Seule
SEULE
PREMIÈRE PARTIE
I
Très attentive, le visage sérieux, sans un geste, Ghislaine de Vorges avait écouté les explications que lui donnait le notaire, Me Chauvelin.
Quand il se tut, un silence d’une seconde tomba dans le grand cabinet, sobrement riche. A travers les vitres, vibrait la rumeur de Paris, exclamations anonymes, bruit confus de paroles dans la rue, roulement assourdi des voitures sur l’asphalte. Puis la voix grave de Ghislaine, une belle voix de contralto, s’éleva :
— Alors, pour résumer ce que vous venez de me dire, monsieur, de la fortune de mon père et de celle de ma mère, il me reste environ quatorze cents francs de rentes… tout au plus ?
Le notaire inclina la tête :
— Oui, mademoiselle, comme vous venez de pouvoir vous en rendre compte vous-même.
Ghislaine, cette fois, ne répondit pas. Avec des yeux qui ne voyaient pas, elle considérait fixement les flammes qui jetaient de grandes lueurs joyeuses dans la cheminée et allumaient des reflets fauves sur le crêpe de sa robe de deuil, moirant de lumières l’ondulation blonde des cheveux, sous le voile sombre du chapeau.
Le notaire, tout en feuilletant ses papiers, l’observait discrètement avec un complexe sentiment fait d’intérêt, de respect, de sympathie compatissante pour cette belle vaillance de femme qui ne faiblissait pas devant l’évidence d’une ruine absolue. Mlle de Vorges eût-elle, jusqu’à cette heure, conservé quelque illusion, elle savait maintenant, à n’en pouvoir douter, que son père, le brillant général de Vorges, la laissait orpheline, sans autres ressources que cette misérable rente de quelques cents francs, pour ne s’être jamais inquiété de l’avenir et avoir dispersé, avec une parfaite insouciance, le peu de fortune qu’il possédait en patrimoine. Il était de la race de ceux qui disent ou pensent : « Après moi, le déluge ! »
Pourtant, si léger fût-il, il avait — à sa manière — une très vive affection pour cette fille unique dont la destinée le préoccupait si peu. Il était singulièrement fier de sa belle Ghislaine, comme il l’appelait volontiers ; il avait l’orgueil de son intelligence, de sa grâce, de son élégance raffinée et, jamais, ne trouvait nul parti digne d’elle ; ravi, en somme, de pouvoir la garder près de lui, âme charmante de son foyer, femme exquise qui faisait, de son salon, un milieu où les plus difficiles tenaient à honneur d’être reçus. Parce qu’elle semblait ne pas souffrir de ne devenir ni épouse ni mère, l’idée ne l’effleurait pas qu’elle eût pu désirer une destinée autre…
Maintes fois, Me Chauvelin avait entendu, à ce sujet, ses déclarations auxquelles toute réponse était inutile, les objections glissant sur cet homme incapable de se restreindre dans ses goûts de luxe et de dépense, de tenir compte de la question d’argent, même par affection pour sa fille. Avec une indifférence dédaigneuse, il laissait les années s’écouler, fort de la confiance que, nécessairement, « tout s’arrangerait toujours. »
Tout s’arrangerait ! Cette phrase, que Me Chauvelin avait entendue bien souvent dans la voix brève du général, lui traversa soudain le souvenir, tandis qu’il observait Mlle de Vorges. Comment les choses allaient-elles s’arranger à son égard ? Que deviendrait-elle ? Un mariage seul pourrait l’enlever à la terrible situation où la jetait la mort subite de son père. Mais combien y avait-il d’hommes capables d’épouser une fille ruinée, sans nulle espérance de fortune, — surtout, parmi ceux qui, par la naissance et l’éducation étaient de son monde !
Sans doute, de vieille date, il était avéré, dans la nombreuse phalange masculine reçue chez le général de Vorges, que sa très séduisante fille était tout le contraire d’une héritière, puisque, ses vingt ans déjà loin, elle n’était pas mariée, toute charmante qu’elle fût.
Car elle était charmante ! En sa qualité d’homme et de notaire très parisien, Me Chauvelin était connaisseur, et il savait que les plus difficiles eussent, comme lui, remarqué sa grâce de femme d’une distinction rare et fine, l’indéfinissable séduction du visage dont la vie et l’épreuve avaient pâli la peau transparente, laissant leur empreinte dans l’expression profonde du regard, dans la mélancolie grave, un peu amère de la bouche… Regard, lèvres de femme qui a beaucoup compris, senti, qui ne connaît plus les illusions ; mais aussi de vaillante qui ignore les lâchetés, les compromis de conscience, et oserait regarder en face la pire destinée !
Les secondes fuyaient, lourdes des pensées inexprimées de ces deux êtres qui, très clairvoyants l’un et l’autre, mesuraient la grave question d’avenir.
Une bûche s’écroula dans la cheminée en crépitant. Ghislaine dressa la tête, rejetée toute, brusquement, dans la réalité de l’heure présente, et une faible rougeur lui monta aux joues.
— Je suis confuse, monsieur, d’abuser ainsi de votre temps. Je m’oublie à réfléchir chez vous…
— Je vous en prie, mademoiselle…
— C’est que vous m’avez appris une chose bien grave pour moi, l’obligation toute nouvelle où je vais me trouver de me pourvoir de quelque moyen d’existence. Et je suis très novice en la matière…
— Voulez-vous me permettre, mademoiselle, de vous assurer de tout mon dévouement si je puis vous être utile en quelque chose ?
Elle eut un léger signe de tête qui remerciait.
— Peut-être, en effet, monsieur, aurai-je à recourir à votre obligeance. Mais je ne sais nullement ce que je vais faire… J’en suis seulement à me demander, avec un peu d’effroi, comment je pourrai m’y prendre pour gagner ma vie, moi qui, jusqu’ici, n’ai été qu’une sorte de créature de luxe… Enfin, je vais chercher !
Elle se levait. Craignant d’être indiscret, Me Chauvelin ne tenta pas de donner un avis qu’on ne lui demandait pas. Qu’eût-il dit, d’ailleurs ? De banales paroles d’espoir auxquelles il ne croyait pas, son expérience lui faisant juger à quelles difficultés allait se heurter cette élégante créature, soudain jetée aux prises avec une besogne de mercenaire.
Pas plus que lui, elle ne devait s’illusionner ; les divers entretiens qu’il avait eus avec elle, la lui avaient révélée d’une clairvoyance sceptique pour juger les gens et les choses, qui semblait presque étrange chez une femme, en somme, aussi jeune.
Profondément, il s’inclina sur la main qu’elle lui tendait, d’un geste très franc, disant :
— Je vous remercie encore, monsieur, de tous les renseignements, des explications que vous m’avez donnés avec tant d’obligeance depuis plusieurs semaines. Et, à l’occasion, je me permettrai encore de recourir à votre expérience, puisque vous voulez bien m’y autoriser.
— Je vous serai infiniment reconnaissant toujours, mademoiselle, de votre confiance.
Il s’effaçait pour la laisser passer. Elle le salua. Son regard embrassait une dernière fois le grand cabinet somptueusement sévère où elle venait d’apprendre que, désormais, elle appartenait à la classe des humbles qui doivent dépendre des autres, s’ils veulent avoir leur pain quotidien.
Cette idée courut en sa pensée, et un tressaillement secoua ses nerfs trop tendus. Elle se détourna et, derrière elle, la porte retomba sourdement.
Elle était seule, la pénombre de l’escalier un peu obscur l’enveloppait. Machinalement, elle s’arrêta, brisée soudain par une sorte d’infinie lassitude qui éveillait en elle un invincible désir de s’asseoir là, dans cette ombre et ce silence, de s’y endormir pour oublier, pour ne plus connaître le supplice de réfléchir sans relâche aux mêmes sujets douloureux.
Oublier ! Quel rêve impossible ! Est-ce qu’elle pouvait oublier les épreuves qui s’appesantissaient sur sa vie, oublier ce que ce notaire lui avait appris avec une précision inexorable ? Les paroles bourdonnaient encore à son oreille, lui répétant ce dont elle avait la prescience, depuis que la mort inattendue de son père, enlevé par une congestion pulmonaire deux mois plus tôt, l’avait obligée à compter désormais sur elle seule. Comment avait-elle eu cette faiblesse d’espérer qu’elle s’exagérait une situation qu’elle savait grave ? Maintenant, elle en avait pleine conscience. Les dettes de son père payées, tout juste, il lui restait de quoi ne pas mourir de faim ; elle, Ghislaine de Vorges, qui, quelques mois plus tôt, était l’une des femmes les plus recherchées de Nancy, où son père tenait garnison, son salon recevant la société la plus aristocratique de la ville…
Un frémissement l’ébranla encore. Mais elle se domina aussitôt. Quelqu’un descendait, venant d’un étage supérieur. A quoi songeait-elle donc de demeurer ainsi, sur ce palier, s’exposant à la curiosité du premier passant venu ?
Lentement, elle se prit à descendre les marches, arriva sous la porte cochère. La bise âpre d’hiver lui cingla le visage, dissipant l’espèce de torpeur angoissante qui l’avait abattue.
Devant elle, enchâssée dans un kiosque, une horloge marquait dix heures et demie. Elle songea :
— Il n’est pas tard ! J’ai le temps d’aller sans hâte, en réfléchissant tout à mon gré, à mon rendez-vous chez Mme Dupuis-Béhenne. J’arriverai de façon à causer avec elle avant le déjeuner. Elle a beaucoup de relations, beaucoup d’expérience aussi, et elle pourra peut-être m’aider à découvrir à quoi je pourrai être bonne pour gagner ma vie.
Gagner sa vie ! Ces mots résonnaient dans son esprit comme une note fausse, meurtrissant en elle d’obscures fiertés de race. Ses aïeules avaient toutes été des grandes dames délicatement raffinées, et elle, leur descendante, tressaillait d’une sourde révolte en se sentant entraînée dans l’humble phalange de celles qui sont salariées.
A quoi bon cette révolte ! Ne savait-elle pas que, devant la nécessité, elle n’avait plus qu’à s’avouer vaincue, en acceptant bravement sa destinée, avec le courage qui était de tradition chez les de Vorges ? Maintenant qu’elle avançait dans la foule indifférente des passants, sans illusion, elle voyait ce qu’allait être cette destinée. Me Chauvelin avait raison. C’était réellement une femme que Ghislaine de Vorges, — non plus une jeune fille. D’ailleurs, elle avait grandi sans mère et appris, presque enfant encore, à vivre repliée sur elle-même.
Pourtant, comme les privilégiés, elle avait eu son heure de vraie jeunesse, d’exquise foi dans l’avenir, d’espoirs délicieusement fous, de griserie juvénile dans le plaisir qu’elle goûtait avec une avidité de créature vibrante. Très fêtée partout, elle avait cru, sans en douter, que, parmi ces jeunes hommes si empressés autour d’elle, il s’en trouverait un, sûrement, qui, pas plus qu’elle-même, ne mêlerait à l’amour, le méprisable souci d’argent ; un qui ne se préoccuperait point qu’elle eût pour toute fortune son vieux nom aristocratique et la situation que lui donnait dans le monde le grade de son père.
Mais le temps et les faits s’étaient chargés de la détromper, de lui apprendre que, si elle voulait se marier, il lui fallait, fille sans dot, n’être pas fort difficile. Et comme elle était incapable de donner sa vie sans amour ni foi, elle avait compris que, selon toute vraisemblance, elle ne serait, sans doute, pas du nombre de celles qui connaissent les joies des épouses.
Si cette certitude, acquise impitoyablement, lui avait été cruelle, du moins, elle avait gardé le secret de la blessure reçue… Si plusieurs s’étaient étonnés du détachement sceptique que trahissaient parfois ses paroles, personne, du moins, n’avait pénétré la profondeur d’amertume, de désenchantement et de tristesse creusée en elle par ses découvertes de chaque jour qui métamorphosaient, avant l’âge, la jeune fille confiante en une femme sans illusion.
De plusieurs expériences faites, bon gré, mal gré, elle était sortie avec un tranquille mépris pour la foule de ces jeunes hommes si prompts à lui faire leur cour et si dédaigneux de lui offrir leur nom parce qu’elle était sans fortune ; les jugeant désormais à leur mesure, elle leur avait fermé sa vie et ne leur ouvrait que son salon, leur demandant seulement d’y faire bonne figure, quand il lui avait plu de leur en permettre l’entrée… Écœurée de se heurter sans cesse à de misérables préoccupations d’argent, à peine dissimulées parfois, elle en était arrivée à une indulgence infinie pour la désinvolture de beau joueur qu’apportait son père à dédaigner tout calcul ; et, avec une générosité hautaine, elle avait, à l’avance, accepté les conséquences d’un état de choses dont, seule, elle porterait le poids. Volontairement, elle avait vécu dans l’heure présente, se dépensant en véritables prodiges pour maintenir l’équilibre d’un budget sans cesse culbuté par les dépenses du général, pour recevoir dans un décor d’élégance, aller dans le monde, y tenir la place qu’exigeaient le nom et le grade de son père.
Son père ! jamais, en lui, elle n’avait trouvé d’appui moral, seulement une sorte de protection chevaleresque, une courtoisie d’homme du monde pour une femme étrangère, alliée à une affection très réelle, très vive et très égoïste. Mais tel qu’il était, — séduisant et léger, — il lui était cher parce qu’elle était de celles qui donnent sans même souhaiter recevoir en retour ; et sa mort avait été pour elle une douloureuse épreuve…
Et voici qu’il ne lui était plus même permis de porter son deuil dans la solitude, — une solitude à peu près absolue, puisqu’elle n’avait aucun proche parent et que, ne pouvant rester à Nancy, elle ne retrouvait à Paris — refuge de toutes les misères ! — que des relations mondaines rompues par sa ruine. Le notaire venait de l’en avertir, les circonstances la jetaient dans la lutte pour la vie. Et comme un terrible problème à résoudre, cette pensée la tenaillait, tandis qu’elle marchait dans la rue claire, qu’allait-elle faire ? Elle ne pouvait cependant se transformer subitement ni en ouvrière, ni en institutrice, ni en professeur ! Alors quoi ?
A réfléchir ainsi, une sorte d’épouvante se glissait pour la première fois dans son âme courageuse.
Son regard qui errait, distrait, autour d’elle, se fixa par hasard et une petite commotion la secoua toute. Sur la plaque d’une grand’porte, elle venait de lire : Agence de placement pour institutrices et gouvernantes, Mme Saint-Edme.
Fallait-il entrer là, s’informer ? Apprendre tout de suite comment doivent s’y prendre les pauvres créatures qui cherchent une place ? D’instinct, elle s’arrêta. Une sorte de désir douloureux de mesurer l’étendue de sa déchéance jaillit en elle, tellement irrésistible, que toute réflexion, toute révolte, toute hésitation abolie en elle, d’un geste résolu, elle tourna le bouton de la porte indiquée, et entra.
Un timbre vibra éperdument et fit dresser la tête à une vieille dame en bandeaux gris qui écrivait derrière un bureau. A la vue de Ghislaine, elle posa sa plume et se souleva un peu sur son fauteuil avec un salut, arrêtant sur l’étrangère de petits yeux perçants, couleur de café. Puis, elle attendit que la visiteuse s’expliquât. Mais soudain, il semblait à Ghislaine que, jamais, sa volonté ne pourrait faire sortir de ses lèvres les mots qu’il fallait pourtant dire.
Étonnée de son silence, la vieille dame se décida à intervenir, un peu surprise.
— Vous désirez une institutrice ou une gouvernante ? madame.
Par un violent effort, Ghislaine parvint à se dominer ; mais, en répondant, il lui paraissait parler d’une autre qu’elle-même.
— Je viens, non pour vous demander une institutrice, madame, mais pour me recommander moi-même, comme institutrice ou encore lectrice, ou dame de compagnie.
La vieille femme la considéra une seconde avec une idée vague que cette inconnue, aux allures de grande dame, se moquait d’elle ; à moins qu’elle n’eût pas toute sa raison. Et, la voix hésitante, elle répéta :
— Vous désirez, madame, une place pour vous ?
— Oui, fit machinalement Ghislaine.
Plus aiguë encore, l’impression l’envahissait qu’elle jouait un rôle dans le cadre inconnu de ce petit parloir trop chauffé où, près du poêle, un gros chat roux dormait, paresseux.
Force était bien à Mme Saint-Edme de se rendre à l’évidence. Sans qu’elle en eût conscience, peut-être, son accent changea, se fit plus bref. Elle interrogea :
— Vous avez été placée déjà ?
— Non, jamais.
— Mais vous vous êtes occupée d’instruction ? Vous avez l’habitude de l’enseignement ?
— Non, je n’ai pas eu encore l’occasion de donner des leçons.
La vieille dame fronça les sourcils, assujettit ses lunettes et darda un regard perçant sur Ghislaine.
— Enfin, vous avez vos brevets ? Car autrement je ne pourrais vous recommander.
— J’ai, en effet, autrefois, passé des examens, et je serais capable je crois, de surveiller le travail de jeunes enfants, ou perfectionner l’éducation de grandes jeunes filles…
— Bien, je vais prendre note de cela. Vous connaissez des langues étrangères ? Vous êtes musicienne ?
— Je parle l’anglais comme le français et je sais l’allemand et l’italien de façon à les lire couramment.
Mme de Saint-Edme écrivait, sur son registre, les renseignements à mesure que la jeune fille parlait. Elle avait un air de se tenir en garde contre une surprise. Évidemment Ghislaine lui semblait une singulière institutrice, point du tout dans la note. Presque revêche, dardant sur la jeune fille ses petits yeux de fouine, elle questionna :
— Serez-vous exigeante pour les conditions ?
— Les conditions ?…
— Oui, les appointements que vous demandez.
Une flambée rose courut sur le visage de Ghislaine. Instinctivement, elle dit :
— Je désire qu’ils soient convenables et m’inquiéterai surtout du milieu qui me sera ouvert… Ce que je souhaite est-il difficile à trouver ?
— Pas autrement facile. Il y a toujours beaucoup plus d’offres que de demandes. Vous avez, sans doute, des références à donner ?
— Pour ?…
— Mais pour que les familles puissent avoir leurs renseignements sur vous. Naturellement, elles ne peuvent prendre une inconnue.
Le ton de la vieille dame devenait presque agressif. Dominée, malgré elle, par l’aristocratique distinction de Ghislaine, par la réserve de ses paroles, elle se vengeait de n’oser la questionner en se montrant désagréable dans toute la mesure de ses moyens.
— Soyez sans crainte, madame, je fournirai aux familles avec lesquelles vous me mettrez en rapport les renseignements les meilleurs et les plus sérieux sur mon honorabilité, ma famille, etc. En ce moment, vous n’avez rien à m’offrir ?
— Rien du tout, mademoiselle, qui puisse vous convenir. Le genre d’institutrices qu’on me demande le plus n’est pas le vôtre. En général, les familles recherchent surtout les personnes d’apparence modeste qui tiennent tout naturellement la place un peu effacée, de second plan, qui est la leur ; celles qui sont pour les enfants, les jeunes filles qu’elles accompagnent, de véritables chaperons, très sérieux. Si j’osais me permettre de vous adresser un conseil, je vous recommanderais une très grande simplicité de costume, d’allures, quand vous aurez à vous présenter dans une place… Je…
Sans en avoir conscience, Ghislaine regardait la vieille dame d’un tel air, qu’elle s’arrêta court. D’un geste effaré, elle saisit son porte-plume et baissa le nez sur son registre, disant hâtivement :
— Si vous voulez bien me laisser votre nom et votre adresse, mademoiselle, je vous écrirai, dès que j’aurai une situation à vous proposer. Cela vous évitera de revenir peut-être inutilement. J’adresserai mes lettres à Mlle…
Ghislaine hésita. Il lui paraissait impossible de livrer ainsi son vieux nom pour qu’il demeurât là, inscrit dans les registres d’une agence de placement… Avec une imperceptible hauteur dont elle ne se rendit pas compte, elle dit :
— Je repasserai, madame, dans quelques jours. Au cas, cependant, où vous auriez besoin de m’écrire, vous pouvez adresser votre lettre à Mlle de Vorges, couvent des dames de Sainte-Anne.
— C’est…
— Ma meilleure amie. Elle me fera savoir tout ce que j’aurai besoin d’apprendre. Je vous remercie, madame.
Elle eut un signe de tête qui la faisait si grande dame que, de nouveau, la petite vieille, habituée aux allures différentes de son humble clientèle, se sentit reprise de la conviction que cette élégante inconnue s’était jouée d’elle. Dans son étroite cervelle, jaillit le désir de trouver les mots qui obligeraient cette audacieuse à avouer sa supercherie. Mais avant qu’elle eût pu les découvrir, Ghislaine était sortie, laissant la porte retomber avec un sentiment éperdu de délivrance. A pleines lèvres, elle respirait l’air glacé qui n’apaisait cependant pas la brûlure de son visage.
Fiévreusement, elle se mit à marcher d’un pas rapide, pour laisser plus vite, loin derrière elle, l’odieux parloir où, pour la première fois, elle venait de connaître l’amertume du rôle de solliciteuse. Elle savait que, toute sa vie, elle se rappellerait la vulgaire petite pièce surchauffée, les rideaux de mousseline reprisés, et, devant le bureau, la vieille dame agressive, sa face ronde et ridée dans ses bandeaux plaqués sous une coiffure d’ouvreuse, ses yeux couleur de café, plus inquisiteurs encore que les lèvres minces qui articulaient insolemment des choses trop justes…
Oh ! oui, bien justes ! Ce que cette femme lui avait dit des qualités exigées des institutrices, était bien la vérité ! Alors, quelles faibles chances, elle avait de réussir à se faire agréer !
Et, peut-être pour aboutir à un résultat négatif, combien de fois lui faudrait-il subir un interrogatoire comme celui qui venait de lui être infligé dont elle demeurait toute frémissante ! Jamais encore, même lorsque le notaire lui avait enlevé ses dernières illusions, quant aux débris de sa fortune, elle n’avait eu pareillement conscience de sa ruine, de ce qui allait en résulter pour elle de blessures d’amour-propre, de déceptions, de froissements inconnus, d’humiliations dont elle avait tout à coup la prescience amère…