135] comme pour l’homme le plus principal et le plus attendu: des maisons de bois meublées comme les maisons de Paris les plus superbes, et tout en neuf et fait exprès, avec un goût et une galanterie singulière, et des tentes immenses, magnifiques, et dont le nombre pouvoit seul former un camp; les cuisines, les divers lieux, et les divers officiers pour cette suite sans interruption de tables et pour tous leurs différents services, les sommelleries, les offices, tout cela formoit un spectacle dont l’ordre, le silence, l’exactitude, la diligence et la parfaite propreté ravissoit de surprise et d’admiration.
Ce voyage fut le premier où les dames traitèrent d’ancienne délicatesse ce qu’on n’eût osé leur proposer: il y en eut tant qui s’empressèrent à être du voyage, que le Roi lâcha la main et permit à celles qui voudroient de venir à Compiègne; mais ce n’étoit pas où elles tendoient: elles vouloient toutes être nommées, et la nécessité, non la liberté, du voyage, et c’est ce qui leur fit sauter le bâton[136] de s’entasser dans les carrosses des princesses. Jusqu’alors, tous les voyages que le Roi avoit faits, il avoit nommé des dames pour suivre la Reine ou Madame la Dauphine dans les carrosses de ces premières princesses; ce qu’on appela les princesses, qui étoient les bâtardes du Roi, avoient leurs amies et leur compagnie pour elles, qu’elles faisoient agréer au Roi, et qui alloient dans leurs carrosses à chacune, mais qui le trouvoient bon et qui marchoient sur ce pied-là. En ce voyage-ci, tout fut bon pourvu qu’on allât. Il n’y en eut aucune dans le carrosse du Roi que la duchesse du Lude[137] avec les princesses. Monsieur et Madame demeurèrent à Saint-Cloud et à Paris.
La cour en hommes fut extrêmement nombreuse, et tellement que pour la première fois à Compiègne, les ducs furent couplés. J’échus avec le duc de Rohan[138] dans une belle et grande maison du sieur Chambaudon, où nous fûmes, nous et nos gens, fort à notre aise. J’allai avec M. de la Trémoïlle[139] et le duc d’Albret[140], qui me reprochèrent un peu que j’en avois fait une honnêteté à M. de Bouillon, qui en fut fort touché; mais je crus la devoir à ce qu’il étoit, et plus encore à l’amitié intime qui étoit entre lui et M. le maréchal de Lorges, et qui, en outre, étoient cousins germains.
Les ambassadeurs furent conviés d’aller à Compiègne. Le vieux Ferreiro, qui l’étoit de Savoie, leur mit dans la tête de prétendre le pour: il assura qu’il l’avoit eu autrefois à sa première ambassade en France; celui de Portugal allégua que Monsieur, le menant à Montargis, le lui avoit fait donner par ses maréchaux des logis, ce qui, disoit-il, ne s’étoit fait que sur l’exemple de ceux du Roi, et le nonce maintint que le nonce Cavallerini l’avoit eu avant d’être cardinal. Pomponne, Torcy, les introducteurs des ambassadeurs, Cavoye[141], protestèrent tous que cela ne pouvoit être, que jamais ambassadeur ne l’avoit prétendu, et il n’y en avoit pas un mot sur les registres; mais on a vu quelle foi les registres peuvent porter. Le fait étoit que les ambassadeurs sentirent l’envie que le Roi avoit de leur étaler la magnificence de ce camp, et qu’ils crurent en pouvoir profiter pour obtenir une chose nouvelle. Le Roi tint ferme; les allées et venues se poussèrent jusque dans les commencements du voyage, et ils finirent par n’y point aller. Le Roi en fut si piqué, que lui, si modéré et si silencieux, je lui entendis dire à son souper, à Compiègne, que s’il faisoit bien il les réduiroit à ne venir à la cour que par audiences comme il se pratiquoit partout ailleurs.
Le pour est une distinction dont j’ignore l’origine, mais qui en effet n’est qu’une sottise; elle consiste à écrire en craie sur les logis: “Pour Monsieur un tel,” ou simplement écrire: “Monsieur un tel.” Les maréchaux des logis, qui marquent ainsi tous les logements dans les voyages, mettent ce pour aux princes du sang, aux cardinaux et aux princes étrangers. M. de la Trémoïlle l’a aussi obtenu, et la duchesse de Bracciano, depuis princesse des Ursins[142]. Ce qui me fait appeler cette distinction une sottise, c’est qu’elle n’emporte ni primauté ni préférence de logement: les cardinaux, les princes étrangers et les ducs sont logés également entre eux, sans distinction quelconque, qui est toute renfermée dans ce mot pour, et n’opère d’ailleurs quoi que ce soit. Ainsi ducs, princes étrangers, cardinaux sont logés sans autre différence entre eux après les charges du service nécessaire, après eux les maréchaux de France, ensuite les charges considérables, et puis le reste des courtisans. Cela est de même dans les places; mais quand le Roi est à l’armée, son quartier est partagé, et la cour est d’un côté et le militaire de l’autre, sans avoir rien de commun; et s’il se trouve à la suite du Roi des maréchaux de France sans commandement dans l’armée, ils ne laissent pas d’être logés du côté militaire et d’y avoir les premiers logements.
Le jeudi 28 août, la cour partit pour Compiègne; le Roi passa à Saint-Cloud, coucha à Chantilly, y demeura un jour, et arriva le samedi à Compiègne. Le quartier général étoit au village de Condun, où le maréchal de Boufflers[143] avoit des maisons outre ses tentes. Le Roi y mena Mgr le duc de Bourgogne et Mme la duchesse de Bourgogne, etc., qui y firent une collation magnifique, et qui y virent les ordonnances dont j’ai parlé ci-dessus avec tant de surprise, qu’au retour à Compiègne, le Roi dit à Livry[144], qui par son ordre avoit préparé des tables au camp pour Mgr le duc de Bourgogne, qu’il ne falloit point que ce prince en tînt; que quoi qu’il pût faire, ce ne serait rien en comparaison de ce qu’il venoit de voir, et que quand son petit-fils iroit à l’avenir au camp, il dîneroit chez le maréchal de Boufflers. Le Roi s’amusa fort à voir et à faire voir les troupes aux dames, leur arrivée, leur campement, leurs distributions, en un mot tous les détails d’un camp, des détachements, des marches, des fourrages, des exercices, de petits combats, des convois. Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses, Monseigneur, firent souvent collation chez le maréchal, où la maréchale de Boufflers leur faisoit les honneurs. Monseigneur y dîna quelquefois, et le Roi y mena dîner le roi d’Angleterre, qui vint passer trois ou quatre jours au camp. Il y avoit longues années que le Roi n’avoit fait cet honneur à personne, et la singularité de traiter deux rois ensemble fut grande. Monseigneur et les trois princes ses enfants y dînèrent aussi, et dix ou douze hommes des principaux de la cour et de l’armée. Le Roi pressa fort le maréchal de se mettre à table; il ne voulut jamais: il servit le Roi et le roi d’Angleterre, et le duc de Gramont[145], son beau-père, servit Monseigneur. Ils avoient vu, en y allant, les troupes à pied, à la tête de leurs camps; et en revenant, ils virent faire l’exercice à toute l’infanterie, les deux lignes face à face l’une de l’autre. La veille, le Roi avoit mené le roi d’Angleterre à la revue de l’armée. Mme la duchesse de Bourgogne la vit dans son carrosse; elle y avoit Madame la Duchesse[146], Mme la princesse de Conti[147] et toutes les dames titrées; deux autres de ses carrosses la suivirent, remplis de toutes les autres dames.
Il arriva sur cette revue une plaisante aventure au comte de Tessé[148]. Il étoit colonel général des dragons. M. de Lauzun lui demanda deux jours auparavant, avec cet air de bonté, de douceur et de simplicité qu’il prenoit presque toujours, s’il avoit songé à ce qu’il lui falloit pour saluer le Roi à la tête des dragons; et là-dessus entrèrent en récit du cheval, de l’habit et de l’équipage. Après les louanges: "Mais le chapeau, lui dit bonnement Lauzun, je ne vous en entends point parler!—Mais non, répondit l’autre; je compte d’avoir un bonnet.—Un bonnet! reprit Lauzun, mais y pensez-vous? un bonnet! cela est bon pour tous les autres, mais le colonel général avoir un bonnet! Monsieur le comte, vous n’y pensez pas.—Comment donc? lui dit Tessé, qu’aurois-je donc?" Lauzun le fit danser, et se fit prier longtemps, en lui faisant accroire qu’il savoit mieux qu’il ne disoit. Enfin, vaincu par ses prières, il lui dit qu’il ne lui vouloit pas laisser commettre une si lourde faute; que cette charge ayant été créée pour lui, il en savoit bien toutes les distinctions, dont une des principales étoit, lorsque le Roi voyoit les dragons, d’avoir un chapeau gris. Tessé surpris avoue son ignorance, et dans l’effroi de la sottise où il seroit tombé sans cet avis si à propos, se répand en actions de grâces, et s’en va vite chez lui dépêcher un de ses gens à Paris pour lui rapporter un chapeau gris. Le duc de Lauzun avoit bien pris garde à tirer adroitement Tessé à part pour lui donner cette instruction, et qu’elle ne fût entendue de personne; il se doutoit bien que Tessé, dans la honte de son ignorance, ne s’en vanteroit à personne, et lui aussi se garda bien d’en parler.
Le matin de la revue, j’allai au lever du Roi, et contre sa coutume, j’y vis M. de Lauzun y demeurer, qui, avec ses grandes entrées, s’en alloit toujours quand les courtisans entroient. J’y vis aussi Tessé avec un chapeau gris, une plume noire et une grosse cocarde, qui piaffoit et se pavanoit de son chapeau. Cela, qui me parut extraordinaire, et la couleur du chapeau, que le Roi avoit en aversion et dont personne ne portoit plus depuis bien des années, me frappa et me le fit regarder, car il étoit presque vis-à-vis de moi, et M. de Lauzun assez près de lui, un peu en arrière. Le Roi, après s’être chaussé, et parlé à quelques-uns, avise enfin ce chapeau. Dans la surprise où il en fut, il demanda à Tessé où il [l’]avoit pris. L’autre, s’applaudissant, répondit qu’il lui étoit arrivé de Paris. "Et pourquoi faire? dit le Roi.—Sire, répondit l’autre, c’est que Votre Majesté nous fait l’honneur de nous voir aujourd’hui.—Eh bien! reprit le Roi, de plus en plus surpris; que fait cela pour un chapeau gris?—Sire, dit Tessé, que cette réponse commençoit à embarrasser, c’est que le privilège du colonel général est d’avoir ce jour-là un chapeau gris.—Un chapeau gris! reprit le Roi, où diable avez-vous pris cela?—M. de Lauzun, Sire, pour qui vous avez créé la charge, qui me l’a dit": et à l’instant, le bon duc à pouffer de rire et s’éclipser. "Lauzun s’est moqué de vous, répondit le Roi un peu vivement: croyez-moi, envoyez tout à l’heure ce chapeau-là au général des Prémontrés[149]." Jamais je ne vis homme plus confondu que Tessé: il demeura les yeux baissés, et regardant ce chapeau avec une tristesse et une honte qui rendit la scène parfaite. Aucun des spectateurs ne se contraignit de rire, ni des plus familiers avec le Roi d’en dire son mot. Enfin Tessé reprit assez ses sens pour s’en aller; mais toute la cour lui en dit sa pensée, et lui demanda s’il ne connoissoit point encore M. de Lauzun, qui en rioit sous cape quand on lui en parloit. Avec tout cela, Tessé n’osa s’en fâcher, et la chose, quoique un peu forte, demeura en plaisanterie, dont Tessé fut longtemps tourmenté et bien honteux.
Presque tous les jours, les enfants de France dînoient chez le maréchal de Boufflers, quelquefois Mme la duchesse de Bourgogne, les princesses et les dames, mais très souvent des collations. La beauté et la profusion de la vaisselle pour fournir à tout, et toute marquée aux armes du maréchal, fut immense et incroyable; ce qui ne le fut pas moins, l’exactitude des heures et des moments de tout service partout: rien d’attendu, rien de languissant, pas plus pour les bayeurs du peuple, et jusqu’à des laquais, que pour les premiers seigneurs, à toutes heures et à tous venants. A quatre lieues autour de Compiègne, les villages et les fermes étoient remplis de monde, et François et étrangers, à ne pouvoir plus contenir personne; et cependant tout se passa sans désordre. Ce qu’il y avoit de gentilshommes et de valets de chambre chez le maréchal étoit un monde, tous plus polis et plus attentifs les uns que les autres à leurs fonctions de retenir tout ce qui paroissoit, et les faire servir depuis cinq heures du matin jusqu’à dix et onze heures du soir, sans cesse et à mesure, et à faire les honneurs, et une livrée prodigieuse avec grand nombre de pages. J’y reviens malgré moi, parce que quiconque l’a vu ne le peut oublier ni cesser d’en être dans l’admiration et l’étonnement, et de l’abondance, et de la somptuosité, et de l’ordre, qui ne se démentit jamais d’un seul moment ni d’un seul point.
Le Roi voulut montrer des images de tout ce qui se fait à la guerre; on fit donc le siège de Compiègne dans les formes, mais fort abrégées: lignes, tranchées, batteries, sapes, etc. Crenan défendoit la place. Un ancien rempart tournoit du côté de la campagne autour du château; il étoit de plain-pied à l’appartement du Roi, et par conséquent élevé, et dominoit toute la campagne. Il y avoit au pied une vieille muraille et un moulin à vent, un peu au delà de l’appartement du Roi, sur le rempart, qui n’avoit ni banquette ni mur d’appui. Le samedi 13 septembre fut destiné à l’assaut: le Roi, suivi de toutes les dames, et par le plus beau temps du monde, alla sur ce rempart; force courtisans, et tout ce qu’il y avoit d’étrangers considérables. De là, on découvroit toute la plaine et la disposition de toutes les troupes. J’étois dans le demi-cercle, fort près du Roi, à trois pas au plus, et personne devant moi. C’étoit le plus beau coup d’œil qu’on pût imaginer que toute cette armée, et ce nombre prodigieux de curieux de toutes conditions, à cheval et à pied, à distance des troupes pour ne les point embarrasser, et ce jeu des attaquants et des défendants à découvert, parce que, n’y ayant rien de sérieux que la montre et qu’il n’y avoit de précaution à prendre pour les uns et les autres que la justesse des mouvements[150]. Mais un spectacle d’une autre sorte, et que je peindrois dans quarante ans comme aujourd’hui, tant il me frappa, fut celui que, du haut de ce rempart, le Roi donna à toute son armée et à cette innombrable foule d’assistants de tous états, tant dans la plaine que dessus le rempart même.
Mme de Maintenon y étoit en face de la plaine et des troupes, dans sa chaise à porteurs, entre ses trois glaces, et ses porteurs retirés. Sur le bâton de devant, à gauche, étoit assise Mme la duchesse de Bourgogne; du même côté, en arrière et en demi-cercle, debout, Madame la Duchesse, Mme la princesse de Conti et toutes les dames, et derrière elles des hommes; à la glace droite de la chaise, le Roi debout, et, un peu en arrière, un demi-cercle de ce qu’il y avoit en hommes de plus distingué. Le Roi étoit presque toujours découvert, et à tous moments se baissoit dans la glace pour parler à Mme de Maintenon, pour lui expliquer tout ce qu’elle voyoit et les raisons de chaque chose. A chaque fois, elle avoit l’honnêteté d’ouvrir sa glace de quatre ou cinq doigts, jamais de la moitié, car j’y pris garde, et j’avoue que je fus plus attentif à ce spectacle qu’à celui des troupes. Quelquefois elle ouvrait pour quelque question au Roi; mais presque toujours c’étoit lui qui, sans attendre qu’elle lui parlât, se baissoit tout à fait pour l’instruire, et quelquefois qu’elle n’y prenoit pas garde, il frappoit contre la glace pour la faire ouvrir. Jamais il ne parla qu’à elle, hors pour donner des ordres en peu de mots et rarement, et quelques réponses à Mme la duchesse de Bourgogne, qui tâchoit de se faire parler, et à qui Mme de Maintenon montrait et parloit par signes de temps en temps, sans ouvrir la glace de devant, à travers laquelle la jeune princesse lui crioit quelque mot. J’examinois fort les contenances: toutes marquoient une surprise honteuse, timide, dérobée, et tout ce qui étoit derrière la chaise et les demi-cercles avoient plus les yeux sur elle que sur l’armée, et tout dans un respect de crainte et d’embarras. Le Roi mit souvent son chapeau sur le haut de la chaise, pour parler dedans, et cet exercice si continuel lui devoit fort lasser les reins. Monseigneur étoit à cheval dans la plaine, avec les princes ses cadets, et Mgr le duc de Bourgogne, comme à tous les autres mouvements de l’armée, avec le maréchal de Boufflers, en fonction de général. C’étoit sur les cinq heures de l’après-dînée, par le plus beau temps du monde et le plus à souhait.
Il y avoit, vis-à-vis la chaise à porteurs, un sentier taillé en marches roides, qu’on ne voyoit point d’en haut, et une ouverture au bout, qu’on avoit faite dans cette vieille muraille pour pouvoir aller prendre les ordres du Roi d’en bas, s’il en étoit besoin. Le cas arriva: Crenan envoya Canillac[151], colonel de Rouergue, qui étoit un des régiments qui défendoient, pour prendre l’ordre du Roi sur je ne sais quoi. Canillac se met à monter, et dépasse jusqu’un peu plus que les épaules: je le vois d’ici aussi distinctement qu’alors. A mesure que la tête dépassoit, il avisoit cette chaise, le Roi et toute cette assistance, qu’il n’avoit point vue ni imaginée, parce que son poste étoit en bas, au pied du rempart, d’où on ne pouvoit découvrir ce qui étoit dessus. Ce spectacle le frappa d’un tel étonnement qu’il demeura court à regarder, la bouche ouverte, les yeux fixes, et le visage sur lequel le plus grand étonnement étoit peint. Il n’y eut personne qui ne le remarquât, et le Roi le vit si bien qu’il lui dit avec émotion: “Eh bien! Canillac, montez donc.” Canillac demeuroit; le Roi reprit: “Montez donc; qu’est[-ce] qu’il y a?” Il acheva donc de monter, et vint au Roi à pas lents, tremblants, et passant les yeux à droite et à gauche, avec un air éperdu. Je l’ai déjà dit: j’étois à trois pas du Roi; Canillac passa devant moi, et balbutia fort bas quelque chose. “Comment dites-vous? dit le Roi; mais parlez donc.” Jamais il ne put se remettre. Il tira de soi ce qu’il put. Le Roi, qui n’y comprit pas grand’chose, vit bien qu’il n’en tireroit rien de mieux, répondit aussi ce qu’il put, et ajouta d’un air chagrin: “Allez, Monsieur.” Canillac ne se le fit pas dire deux fois, et regagna son escalier, et disparut. A peine étoit-il dedans, que le Roi, regardant autour de lui: “Je ne sais pas ce qu’a Canillac, dit-il, mais il a perdu la tramontane, et n’a plus su ce qu’il me vouloit dire.” Personne ne répondit.
Vers le moment de la capitulation, Mme de Maintenon apparemment demanda permission de s’en aller; le Roi le cria: “Les porteurs de Madame!” Ils vinrent et l’emportèrent. Moins d’un quart d’heure après, le Roi se retira, suivi de Mme la duchesse de Bourgogne et de presque tout ce qui étoit là. Plusieurs se parlèrent des yeux et du coude en se retirant, et puis à l’oreille bien bas: on ne pouvoit revenir de ce qu’on venoit de voir. Ce fut le même effet parmi tout ce qui étoit dans la plaine: jusqu’aux soldats demandoient ce que c’étoit que cette chaise à porteurs et le Roi à tous moments baissé dedans; il fallut doucement faire taire les officiers et les questions des troupes. On peut juger de ce qu’en dirent les étrangers, et de l’effet que fit sur eux un tel spectacle. Il fit du bruit par toute l’Europe, et y fut aussi répandu que le camp même de Compiègne avec toute sa pompe et sa prodigieuse splendeur. Du reste, Mme de Maintenon se produisit fort peu au camp, et toujours dans son carrosse avec trois ou quatre familières, et alla voir une fois ou deux le maréchal de Boufflers et les merveilles du prodige de sa magnificence.
Le dernier grand acte de cette scène fut l’image d’une bataille entre la première et la seconde ligne entières, l’une contre l’autre. M. Rosen[152], le premier des lieutenants généraux du camp, la commanda ce jour-là contre le maréchal de Boufflers, auprès duquel étoit Mgr le duc de Bourgogne comme le général. Le Roi, Mme la duchesse de Bourgogne, les princes, les dames, toute la cour et un monde de curieux assistèrent à ce spectacle, le Roi et tous les hommes à cheval, les dames en carrosse. L’exécution en fut parfaite en toutes ses parties et dura longtemps. Mais quand ce fut à la seconde ligne à ployer et à faire retraite, Rosen ne s’y pouvoit résoudre, et c’est ce qui allongea fort l’action. M. de Boufflers lui manda plusieurs fois, de la part de Mgr le duc de Bourgogne, qu’il étoit temps. Rosen entroit en colère, et n’obéissoit point. Le Roi en rit fort, qui avoit tout réglé, et qui voyoit aller et venir les aides de camp et la longueur de tout ce manège, et dit: “Rosen n’aime point à faire le personnage de battu.” A la fin il lui manda lui-même de finir et de se retirer. Rosen obéit, mais fort mal volontiers, et brusqua un peu le porteur d’ordre. Ce fut la conversation du retour et de tout le soir.
Enfin, après des attaques de retranchements, et toutes sortes d’images de ce qui se fait à la guerre, et des revues infinies, le Roi partit de Compiègne le lundi 22 septembre, et s’en alla avec sa même carrossée à Chantilly, y demeura le mardi, et arriva le mercredi à Versailles, avec autant de joie de toutes les dames qu’elles avoient eu d’empressement à être du voyage: elles ne mangèrent point avec le Roi à Compiègne, et y virent Mme la duchesse de Bourgogne aussi peu qu’à Versailles; il falloit aller au camp tous les jours, et la fatigue leur parut plus grande que le plaisir, et encore plus que la distinction qu’elles s’en étoient proposée. Le Roi, extrêmement content de la beauté des troupes, qui toutes avoient habillé, et avec tous les ornements que leurs chefs avoient pu imaginer, fit donner en partant six cents francs de gratification à chaque capitaine de cavalerie et de dragons, et trois cents francs à chaque capitaine d’infanterie; il en fit donner autant aux majors de tous les régiments, et distribua quelques grâces dans sa maison. Il fit au maréchal de Boufflers un présent de cent mille francs. Tout cela ensemble coûta beaucoup; mais, pour chacun, ce fut une goutte d’eau. Il n’y eut point de régiment qui n’en fût ruiné pour bien des années, corps et officiers, et, pour le maréchal de Boufflers, je laisse à penser ce que ce fut que cent mille francs à la magnificence, incroyable à qui l’a vue, dont il épouvanta toute l’Europe par les relations des étrangers qui en furent témoins, et qui, tous les jours, n’en pouvoient croire leurs yeux.
VI
THE DEATH OF MONSEIGNEUR[153]
Ce prince, allant, comme je l’ai dit, à Meudon[154] le lendemain des fêtes de Pâques, rencontra à Chaville un prêtre qui portoit Notre-Seigneur à un malade, et mit pied à terre pour l’adorer à genoux avec Mme la duchesse de Bourgogne. Il demanda à quel malade on le portoit: il apprit que ce malade avoit la petite vérole. Il y en avoit partout quantité. Il ne l’avoit eue que légère, volante, et enfant; il la craignoit fort. Il en fut frappé, et dit le soir à Boudin, son premier médecin, qu’il ne seroit pas surpris s’il l’avoit. La journée s’étoit cependant passée tout à fait à l’ordinaire.
Il se leva le lendemain jeudi 9, pour aller courre le loup; mais en s’habillant il lui prit une foiblesse qui le fit tomber dans sa chaise. Boudin le fit remettre au lit. Toute la journée fut effrayante par l’état du pouls. Le Roi, qui en fut foiblement averti par Fagon[155], crut que ce n’étoit rien, et s’alla promener à Marly après son dîner, où il eut plusieurs fois des nouvelles de Meudon. Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne y dînèrent, et ne voulurent pas quitter Monseigneur d’un moment. La princesse ajouta aux devoirs de belle-fille toutes les grâces qui étoient en elle, et présenta tout de sa main à Monseigneur. Le cœur ne pouvoit pas être troublé de ce que l’esprit lui faisoit envisager comme possible; mais les soins et l’empressement n’en furent pas moins marqués, sans air d’affectation ni de comédie. Mgr le duc de Bourgogne, tout simple, tout saint, tout plein de ses devoirs, les remplit outre mesure; et quoique il y eût déjà un grand soupçon de petite vérole, et que ce prince ne l’eût jamais eue, ils ne voulurent pas s’éloigner un moment de Monseigneur, et ne le quittèrent que pour le souper du Roi.
A leur récit, le Roi envoya le lendemain matin, vendredi 10, des ordres si précis à Meudon qu’il apprit à son réveil le grand péril où on trouvoit Monseigneur. Il avoit dit la veille, en revenant de Marly, qu’il iroit le lendemain matin à Meudon, pour y demeurer pendant toute la maladie de Monseigneur, de quelque nature qu’elle pût être; et en effet il s’y en alla au sortir de la messe. En partant, il défendit à ses enfants d’y aller; il le défendit en général à quiconque n’avoit pas eu la petite vérole, avec une réflexion de bonté, et permit à tous ceux qui l’avoient eue de lui faire leur cour à Meudon, ou de n’y aller pas, suivant le degré de leur peur ou de leur convenance.
Du Mont[156] renvoya plusieurs de ceux qui étoient de ce voyage de Meudon, pour y loger la suite du Roi, qu’il borna à son service le plus étroit, et à ses ministres, excepté le Chancelier, qui n’y coucha pas, pour y travailler avec eux. Madame la Duchesse[157] et Mme la princesse de Conti[158], chacune uniquement avec sa dame d’honneur, Mlle de Lislebonne, Mme d’Espinoy et Mlle de Melun[159], comme si particulièrement attachées à Monseigneur, et Mlle de Bouillon, parce qu’elle ne quittoit point son père, qui suivit comme grand chambellan[160], y avoient devancé le Roi, et furent les seules dames qui y demeurèrent, et qui mangèrent les soirs avec le Roi, qui dîna seul comme à Marly. Je ne parle point de Mlle Choin[161], qui y dîna dès le mercredi, ni de Mme de Maintenon, qui vint trouver le Roi après dîner avec Mme la duchesse de Bourgogne. Le Roi ne voulut point qu’elle approchât de l’appartement de Monseigneur, et la renvoya assez promptement. C’est où en étoient les choses lorsque Mme de Saint-Simon m’envoya le courrier, les médecins souhaitant la petite vérole, dont on étoit persuadé, quoique elle ne fût pas encore déclarée.
Je continuerai à parler de moi avec la même vérité dont [je] traite les autres et les choses, avec toute l’exactitude qui m’est possible. A la situation où j’étois à l’égard de Monseigneur et de son intime cour, on sentira aisément quelle impression je reçus de cette nouvelle[162]: je compris, par ce qui m’étoit mandé de l’état de Monseigneur, que la chose en bien ou en mal seroit promptement décidée; je me trouvois fort à mon aise à la Ferté[163]: je résolus d’y attendre des nouvelles de la journée; je renvoyai un courrier à Mme de Saint-Simon, et je lui en demandai un pour le lendemain. Je passai la journée dans un mouvement vague et de flux et de reflux qui gagne et qui perd du terrain, tenant l’homme et le chrétien en garde contre l’homme et le courtisan, avec cette foule de choses et d’objets qui se présentoient à moi dans une conjoncture si critique, qui me faisoit entrevoir une délivrance inespérée, subite, sous les plus agréables apparences pour les suites.
Le courrier que j’attendois impatiemment arriva le lendemain, dimanche de Quasimodo[164], de bonne heure dans l’après-dînée. J’appris par lui que la petite vérole étoit déclarée, et alloit aussi bien qu’on le pouvoit souhaiter, et je le crus d’autant mieux que j’appris que la veille, qui étoit celle du dimanche de Quasimodo, Mme de Maintenon, qui à Meudon ne sortoit point de sa chambre, et qui y avoit Mme de Dangeau[165] pour toute compagnie, avec qui elle mangeoit, étoit allée dès le matin à Versailles, y avoit dîné chez Mme de Caylus[166], où elle avoit vu Mme la duchesse de Bourgogne, et n’étoit pas retournée de fort bonne heure à Meudon.
Je crus Monseigneur sauvé, et voulus demeurer chez moi; néanmoins je crus conseil, comme j’ai fait toute ma vie, et m’en suis toujours bien trouvé: je donnai ordre à regret pour mon départ le lendemain, qui étoit celui de la Quasimodo, 13 avril, et je partis en effet de bon matin. Arrivant à la Queue, à quatorze lieues de la Ferté et à six de Versailles, un financier qui s’appeloit la Fontaine, et que je connoissois fort pour l’avoir vu toute ma vie à la Ferté, chargé de Senonches et des autres biens de feu Monsieur le Prince de ce voisinage, aborda ma chaise comme je relayois; il venoit de Paris et de Versailles, où il avoit vu des gens de Madame la Duchesse: il me dit Monseigneur le mieux du monde, et avec des détails qui le faisoient compter hors de danger. J’arrivai à Versailles rempli de cette opinion, qui me fut confirmée par Mme de Saint-Simon et tout ce que je vis de gens, en sorte qu’on ne craignoit plus que par la nature traîtresse de cette sorte de maladie dans un homme de cinquante ans fort épais.
Le Roi tenoit son Conseil et travailloit le soir avec ses ministres, comme à l’ordinaire. Il voyoit Monseigneur les matins et les soirs, et plusieurs fois l’après-dînée, et toujours longtemps dans la ruelle de son lit. Ce lundi que j’arrivai, il avoit dîné de bonne heure, et s’étoit allé promener à Marly, où Mme la duchesse de Bourgogne l’alla trouver. Il vit en passant au bord des jardins de Versailles Messeigneurs ses petits-fils, qui étoient venus l’y attendre, mais qu’il ne laissa pas approcher, et leur cria bonjour. Mme la duchesse de Bourgogne avoit eu la petite vérole; mais il n’y paroissoit point.
Le Roi ne se plaisoit que dans ses maisons, et n’aimoit point à être ailleurs. C’est par ce goût que ses voyages à Meudon étoient rares et courts, et de pure complaisance. Mme de Maintenon s’y trouvoit encore plus déplacée. Quoique sa chambre fût partout un sanctuaire où il n’entroit que des femmes de la plus étroite privance, il lui falloit partout une autre retraite entièrement inaccessible, sinon à Mme la duchesse de Bourgogne, encore pour des instants, et seule. Ainsi, elle avoit Saint-Cyr pour Versailles et pour Marly, et à Marly encore ce Repos dont j’ai parlé ailleurs; à Fontainebleau sa maison à la ville. Voyant donc Monseigneur si bien, et conséquemment un long séjour à Meudon, les tapissiers du Roi eurent ordre de meubler Chaville, maison du feu chancelier le Tellier, que Monseigneur avait achetée et mise dans le parc de Meudon; et ce fut à Chaville où Mme de Maintenon destina ses retraites pendant la journée.
Le Roi avoit commandé la revue des gens d’armes et des chevau-légers pour le mercredi: tellement que tout sembloit aller à souhait. J’écrivis en arrivant à Versailles à M. de Beauvillier[167], à Meudon, pour le prier de dire au Roi que j’étois revenu sur la maladie de Monseigneur, et que je serois allé à Meudon, si, n’ayant pas eu la petite vérole, je ne me trouvois dans le cas de la défense. Il s’en acquitta, me manda que mon retour avoit été fort à propos, et me réitéra de la part du Roi la défense d’aller à Meudon, tant pour moi que pour Mme de Saint-Simon, qui n’avoit point eu non plus la petite vérole. Cette défense particulière ne m’affligea point du tout. Mme la duchesse de Berry, qui l’avoit eue, n’eut point le privilège de voir le Roi, comme Mme la duchesse de Bourgogne: leurs deux époux ne l’avoient point eue. La même raison exclut M. le duc d’Orléans de voir le Roi; mais Mme la duchesse d’Orléans, qui n’étoit pas dans le même cas, eut permission de l’aller voir, dont elle usa pourtant fort sobrement. Madame ne le vit point, quoique il n’y eût point pour elle de raison d’exclusion, qui, excepté les deux fils de France, par juste crainte pour eux, ne s’étendit dans la famille royale que selon le goût du Roi.
Meudon, pris en soi, avoit aussi ses contrastes: la Choin y étoit dans son grenier; Madame la Duchesse, Mlle de Lislebonne et Mme d’Espinoy ne bougeoient de la chambre de Monseigneur, et la recluse n’y entroit que lorsque le Roi n’y étoit pas, et que Mme la princesse de Conti, qui y étoit aussi fort assidue, étoit retirée. Cette princesse sentit bien qu’elle contraindrait cruellement Monseigneur, si elle ne le mettoit en liberté là-dessus, et elle le fit de fort bonne grâce: dès le matin du jour que le Roi arriva, et elle y avoit déjà couché, elle dit à Monseigneur qu’il y avoit longtemps qu’elle n’ignorait pas ce qui étoit dans Meudon, qu’elle n’avoit pu vivre hors de ce château dans l’inquiétude où elle étoit, mais qu’il n’étoit pas juste que son amitié fût importune; qu’elle le prioit d’en user très librement, de la renvoyer toutes les fois que cela lui conviendrait, et qu’elle auroit soin, de son côté, de n’entrer jamais dans sa chambre sans savoir si elle pouvoit le voir sans l’embarrasser. Ce compliment plut infiniment à Monseigneur. La princesse fut en effet fidèle à cette conduite, et docile aux avis de Madame la Duchesse et des deux Lorraines pour sortir quand il étoit à propos, sans air de chagrin ni de contrainte, et revenoit après, quand cela se pouvoit, sans la plus légère humeur, en quoi elle mérita de vraies louanges.
C’étoit Mlle Choin dont il étoit question, qui figurait à Meudon, avec le P. Tellier[168], d’une façon tout à fait étrange. Tous deux incognito, relégués chacun dans leur grenier, servis seuls chacun dans leur chambre, vus des seuls indispensables, et sus pourtant de chacun, avec cette différence que la demoiselle voyoit Monseigneur nuit et jour, sans mettre le pied ailleurs, et que le confesseur alloit chez le Roi et partout, excepté dans l’appartement de Monseigneur ni dans tout ce qui en approchoit. Mme d’Espinoy portoit et rapportoit les compliments entre Mme de Maintenon et Mlle Choin. Le Roi ne la vit point. Il croyoit que Mme de Maintenon l’avoit vue: il le lui demanda un peu sur le tard; il sut que non, et il ne l’approuva pas. Là-dessus Mme de Maintenon chargea Mme d’Espinoy d’en faire ses excuses à Mlle Choin, et de lui dire qu’elle espéroit qu’elles se verraient: compliment bizarre d’une chambre à l’autre, sous le même toit. Elles ne se virent jamais depuis.
Versailles présentoit une autre scène: Mgr et Mme la duchesse de Bourgogne y tenoient ouvertement la cour, et cette cour ressembloit à la première pointe de l’aurore. Toute la cour étoit là rassemblée; tout Paris y abondoit, et comme la discrétion et la précaution ne furent jamais françoises, tout Meudon y venoit, et on en croyoit les gens sur leur parole de n’être pas entrés chez Monseigneur ce jour-là. Lever et coucher, dîner et souper avec les dames, conversations publiques après les repas, promenades, étoient les heures de faire sa cour, et les appartements ne pouvoient contenir la foule; courriers à tous quarts d’heure, qui rappeloient l’attention aux nouvelles de Monseigneur, cours de maladie à souhait, et facilité extrême d’espérance et de confiance; desir et empressement de tous de plaire à la nouvelle cour; majesté et gravité gaie dans le jeune prince et la jeune princesse, accueil obligeant à tous, attention continuelle à parler à chacun, et complaisance dans cette foule, satisfaction réciproque; duc et duchesse de Berry à peu près nuls. De cette sorte s’écoulèrent cinq jours, chacun pensant sans cesse aux futurs contingents, tâchant d’avance de s’accommoder à tout événement.
Le mardi 14 avril, lendemain de mon retour de la Ferté à Versailles, le Roi, qui, comme j’ai dit, s’ennuyoit à Meudon, donna à l’ordinaire conseil des finances le matin, et, contre sa coutume, conseil de dépêches l’après-dînée, pour en remplir le vide. J’allai voir le Chancelier à son retour de ce dernier conseil, et je m’informai beaucoup à lui de l’état de Monseigneur. Il me l’assura bon, et me dit que Fagon lui avoit dit ces mêmes mots: que les choses alloient selon leurs souhaits, et au delà de leurs espérances. Le Chancelier me parut dans une grande confiance, et j’y ajoutai foi d’autant plus aisément qu’il étoit extrêmement bien avec Monseigneur, et qu’il ne bannissoit pas toute crainte, mais sans en avoir d’autre que celle de la nature propre à cette sorte de maladie.
Les harengères de Paris, amies fidèles de Monseigneur, qui s’étoient déjà signalées à cette forte indigestion qui fut prise pour apoplexie, donnèrent ici le second tome de leur zèle. Ce même matin, elles arrivèrent en plusieurs carrosses de louage à Meudon. Monseigneur les voulut voir: elles se jetèrent au pied de son lit, qu’elles baisèrent plusieurs fois, et ravies d’apprendre de si bonnes nouvelles, elles s’écrièrent dans leur joie qu’elles alloient réjouir tout Paris et faire chanter le Te Deum. Monseigneur, qui n’étoit pas insensible à ces marques d’amour du peuple, leur dit qu’il n’étoit pas encore temps, et après les avoir remerciées, il ordonna qu’on leur fît voir sa maison, qu’on les traitât à dîner, et qu’on les renvoyât avec de l’argent.
Revenant chez moi, de chez le Chancelier, par les cours, je vis Mme la duchesse d’Orléans se promenant sur la terrasse de l’aile Neuve, qui m’appela, et que je ne fis semblant de voir ni d’entendre, parce que la Montauban étoit avec elle, et je gagnai mon appartement l’esprit fort rempli de ces bonnes nouvelles de Meudon. Ce logement étoit dans la galerie haute de l’aile Neuve, qu’il n’y avoit presque qu’à traverser pour être dans l’appartement de M. et de Mme la duchesse de Berry, qui ce soir-là devoient donner à souper chez eux à M. et à Mme la duchesse d’Orléans et à quelques dames, dont Mme de Saint-Simon se dispensa sur ce qu’elle avoit été un peu incommodée.
Il y avoit peu que j’étois dans mon cabinet seul avec Coëttenfao, qu’on m’annonça Mme la duchesse d’Orléans, qui venoit causer en attendant l’heure du souper. J’allai la recevoir dans l’appartement de Mme de Saint-Simon, qui étoit sortie, et qui revint bientôt après se mettre en tiers avec nous. La princesse et moi étions, comme on dit, gros de nous voir et de nous entretenir dans cette conjoncture, sur laquelle elle et moi nous pensions si pareillement. Il n’y avoit guère qu’une heure qu’elle étoit revenue de Meudon, où elle avoit vu le Roi, et il en étoit alors huit du soir de ce même mardi 14 avril.
Elle me dit la même expression dont Fagon s’étoit servi, que j’avois apprise du Chancelier; elle me rendit la confiance qui régnoit dans Meudon; elle me vanta les soins et la capacité des médecins, qui ne négligeoient pas jusqu’aux plus petits remèdes qu’ils ont coutume de mépriser le plus; elle nous en exagéra le succès; et pour en parler franchement et en avouer la honte, elle et moi nous lamentâmes ensemble de voir Monseigneur échapper, à son âge et à sa graisse, d’un mal si dangereux. Elle réfléchissoit tristement, mais avec ce sel et ces tons à la Mortemart[169], qu’après une dépuration de cette sorte il ne restoit plus la moindre pauvre petite espérance aux apoplexies, que celle des indigestions étoit ruinée sans ressource depuis la peur que Monseigneur en avoit prise et l’empire qu’il avoit donné sur sa santé aux médecins; et nous conclûmes plus que langoureusement qu’il falloit désormais compter que ce prince vivroit et régneroit longtemps: de là, des raisonnements sans fin sur les funestes accompagnements de son règne, sur la vanité des apparences les mieux fondées d’une vie qui promettoit si peu, et qui trouvoit son salut et sa durée au sein du péril et de la mort. En un mot, nous nous lâchâmes, non sans quelque scrupule qui interrompoit de fois à autre cette rare conversation, mais qu’avec un tour languissamment plaisant elle ramenoit toujours à son point. Mme de Saint-Simon, tout dévotement, enrayoit tant qu’elle pouvoit ces propos étranges; mais l’enrayure cassoit, et entretenoit ainsi un combat très singulier entre la liberté des sentiments humainement pour nous très raisonnables, mais qui ne laissoit pas de nous faire sentir qu'ils n’étoient pas selon la religion.
Deux heures s’écoulèrent de la sorte entre nous trois, qui nous parurent courtes, mais que l’heure du souper termina. Mme la duchesse d’Orléans s’en alla chez Madame sa fille, et nous passâmes dans ma chambre, où bonne compagnie s’étoit cependant assemblée, qui soupa avec nous.
Tandis qu’on étoit si tranquille à Versailles, et même à Meudon, tout y changeoit de face. Le Roi avoit vu Monseigneur plusieurs fois dans la journée, qui étoit sensible à ces marques d’amitié et de considération. Dans la visite de l’après-dînée, avant le conseil des dépêches, le Roi fut si frappé de l’enflure extraordinaire du visage et de la tête, qu’il abrégea, et qu’il laissa échapper quelques larmes en sortant de la chambre. On le rassura tant qu’on put, et, après le conseil des dépêches, il se promena dans les jardins.
Cependant Monseigneur avoit déjà méconnu Mme la princesse de Conti, et Boudin en avoit été alarmé. Ce prince l’avoit toujours été. Les courtisans le voyoient tous les uns après les autres; les plus familiers n’en bougeoient jour et nuit. Il s’informoit sans cesse à eux si on avoit coutume d’être, dans cette maladie, dans l’état où il se sentoit. Dans les temps où ce qu’on lui disoit pour le rassurer lui faisoit le plus d’impression, il fondoit sur cette dépuration des espérances de vie et de santé, et en une de ces occasions, il lui échappa d’avouer à Mme la princesse de Conti qu’il y avoit longtemps qu’il se sentoit fort mal sans en avoir voulu rien témoigner, et dans un tel état de foiblesse que, le jeudi saint dernier, il n’avoit pu durant l’office tenir sa Semaine sainte dans ses mains.
Il se trouva plus mal vers quatre heures après midi, pendant le conseil des dépêches: tellement que Boudin proposa à Fagon d’envoyer querir du conseil, lui représenta qu’eux, médecins de la cour, qui ne voyoient jamais aucune maladie de venin, n’en pouvoient avoir d’expérience, et le pressa de mander promptement des médecins de Paris; mais Fagon se mit en colère, ne se paya d’aucunes raisons, s’opiniâtra au refus d’appeler personne, à dire qu’il étoit inutile de se commettre à des disputes et à des contrariétés, soutint qu’ils feroient aussi bien et mieux que tout le secours qu’ils pourroient faire venir, voulut enfin tenir secret l’état de Monseigneur, quoique il empirât d’heure en heure, et que sur les sept heures du soir quelques valets et quelques courtisans même commençassent à s’en apercevoir; mais tout en ce genre trembloit sous Fagon: il étoit là, et personne n’osoit ouvrir la bouche pour avertir le Roi ni Mme de Maintenon. Madame la Duchesse et Mme la princesse de Conti, dans la même impuissance, cherchoient à se rassurer. Le rare fut qu’on voulut laisser mettre le Roi à table pour souper, avant d’effrayer par de grands remèdes, et laisser achever son souper sans l’interrompre et sans l’avertir de rien, qui, sur la foi de Fagon et le silence public, croyoit Monseigneur en bon état, quoique il l’eût trouvé enflé et changé dans l’après-dînée, et qu’il en eût été fort peiné.
Pendant que le Roi soupoit ainsi tranquillement, la tête commença à tourner à ceux qui étoient dans la chambre de Monseigneur. Fagon et les autres entassèrent remèdes sur remèdes, sans en attendre l’effet. Le curé, qui tous les soirs avant de se retirer chez lui alloit savoir des nouvelles, trouva, contre l’ordinaire, toutes les portes ouvertes, et les valets éperdus. Il entra dans la chambre, où voyant de quoi il n’étoit que trop tardivement question, il courut au lit, prit la main de Monseigneur, lui parla de Dieu, et le voyant plein de connoissance, mais presque hors d’état de parler, il en tira ce qu’il put pour une confession, dont qui que ce soit ne s’étoit avisé, lui suggéra des actes de contrition. Le pauvre prince en répéta distinctement quelques mots, confusément les autres, se frappa la poitrine, serra la main au curé, parut pénétré des meilleurs sentiments, et reçut d’un air contrit et desireux l’absolution du curé.
Cependant le Roi sortoit de table, et pensa tomber à la renverse lorsque Fagon, se présentant à lui, lui cria tout troublé, que tout étoit perdu. On peut juger quelle horreur saisit tout le monde en ce passage si subit d’une sécurité entière à la plus désespérée extrémité.
Le Roi, à peine à lui-même, prit à l’instant le chemin de l’appartement de Monseigneur, et réprima très sèchement l’indiscret empressement de quelques courtisans à le retenir, disant qu’il vouloit voir encore son fils, et s’il n’y avoit plus de remède. Comme il étoit près d’entrer dans la chambre, Mme la princesse de Conti, qui avoit eu le temps d’accourir chez Monseigneur dans ce court intervalle de la sortie de table, se présenta pour l’empêcher d’entrer; elle le repoussa même des mains, et lui dit qu’il ne falloit plus désormais penser qu’à lui-même. Alors le Roi, presque en foiblesse d’un renversement si subit et si entier, se laissa aller sur un canapé qui se trouva à l’entrée de la porte du cabinet par lequel il étoit entré, qui donnoit dans la chambre: il demandoit des nouvelles à tout ce qui en sortoit, sans que presque personne osât lui répondre. En descendant chez Monseigneur, car il logeoit au-dessus de lui, il avoit envoyé chercher le P. Tellier, qui venoit de se mettre au lit. Il fut bientôt rhabillé et arrivé dans la chambre; mais il n’étoit plus temps, à ce qu’ont dit depuis tous les domestiques, quoique le jésuite, peut-être pour consoler le Roi, lui eût assuré qu’il avoit donné une absolution bien fondée. Mme de Maintenon, accourue auprès du Roi, et assise sur le même canapé, tâchoit de pleurer. Elle essayoit d’emmener le Roi, dont les carrosses étoient déjà prêts dans la cour; mais il n’y eut pas moyen de l’y faire résoudre que Monseigneur ne fût expiré.
Cette agonie sans connoissance dura près d’une heure depuis que le Roi fut dans le cabinet. Madame la Duchesse et Mme la princesse de Conti se partageoient entre les soins du mourant et ceux du Roi, près duquel elles revenoient souvent, tandis que la Faculté confondue, les valets éperdus, le courtisan bourdonnant, se poussoient les uns les autres, et cheminoient sans cesse sans presque changer de lieu. Enfin le moment fatal arriva: Fagon sortit, qui le laissa entendre.
Le Roi, fort affligé, et très peiné du défaut de confession, maltraita un peu ce premier médecin, puis sortit, emmené par Mme de Maintenon et par les deux princesses. L’appartement étoit de plein pied à la cour, et comme il se présenta pour monter en carrosse, il trouva devant lui la berline[170] de Monseigneur. Il fit signe de la main qu’on lui amenât un autre carrosse, par la peine que lui faisoit celui-là. Il n’en fut pas néanmoins tellement occupé que, voyant Pontchartrain, il ne l’appelât pour lui dire d’avertir son père et les autres ministres de se trouver le lendemain matin, un peu tard, à Marly, pour le conseil d’État ordinaire du mercredi. Sans commenter ce sens froid, je me contenterai de rapporter la surprise extrême de tous les témoins et de tous ceux qui l’apprirent. Pontchartrain répondit que, ne s’agissant que d’affaires courantes, il vaudrait mieux remettre le conseil d’un jour que de l’en importuner. Le Roi y consentit. Il monta avec peine en carrosse, appuyé des deux côtés, Mme de Maintenon tout de suite après, qui se mit à côté de lui; Madame la Duchesse et Mme la princesse de Conti montèrent après elle, et se mirent sur le devant. Une foule d’officiers de Monseigneur se jetèrent à genoux tout du long de la cour, des deux côtés, sur le passage du Roi, lui criant avec des hurlements étranges d’avoir compassion d’eux, qui avoient tout perdu et qui mouraient de faim.
Tandis que Meudon étoit rempli d’horreur, tout étoit tranquille à Versailles, sans en avoir le moindre soupçon. Nous avions soupé; la compagnie, quelque temps après, s’étoit retirée, et je causois avec Mme de Saint-Simon, qui achevoit de se déshabiller pour se mettre au lit, lorsqu’un ancien valet de chambre à qui elle avoit donné une charge de garçon de la chambre de Mme la duchesse de Berry, et qui y servoit à table, entra tout effarouché. Il nous dit qu’il falloit qu’il y eût de mauvaises nouvelles de Meudon; que Mgr le duc de Bourgogne venoit d’envoyer parler à l’oreille à M. le duc de Berry, à qui les yeux avoient rougi à l’instant; qu’aussitôt il étoit sorti de table, et que, sur un second message fort prompt, la table où la compagnie étoit restée s’étoit levée avec précipitation, et que tout le monde étoit passé dans le cabinet. Un changement si subit rendit ma surprise extrême; je courus chez Mme la duchesse de Berry aussitôt: il n’y avoit plus personne; ils étoient tous allés chez Mme la duchesse de Bourgogne. J’y poussai tout de suite.
J’y trouvai tout Versailles rassemblé ou y arrivant, toutes les dames en déshabillé, la plupart prêtes à se mettre au lit, toutes les portes ouvertes, et tout en trouble. J’appris que Monseigneur avoit reçu l’extrême-onction, qu’il étoit sans connoissance et hors de toute espérance, et que le Roi avoit mandé à Mme la duchesse de Bourgogne qu’il s’en alloit à Marly, et de le venir attendre dans l’avenue entre les deux écuries, pour le voir en passant.
Le spectacle attira toute l’attention que j’y pus donner parmi les divers mouvements de mon âme et ce qui tout à la fois se présenta à mon esprit. Les deux princes et les deux princesses étoient dans le petit cabinet derrière la ruelle du lit; la toilette pour le coucher étoit à l’ordinaire dans la chambre de Mme la duchesse de Bourgogne, remplie de toute la cour en confusion; elle alloit et venoit du cabinet dans la chambre, en attendant le moment d’aller au passage du Roi, et son maintien, toujours avec ses mêmes grâces, étoit un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun sembloit prendre pour douleur; elle disoit ou répondoit, en passant devant les uns et les autres, quelques mots rares. Tous les assistants étoient des personnages vraiment expressifs; il ne falloit qu’avoir des yeux, sans aucune connoissance de la cour, pour distinguer les intérêts peints sur les visages, ou le néant de ceux qui n’étoient de rien: ceux-ci tranquilles à eux-mêmes, les autres pénétrés de douleur ou de gravité et d’attention sur eux-mêmes, pour cacher leur élargissement et leur joie.
Mon premier mouvement fut de m’informer à plus d’une fois, de ne croire qu’à peine au spectacle et aux paroles, ensuite de craindre trop peu de cause pour tant d’alarme, enfin de retour sur moi-même, par la considération de la misère commune à tous les hommes, et que moi-même je me trouverois un jour aux portes de la mort. La joie néanmoins perçoit à travers les réflexions momentanées de religion et d’humanité par lesquelles j’essayois de me rappeler; ma délivrance particulière me sembloit si grande et si inespérée qu’il me sembloit, avec une évidence encore plus parfaite que la vérité, que l’État gagnoit tout en une telle perte. Parmi ces pensées, je sentois malgré moi un reste de crainte que le malade en réchappât, et j’en avois une extrême honte.
Enfoncé de la sorte en moi-même, je ne laissai pas de mander à Mme de Saint-Simon qu’il étoit à propos qu’elle vînt, et de percer de mes regards clandestins chaque visage, chaque maintien, chaque mouvement, d’y délecter ma curiosité, d’y nourrir les idées que je m’étois formées de chaque personnage, qui ne m’ont jamais guère trompé, et de tirer de justes conjectures de la vérité de ces premiers élans, dont on est si rarement maître, et qui par là, à qui connoît la carte et les gens, deviennent des indications sûres des liaisons et des sentiments les moins visibles en tous autres temps rassis.
Je vis arriver Mme la duchesse d’Orléans, dont la contenance majestueuse et compassée ne disoit rien; elle entra dans le petit cabinet, d’où bientôt après elle sortit avec M. le duc d’Orléans, duquel l’activité et l’air turbulent marquoient plus l’émotion du spectacle que tout autre sentiment. Ils s’en allèrent, et je le remarque exprès par ce qui bientôt après arriva en ma présence.
Quelques moments après, je vis de loin, vers la porte du petit cabinet, Mgr le duc de Bourgogne avec un air fort ému et peiné; mais le coup d’œil que j’assenai vivement sur lui ne m’y rendit rien de tendre, et ne me rendit que l’occupation profonde d’un esprit saisi.
Valets et femmes de chambre crioient déjà indiscrètement, et leur douleur prouva bien tout ce que cette espèce de gens alloit perdre. Vers minuit et demi, on eut des nouvelles du Roi, et aussitôt je vis Mme la duchesse de Bourgogne sortir du petit cabinet avec Mgr le duc de Bourgogne, l’air alors plus touché qu’il ne m’avoit paru la première fois, et qui rentra aussitôt dans le cabinet. La princesse prit à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et d’un air délibéré, traversa la chambre, les yeux à peine mouillés, mais trahie par de curieux regards lancés de part et d’autre à la dérobée, et, suivie seulement de ses dames, gagna son carrosse par le grand escalier.
Comme elle sortit de sa chambre, je pris mon temps pour aller chez Mme la duchesse d’Orléans, avec qui je grillois d’être. Entrant chez elle, j’appris qu’ils étoient chez Madame; je poussai jusque-là à travers leurs appartements. Je trouvai Mme la duchesse d’Orléans qui retournoit chez elle, et qui, d’un air fort sérieux, me dit de revenir avec elle. M. le duc d’Orléans étoit demeuré. Elle s’assit dans sa chambre, et auprès d’elle la duchesse de Villeroy[171], la maréchale de Rochefort[172], et cinq ou six dames familières. Je petillois cependant de tant de compagnie; Mme la duchesse d’Orléans, qui n’en étoit pas moins importunée, prit une bougie et passa derrière sa chambre. J’allai alors dire un mot à l’oreille à la duchesse de Villeroy: elle et moi pensions de même sur l’événement présent; elle me poussa, et me dit tout bas de me bien contenir. J’étouffois de silence parmi les plaintes et les surprises narratives de ces dames, lorsque M. le duc d’Orléans parut à la porte du cabinet et m’appela.
Je le suivis dans son arrière-cabinet en bas sur la galerie, lui près de se trouver mal, et moi les jambes tremblantes de tout ce qui se passoit sous mes yeux et au dedans de moi. Nous nous assîmes par hasard vis-à-vis l’un de l’autre: mais quel fut mon étonnement lorsque incontinent après je vis les larmes lui tomber des yeux: “Monsieur!” m’écriai-je en me levant dans l’excès de ma surprise. Il me comprit aussitôt, et me répondit d’une voix coupée et pleurant véritablement: “Vous avez raison d’être surpris, et je le suis moi-même; mais le spectacle touche. C’est un bon homme avec qui j’ai passé ma vie; il m’a bien traité et avec amitié tant qu’on l’a laissé faire et qu’il a agi de lui-même. Je sens bien que l’affliction ne peut pas être longue; mais ce sera dans quelques jours que je trouverai tous les motifs de me consoler dans l’état où on m’avoit mis avec lui; mais présentement le sang, la proximité, l’humanité, tout touche, et les entrailles s’émeuvent.” Je louai ce sentiment; mais j’en avouai mon extrême surprise par la façon dont il étoit avec Monseigneur. Il se leva, se mit la tête dans un coin, le nez dedans, et pleura amèrement et à sanglots, chose que, si je n’avois vue, je n’eusse jamais crue. Après quelque peu de silence, je l’exhortai à se calmer: je lui représentai qu’incessamment il faudroit retourner chez Mme la duchesse de Bourgogne, et que si on l’y voyoit avec des yeux pleureux, il n’y avoit personne qui ne s’en moquât comme d’une comédie très déplacée, à la façon dont toute la cour savoit qu’il étoit avec Monseigneur. Il fit donc ce qu’il put pour arrêter ses larmes, et pour bien essuyer et retaper ses yeux. Il y travailloit encore, lorsqu’il fut averti que Mme la duchesse de Bourgogne arrivoit, et que Mme la duchesse d’Orléans alloit retourner chez elle. Il la fut joindre, et je les y suivis.
Mme la duchesse de Bourgogne, arrêtée dans l’avenue entre les deux écuries, n’avoit attendu le Roi que fort peu de temps; dès qu’il approcha, elle mit pied à terre et alla à sa portière. Mme de Maintenon, qui étoit de ce même côté, lui cria: “Où allez-vous, Madame? N’approchez pas; nous sommes pestiférés.” Je n’ai point su quel mouvement fit le Roi, qui ne l’embrassa point à cause du mauvais air. La princesse à l’instant regagna son carrosse, et s’en revint.
Le beau secret que Fagon avoit imposé sur l’état de Monseigneur avoit si bien trompé tout le monde, que le duc de Beauvillier étoit revenu à Versailles après le conseil de dépêches, et qu’il y coucha contre son ordinaire depuis la maladie de Monseigneur. Comme il se levoit fort matin, il se couchoit toujours sur les dix heures, et il s’étoit mis au lit sans se défier de rien. Il n’y fut pas longtemps sans être réveillé par un message de Mme la duchesse de Bourgogne, qui l’envoya chercher, et il arriva dans son appartement peu avant son retour du passage du Roi. Elle retrouva les deux princes et Mme la duchesse de Berry, avec le duc de Beauvillier, dans ce petit cabinet où elle les avoit laissés.
Après les premiers embrassements d’un retour qui signifioit tout, le duc de Beauvillier, qui les vit étouffants dans ce petit lieu, les fit passer par la chambre dans le salon qui la sépare de la galerie, dont, depuis quelque temps, on avoit fermé ce salon d’une porte pour en faire un grand cabinet. On y ouvrit des fenêtres, et les deux princes, ayant chacun sa princesse à son côté, s’assirent sur un même canapé près des fenêtres, le dos à la galerie, tout le monde épars, assis et debout, et en confusion dans ce salon, et les dames les plus familières par terre aux pieds ou proche du canapé des princes.
Là, dans la chambre et par tout l’appartement, on lisoit apertement sur les visages. Monseigneur n’étoit plus; on le savoit, on le disoit; nul contrainte ne retenoit plus à son égard, et ces premiers moments étoient ceux des premiers mouvements peints au naturel, et pour lors affranchis de toute politique, quoique avec sagesse, par le trouble, l’agitation, la surprise, la foule, le spectacle confus de cette nuit si rassemblée.
Les premières pièces offroient les mugissements contenus des valets, désespérés de la perte d’un maître si fait exprès pour eux, et pour les consoler d’une autre qu’ils ne prévoyoient qu’avec transissement, et qui par celle-ci devenoit la leur propre. Parmi eux s’en remarquoient d’autres des plus éveillés de gens principaux de la cour, qui étoient accourus aux nouvelles, et qui montroient bien à leur air de quelle boutique ils étoient balayeurs.
Plus avant commençoit la foule des courtisans de toute espèce. Le plus grand nombre, c’est-à-dire les sots, tiroient des soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés et secs, louoient Monseigneur, mais toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté, et plaignoient le Roi de la perte d’un si bon fils. Les plus fins d’entre eux, ou les plus considérables, s’inquiétoient déjà de la santé du Roi; ils se savoient bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble, et n’en laissoient pas douter par la fréquence de leurs répétitions. D’autres, vraiment affligés, et de cabale frappée, pleuroient amèrement, ou se contenoient avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots. Les plus forts de ceux-là, ou les plus politiques, les yeux fichés à terre, et reclus en des coins, méditoient profondément aux suites d’un événement si peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Parmi ces diverses sortes d’affligés, point ou peu de propos, de conversation nulle, quelque exclamation parfois échappée à la douleur, et parfois répondue par une douleur voisine, un mot en un quart d’heure, des yeux sombres ou hagards, des mouvements de mains moins rares qu’involontaires, immobilité du reste presque entière; les simples curieux et peu soucieux presque nuls, hors les sots, qui avoient le caquet en partage; les questions, et le redoublement du désespoir des affligés, et l’importunité pour les autres. Ceux qui déjà regardoient cet événement comme favorable avoient beau pousser la gravité jusqu’au maintien chagrin et austère; le tout n’étoit qu’un voile clair, qui n’empêchoit pas de bons yeux de remarquer et de distinguer tous leurs traits. Ceux-ci se tenoient aussi tenaces en place que les plus touchés, en garde contre l’opinion, contre la curiosité, contre leur satisfaction, contre leurs mouvements; mais leurs yeux suppléoient au peu d’agitation de leurs corps. Des changements de posture, comme des gens peu assis ou mal debout; un certain soin de s’éviter les uns les autres, même de se rencontrer des yeux; les accidents momentanés qui arrivoient de ces rencontres; un je ne sais quoi de plus vif, de plus libre en toute la personne, à travers le soin de se tenir et de se composer; un vif, une sorte d’étincelant autour d’eux, les distinguoit malgré qu’ils en eussent.
Les deux princes et les deux princesses assises à leurs côtés, prenant soin d’eux, étoient les plus exposés à la pleine vue. Mgr le duc de Bourgogne pleuroit d’attendrissement et de bonne foi, avec un air de douceur, des larmes de nature, de religion, de patience. M. le duc de Berry, tout d’aussi bonne foi, en versoit en abondance, mais des larmes pour ainsi dire sanglantes, tant l’amertume en paroissoit grande, et poussoit non des sanglots, mais des cris, mais des hurlements. Il se taisoit parfois, mais de suffocation, puis éclatoit, mais avec un tel bruit, et un bruit si fort, la trompette forcée du désespoir, que la plupart éclatoient aussi à ces redoublements si douloureux, ou par un aiguillon d’amertume, ou par un aiguillon de bienséance. Cela fut au point qu’il fallut le déshabiller là même, et se précautionner de remèdes et de gens de la Faculté. Mme la duchesse de Berry étoit hors d’elle; on verra bientôt pourquoi. Le désespoir le plus amer étoit peint avec horreur sur son visage. On y voyoit comme écrit une rage de douleur, non d’amitié, mais d’intérêt; des intervalles secs, mais profonds et farouches, puis un torrent de larmes et de gestes involontaires, et cependant retenus, qui montroit une amertume d’âme extrême, fruit de la méditation profonde qui venoit de précéder. Souvent réveillée par les cris de son époux, prompte à le secourir, à le soutenir, à l’embrasser, à lui présenter quelque chose à sentir, on voyoit un soin vif pour lui, mais tôt après une chute profonde en elle-même, puis un torrent de larmes qui lui aidoient à suffoquer ses cris. Mme la duchesse de Bourgogne consoloit aussi son époux, et y avoit moins de peine qu’à acquérir le besoin d’être elle-même consolée, à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyoit bien qu’elle faisoit de son mieux pour s’acquitter d’un devoir pressant de bienséance sentie, mais qui se refuse au plus grand besoin: le fréquent moucher répondoit aux cris du prince son beau-frère; quelques larmes amenées du spectacle, et souvent entretenues avec soin, fournissoient à l’art du mouchoir pour rougir et grossir les yeux et barbouiller le visage, et cependant le coup d’œil fréquemment dérobé se promenoit sur l’assistance et sur la contenance de chacun.
Le duc de Beauvillier, debout auprès d’eux, l’air tranquille et froid, comme à chose non avenue ou à spectacle ordinaire, donnoit ses ordres pour le soulagement des princes, pour que peu de gens entrassent, quoique les portes fussent ouvertes à chacun, en un mot pour tout ce qu’il étoit besoin, sans empressement, sans se méprendre en quoi que ce soit ni aux gens ni aux choses: vous l’auriez cru au lever ou au petit couvert, servant à l’ordinaire. Ce flegme dura sans la moindre altération, également éloigné d’être aise par religion et de cacher aussi le peu d’affliction qu’il ressentoit, pour conserver toujours la vérité.
Madame, rhabillée en grand habit, arriva hurlante, ne sachant bonnement pourquoi ni l’un ni l’autre, les inonda tous de ses larmes en les embrassant, fit retentir le château d’un renouvellement de cris, et fournit un spectacle bizarre d’une princesse qui se remet en cérémonie, en pleine nuit, pour venir pleurer et crier parmi une foule de femmes en déshabillé de nuit, presque en mascarades.
Mme la duchesse d’Orléans s’étoit éloignée des princes, et s’étoit assise le dos à la galerie, vers la cheminée, avec quelques dames. Tout étant fort silencieux autour d’elle, ces dames peu à peu se retirèrent d’auprès elle, et lui firent grand plaisir. Il n’y resta que la duchesse Sforze[173], la duchesse de Villeroy, Mme de Castries[174], sa dame d’atour, et Mme de Saint-Simon. Ravies de leur liberté, elles s’approchèrent en un tas, tout le long d’un lit de veille à pavillon et le joignant, et comme elles étoient toutes affectées de même à l’égard de l’événement qui rassembloit là tant de monde, elles se mirent à en deviser tout bas ensemble dans ce groupe avec liberté.
Dans la galerie et dans ce salon il y avoit plusieurs lits de veille, comme dans tout le grand appartement, pour la sûreté, où couchoient des Suisses de l’appartement et des frotteurs, et ils y avoient été mis à l’ordinaire avant les mauvaises nouvelles de Meudon. Au fort de la conversation de ces dames, Mme de Castries, qui touchoit au lit, le sentit remuer, et en fut fort effrayée, car elle l’étoit de tout, quoique avec beaucoup d’esprit. Un moment après elles virent un gros bras presque nu relever tout à coup le pavillon, qui leur montra un bon gros Suisse entre deux draps, demi-éveillé et tout ébahi, très long à reconnoître son monde, qu’il regardoit fixement l’un après l’autre, qui enfin, ne jugeant pas à propos de se lever en si grande compagnie, se renfonça dans son lit et ferma son pavillon. Le bonhomme s’étoit apparemment couché avant que personne eût rien appris, et avoit assez profondément dormi depuis pour ne s’être réveillé qu’alors. Les plus tristes spectacles sont assez souvent sujets aux contrastes les plus ridicules: celui-ci fit rire quelque dame de là autour, et quelque peur à Mme la duchesse d’Orléans et à ce qui causoit avec elle, d’avoir été entendues; mais, réflexion faite, le sommeil et la grossièreté du personnage les rassura.
La duchesse de Villeroy, qui ne faisoit presque que les joindre, s’étoit fourrée un peu auparavant dans le petit cabinet, avec la comtesse de Roucy[175] et quelques dames du palais, dont Mme de Levis[176] n’avoit osé approcher, par penser trop conformément à la duchesse de Villeroy. Elles y étoient quand j’arrivai.
Je voulois douter encore, quoique tout me montrât ce qui étoit, mais je ne pus me résoudre à m’abandonner à le croire que le mot ne m’en fût prononcé par quelqu’un à qui on pût ajouter foi. Le hasard me fit rencontrer M. d’O[177], à qui je le demandai, et qui me le dit nettement. Cela su, je tâchai de n’en être pas bien aise. Je ne sais pas trop si j’y réussis bien, mais au moins est-il vrai que ni joie ni douleur n’émoussèrent ma curiosité, et qu’en prenant bien garde à conserver toute bienséance, je ne me crus pas engagé par rien au personnage douloureux. Je ne craignois plus les retours du feu de la citadelle de Meudon, ni les cruelles courses de son implacable garnison, et je me contraignis moins qu’avant le passage du Roi pour Marly de considérer plus librement toute cette nombreuse compagnie, d’arrêter mes yeux sur les plus touchés et sur ceux qui l’étoient le moins avec une affection différente, de suivre les uns et les autres de mes regards, et de les en percer tous à la dérobée. Il faut avouer que, pour qui est bien au fait de la carte intime d’une cour, les premiers spectacles d’événements rares de cette nature, si intéressante à tant de divers égards, sont d’une satisfaction extrême: chaque visage vous rappelle les soins, les intrigues, les sueurs employées à l’avancement des fortunes, à la formation, à la force des cabales, les adresses à se maintenir et à en écarter d’autres, les moyens de toute espèce mis en œuvre pour cela, les liaisons plus ou moins avancées, les éloignements, les froideurs, les haines, les mauvais offices, les manèges, les avances, les ménagements, les petitesses, les bassesses de chacun, le déconcertement des uns au milieu de leur chemin, au milieu ou au comble de leurs espérances, la stupeur de ceux qui en jouissoient en plein, le poids donné du même coup à leurs contraires et à la cabale opposée, la vertu de ressort qui pousse dans cet instant leurs menées et leurs concerts à bien, la satisfaction extrême et inespérée de ceux-là, et j’en étois des plus avant, la rage qu’en conçoivent les autres, leur embarras et leur dépit à le cacher, la promptitude des yeux à voler partout en sondant les âmes à la faveur de ce premier trouble de surprise et de dérangement subit, la combinaison de tout ce qu’on y remarque, l’étonnement de ne pas trouver ce qu’on avoit cru de quelques-uns, faute de cœur ou d’assez d’esprit en eux, et plus en d’autres qu’on n’avoit pensé: tout cet amas d’objets vifs et de choses si importantes forme un plaisir à qui le sait prendre qui, tout peu solide qu’il devient, est un des plus grands dont on puisse jouir dans une cour.
Ce fut donc à celui-là que je me livrai tout entier en moi-même, avec d’autant plus d’abandon que, dans une délivrance bien réelle, je me trouvois étroitement lié et embarqué avec les têtes principales qui n’avoient point de larmes à donner à leurs yeux. Je jouissois de leur avantage sans contre-poids, et de leur satisfaction qui augmentoit la mienne, qui consolidoit mes espérances, qui me les élevoit, qui m’assuroit un repos auquel, sans cet événement, je voyois si peu d’apparence que je ne cessois point de m’inquiéter d’un triste avenir, et que d’autre part, ennemi de liaison, et presque personnel, des principaux personnages que cette perte accabloit, je vis [du] premier coup d’œil vivement porté, tout ce qui leur échappoit et tout ce qui les accableroit, avec un plaisir qui ne se peut rendre. J’avois si fort imprimé dans ma tête les différentes cabales, leurs subdivisions, leurs replis, leurs divers personnages et leurs degrés, la connoissance de leurs chemins, de leurs ressorts, de leurs divers intérêts, que la méditation de plusieurs jours ne m’auroit pas développé et représenté toutes ces choses plus nettement que ce premier aspect de tous ces visages, qui me rappeloient encore ceux que je ne voyois pas, et qui n’étoient pas les moins friands à s’en repaître.
Je m’arrêtai donc un peu à considérer le spectacle de ces différentes pièces de ce vaste et tumultueux appartement. Cette sorte de désordre dura bien une heure, où la duchesse du Lude[178] ne parut point, retenue au lit par la goutte. A la fin M. de Beauvillier s’avisa qu’il étoit temps de délivrer les deux princes d’un si fâcheux public. Il leur proposa donc que M. et Mme la duchesse de Berry se retirassent dans leur appartement, et le monde de celui de Mme la duchesse de Bourgogne. Cet avis fut aussitôt embrassé. M. le duc de Berry s’achemina donc, partie seul et quelquefois appuyé par son épouse, Mme de Saint-Simon avec eux, et une poignée de gens. Je les suivis de loin, pour ne pas exposer ma curiosité plus longtemps. Ce prince vouloit coucher chez lui; mais Mme la duchesse de Berry ne le voulut pas quitter. Il était si suffoqué et elle aussi, qu’on fit demeurer auprès d’eux une Faculté complète et munie.
Toute leur nuit se passa en larmes et en cris. De fois à autre M. le duc de Berry demandoit des nouvelles de Meudon, sans vouloir comprendre la cause de la retraite du Roi à Marly. Quelquefois il s’informoit s’il n’y avoit plus d’espérance. Il vouloit envoyer aux nouvelles; et ce ne fut qu’assez avant dans la matinée que le funeste rideau fut tiré de devant ses yeux, tant la nature et l’intérêt ont de peine à se persuader des maux extrêmes sans remède. On ne peut rendre l’état où il fut quand il se sentit enfin dans toute son étendue. Celui de Mme la duchesse de Berry ne fut guère meilleur, mais qui ne l’empêcha pas de prendre de lui tous les soins possibles.
La nuit de M. et de Mme la duchesse de Bourgogne fut plus tranquille; ils se couchèrent assez paisiblement. Mme de Levis dit tout bas à la princesse que, n’ayant pas lieu d’être affligée, il seroit horrible de lui voir jouer la comédie. Elle répondit bien naturellement que, sans comédie, la pitié et le spectacle la touchoient et la bienséance la contenoit, et rien de plus; et en effet elle se tint dans ces bornes-là, avec vérité et avec décence. Ils voulurent que quelques-unes des dames du palais passassent la nuit dans leur chambre dans des fauteuils. Le rideau demeura ouvert, et cette chambre devint aussitôt le palais de Morphée. Le prince et la princesse s’endormirent promptement, s’éveillèrent une fois ou deux un instant; à la vérité, ils se levèrent d’assez bonne heure, et assez doucement. Le réservoir d’eau étoit tari chez eux; les larmes ne revinrent plus depuis que rares et foibles, à force d’occasion. Les dames qui avoient veillé et dormi dans cette chambre contèrent à leurs amis ce qui s’y étoit passé. Personne n’en fut surpris, et comme il n’y avoit plus de Monseigneur, personne aussi n’en fut scandalisé.
Mme de Saint-Simon et moi, au sortir de chez M. et Mme la duchesse de Berry, nous fûmes encore deux heures ensemble. La raison, plutôt que le besoin, nous fit coucher, mais avec si peu de sommeil qu’à sept heures du matin j’étois debout; mais, il faut l’avouer, de telles insomnies sont douces, et de tels réveils savoureux.
L’horreur régnoit à Meudon. Dès que le Roi en fut parti, tout ce qu’il y avoit de gens de la cour le suivirent, et s’entassèrent dans ce qui se trouva de carrosses, et dans ce qu’il en vint aussitôt après. En un instant Meudon se trouva vide. Mlle de Lislebonne et Mlle de Melun montèrent chez Mlle Choin, qui, recluse dans son grenier, ne faisoit que commencer à entrer dans les transes funestes. Elle avoit tout ignoré; personne n’avoit pris soin de lui apprendre de tristes nouvelles; elle ne fut instruite de son malheur que par les cris. Ces deux amies la jetèrent dans un carrosse de louage qui se trouva encore là par hasard, y montèrent avec elle, et la menèrent à Paris.
Pontchartrain, avant partir, monta chez Voysin[179]. Il trouva ses gens difficiles à ouvrir, et lui profondément endormi; il s’étoit couché sans aucun soupçon sinistre, et fut étrangement surpris à ce réveil. Le comte de Brionne[180] le fut bien davantage. Lui et ses gens s’étoient couchés dans la même confiance; personne ne songea à eux. Lorsqu’en se levant il sentit ce grand silence, il voulut aller aux nouvelles, et ne trouva personne, jusqu’à ce que, dans cette surprise, il apprit enfin ce qui étoit arrivé.
Cette foule de bas officiers de Monseigneur, et bien d’autres, errèrent toute la nuit dans les jardins. Plusieurs courtisans étoient partis épars à pied. La dissipation fut entière et la dispersion générale. Un ou deux valets au plus demeurèrent auprès du corps, et, ce qui est très digne de louange, la Vallière[181] fut le seul des courtisans qui, ne l’ayant point abandonné pendant sa vie, ne l’abandonna point après sa mort. Il eut peine à trouver quelqu’un pour aller chercher des capucins pour venir prier Dieu auprès du corps. L’infection en devint si prompte et si grande que l’ouverture des fenêtres qui donnoient en portes sur la terrasse ne suffit pas, et que la Vallière, les capucins et ce très peu de bas étage qui étoit demeuré passèrent la nuit dehors. Du Mont et Casaus son neveu, navrés de la plus extrême douleur, y étoient ensevelis dans la Capitainerie. Ils perdoient tout après une longue vie toute de petits soins, d’assiduité, de travail, soutenue par les plus flatteuses et les plus raisonnables espérances, et les plus longuement prolongées, qui leur échappoient en un moment. A peine, sur le matin, du Mont put-il donner quelques ordres. Je plaignis celui-là avec amitié.
On s’étoit reposé sur une telle confiance que personne n’avoit songé que le Roi pût aller à Marly. Aussi n’y trouva-t-il rien de prêt: point de clefs des appartements, à peine quelque bout de bougie, et même de chandelle. Le Roi fut plus d’une heure dans cet état, avec Mme de Maintenon, dans son antichambre à elle, Madame la Duchesse, Mme la princesse de Conti, Mmes de Dangeau et de Caylus, celle-ci accourue de Versailles auprès de sa tante. Mais ces deux dames ne se tinrent que peu, par-ci par-là, dans cette antichambre, par discrétion. Ce qui avoit suivi et qui arrivoit à la file étoit dans le salon, en même désarroi et sans savoir où gîter. On fut longtemps à tâtons, et toujours sans feu, et toujours les clefs mêlées, égarées par l’égarement des valets. Les plus hardis de ce qui étoit dans le salon montrèrent peu à peu le nez dans l’antichambre, où Mme d’Espinoy ne fut pas des dernières, et de l’un à l’autre tout ce qui étoit venu s’y présenta, poussés de curiosité et de desir de tâcher que leur empressement fût remarqué. Le Roi, reculé en un coin, assis entre Mme de Maintenon et les deux princesses, pleuroit à longues reprises. Enfin la chambre de Mme de Maintenon fut ouverte, qui le délivra de cette importunité. Il y entra seul avec elle, et y demeura encore une heure. Il alla ensuite se coucher, qu’il étoit près de quatre heures du matin, et la laissa en liberté de respirer et de se rendre à elle-même. Le Roi couché, chacun sut enfin où loger, et Bloin eut ordre de répandre que les gens qui desireroient des logements à Marly s’adressassent à lui, pour qu’il en rendît compte au Roi et qu’il avertît les élus.
Monseigneur étoit plutôt grand que petit, fort gros, mais sans être trop entassé, l’air fort haut et fort noble, sans rien de rude, et il auroit eu le visage fort agréable si M. le prince de Conti, le dernier mort, ne lui avoit pas cassé le nez par malheur en jouant, étant tous deux enfants. Il étoit d’un fort beau blond, avoit le visage fort rouge de hâle partout et fort plein, mais sans aucune physionomie, les plus belles jambes du monde, les pieds singulièrement petits et maigres. Il tâtonnoit toujours en marchant, et mettoit le pied à deux fois: il avoit toujours peur de tomber, et il se faisoit aider pour peu que le chemin ne fût pas parfaitement droit et uni. Il étoit fort bien à cheval et y avoit grande mine, mais il n’y étoit pas hardi. Casaus couroit devant lui à la chasse; s’il le perdoit de vue, il croyoit tout perdu; il n’alloit guère qu’au petit galop, et attendoit souvent sous un arbre ce que devenoit la chasse, la cherchoit lentement, et s’en revenoit. Il avoit fort aimé la table, mais toujours sans indécence. Depuis cette grande indigestion qui fut prise d’abord pour apoplexie, il ne faisoit guère qu’un vrai repas, et se contenoit fort, quoique grand mangeur comme toute la maison royale. Presque tous ses portraits[182] lui ressemblent bien.
De caractère, il n’en avoit aucun; du sens assez, sans aucune sorte d’esprit, comme il parut dans l’affaire du testament du roi d’Espagne; de la hauteur, de la dignité par nature, par prestance, par imitation du Roi; de l’opiniâtreté sans mesure, et un tissu de petitesses arrangées, qui formoient tout le tissu de sa vie; doux par paresse et par une sorte de stupidité, dur au fond, avec un extérieur de bonté qui ne portoit que sur des subalternes, et sur des valets, et qui ne s’exprimoit que par des questions basses; il étoit avec eux d’une familiarité prodigieuse, d’ailleurs insensible à la misère et à la douleur des autres, en cela peut-être plutôt en proie à l’incurie et à l’imitation qu’à un mauvais naturel; silencieux jusqu’à l’incroyable, conséquemment fort secret, jusque-là qu’on a cru qu’il n’avoit jamais parlé d’affaires d’État à la Choin, peut-être que parce que tous [deux] n’y entendoient guère. L’épaisseur d’une part, la crainte de l’autre, formoient en ce prince une retenue qui a peu d’exemples; en même temps glorieux à l’excès, ce qui est plaisant à dire d’un Dauphin, jaloux du respect, et presque uniquement attentif et sensible à ce qui lui étoit dû, et partout. Il dit une fois à Mlle Choin, sur ce silence dont elle lui parloit, que les paroles de gens comme lui portant un grand poids, et obligeant ainsi à de grandes réparations quand elles n’étoient pas mesurées, il aimoit mieux très souvent garder le silence que de parler. C’étoit aussi plus tôt fait pour sa paresse et sa parfaite incurie; et cette maxime excellente, mais qu’il outroit, étoit apparemment une des leçons du Roi ou du duc de Montausier qu’il avoit le mieux retenue.
Son arrangement étoit extrême pour les affaires particulières: il écrivoit lui-même toutes ses dépenses prises sur lui; il savoit ce que lui coûtoient les moindres choses, quoique il dépensât infiniment en bâtiments, en meubles, en joyaux de toute espèce, en voyages de Meudon, et à l’équipage du loup, dont il s’étoit laissé accroire qu’il aimoit la chasse. Il avoit fort aimé toute sorte de gros jeu, mais depuis qu’il s’étoit mis à bâtir il s’étoit réduit à des jeux médiocres; du reste, avare au delà de toute bienséance, excepté de très rares occasions, qui se bornoient à quelques pensions à des valets ou à quelques médiocres domestiques; mais assez d’aumônes au curé et aux capucins de Meudon.
Il est inconcevable le peu qu’il donnoit à la Choin, si fort sa bien-aimée: cela ne passoit point quatre cents louis par quartier, en or, quoi qu’ils valussent, faisant pour tout seize cents louis par an. Il les lui donnoit lui-même, de la main à la main, sans y ajouter ni s’y méprendre jamais d’une pistole, et tout au plus une boîte ou deux par an; encore y regardoit-il de fort près.
Il faut rendre justice à cette fille, et convenir aussi qu’il est difficile d’être plus désintéressée qu’elle l’étoit, soit qu’elle en connût la nécessité avec ce prince, soit plutôt que cela lui fût naturel, comme il a paru dans tout le tissu de sa vie. C’est encore un problème si elle étoit mariée; tout ce qui a été le plus intimement initié dans leurs mystères s’est toujours fortement récrié qu’il n’y a jamais eu de mariage. Ce n’a jamais été qu’une grosse camarde brune, qui avec toute la physionomie d’esprit, et aussi le jeu, n’avoit l’air que d’une servante, et qui longtemps avant cet événement-ci étoit devenue excessivement grasse, et encore vieille et puante; mais de la voir aux parvulo[183] de Meudon, dans un fauteuil devant Monseigneur, en présence de tout ce qui y étoit admis, Mme la duchesse de Bourgogne et Mme la duchesse de Berry, qui y fut tôt introduite, chacune sur un tabouret, dire devant Monseigneur et tout cet intérieur la duchesse de Bourgogne et la duchesse de Berry et le duc de Berry, en parlant d’eux, répondre souvent sèchement aux deux filles de la maison, les reprendre, trouver à redire à leur ajustement, et quelquefois à leur air et à leur conduite, et le leur dire, on a peine à tout cela à ne pas reconnoître la belle-mère et la parité avec Mme de Maintenon. A la vérité, elle ne disoit pas mignonne en parlant à Mme la duchesse de Bourgogne, qui l’appeloit Mademoiselle, et non ma tante; mais aussi c’étoit toute la différence d’avec Mme de Maintenon. D’ailleurs encore cela n’avoit jamais pris de même entre elles. Madame la Duchesse, les deux Lislebonnes et tout cet intérieur y étoit un obstacle; et Mme la duchesse de Bourgogne, qui le sentoit et qui étoit timide, se trouvoit toujours gênée et en brassière à Meudon, tandis qu’entre le Roi et Mme de Maintenon elle jouissoit de toute aisance et de toute liberté. De voir encore Mlle Choin à Meudon, pendant une maladie si périlleuse, voir Monseigneur plusieurs fois le jour, le Roi non-seulement le savoir, mais demander à Mme de Maintenon, qui, à Meudon non plus qu’ailleurs, ne voyoit personne, et qui n’entra peut-être pas deux fois chez Monseigneur, lui demander, dis-je, si elle avoit vu la Choin, et trouver mauvais qu’elle ne l’eût pas vue, bien loin de la faire sortir du château, comme on le fait toujours en ces occasions, c’est encore une preuve du mariage d’autant plus grande que Mme de Maintenon, mariée elle-même, et qui affichoit si fort la pruderie et la dévotion, n’avoit, ni le Roi non plus, aucun intérêt d’exemple et de ménagement à garder là-dessus s’il n’y avoit point de sacrement, et on ne voit point qu’en aucun temps la présence de Mlle Choin ait causé le plus léger embarras. Cet attachement incompréhensible, et si semblable en tout à celui du Roi, à la figure près de la personne chérie, est peut-être l’unique endroit par où le fils ait ressemblé au père.
Monseigneur, tel pour l’esprit qu’il vient d’être représenté, n’avoit pu profiter de l’excellente culture qu’il reçut du duc de Montausier, et de Bossuet et de Fléchier, évêques de Meaux et de Nîmes. Son peu de lumière, s’il en eut jamais, s’éteignit au contraire sous la rigueur d’une éducation dure et austère[184], qui donna le dernier poids à sa timidité naturelle, et le dernier degré d’aversion pour toute espèce, non pas de travail et d’étude, mais d’amusement d’esprit, en sorte que, de son aveu, depuis qu’il avoit été affranchi des maîtres, il n’avoit de sa vie lu que l’article de Paris de la Gazette de France, pour y voir les morts et les mariages.
Tout contribua donc en lui, timidité naturelle, dur joug d’éducation, ignorance parfaite et défaut de lumière, à le faire trembler devant le Roi, qui, de son côté, n’omit rien pour entretenir et prolonger cette terreur toute sa vie. Toujours roi, presque jamais père avec lui, ou s’il lui en échappa bien rarement quelques traits, ils ne furent jamais purs et sans mélange de royauté, non pas même dans les moments les plus particuliers et les plus intérieurs. Ces moments même étoient rares tête à tête, et n’étoient que des moments presque toujours en présence des bâtards et des valets intérieurs, sans liberté, sans aisance, toujours en contrainte et en respect, sans jamais oser rien hasarder ni usurper, tandis que tous les jours il voyoit faire l’un et l’autre au duc du Maine avec succès, et Mme la duchesse de Bourgogne dans une habitude de tous les temps particuliers, des plus familiers badinages, et des privautés avec le Roi quelquefois les plus outrées. Il en sentoit contre eux une secrète jalousie, mais qui ne l’élargissoit pas. L’esprit ne lui fournissoit rien comme à M. du Maine, fils d’ailleurs de la personne et non de la royauté, et en telle disproportion qu’elle n’étoit point en garde. Il n’étoit plus de l’âge de Mme la duchesse de Bourgogne, à qui on passoit encore les enfances par habitude et par la grâce qu’elle y mettoit; il ne lui restoit donc que la qualité de fils et de successeur, qui étoit précisément ce qui tenoit le Roi en garde, et lui sous le joug.
De ce long et curieux détail il résulte que Monseigneur étoit sans vice ni vertu, sans lumières ni connoissances quelconques, radicalement incapable d’en acquérir, très paresseux, sans imagination ni production, sans goût, sans choix, sans discernement, né pour l’ennui, qu’il communiquoit aux autres, et pour être une boule roulante au hasard par l’impulsion d’autrui, opiniâtre et petit en tout à l’excès, de l’incroyable facilité à se prévenir et à tout croire qu’on a vue, livré aux plus pernicieuses mains, incapable d’en sortir ni de s’en apercevoir, absorbé dans sa graisse et dans ses ténèbres, et que, sans avoir aucune volonté de mal faire, il eût été un roi pernicieux.
Le pourpre, mêlé à la petite vérole dont il mourut, et la prompte infection qui en fut la suite, firent juger également inutile et dangereuse l’ouverture de son corps. Il fut enseveli, les uns ont dit par des Sœurs grises[185], les autres par des frotteurs du château, d’autres par les plombiers mêmes qui apportèrent le cercueil. On jeta dessus un vieux poêle[186] de la paroisse, et sans aucun accompagnement que des mêmes qui y étoient restés, c’est-à-dire du seul la Vallière, de quelques subalternes et des capucins de Meudon, qui se relevèrent à prier Dieu auprès du corps, sans aucune tenture, ni luminaire que quelques cierges.
Il étoit mort vers minuit du mardi au mercredi; le jeudi il fut porté à Saint-Denis dans un carrosse du Roi, qui n’avoit rien de deuil, et dont on ôta la glace de devant pour laisser passer le bout du cercueil. Le curé de Meudon et le chapelain en quartier chez Monseigneur y montèrent. Un autre carrosse du Roi suivit, aussi sans aucun deuil, au derrière duquel montèrent le duc de la Trémoïlle[187], premier gentilhomme de la chambre, point en année, et Monsieur de Metz[188], premier aumônier; sur le devant, Dreux[189], grand maître des cérémonies, et l’abbé de Brancas[190], aumônier de quartier chez Monseigneur, depuis évêque de Lisieux, et frère du maréchal de Brancas[191] des gardes du corps, des valets de pied et vingt-quatre pages du Roi portant des flambeaux. Ce très simple convoi partit de Meudon sur les six ou sept heures du soir, passa sur le pont de Sèvres, traversa le bois de Boulogne, et par la plaine de Saint-Ouen gagna Saint-Denis, où tout de suite le corps fut descendu dans le caveau royal, sans aucune sorte de cérémonie.
Telle fut la fin d’un prince qui passa près de cinquante ans à faire faire des plans aux autres, tandis que sur le bord du trône il mena toujours une vie privée, pour ne pas dire obscure, jusque-là qu’il ne s’y trouve rien de marqué que la propriété de Meudon et ce qu’il y a fait d’embellissement. Chasseur sans plaisir, presque voluptueux, mais sans goût, gros joueur autrefois pour gagner, mais depuis qu’il bâtissoit sifflant dans un coin du salon de Marly, et frappant des doigts sur sa tabatière, ouvrant de grands yeux sur les uns et les autres sans presque regarder, sans conversation, sans amusement, je dirois volontiers sans sentiment et sans pensée, et toutefois, par la grandeur de son être, le point aboutissant, l’âme, la vie de la cabale la plus étrange, la plus terrible, la plus profonde, la plus unie, nonobstant ses subdivisions, qui ait existé depuis la paix des Pyrénées, qui a scellé la dernière fin des troubles nés de la minorité du Roi. Je me suis un peu longuement arrêté sur ce prince presque indéfinissable, parce qu’on ne peut le faire connoître que par des détails. On seroit infini à les rapporter tous. Cette matière d’ailleurs est assez curieuse pour permettre de s’étendre sur un Dauphin si peu connu, qui n’a jamais été rien ni de rien en une si longue et si vaine attente de la couronne, et sur qui enfin la corde a cassé de tant d’espérances, de craintes et de projets[192].