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Simone: Histoire d'une jeune fille moderne

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The Project Gutenberg eBook of Simone: Histoire d'une jeune fille moderne

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Title: Simone: Histoire d'une jeune fille moderne

Author: Victor Tissot

Release date: February 7, 2006 [eBook #17696]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SIMONE: HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE ***

Produced by Carlo Traverso, Massimo Blasi and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SIMONE

HISTOIRE D'UNE JEUNE FILLE MODERNE

Par VICTOR TISSOT

Paris E. Dentu, Éditeur 3, Place Du Palais-Royal, 3

* * * * *

PREMIÈRE PARTIE

I

«Ça marche! Ça marche! Enfoncées les poupées anglaises! Ce gamin de Bamberg est étonnant avec ses trucs. N'a-t-il pas imaginé de remplacer les yeux de verre, des yeux fixes, des yeux bêtes par des petites sphères, grosses comme des noisettes, qui pivotent sur elles-mêmes dès que l'on appuie sur un levier minuscule dissimulé sous le chignon? Une pression sur la nuque et hop! les yeux bleus s'enfoncent sous la paupière supérieure pendant qu'apparaissent des yeux noirs. Ce petit ingénieur est extraordinaire en machinations.

«L'hiver prochain je vais doubler ma vente. Ma petite Simone, qui est une habilleuse plus forte que Worth, chiffonnera du satin autour de mes princesses. Et allez donc ne pas acheter des bébés qui, vêtus comme des princes, ont des yeux de rechange!

«Et allez donc ne pas acheter…» Dans la joie de son triomphe sur les fabricants de poupées anglaises, M. Gosselet, gesticulant, avec sa canne, faillit casser le bras à un Amour en plâtre qui tirait des flèches tout en se tenant en équilibre sur un orteil,—ce qui est une bien mauvaise position pour un tireur, même pour un tireur d'arc.

M. Gosselet qui accouchait, bon an mal an, de trois à quatre cent mille poupées, se sentait les reins assez robustes pour enfanter un million de bébés, maintenant qu'il pouvait leur donner des yeux de rechange.

Brusquement il s'arrêta, se gratta le bout du nez, devint grave et se mit à palper tous les doigts de sa main gauche entre le pouce et l'index de sa main droite comme pour s'assurer de la souplesse de ses articulations.

En réalité M. Gosselet se livrait à un calcul très compliqué et se servait de ses phalanges, de ses phalanges seulement, alors que d'autres emploient des tables de logarithmes. Il parlait haut puis murmurait, puis poussait de petits grognements quand l'opération se brouillait comme un quadrille dansé par des jeunes gens frais échappés du collège.

—A cent francs la douzaine, prix de revient… A mille francs la douzaine, prix de vente, je gagne…

Le gain prévu par M. Gosselet était si considérable, qu'il enjamba, par distraction, les petits arcs en bois qui bordaient l'allée sablée de jaune et fit deux ou trois enjambées dans le gazon. Or le gazon de M. Gosselet était de ces gazons bourgeois que nul pied ne doit fouler, gazons faits pour la joie de l'oeil comme les petits sapins que les enfants exhument des boîtes de jouets.

Le marchand de poupées regagna vite l'allée, confus d'avoir été surpris en ce mauvais pas par Tant-Seulement, le jardinier.

En effet, à dix mètres de là, Tant-Seulement, qui taillait au cordeau des buis de bordure, regardait son patron bouche bée. M. Gosselet lui faisait chausser des espadrilles deux fois par an, pour la tondaison de la pelouse, prétextant que les sabots de bois du bonhomme creusaient des trous dans le sol, et voilà que le fabricant de poupées foulait l'herbe haute comme un poulain lâché!

Tant-Seulement—on avait affublé Jean Patard de ce sobriquet, parce qu'il avait la manie de mettre beaucoup d'adverbes dans les phrases qu'il adressait aux bourgeois, pour cacher son ignorance, comme les mauvaises cuisinières prodiguent les oignons dans leurs plats pour dissimuler la fadeur de l'apprêt,—Tant-Seulement était stupéfait. M. Gosselet vint à lui, souriant:

—Mon pauvre Tant-Seulement, il faut que j'augmente tes gages. Tout pousse à souhait, ici. Le gazon—je l'ai mesuré—me monte jusqu'au genou! Tes mosaïques de fleurs sont d'une couleur et d'un dessin merveilleux. As-tu débarbouillé au papier de verre les deux Neptunes du bassin? Ma femme prétend que les teintes sales et les moisissures leur siéent bien, mais je veux, moi, que mes statues soient blanches comme neige.

—Oui, monsieur. Mais je ne peux plus toucher à l'enfant nu qui lance des flèches. La fossette du menton s'en va. Encore un tant-seulement petit peu et il va devenir maigre.

—Bien, tu le frotteras moins fort, mon garçon. On a l'habitude de voir des enfants un peu mal mouchés: ça n'offusque personne. Soigne la toilette des grandes personnes, soigne les pieds surtout. C'est aux pieds, vois-tu, que l'on reconnaît les gens chics de ceux qui ne sont pas… chics. Mais tu ne connais rien aux choses très compliquées du savoir-vivre, Tant-Seulement. Ma femme est extraordinaire là dessus.

—C'est vrai de vrai, et Mlle Simone est quasiment plus forte que Madame. Je vous remercie bien, monsieur. Je vous remercie bien. Je n'avais pas été augmenté depuis quatre ans… aujourd'hui, c'est-à-dire depuis la noyade du petit chien de Madame.

—Je me souviens… Je suis content du gazon. Il est haut, épais; on pourrait se rouler dessus comme le font les paysans; il me monte à mi-jambe: je l'ai mesuré. Aussi j'augmente tes gages de vingt francs par an.

—Je remercie infiniment monsieur.

Courbé sur la bordure de buis, Tant-Seulement se mit à la besogne, taillant les ramilles à grands coups de sécateur, peu satisfait de son augmentation. Et M. Gosselet se dirigea à petits pas vers son usine, se frottant les mains.

Le fabricant de poupées qui avait un nom honorablement connu sur la place de Paris avait convaincu son jardinier qu'il n'avait mis le pied sur la pelouse que pour mesurer la hauteur du gazon. Un homme qui est dans les affaires n'a pas le droit d'être distrait. Le rival de M. Gosselet, le fabricant Tuffard aurait fait, s'il l'avait su, des réflexions désobligeantes sur les écarts de pensée de M. Gosselet, et, dame, la fabrique de bébés aurait périclité. Vingt francs donnés tous les ans à ce pauvre Tant-Seulement et la maison était sauvée!

Le fabricant de poupées, tout réjoui par la découverte des yeux de rechange, se permit ce matin-là un petit extra de promenade dans le parc.

Le parc de M. Gosselet, qui occupait, entre la gare de Bel-Air et la place de la Bastille, cinq ou six hectares d'un terrain de banlieue, était un parc rectangulaire entouré de murailles en briques rougies chaperonnées de larges dalles blanches. Il longeait la rue Michel-Bizot et la rue Claude Decaen sur deux faces, le chemin de fer et l'usine sur les deux autres côtés.

Malgré son nom prétentieux de parc, l'enclos du fabricant renfermait un petit potager que l'architecte avait malencontreusement dessiné le long de la voie ferrée. Tous les matins, Tant-Seulement devait épousseter les escarbilles de charbon tombées sur ses salades.

A part ce léger inconvénient, le parc de M. Gosselet avait fort bon air. Sur la grille, des bébés en or dansaient des farandoles ou se laissaient glisser au bas des barreaux en fer. Les grandes allées étaient couvertes d'un sable blond à peu près vierge de traces, parce que les propriétaires se promenaient de préférence dans les petits sentiers dits de service. Les arbres d'ornement étaient taillés en rond, en carrés, en pain de sucre, en pyramides, en hexagones. Les arbres à fruit étaient crucifiés comme tous les arbres à fruit qui se respectent. Des massifs de fusains entourés de sentes en lacis formaient des labyrinthes inextricables pour des coccinelles. Des poissons qui n'étaient pas rouges nageaient dans des bassins servant de bains-de-pieds à une demi-douzaine de dieux aquatiques.

Au milieu du parc s'élevait, en un bouquet d'acacias plantés à la diable, une maison d'habitation d'une grande simplicité, percée de larges baies à deux glaces. Un balcon de pierre ajourée faisait le tour du deuxième étage. Des logettes en fer forgé encadraient toutes les fenêtres de l'étage supérieur. Un double escalier en granit conduisait au perron dallé de bleu du rez-de chaussée, perron que ne protégeait pas une marquise en fer-blanc. Ce chalet, à faces irrégulières, n'était pas flanqué de tourelles comme de béquilles. Le toit en tuiles rouges n'était pas surchargé de girouettes, le pauvre!

M. Gosselet avait dû se faire violence pour permettre la construction d'une maison si humble d'aspect au centre d'un parc si géométriquement beau.

Le châlet communiquait avec l'usine par une allée de tilleuls longue de deux cents pas, allée close au mur d'enceinte par une porte en chêne ornée de têtes de clous grosses comme des soucoupes.

Cette porte avec ses croix en fer, ses gonds énormes, semblait avoir été construite pour protéger ce parc bourgeois contre les rébellions possibles du monstre ouvrier crachant des pierres et de la fumée. Cependant elle n'avait point l'air terrible, encadrée dans le vert de lilas en fleur placés près de ses portants comme deux brûle-parfums purifiant l'air empuanti d'odeurs de résine et de houille.

Dans l'allée de tilleuls, toujours souriant, M. Gosselet lorgnait la grande cheminée de son usine se dressant par-dessus le mur.

Il n'était plus qu'à dix mètres de la porte enferraillée quand un gazouillis de voix féminines attira son attention.

—J'ai de quoi faire un bouquet, Berthe! Encore cette grosse branche et je descends. Si le père Gosselet m'attrapait, ma chère… Pousse un peu… Là, je suis assise sur le mur.

Le fabricant de poupées voulut surprendre les chipeuses de lilas mais le gravier craquant sous son pied, il n'aperçut que deux grands yeux noirs sous un casque blond. Il entendit:

—Lâche tout, Berthe, voici le père Gosselet.

Il cria:

—Voleuses! Je saurai bien vous reconnaître à l'atelier.

Mais il ne songea pas à les poursuivre. Le temps d'ouvrir la porte solidement cadenassée et les petites ouvrières seraient penchées sur leur établi, bien sages, coiffant les poupées ou vermillonnant avec un pinceau les lèvres exsangues en carton pâte. Pas respectueuses ces gamines! Il n'était pour elles que le «père Gosselet».

Brusquement, il revint sur ses pas, la canne levée comme pour châtier l'insolence de ces petites filles.

—Tant-Seulement!

—Monsieur!

—Je t'ai promis vingt francs d'augmentation, mon garçon. Ce n'est pas tout.

Tant-Seulement, surpris, laissa tomber son sécateur et sourit large.

—Tant-Seulement, mes ouvrières viennent baguenauder dans la cour sous toutes sortes de prétextes, puis elles grimpent sur le mur et cassent des branches de lilas, le lilas de ma fille.

—Ah! monsieur, c'est des Parisiennes. Et les petites Parisiennes ça vous a des nez de millionnaire, quasiment. Mais le lilas de mademoiselle, vrai, ce n'est pas pour leurs museaux.

—Aux heures de rentrées et de sorties des ateliers, tu te cacheras le long du mur. Tant Seulement. Tu seras armé d'une baguette et taperas sur les menottes qui s'accrocheront aux dalles. Tu ne taperas pas trop fort, mon garçon. Elles me feraient payer la casse. Connais-tu les polisseuses?

—Oh! presque toutes, monsieur. Il y a Fricassée, la Grande-Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux, l'Embaumée… Ça pourrait bien être l'Embaumée qui vous vole vos fleurs, monsieur. Quand elle a une rose au corsage, elle n'a pas toujours deux sous de petit-noir dans l'estomac… Il y a encore…

—Bien, cela suffit.

—C'est que je les connais bien, allez. Je les rencontre tous les soirs, vraisemblablement, à la station des tramways… Ce qu'elle est fière, cette l'Embaumée, malgré sa bosse!

—Pince les voleuses, Tant-Seulement, et à chaque prise tu toucheras une prime de quarante sous.

—Mais si je cogne sur les doigts immédiatement, je ne verrai pas les têtes, probablement.

—Prends le signalement et tape ensuite… mais pas trop fort.

—Bien, monsieur. Je connais le métier, je fais ça naturellement.

—Quel métier, mon garçon?

—Pincer les maraudeurs.

—Ah bast!

—Mais, certainement; en été, monsieur me donne congé le dimanche, je vais soigner les rosiers du maire de Viroflay. Drôlement taillés les rosiers du maire. Ils poussent tous comme des chardons et allongent la tête par-dessus le mur de briques qui borde le chemin. Il passe là un tas de jeunesses avec des ombrelles rouges et des petits rires qui sonnent comme des cornets à piston, venues à la campagne pour manger des pissenlits tout crus cueillis dans le fossé. Elles voient les roses, passent les menottes par-dessus le mur. Et hop! les voilà prises. Je les maintiens par le poignet pendant que le garde champêtre dresse procès-verbal. Si elles sont accompagnées par des hommes, on leur fait payer une amende. Quand elles sont seules, on plaisante un brin et elles griffent le garde champêtre.

—Et que gagnes-tu à ce vilain métier, mon pauvre Tant-Seulement?

—Trois francs par jour, mais je ne touche pas à l'argent des Parisiens.

—Les amendes sont pour les pauvres? Tiens! ton maire a une façon bien amusante de faire la charité!

—Oh! monsieur, je crois certainement que le maire partage l'argent avec le garde champêtre.

—C'est juste! Tu vas gagner de jolies pièces de quarante sous, mon garçon, puisque tu as déjà chassé aux maraudeurs.

—Sûrement, mais je n'ai pas le garde-champêtre pour m'aider. Enfin je vous dirai le nom des voleuses. Je pense que Mlle l'Embaumée a déjà son corsage tout plein fleuri de votre lilas.

* * * * *

Rassuré sur la conservation de ses arbustes, M. Gosselet se dirigea vers son usine pour entretenir le petit Bamberg, le second ingénieur, sur un perfectionnement apporté par lui, Gosselet, à l'invention des yeux de rechange.

Le fabricant de poupées avait en effet imaginé de peindre sur les petites sphères déjà illustrées de prunelles noire et de prunelles bleues, des yeux bruns et verts, ce qui lui avait permis de lancer des réclames sur le système oculaire «inventé par l'ingénieux M. Gosselet».

Assis devant son bureau, il parcourait les journaux qu'on lui avait adressés pour la justification des annonces. Certaine feuille mondaine consacrait à la découverte du fabricant un article, dit scientifique, célébrant les mérites du «patriotique inventeur qui, non content de donner la parole aux poupées françaises, les dotait de jolies prunelles à nuances changeant au gré des petites mamans. Cette découverte, continuait le journaliste, permettra aux petites filles de créer une mode de prunelles à l'usage des bébés en carton. Au printemps, les yeux verts seront de mise. L'été on ne portera que des yeux bleus. A l'automne les yeux bruns. A l'hiver les yeux noirs

Cet article à cheval sur la une et sur la deux, c'est-à-dire commencé en première page et terminé en deuxième, avait coûté près de cinquante louis au «patriote fabricant». Mais à l'incessante sonnerie du téléphone qui mettait l'usine en communication avec la maison de vente du faubourg Saint-Denis, M. Gosselet pouvait se rendre compte de l'effet produit par cette prose élogieuse sur les revendeurs de jouets parisiens.

En entrant à l'usine, il avait fait mander le petit Bamberg pour hâter la fabrication de ces prunelles de quatre-saisons. On frappa.

—Entrez, Bamberg! Entrez!

Bamberg, un petit jeune homme blond, aux yeux gris, parut, timide, rougissant presque.

—Ça marche, hein! Bamberg? Quand pourrons-nous livrer nos nouvelles poupées?

—Dans quinze jours, monsieur, dès que l'outillage sera complètement installé. Nous pourrons faire face, alors, à toutes les commandes.

—Lisez donc l'article de Dupont dans le Cervantès. Il a oublié d'annoncer que l'invention était de vous, mon cher ami, mais peu importe, n'est-ce pas! Qu'est cela pour vous? Une machinette! Vous inventerez des choses autrement merveilleuses. D'ailleurs, je vous en saurai gré, Bamberg, je vous en saurai gré.

Bamberg protesta de la main contre une augmentation possible de ses appointements, mais M. Gosselet se contenta de répéter en hochant la tête avec obstination:

—Parfaitement, je vous en saurai gré, mon petit Bamberg.

Bamberg rougit beaucoup, salua et retourna à ses sphères à prunelles pendant que M. Gosselet consultait sa montre:

—Onze heures déjà! Juste le temps de passer une redingote. Dire que je ne peux pas déjeuner en veston chez moi!

En poussant la lourde porte enferraillée, M. Gosselet constata de nouvelles déprédations commises par mesdemoiselles les polisseuses. Pendant qu'il était à son bureau, les chipeuses avaient dépouillé de leurs fleurs tous les rameaux surplombant le mur d'enceinte. Il cria comme si elles pouvaient l'entendre:

—Je les chasserai, les gueuses, je les chasserai! Elles n'ont pas la première notion du tien et du mien.

Des traces de pas qu'il aperçut sur le sable de l'allée longeant la muraille ne firent qu'augmenter sa mauvaise humeur. Les «gueuses» osaient-elles donc prendre leurs ébats dans son parc, et cela précisément dans l'allée que préférait sa femme! Il examina attentivement les empreintes dessinées sur le sol et put se convaincre que ses ouvrières étaient innocentes de ce nouveau méfait.

Les traces n'étaient pas de la même grandeur et semblaient avoir été faites par des chaussures de sexes différents, des chaussures du meilleur monde. Les plus grandes cheminaient à côté des plus petites, celles-ci effleurant à peine le gravier, celles-là marquées nettement comme à l'emporte-pièce.

Tous les deux mètres, le sable piétiné témoignait que les chaussures avaient dû faire là un brin de causette. Brusquement, elles s'arrêtaient près d'un banc de pierre placé au-dessous du petit Amour lançant des flèches. Elles avaient dû faire une longue halte en cet endroit, le tuf étaient zébré d'écorchures mettant à nu la terre végétale.

Cette étude d'empreintes, agréable pour un rêveur ou un poète, n'était pas pour satisfaire M. Gosselet.

Il héla le jardinier.

—Quand avez-vous ratissé cette allée, Tant-Seulement?

—Hier soir, monsieur, à nuit tombée, mêmement.

—Ma femme n'est pas venue se promener dans le parc, ce matin?

—Je n'ai pas vu madame.

—Avez-vous aperçu Mlle Simone?

—Je ne l'ai pas vue pareillement.

—Bien!

Tant-Seulement se retira, l'échine courbée comme il avait l'habitude de le faire toutes les fois que son maître ne le tutoyait pas.

Assis sur un banc, aux pieds du petit Amour qui lançait ses flèches, M. Gosselet se livra à une nouvelle étude des empreintes, étude douloureuse mais fructueuse puisqu'il ne tarda pas à être convaincu que seules Mme Gosselet et sa fille portaient d'assez mignons souliers pour laisser sur le sable d'une allée de semblables traces.

II

—Ma femme ou ma fille! répétait M. Gosselet montant l'escalier qui conduisait au premier étage. Ma femme ou ma fille, c'est-à-dire une femme portant le nom de Gosselet que cinq ou six générations de chaudronniers on traîné honnêtement sur les grandes routes d'Issoire à Ambert. Ah! ces Parisiennes! Pourtant Simonette doit avoir du bon sang rouge d'Auvergne dans les veines quoique née d'une petite marchande de la rue Saint-Denis… Parisienne sans doute, mais Auvergnate aussi!

—«Elle ressemble aux Gochelets!»

—«C'est tous le portrait des Gochelets!»

L'année précédente en un voyage triomphal à travers le Mont-Dore, toutes les mères à rouliers, toutes les cabaretières avaient proclamé que la gente demoiselle était bien l'héritière des «Gochelets rétameurs de cacheroles depuis que le monde est le monde.»

Quant à Mme Gosselet, «qui avait bien pour cent francs de drap sur le corps», les commères l'avaient jugée un peu fière. Le fabricant de poupées avait surpris certains clignements d'yeux sous les coiffes enrubannées de rouge qui l'avaient obligé de se disculper de cette mésalliance:

—Elle a apporté deux cent mille francs.

—Dame! Si elle vaut ça, mon gars. Mais elle aime pas le travail, sûr!

M. Gosselet mit sa redingote, vite, puis courbé devant la cheminée, sur un cadre de peluche fanée, il examina avec soin une photographie déteinte qui représentait une large paysanne coiffée d'un bonnet à coquilles et revêtue d'une robe noire évasée en cloche. Les mains énormes étreignaient le ventre. La face émergeait, molle, de rubans fanfreluchés. Menton, joues et nez étaient dessinés par quatre ou cinq grandes lignes convergeant vers la bouche amincie, usée. Sous des sourcils à peine teintés, de petits yeux gris brillaient en un réseau de rides.

—Pauvre mère Jeanneton! Pauvre mère Jeanneton! murmurait le marchand de poupées, tu étais une vraie Gosselet, toi. Fille de mon grand-père Gosselet, tu épousas mon père, Henri Gosselet. Si Simone te ressemble, c'est l'autre, la Parisienne qui est coupable. Ah! l'autre, la Parisienne!

Et il fit un geste de menace qui parut amener un sourire approbateur sur les lèvres fines de mère Jeanneton.

Quelqu'un heurta à la porte de la chambre, puis une voix:

—Il y a déjà un bon quart d'heure que madame attend monsieur, un bon quart d'heure!

—J'y vais, Jenny.

Jenny, la femme de chambre de madame, s'éloigna à petits pas… Jenny! encore une invention de la Parisienne. Pourquoi pas Eugénie? Oui, mais Eugénie, trop commun, Jenny, genre anglais!

Très raide dans sa redingote mise à la diable, le col relevé, Jean-Marie
Gosselet fit son entrée dans la salle à manger.

Résolu à observer sa femme et sa fille sans faire montre de son inquiétude, il dit d'un ton doucereux:

—Me voilà, ma toute bonne, me voilà!

Puis, après avoir plaqué un baiser sur le front de Simone, il se laissa tomber sur une chaise Henri II, dont le haut dossier sculpté en bosses rendait plus laborieuses ses digestions, mais qui faisait bien quand il y avait quelqu'un à dîner.

—Il ne fallait pas m'attendre, ma toute bonne, dit M. Gosselet après avoir palpé ses manchettes comme pour les retrousser: ancienne habitude de bon ouvrier qui va se mettre à la besogne.

—On ne vous a pas attendu, mon cher!

Épluchant un radis, Mme Gosselet ne daigna pas lever les yeux sur son mari.

Ma toute bonne, mon cher, c'étaient là des expressions employées autrefois par M. et Mme Gosselet pour cacher aux yeux de Simone, petite fille, les dissentiments qui obligeaient les époux à faire chambre à part. Par habitude, ils se servaient toujours des mêmes locutions pot-au-feu, mais avec des intonations de voix variables qui avaient surpris Simone grandissante.

Après avoir manoeuvré son couteau autour du radis avec l'habileté d'un chirurgien qui circonscrit un kyste du bout de son scalpel, Mme Gosselet voulut jouir de la grimace que sa réponse impertinente avait dû faire naître sur la face du marchand de poupées. Brusquement, les bras tendus comme pour repousser une horrible vision, elle laissa choir son couteau sur son assiette, puis avec une moue et un tapotement de main impatient sur la nappe:

—Habillez-vous, monsieur… Pour les domestiques au moins!

M. Gosselet promena ses doigts tâtonnants sur son gilet, son faux-col, puis sur le collet de sa redingote qu'il baissa tranquillement:

—Ce n'est que ça, ma toute bonne! Jenny est à la cuisine, je ne puis l'offenser.

—Mais, mon cher, il me semble:—puis d'une voix clairette pour mieux glisser sa méchanceté,—il me semble que vous avez beaucoup à faire pour ne pas être ridicule, même la tenue aidant.

Et elle le lorgna comme il avait lorgné le portrait de mère Jeanneton.

Il n'était pas beau, M. Gosselet, mais sur les routes d'Auvergne, il aurait pu figurer le roulier faraud qui taquine les filles d'auberge. Le visage large rasé, les mâchoires fortes, des muscles saillants sur les joues, semblant appliqués à la main, le front poli et bombé, il portait au dessus de son col haut un entourage de barbe grise qui se tenait raide, serrée entre le menton à fossettes et le linge durci par l'empois. Les cheveux coupés ras, blancs et noirs, dessinaient toutes les courbures du crâne plus large que haut.

De rouge qu'il était autrefois, le teint de M. Gosselet était devenu presque blanc, mais d'un blanc strié de petites raies roses qui historiaient l'épiderme de losanges, de carrés, de mille figures microscopiques. Ses yeux gris gitaient en un fouillis de cils incurvés comme des ronces.

Large d'épaules, le cou très court, M. Gosselet portait la redingote de telle sorte qu'elle semblait lui être toujours trop étroite ou trop large. Quand il marchait, traînant la jambe, les bras lancés en un mouvement rythmé de balanciers, les yeux l'habillaient instinctivement d'une blouse bleue et le coiffaient d'une casquette de soie.

Mme Gosselet, née Elvire Decambe, n'eut pas la douce joie d'avoir exaspéré son mari. Quand le fabricant de poupées était de mauvaise humeur, il le témoignait à son insu, par deux petites rides qui, partant du coin de la bouche, allaient rejoindre le nez un peu long.

M. Gosselet rit franchement, ce qui mit à nu ses dents larges solidement plantées:

—Il est certain, ma toute bonne, que je n'ai pas la tournure d'un muscadin,—fort heureusement pour nous.—Qu'en dis-tu, petite Simone?

Petite Simone, qui croquait ses radis sans les éplucher, après les avoir tamponnés dans une pincée de sel, répondit en tournant les feuillets d'un gros volume posé près de son assiette:

—Vous avez raison, père. Il n'est pas nécessaire d'être très beau pour gagner beaucoup d'argent.

Et Mme Gosselet, pour se venger de la réflexion de sa fille:

—Pourquoi lire à table, Simone? Tu es d'un sans-gêne!

—Maman, je n'écoute pas lorsque je lis.

—C'est une leçon, mademoiselle.

Sans confusion, Simone continua sa lecture.

—Voilà un livre qui me semble t'intéresser, dit M. Gosselet en se penchant sur l'épaule de Simone.

—Ce n'est pas un roman, soyez-en persuadé, mon cher!

Anatomie… Ma toute bonne, je ne veux pas m'en plaindre.

—J'ai renoncé à comprendre quoi que ce soit à l'éducation que l'on donne aujourd'hui à nos filles, monsieur Gosselet.

Le fabricant de poupées haussa les épaules, puis, bravement, en homme décidé à entreprendre une tâche peu agréable:

—Ma toute bonne, c'est entendu! Il vaut mieux, qu'une jeune fille ne sache pas un mot de ce qu'apprennent les hommes même ignorants, mais…

—Peuh! des doctoresses… des acrobates… des…

—Permettez, ma toute bonne. On leur apprend aussi pas mal de choses utiles…

—Je vous dis bien, mon cher, la gymnastique!

—Et aussi la couture, la cuisine, le prix des légumes au marché. Sortant du lycée, elles ne savent guère de piano, il est vrai, mais cela vous fait de gentilles petites ménagères débrouillardes qui s'intéressent aux occupations de leur mari… et qui l'aiment.

—Vraiment, mon cher, l'éducation laïque vous conduisant tout droit à l'amour du monsieur que l'on vous impose parfois!

—Voyons, ma toute bonne. Vous êtes d'un agressif à laisser croire que l'on ne distribuait pas de prix de douceur dans votre couvent.

—Votre fille peut tout entendre, monsieur Gosselet. C'est une fille à la laïque. Si je dis: «votre fille», c'est que Simone est ce que vous l'avez faite. Je l'aime moi aussi, mais comme je la vois, toute petite, avec une natte dans le dos et vouée à Marie.

—N'ai-je pas acquis, ma toute bonne, le droit de lui donner telle éducation qui me semble préférable?

—Certainement!

Simone continuait à feuilleter son Anatomie, nullement émue d'une discussion devenue si fréquente qu'elle figurait au menu de tous les repas, comme les parlottes sur la pluie et le beau temps.

—Quand on n'est pas une rêveuse, continua M. Gosselet, en fixant ses petits yeux gris sur le visage de sa femme, quand on sait, un peu de la vie, on ne bâtit pas de châteaux en Espagne, on ne se dérobe pas devant les devoirs de la vie de famille, on ne cherche pas le bonheur à côté.

Mme Gosselet leva la tête, surprise, mais non intimidée.

—Vous avez dû apprendre cette tirade-là, mon cher, au temps où vous fréquentiez le poulailler du théâtre des Gobelins. Vous n'ignorez pas que je ne veux de l'existence que ce qu'elle m'a donné. Je vous l'ai prouvé, n'est-ce pas!

«Je vous l'ai prouvé!»

Mme Gosselet, née Elvire Decambe, avait prouvé à son mari combien était sincère sa résignation conjugale.

Née en la rue Saint-Denis, elle avait grandi dans un appartement situé au premier étage d'une maison occupée bruyamment, au rez-de-chaussée, par les ateliers de la maison Decambe et Frist: aux étages supérieurs par le dépôt du Fil au nègre. Dessus et dessous, c'était un bruit continuel de caisses emballées, de heurts de monte-charge, de sonneries, de coups de sifflets, de tuyaux acoustiques.

Aussi, petite-fille, avait-elle beaucoup rêvassé, tapie près du feu presque toujours allumé, aux pieds de mère-grand qui, venue tard à Paris, suppliait Dieu de détourner sa colère de la rue Saint-Denis le jour où il voudrait anéantir la Babylone.

Placée dans un couvent près de Paris, elle étudia et pria avec le même zèle, jouant peu, écoutant plutôt les babillages des petites amies mondaines, apprenant le chic, inscrivant sur un carnet le «ce qui se fait» et le «ce qui ne se fait pas.»

A dix-huit ans, après avoir beaucoup lu de romans à l'eau de roses, tous empreints de la même tendresse fade et larmoyante, elle crut aimer un jeune homme pauvre. Papa Decambe n'eut qu'à lui dire: «Comment, Elvire, tu épouserais ce petit jeune homme qui gagne dix-huit cents francs par an», pour la guérir de sa grande passion.

Puis vint M. Gosselet qui, à trente-cinq ans, était possesseur de la fabrique de bébés inventés par le célèbre Numeau. Elle mit sa menotte dans sa grosse patte d'ouvrier en brave petite fille de boutiquiers qui sait la valeur de l'argent.

Elle ne fut pas heureuse amante, mais heureuse femme, libre de porter toilette, libre d'aménager son nid comme elle l'entendait, tout étonnée d'avoir sa voiture.

Malheureusement, les relations de son mari ne lui permirent que de goûter aux joies mondaines les plus banales: loges de théâtre et fêtes de charité. Elle ne dansa guère qu'en de misérables sauteries bourgeoises ou aux bals annuels de l'Hôtel de Ville.

Déçue mais résignée, elle résolut alors de s'habiller pour elle, de vivre pour elle, n'ayant d'autre plaisir que de feuilleter le grand livre de la maison, devenue âpre au gain, espérant, pour ses enfants, la réalisation des rêves faits autrefois, au couvent, en compagnie des petites amies mondaines.

Avoir un amant! A quoi bon?

Ni brune, ni blonde, le nez un peu quêteur de sensations nouvelles, mais la bouche coupée droit, un nez de Montmartre et une bouche du Marais, le torse sans raideur mais sans souplesse aussi, elle était à vingt ans, lors de son mariage, de celles qui passent dans la rue sans troubler les petits ramoneurs.

Cependant, un employé de son mari, un jeune caissier qui faisait des vers, osa lui envoyer un sonnet où il suppliait la froide beauté de lui expliquer le mystère de sa bouche. Très digne, comme en l'accomplissement d'un devoir, elle montra le poulet à son mari.

Dès lors, du haut de sa fidélité conjugale, elle s'amusa à harceler l'Auvergnat de moqueries apprises autrefois au couvent. Puis devenue mère, elle signifia brusquement à M. Gosselet qu'elle voulait avoir son lit, un lit où se dorloterait au chaud son petit égoïsme.

Le marchand de poupées céda en homme d'affaires qui couche toujours avec les deux cent mille francs de la dot.

«Je vous l'ai prouvé!» Ainsi Elvire Decambe n'avait jamais promené ses petits souliers dans l'allée de lilas fleuris. Coupable, cette femme qui portait la tête haute et raide comme le dossier de sa chaise Henri II, mangeant son beefsteack bien cuit avec la gravité d'une prêtresse en fonctions sacerdotales! Elle ne pouvait pas renoncer à tous les privilèges que lui valait sa réputation d'épouse vertueuse pour les soucis d'une aventure.

La coupable, si la coupable demeurait sous le toit de M. Gosselet, ne pouvait être que l'élève à la laïque, Mlle Simone, qui dégustait de si bel appétit une large tranche de boeuf saignant, en léchant ses lèvres d'un rouge mouillé.

M. Gosselet, penché sur l'épaule de Simonette, feignant de lire un passage de l'Anatomie descriptive, lui chatouilla du doigt les boucles brunes qui fiorituraient son chignon en couronne.

—Père, laissez-moi lire, je vous prie.

Et elle se tourna vers lui, avec un bon rire, le visage éclairé par la lumière venant de la baie, puis elle reprit sa lecture pendant que Mme Gosselet maugréait contre ces façons de petits bourgeois.

Elle était bien jolie, Mlle Gosselet, penchée sur ce bouquin de science rédigé par quelque vieux coupe-les-bras. De ses cheveux relevés en petite houppe de clown, le front se dégageait volontaire. Le nez droit, très fin, indiscret, querelleur, se reliait à la bouche par une courbe presque hardie et pourtant Mlle Simone n'avait pas le nez retroussé. La bouche un peu grande se colorait d'un pourpre violent à la commissure des lèvres. Le menton droit était d'une grande pureté de lignes malgré les petites rondeurs grasses qui disparaissaient sous le col droit de sa blouse de surah. Sous les sourcils d'un arc irrégulier, les yeux gris-bleu, mirettes de petite fille étonnée, brillaient dans l'ombre des paupières un peu fatiguées. Sous la perruque brune tendue en arrière comme sous le poids du chignon à la grecque, l'oreille compliquée, ornée de petits cartilages en saillie, s'éclairait de petites teintes lumineuses. L'épiderme à peine rosé était pimenté d'une couleur brune qui donnait à cette jolie petite tête de Parisienne l'aspect d'un camée antique.

M. Gosselet, fabricant de poupées, répétait à qui voulait l'entendre que sa fille était «ce qu'il avait fait de mieux» en bon père qui ne voit pas là matière à féroce plaisanterie.

M. Gosselet, la fourchette dressée en l'air, examinait le visage de sa fille, découvrant en elle tous les caractères de sa race. De la face large de mère Jeanneton au minois de Simone il y avait loin. Cependant le bonhomme mettait tant de bonne volonté à établir des ressemblances entre la paysanne et la petite Parisienne, que, l'imagination aidant, il finit par conclure que Simone était bien une Gosselet, une Gosselet mignonne, mais une vraie Gosselet. Le front volontaire et les yeux gris le témoignaient évidemment. Or une Gosselet n'irait pas courir la prétentaine la nuit!

Tout à la joie d'avoir découvert que Simone n'était pas coupable, M.
Gosselet se livra à une nouvelle enquête contre sa femme.

—Avez-vous vu vos lilas en fleurs, ma toute bonne?

—Mon cher, je ne m'aventure pas dans un parc devenu une place publique: vous avez la manie d'exhiber vos poiriers même à votre marchand de carton.

—Mais le soir, à nuit tombée.

—A nuit tombée? Faire la rencontre de quelque rôdeur de banlieue!
D'ailleurs les nuits sont encore froides, même sous les lilas.

Mme Gosselet témoignait un tel mépris pour les promenades nocturnes que le fabricant de poupées baissa le nez sur son assiette.

—Et toi, fi-fille?

—Moi, père! De quoi s'agit-il? Je lisais une merveilleuse description de l'oeil. Laissez-moi voir, papa Jean-Marie, si je n'apercevrai pas de petits bâtonnets dans vos prunelles.

La taille souple dans sa blouse lâche, elle se leva, et prenant la tête de M. Gosselet dans ses deux mains, la renversa en arrière pour mieux voir les petits bâtonnets.

Heureux de cette gaminerie, le fabricant de poupées laissa faire, les lèvres amincies par un sourire.

—Non, décidément, je ne vois rien, dit-elle en un rire, rien que mes yeux… du gris dans du gris.

Puis, après avoir baisé au front papa Jean-Marie, elle reprit sa lecture, le cou empourpré d'une rougeur. Mais M. Gosselet, tout à son interrogatoire, continua:

—J'espère que tu es contente de cette bonne odeur de lilas dans le parc.

—Les lilas fleuris! Oh! oui, père!

Elle dit cela d'une voix si émue, les yeux tournés vers la fenêtre, les yeux mouillés, plaqués de clartés blanches comme des gouttes de lait, que le fabricant de poupées devenu soupçonneux, oubliant qu'elle était une Gosselet, ajouta imprudemment:

—Tu aimerais à te promener sous leur feuillage, au clair de lune?

—Pourquoi cette question, papa Jean-Marie?

—Pourquoi! Pourquoi!… pour savoir.

Elle fit: «Ah!» indifférente, puis tourna plusieurs feuillets du gros livre comme pour témoigner qu'elle ne voulait pas être distraite de son étude physiologique.

Jenny, la femme de chambre, venant de quitter la salle à manger, M.
Gosselet continua:

—Quelle gentille petite femme tu feras, Simone! Ah! l'heureux diable qui…

Abandonnant l'Anatomie, Simone s'enfuit en des battements de jupe effarouchés, le visage pourpre, les mains maladroites à tourner le bouton de la porte.

Mme Gosselet prit une attitude désespérée:

—Mon cher, vous n'avez jamais rien compris aux femmes.

—Cependant, ma toute bonne, Simonette est en âge de se marier. Elle a dix-neuf ans.

—Mais c'est précisément… Que je serais confuse si nous avions des invités! Car, mon cher, même dans ces occasions-là, vous êtes d'un sans-façon! Mardi dernier, vous nous avez conté une histoire de pruneaux d'un goût douteux.

—Oui, ma toute bonne, le jour où vous nous avez amené ce petit Sivitgloff… un ingénieur russe, je crois… qui a des espérances… une tante au Caucase.

—Je vous l'ai présenté comme un parti sortable. Il a de bonnes relations dans la diplomatie… Vous n'avez pas voulu me laisser plaider sa cause: cela me suffit! Mariez votre fille, mariez-la au premier coffre-fort venu!

—Je sais ce que vaut l'argent. L'alliance russe ne s'escompte qu'en politique.

—Pas de sottes plaisanteries. Ce jeune homme est charmant, d'un blond distingué: une femme serait heureuse de se montrer à son bras. La fille sera tout aussi heureuse que la mère, je le prévois.

Dignement, à pas comptés, Mme Gosselet, née Elvire Decambe, quitta la salle à manger, battant en retraite devant le cigare que venait d'allumer le fabricant de poupées.

—Ma femme devenue sentimentale, voilà qui m'expliquera, peut-être, les traces de pas, pensa M. Gosselet; puis il se leva, poussant un gros soupir d'homme chagrin qui a beaucoup mangé. Les affaires de coeur ne devaient pas lui faire oublier les affaires sérieuses. Il devait créer l'outillage nécessaire à la fabrication du système oculaire. L'honneur de la maison voulait qu'il fût prêt à livrer les commandes au jour fixé.

Comme il descendait les marches du perron, il aperçut sous les acacias une forme blanche balancée comme en une escarpolette sous un portique de gymnastique.

Il approcha, souriant, puis tapant ses grosses mains l'une contre l'autre avec la furie d'un maître de claque, il cria:

—Bravo, Momone!

Mlle Simone, suspendue par les jarrets à un trapèze lancé à toute volée, venait, d'un saut périlleux, de se laisser choir sur un amas de sciure de bois.

Debout maintenant, la taille serrée dans une tunique de flanelle blanche, les jambes dessinées en un pantalon bouffant de même étoffe, gantée haut de peau de chien, son toupet de clown ébouriffé, Simone était d'une robustesse délicieuse.

Elle s'approcha du fabricant de poupées, joyeusement essoufflée:

—C'est la première fois que je le réussis, père. Imaginez-vous que j'avais peur.

Embrassant le front moite de sueur de la petite gymnasiarque, M.
Gosselet oublia ses soupçons.

Restait l'autre, la Parisienne!

III

Dix heures du soir!

M. Gosselet se promenait dans son parc aux portes closes.

Coiffé d'un chapeau à bords larges, chaussé de feutre, «vêtu de nuit», le digne fabricant de poupées évitant les allées blanchies par la lune, gagnant les bosquets avec les précautions d'un matou en bonne fortune, ressemblait à un dévaliseur de villas. 2928 Le costume de M. Gosselet était un peu théâtral—il y a dans tout homme grave un cabotin qui sommeille—et il était évident que le fabricant de poupées ne rimait pas de sonnet aux petites veilleuses, les étoiles, tant il jouait bien son rôle de conspirateur. Drapé dans son manteau, il tenait à la main une arme aux reflets métalliques qui était tout bonnement un chronomètre.

M. Gosselet attendait l'arrivée de deux autres personnages, il ne savait lesquels, qui devaient jouer les amoureux et causer de leurs affaires de coeur sous les lilas.

Comme décor: la grande cheminée d'usine, le petit pavillon d'un blanc pâle et les massifs éclairés à la lumière électrique par la lune.

Minuit, et les amoureux n'arrivaient pas. Or, en l'esprit de M. Gosselet minuit devait être l'heure du crime! Au théâtre et dans les romans douze coups ne peuvent tinter à une horloge sans que les épées sortent de leurs fourreaux, sans que les lèvres roses s'unissent aux lèvres moustachues.

Minuit!

La scène était délicieusement embaumée de senteurs traînant des mosaïques de fleurs: les amoureux allaient-ils manquer leur entrée?

Dissimulé derrière un portant de gymnastique, le fabricant de poupées gagnait à pas furtifs la cachette choisie à l'avance où il pourrait entendre le duo amoureux, quand un coup de sifflet retentit sur la voie du chemin de fer. Le dernier train de banlieue se dirigeait vers Paris.

La machine passa, haletant, éclairant de ses deux gros yeux rouges les massifs du parc, teintant de pourpre les murs du petit chalet endormi.

Presque aussitôt une fenêtre s'ouvrit au deuxième étage de la maison et Simone parut, appuyée sur la grille du balcon, explorant le parc du regard.

Le fabricant de poupées s'accroupit vivement derrière un fusain, pleurant déjà d'avoir découvert la coupable.

Satisfaite sans doute de son examen, Simone quitta la fenêtre, puis reparut portant un paquet qu'elle sembla fixer au balcon.

M. Gosselet, qui avait gagné sans bruit l'allée de tilleuls formant une charmille obscure, vit sa fille dérouler une longue corde dont l'extrémité tomba sur le perron.

Apeuré par le péril qu'allait courir son enfant, il voulut crier:

—Simone, ne descends pas, par pitié!

Mais déjà elle enjambait le balcon et se laissait glisser, à la force du poignet, par petits coups, en bonne gymnasiarque amoureuse des exercices physiques périlleux. Son joli corps vêtu de noir se balançait avec grâce sur la façade blanche. Du pied elle éloignait la corde de la muraille pour ne pas se meurtrir les bras aux aspérités de la pierre.

Descendue sur le perron, tenant encore le câble en main, prête à commencer l'escalade si quelque danger la menaçait, elle observa de nouveau le parc et se dirigea vers la charmille où attendait M. Gosselet.

Vite, le marchand de poupées se blottit derrière le socle du petit Amour lançant des flèches, écartant les branches de lilas qui formaient un retrait où il pourrait tout entendre sans être vu. Les amoureux prendraient place sur le banc de pierre si proche de lui qu'il devinerait même les mots balbutiés par les lèvres bégayant les serments passionnés.

Il entendit un bruit de pas, puis le heurt léger d'un doigt contre la lourde porte qui séparait le parc de la cour de l'usine. On chuchota:

—Vous, Simone?

—Moi, André.

Et brusquement la lourde porte cadenassée, verrouillée, s'ouvrit comme par enchantement, sans la moindre plainte de ses gonds habituellement gémissants.

Les pas se rapprochant de sa cachette, M. Gosselet put apercevoir
Bamberg et Simone venant vers lui, les mains enlacées.

—Vous n'avez pas froid, mignonne?

—Non, André. J'ai mon caban et aussi mon costume de gymnastique de flanelle noir qui est très chaud.

—Causons, voulez-vous?

Soupirant, ils vinrent s'asseoir sur le banc de pierre, ainsi que M. Gosselet l'avait prévu, Simone le coude appuyé sur le socle du petit dieu, Bamberg penché en avant pour admirer l'aimée.

—Cruelle, qui me refuse un baiser.

—Plus tard, André!

—Quand?

—Je vais vous gronder… je vous ai répété si souvent que cela arrivera quand vous m'aurez toute.

—Toute! Depuis un mois, mon adorée, je baise les cinq ongles roses de votre menotte. Puis-je espérer que mes lèvres arriveront un jour jusqu'au poignet?

—Vous vous lassez.

—Méchante qui n'en croit pas un mot?

—Mon ami, je veux vous donner une petite femme, qui vous sera totalement inconnue.

—Donnez-moi, en attendant, vos dix doigts à baiser, au moins.

—Prenez garde et n'allez pas écorcher vos lèvres aux rugosités de l'épiderme. J'ai beau mettre des gants très épais, le trapèze ne me permet pas de montrer des mains de petite maîtresse.

—M'aimes-tu?

—Pourquoi me tutoyer, André? Plus tard vous me direz: «madame Bamberg, vous êtes insupportable… madame Bamberg, vous êtes exaspérante.» Et tout cela pour avoir abusé du tu aux nocturnes fiançailles.

—L'originale fiancée!

—Originale, non! Les autres sont originales, moi pas! Qu'une jeune fille livre ses yeux, livre sa bouche, livre sa taille et se croie toujours vierge: voilà ce que je n'ai jamais pu comprendre. Les hommes,—j'ai beaucoup lu,—nous considèrent comme de jolies petites places fortes où il fait bon tenir garnison. La place se rend ou ne se rend pas: voilà tout. Je ne sache pas que les défenseurs d'une forteresse aient jamais engagé les assiégeants à persévérer dans l'attaque par des aguicheries et des concessions de tourelles. Ce seraient des sièges de convention, ces sièges-là.

—Voilà une petite place qui tonne joliment contre le pauvre André
Bamberg.

—Vous userez de représailles, mon ami!

—Quand, hélas!

—Affaire à vous. Quel drôle d'assiégeant vous faites! Vous restez là à jouer des airs de flûte sous les… remparts espérant qu'on répondra à vos bergerades par des baisers à boulets rouges.

—Bien! je prends l'offensive.

Passant le bras autour du caban de Simone, André voulut prendre un baiser.

—Prenez garde, mon ami, je me défends. J'ai des ongles acérés de petite chatte sauvage et des biceps capables de porter quinze kilos à bras tendus.

—Il me serait impossible d'accomplir semblable prouesse… et je désespère, Simone, de vous faire partager mon amour.

—C'est-à-dire que vous pensez, mon pauvre André, que si je suis assise à côté de vous en ce coin désert du parc, c'est par caprice de jeune fille romanesque, amoureuse seulement de clairs de lune.

Dégageant ses mains des menottes de Simone, André Bamberg baissa la tête pour cacher à la jeune fille une larme tombée dans les frisons blonds de sa moustache. Mais Simone devina la cause du silence de celui qu'elle aimait, et, penchée en un joli mouvement de buste, elle attira les lèvres d'André vers ses lèvres, le bras passé autour du cou de son amant:

—Méchant qui pleure! Méchant qui pleure! Alors, je ne t'aime pas… Osez donc répéter, monsieur Bamberg, que je ne vous aime pas! Et cette vilaine larme qui me mouille les lèvres… Séchée la larme!… Bue la larme, la petite larme salée si bonne, qui me donne soif de nouveaux baisers. C'est pour toi, mon aimé, que je ne voulais pas de tes caresses. On doit tant aimer ce que l'on a longtemps voulu avec la désespérance de ne pas le posséder un jour. Pendant un mois, un long mois, j'ai souffert, me gardant de toi, de ta bouche. J'ai pleuré de faire de la tristesse à ton front. J'aurais voulu m'offrir à toi au jour de la communion, les lèvres vierges de tes lèvres. Je me serais donnée peu à peu, pour être certaine de te garder plus longtemps, aussi longtemps que mon seigneur aurait pris de nouvelles joies en moi! Méchant qui pleure et qui n'a pas vu que je ne voulais pas gaspiller notre tendresse, et que je ne suis pas femme à me donner un peu sans me donner toute.

André ne pleurait plus, mais écoutait la petite musique de cette voix douce chantant près de son oreille, si près, que l'haleine chaude de Simone le chatouillait. Il embrassait les mains de celle qui venait de lui dire franchement toute sa passion, se servant, jeune fille chaste, des mots de vieilles maîtresses qui savent bercer les douleurs d'hommes.

M. Gosselet, surpris de ne plus entendre que des chuchotements, écarta de la main une branche qui l'empêchait de voir les amoureux.

Le bruissement des feuilles apeura Simone qui se pressa vers l'aimé, l'étreignant de ses deux bras:

—J'ai peur, André.

—Peur, petite folle, peur de quelque insecte qui bourdonne sa tendresse à sa fiancée.

—Les feuilles ont remué, je te l'assure.

—Bast! C'est le petit amour qui écarte les grappes de lilas pour voir combien tu es belle. Parle… Dis-moi: tu… Tu dis si bien: tu. Dis ce que tu voudras, ce que tu imagineras. Je ne connaissais pas ta voix. Quand je te disais mon amour, moqueuse, tu interrompais mes serments de mots drôles. J'étais toujours battu, moi qui ne parlais qu'avec mon coeur. Tu m'aimes?

—Je vous aime.

—Le vilain vous.

—Je t'aime, je t'aime parce que…

—Parce que…

—Tu n'es pas comme ceux qui viennent chez mon père, et, assis à notre table, inventorient les meubles, le linge de bouche, les faïences accrochées au mur et aussi la fille, qu'ils espèrent emporter avec un peu d'argenterie. Je t'aime parce que… je ne sais pas, moi, pourquoi je t'aime! Un jour comme tu causais avec papa Jean-Marie des affaires de l'usine, j'ai compris que tu me disais des mots que ceux qui étaient là n'entendaient pas. «Il nous faut vingt mètres de courroie, monsieur Gosselet!» Tu m'as dit ça et je ne me suis pas défendue de ton amour et j'ai attendu l'aveu que tu devais me faire pour que je vienne à toi; et je suis venue sans crainte, vers mon époux… Vous ne pleurez plus, monsieur Bamberg!

—Nous sommes de grands coupables, Simone!

—Oui, de grands coupables! Pauvre père!

Et brusquement leur étreinte se relâcha.

—Jamais M. Gosselet ne consentira à notre union, Simone. D'ailleurs, je n'oserai jamais moi, le petit Bamberg, comme il m'appelle, lui demander la main de Mlle Simone, sa fille. Que lui dire pour le gagner à notre cause? Que tu m'aimes! Il m'a secouru alors que j'allais, comme mon camarade Fortin, solliciter de la compagnie d'Orléans un emploi de chauffeur-mécanicien. Et je serais entré dans sa maison pour lui voler sa fille!

—Pauvre père, comme il va souffrir!

—Simone, je partirai et… oublierai. Pardonne-moi de t'avoir parlé d'amour, mignonne! Je suis pauvre: je devais te fuir, ne pas te tenter par l'appât de nouvelles joies. Aimée de ton père, tu étais si gaie avant mon arrivée à l'usine. Mes yeux t'ont dit: «Si tu savais combien sont heureuses celles qui se donnent toutes», et tu t'es donnée presque toute, mon aimée, et mes yeux mentaient, puisque nous sommes malheureux de nous aimer tant.

—Tu veux t'en aller où je ne serai pas?

—Où tu ne seras pas… pour oublier.

—Oublier! Sais-tu, mon ami, si des jeunes filles ont pu se donner à un autre que celui qui les créa femmes en leur disant le premier: «Je vous aime!»

—Je t'assure que l'on oublie très bien. Il y a des proverbes là-dessus.

—Tu oublierais, toi!

—Moi… oui.

—Et tu m'aimes?

—Je t'aime et me souviendrai. Mais j'oublierai Mlle Gosselet, je l'espère du moins. Demain… je partirai… avant l'ouverture des ateliers. J'irai en Suisse où maman habite seule notre vieille petite maison. Je lui dirai tout. Je suis resté petit pour elle. Elle savait si bien apaiser mes chagrins d'enfant qu'elle calmera mes douleurs d'homme.

—Moi je n'ai pas de mère à qui je puisse me confesser, monsieur Bamberg, vous le savez bien! Si vous avez menti en me promettant les joies d'aimer, vous devez réparer le mal que vous m'avez fait. Je suis une fiancée originale, moi, n'est-ce pas?

—Oh! mignonne, vous m'avez dit vous!

Simone posa sa joue sur l'épaule d'André, et, câline:

—C'est vrai, pardon! Mais un honnête homme n'abandonne pas celle qu'il a promis d'aimer. Fuirais-tu, André, si j'étais sur le point de devenir mère? Je suis enceinte de ton amour, mon aimé. Méchant, qui oblige sa fiancée à se servir de comparaison brutale pour le garder à elle.

—Les petites filles ne savent pas la vie, Simone. Il est des devoirs…

—Des devoirs! Tu m'aimes, je t'aime. Notre devoir est de nous aimer.

—Les jeunes gens pauvres n'épousent des héritières que dans les romans. M. Bamberg a épousé le million de M. Gosselet, voilà ce que dirait le monde.

—Le monde, nous ne lui demandons rien.

—Sans doute, mais le monde exige.

—De quel droit?

—On ne sait pas.

—Êtes-vous sûr, monsieur Bamberg, que vous n'épouserez pas le million de M. Gosselet en m'épousant? Oui, n'est-ce pas! Moi je sais bien que tu serais tout heureux de m'emporter bien loin, comme je suis vêtue, en mon costume de gymnastique! N'est-ce pas, mon aimé! Le monde n'existe pas hors de nous.

—Il existe si bien, mignonne, que tu as un brave homme de père qui me chasserait de sa maison le jour où je lui avouerais aimer sa fille. Nous vivrons notre vie séparés mais toujours l'un à l'autre. Les hommes ne pourront rien contre cet amour caché et les joies du sacrifice!

—Les joies du sacrifice!… mais je ne veux pas me sacrifier, moi!

—Nous ne pouvons cependant nous marier sans le bon vouloir de ton père.

—Mon père! Pourquoi me parler sans cesse de mon père, André! Et tu veux t'en aller où je ne serai pas…

—Pauvre adorée que je fais pleurer! Mais tu vois bien qu'il faut que je parte. Je suis capable de te prendre un jour et de t'emporter, de te voler!…

—Tu ne m'aimes donc pas que tu trouves tant de bons arguments pour me convaincre que nous ne devons pas nous aimer. Je vais te prouver, moi, que nous ne pouvons pas nous quitter.

Lèvres contre lèvres, les mains enlacées, Simone et André ne prononcèrent pas un mot et pourtant, quand M. Gosselet, inquiet d'un silence trop prolongé, voulut écarter le feuillage, l'amant se dégageant de l'étreinte de Simone dit tout haut:

—Notre amour est plus fort que tout, ma fiancée, ma femme!

—Vrai! je suis donc bien éloquente, mon petit mari. Vois-tu, j'ai appris beaucoup de choses dans les livres, on m'a faite si savante.

A voix basse, si basse que le pauvre père aux aguets était désespéré de ne plus entendre les propos amoureux, Simone continua:

—On peut nous surprendre ici. On peut nous surprendre… demain peut-être! Fuyons tous deux. Quand je ne t'aurai plus à côté de moi, les vilaines bonnes raisons vont t'assaillir et tu es trop honnête homme, mon aimé, pour ne pas leur céder. Toi parti, je mourrais et je ne veux pas mourir. Fuyons tous deux demain! Cela ne te surprend pas trop que je te propose de fuir, moi ta fiancée? Je garde mon amour: voilà tout. Et tu ne dis rien? Tu ne me remercies pas de cette bonne pensée?

—Te remercier… mais nous ne courons aucun danger ici… et puis tu es si éloquente que M. Gosselet se laissera probablement toucher.

—Oh! l'honnête homme! Oh! l'honnête homme! A la rescousse l'amoureux! Papa Jean-Marie ne cédera jamais… jamais. Papa Jean-Marie qui est si bon ne croit pas aux affaires de coeur. Il se dirait: le petit Bamberg veut me mettre dedans. Il a toujours peur d'être mis dedans, papa Jean-Marie! As-tu de l'argent?

—De l'argent!

—Voilà une question qui te surprend.

—Pourquoi parler…

—Mais il nous faut de l'argent pour fuir. Une voiture m'attendra demain soir, près de la grande grille. Je me promènerai dans le parc un livre à la main. Le père Tant-Seulement, le jardinier, époussettera ses artichauts que le train de sept heures couvre toujours d'escarbilles de charbon. Je sauterai dans le fiacre—un fiacre par économie—et tu me prendras dans tes bras et nous irons à la gare de l'Est. Nous ne nous éloignerons guère de Paris pour revenir vite consoler papa Jean-Marie qui nous aura pardonné.

—Je suis assez riche pour…

—Tant pis, mon aimé, tant pis! Je voudrais verser dans ta bourse toutes mes économies de jeune fille, mais la fierté de M. Bamberg se gendarmerait terriblement. Ne fronce pas les sourcils… Voilà que je t'ai déplu, déjà. Demain! Sept heures.

—Simone!

—C'est entendu! Je t'en prie, laisse-moi payer le fiacre. Je serais si heureuse de donner un louis au cocher qui t'enlèvera, car je t'enlève… Je t'enlève! Tu verras quand nous serons dans notre chez nous! J'ai appris à cuissoter un tas de petits plats. Mais, mon aimé, les étoiles ne brillent plus que faiblement et le Grand Jour, le jour de mon bonheur, va paraître. Ne dis pas non! Fais taire en toi le vilain honnête homme pour n'écouter que l'amoureux. Ce soir… sept heures! Sept heures! Si la voiture n'est pas près de la grille, je m'enfuis quand même. Que je t'embrasse avant de faire mon escalade pour la dernière fois! à toi, mon aimé!

—A toi, mignonne!

Les deux amoureux disparus, M. Gosselet se leva péniblement de sa cachette, les jambes engourdies, les reins courbaturés, la gorge enrouée d'une petite toux qu'il avait courageusement refoulée jusqu'à la fin du duo amoureux. Ce qu'avait dit le petit Bamberg, il ne le savait guère, mais la voix de Simone était arrivée jusqu'à lui distincte, vibrante.

Sa fille voulait prendre la fuite! Sa fille aimait un petit ingénieur roublard, sans le sou, et le lui avait dit avec des mots qu'elle n'avait jamais appris, des mots que lui avait soufflé quelque esprit du mal torturant sa chair d'une passion subite. Lui qui ne croyait pas au diable, lui, l'esprit fort, qui se moquait des vieilles légendes auvergnates, il ajoutait foi maintenant aux maléfices, aux ensorcellements.

Il se disait que les paysanne ont raison de se signer quand les gens qui ont le mauvais oeil passent sur le désert, la petite place du village.

Ce petit Bamberg! Quelque Suisse-Allemand, sans doute! Un hypnotiseur qui avait jeté son dévolu sur sa fille, héritière, et pouvait en faire sa maîtresse par la puissance de l'oeil, du mauvais oeil.

Il sauverait Simone, l'exorciserait de bons conseils honnêtes qui mettraient en fuite l'esprit du mal!

Assis sur le banc que venaient de quitter les amoureux, il pouvait voir sa fille grimper le long de la muraille à la force du poignet, puis s'arrêter sur le balcon du premier étage pour envoyer de la main des baisers au séducteur posté, sans doute, dans la cour de l'usine.

—Pauvre enfant, elle est prise… prise… ensorcelée!

Et il pleura, le front appuyé sur le socle du petit Malin qui lançait toujours ses flèches…

IV

La Grande Bobêche, la Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée étaient fort distraites à l'atelier de peinture.

Assises sur de hauts tabourets devant une table chargée de petits pots à couleurs, le coude droit appuyé sur un support en bois, elles promenaient maladroitement leurs pinceaux sur les têtes de kaolin qu'elles tenaient de la main gauche.

Après le bavardage accoutumé sur «les types» aperçus la veille en omnibus, les petites amies se mettaient chaque jour vaillamment à la besogne, l'Embaumée troussant les lèvres d'une touche de carmin, la Petite-Souris dessinant des cils en auréole autour des prunelles, la Grande-Bobêche enjolivant de mignonnes fossettes, faites en trompe-l'oeil, les joues de marmot largement lavées de rose par Mouron-pour-les-petits-oiseaux.

Le buste corseté d'une blouse bleue maculée de rouge et de brun, effilant le bout des pinceaux entre leurs lèvres devenues plus roses, elles s'appliquaient, la langue un peu tirée, le visage penché sur l'épaule, en des attitudes de contemplation.

Les poupées qu'elles animaient ainsi d'une couleur de vie étaient aussi irréprochablement peintes que les grandes poupées qui se fardent elles-mêmes. Les petites têtes avaient une individualité, un air à elles, qui surprenaient même M. Gosselet; il disait au contre-maître:

—Ça se croit des artistes, et elles feraient des portraits, ma parole?

Le contre-maître, un vieux, venu d'Auvergne, comme le patron, maugréait:

—Très bien! mais nous voulons des têtes de bébés et non des pastels de cocottes. Regardez-moi ces yeux.

—Laisse donc faire mon vieux Firmin: ça se vend: c'est parisien, c'est parisien! Tu seras toujours de Saint-Flour, mon pauvre vieux!

Le vieux Firmin, ce matin-là, n'eut pas de peine à remarquer que les têtes enluminées par les quatre petites amies ressemblaient aux frimousses venues des autres tablées comme les masques de carnaval ressemblent aux figures de cire posant à la devanture des coiffeurs. Tous les bébés barbouillés par la Grande-Bobêche, Petite-Souris, Mouron-pour-les-petits-oiseaux et l'Embaumée faisaient la grimace, fronçaient les sourcils ou saignaient du nez.

—Ah ça, mesdemoiselles, c'est de la belle ouvrage! Recommencez-moi ces horreurs!

Et les petites ouvrières s'appliquaient, rouges sous leurs casques de cheveux. Cela ne durait guère et les caquetages recommençaient en un rapprochement de frison, pendant que les pinceaux allaient à l'aventure, encerclant l'oeil gauche de cils bruns, étoilant l'oeil droit de cils blonds.

—Alors il t'a dit? chuchotait la Grande-Bobêche, une grande à figure osseuse sous une mousse de poils rouges. Et la Petite-Souris, toute petiote, avec des prunelles tachées au milieu comme par deux gouttes de café, et Mouron-pour-les-petits-oiseaux, d'une joliesse maladive, les lèvres pâles avancées en bec de pierrot, se penchaient vers l'Embaumée.

—Il m'a dit… Mais vous êtes des bavardes.

—Oh! ma petite l'Embaumée, dis-nous pourquoi M. Bamberg…

—Tais-toi, Mouron, le vieux Firmin va nous attraper. Et puis, Mouron, que t'importe que M. Bamberg me dise ceci ou cela. Tu es amoureuse de lui, hein?

—Moi! Si on peut dire! C'est toi qui es amoureuse, l'Embaumée. Tu vas chiper le lilas du père Gosselet pour lui faire des bouquets que tu mets sur sa table pendant le déjeuner. Je t'ai vue, l'Embaumée, je t'ai vue!

—Mademoiselle, je n'aime pas ces plaisanteries… Il y a toujours un tas de vieux derrière vous. Avec vos yeux de sainte Nitouche…

—Mademoiselle, je vous défends!… Rendez-moi ma boîte à poudre. D'ailleurs je suis assez droite pour que les hommes me suivent. Tandis que les mômes vous crient dans le dos: «Hé! la boscotte!»

L'Embaumée d'un coup de pinceau balafra de rouge la frimousse pâle de Mouron-pour-les-petits-oiseaux qui laissa rouler à terre la tête du bébé qu'elle enluminait, pendant que le vieux Firmin criait du bout de l'atelier:

—Hé! mesdemoiselles, cinquante centimes d'amende pour la casse. Et du silence ou à la caisse.

Des rires sonnèrent à toutes les tablées.

Et rouges, rouges, un peu d'eau sous leurs cils baissés, hochant la tête, les deux petites ouvrières promenèrent leurs pinceaux rageusement sur les faces de kaolin.

La Grande-Bobêche riait de la querelle.

Petite-Souris, elle, lorgnait en dessous les deux rivales, craignant quelque horion, quelque coup de griffe égarés. Puis, après un silence qui apaisa la grande colère des deux voisines de tabouret:

—Voyons, ma petite l'Embaumée, raconte-nous ce qu'il t'a dit, Mouron est agaçante.

L'Embaumée, le buste courbé montrant sa bosse qui bombait son gersey comme un gros tampon d'ouate amoncelé sous la doublure, l'Embaumée essuya du bout du doigt une larme qui allait choir et dit résignée:

—Ma bosse! Je sais que je ne suis pas belle. Mais quand on est camarade, on ne devrait pas se reprocher des infirmités. J'aurais voulu vivre toute seule, sans personne pour me faire souffrir. Mouron a voulu être mon amie. Elle avait bien vu ma bosse quand elle m'a demandé de demeurer avec moi à Montrouge.

Attendries, la Grande-Bobêche et Petite-Souris approuvèrent:

—Mouron est méchante comme la gale.

Et Mouron se mit à pleurer dans ses deux menottes, pendant que l'Embaumée la poussait du coude, toute consolée déjà, disant à mi-voix:

—Voyons, Ron-Ron! Tu ne l'as pas fait exprès pour me faire du chagrin, je le sais bien.

—Attention, voilà M. Bamberg, dit la Grande-Bobêche.

* * * * *

André Bamberg traverse l'atelier, la tête basse, semblant rêveur, revient sur ses pas, rôde autour des petites amies, s'arrête derrière l'Embaumée devenue pourpre et dit assez haut pour ne point paraître faire une confidence:

—Ainsi c'est entendu, mademoiselle, vous voudrez bien passer à mon bureau, à midi?

Sans lever les yeux, le pinceau maladroit en ses doigts tremblants, l'Embaumée répond:

—Oui, monsieur.

Les petites amies, les yeux allumés de curiosité, se penchant de nouveau vers la petite bossue:

—Alors il t'a dit?

—Pourquoi faire à son bureau?

L'Embaumée avoue très vite pour être délivrée des sottes questions qui l'obsèdent et font sursauter vite le bouquet de violettes épinglé à son corsage:

—M. Bamberg veut me parler de je ne sais quoi.

—Ah! de je ne sait quoi! riposte la Grande-Bobêche. Moi, je me suis toujours défiée du petit Bamberg. Les hommes qui se frottent aux robes des femmes, sans que ça leur fasse rien, m'épouvantent. Ils veulent avoir l'air en bois et puis crac! ça flambe et ça vous prend, parfois, malgré vous. Vous connaissez Berthe de chez Pachard, à Saint-Mandé? Le patron l'appelle un jour, pendant le déjeuner des ouvrières. «Ma petite, qu'il lui fait, si vous êtes bien gentille, je vous augmenterai.» Comme elle ne voulait pas être bien gentille, il lui fit comprendre que l'usine n'avait guère de commandes… que…—ce qu'ils disent tous,—enfin Berthe sait peindre des sourcils sur des têtes de poupées, mais elle ne sait que ça. Alors elle fut bien gentille. Ça c'est sale, mais ça se fait. Moi, à ta place, l'Embaumée, je n'irais pas.

—Toi, dit Mouron, tu es jalouse!

—Oh! jalouse! Le petit Bamberg, ce n'est pas mon genre. Moi je n'aime que les hommes qui portent lorgnon, qui ont six pieds de haut et des cheveux frisés. Le petit Bamberg est un bel homme, mais il a des cheveux plats, de grands yeux bleus qui ont l'air mort et il porte des cols droits. J'aime à voir le cou des gens, moi. Puis il a deux coins de moustache si petits qu'il a dû pleurer pour les avoir.

—Si ce n'est pas ton genre, dit Petite-Souris, c'est que tu as des goûts communs. Il a l'air distingué.

—Et très bon! ajouta Mouron. Puis, tu n'as pas remarqué ses mains avec des ongles tout petits.

—Soit, dit la Grande-Bobêche, pour ce que j'en veux faire. Mais l'Embaumée ne nous donne pas son avis.

—Je n'ai rien à répondre, la Grande-Bobêche, ce que tu dis est si bête!

—A ton aise, ma petite. Tu feras comme les autres, mais je ne te conseille pas de venir pleurnicher ensuite dans mon tablier. Tu es prévenue.

* * * * *

Délicieusement émue, le coeur battant à coups précipités et soulevant le bouquet de violettes sur son corsage, l'Embaumée songeait: «Que me veut-il?»

Certes elle n'avait point peur d'une accolade brusque dans le petit cabinet vitré au milieu de l'usine déserte. Elle se sentait protégé par sa bosse contre le désir des hommes. Lui, si beau, devait-il pouvoir se lasser de maîtresses qui n'étaient pas contrefaites.

«Que veut-il me dire?»

Avait-il deviné qu'elle l'aimait de très loin, de très bas, sans oser se l'avouer, s'efforçant de cacher son amour honteux comme elle s'ingéniait toute petite fille à dissimuler son infirmité. Comment avait-elle osé l'aimer? Elle se souvenait de l'arrivée du jeune homme à l'usine, du mot qu'il lui avait dit un jour:

—Mademoiselle, vous devez être bien heureuse de faire sourire tant de petites bouches.

Depuis il l'avait gourmandée tout aussi fort que les autres ouvrières, signalant rigoureusement au contre-maître qui tenait le livre de paye ses retards du matin. Elle l'avait aimé à son insu, peu à peu, heureuse de voir ses yeux, heureuse d'entendre sa voix, honteuse quand il s'arrêtait derrière elle à l'atelier et pouvait remarquer la bosse, la malencontreuse bosse.

Il n'avait rien fait pour être celui dont on prononce le nom tout bas en une vaine caresse des lèvres, mais quand tous, connus et inconnus, témoignaient à la pauvre fille, par des sarcasmes ou de bonnes paroles attendries, qu'ils s'apercevaient de son infirmité et triomphaient, eux, d'être droits, lui, n'avait rien dit. Oh! l'excellent coeur!

Elle l'avait aimé par besoin d'aimer. Les fleurs qu'elle baisait le matin se fanaient le soir. Être aimé d'une boscotte cela ne pouvait l'humilier puisqu'il ne le saurait jamais. Une autre le prendrait, une autre qui ne serait pas contrefaite, mais elle serait si heureuse de souffrir, sa souffrance venant de l'Aimé.

Elle avait été imprudente, la veille, en déposant sur sa table une branche de lilas chipé au père Gosselet. Quels rires dans l'usine si les ouvrières apprenaient que l'Embaumée était amoureuse de M. Bamberg!

—Comment! la Boscotte!

—Oui, ma chère! Elle ne doute de rien.

Amoureuse et bossue! Elle n'oserait plus sortir de sa chambre de
Montrouge.

—Pourvu qu'il ne devine pas, murmura-t-elle.

Et profitant d'une causerie qui rapprochait les frisons de ses camarades de tablée, elle mit un peu de rose au coin de son mouchoir et se farda les joues furtivement pour être moins pâle quand il lui dirait: «Mademoiselle, je vous aime!» Non, mais: «Mademoiselle, je… je…» Que pouvait lui dire M. Bamberg? Peut-être avait-il deviné…

* * * * *

André Bamberg, assis en son bureau de la machinerie, enjolivait de fioritures les initiales M.G. qu'il avait dessinées sur une feuille de papier blanc. Cet exercice, tout machinal et qui n'était d'aucune utilité à la fabrique Gosselet, aidait le jeune ingénieur à ne point trop témoigner d'impatience et de nervosité.

André Bamberg avait résolu de prendre une décision à midi sonnant. L'honnête homme et l'amoureux s'étaient querellés en lui pendant toute la matinée et il s'efforçait de ne songer à rien jusqu'à l'heure où il se prononcerait sur son sort. Peut-être sacrifierait-il à Simone tous ses scrupules, elle l'aimait tant!

Les bruissements de cette usine point tapageuse comme les autres usines, les chuchotements entendus autour des bébés nouveau-nés comme en une chambre d'accouchée lui rappelèrent ses débuts dans la maison Gosselet.

Né en Suisse, dans une de ces auberges proprettes où ne descendent plus guère que les gens du pays et les étrangers qui voyagent en artistes, il avait suivi les cours de l'école polytechnique de Zürich, puis, son brevet d'ingénieur en poche, il était venu en France à la conquête d'une position sociale. Pendant trois mois, il avait heurté vainement à toutes les portes d'industriels grands et petits, quand un ami le présenta au fabricant de poupées.

Son entrée en fonctions avait été modeste. En homme pratique qui se défie de la science apprise en des livres, M. Gosselet lui avait fait étudier tous les petits détails de la fabrication des bébés.

Cela l'avait amusé, d'abord, puis intéressé, et il gardait bon souvenir du temps où ouvriers et ouvrières le gourmandaient, malgré son titre, quand il gâchait du carton ou des fils d'archal. Devenu bon ouvrier et connaissant tous les procédés, tous les secrets du métier, il s'était ingénié à rendre plus anatomiquement vrai l'organisme des petits êtres en carton.

Le bébé moderne n'a plus de son dans le ventre, il se compose de diverses parties en carton creux reliées entre elles par des ressorts et des bouts de caoutchouc formant un appareil dont toutes les ficelles se rattachent à un crochet qui est le coeur. Il peut mouvoir ses petits yeux de verre à droite et à gauche pour dire bonjour aux petites amies de maman ou les baisser sous la paupière inférieure pour laisser croire qu'il dort bien sage.

Dans la première partie de la fabrication qui consiste à créer les parties d'armure en carton que l'on réunit pour former un corps, Bamberg fit une découverte importante. Il imagina de remplacer les petites menottes fragiles par des mains incassables. Il composa une pâte argileuse qu'il pressura et moula en une machine de son invention. Dès lors les bébés Gosselet promenèrent de par le monde de jolis petits doigts délicatement incurvés résistant à tous les heurts. Cela lui valut les bonnes grâces du patron et l'emploi d'ingénieur-constructeur.

Brusquement poussé par le désir de voir ce qu'il allait quitter, Bamberg se leva et se mit à errer à travers les ateliers.

Au moulage, une nouvelle création put le distraire un instant de ses préoccupations.

Le corps, les jambes et les bras des bébés sont fabriqués économiquement en feuilles de carton moulées dans des matrices en fonte de formats différents, mais la confection des têtes en kaolin exige une main-d'oeuvre plus minutieuse. La pâte liquide est versée en des moules en plâtre qui ne peuvent guère servir plus d'une vingtaine de fois sans se couvrir de petites granulations qui marqueraient le visage des bébés des cicatrices de la petite vérole. La tête moulée est confiée ensuite à des ouvrières qui, manipulant délicatement la croûte fragile, font avec un canif la toilette des lèvres entr'ouvertes et des petits nez.

Or, depuis la veille, la maison fabriquait des poupées rieuses. Les polisseuses creusaient des alvéoles sous la lèvre supérieure des bébés et plantaient une rangée de quenottes en émail à peine aussi grosses que des grains de riz. Très artistes, les petites ouvrières s'acquittaient de leur tâche à merveille.

Passant près du four où les petites têtes cuisent à une température de huit à douze cents degrés, André Bamberg entra dans l'atelier des peintres pour corps qui sont aux peintres pour têtes ce que sont les barbouilleurs en bâtiment auprès des grands prix de Rome.

Entièrement vêtues de blanc, comme en chemise, trente ou quarante jeunes filles plongeaient les bébés dans un bain de rouge ou de rose et les fixaient ensuite à la muraille hérissée de longs piquets. Les petits corps nus séchaient là, empalés.

Bamberg parcourut ensuite les salles de réserve, désertes, où s'entassaient des bras et des jambes en carton, semblables à d'immenses ossuaires, et il fit son entrée dans le salon de coiffure.

Là, les petites ouvrières jacassaient—un vice de profession—tout en épinglant des perruques sur les petites têtes d'abord coiffées de calottes de liège. Elles frisaient au petit fer ou tressaient des nattes, couchant leurs clientes sur de grandes tables encombrées de laines fines ou de vraies chevelures achetées aux Creusoises ou aux Bretonnes pour quelques mètres de satinette.

Rêvassant, il s'arrêta devant les faiseuses d'yeux, penchées, très pâles, sur la flamme du gaz qui leur servait de foyer pour fondre les bâtons de verre de différentes couleurs, en cornée et prunelles striées de jaune.

La confection des petits souliers mordorés portant sous la semelle la marque Gosselet sembla l'intéresser comme une chose qu'il voyait pour la première fois. Toc! un coup de balancier: l'empeigne. Toc! un coup de balancier: la semelle. Deux tours de roue d'une machine à piquer et la chaussure à pointe, à la mode, était aussi gracieuse que les bottines de fée mises à l'étalage sur le boulevard.

Dans un autre atelier, cinquante lingères et confectionneuses recevaient des hottées de bébés qu'elles empilaient tout nus sur de grandes tables et habillaient ensuite de chemisettes fleuries de bouquets bleus…

* * * * *

Midi sonna. Les étoffes froissées, les babillages, les chaises remuées, lui rappelèrent que l'Embaumée devait l'attendre en son cabinet de la machinerie.

Debout, les cheveux tapotés en hâte, mais frisotant à la diable, trop rose, les yeux noirs mouillés, le buste redressé comme pour offrir à l'aimé le bouquet de violettes épinglé au corsage, l'Embaumée attendait, gentille sous sa petite capote de fausse loutre.

Il entra vite, ferma l'huis vitré, sourit.

—J'ai un service à vous demander, mademoiselle.

—Ah! j'en suis bien heureuse, monsieur Bamberg.

—Allez à Paris et prenez, place de la Bastille, un fiacre que vous ramènerez ici près de la grille du parc où il attendra. Tenez, voilà vingt francs pour que le cocher prenne patience.

—Mais, monsieur Bamberg, le cocher s'embêtera et s'en ira avec vos vingt francs.

—C'est juste, venez me prévenir de l'arrivée du fiacre et je parlerai au cocher. Vous êtes toute gentille, mademoiselle, et merci.

Puis, hésitant:

—Vous ne direz rien à vos amies, n'est-ce pas?

—Rien!

—Merci.

V

M. Gosselet ne parut pas à l'usine le lendemain matin du jour où il surprit Simone tendant ses lèvres à André Bamberg.

Levé dès l'aube après avoir passé une nuit sans sommeil, il entra solennellement dans la chambre de Mme Gosselet, avança un fauteuil près de son lit, et s'entretint plus d'une heure avec elle.

Il ne prit pas son café au lait, ce qui ne lui était encore jamais arrivé de sa vie, et se dirigea, à pied, vers la station voisine, où il demanda un billet pour Paris.

Le jardinier Tant-Seulement remarquant les vêtements en désordre de son maître, son attitude soucieuse et presque embarrassée au moment où il sortait du parc, murmura, malin: «Voilà le patron qui va retrouver des connaissances, on dirait qu'il n'a pas dormi. Ah! ces riches, ça se paye des noces à casser les assiettes.»

Simone qui avait veillé toute la nuit, empaquetant des bibelots, bouleversant des piles de linge, se coucha au petit jour, après avoir soudain réfléchi qu'elle ne pouvait prendre la fuite qu'à condition de ne rien emporter de la maison paternelle.

Elle se blottit, frileuse, dans un fouillis de dentelles, et ferma les yeux, voulant dormir pour arriver vite à l'heure tant désirée où elle serait seule avec lui dans leur premier appartement: une vilaine boîte soubresautant, remorquée par quelque cheval moribond;—dans leur premier nid: un fiacre!

Elle compta jusqu'à mille, se récita un poème de Musset, espérant vaincre l'insomnie; rien n'y fit. Ses grands yeux s'ouvraient sans cesse, fiévreux, ses menottes fourrageaient dans les oreillers, ses lèvres disaient: «André, André!»

Brusquement elle se leva, repoussant d'un coup de genou draps et couvertures, et s'assit en chemise devant son secrétaire.

Le poing enfoncé dans le petit toupet de cheveux bruns qui donnait à sa physionomie une piquante espièglerie de clown, elle écrivit:

«Bon papa Jean-Marie,

«Je pars avec André Bamberg. C'est moi qui l'enlève. C'est très mal, très mal, mais c'est, je crois, la meilleure manière de vous prouver combien je l'aime. Vous n'auriez jamais consenti, bon papa, à me le donner pour mari: je le prends. Pardonnez-moi! pardonnez-moi!

«J'ai hésité longtemps à vous quitter, vous avez toujours été si bon pour votre Momone qui pleure en vous écrivant, mais l'accueil fait au candidat de maman m'a prouvé que vous ne céderiez que contre un nombre respectable de billets bleus. Je ne veux pas être achetée.

«Vous désirez un gendre riche pour qu'il puisse entourer de gâteries votre fille chérie, je le sais bien. Si je prends un mari pauvre, moi, c'est pour qu'il me doive tout, et me le témoigne. Je fais mon bonheur. Vous me pardonnerez d'assurer mon avenir contre votre volonté.

«Je ne suis pas une petite fille romanesque, vous le savez bien, je suis
pratique. Affaires de coeur d'abord, affaires d'argent… ensuite.
N'êtes-vous pas là pour remplir ma bourse quand elle sera vide, papa
Jean-Marie?

«Ce que j'aime en lui, voyez-vous, c'est qu'il n'osait pas demander ma main.

«Je suis de celles qui valent mieux que leur dot et je le prouve en me donnant à celui que j'aime.

«Consolez maman! consolez maman! Quand vous le voudrez, nous vous reviendrons tous deux, André et moi, résolus à vous faire oublier les mauvais jours où vous aurez pleuré l'absente.

«Je ne connais rien aux affaires, papa Jean-Marie, mais il me semble que: Gosselet, Bamberg et Cie, cela formerait une raison sociale sonnant divinement bien à l'oreille. Songez qu'il est très instruit, mon mari, et aussi très ingénieux; c'est vous qui me l'avez dit, père.

«Et plus tard, il m'aimerait tant qu'il finirait peut-être par épingler un ruban à sa boutonnière. Il inventerait quelque chose. Tout est possible aux amoureux, vous le voyez bien, puisque je vous quitte, moi qui vous aime.

«Bon papa, bon papa, vous m'avez fait éduquer en brave petit homme, vous me pardonnerez de savoir prendre une décision énergique.

«Je vous embrasse bien tendrement et bien longuement pour le temps où je ne vous aurai pas. Envoyez-moi votre pardon aux initiales: A.M. Bureau central, Poste restante, et nous reviendrons vite, vite, vous faire tout oublier.

«Simonette.»

La lettre achevée, elle put dormir, souriante, jusqu'au qu'au moment où
Jenny, la femme de chambre de Mme Gosselet, vint heurter à la porte.

—Mademoiselle! il est midi… le déjeuner est servi… Monsieur et madame sont inquiets.

—Je descends, Jenny.

Les cheveux tordus, le visage lavé à grande eau—jamais il n'y eut sur la toilette de Simone le plus petit flacon de parfum, la plus minuscule boîte de poudre de riz,—vêtue d'un peignoir blanc rayé de rose, la fille de M. Gosselet fit son entrée dans la salle à manger, portant la main droite à la hauteur de l'oreille, la main gauche ouverte, paume en avant, le long de la cuisse.

Madame Gosselet pivota brusquement sur sa chaise:

—Quelles manières, mademoiselle Dumanet! Puis quel sans-gêne! descendre en peignoir!

Dans la position du soldat sans armes devant son supérieur, Simone attendait un bon sourire de papa Jean-Marie excusant son espièglerie, mais le fabricant de poupées, dissimulé derrière un journal qu'il tenait grand ouvert, les bras tendus, semblait ne prêter aucune attention à ce qui se passait autour de lui.

Le mutisme de son mari encouragea Mme Gosselet à commencer ses doléances quotidiennes sur l'éducation déplorable donnée à sa fille et les non moins déplorables faiblesses du fabricant de poupées.

Simone, les lèvres délicieusement troussées en moue, courut vers papa Jean-Marie et, penchant sa frimousse boudeuse par-dessus le journal tendu:

—Nous sommes donc brouillés, père! Vous vous liguez avec maman pour me corriger de mes excentricités… Allons! puisque tout le monde m'en veut—je ne sais pourquoi—je vais me tenir bien sage dans mon assiette.

«Jenny, passez-moi donc une serviette autour du cou, je pourrais salir ma robe. Mais, Jenny, c'est très sérieux, je vous l'assure… surtout ne me faites pas de cornes dans le dos.»

Ces plaisanteries ne déridaient pas M. Gosselet. Mme Gosselet tenait sa cuiller comme un sceptre, hautaine, dédaigneuse, les yeux levés au ciel en guise de protestation.

—Mais vous ne mangez pas, père, vous êtes souffrant?

—Moi, non! Je lis un article très intéressant.

—Plus intéressant que notre conversation, mon cher?

—Quelle conversation? Vous ne dites rien, ma toute bonne.

—Que dire entre une jeune fille—ma fille—qui fait parade de ses manières de corps de garde et un mari… mais à votre fantaisie. Je me lasse, enfin, de répéter sans cesse les mêmes choses.

—Moi, dans tout cela, j'ai l'air d'avoir commis un gros, gros crime… dit Simone d'un ton enjoué. On dirait que le cadavre est caché sous la table.

Puis la main posée sur le bras du fabricant de poupées:

—Père, votre visage est fatigué. Vous n'avez pas dormi?

—Moi, pas fatigué… Je lis un article très intéressant.

—Vous avez perdu quelque somme importante, vous avez besoin d'argent, mon cher?

—Besoin d'argent! Non!… Vous pouvez être tranquille pour votre petit égoïsme, ma toute bonne.

Sa serviette lancée sur la table, Simone se leva et prenant la tête de papa Jean-Marie entre ses mains, en un geste qui lui était familier:

—Je veux savoir ce qui vous cause du chagrin. D'abord, je vous embrasse pour faire la paix.

Comme il se défendait, baissant le front, les sourcils dessinant une ligne de poils gris hérissés:

—Alors, je suis coupable et c'est grave!

—Je te dis que je lis un article très intéressant.

—Bien, père, je vous laisse.

Le déjeuner s'acheva rapidement en un cliquetis solennel de fourchettes et de vaisselle remuées, madame Gosselet souriant de la brouille survenue entre le fabricant de poupées et sa fille, Simone inquiète du silence de son père, M. Gosselet plongé tout entier dans la lecture de l'article très intéressant.

Deux heures après, le fabricant de poupées se promenait, songeur, dans la grande allée du parc quand un roulement de voiture l'attira vers la grille d'honneur ornementée de petits amours dorés. Il entendit:

—Attendez, monsieur le cocher, on viendra vous payer.

M. Gosselet aperçut l'Embaumée descendant d'un fiacre fermé qui stationnait sur le trottoir, près de la petite porte de service du parc, à quatre ou cinq mètres de la grille.

Peu après, le petit Bamberg vint parler bas au cocher et lui tendit une pièce de monnaie.

—A sept heures moins cinq je serai là, bourgeois, fit le cocher.

Et jugeant, sans doute, que la course de Paris à l'usine avait été trop dure pour qu'il exigeât de nouveaux efforts de Cocotte, il suspendit au cou de sa bête une musette remplie d'avoine et se mit à frotter d'une peau de daim les cuivres du harnais.

Le fabricant de poupées se dirigea vers Tant-Seulement qui parait de plantes nouvellement fleuries une mosaïque éclatante de couleurs comme un tapis d'Orient.

—Va à l'usine, mon garçon, et prie M. Firmin de se rendre ici où je l'attends.

Le père Firmin arriva peu après, tout souriant:

—Je vous croyais malade, patron. On ne vous a pas vu à l'usine, ce matin.

—Des affaires!… Dis donc, mon vieux Firmin, veux-tu m'aider à jouer un bon tour.

—Dame oui! si l'honneur est sauf!

—Tu vois ce fiacre?

—C'est un jaune. Le cocher a un chapeau blanc. C'est une roulante de l'Urbaine.

—Ce fiacre, à sept heures précises, doit venir prendre ici le petit Bamberg et une jolie femme. Je veux que l'ingénieur manque son rendez-vous.

—Comment! le petit Bamberg! Il n'a pas seulement une seule maîtresse dans l'usine…

—Il cache son jeu, le sournois! Tu retarderas, sans qu'il s'en aperçoive, la grande pendule d'une demi-heure.

—Alors vous voulez la lui souffler, couquinos!

—Comme tu dis. Silence, hein!

—C'est entendu!

Se frottant les mains, dansant la bourrée, le père Firmin répétait Couquinos! couquinos! (coquin, coquin). Un Auvergnat jouant un bon tour à un Parisien, cela égaudissait son âme de fouchtra dédaigné autrefois par les cuisinières alors que des gringalets de rien du tout avaient tout de suite bataille gagnée.

Le contre-maître parti, M. Gosselet ouvrit la porte de service et monta dans le fiacre jaune.

—Où faut-il vous conduire, bourgeois?

—A Paris. Je vous prends à l'heure.

—A l'heure? Peux pas!

—Pourquoi?

—Faut que je revienne dans cette rue, ce soir, à sept heures précises, bourgeois!

—Je le sais pardieu bien. Mon gendre doit emmener sa femme à la gare. Mais comme il ne peut sortir, j'accompagnerai madame moi-même. Nous serons de retour avant sept heures! Allez!

—Mais où?

—Rue Denfert-Rochereau.

* * * * *

A six heures, Simone qui venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts périlleux monta dans sa chambre et endossa par-dessus son costume de gymnastique un manteau de drap bleu cloué de cabochons. Elle voulait faire à l'aimé la bonne surprise de fuir avec lui vêtue comme aux heures de nocturnes entrevues.

En petite fille pratique, elle glissa en une pochette de sa tunique une petite bourse à mailles d'argent gonflée d'or, puis posa en un vide-poche la lettre adressée à papa Jean-Marie et descendit dans le parc un livre à la main.

Elle se dirigea vers la grande allée, de l'air le plus naturel du monde, sentant son coeur se serrer d'une angoisse délicieuse, à mesure qu'elle approchait de l'endroit où André devait l'attendre. De temps en temps, elle s'arrêtait pour écouter si personne ne la suivait, et d'un coup d'oeil rapide, elle passait le parc en revue. Tout y était tranquille comme à l'ordinaire, plongé dans le même silence et la même tristesse. Le jour baissait brusquement, des nuages d'un gris sale, pareils à des paquets de linges mouillés, pendaient au-dessus de l'usine, le vent humide qui soufflait dans les marronniers annonçait la pluie.

Comme elle hésitait à se diriger tout de suite vers la petite porte pour voir si le fiacre attendait, un bruit de ferrailles remuées sur le pavé de la rue lui fit jeter son livre sur un banc et courir vers la grille au risque d'éveiller les soupçons de Tant-Seulement.

Le cocher, rênes en mains, semblait prêt à partir au moindre signal. Derrière la glace, elle crut apercevoir André lui faisant signe, de la main, de venir à lui. Vite elle courut vers la voiture, ouvrit la portière et tendit les bras.

—Oh! mon aimé… oh!… mon père!

La rosse, martelant le pavé des quatre fers, partit au galop en un gémissement de la lourde caisse jaune tremblant de tous ses ais.

—Oh! mon père, je l'aime tant. Je ne suis pas une mauvaise fille. Mais vous ne me l'auriez jamais donné et j'ai voulu le prendre!

—Gueuse! gueuse! Qu'est-ce qu'il t'a donc fait, le sorcier, pour que tu salisses mon nom, misérable! Toi… au couvent, lui… à la porte de l'usine. Ah! il en veut aux gros sous de son patron…? Il crevait de faim quand je l'ai pris à mon service, j'ai dû lui payer des vêtements pour qu'il n'entre pas chez moi en voyou. Et il veut m'enlever ma fille? Me voilà récompensé! Ah, petit intriguant d'Allemand, voleur de filles, voleur, voleur…!

Simone pleurait silencieusement derrière le masque blanc de son mouchoir.

Elle dit d'une voix très douce:

—Il n'est pas Allemand, père, il est Suisse.

—Si tu étais une Gosselet, tu aurais compris son manège, tu n'aurais pas donné dans le panneau, grosse bête… Ah! le filou! Ah! le coquin!… Tu as du sang de Parisienne dans les veines!… Il t'a fait les yeux doux… Il t'a dit qu'il t'aimait bien!… Deux cent mille francs de dot: il n'est pas difficile! Il a dû prendre des petits airs désintéressés: «Jamais je n'oserai demander votre main, Mademoiselle.» Il savait bien ce qui attendait sa demande en mariage… Ah! Ah! le petit Bamberg, mon gendre! J'aurais tellement ri que je n'aurais pas eu le courage de le mettre à la porte. Mais, toi, toi si crédule, si bête! Pas la peine d'apprendre dans tant de livres, alors… Chez moi, chez moi, en Auvergne, une paysanne n'épouse son fiancé qu'après avoir compté, tu entends, ses draps de lit et ses paires de bas. J'aurais travaillé toute ma vie pour offrir un joli petit million à M. André Bamberg parce qu'il a une moustache longue comme ça, un grand col qui doit le gêner pour manger et des yeux qu'il doit agrandir avec du noir, comme les femmes. Ah! non! Ah! non!…

Tapie en un angle de la voiture, les yeux brillant dans le noir, Simone consolée par ces hoquets d'indignation, ces bordées d'injures, cette bourrasque de gros mots, songeait à l'aimé, au pauvre aimé, l'attendant, si seul, si désespéré près de la grille du parc.

—Mais réponds donc, réponds donc, dit M. Gosselet gesticulant avec tant de véhémence qu'il brisa d'un coup de coude une glace de la voiture.

Le fiacre s'arrêta brusquement. Et le cocher parut à la portière.

—Qu'est-ce qu'il y a bourgeois?

—Rien! rien! marche donc, animal.

—Animal! Ah ça, dites donc… Vous allez payer la casse tout de suite et le reste… vous payerez le reste…

—Tu veux de l'argent, toi aussi, tiens, en voilà de l'argent, mais marche, marche plus vite que ça!

Le fiacre repartit au galop.

—Enfin, qu'as-tu à dire?

—Je l'aime!

—Tu l'aimes, misérable!… Tu n'es pas ma fille, tu n'es pas une Gosselet. Vraiment? Tu l'aimes! Tien! il y a trop longtemps que j'ai ce soufflet dans la main. Et j'aurais dû l'étrangler quand tu faisais ta chatte sous les lilas… J'ai tout entendu, oui tout. Mais j'espérais que tu réfléchirais. Et ce matin, ne voulais-tu pas embrasser ce bon papa Jean-Marie, hypocrite, sournoise…

—Vous m'avez frappée, père, je ne suis pas une gamine en robe courte.
Vous n'avez plus de fille!…

—Tu es si bien ma fille, mademoiselle, que je te conduis en retraite chez les soeurs Visitandines. Et tu n'en sortiras, tu entends, que le jour où tu seras guérie.

—Je ne guérirai jamais.

—Tu changeras d'avis.

—Je le répète une dernière fois: j'aime André Bamberg.

—Ta mère avait raison de me reprocher ma faiblesse. Mais que t'a-t-il donc fait, gueuse, pour te prendre comme il t'a prise?

Elle se taisait, froissant ses gants de ses doigts minces et nerveux.

Il lui prit la main et s'approchant tout près:

—Conte-moi tout, ma pauvre Simonette. Tu étais si gentille toute petite, quand tu me confiais tes gros chagrins et tes petits dépits. J'ai, pour te faire plaisir, mis à la porte plus de vingt gouvernantes qui ne voulaient pas te laisser barbouiller le nez du sable des squares. Tu n'avais qu'à me tirer la barbe, tyran, pour me gagner à ta cause. J'étais ton cheval: tu m'attachais au coude un collier avec des grelots… Je te suivais dans le parc, avec ta poupée sur les bras. Jamais je n'ai pu te voir pleurer sans pleurer et quand j'étais ennuyé par les vilaines affaires d'argent, tes petites mines me faisaient rire aux éclats… Conte-moi tout. C'est lui qui…

—Je l'aime. Vous ne comprenez pas… vous ne pouvez pas comprendre.

—J'ai eu tort de te frapper, je te demande pardon, ma petite Momone. Je veux te faire une vie douce, honnête… M. Bamberg ne t'aime pas.

—Oh! père!

—S'il t'aimait, il ne t'aurait pas demandé de prendre la fuite.

—C'est moi qui ai voulu, père. C'est moi qui ai exigé…

—Tu le crois, malheureuse enfant… Écoute une histoire d'amour honnête que je vais te conter. Ton grand-père qui était, tu le sais, rétameur, aimait, jeune homme, la fille de son oncle Gosselet. Il la demanda en mariage. On la lui refusa. Comme c'était un brave garçon qui ne songeait pas à enlever les filles, lui, il courut les grand'routes, économisant sou par sou, se privant de vin alors qu'il ne coûtait que deux sous le litre. Il travailla six ans pour acheter une toute petite propriété voisine des terres de son oncle. Sa cousine attendit patiemment; pourtant, ils s'aimaient bien, va! Le gars, sa journée faite, courait à travers champs pour lui donner le bonsoir. Il traversait l'étable à vaches pour arriver jusqu'à sa chambre. Des fois, elle ne l'attendait plus. Alors, il la regardait dormir à la lueur de sa lanterne. Puis il s'en allait sans l'éveiller. Des coeurs honnêtes, des coeurs simples, vois-tu!

—Elle ne l'aimait pas… Six ans!… Combien de temps, père, faudrait-il à celui que j'aime pour gagner un million?

—Ce n'est pas la même chose!… Mais nous voici arrivés au couvent. Ta mère a tenu à t'y mettre. Tu n'es pas la première… Tu n'y seras pas seule… Les soeurs seront bonnes pour toi. Elles te consoleront et tu oublieras. Dès que tu seras guérie, écris-moi vite, vite… Nous serons si heureux, après…

La rougeur de ses joues devint brûlante, elle se redressa comme pour repousser une vision terrible, et les yeux enflammés de passion, elle répondit d'une voix brève et décidée:

—Je ne puis pas guérir et je ne veux pas!…

VI

Après avoir franchi une petite porte percée dans un mur haut de huit pieds longeant la rue Denfert, M. Gosselet et sa fille furent reçus au parloir par la soeur tourière prévenue de leur arrivée.

Grâce aux relations de madame Gosselet dans le monde des oeuvres (elle donnait, bon an, mal an, une centaine de bébés détériorés aux enfants recueillis par les soeurs de différents ordres), son mari avait pu s'entendre pour faire interner, comme en une sorte de prison, sa fille au couvent des Visitandines.

C'est encore une des ressources des parents riches désespérés, de pouvoir faire enfermer sous le couvert d'une retraite, dans les maisons religieuses qui reçoivent des pensionnaires, leurs filles coupables ou récalcitrantes.

Soeur Marie-Thérèse, la supérieure, avait accepté la garde de la petite laïque, non en l'espoir d'une conversion, mais escomptant la générosité de Monsieur et surtout de Madame Gosselet.

La voix mal assurée, papa Jean-Marie fit ses adieux à sa fille, devenu faible à l'heure des suprêmes résolutions:

—Ah! si tu avais voulu… si tu avais voulu redevenir ma bonne petite
Monette!

—Inutile, père, je vous ai dit que je l'aimais.

—Me voilà bien puni de ma faiblesse. Et cela ne te cause pas de chagrin de me voir regagner l'usine, seul, tout seul? Ta mère!… que va dire ta mère? Embrasse-moi, au moins… Embrasse-moi…

Comme il tendait les bras, elle s'approcha, indifférente:

—Si vous voulez, père.

—Ce qui me désole, vois-tu, c'est que tu vas souffrir par moi, moi qui voudrais te voir heureuse. Qu'est-ce que je te demande, en somme! De ne pas épouser un jeune homme sans le sou. Cela n'est pas bien difficile! Plus tard tu me maudirais d'avoir cédé! Laisse-moi croire que tu l'oublieras, je saurai si bien te garder de lui. Je te ferai une bonne petite existence qui aidera à ta guérison. Dis-moi ce que tu désires… Veux-tu épouser le Russe, un jeune homme très bien, oui, très bien.

—Celui qui a une tante au Caucase, non, mon père! Je vous aime beaucoup, mais si vous pouviez abréger ces adieux… qui nous sont désagréables, n'est-ce pas?

—Comment, je t'ennuie! Je suis un vieux radoteur!

—Je ne dis pas cela.

—Je te laisse, mais embrasse-moi… Encore!… Tu réfléchiras… Tu m'écriras… Je viendrai du reste te voir tous les deux jours, tous les jours, si je peux… Je ne suis pas un père barbare… Je te mets simplement ici pour que tu réfléchisses, pour que tu fasses une petite retraite, pour que tu apprennes à obéir et pour que tu sois protégée contre toi-même.

Il l'embrassa encore, et comme il faisait mine de gagner la porte, la soeur tourière, qui se tenait à l'écart pendant ces adieux, prit Simone par la main et la conduisit vers le tour, sorte de guérite basse enfoncée dans le mur et munie d'un banc en demi-cercle.

Il se retourna encore avant de franchir la porte:

—Écris-moi, vite, vite, que tu deviens raisonnable, et je reviendrai immédiatement te chercher.

Simone dit en un hochement de tête:

—J'ai grand peur de ne jamais être raisonnable comme vous l'entendez, père.

Simone se baissa pour pénétrer dans le tour et prit place sur le siège qui, brusquement, évolua de droite à gauche.

Simone Gosselet était prisonnière.

Toutefois l'accueil que lui fit la supérieure, soeur Marie-Thérèse, lui prouva que sa réclusion ne serait point trop désagréable.

Soeur Marie-Thérèse portait majestueusement le costume de l'ordre: une robe en laine noire, épaisse et drapée en plis raides, des plis en bois, une guimpe blanche aussi rigide qu'un gorgerin. Un bandeau noir encerclait son front carré. Sous son voile noir, ses yeux trouaient de deux points noirs le blanc jauni de son masque osseux. Blanche et noire, elle portait une croix épinglée à sa guimpe. Une seconde croix pendait, au bout d'un chapelet à gros grains, sur sa jupe.

Un naturaliste l'aurait classée sous cette étiquette: coléoptère blanc et noir, le même signe: une croix or, répétée sur blanc et sur noir.

* * * * *

La rigidité des pièces d'armures qui la revêtaient symbolisait assez bien le caractère de soeur Marie-Thérèse. N'ayant pu s'anéantir en Dieu, après des ennuis communs à bien des mortelles, elle avait résolu de s'occuper des intérêts de la communauté.

Nommée économe du couvent peu après son entrée en religion, elle avait su défendre contre les notes majorées des fournisseurs les dots apportées par les fiancées de Jésus, et économiser deux mille francs en l'exercice de son budget. Cette prouesse lui avait valu d'être nommée supérieure au scrutin de l'année précédente, en remplacement de soeur Jeanne-Madeleine si mystique, la pauvrette, qu'elle ne songeait pas à exiger de dot des jeunes filles brûlant de convoler en idéales noces avec le divin Crucifié.

Quand une novice se disposait à prononcer les voeux de chasteté, pauvreté et obéissance, soeur Marie-Thérèse s'informait de l'appoint pécuniaire qu'apporterait à la communauté la nouvelle professe. Si la candidate n'avait pas de solides valeurs à déposer dans la corbeille, la supérieure lui prouvait aisément, en un quart d'heure d'entretien, que sa vocation n'était pas assez robuste, que Dieu lui avait créé des devoirs à remplir hors du couvent.

Soeur Marie-Thérèse, au dire de certains notaires parisiens, possédait un flair merveilleux pour distinguer le bon grain de l'ivraie, la valeur de tout repos, quoique exotique, du titre français mais garanti par le seul patronage d'un ex-député et de deux ou trois sénateurs.

Quand sa conscience lui reprochait de rudoyer les amoureuses pauvres, elle se disait en guise de consolation que les jeunes femmes éconduites n'auraient eu aucun mérite à renoncer aux biens de la terre. D'ailleurs, ne fallait-il pas de l'argent, beaucoup d'argent, pour ornementer de draperies de soie brochée le lit de Jésus, pour faire toujours blanches les guimpes des épousées, pour bâtir quelque nouvelle chapelle de rendez-vous spirituels!

Alors que les pauvres énamourées ne songeaient qu'à Jésus, ne s'entretenaient que de Jésus, elle veillait, elle, à épargner aux tout-en-Dieu les soucis, les exigences de la vie.

A la cloche sonnant les offices répondait de l'autre côté du mur haut de huit pieds la corne des tramways sonnant l'heure de la bataille pour l'argent.

Quand ses filles quittaient leurs cellules pour aller prier, des manoeuvres se levaient de leurs grabats, harassés déjà par le labeur de la veille, pour apporter à la grande machinerie humaine l'appoint de leurs muscles.

Il faut être riche, très riche pour fuir la vie. Soeur Marie-Thérèse l'avait compris et guettait les bons partis, les dots rondelettes.

Ses filles lui étaient reconnaissantes de leur avoir laissé la meilleure part, la part choisie autrefois par Marie-la-Galiléenne,—celle qui consiste à aimer par besoin d'aimer, à s'offrir à un amant radieusement beau qui, s'il ne les prend pas, ne les abandonne pas non plus, ne les dédaigne pas, belles ou laides.

En revanche, soeur Marie-Thérèse possédait toute autorité sur ses compagnes. Elle avait sous ses ordres l'assistante (sa doublure), l'économe, la maîtresse des novices et la Mère déposée, soeur Jeanne-Madeleine, qui, de supérieure qu'elle était autrefois, était devenue, selon le règlement, la plus humble, la dernière du chapitre.

De jeunes soeurs, par esprit d'obéissance, venaient demander à la supérieure la permission de manger un bonbon. Elles disaient:

—Notre Mère, m'est-il permis de manger nos biscuits?

—J'y autorise Votre Dilection, répondait soeur Marie-Thérèse avec un sourire.

On dit chez les Visitandines: «notre chemise, notre robe, notre cellule.»

«Notre Mère» peut, seule, autoriser une de ses filles à prier particulièrement en commun.

Prières et bonbons, tout appartient à la communauté»

* * * * *

—Mon enfant, dit soeur Marie-Thérèse à Simone, votre père vous a confié à notre garde, mais n'allez pas croire que vous êtes ici en prison. Venez me dire que vous êtes obéissante et je signe votre mise en liberté. Nos filles sont de pieuses et saintes geôlières qui vous feront douce votre retraite.

—Mais, madame…

—Appelez-moi «Notre Mère», voulez-vous? J'ai si peu l'habitude de m'entendre appeler madame. Je vous le demande, mon enfant.

—Oui, ma soeur.

—Voilà qui est déjà mieux… Réfléchissez, mon enfant. Il est si doux d'obéir. Notre Seigneur a vidé le calice jusqu'à la lie pour faire la volonté de son père. Le sacrifice que l'on vous impose est moins douloureux. M. Gosselet ne veut pas vous faire épouser un bossu…

—Mais, madame…

—Notre Mère!

—Notre Mère, j'ai résolu fermement d'épouser qui j'aime.

—Bien, mon enfant, je ne vous parlerai pas du monde, je ne le connais pas. Mais vous pouvez vous tromper dans votre choix, vous pouvez vous laisser prendre à de fausses apparences. Hors de Jésus, tout est vanité. Je sais que vous n'avez pas eu le bonheur d'apprendre à l'aimer dans nos maisons religieuses, mon enfant, mais vous n'êtes pas une mauvaise fille, je le vois bien. Je pense même que nous deviendrons amies.

—Oh! madame! Oh! ma soeur!

—Alors, vous préférez la liberté à notre amitié?

—Je l'avoue, ma mère, bien que…

—Oui, oui, n'allez pas revenir sur cette parole pleine de franchise.—Une de nos bonnes soeurs converses va vous conduire à votre chambre et vous vous reposerez de vos fatigues, mon enfant. J'espère que vous dormirez bien… Venez causer avec moi, à votre réveil. Je vous présenterai à une de mes petites protégées, à une désespérée elle aussi, qui commence à oublier. Mais n'allez pas lui communiquer votre bel enthousiasme!

«Inutile, mon enfant, de vous lever au premier coup de cloche, d'ailleurs vous ne l'entendrez pas.

«Maintenant un conseil, mon enfant. Si votre grand, grand chagrin vous empêche de prendre un repos qui vous est nécessaire, agenouillez-vous devant le crucifix qui orne votre chambrette.

—Mais, ma mère, j'espère dormir.

—La courageuse enfant!

—Vous mettrez une robe noire, demain: c'est la règle. Toutes les jeunes filles ou les jeunes femmes en retraite doivent se vêtir de la sorte.

—Mais, notre Mère, je n'ai pour vêtement que ceux que je porte. Mon départ précipité…

—Oui, je sais… Vous rougissez, mon enfant. Vous avez dû vous faire belle, si belle, que vous devez attendre en votre chambre que M. Gosselet vous envoie… Mais voyons un peu sous ce manteau…

—Non, ma soeur, je ne puis…

—Tout le monde m'obéit ici, mon enfant!

—Au fait je puis bien vous montrer mon costume de gymnastique.

—De gymnastique!

Dégrafant son grand manteau en drap bleu orné de cabochons, Simone apparut en pantalon de flanelle blanche plissée et bouffant, en tunique moulant ses épaules comme un linge mouillé.

Soeur Marie-Thérèse recula comme éblouie par la blancheur du tissu. Et les mains jointes, les yeux baissés:

—Oh! ma fille! oh! ma fille! Comment avez-vous osé aller vers celui que vous aimez vêtue si peu décemment?… Il aurait douté de vous, plus tard.

—Je venais de faire du trapèze, notre Mère, quand j'ai pris la fuite.

—Du trapèze!

—Je suis presque aussi forte que les professionnels.

—Le démon se sert de toute arme pour vous ravir… En vous inspirant l'amour d'exercices peu familiers à notre sexe, il comptait vous perdre par l'attrait des mascarades immorales. Votre costume est outrageusement immoral, ma chère fille, et votre père permettait…

—On voit bien, notre Mère, que vous ne savez rien de l'éducation moderne… et que vous n'avez jamais fait de gymnastique!

Ceci fut dit si gaiement que soeur Marie-Thérèse, oubliant de relever l'impertinence, se mordit les lèvres pour ne point rire. D'exsangue qu'elle était, sa bouche s'empourpra, carminant d'un trait transversal son masque pâle.

Puis, devenu grave:

—Vous avez commis une grande faute, mon enfant, et je devrais vous gronder, mais vous êtes si… amusante. Au fait, me voilà réduite à faire planter des piques sur les murs de notre couvent. Peut-être n'aurais-je pas accepté de veiller sur vous si j'avais su que vous étiez gymnasiarque. Évitez, mon enfant, de montrer à la soeur converse qui va vous conduire à votre chambre, que vous êtes venue ici en petite saltimbanque. Promettez-moi aussi de ne pas scandaliser mes filles par le récit trop inconvenant de votre fuite. C'est entendu, n'est-ce pas?

—Oui, notre Mère.

—Dormez bien et récitez les prières que vous apprit votre maman quand vous ne faisiez que jouer à la poupée. Les coeurs simples sont à Dieu, mon enfant; les autres sont au diable.

* * * * *

Arrivée en sa chambrette, Simone ne put se défendre contre la tristesse qui l'envahit brusquement. L'hostilité des choses qui l'entouraient lui rappelait le nid bleu et blanc où elle pensait à lui, rêvait de lui, en un cadre riche et coquet.

Blanchie à la chaux, la chambre ou plutôt la cellule n'avait pour tout meuble qu'un lit étroit à quatre colonnes, entouré d'épais rideaux blancs, une table de bois blanc et un escabeau. Sur une croix noire accrochée au mur, un Christ en plâtre neuf se dressait tout pâle au-dessus d'un bénitier attristé du rameau de buis qui secoue sur les morts des pleurs d'eau bénite.

Une pancarte imprimée en lettres grasses attira le regard de Simone sur la sentence: Vanité des vanités, tout est vanité.

Elle dit tout haut:—C'est gai, ici!

Posant son chapeau sur la table, elle releva d'un tapotement de main les petites boucles de cheveux qui couronnaient son front d'un toupet de clown, tira un blocknote de la poche de son manteau et écrivit sur la première page:

* * * * *

«Mon André,

«Je suis seule et enfermée dans une cellule de nonne. Mon père vient de me traiter de fille. La supérieure des Visitandines, malgré sa bonté ou à cause de sa bonté, ne m'a qualifiée que de petite saltimbanque. Tout m'est hostile ici, et le Christ qui orne la muraille, devant moi, semble me regarder en ennemie. Je crois en toi et je t'aime. Je vais me coucher et dormir pour rester forte contre leurs tentations. Je m'évaderai de ce couvent. Comment? je ne sais. Mais je m'évaderai.

«Cette résolution bien arrêtée me rend très calme. Je me sens tout à fait maîtresse de moi-même et de mes nerfs. Tu verras comme je suis une petite femme de courage, de sang-froid et d'énergie.

«Je ne veux pas, mon aimé, écrire un journal de captivité, mais j'espère te montrer, un jour, ces notes qui te prouveront que tous mes pensers sont à toi. Malgré tout, je reste ta femme, ta petite femme et je t'avoue tout bas, à l'oreille, que j'ai grande envie de pleurer loin de toi.

«Que fais-tu, mon André? Chassé de l'usine, tu te désespères, sans doute. Aie foi en moi, mon aimé.

«Ici je serai presque heureuse au milieu de pauvres femmes qui disent des mots de passion à Celui qui ne se révèle jamais à leurs coeurs d'amantes. Toi je t'ai vu, je sais ton âme, je sais aussi que nous nous aimons.

«Dors bien, mon aimé, et ne te laisse pas abattre par l'adversité; d'autres jours nous seront joie.

«Méfie-toi de l'honnête homme, André!

«Je suis presque gaie, tu vois. Joue contre joue, nous lirons ces lignes, plus tard, chez nous, chez nous!…

«Pense à moi. Je sentirai très bien ta pensée dans mon coeur. Aime-moi bien; je veux être ton cher amour et sentir que je le suis.

«A toi.

Simone GOSSELET, «la fille, la petite saltimbanque

«Ceux qui m'insultent ne savent pas… Père souffre pour de l'argent! Le coeur n'est pas un muscle, malheureusement. Les singulières formes qu'il prendrait selon les gens! On exhiberait ces monstruosités à la foire. Sur ce, je vous embrasse, mon époux.

«SIMONE.»

* * * * *

Très brave, la fille de M. Gosselet ne pleura guère plus de cinq minutes dans le petit lit démodé, entouré de rideaux en cretonne rugueuse.

Dans les cellules voisines, les religieuses obsédées d'amour invoquaient
Jésus.

Simone s'endormit, prononçant un nom profane mais tout aussi doux à ses lèvres que celui du Crucifié.

VII

Simone se réveilla toute glacée sous les neiges de ses rideaux qui l'enveloppaient comme d'une froide avalanche.

Elle revêtit une robe noire que lui apporta une soeur converse et rendit visite à la supérieure.

—Mon enfant, lui dit soeur Marie-Thérèse, je crois que, contrairement à la règle, il est inutile que je vous confie à une «maman», à une de mes filles qui tenterait en vain de ramener à Dieu un coeur pris tout entier par le monde. Je vais vous présenter à Mlle Paule de P… qui a bien voulu, sur ma demande, vous prêter ce vêtement de deuil qui sied mieux à une jeune fille bien élevée que votre accoutrement d'acrobate.

Mandée par soeur Marie-Thérèse, Paule de P…, blonde et frisée comme un petit saint Jean, menue trottinante, le visage délicieusement assombri par deux grands yeux à peine teintés de bleu, fit son entrée dans le cabinet directorial.

Elle reconnut sa robe sur le dos de l'amie que lui confiait soeur Marie-Thérèse, battit des mains et s'écria encouragée par l'attitude souriante de Simone:

—Ah! je serai moins seule.

—Voilà, ajouta la supérieure, qui va hâter votre guérison, ma chère Paule et vous rendre vite à Mme de P… Je vous autorise à vous promener dans le cloître pendant l'office de ce matin.

* * * * *

Simone et Paule descendirent dans le grand cloître, sorte de vestibule à colonnade, habité par des statues de saints et de saintes en marbre blanc, encerclant un paradis fleuri de corbeilles et planté d'acacias.

—Je ne sais rien de votre vie, j'ignore quelle aventure vous a valu une vilaine retraite forcé, ma chère amie, dit Paule, mais je vous aime déjà comme une soeur. Les coeurs appartiennent tous ici à Jésus et j'ai si grande envie de me confesser que… je vais tout vous dire.

—Déjà!

—Oui, déjà. J'aime mon ancien professeur de piano, un jeune homme qui sera célèbre demain. Il a composé une mélodie éditée: Rêves du matin. Connaissez-vous Rêves du matin? Cette oeuvre divine m'est dédiée, ma chère. Je pleure toutes les fois que je joue son aveu, car c'est l'aveu de son amour pour moi.

«Maman était à la recherche de je ne sais quelle partition dans la bibliothèque. Ce fut une révélation. Oh! si douce!… Quand mère entra brusquement, devinant tout,—il ne jouait plus que d'une main,—j'étais assise sur ses genoux et il me baisait les poignets. «Sortez, monsieur!» Il partit très digne, et quelque chose de moi s'en alla avec lui.

«Espionnée d'abord par toute la valetaille, puis gardée à vue par maman, je fus enfin confiée à soeur Marie-Thérèse.

«Ici, je puis l'aimer tout bas et chantonner aussi tout bas les Rêves du matin! Voulez-vous que je vous dise la mélodie sans paroles. Tututu…! C'est aussi énervant que les odeurs d'encens qui me donnent la migraine à la chapelle. Tu!… tutu…! Il me semble que ses doigts jouent dans mes cheveux. Nous échapperons à la surveillance de la soeur qui veut me convertir et nous irons dans l'oratoire de la supérieure. Il y a là un petit harmonium. Rêves du matin fait très bien sur l'harmonium. Je l'aime… je l'aime!

—Et il se nomme?

—Gontran Saint-Patrick.

—Un joli nom de musicien. Moi, ma chère amie—confidences pour confidences—j'aime un tout petit employé de mon père qui n'a jamais fait la moindre musiquette, qui n'a jamais rimaillé le moindre sonnet. Autrefois quand il semblait rêveur, les gens qui l'entouraient pouvaient l'entendre murmurer des choses extraordinaire: AX² - 4Tc…

—C'est une manière de savant?

—Oui, mais maintenant quand il rêve, il dit: «Simone.» C'est une manière d'amoureux. Il est ingénieur-constructeur et trouvera le moyen de me bâtir une maisonnette de bonheur à huis-clos. Mon père s'oppose à notre union, ce qui vous explique ma présence en ce couvent.

—Votre fiancé se nomme?

—André.

—André! presque aussi joli que Gontran.

—Presque… vous êtes charmante! Mais pour un ingénieur, c'est suffisant, n'est-il pas vrai?

—Vous vous moquez!

—Moi, point, cela vous prouve que vous aimez Gontran autant que j'aime
André: voilà tout.

—Je l'aime… je l'aime… Mais c'est un amour maudit puisqu'il fait le désespoir de ma bonne mère.

—Mon amour donne la migraine à bon papa Gosselet, et je vous assure qu'il est, cependant, cet amour, à l'abri de toutes les malédictions.

—Vous êtes donc bien courageuse?

—J'espère l'être assez pour faire mon bonheur.

—Mais vous êtes prisonnière.

—On s'évade.

—Oh!

—Quoi! oh?

—Ce serait très mal et très difficile.

—Par compassion pour Gontran, je serais heureuse de vous prouver que cela n'est pas aussi difficile que vous le pensez.

—Je verrai… je réfléchirai… mais ce serait très mal. S'enfuir de la maison de Dieu! Il est vrai que je m'ennuie, m'ennuie… m'ennuie! Regardez voir si je n'ai pas un cheveu blanc, là sur la tempe gauche?

Simone penchant sur son épaule le front bouclé de sa nouvelle amie, souleva du doigt les boucles blondes et dit apitoyée:

—Toute une boucle, ma chère, toute une boucle. Encore huit jours de réclusion et vous serez poudrée à la maréchale. Il est vrai que semblable parure sied bien aux visages à roseurs.

—J'ai vieilli tant que cela? Des cheveux blancs! Vous avez bien vu? Je monte vite dans ma chambre. J'ai pu apporter ici une petite glace de poche. Les soeurs prétendent que je possède, seule, cet instrument de péché.

—Prétendent, c'est possible! mais… elles aiment Jésus. Les femmes se font belles pour celui à qui elles veulent plaire.

—Elles sont belles en elles, les pauvres filles. Vous les aimerez quand vous les connaîtrez. Mais mes cheveux blancs?

—Inutile de consulter votre petite glace, ma chère Paule, vos cheveux sont tous blonds à nuances infiniment variées. Il doit falloir beaucoup pleurer pour gagner ses cheveux gris; et vous n'avez guère fait que sourire jusqu'à l'audition de Rêves du soir.

—Je suis si malheureuse depuis huit jours que je suis ici! Je ne parle pas la même langue que les bonnes soeurs. Si je pense Gontran, elles disent Jésus. Toujours la même existence grise, calme, endeuillée de chants religieux aussi réjouissants que le Dies iræ. Tout conspire contre mon amour. Mais maintenant que je vous ai, je serai plus forte, oui, plus forte. Avez-vous une chambre à vous?

—J'ai une cellule, comme une vraie prisonnière.

—Moi, j'habite une chambre garnie de tous mes bibelots de jeune fille. J'étais si désespérée, lors de mon arrivée, que soeur Marie-Thérèse a consenti à me laisser mes petits riens.

«Je suis, par distraction, presque tous les exercices des Visitandines. Je me lève à cinq heures à l'appel de la cloche du couvent et descends à la chapelle où je communie avec toute la communauté le jeudi et le dimanche. J'assiste ensuite à une seconde messe et déjeune un peu avant les bonnes soeurs. Je prends volontiers du café au lait, le matin. Elles ne mangent que de la soupe… A huit heures et demie: office. C'est triste, triste! Les Visitandines chantent sur trois notes des psaumes qui me font pleurer. On dirait que j'entends le De profundis clamé sur mon amour mort.

«… Après le dîner qui a lieu à midi, nous descendons dans le grand cloître et je m'amuse à parer de fleurs la statue de soeur Agnès que vous voyez là-bas près de la Vierge Marie.

«… A une heure, je brode ou couds des petites brassières pour les bébé de pauvres, puis vais pleurer à une nouvel office chanté sur trois notes lugubres. J'écris ensuite à ma mère que je m'ennuie… m'ennuie… et j'assiste à l'office de cinq heures. Toujours les trois notes, les trois notes, les trois notes…

—C'est moins compliqué que Rêves du matin!

—Méchante, taisez-vous!… Puis souper, puis promenade, ou travail, puis nouveau et dernier office, celui du soir, égayé des trois notes désespérées… Alors commence le grand silence ordonné par les règles de saint François de Sales, silence si absolu que les pauvres soeurs malades ne demandent que par gestes ce dont elles ont besoin. Je n'entends dans les cellules voisines de ma chambre que les coups de discipline dont se punissent les soeurs tentées.

—Tentées par qui?

—Tentées par quelque souvenir du monde qu'elles ont fui. Elles se flagellent aussi pour des causes beaucoup plus futiles, pour avoir, par exemple, prêté trop d'attention aux broderies qui ornent le voile du sanctuaire. Alors je ferme les yeux, car je suis, moi, une grande coupable et je dis, tremblante, ma prière du soir.

—Vous n'avez jamais eu la pensée d'entrer en religion, ma pauvre amie?

—Non, jamais! Je suis trop jeune pour ne pas aimer le monde. J'avoue cependant que les lectures à haute voix pendant les heures de travail de la communauté m'ont souvent fait envier la félicité des âmes qui ne vivent qu'en Dieu. Hier encore, soeur Jeanne-Adèle m'a beaucoup émue en déclamant d'une voix mal assurée la Vie de Anne-Madeleine de Rémuzat, une des saintes glorieuses de l'ordre de la Visitation. Les grosses chemises de coton, serrées au cou par un noeud coulant comme des sacs de meunier, que portent les bonnes soeurs, me feraient regretter mes chemisettes de jeune fille. Puis, sous le voile blanc des novices passerait toujours quelque boucle blonde de mes cheveux indisciplinés. En outre, il me serait fort désagréable de ne plus voir mère qu'au parloir. Je l'aime bien, mère, malgré tout.

—Votre mère vous rend visite souvent?

—Tous les jours. Elle attend ma soumission pour m'emmener chez nous et me consoler de tous mes ennuis. Ses visites me font mal. Le parloir est si triste! Ceux du monde attendent dans une petite pièce cirée, meublée de chaises alignées avec tant de soin qu'elles semblent scellées à la muraille. Devant chaque chaise, un carré de tapisserie à fleurs passées. La soeur mandée par un vivant arrive escortée de soeur Écoute! Ah! Ah! Ah!

—Pourquoi ce rire?

—Soeur Écoute! Soeur Écoute est la plus vieille de la communauté. Elle n'a jamais aimé que Jésus et elle l'aime, je crois à sa manière, en soupçonneuse et en grondeuse. Soeur Écoute n'y voit presque plus. Quand une jeune Visitandine se rend au parloir, vite, Soeur Écoute quitte la lingerie où elle taille pour ses compagnes des voiles de formes invraisemblables, sans patrons, au seul jugé des ciseaux tremblottant au bout de ses vieux doigts. Elle accourt trottinant, regardant la soeur qu'elle va accompagner comme si la pauvre fille allait à une entrevue avec le diable. Arrivée devant la grille gazée de noir, soeur Écoute dévisage le visiteur ou la visiteuse de ses grandes prunelles mortes pour leur faire rentrer dans la gorge les futilités qu'ils pourraient débiter, puis fait glisser entre ses phalanges noueuses les grains de son rosaire.

«… Parfois elle avance d'un pas vers la grille, semblant scandalisée, puis continue ses oraisons, les paupières baissées, jusqu'à ce qu'un geste un peu trop vif la tire de son extase réparatrice.

«… Si l'entretien dure trop longtemps, elle pousse des soupirs, fait cliqueter son chapelet, montre grise mine aux visiteurs. Ce manège ne manque pas d'intriguer les vivants qui rient de bon coeur lorsqu'ils apprennent que soeur Écoute est sourde, sourde comme un vieux pot depuis une bonne douzaine d'années.

—Décidément, je pense ne pas trop m'ennuyer ici, ma chère Paule. Je découvre un monde nouveau.

—Vous verrez que les trois notes des offices auront vite raison de votre gaieté. Mais voilà les bonnes soeurs qui reviennent de la chapelle.

Par une porte s'ouvrant en un angle du quadrilatère formé par la colonnade du cloître, les robes noires, raides, anguleuses, archaïques, envahissaient le préau. Les faces émaciées étaient blanches dans l'encapuchonnement du voile noir. Les lèvres plates semblaient usées par les baisers de cuivre du crucifix. Les yeux, aux pupilles agrandies par les contemplations, se voilaient de paupières diaphanes et bleutées, aveuglées par la lumière d'un soleil neuf de mai.

Toujours priant, elles longèrent la colonnade, s'inclinant bien bas devant les statues de marbre, sans un sourire au jardin nouveau fleuri, sans un regard au grand ciel bleu. Elles marchaient en un froissement rude d'étoffes, en un heurt des rosaires. Pas un martèlement de chaussures sur les dalles de pierre. Effrayés par ce passage silencieux d'ombres, les moineaux se réfugiaient dans les massifs.

Quand la procession noire eut disparu, mains jointes, dos voûtés, sous une porte de la galerie, Simone dit:

—Le spectacle n'est pas gai.

—Elles sont bien heureuses, ne regrettant rien, ne désirant rien!…
Voici Soeur Marie-Thérèse!

Soeur Marie-Thérèse quittait, à son tour, la chapelle, moins recueillie que ses chères filles à en croire l'aller de ses grands yeux sur les choses qui l'entouraient.

Elle semblait heureuse du renouveau, pensait, sans doute, que les saints de marbre auraient, le printemps venu, leurs socles toujours fleuris, et que les étoiles blanc-rosées des espaliers se changeraient en fruits savoureux qui ne coûteraient rien à l'économat.

Elle fit signe aux deux amies d'un geste ample de ses grandes manches:

—Eh bien, ma chère fille, cela ne ressemble pas trop à une prison. Vous verrez, nous vous gâterons. Venez que je vous montre nos fleurs avant de vous présenter à la communauté.

Tout en cheminant, elle admira Dieu devant les corbeilles de fleurs, se signa près des quinconces où des Ecce homo s'élevaient en des retraites de verdure, gronda maternellement Paule de P… qui déchirait entre ses ongles le calice d'une fleur de pêcher, puis gagna, suivie de Simone et de Paule, l'atelier où ses filles travaillaient à enrichir de quelques linges rares, de quelques tissus fins, le trousseau de Jésus.

Simone, un peu émue, s'assit à côté d'une vieille Visitandine, la soeur robière, qui donnait de grands coups de ciseaux dans une pièce de drap.

Les soeurs lui firent un accueil blanc des lèvres, puis reprirent leur couture ou leur broderie, écoutant la lecture de soeur Jeanne-Adèle.

* * * * *

Soeur Jeanne-Adèle lisait:

«Madelaine Rémuzat éprouva, jeune encore, la mystérieuse souffrance de l'amour. Le Seigneur, en lui révélant ses charmes, excitait ses désirs de l'aimer davantage; mais comblée de faveurs célestes et aspirant à y répondre, que peut-elle offrir à un Dieu qui se rend prodigue de lui-même? Question complexe, insoluble! Elle jeta la sainte enfant dans le supplice douloureux que nous ne pourrions mieux expliquer que par les paroles de l'aimable docteur à son Théotime: «Ce n'était pas le désir d'une chose absente qui blessait son coeur, car elle sentait que son Dieu lui était présent. Il l'avait déjà menée dans son cellier à vin; il avait arboré sur son coeur l'étendard de l'amour. Mais quoique déjà il la vît toute sienne, il la pressait et décochait de temps en temps mille et mille traits de son amour, lui montrant, par de nouveaux moyens, combien il était plus aimable qu'il n'était aimé. Et elle, qui n'avait pas tant de force pour l'aimer, que d'amour pour s'efforcer, voyant ses efforts si imbéciles en comparaison du désir qu'elle avait pour aimer dignement Celui que nulle force ne peut assez aimer, hélas! elle se sentait outrée d'un tourment incomparable.» Et de plus, elle était accablée par le poids de son impuissance, plus vivement aussi se sentait-elle sollicitée, poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré. Que lui demande-t-il donc? Elle ne sait pas[1]…»

Simone écoutait, étonnée, cette phraséologie troubleuse d'âmes.

Toutes ces femmes aimaient donc Jésus d'un amour charnel qu'elles soupiraient sur la blancheur des linges quand la lectrice soulignait d'un geste de voix: «elle se sentait outrée d'un tourment incomparable» ou bien: «poursuivie par les exigences amoureuses de son Maître adoré…»

Paule de P… dit comme à regret:

—Venez, nous nous rendrons au réfectoire, avant la communauté. Cette lecture vous a émue, je le vois, c'est si beau! si beau!

Note [1]: Anne-Madeleine Rémuzat, d'après les documents de l'ordre,
Lyon. Vitte, édit.

VIII

—Comment va Votre Colère, ce matin?

—Elle se porte à merveille, merci, Votre Sérénité. Vous êtes donc bien certaine de l'épouser?

—J'ai l'intention de tout faire pour cela et… même plus.

—Même plus!… Voilà un mot qui vous vaudrait une neuvaine de la communauté s'il venait aux mignonnes oreilles de soeur Marie-Thérèse, notre Supérieure, ma chère Simone. Même plus!… Le vieil abbé Fermadand, notre aumônier, vous exorciserait en pleine chapelle. Alors vous l'aimez assez pour… Et vous ne rougissez pas! Moi, j'ai des roseurs à la nuque, voyez!

—Rougissez pour moi, ma chère Paule, rougissez à votre aise. Je suis bien certaine de quitter cette jolie cage à linottes.

Et ce disant, Simone prit place sur un banc de granit à côté de cette pauvre petite Paule de P… embastillée pour illicite amour offert à son professeur de piano.

Paule, élevée au Sacré-Coeur, aimait le babillage raisonneur de la «petite laïque». Elle prenait courage, s'enhardissait au contact de cette amie oseuse qui l'effrayait par la non-hypocrisie de son allure et ses pensers proclamés tout haut en ce milieu de chuchotements étouffés sous les béguins.

Assises robe à robe, les mains tournant les feuillets des livres qu'elles ne lisaient pas, elles amusaient leurs yeux de l'aller des robes monacales sur le sable blond, par ce matin d'avril.

Dans la petite cour proprette, sous les marronniers déjà feuillus, les bonnes soeurs s'abordaient avec des petites mines très dignes, se faisaient des révérences mi-cérémonieuses, parlant des lèvres seulement, les dents blanches montrées en des rires qui ne sonnaient pas.

Simone singeait leur bonjour matinal, pépiant à chaque rencontre de deux nonnettes sous les marronniers:

«—Je salue Votre Douceur!»

«—Votre Charité a bien dormi?»

«—Comment va Votre Humilité?»

«—Bien? je remercie Votre Chasteté.»

Quand les moineaux se roulaient à leurs pieds en des maladresses de vol troublé par le besoin d'aimer, les Visitandines faisaient des signes de croix à la dérobée ou récitaient quelque oraison jaculatoire en une presque immobilité des lèvres.

Toutes ou presque toutes avaient leur prière à Jésus, au doux Jésus, à l'Amant Jésus, au Bien-Aimé Jésus, à l'Époux Jésus.

Elles composaient, la nuit, en leurs cellules, des placets d'amour qu'elles débitaient le lendemain à la chapelle, regardant les lèvres pâles du doux Crucifié, espérant les voir remuer.

* * * * *

Ce jour-là, une à une, discrètement, la bouche entr'ouverte, les yeux allumés, elles se dirigeaient vers la petite porte ogivale de «Sa Maison.» Il était là et elles allaient Le contempler. Anxieuses, elles s'arrêtaient sur le seuil du temple, se cachant le visage en des blancheurs de linge, venant au rendez-vous en de fausses pudeurs comme sous de doubles voilettes.

Paule de P… dit brusquement, pour expliquer ces fréquentes visites à la chapelle:

—Soeur Agnès va mourir.

—Qui, soeur Agnès?

—J'oublie toujours, ma pauvre Simone, que vous êtes loin de nous, tout en demeurant au milieu de nous. Vous ne connaissez pas soeur Agnès… la religieuse si blanche… qui dort avec Jésus…

—Qui dort avec Jésus! Expliquez-vous. Je ne suis pas élève du
Sacré-Coeur, moi!

—Vous avez vu à la chapelle, dans le choeur, la religieuse étendue sur une chaise longue et si faible et si blanche, avec des yeux si grands?

—Oui, j'ai vu une pauvre femme bien malade!

—Pauvre femme! Elle est l'Heureuse, l'Enviée. Toutes les religieuses jalousent son sort. Le Crucifié lui tend les bras et il la prend toute, peu à peu, délicieusement. Il l'attire et l'absorbe en lui, il aspire son âme comme elle aspire, elle, son coeur divin.

—Une folle mystique!

—Non, une fiancée, et plus heureuse que bien des fiancées de la terre, puisqu'elle va vers l'amant céleste des âmes; qu'elle meure pour l'amour de son amour aujourd'hui ou demain, dans quelques heures, elle sera dans son Paradis de délices, submergée dans sa fontaine d'amour.

Les yeux levés en d'extatiques visions, Paule de P… soupirait. Simone lui prit la main doucement, et, moqueuse:

—Je vous assure, ma chère amie, que votre fiancé n'est pas au ciel, lui. Un peu de courage! Dans quelques jours les portes de la cage s'ouvriront pour vous aussi, et vous volerez à tire-d'ailes… Est-ce qu'il a de longs cheveux, votre musicien?

—Mais non… très correct.

—Ce n'est pas une façon de Christ, alors! Vous avez une tendance à le confondre avec Jésus. C'est humiliant pour tous les deux…

—Vous blasphémez! Vous me faites de la peine.

—Non! je raisonne. Je crois en Dieu, fermement, je vous l'assure, mais pas en un Dieu joli garçon, et je pense avoir assez de l'autre vie pour l'aimer comme l'aiment les Visitandines. Elles se noient en Dieu, vous le voyez bien.

—Je ne discuterai pas avec vous, petite philosophe. Je vais vous conter une simple histoire, celle de Soeur Agnès, et nous verrons si vous rirez de cette «noyade».

—Cela débute par une histoire d'amour, n'est-ce pas?

—Oui, mais ne m'interrompez pas, raisonneuse. Autrefois, soeur Agnès était une jolie héritière de notre monde. Grande, brune, très belle, dissipée, primesautière, elle répondait à des propos de bal, à des flirts respectueux mais osés, par de grands éclats de rire qui interloquaient les amoureux. Pas facile à prendre celle-là! Les duos, les tours de valse, les singeries du cotillon, les émotions au théâtre ne lui enlevaient jamais sa belle humeur un peu moqueuse et partant redoutée. Elle disait à Roméo quand elle était Juliette: «Monsieur, vous êtes d'un demi-ton trop haut.»

Enfin vint celui qui devait triompher d'une si grande assurance: un jeune Saint-Cyrien, très embarrassé de son épée et portant son képi empenné comme un marguillier porte le dais aux processions du Saint-Sacrement.

Elle l'aima tout de suite et ne trouva pas de mots drôles quand il s'embrouillait dans les figures de nouvelles danses. Lui, un peu timide, n'osait pas lui faire sa petite profession de foi. Elle s'en aperçut et l'encouragea même, dit-on. Puis, à la première syllabe d'aveu, elle riposta, par habitude de quereller les amoureux ou pour dissimuler son émoi:

—Vous êtes le vingt-cinquième, monsieur! Votre petite machine n'est pas originale, d'ailleurs. Je puis vous réciter la suite, si vous le voulez!

Le petit Cyrard, confus, fit une belle révérence datant de sa mère-grand et ne reparut plus chez la tante d'Agnès.

Elle ne désespéra point trop, comptant le ramener à elle tôt ou tard, lorsqu'elle apprit, deux ans après, qu'il se fiançait à une de ses amies.

Elle assista très digne à la messe de mariage, puis, le soir même, elle vint prier soeur Marie-Thérèse de la recevoir au couvent.

—Morale: Ne désespérez pas celui que vous aimez.

—Taisez-vous, mon amie. Elle fut si malheureuse, soeur Agnès! Celui qu'elle aimait, à une autre!

Songez à ce que vous souffririez si André… C'est André, n'est-ce pas?

—Moi je n'ai rien dit.

—Sans vous en douter, dans le laisser-aller de vos confidences, vous avez prononcé le nom! Bon! Voilà que vous rougissez.

Les deux petites prisonnières, les mains jointes en un instinctif sentiment de crainte, se turent, regardant voleter les moineaux.

* * * * *

—Je continue, dit Paule, souriant de l'émoi causé à son amie, Soeur Agnès pria longtemps, longtemps, avant d'oublier l'aimé. Ses actes d'amour n'allaient pas toujours à Dieu et elle se jugeait bien coupable, jeûnant, usant sa robe sur les dalles de l'église. On parla beaucoup d'elle dans le monde, et je me souviens d'avoir copié pendant les vacances une prière composée par elle, prière où elle suppliait Jésus tout puissant de la délivrer du souvenir du petit Saint-Cyrien. Je transcrivis cela, au temps de mes robes courtes, ne sachant trop ce que signifiaient ces appels à la clémence divine. Je pensai en ma faible jugeotte que la pauvre femme devait être quelque grande criminelle, quelque empoisonneuse.

L'amour de Dieu triompha après deux ans de luttes. Elle fit mander l'aimé au parloir, sous couleur de lui rappeler ses devoirs de chrétien, s'abusant elle-même, la pauvre douloureuse, sur le motif de ce revoir. Elle lui apparut endeuillée derrière le crêpe qui partage en deux la petite pièce: côté des morts, côté des vivants. Il fut bon, très doux, promit de travailler à son salut, sans sourire. Elle l'adjura d'aimer sa femme. Il ne répondit pas, par pitié. Quand on l'emporta évanouie, il pleura d'avoir perdu cet amour qu'il n'avait pas eu, et cependant, il aimait celle qu'il avait épousée.

Dieu pardonna enfin et soeur Agnès n'habilla plus du regard, le corps blanc en croix, d'un pantalon rouge à bande bleue et d'une capote à boutons d'or. Elle pria avec calme, n'osant dire à Jésus des mots de passion, par pudeur, les regrets étant trop récents encore. Elle alla à Lui d'une façon correcte, en femme honnête qui ne se jette pas dans les bras de l'amoureux numéro deux, parce que l'amoureux numéro un l'a dédaignée.

—Comme vous savez bien toutes ces choses, mon amie!

—Je devine… probablement… en femme qui aime. D'ailleurs on commenta beaucoup autour de moi, je vous l'ai dit, le roman de soeur Agnès. Il se peut aussi que mon éducation au Sacré-Coeur m'ait appris…

—… Comment on flirte avec Dieu… Continuez, je vous prie! Mais ce long récit vous fatigue, peut-être. Vos jolies mains reposent si lasses dans les plis de votre jupe! Et cet imbécile de médecin qui ne croit pas devoir vous ouvrir les portes de la cage!

—Je ne suis pas lasse de conter, je vous assure! C'est si beau ces souffrances d'amour! Soeur Agnès devint la bonne sainte de ce couvent. Ses yeux qui avaient tant pleuré brillèrent d'un éclat doux, toujours un peu mouillés d'eau. L'iris devenu large dans les longues contemplations s'agrandit de telle sorte que bleues autrefois les prunelles étaient devenues noires. Son visage s'affina, amaigri, mais non décharné.

Souriante, elle accueillit au parloir les anciennes amies qui venaient la féliciter de sa guérison, plutôt curieuses que compatissantes.

Elle sut les petits potins du monde, les médisances, les calomnies, reçut des confidences, des aveux, et donna des conseils aux désespérées d'un jour.

Elle fut, deux ans durant, le médecin pour âmes des petits cercles féminins.

Les coupés faisaient queue rue Denfert-Rochereau et la bonne soeur Marie-Thérèse ne songea point à interdire, selon la règle, ces parlottes, ces five-o'clock chez Jésus.

De temps à autre, les visiteuses faisaient une retraite au couvent, comme on va aux eaux, et l'économe de la communauté encaissait les présents destinés à ornementer la chapelle du Sacré-Coeur.

Un prédicateur mondain, à la Madeleine, fit allusion à la sainte Mlle de G… et pendant huit jours, il fut de bon ton de prendre le voile. La mode passée, les pauvres petites filles romanesques regagnèrent la maison paternelle mais non sans avoir laissé quelque peu de leur dot derrière le crêpe noir. Il en coûte pour passer décemment du côté des morts au côté des vivants.

Soeur Agnès joua de bonne foi son rôle de racoleuse. Elle avait l'âme trop pleine de Dieu pour songer aux petits bénéfices que procure une grande piété habilement exploitée. Elle s'étonna d'abord du vide qui se fit brusquement dans le parloir, puis redoubla de ferveur pensant que Dieu ne l'avait pas jugée digne de ramener à lui les pauvres brebis égarées, les pauvres brebis à tête si légère, paissant n'importe quelle herbe, au gré des pasteurs et aussi au hasard des pâturages.

Adèle de G…, sa soeur, mariée depuis peu, venait lui confier les joies et les tristesses de son ménage d'amoureux. Elle écoutait les confidences avec un bon sourire indulgent de vieille grand'mère qui se souvient.

Cette pauvre amoureuse qui n'avait pas su garder son fiancé donnait à la jeune femme des conseils qui devaient retenir le mari au logis. Elle dit un jour, franchement:

—Ma chère Adèle, il te faudrait un enfant.

Et devenue rouge, la petite mariée:

—Tu as raison, j'en parlerai à…

—Oui, nous le demanderons à Dieu, interrompit soeur Agnès.

Les menottes roses qui devaient retenir par les pans de son habit le père toujours sollicité par les distractions du cercle restaient dans les limbes…

C'étaient à chaque visite de longs interrogatoires mimés où elles s'apitoyaient en gestes vagues. Elle, la petite mariée, en avait parlé à…

Soeur Agnès en avait touché mot à Jésus.

Et pas une espérance!

Quand la petite mondaine entrait au parloir en un fouettement de jupes impatient, la recluse hochait la tête, désespérée.

Le front volontaire, les lèvres en moue, Adèle frappait du pied en fillette qui veut son jouet, malgré tout, na!

Soeur Agnès, toujours prête à s'accuser des maux qui sévissaient autour d'elle, pensa que Dieu la punissait en la stérilité de sa soeur, et, en une entrevue où Adèle de G… se désespérait de nouveau, elle chuchota, les yeux baissés:

—Ma chère Adèle, tu auras un fils et nous le nommerons Dieudonné. Hier, à la chapelle, je demandai à Dieu de prendre ma vie pour en faire la vie de celui qui naîtra de toi.

—Je ne puis accepter ton dévouement, ton sacrifice, ma bonne Agnès.

—Ne refuse pas, ma chérie, ma Mort c'est ma Vie.

Rougissante, la petite mondaine ne trouva pas d'arguments assez affectueux pour empêcher ce suicide. Elle dit même, envoyant un baiser, à son départ:

—Il est vrai que tu es comme morte pour nous et qu'un bébé qui serait toi… Mais je pense que Jésus ne t'exaucera pas.

—Espère, mon enfant, espère.

Agnès pria Dieu d'accepter son sacrifice. Mystique, par conséquent illogique, elle offrit en véritable holocauste pour la réalisation des voeux de sa soeur une vie qui lui était odieuse.

Elle en fit la confidence à son confesseur qui se hâta d'informer soeur
Marie-Thérèse du miracle qui pouvait se produire.

Toute la communauté s'intéressa bientôt à la réussite de l'affaire.

Dès le lever, la pauvre sainte devait écouter les petits papotages égoïstes de ses compagnes:

—Comment avez-vous passé la nuit, Votre Douceur?

—Pas le moindre malaise, Votre Bonté!

—Jésus! il me semble que vos yeux brillent, fiévreux, Votre Piété.

Elle souriait, et tristement:

—Pas encore! Dieu ne m'a pas exaucée.

Enfin, l'été dernier, il y a quelque huit mois, la recluse sortit de sa cellule fatiguée, les membres mous, comme vidés et délicieusement alanguis.

Ce fut une joie, un trémoussement de linges blancs, des balbutiements de lèvres remerciant Dieu. Dans la petite chapelle, l'aumônier récita des actions de grâce après la lecture du Saint Évangile.

Dans l'après-midi, quand la soeur tourière introduisit Adèle de G… au parloir, la jeune mariée aperçut derrière le voile noir le visage souriant de soeur Agnès. Elle se précipita vers la grille criant:

—Comment! tu sais… déjà!

—Je sais que Jésus exauce toujours ceux qui eurent foi en lui. A genoux, mon enfant.

Des larmes tombèrent lentes des yeux levés des deux mères priant à genoux, séparées par le grand voile. Et derrière la gaze noire qui endeuillait leurs visions, elles crurent apercevoir, l'une l'enfant rose, petit mortel, l'autre bébé Jésus, petit dieu.

De ce jour, elles souffrirent également de leur maternité.

Des symptômes physiologiques surprenants leur donnèrent des joies communes et des affres également partagées. Quand la mère, selon la nature, élargit ses voiles, la mère selon Dieu vit son pauvre corps s'émacier.

La vie fuyait d'elle et elle n'en souffrait pas.

Souvent en leurs rencontres au parloir, la Visitandine disait à Adèle:

—J'ai eu peur, ma chérie. Hier, matin, j'étais comme guérie.

—J'ai pleuré, avouait la mère enceinte. Il ne remuait plus depuis la veille.

—Heureusement que cela va mieux, souriait soeur Agnès!

—Oui, heureusement!

Cela continua à aller mieux. Cela continua à aller si bien que soeur Agnès dut s'aliter dans sa cellule, seule, mourant d'une maladie mystérieuse, sans médecin pour hâter sa délivrance, pendant que la grossesse de l'autre était entourée d'attentions capitonnées.

Le couvent triomphait. Des sacristies-boudoirs, les dévotes colportaient le récit du miracle dans le monde. Des pèlerinages s'organisaient du faubourg à la rue Denfert.

Soeur Agnès, sentant sa fin prochaine,—l'enfant d'Adèle ne pouvait tarder à naître,—demanda à être transportée à la chapelle.

En compagnie des vierges lui souriant, elle demeure, depuis quinze jours, étendue sur une chaise longue dans le choeur doucement parfumé d'encens, silencieux et tiède comme une chambre d'accouchée.

Les yeux fixés sur la divine image de Jésus, elle attend, pâle, les yeux cernés, les membres alourdis. Chaque matin elle vit de Jésus. L'hostie est le seul viatique qui lui permet d'attendre la délivrance de la petite mariée.

La nuit, la lampe du Sacré-Coeur brille d'un éclat doux de veilleuse devant le tabernacle drapé d'une étoffe de soie dont les ors en fioritures s'éclairent faiblement, et elle sommeille en Dieu, paisible. Les chaînettes du luminaire dessinent des ombres d'anneaux gigantesques sur les murs de l'église. Les saints et les saintes font des gestes doux au gré des vacillations de la petite flammèche nageant sur l'huile bénite.

Quand elle s'éveille, elle prie, secouée de frissons, malgré l'amoncellement des flanelles, remuant les lèvres, par habitude, quand une faiblesse la renverse épuisée sur le mol entassement des coussins.

Une soeur veille près de l'agonisante, une soeur qui s'endort ou qui ferme les yeux, effrayée du silence qui met un bourdonnement en ses oreilles. Elle se lève de temps à autre et se penche sur le visage blanc pour voir si Agnès n'est pas morte.

Soeur Agnès va mourir! Soeur Agnès de ses doigts noueux égrenait, ce matin, sur ses genoux, un rosaire imaginaire. C'est signe de délivrance! Mais, voyez, Simonne, soeur Agathe, sur le seuil de la petite porte ogivale, invite de la main les bonnes soeurs à entrer dans la chapelle. Venez vite.

Dans l'église, soeur Agathe récitait les prières des agonissants. Entre les réponses, on entendait la voix d'Agnès râlant: Jésus! Jésus!

Les deux amies s'approchèrent. Les yeux en extase, d'une blancheur d'hostie, d'une pureté de lis et de colombe, la mourante ressemblait à l'Agneau immaculé immolé sur la croix pour le rachat du monde.

Ses mains se joignirent plus étroitement, elle jeta en un cri d'oiseau mourant le nom de Jésus. Puis ses lèvres se fermèrent, comme de la cire figée, et les religieuses reprirent plus fort leurs oraisons: elle était morte.

Un instant auparavant, Adèle de G. avait fait annoncer à soeur Agnès la naissance de Henri-Agnès-Dieudonné!

IX

Simone, distraite d'abord par l'étrange douceur de sa nouvelle vie, commençait à regretter les distractions de l'usine Gosselet. Pas un trapèze en ce couvent! Toutes les soeurs s'ingéniaient pourtant à rendre sa captivité moins rude. Elle trouvait à sa place, au réfectoire, des petits billets d'amies inconnues lui proposant d'extraordinaires amitiés en Dieu. A la chapelle, son livre de messe se bourrait d'images historiées de colombes, les becs enlacés au pied d'une croix, ou d'agneaux cravatés de rose couchés près du Pasteur divin.

Les soeurs cuisinières lui mitonnaient des petits plats qu'elle partageait avec Paule de P…, la petite Parisienne toujours résignée, toujours partagée aussi, entre ses deux amours: Gontran et Jésus.

Cédant aux instances de soeur Marie-Thérèse, elle avait fait l'aveu de ses fautes à l'aumônier de la communauté, un bon vieux curé de province mis aux invalides en ce couvent de femmes, choyé et dorloté par toutes les soeurs converses. Le prêtre avait entendu ses confidences, somnolent, et lui avait donné l'absolution sans lui faire de prône sur l'obéissance que doivent les jeunes filles à leurs parents, représentants de Dieu dans la famille, comme les vicaires de Jésus sont ses mandataires de par le monde.

Le vieux curé n'était pas aussi sourd que soeur Écoute, mais sa religion fort peu compliquée n'était pas du goût des grandes amoureuses du Sacré-Coeur qui se torturaient, deux fois l'an, en de subtils examens de conscience, aux pieds de dominicains prêcheurs de retraites. Quand les pauvres filles lui soufflaient derrière leur voile noir: «Ah! mon père, je suis une grande pécheresse», il répondait: «Bien, mon enfant!»—«Hier, à l'office, je me suis surprise en distraction volontaire. Cette distraction a duré deux ou trois minutes. Plutôt trois que deux, mon père!—Bien, mon enfant!—Mon père, il m'a semblé que je luttais contre une mauvaise pensée. Je ne l'ai peut-être pas repoussée assez énergiquement!—Bien, mon enfant!»

Ce curé Tant-Mieux était exaspérant, il ne savait pas imaginer les pénitences délicieuses: longues prières sur le carreau de la cellule ou privation du Corps de l'Aimé Très Saint. Ses pénitentes, désireuses de souffrir quand même, devaient prétexter des migraines pour ne pas prendre part aux banquets spirituels, à la commune union dont elles se jugeaient indignes de savourer les douceurs ineffables.

* * * * *

Peu de jours après son entrée au couvent, Simone fut mandée au parloir par M. Gosselet.

Le fabricant de poupées se montra conciliant, proposa à Simonette, à sa petite Simonette, de l'emmener bien vite si elle voulait lui promettre d'oublier.

—Père, je vous mentirais, si je vous faisais semblable promesse. Je l'aime… je l'aime, je ne pense qu'à lui… Je vis avec lui… Sa pensée m'est toujours présente et me soutient…

L'Auvergnat se retira, désespéré, ne comprenant rien à l'amour de sa fille pour un gueux… un gueux!

Comme elle gagnait sa chambre à travers le long couloir mal éclairé, pour écrire à André le bulletin quotidien d'amour qu'ils liraient plus tard, tête contre tête, en une trêve de baisers, Simone fut arrêtée dans l'escalier par une jeune fille qui portait le costume des domestiques.

—Mademoiselle Simone!

—Madame!

—Je voudrais vous parler de quelqu'un qui vous est cher.

—Vous!

—Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais depuis hier seulement.

Un frôlement de robe à l'étage supérieur mit en fuite la petite domestique qui descendit les degrés en toute hâte.

Simone, étonnée, s'enferma en sa cellule et écrivit:

«Mon aimé,

«Je ne sais pourquoi je suis si gaie après une entrevue avec bon papa Gosselet, entrevue où j'ai pleuré de le voir triste, amaigri. Il m'a dit que je voulais sa mort. Notre bonheur peut-il nuire à sa santé? Cela n'est pas possible, n'est-ce pas?

«Je ne sais pourquoi ma cellule est moins nue, presque agréable. Le grand Christ de plâtre qui me faisait peur semble aujourd'hui me sourire sous sa couronne d'épines: tu sais que ma religion n'est pas une religion d'épouvante et de terreur.

«J'avais grand besoin d'espérer, ma retraite en ce couvent avait presque ébranlé ma foi dans les temps où nous nous aimerons. Toutes ces femmes, qui souhaitent la mort comme le souverain bien, me gagnaient peu à peu à l'ennui, à l'écoeurement de tout.

«Un ange est venu me réconforter, non dans ma cellule (jaloux!) mais dans l'escalier de service. Cet ange m'a semblé avoir une bosse dans le dos (ses ailes repliées sans doute). Il portait l'humble habit des domestiques, des petites domestiques qui deviennent plus tard des soeurs converses, et qui s'occupent du ménage de Jésus. Cet ange—il avait de jolis yeux—m'a dit:

«—Moi que vous ne connaissez pas et qui vous connais, je voudrais vous parler de celui qui vous est cher.

«A ce langage presque biblique, mais assez clair, j'ai reconnu que l'envoyé possédait le secret de la Rose du Liban qui languit en l'attente du Bien-Aimé! J'apprends, ici, quelques versets du Cantique des Cantiques que je te réciterai plus tard. Ah! le joli livre d'amour!

«Bref, je pense avoir un second entretien avec la petite domestique. En attendant ses révélations, je dois assister demain matin à une prise d'habit.

«On dit la nouvelle fiancée de Jésus fort jolie, ce qui est rare.

«Moi je suis à toi, mon aimé.

«Simone GOSSELET»

* * * * *

Quand Simone et Paule prirent place, le lendemain, dans une tribune aménagée presque sous la voûte de la chapelle, la fiancée de Jésus, vêtue de blanc, venait de faire son entrée, suivie de soeur Marie-Thérèse et de l'économe, tapotant du plat de la main les plis de la jupe, garant la traîne du heurt des stalles de bois.

Tache lumineuse dans les agenouillements noirs des soeurs prosternées, vêtue de satin à reflets, coiffée de cheveux blonds à reflets, la jeune fille s'agenouilla sur un prie-Dieu, derrière la grille, pendant que le prêtre récitait l'Introït.

Ses compagnes lui souriaient, envieuses de joies autrefois savourées.
Elle, le front incliné, pleurait en l'attente de l'Union.

Du haut de leur observatoire, les deux petites amoureuses croyaient assister à une féerie. Elles pouvaient voir, de l'autre côté de la grille drapée de noir qui sépare la chapelle du couvent de la chapelle des étrangers, le prêtre si vieux qu'il semblait coiffé d'argent, vêtu d'une chape merveilleusement filigranée portant en relief un triangle de clinquants lumineux, les bras levés en des envolements de manches évocatrices.

Le sanctuaire où il officiait était ornementé d'ors blonds.

L'autel à colonnettes de marbre, grêles, se détachait blanc sur une fresque où Jésus vêtu d'une robe rose offrait son coeur pourpre à une bienheureuse au visage de trépassée. Des lis blancs frais cueillis se dressaient derrière les fioritures des candélabres à lis de cuivre jaune. En des ostensoirs aux lumières d'or épandues en rayons, des améthystes, des émeraudes, piquaient des clartés violettes et vertes. Des fleurs de soie blanche s'enlaçaient sur la trame de mousseline de l'antependium. Sur leurs socles de bois revêtus de dentelles, des statues de saintes et de saints, les mains jointes sur la poitrine, ou une palme en main, les yeux levés au Ciel, entrevoyaient le Paradis en une béatifique extase.

Le prêtre monta en chaire, se recueillit, agenouillé de telle sorte que l'on ne voyait de son corps d'homme que les blancs du surplis, des mains, des cheveux, puis il se redressa, fit le signe de la croix, se pencha sur la rampe de velours rouge et dit d'une voix douce:

—Viens à moi, ma bien-aimée, renonce à ton père, à ta mère et suis-moi.

Involontairement la fiancée de Jésus leva la tête, tressaillant à l'appel; et elle écouta bercée par les paroles musicales, goûtant les prémices de l'hymen, espérant encore des joies meilleures.

Le vieux prêtre développait le texte d'amour avec des inflexions de voix bizarres, cassées, éteintes qui attristaient. Il représentait un Jésus humilié, abreuvé d'outrages, et les plus vieilles religieuses,—soeur Écoute, elle-même,—pleuraient en des hochements de voiles noirs.

Le sermon achevé, la blonde jeune fille s'étendit sur les dalles, maculant sa belle robe aux reflets de moire.

On l'ensevelit sous le drap mortuaire barré d'une croix d'argent.

Quatre cierges furent allumés aux quatre coins de sa couche et le choeur chanta sa mort.

De profundis clamavi…!

Morte pour le monde, elle demanda à Dieu, en échange de sa vie, des grâces qui lui furent accordées. Tous les petits placets déposés en son corsage par ses amies furent exaucés.

Enfin elle se leva, toute rouge, quitta la chapelle pour offrir à Dieu, en dernier sacrifice, la parure de ses cheveux blonds, puis apparut, vêtue comme les religieuses ses soeurs, le front ceint du voile blanc des novices.

Modeste, les yeux baissés, elle prit place au dernier rang de la communauté, pendant que les Visitandines entonnaient un triomphal Te Deum.

* * * * *

Après la cérémonie, Simone se promenait avec sa petite amie à travers les quinconces, songeant au jour béni où, vêtue de blanc, elle serait unie à l'aimé, elle aussi, l'aimé terrestre et palpable, ayant des lèvres chaudes et douces pour la communion des baisers.

Paule de P… lui récitait les vers enthousiastes que le grand jour de la vêture avait autrefois inspirés à une Visitandine, soeur Marie-Catherine.

—Écoutez, c'est intitulé le Crucifix. Toutes les soeurs en ont une copie dans leur livre de messe et, pieusement, elles récitent cette poésie après avoir dit chaque jour, l'office de la sainte Vierge:

LE CRUCIFIX

«Cache-le sur ton coeur… c'est moi qui te le donne
            Ton époux sur la croix!
Mets tes lèvres d'enfant sur ce coeur qui pardonne
            Sept fois septante fois.

D'autres pourront choisir, au matin de la vie,
            Un fugitif amour!
Mais toi, petite soeur, ton Jésus te convie
            A l'aurore du jour!

Contre ton coeur… il veut… au fond de ta poitrine,
            T'appeler par ton nom!
L'entends-tu? C'est sa voix… Qu'elle est tendre et divine!
            Il frappe à ta maison!

Bien-aimée, ouvre-moi! je t'aime…et je t'en prie.
            Colombe de mon coeur!
Je suis l'Époux Jésus… O ma petite amie
            Ouvre à ton Rédempteur!

Vois!… ils m'ont sur la croix étendu dans leur haine,
            Les hommes que j'aimais.
Mais je viens sur ton coeur pour adoucir ma peine
            Et pleurer leurs forfaits.

Nous pleurerons à deux! la peine est moins amère,
            O ma petite soeur,
Et tu consoleras ton Époux et ton Frère,
            Ton Christ et ton Seigneur.

Ah! oui… tu veux les voir ces étranges trophées,
              Ces stigmates d'amour,
Tu veux mettre en mon coeur des plaintes étouffées:
              Toute âme souffre un jour

Mais n'est-ce point bonheur, virginale colombe,
              D'être avec son Époux?
Et n'ai-je point compris que ton âme succombe,
              Que ton coeur est jaloux?

Moi! je ne veux savoir qu'une chose sur terre:
              Et c'est mon crucifix!
C'est mon livre d'amour, c'est mon lit de prières,
              C'est mon doux paradis!»

* * * * *

—Ah! que c'est beau, ces coeurs blessés! Avez-vous remarqué l'expression: C'est mon lit de prières!

—Oui, oui, mais que devient votre Gontran, en tout cela?

—Gontran, je suis certaine de l'épouser!

—Et par quel miracle?

—Nos soeurs, vous le savez, ont écrit leurs désirs sur de petits billets que la fiancée de Jésus a mis dans son corsage. Moi, j'ai glissé ma supplique dans cette charmante et originale boîte aux lettres. Jésus comble tous les voeux qui lui sont présentés de la sorte. Voulez-vous que je vous lise le brouillon de mon placet:

«O Jésus que j'aime tant, souffrez que j'épouse Gontran.»

—C'est en vers?

—Non, la consonnance n'est pas voulue. Me voilà rassurée et bien heureuse. Mère viendra bientôt me délivrer. Songez-vous toujours à vous évader?

—Toujours! Je pense même, je ne sais pourquoi, quitter le couvent avant peu.

—Que deviendrais-je, toute seule!

—Je vous enlève: laissez-vous faire, ma chère Paule.

—Jésus me viendra bien en aide.

—Soit, je vous laisse!

—Mais vous ne me dites pas adieu! Je vous aime comme j'aimerais une soeur.

—Ah! chère petite folle, laissez-moi aller un peu rêver dans mon cachot. Cette cérémonie m'a émue.

Un quart d'heure après, Simone introduisait en sa cellule la petite domestique qui lui avait promis de l'entretenir du Bien-aimé.

Mais on sonna presque immédiatement l'office du soir. La petite domestique se sauva disant:

—Il ne faut pas qu'on nous voie ensemble; je vous raconterai tout plus tard. Prétextez une migraine pour ne pas aller à l'office; attendez-moi, prête à me suivre. J'ai combiné mon petit plan. Dans une heure, nous serons toutes les deux libres…

Oh! comme elle aurait voulu embrasser l'humble servante! Libre! Hors de ce couvent dont les murs l'oppressaient et où il lui semblait parfois qu'elle était véritablement morte. Elle pourrait enfin le revoir, lui parler, ou lui donner de ses nouvelles; il devait être malheureux et souffrir, car il ignorait sans doute ce qu'elle était devenue!

Agitée, fiévreuse (comptant les minutes aux pulsations de son coeur), Simone allait de la porte de sa cellule à la fenêtre, marchant sur la pointe du pied pour ne pas faire de bruit. A la fenêtre, elle regardait le ciel qui s'obscurcissait lentement, le crépuscule qui s'étendait pareil à un grand filet gris dans lequel quelques nuages brillaient encore comme des poissons d'argent. A la porte, elle collait son oreille au trou de la serrure et attendait, anxieuse, la respiration retenue, toute sa vie en suspens…

Enfin un presque imperceptible frôlement parvint à son oreille attentive; on s'arrêta devant sa cellule, on l'ouvrit avec précaution, et la petite domestique lui dit à mi-voix:

—J'ai la clef du tour. Venez! nous sommes libres.

Quand la cloche du couvent sonna le grand silence de la nuit, Simone babillait avec la boscotte, l'Embaumée, dans une chambrette de Montrouge.

[Illustration]

[Illustration]

DEUXIÈME PARTIE
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