Seule
DEUXIÈME PARTIE
I
C’était la « grande semaine » à Dieppe, la semaine des courses, qui avait amené aux villas tous leurs hôtes, faisait combles les hôtels, éclairait la plage et le Casino de la fraîche lumière des robes d’été, animait les rues étroites de la vieille ville normande, autant que la chaussée large de la rue Aguado, du roulement des équipages, de la résonance du sabot des chevaux sur le pavé inégal.
Mais, par cette fin d’après-midi d’août, la plupart des équipages étaient soigneusement clos, car un vent furieux soufflait du large, jetant rudement, sur les galets, les vagues apportées sans relâche par la marée montante, toutes livides sous les nuées de tempête qui muraient l’horizon.
Même au cœur de la ville, on sentait la violence des rafales qui s’engouffraient dans toutes les issues, chargées de leurs senteurs salines dont s’imprégnaient les lèvres.
Avidement, avec un plaisir gourmand, Marc de Bresles respira le souffle puissant venu de la mer comme il arrivait à Dieppe, par la route d’Arques, au trot rapide des deux chevaux attelés à la voiture qu’il conduisait lui-même… Et le désir impérieux le domina aussitôt de s’en aller immédiatement contempler la mer sans plus de souci des raisons qui l’amenaient en ville. Il se tourna vers le groom assis derrière lui, et commanda :
— Prenez les rênes, faites les courses nécessaires ; ensuite, vous irez m’attendre devant la poste.
Il sauta à bas de la voiture ; puis, au hasard, s’engagea dans l’une des rues qui conduisaient à la plage. Mais si attiré qu’il fût par l’horizon de tempête qu’il devinait, il avançait pourtant d’une allure flâneuse, l’œil séduit par la physionomie animée des rues, l’oreille charmée par le son de cette langue française dont l’avaient déshabitué cinq années d’absence. Une seule fois, pendant ce temps, il était revenu en France, mais pour un si bref séjour qu’à peine il avait pu se sentir sur la terre natale, bien vite rappelé par les responsabilités du poste qu’il avait accepté dans la création du chemin de fer au cœur même de l’Afrique.
Cette vie, hors du monde civilisé dont son énergie, son impérieuse volonté dans la lutte, son humeur aventureuse goûtaient avidement les difficultés et même les périls, cette vie l’avait conquis tout entier, tandis qu’il la menait. Maintenant, repris par le charme de son pays, il s’étonnait d’avoir pu si longtemps en demeurer éloigné.
Avec une sorte d’ivresse, depuis son retour, — trois semaines plus tôt, — il jouissait du bleu charmant des ciels d’été, de la lumière blonde épandue par le soleil de France, de l’apaisante sérénité des soirs, de la douceur des ombres sur l’herbe des pelouses et des prairies… A Paris, ç’avait été pour lui une véritable fête des yeux de retrouver la féerie des beaux magasins, l’animation souriante des boulevards, de revoir ces fines silhouettes de Parisiennes dans l’élégante coquetterie des robes d’été, dont son œil s’enchantait.
Et aujourd’hui, encore, tandis qu’il avançait dans la rue balayée par le vent de mer, il prenait plaisir à distinguer, parmi les passantes que la tourmente n’avait pas effrayées, les jeunes Françaises, des Anglaises aristocratiques, ou des simples jeunes misses, joyeusement garçonnières sous le canotier de paille, qui marchaient, raidies contre la tempête, entre la double muraille des vieilles maisons aux larges fenêtres.
Puis, tout à coup, il les oublia toutes, les unes et les autres… Devant lui, s’ouvrait l’infini de la mer sous un ciel d’orage, lourd comme les vagues que le vent dressait en collines sombres qui s’écroulaient avec un bruit formidable dans un poudroiement d’écume.
Et le spectacle était si beau que, pour en mieux jouir, sans bruit de paroles et d’exclamations, sans présence importune à ses côtés, il laissa derrière lui le Casino, dont la terrasse avait été envahie par une foule curieuse de baigneurs, et s’en alla, en dehors de la plage mondaine, descendre sur les galets tout près de la mer, si près que la poussière d’écume lui fouettait le visage. A peine quelques intrépides s’étaient approchés comme lui, un robuste Anglais, un vieux monsieur à face de marin, et, plus en avant encore, une femme très svelte, si mince qu’elle était tout ensemble effrayante et délicieuse à voir, immobile devant cette immensité, soulevée par un souffle de tempête, qui bondissait à ses pieds, et l’eût brisée comme un frêle petit jouet, sous son atteinte. Toute droite dans sa longue casaque qui frôlait les galets, elle regardait, la main appuyée sur la tête d’un gros chien danois, son col relevé très haut, laissant tout juste entrevoir, sous le tulle du voile, le haut d’un profil juvénile, l’ébouriffement léger des cheveux sombres sous la toque de paille à grandes ailes.
Comme Marc arrivait près d’elle, une rafale passait, si violente, qu’elle arracha le nœud qui retenait la voilette blanche et l’emporta dans son souffle, la jetant, au passage, presque au visage de Marc. D’un geste instinctif, il la saisit. L’étrangère s’était détournée, saisie par la brusque attaque du vent, avec une exclamation :
— Ah ! mon Dieu !
Tout à la fois, elle semblait impatiente et amusée, repoussant en arrière, d’un geste d’enfant, les petits cheveux fous de ses tempes, que le vent lui jetait sur le visage…
Marc, se découvrant, lui tendit la voilette.
— Voici, mademoiselle.
Le mot « madame » s’était arrêté sur ses lèvres. C’était sûrement une jeune fille que cette fine créature dont la peau avait l’éclat doré d’un beau fruit.
Simplement, avec une aisance de femme du vrai monde, elle dit :
— Je vous remercie, monsieur.
Et une ombre de sourire effleura la bouche très rouge, et les yeux, de larges yeux noirs, d’une profondeur veloutée, étincelants et chauds de vie jeune, des yeux avec lesquels pas une femme n’eût pu paraître laide.
D’un geste adroit, malgré la tourmente, elle rattachait son voile. Puis elle retomba dans une contemplation, tout ensemble si recueillie et si ardente, que Marc eut l’intuition qu’elle aimait passionnément la mer, que, devant un spectacle comme celui-là, le temps n’existait plus pour elle, qui s’enivrait de la violence du vent, de la voix tumultueuse des vagues écrasées sur les galets, de la houle éperdue des eaux, de la splendeur de ce ciel de tempête où, dans la déchirure soudaine des nuées, flamboyait la lueur fauve d’un étrange soleil couchant, pareil à un fantastique soleil d’apothéose.
Et Marc, la voyant ainsi, avait envie de la remercier tout bas d’être si délicieusement vibrante et jeune ; — comme aussi d’éclairer de sa grâce de femme ce farouche horizon de tempête.
Sûrement, ce fut le sursaut de son chien, inondé par l’écume d’une vague, qui, soudain, lui rendit la notion des instants enfuis. Elle secoua la tête, comme pour chasser la griserie du rêve. En même temps, un rire léger lui échappait devant la mine piteuse du chien, dont l’eau avait zébré le poil. Comme s’il eût pu la comprendre, tout en lui caressant la tête, elle lui disait :
— Mon pauvre Dick, voilà une aventure qui ne te plaît guère, n’est-ce pas ? Console-toi, va ; moi aussi, je suis toute mouillée ! Mais la fête est finie. Il faut que nous rentrions, car il est tard.
Le vent jetait toutes ses paroles à l’oreille de Marc, bien qu’elle parlât à demi-voix. Elle avait regardé l’heure à sa montre. Et, sans doute, force lui était décidément de partir, car, après une dernière minute de contemplation, elle se détourna et, lentement, se prit à remonter la pente des galets.
Sur la terrasse sablée, longeant la mer, une voiture l’attendait, une charrette anglaise attelée d’un poney, auprès duquel se tenait un domestique. Elle-même conduisait. Vite installée, les guides en mains, après un regard encore vers la mer, elle enleva son cheval, qui fila vers la ville.
Et Marc, alors, songea que, pour lui aussi, le temps avait marché, et qu’il n’était pas venu à Dieppe uniquement pour y contempler une mer démontée et une jolie silhouette de jeune fille. Mais, tout à la jouissance de son retour en France, il se sentait rempli pour lui-même d’une extrême indulgence, disposé à se pardonner ce qu’en d’autres temps, il eût peut-être qualifié d’enfantillages.
Sur la plage, les promeneurs étaient maintenant très rares. Avec l’approche du crépuscule qui venait plus tôt en cette fin d’août, l’air encore avait fraîchi et le vent ramenait de grosses nuées menaçantes chargées de pluie. Dans les hôtels qui, devant la mer, bordaient la longueur de la rue Aguado, des lumières commençaient à s’allumer…
Sans enthousiasme, Marc revint vers le Casino. Comme il passait devant l’une des larges portes enserrées dans les grilles, un abonné en sortait : un homme d’une cinquantaine d’années, aux allures de clubman aristocratique, qui, se trouvant face à face avec lui, s’arrêta court, le regardant d’un air d’indécision où il y avait une intense surprise, puis s’écria :
— De Bresles ! C’est bien vous, n’est-ce pas ? Je ne rêve point… Ah çà ! vous êtes donc en France ?
— Je suis en France, comme vous voyez, très ravi d’y être, d’y retrouver des amis qui veulent bien se souvenir de moi, qui me reconnaissent après tant d’années d’absence.
Et cordialement, Marc serra la main de Paul de Gannes. Puis, un court silence se fit entre les deux hommes dominés par la surprise de ce rapprochement soudain, par le rappel brusque du passé que leur rencontre évoquait tout à coup. Inconsciemment, ils se regardaient, chacun cherchant sur le visage de l’autre, les traits jadis familiers et la trace des dernières années enfuies…
Cette trace, elle se trouvait surtout dans la silhouette un peu alourdie de Paul de Gannes, dont la cinquantaine commençait à blanchir la barbe effilée, les cheveux soigneusement taillés sous le feutre gris. Marc, lui, avait maigri de corps et de visage, mais sans rien perdre de son air de robustesse nerveuse ; la peau brûlée par le soleil d’Afrique, semblait accentuer le caractère de volonté et d’énergie des traits auxquels le sourire donnait, comme jadis, une douceur imprévue et charmeuse.
Il sentit sur lui le regard de Paul de Gannes et, gaiement, il interrogea :
— Avouez que je m’illusionne en me figurant que vous me reconnaissez et que vous me trouvez, au contraire, un air terriblement exotique…
— Pas du tout ! Et c’est même ce qui me stupéfie ! Vous reparaissez tel que vous êtes parti, Parisien pur sang, et votre vie aventureuse devait vous convenir à merveille, car vous êtes rudement plus jeune d’aspect que vos contemporains ! Faites un seul tour au Casino en ce moment où la « grande semaine » les rassemble ici en nombre et vous en jugerez ! Mais que diable faites-vous à Dieppe, quand on vous croit en Afrique ? Comment êtes-vous ainsi revenu sans crier gare ?
Machinalement, les deux hommes s’étaient mis à marcher, insensibles à la violence du vent, à l’ombre grandissante du crépuscule, tout à leur soudaine rencontre qui évoquait, en leur pensée, des souvenirs effacés, une vision de leur passé mort…
Avec une imperceptible amertume, la voix de Marc s’éleva :
— Mon cher ami, à qui aurais-je crié gare ? Vous savez bien que je suis un solitaire dans l’existence ! J’ai débarqué il y a trois semaines, sans nul vain espoir d’être accueilli en grande pompe, voire même autrement… J’ai filé tout de suite vers Paris où je me suis retrempé avec joie dans l’atmosphère natale, sans m’apercevoir même, en mon enthousiasme, que cette atmosphère était saturée à souhait de la poussière d’été. Puis, m’étant parisianisé de mon mieux, ayant constaté que le mois d’août avait dispersé aux quatre coins de la France tous ceux que j’aurais eu quelque plaisir à voir, j’ai pris le train pour Dieppe, ou mieux pour Arques où m’appelle ma nouvelle qualité d’héritier…
— D’héritier ? Et oui, c’est vrai ! votre vieil original d’oncle, le comte de Sylvaire, est mort ?
— Il est mort, il y a deux mois.
— Et vous êtes son héritier…
— Et je suis son héritier… Non par la force des choses, mais par sa propre volonté, ce qui m’a permis d’accepter sans scrupule ledit héritage…
— Autrement, vous l’auriez refusé ?… De Bresles, au moral comme au physique, vous êtes toujours le même ! Votre séjour parmi des individus d’âme primitive vous a laissé tous vos raffinements de civilisé !
Marc eut un léger haussement d’épaules, un peu impatient :
— Mon cher ami, en toute simplicité d’âme, je vous avoue que, en effet, je n’aurais eu aucun goût pour accepter une fortune que son possesseur, vivant, semblait décidé à me refuser. Mais heureusement, je n’ai rien eu à démêler avec mes scrupules ! Mon digne oncle, après m’avoir traité comme le dernier des drôles parce que je prétendais gagner mon pain ainsi qu’un misérable prolétaire, a jugé, sans doute, sur le tard, que à tout péché miséricorde ! Et il a fait de moi une façon de millionnaire, possesseur de plusieurs châteaux, tout comme le marquis de Carabas, l’un entre autres à Arques…
— D’où votre présence ici, je comprends.
— Oui, le notaire m’a averti que cette propriété d’Arques y nécessitait ma présence pour la vente de terres qui en dépendent… Et je me suis exécuté. Depuis mon arrivée, hier soir, je joue bravement mon rôle de châtelain, mais cette après-midi, je n’y tenais plus et je me suis échappé pour venir voir ma vieille amie la mer…
— Que vous trouverez en pleine révolte !
Marc enveloppa d’un regard ravi l’horizon tourmenté. Puis il sourit un peu, aspirant à pleines lèvres l’âpre souffle du vent.
— Je l’aime ainsi… Sans doute, parce que depuis ma plus tendre enfance je me suis moi-même entendu, bien des fois, traiter de révolté ! Dites-moi, vous êtes ici pour la « grande semaine » ?
— Du tout, nous passons la saison à Dieppe. Ma femme s’y plaît beaucoup, car elle y retrouve tout son cercle. Vous y rencontrerez vous-même bien des visages connus ! La marquise de Maulde, pour ne parler que d’elle, y est avec sa petite-fille. Elle a une villa sur la route de Pourville.
Marc n’entendit même pas cette dernière phrase, l’âme soudain bouleversée par l’impérieuse résurrection du passé… Un passé que sa volonté, autant que les circonstances, semblait pourtant avoir aboli dans son souvenir, passé mort en ce jour d’automne où il était sorti de l’hôtel de Maulde, après avoir reçu l’adieu de Ghislaine de Moraines qu’il sentait perdue pour lui, toute au devoir imprévu qu’elle acceptait entier… Et dès lors, de toute énergie, il s’était appliqué à oublier le rêve fini, pour n’être plus qu’un homme d’action, vivant dans l’heure présente faite de difficultés, de périls audacieusement surmontés.
L’élan qui, autrefois, l’entraînait vers Ghislaine de Vorges avait été brisé, — irréparablement, semblait-il, — par son mariage avec le comte de Moraines. Mais cependant, il ne pouvait entendre parler d’elle comme d’une étrangère, et les paroles de M. de Gannes, tout à coup, l’évoquaient pour lui avec son charme mélancolique, ses yeux profonds, son sourire pensif et très doux… Machinalement, il répéta :
— Ah ! Mme de Maulde est à Dieppe… Et sa petite-fille vit toujours auprès d’elle ?
— Mais non, du tout. Josette de Moraines habite avec sa belle-mère, et cela depuis plusieurs années déjà. L’hiver même qui a suivi la mort de son pauvre père, elle a été fort souffrante des suites de cette terrible secousse ; alors Mme de Moraines l’a emmenée au bord de la mer, comme le recommandait le médecin, la marquise ne se souciant nullement de quitter Paris. Et sa complète liberté lui a paru si précieuse qu’elle a souhaité la conserver. Mme de Moraines et Josette se sont alors installées dans l’appartement même de Moraines et elles y sont restées. En ce moment, Josette est en villégiature chez sa grand’mère.
Il y eut un silence. Sur la terrasse à peu près déserte maintenant, les deux hommes s’étaient arrêtés et ils semblaient observer la course éperdue des vagues, sous le ciel obscurci par des nuées épaisses que ramenait le vent. Peut-être Paul de Gannes était-il le seul à remarquer la menaçante beauté de l’horizon. Le regard de Marc contemplait, dans le monde de l’âme, de pauvres ombres pâles, fantômes du passé… Un pli creusait son front.
Tout à coup, il interrogea et sa voix timbrée avait quelque chose d’un peu dur, mais de rêveur aussi :
— Est-ce que Mme de Moraines est également ici ?
— Oh ! non !
Et un demi-sourire courut sous la moustache de M. de Gannes.
— Vous seriez-vous imaginé que notre belle marquise, qui avait la fibre maternelle fort peu développée, s’aviserait, un beau jour, de devenir jalouse de la grande affection que Josette témoigne à sa belle-mère, et justement ! car Mme de Moraines s’est dévouée à elle comme bien des mères mêmes ne l’auraient pas fait ! Mais Mme de Maulde n’en a pas jugé ainsi. Et comme elle a coutume d’exprimer tout ce qu’elle a en tête, elle a non seulement fait sentir, mais dit à Mme de Moraines son impression… Cela, à plusieurs reprises, et même, — ma femme en a été témoin ! — d’une façon tout à fait blessante. Naturellement, Mme de Moraines se tient maintenant sur la réserve et voit fort peu la marquise. Entre nous, mon opinion est que Mme de Maulde est moins jalouse de l’affection témoignée par sa petite-fille que des succès littéraires de Mme de Moraines et de l’affluence des visiteurs dans son salon.
Marc le regardait, surpris.
— De quels succès littéraires, voulez-vous parler ?
— Ah ! çà, de Bresles, vous avez donc tout à fait perdu de vue vos anciens amis ?
— Ceux-là surtout qui auraient pu me parler de la famille de Moraines ; les pauvres Dupuis-Béhenne sont morts à un an de distance.
— Oui, après avoir eu la délicate pensée de léguer à Mme de Moraines, qu’ils aimaient comme leur fille, leur propriété de Bretagne, près de Paramé… Peut-être parce qu’ils savaient mieux que personne que la comtesse Ghislaine se refusait absolument à profiter de la fortune que lui donnait son mariage avec ce malheureux Moraines… C’est justement pour se créer une situation tout à fait indépendante qu’elle s’est mise à écrire… Et elle a étonnamment réussi ! C’est vraiment une femme remarquable !… Ah ! Moraines, qui s’y connaissait, avait bien su deviner tout ce qu’elle valait ! D’autres, après lui, s’en sont avisés aussi et s’en avisent même en ce moment, à commencer par Étienne Dechartres, vous savez, le poète et critique d’art… Mais jamais elle ne sera la femme de personne tant que Josette ne sera pas mariée.
— N’est-ce pas là un événement qui, sans doute, ne tardera pas à se produire ? Mlle Josette a aujourd’hui…
— Vingt ans. Oui, certes, elle est d’âge à goûter de la vie conjugale… C’est l’opinion très arrêtée de sa grand’mère qui rend fort injustement Mme de Moraines responsable du peu d’enthousiasme de la jeune personne pour le mariage. La vérité est que cette petite fille est terriblement difficile, peut-être, en effet, parce qu’elle est trop heureuse chez elle, trop aimée, trop gâtée par la comtesse Ghislaine… que je comprends tout le premier, car je la trouve exquise, cette enfant…
— Exquise ?… au physique ou au moral ?
M. de Gannes se mit à rire.
— Au physique et au moral ! Ah ! la délicieuse créature que Mme de Moraines a su faire de la gamine capricieuse d’autrefois ! Et cela, tout en lui laissant son entière personnalité !… Sapristi ! je comprends que tant de prétendants aspirent à conquérir cette insaisissable petite déesse, quittes à se voir éconduits !… Venez donc demain sur la plage vers les onze heures, vous la verrez, ma jeune amie Josette… Comme pour elle, je suis un vieux monsieur, — songez donc, un contemporain de son père !… — elle ne se tient pas avec moi, sur la défensive comme avec les brillants cavaliers qui tentent de lui faire leur cour… Généreusement elle me permet de jouir du rayonnement de sa belle jeunesse !
Marc ne répondit pas, devenu songeur. Tout en causant, les deux hommes s’étaient rapprochés du Casino, maintenant tout éclairé, car la nuit se faisait, une nuit voilée de nuages lourds de pluie… Déjà, sur le sol poudreux, les premières gouttes d’une averse s’écrasaient.
M. de Gannes s’exclama :
— Diable ! nous allons être mouillés ! de Bresles, entrez-vous au Casino ?
— Non, certes… Je vais rejoindre mon équipage quelque part en ville où il doit se croire abandonné, et mes courses faites, je regagne vite Arques-la-Bataille…
— Alors, mon cher ami, à demain… Venez nous trouver sur la plage… La cabine de Mme de Maulde, devant laquelle ces dames tiennent salon, est une des premières, près de l’escalier du Casino. Vous la découvrirez facilement ! Au revoir !
Marc répéta :
— Au revoir !
Et, laissant M. de Gannes chercher un abri, il s’enfonça dans la ville sous l’averse qui éclatait, drue et cinglante.