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Simone: Histoire d'une jeune fille moderne

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I

Bon! Cela vous étonne de ne plus être enfermée en votre vilaine cellule, mademoiselle Simone?

—Vous avouerez, ma soeur…

Simone et l'Embaumée firent un grand éclat de rire.

—Vous voulez des révélations, n'est-ce pas? Vous les aurez. Mais pas avant d'avoir goûté à…

Des révélations! L'Embaumée était une lectrice assidue des oeuvres de
Montépin.

—J'ai grand faim de nouvelles et voilà tout.

—De qui? De lui?

—De lui, si vous voulez bien.

Assises toutes deux près d'une table ronde, sous la lumière rose d'une petite lampe coiffée de papier à dentelle, elles se sourirent puis baissèrent les yeux, semblant se recueillir.

Simone, en jeune fille qui ignore les méchants, ne se défiait pas de la petite ouvrière qui, brusquement, venait de se révéler à elle complice et confidente.

D'ailleurs, la fausse domestique connaissait l'Aimé: pouvait-elle se tenir en garde contre qui venait de Lui! L'inconnue semblait toute bonne avec ses grands yeux incessamment voilés sous les cils longs, sa bouche aux commissures grasses trouées par le sourire.

Simone avait remarqué la bosse qui déformait le buste de sa nouvelle amie et qui donnait au port de la tête une allure courbée, humble, presque honteuse. Elle l'aimait déjà, d'une amitié protectrice, parce qu'elle était moins bien qu'elle et contrefaite.

En petite fille qui ne sait pas la science des gestes, l'Embaumée prit un tricot de mitaines et fit marcher longtemps les tiges d'acier en l'emmaillement des soies avant de commencer son récit. Elle ne savait comment entreprendre ses «révélations». Elle poussa un soupir, jeta le tricot sur la table, joignant les mains sur les genoux:

—Enfin, voilà, mademoiselle Simone, je suis ouvrière chez votre père. C'est moi qui fais les sourires des bébés-Gosselet. Pas moi toute seule, mais…

—Ouvrière chez nous! Vous me connaissez?

—Moi, non! Je vous ai vue une fois assise dans le parc, mais de très loin.

Je disais donc que je travaille ou plutôt que je travaillais chez M. Gosselet. M. Bamberg était très bon pour moi, comme pour toutes les autres, d'ailleurs.

Je remarque vite les gens qui sont réellement bons, parce que les gens sont, en général, méchants pour moi. Ils semblent avoir peur que je ne m'aperçoive pas de mon infirmité. M. Bamberg était très doux et ne nous attrapait pas, comme le contremaître, par exemple. Moi j'aurais voulu lui rendre service, mais comme il n'avait pas besoin de moi, je ne pouvais rien. Un jour…

—Où est-il?

—C'est vrai, j'oubliais. Il vous attend. Il n'est pas mort.

—Pourquoi voulez-vous qu'il soit mort?

—C'est comme ça dans tous les romans, mademoiselle. Dès que la jeune fille disparaît, le jeune homme songe tout de suite à se tuer. Et pour un roman, votre amour est un roman. J'ajoute qu'il vous aime toujours.

—Voulez-vous que je vous embrasse, pour cette bonne parole?

—Volontiers.

L'Embaumée quitta sa chaise vite, et baisa Simone sur la joue, disant:

—Vous ne me connaissez pas, mademoiselle, mais je vous aime bien. Je crois que j'ai envie de pleurer.

—Quel bon coeur! Nous serons toujours amies, si cela ne vous ennuie pas.

—Amies, toujours, répondit gravement l'Embaumée.

Après avoir promené un coin de son mouchoir à fleurettes sous ses cils baissés, elle continua:

—Un jour, M. Bamberg m'envoie…

—Pardon de vous interrompre, mais vous ne m'avez pas dit quand je le verrai.

—Mais demain, mademoiselle!

—Demain!

—Demain matin, je cours le prévenir que vous n'êtes plus au couvent et je vous l'amène ici.

—Ici!… Vous voulez bien?

—Moi, j'aime tant les amoureux. On dirait que tout le monde se ligue contre le bonheur de ceux qui s'aiment. Cela me met dans des colères… si vous saviez! C'est comme les bêtes… je ne puis voir souffrir les bêtes…

—Alors, vous n'aimez que les amoureux et les bêtes?

—Et aussi les fleurs, parce que les fleurs sont à moi, bien à moi. Elles ont de jolies couleurs et des parfums pour moi toute seule. Après, elles meurent, mais mortes, d'autres ne les ont pas… Je continue. M. Bamberg m'envoie chercher une voiture à Paris,—ce que les ouvrières étaient jalouses!…—Place de la Bastille, j'arrête un vieux cocher tout rouge avec de gros favoris blancs. Je lui donne l'adresse. «Bien, ma petite dame!»

Et je suis venue à l'usine en fiacre; c'était la première fois, j'étais fière!

Je descends à la grande grille et je dis au vieux d'attendre. Il me donne un bulletin portant le numéro 2904—je me souviens bien, allez!…

M. Bamberg m'attendait dans l'atelier des peintres. Jamais la Grande-Bobèche, Petite-Souris et Mouron, mes amies, n'ont aussi peu travaillé que ce jour-là, mademoiselle. Deux minutes après, il revient tout pâle, les yeux rouges. On disait dans l'atelier: «Le petit Bamberg a reçu une mauvaise nouvelle, sûr.»

On me questionnait. «Pourquoi la voiture? Pourquoi ci? Pourquoi ça?» Moi je ne comprends rien à son chagrin, mais je le plaignais de tout mon coeur. Il fut triste, malade toute la soirée.

—Il avait l'air malade, bien malade?

—Oh! mademoiselle, il avait des yeux qui n'y voyaient pas, et les lèvres tirées en bas, et la moustache défrisée. Et il était tout blanc comme un moribond.

—Pauvre Aimé!

—Le lendemain, nous venions à peine d'entrer à l'atelier, mes amies et moi, qu'une ouvrière du moulage des têtes vint nous dire que M. Bamberg était chassé de l'usine.

La Grande-Bobêche se lève pour aller le dire aux coiffeuses qui vont le répéter aux habilleuses, qui vont le confier aux emballeuses.

En une minute, toute l'usine savait que M. Bamberg était un Allemand venu chez nous pour voler les secrets de fabrique,—vous savez, les fameux secrets.—Moi je dis toutes ses vérités à la Grande-Bobêche, mais j'étais bien inquiète.

Voilà que le soir, comme je revenais à pied de l'usine, j'aperçois, assis sur un banc, le long de la Seine, M. Bamberg, les mains dans les poches, et triste, triste, que c'était à faire pleurer.

Je passe derrière le banc, je tousse… Rien! Alors, toute rouge, et le coeur faisant toc-toc, je me décide à lui parler.

Brusquement, il se lève, ouvre de grands yeux étonnés, fait:

—Ah! j'oubliais, mademoiselle.

Et voilà qu'il tire une pièce de cent sous de son gousset.

Je sais bien que l'on nous paie nos services en argent à nous autres, ouvriers, mais ça m'a fait mal. Il paraît que j'avais l'air fâchée, car il m'a dit:

—Je vous demande pardon, mademoiselle.

—Vous voilà surpris, monsieur Bamberg, mais vous avez l'air si fatigué que j'ai voulu vous demander si vous n'étiez pas malade.

—Toujours bon coeur, ma petite l'Embaumée.—(Ça me fit oublier les cent sous).—Je ne suis nullement indisposé: je rêve, voilà tout.

—Des rêves tristes!

—Oui, tristes. Tenez, voulez-vous que je vous offre mon bras, j'ai besoin de promener un peu mes vilaines pensées.

—Oh, monsieur!

Il me prend alors la main et nous marchons très vite, le long des quais, moi, les yeux baissés, lui, regardant quelque chose très loin.

Il se mit à parler:

—Mademoiselle, il ne faut jamais aimer… (j'étais étonnée) jamais aimer… moi j'aimais et j'aime encore une jeune fille bonne et belle… mais elle est trop riche. Il ne faut pas aimer les jeunes filles riches! Gardez-vous des jeunes filles riches… Avant d'aimer une jeune fille, prenez des informations sur la fortune de ses parents et si elle est riche, fuyez, fuyez! Le rêve serait d'épouser une amie qui viendrait à vous avec, pour tout bien, son unique robe…

Pauvre M. Bamberg, il était un peu fou!… Me conseiller de ne pas épouser une jeune fille riche!… Puis il me conta qu'il aimait la fille de son patron, Mlle Gosselet, et que la voiture venue de Paris, la veille, devait l'emmener, lui et sa fiancée, à la gare de l'Est où ils devaient prendre un billet pour n'importe quelle station où ils pourraient s'aimer en toute liberté.

Il continua:

—Je ne sais pourquoi je vous raconte toutes mes petites affaires de coeur. Je ne les confierais pas à mon meilleur ami tant j'aurais peur de m'entendre féliciter de mon amour de gueux pour une jeune fille riche. Peut-être avez-vous le don d'arracher aux désespérés le secret de leurs misères. Je connais des humbles qui sont dans la vie, comme d'autres au théâtre, condamnés aux éternels rôles de confidents. Ces pauvres gens ont, en général, plus de coeur que les premiers rôles d'amoureux.

La voiture qui devait nous emmener à la gare de l'Est avait disparu, quand, à l'heure fixée pour notre fuite, j'arrivai devant la grille du parc. J'attendis près d'une heure, espérant voir apparaître celle que j'aime, puis je m'en fus, stupide, jusqu'à ma chambre louée dans un village voisin de l'usine, où je pleurai, doutant d'elle. Au matin, le jardinier de M. Gosselet m'apporta la lettre que je vais vous lire.

Asseyons-nous sur ce banc.

Nous étions sur les quais, près de la gare d'Orléans. Des bandes d'ouvrières, gagnant les boulevards de la rive gauche, jetaient leurs rives en passant. Des voitures découvertes promenaient des jupes claires. Paris, derrière Notre-Dame, semblait tout rose. Un marchand criait: «Voilà le plaisir, mesdames!» Nous étions tristes et tout petits dans le bruit, dans la joie des autres. Un de ses bras passé sur le dossier du banc, il lisait, tourné vers moi, d'une voix si faible que les sifflements des remorqueurs sur la Seine m'empêchaient d'entendre des moitiés de phrase.

Alors, il levait les yeux vers moi, pour me faire comprendre.

J'ai gardé la lettre, la voici:

«_Monsieur,

«Votre présence à l'usine est inutile, aujourd'hui et jours suivants. Je vous chasse. Je vous chasse parce que vous êtes un malhonnête homme, nuisible à mon industrie et à ma vie privée. Je ne vous rappellerai pas que je vous ai donné du pain alors que vous étiez chien errant dans la rue. Vous n'avez pas assez de coeur pour souffrir de ce simple appel à vos souvenirs.

«J'ignore quelle est votre nationalité, voilà pourquoi je vous prie de ne plus vous présenter à la porte de mes ateliers où se fabrique un jouet national.

«Je sais que vous êtes un larron d'honneur, voilà pourquoi je ne vous mettrai pas en état de séduire, par vos propos éhontés, une jeune fille pour qui un seul de vos regards est une souillure._

«GOSSELET.»

Plus bas, d'une autre écriture:

«P.-S.—Ma femme fait de longues phrases bien inutiles. On vous chasse parce qu'on vous chasse. Moi je vous écris que jamais, tant que je vivrai, vous n'aurez ma fille. L'argent, mon cher monsieur, ne se trouve pas dans le pas d'une mule.»

—Montrez-moi l'écriture, fit Simone. Oui! les phrases de roman sont de
ma mère. Et pauvre père aurait bien pu ne pas ajouter ce post-scriptum.
Vous me donnez cette lettre, n'est-ce pas? André l'offrira à bon papa
Gosselet le jour de notre mariage.

—La lecture achevée, il me dit: «Que faire, maintenant?» Je ne trouvais rien pour le consoler. Il me prit le bras et nous longeâmes les quais sous les marronniers tout jolis de feuilles neuves. Tout en marchant, je cherchai quelque chose, je ne savais quoi, pour le tirer de peine. Une idée me vint. Le fiacre qui devait vous emmener n'avait pas attendu jusqu'à sept heures, ainsi que l'avait ordonné M. Bamberg. D'autre part, M. Bamberg n'avait pas reçu de vous le plus petit billet d'explications, ce qui laissait supposer que vous n'étiez point libre d'agir. Je pensai tout haut:

—M. Gosselet a peut-être enlevé Mlle Simone.

Il s'arrêta brusquement, me serra le bras.

—C'est ça. C'est ça. Il aura pris place dans la voiture avant l'arrivée de Simone et l'aura conduite en quelque maison de retraite… Moi qui accusais Simone de lâcheté. Oh! ma petite l'Embaumée, que je vous embrasse!

Il m'embrassa de si bon coeur que cela fit rire deux rien-du-tout en cheveux qui passaient.

—Mais où trouver le cocher, l'Embaumée?

—J'ai le numéro de la voiture.

—Vous l'avez gardé?

—Je suis si superstitieuse! J'ai mis l'imprimé dans ma bourse pour jouer le numéro à la prochaine loterie.

—Donnez-moi le numéro.

Je fouillai dans mon porte-monnaie et n'y trouvai que des sous.

Nous voilà redevenus tristes, marchant, tête baissée, très vite, lorsque je me souvins que j'avais épinglé le bulletin sur ma pelote, à côté de la glace.

Il dit:

—Je vous accompagne chez vous.

—Oh! monsieur Bamberg.

—Je vous attendrai en bas.

Nous arrivons rue Mouton-Duvernet. Ma concierge veut m'arrêter pour me raconter des histoires, je file sans la saluer. Deux secondes après, je remettais le petit papier à votre amoureux, sur le trottoir, en face de la fruitière. La concierge m'a vue et a pris un petit air indigné. Ça m'était bien égal, allez! Vous devinez le reste. M. Bamberg a déniché le collignon qui lui a dit vous avoir conduit chez les Visitandines. Moi, qui lui avais juré que je vous retrouverais, je me suis introduite dans ce couvent, où l'on n'a de fleurs que pour les saints de pierre. Ce qu'il y fait froid! Brrou!»

Et elle raconta à Simone, tout au long, en riant, par quelle ruse et quel subterfuge, grâce à la très chaude recommandation d'un vieux vicaire qui s'était occupé d'elle à sa première communion, elle avait réussi à se faire recevoir dans le couvent comme petite domestique. Sa difformité l'avait beaucoup servie. Elle avait raconté un véritable roman et on avait eu pitié d'elle. Sa concierge, bonne vieille femme qui adorait l'intrigue et qu'elle avait mise au courant de son plan, avait donné les meilleurs renseignements: «Ah! celle-là, elle n'avait pas besoin de se convertir! Elle avait toujours été sage comme une image!! Je ne m'étonnerais pas qu'elle se retirât du monde et s'en allât dans un couvent. Elle était faite pour être religieuse.»

Au bout d'une semaine, elle avait gagné la confiance des soeurs qu'elle charmait par sa gaité et qui la regardaient déjà comme une excellente recrue, une future petite soeur converse, dévouée, vaillante, travailleuse. On l'envoyait au marché faire les achats. Ce n'est pas elle qui se laissait surfaire! Elle était bien trop maligne.

Elle dit tout à coup à Simone:

—Maintenant, vous allez partager mon souper: quatre de gruyère et cinq de charcuterie assortie. Ce n'est pas riche, mais pour une fois, mademoiselle.

—Mangez, ma soeur! Moi je n'ai faim que de détails. Il était tout attristé quand vous l'avez vu sur ce banc?

—Oh! triste!…

Et l'entretien continua, avec des redites, des pourquoi, des commentaires, jusqu'à ce que l'Embaumée, son repas achevé, fouetta à coups de mouchoir les miettes de pain tombées sur le tapis de la table ronde.

—Votre chambre est gentille, dit Simone.

—Gentille… non! Pas autant que je le voudrais! C'est tout ce que j'ai pu acheter en quatre ans, et cependant, il n'y a jamais de chômage à l'usine. Ce qui me manque, c'est une armoire à glace. Je vais prendre un abonnement chez Crespin. J'ai peur de mourir avant d'avoir pu l'acheter.

Elle souleva le bonnet de papier rose qui casquait la lampe, et, le bras dressé, éclaira son logis d'une clarté jaune qui faisait plus vastes les coins mi-obscurs.

Le front bien en lumière, les yeux tachés de deux lueurs blanches, les cheveux semblant plus touffus grâce à l'éclairage net des poils en auréole, elle ne figurait plus la «boscotte» humble ouvrière, mais la maîtresse du «home» par qui avait été créé cet entourage de choses amies, familières.

Autour de la glace plaquée de dartres grises dans le bas, s'étageaient en des cartons glacés, ornés de fioritures à filets de cuivre, les têtes, toutes rieuses, des amies d'ateliers coiffées de cheveux chevauchés par des peignes d'écaille. Brunes et blondes, sous leurs perruques à la Vierge, à la chien, à l'accroche-coeur, elles souriaient de leurs lèvres avancées en bec, les yeux un peu brouillés. Les pauvres filles s'étaient faites faire, au retour de quelque vagabondage faubourien, en des terrains vagues où la pâquerette fleurit près d'un tas de coquilles d'huîtres, le front encore caressé en dedans comme par de petites pattes, la bouche encore mouillée de picolo aigre.

Ce n'étaient pas là les petites amies du samedi, les yeux clignotants sous les paupières bleues, les bras lourds, les jambes molles, trop harassées pour s'amuser au jeu des hanches que suit une rangée de vieux et de jeunes sur le trottoir.

Au pied de la glace, sur la table de la cheminée couverte d'andrinople rouge, coupée à dents, d'autres photographies reposaient sur des chevalets de velours rouge, longs comme la main, passées celles-là, et attristées d'un gris d'oubli. Elles représentaient, l'une, un ouvrier à moustache cirée. Les yeux durs sous des cheveux plaqués à grand renfort de pommade, le gilet barré d'une ligne blanche figurant une chaîne de montre; l'autre, une femme rustaude sous un bonnet tuyauté comme une fraise de veau, ensevelie dans une robe noire, évasée comme un sac de bonbons, à fronçures encerclant la taille. Trônant, face à face, sur le petit autel, les images semblaient se regarder, hostiles.

Deux pots, porcelaine et filets d'or, dressaient comme des cierges des panaches roux de «queues de renard», de chaque côté de la glace.

Sur les pans du mur étaient accrochés des calendriers du Bon-Marché, historiés de chromos en couleurs appétissantes—couleur vanille, marron glacé, tartre aux cerises,—et une gravure à douze sous du général Boulanger à cheval.

En un coin trônait le lit sous une draperie rouge, pauvre lit fait de boiseries minces et dont l'acajou s'écaillait sous l'ongle.

Sous une housse également rouge on devinait l'échine d'une machine à coudre.

En un angle de la chambre brillaient les vases à facette, les bibelots peinturlurés, les boules de cristal rangés sur les planchettes d'une étagère à clochetons.

Une armoire à panneaux pleins se dressait, face à la cheminée, ornée du cuivre or de la serrure luisant comme un oeil jaune.

Le marbre de la table de marquetterie encombrée de vases multiples, des gros, des petits, pots à eau, pots à la moelle de boeuf, faisait une tache blanche en un retrait de la cloison.

Une moquette à coqs claironnants étalait ses franges jaunes sur le parquet encombré de la table ronde et de quatre chaises habillées de rouge.

Tout cela était propret, coquet, d'un accueil doux, d'un arrangement sans effort, sous la lumière faible de la petite lampe à pétrole.

Au chevet du lit, un tout petit Christ était accroché, un de ces pauvres petits Christ aux chairs de plâtre modelé sur une ossature de fils de fer, que l'on ne décroche qu'aux jours de deuil pour l'étendre sur la poitrine des trépassés. Oublié, perdu dans l'arrangement des choses confortables, il symbolisait la mort qui attend, qui guette, qui va venir…

Sous la lumière de la lampe coiffée, de nouveau, de rose, Simone et l'Embaumée causaient ameublement, la fille de M. Gosselet se défendant d'avoir une chambre plus gentille que celle de son amie, l'ouvrière expliquant comment elle aurait voulu son nid.

—Ce qui me manque, voyez-vous, répétait-elle, c'est une armoire à glace. Puis, je voudrais changer l'andrinople aussi.

Après un silence, l'Embaumée dit:

—Il nous faut dormir, maintenant. Je vais mettre un matelas par terre, pour moi. Vous, vous prendrez le lit.

—Laissez-moi coucher sur le matelas.

—Je ne veux pas… je ne veux pas! Il faut que vous soyez fraîche et toute jolie pour demain. C'est moi qui vous ramène à lui, je le lui ai juré… Oh! je suis contente… contente!

Peu après les deux amies dormaient à la lueur faiblote de la lampe baissée.

II

Onze heures déjà!

Partie dès le matin, l'Embaumée ne revenait pas.

Simone, pleine d'entrain, en jeune fille qui n'a pas peur de mettre les mains à la pâte, prépara le déjeuner, désireuse de se surpasser, songeant que l'Aimé prendrait place près d'elle et qu'ils pourraient s'embrasser à la dérobée, comme deux amoureux, quand la petite ouvrière s'ingénierait à ne pas voir.

La batterie de cuisine de l'Embaumée n'était pas luxueuse: une poêle, une cocotte, une grande poterie jaune vernissée pour cuire le boeuf, un petit plat en émail, douze assiettes dont six creuses et six plates. Ajoutons à cet inventaire le filtre en fer battu et un petit moulin à café si vieux qu'il n'avait presque plus de dents. Les deux fourchettes et les cuillers qui composaient le service de table sortaient de chez Christophle. Les verres à initiales, verres incassables, n'étaient pas en cristal de roche.

Tout cela était rangé sur les planchettes d'un placard mal dissimulé par le papier de tenture défraîchi au contact des mains.

Ce placard contenait encore un fourneau que l'ouvrière glissait sous le manteau de la cheminée aux jours de gala, c'est-à-dire aux jours de cuisine chaude. Le plus souvent, en effet, elle dînait, au retour de l'usine, de quatre de charcuterie assaisonnée de petites rondelles de cornichon.

Le fourneau posé sur une plaque de zinc, la chambre de l'Embaumée se transformait en cuisine.

La petite Parisienne disait d'ailleurs, volontiers, à ses amies: «Viens donc voir mon appartement.» De fait, sa chambre se divisait en plusieurs pièces: le cabinet de toilette qui était le coin où luisaient les blancs de faïence des petits pots, la chambre à coucher occupée par le lit et la moquette à coqs secouant leurs crêtes rouges, le salon meublé de la table ronde et des chaises pourpres, décoré de l'échelle montante des photographies rieuses.

Avec deux sous de carbonate, elle faisait la toilette du parquet,—un parquet d'argent, alors que les riches marchent sur un parquet d'or.

Grâce aux pièces sonnantes luisant dans la bourse à mailles de métal emportée lors de son évasion de la maison paternelle, Simone crut pouvoir préparer une grande dînette de fiançailles. Elle rédigea le menu, le front coupé par une vilaine ride tant elle s'absorbait en la recherche des mets qui pourraient lui être agréables, puis fit la moue devant le fourneau, songeant qu'elle ne pourrait pas exécuter les petits plats «si simples», cuisotés autrefois devant elle, par un professeur de cuisine décoré qui faisait des effets de manchettes en tournant une omelette qu'il avait baptisée du nom de Sarcey.

Maladroite à user de ses doigts pour dresser la table, elle cassa l'un des verres incassables, descendit six étages pour le remplacer et n'en trouva point de semblable, oublia d'acheter du vin, dégringola dans la cage de l'escalier si souvent qu'elle finit par ne plus rire de se voir dans les glaces des devantures, en petite bonne qui va aux provisions.

Elle rougit du sourire de commisération qui balafra les bajoues grasses de la concierge, en passant devant la loge, balbutia chez le boucher, se montra si confuse en l'achat d'un quart de beurre que la fruitière lui chipa quatre sous. Les fournisseurs chipent mais ne volent pas, puisqu'ils rendent aux clients la monnaie étalée sur le comptoir.

Quand elle eut garni de roses blanches les deux pots de la cheminée; quand, le couvert mis, elle surveilla, assise, les petits nuages de vapeur sortant par bouffées de la cocotte ronronnante comme une chatte, Simone était plus lasse qu'aux temps où elle venait d'exécuter une demi-douzaine de sauts périlleux au trapèze volant.

Cependant l'espoir du revoir lui mettait aux coins des lèvres le sourire de ceux qui se parlent en dedans de choses gaies.

Énervée bientôt par dix nouvelles minutes d'attente, elle se leva, visita la chambre de son amie, tambourina aux vitres de la fenêtre, se coula derrière le rideau blanc à grands ramages, le front appuyé sur le verre.

Brusquement, elle eut la vision du Paris pittoresque, faite pour les seuls habitants des mansardes, panorama merveilleux où des toits se hérissaient fumant leur brûle-gueule, où des pans de mur semblaient d'or, où des vitres incendiées par le soleil plaquaient de taches blondes des édifices mauves, violets, roses. Des toits en zinc accroupis tachaient de gris-argent des massifs d'un vert-noir. De vieilles tours se dressaient grimaçantes. Des cheminées colossales étaient piquées comme pour servir de jalons à quelque trace de grand'route dévastatrice.

Un nuage fit une ombre sur une partie de la ville, et Simone vit deux Paris, l'un paré de couleurs vives, l'autre estompé, assombri, couvert de dés piqués de points noirs. Elle songea qu'en un de ces points noirs des êtres mouraient, aimaient, se laissaient vivre. Elle se sentit toute petite, toute faible, tourna la tête vers la chambre pour mesurer, du regard, la place qu'occupaient les choses autour d'elle.

Un enfant hurla au-dessous, à l'étage inférieur, de ce hurlement continu et hoqueteux des bébés qui se révoltent contre la souffrance.

Elle se retira de la fenêtre, vint s'asseoir près du fourneau, enfouit son visage dans les roses qui mouraient sur la tablette de la cheminée. Elle dit à voix distincte: «Je l'aime! Je l'aime!» pour se rassurer, pour se faire plus courageuse contre l'envie de pleurer qui montait de ses flancs secoués par des frissons chauds.

* * * * *

On heurta à la porte.

Simone entr'ouvrit l'huis, vit l'Embaumée seule sur le palier, fit:
«Ah!», les lèvres en moues, les yeux coléreux.

Les deux petites amies rangèrent deux chaises l'une près de l'autre et s'assirent, regardant le même objet, la cocotte qui chantonnait sur le fourneau.

Silencieuse, l'Embaumée prit les mains de Simone et laissa pleurer son amie. Puis, elle la gourmanda, lui caressant les doigts.

Après un hochement de tête de révolte contre le chagrin, Simone s'efforça de sourire et dit:

—Voyez, je ne pleure plus!

Une de ses larmes s'attardait encore dans le creux des chairs, à l'attache de la narine.

—Vous le verrez demain, aujourd'hui, peut-être, pourquoi pleurer?

—Mais, vous voyez bien que je ne pleure pas Dites-moi tout, tout, je veux tout savoir.

—Je devais retrouver M. Bamberg chez lui, dans la petite maisonnette qu'il a louée dans le village près de l'usine. J'arrive. La femme qui fait son ménage et qui habite le rez-de-chaussée, me dit: «M. Bamberg n'y est pas; mais voilà une lettre que je dois remettre à la personne de Paris». Je lui réponds: «La personne de Paris, c'est moi!»

—Donnez-moi la lettre, dit brusquement Simone. Vous saviez bien que je ne le reverrais plus, puisque vous n'osiez pas me remettre la lettre!

Elle déchira l'enveloppe d'un coup d'ongle, froissa le papier en le dépliant et lut tout bas:

«Chère Aimée,

«Je pars, n'ayant pas le courage d'attendre que la petite amie qui veut notre bonheur aide à votre délivrance. Je pars et vous demande pardon de tout le mal que vous a fait mon amour.

«Je ne puis commettre le vol dont m'accusent déjà M. et Mme Gosselet, et pourtant je n'ose vous dire adieu. Quelque chose qui est peut-être ma conscience m'oblige à ne pas vous revoir, à vous fuir même, cependant j'espère vous revenir plus adorateur que jamais, plus faible aussi, plus simplement homme.

«Bourgeois, je souffre d'avoir été élevé dans le respect de principes façonnés à la longue par des gens habiles à se créer une domestication déguisée.

«Je vous aime, vous ne me détestez point trop: nous nous marions sans nous occuper des fluctuations de la rente à 3 p. %. N'est-ce pas naturel?

«Sans doute! mais en vous épousant, j'épouse aussi la fortune de M. Gosselet qui, mariée à une fortune équivalente, aurait procréé, dans quelque dix ans, une troisième fortune,—une fortune mangeuse de milliers de petits salaires. C'est une des formes,—et non la moins commune,—du Progrès. Je ne dois pas faire mon bonheur en gênant ce M. Progrès.

«Je vous dis toutes ces choses parce que vous êtes une originale petite fiancée raisonnante et raisonneuse. Je vous le dis aussi pour que vous ne doutiez pas de mon besoin de vous, de mon amour d'homme résolu à tout pour vous gagner.

«Pourquoi ne pas vous prendre tout de suite, comme vous le vouliez par joie du sacrifice, comme je le désirais, par crainte de vous perdre?

«Vous vivrez plus tard au milieu de ces mêmes bourgeois qui courent sus à l'amoureux pauvre comme les paysans donnent la chasse au chien enragé.

«Je ne veux pas qu'on accuse ma femme d'avoir cédé à un appétit de chair, je ne veux pas que des médecins excusent «sa faute» en invoquant le nom de quelque maladie étrange inventée depuis peu. Les femmes, ma chère Aimée, ne vous pardonneraient pas d'avoir été une bonne petite amoureuse sincère, tout en vous plaignant tout haut d'avoir succombé devant la tactique amoureuse d'un jeune homme roublard. Les hommes me jalouseraient d'avoir gagné de l'argent si vite, tout en admirant en moi ce que l'on nomme «l'absence de préjugés».

«Ah! si j'étais un simple manoeuvre, si les miens n'avaient pas, autrefois, porté des masques dans le jeu social, je me révolterais peut-être, par imprudence, et nous ferions un délicieux ménage montré au doigt, mais heureux malgré tout et contre tous.

«Je sais que dans cette comédie qu'est la vie,—comédie montée par des habiles,—des acteurs jouent de bonne foi, comme si c'était arrivé, selon l'expression populaire. La hautaine Mme Gosselet, le bon papa Gosselet souffriraient par nous et pour nous du «mépris public».

«C'est ce que je ne veux pas.

«Que faire pour vous mériter?

«Gagner de l'argent!

«Je n'ai pas d'argent.

«Voici ce que j'ai décidé:

«Je veux être décoré. Je veux pouvoir vous troquer contre un bout de ruban grand comme ça, gagné au Dahomey en quelque combat où je tuerai peut-être des femmes, non, des amazones. Quand j'aurai du sang à la boutonnière de ma redingote, je n'en vaudrai guère mieux, mais M. Gosselet pourra mettre une petite croix dans le Bottin derrière la raison sociale Gosselet, Bamberg et Cie, et le monde nous saura gré de ne pas avoir bravé les préjugés, les bons préjugés…

«Je vous aime. Quelle drôle de lettre de fiancé à fiancée!

«Soyez sans crainte, je vous aime trop pour ne pas vous revenir de chez
Béhanzin.

«André Bamberg.»

«P. S. Votre réclusion au couvent des Visitandines n'a point trop altéré votre bonne santé, mon Aimée? J'espère vous faire oublier plus tard les heures d'ennui. Si je ne réussis pas à vous rendre heureuse, je serai un grand coupable.

«Je n'ai parlé que de moi dans cette longue lettre: je ne veux pas vous dicter de ligne de conduite pour le temps où je serai loin de vous, mais il est de votre intérêt de laisser croire à M. Gosselet que vous êtes une petite fille obéissante et oublieuse.

«Lettre suivra, mon Aimée, adressée à notre amie l'Embaumée, à cette bonne amie que vous devez aimer déjà comme une soeur.

«A vous, chère Aimée.

«A. B.»

—Oh! le grand fou! M'abandonner pour ne pas déplaire aux autres. Il dit je… je… Il oublie que je lui sacrifiais bien autre chose que le respect humain, moi!

—Voyons, mademoiselle. Il faut se faire une raison.

—Et il me conseille de rentrer à la maison paternelle, de désavouer notre amour! Il ne m'a jamais assez aimée, pour m'aimer tout bonnement, sans phrases, sans faire d'études sur la question sociale… Il a raison… mais je ne suis pas une fiancée comme une autre, que m'importent les qu'en dira-t-on, les on-dit, les il-paraît!…

—Peut-être est-ce parce que vous n'êtes qu'une femme que vous pensez comme ça, Mademoiselle! Il vous quitte!

—Il va se battre au Dahomey.

—Pourquoi faire?

—Pour revenir.

—Les amoureux font tous comme ça.

—Pour revenir décoré.

—Ça c'est joli d'être décoré. Ce qu'on regarde les hommes qui ont un ruban, en omnibus!

—Aller se battre quand il devrait… Ça, c'est une lâcheté!

—Oh! mademoiselle, Bon! voilà que vous allez pleurer. Peut-être que ça vous fera du bien.

—Il ne m'aime pas!

—Mais si! mais si!

Cependant le feu s'éteignait dans le fourneau et la cocotte ne ronronnait plus en crachant des jets de vapeur. La petite ouvrière dit pour faire diversion:

—A table! J'ai grand faim.

Après le repas consommé en toute hâte, l'Embaumée mangeant en heurt continuel de fourchettes, de couteaux, d'assiettes, «pour donner de l'appétit» à la malheureuse fiancée, Simone dit, résolue:

—Maintenant, mon amie, à vous de me rendre un nouveau service! Puisque André me fuit, il faut que je me résigne à l'attendre, seule, loin de ma famille, gagnant mon pain… ce qui ne m'a d'ailleurs jamais effrayée…

L'Embaumée posa brusquement sur la table la petite pile d'assiettes qu'elle allait enlever:

—Comment! comment! Voilà que vous allez dire des bêtises!

—Mon père m'a traitée de fille, je ne rentrerai chez nous qu'au bras de mon mari, au bras du petit ingénieur sans-le-sou.

—Mais, mademoiselle, c'est impossible!

—Impossible! Croyez-vous que je ne suis pas courageuse?

—Mais il faudra travailler! Vous ne savez pas travailler!

—J'ai appris la couture au pensionnat laïque… Je suis capable de fanfrelucher mes robes, moi-même. Je sais broder aussi… Je fais un peu de tapisserie.

—Je ne dis pas non! Mais travailler pour gagner sa vie, c'est autre chose. Travailler, mademoiselle, c'est se battre avec l'ouvrage, c'est pousser l'aiguille dans l'étoffe quand on n'y voit plus, quand les paupières vous brûlent, quand le poignet vous fait mal, quand des mains vous tordent des choses dans l'estomac, quand vous avez comme une boule de plomb dans le crâne, une boule qui vous courbe le visage sur la besogne enragée. Travailler, c'est se lever à cinq heures, lasse, c'est se coucher à onze heures, morte de fatigue. Tout ça, mademoiselle, pour quarante sous, si vous faites de la confection chez vous, pour trois francs, quatre francs, si vous êtes ouvrière chez un grand couturier! Travailler, ce n'est pas chiffonner de la dentelle, par distraction, ou dessiner des papillons sur un canevas avec des laines de couleurs différentes…

—Alors, ma petite l'Embaumée, j'apprendrai à travailler. J'ai assez d'argent pour attendre que je puisse gagner mon pain, grâce à l'habileté et à l'activité que j'aurai vite acquises!

—Mademoiselle, je suis votre amie, n'est-ce pas? J'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu faire, mais je n'ai guère pu. Écoutez un bon conseil. Allez dire à M. Gosselet que vous êtes prête à réfléchir sur les inconvénients de votre mariage. Demandez du temps! Gagnez du temps! M. Bamberg reviendra et alors…

—Je vous assure, mon amie, que je suis bien décidée à gagner ma vie en petite ouvrière qui attend son amoureux parti au loin, en campagne! D'ailleurs, vous travaillez bien, vous, sans espérer des jours de repos, sans entrevoir un horizon de bonheur.

—Moi, mademoiselle, c'est bien différent. Quand je vois comment marche le monde, quand je pense aux injustices de la vie, je me console en songeant que l'on m'habitua toute petite, à travailler. Le turbin, j'ai ça dans le sang! Mon père et ma mère travaillaient dur. J'étais haute comme ça que j'aidais ma mère à coudre des sacs, au retour de l'école. J'allais au lavoir avec des charges qui écrasaient mes pauvres petites épaules… Il le fallait bien, puisque père venait manger tous les soirs et qu'il oubliait de nous laisser l'argent de sa paye pour acheter le fricot du lendemain.

—Pauvre mignonne!

—Ce que j'ai fait, bien d'autres le font aujourd'hui, bien d'autres le feront demain. Quand on mange, en travaillant, on est heureux. Le malheur est qu'on n'a pas toujours d'ouvrage.

—Et votre père?

—Père était bon ouvrier et pas buveur quand il vint à Paris avec maman. Puis, un jour, on le mena au poste parce que, en passant, il avait touché le coude d'un sergot. Ça, voyez-vous, ça lui donna la haine du gouvernement. Il se mit à fréquenter les marchands de vin, à faire de la politique. Quand il me prenait sur ses genoux, il disait de grandes phrases, me promettait des bagues, des bracelets, m'annonçait que je serais habillée, plus tard, comme une fille de riche. Maman lui faisait de grands yeux sévères quand il nous proposait de partager avec ceux qui ont tout l'argent. Il me faisait peur, un peu, mais il n'était pas méchant et obéissait de suite quand mère l'envoyait se coucher.

Père fut tué par l'explosion d'une chaudière de son usine. On nous donna quatre cents francs. Ce n'était pas beaucoup, mais maman avait trop peur de la justice pour faire un procès au patron.

Peu après, mère tomba malade à la suite d'un chaud et froid. J'avais beau me lever matin, je n'arrivais pas à gagner assez d'argent pour la soigner comme j'aurais voulu. A la mairie, on nous donna des bons de pain… Des bons de pain, ce n'était pas suffisant pour guérir maman.

Elle mourut juste au moment où on allait la porter à l'hôpital.

L'hôpital! Elle en avait si grand'peur que cela a peut-être hâté sa fin. Voyez-vous, mademoiselle, il n'y a que les Parisiens qui demandent à aller à l'hôpital. Les ouvriers venus de province n'aiment pas à mourir avec les carabins!

Le pharmacien et le propriétaire payés, il ne me resta guère que la moitié des meubles de pauvre maman. Je les vendis parce qu'ils me rappelaient des souvenirs trop tristes et j'allai habiter avec une amie qui travaillait chez votre père.

Depuis je me trouve presque heureuse. J'économise soixante francs par an, mademoiselle, soixante francs parce que chez vous il n'y a pas de chômage.

—Votre passé est bien triste, mon amie.

—C'est le passé de toutes ou de presque toutes, allez! Vous êtes toujours résolue à…

—Toujours! Comme je ne puis pas être une très habile couturière, nous travaillerons ensemble à des travaux de confection, si vous le voulez bien.

—Soit, à nous deux, nous pourrons peut-être ne pas être trop malheureuses. D'ailleurs je tiens à ne pas vous quitter si vous jouez au jeu dangereux de petite ouvrière.

—Encore, mon amie!… Voilà mon appoint dans notre maison de commerce.

Ce disant, Simone vida sur la table le contenu de sa bourse à mailles d'argent. Elle poussa du doigt les pièces d'or vers l'Embaumée, comptant:

—Cent…deux cents…trois cents…quatre cents… quatre cent cinquante. Nous sommes riches!

—Riches! Quand nous aurons acheté de quoi vous meubler une toute petite chambre sur mon carré, il vous restera bien cent cinquante francs!

—Bast, c'est suffisant pour attendre le travail, ma petite l'Embaumée. Et appelez-moi Simone, Simone, tout court, sans mademoiselle. Ne sommes-nous pas des amies d'atelier?

III

Le sixième étage qu'habitait la petite bossue était semblable à tous les sixièmes étages des quartiers ouvriers.

Dix ou douze mansardes ouvraient leurs portes de bois blanc badigeonné rouge-brun sur un palier étroit. Près d'un buen-retiro à usage commun, sis à l'extrémité du couloir, un robinet de cuivre laissait couler une eau grise en une cuvette de plâtre plantée dans la cloison comme une écaille d'huître.

Sur le mur, les traînées de peinture figurant des veines de faux marbres se maculaient de teintes rousses.

Les degrés de l'escalier s'engluaient des boues apportées en huit jours de tous les coins de Paris par les habitants trop gueux pour exiger de la concierge un nettoyage quotidien. D'ailleurs, les femmes maugréaient quand la «pipelette», se décidant à récurer «ce sale sixième», lançait sur le parquet de grands seaux d'eau qui filaient en rigoles, sous les portes, baignant les descentes de lit, moisissant les pieds des meubles déjà caducs.

Hiver comme été, le buen-retiro dégageait des odeurs malsaines. Il y avait de petits enfants dans les mansardes, et aussi de grands enfants qui ne souffraient pas trop d'une saleté commune, anonyme.

Un vasistas encadré dans le toit éclairait d'une lumière très nette le palier où venaient jouer les petits, où venaient babiller les mères en des jabotteries coléreuses contre la pipelette.

Par cette vitre, les mioches regardaient passer les nuages, songeant, les yeux vagues, au grand jardin des Plantes qu'habitent les heureuses «bébêtes».

Par cette vitre, les femmes voyaient un peu de ciel, évoquant les promenades faites, autrefois, sur les bords de la Marne, les vagabonderies où elles mangeaient du veau froid, jeunes filles, au milieu d'hommes en manches de chemises, ivres sans avoir bu.

Assises toute une journée sous ce carré de bleu, le printemps venu, pendant que les hommes travaillaient à l'atelier, elles se contaient les propos de la fruitière du coin, se plaignaient du renchérissement des oignons, cherchaient des amants aux petites filles sages, commentaient les jeux d'ombres chinoises aperçus, la veille, sur les rideaux d'en face, se faisaient des confidences, épiaient leurs visages, tissaient des cancans à l'aune.

Les doigts peu agiles, mais la langue alerte, elles faisaient mine de ravauder des chemisettes d'enfant ou des culottes d'hommes qui servaient de prétexte à de fades plaisanteries, tous les jours répétées, et, la besogne interrompue, lampaient du café noir en de grands bols déposés sur les marches de l'escalier, à l'abri des coups de pied de leurs «petits».

Les locataires du sixième étage fournissaient des thèmes inépuisables à leurs cancans.

Sur le carré habitaient deux femmes qui n'assistaient jamais aux parlottes de l'après-midi et évitaient même d'aller faire leur provision d'eau tant que les commères siégeaient sous le vasistas.

L'une, vêtue en petite bourgeoise, d'un peignoir coquet, piquait à la machine des jerseys pour le grand magasin: La Baigneuse.

L'autre, habillée d'étoffes lâches pour dissimuler sa grossesse, créait des fleurs artificielles en un labeur continu, acharné, qui ocrait de plus en plus son visage amaigri par une maternité prochaine.

La petite couturière n'avait pas d'amant. La fleuriste recevait les visites presque quotidiennes d'un jeune homme, vêtu comme un étudiant, qui montait les six étages d'un air ennuyé et donnait un simple bonjour à l'ancienne petite amie devenue inutile et presque gênante.

Les commères reprochaient leur «fierté», leur hypocrisie aux deux silencieuses et ne se gênaient pas pour crier des plaisanteries obscènes derrière les portes minces. Elles engageaient le Bel-Adolphe, le garçon épicier qui rentrait chez lui, tous les soirs à dix heures sonnant, à aller demander du feu à sa voisine, la petite couturière, et escomptaient déjà la défaite de la Sainte-Nitouche.

L'Embaumée trouvait grâce devant ce terrible aréopage de langues féminines, parce qu'elle ne gagnait sa chambre qu'à nuit tombée, à l'heure où les hommes rudoyaient ou cognaient les ménagères attardées, changeant les rires de l'après-midi en des pleurnicheries nerveuses qui ameutaient les voisins sur les seuils des mansardes. Elle était la «boscotte», l'être insignifiant qui n'excite ni l'envie ni la pitié, mais qui reçoit son paquet au hasard des conversations.

Le personnage important du sixième étage, celui dont la vie privée occupait le plus souvent les langues en mal de racontars, était un grand garçon de vingt-deux ans, brun, barbe en coin, qui sortait de sa mansarde, régulièrement, à deux heures de l'après-midi, drapé en un manteau noir, chaussé d'escarpins vernis, coiffé d'un feutre à la mousquetaire. On savait qu'il écrivait dans les journaux. Par l'huis entr'ouvert de son logis, on avait pu inventorier son mobilier: un lit de sangle, deux chaises, une malle, des livres jetés en tas.

Comme il semblait pauvre, comme «ça ne sentait jamais le rôti chez lui», les commères se chuchotaient des phrases indignées sur ses moyens d'existence. Mais quand sa clef ferraillait dans la serrure, elles rangeaient vite les chaises pour lui faire place, devenues muettes, cousant leurs loques en des attitudes penchées. Lui, passait, sans soulever son feutre superbe, méprisant, fredonnant sous sa moustache retroussée un air de musiquette.

Elles lui en voulaient d'être jeune, d'être heureux quoique gueux, de porter «des frusques de milord», de travailler avec une plume qui ne pèse rien du tout au bout des doigts, alors que leurs hommes maniaient des outils qui crevassent l'épiderme.

* * * * *

Quand Simone eut loué une chambre voisine de celle de l'Embaumée, les bavardes eurent vite baptisé la nouvelle venue d'un sobriquet. Elles la surnommèrent «la princesse» et inventèrent un roman de fille jusqu'alors entretenue pour expliquer la blancheur de ses mains et la souplesse de sa taille.

Simone ne prit point garde à leurs regards hostiles, ce qui attisa leurs rancunes de femelles enlaidies.

L'Embaumée n'exagérait rien en assurant que les frais d'installation d'une chambrette diminueraient vite le petit pécule de Mlle Gosselet. Les meubles achetés, des meubles en pitchpin, fragiles et anguleux, la lingerie installée dans une armoire à glace de quatre-vingt-cinq francs, semblant destinée à l'ameublement d'une chambre de poupée, il ne restait plus que cent francs dans la petite bourse à mailles d'argent.

La chambre de Simone était bien pauvre, bien banale, mais elle pouvait communiquer avec l'appartement de la petite faiseuse de sourires par une porte autrefois condamnée.

Il fut décidé, d'un commun accord, que cette porte resterait toujours ouverte et que la chambre de Simone servirait d'atelier commun. On déjeunerait et on dînerait dans la chambre de la petite bossue.

Ces arrangements déridèrent quelque peu l'Embaumée qui avait conservé un mauvais souvenir du temps où elle confectionnait des sacs et tenait la profession de couturière pour un métier de «crève-la-faim.»

Le dernier coup de plumeau donné sur les meubles, Simone voulut écrire à André Bamberg pour s'assurer en sa résolution de travailler, de souffrir pour l'Aimé.

—Et l'adresse, nous n'avons pas l'adresse, objecta l'Embaumée.

—Je lui enverrai ma lettre plus tard.

—Bien! moi je vais chercher de l'ouvrage. Je connais une Mme Blondon qui est entrepreneuse pour le Grand-Marché. Je vais vous l'amener.

Simone tira de son buvard une feuille de papier blanc et écrivit:

«Oh! le vilain, le grand vilain, qui est parti, qui a déserté au moment où j'allais être à lui!… Vous n'avez donc pas de caractère, vous autres hommes?… Mais pardonne-moi ces reproches, André, ce n'est pas toi qui es coupable et qui me fais mal, c'est la vie, et Dieu sait si elle est cruelle!

«Je comprends ton découragement, ton coup de désespoir. Et puis il y a aussi dans ta conduite un fait d'honnêteté qui vient de ta race. Dans ton pays rude et encore un peu sauvage, on est droit, on est loyal. Je t'aime surtout à cause de ta droiture, de ta conscience d'honnête homme, mais je t'aime aussi parce que je t'aime; je t'ai, dans mon amour, fait tout petit, tout petit, pour te porter toujours avec moi, en moi, dans mon coeur…

«Je voudrais te dire merci de m'avoir appris à aimer comme je t'aime; c'est si bon, on se sent vivre!

«Je t'aime, vois-tu, avec tout ce que j'ai de plus douce tendresse. Je t'aime dans toute ta vie, depuis tout petit, quand tu étais un bébé plein de risettes jusqu'à ce que tu sois devenu un homme plein de misère.

«Devine d'où je t'écris? De notre chambre! J'ai loué une chambre à côté de celle de l'Embaumée, je l'ai meublée de gentils meubles de sapin qui sentent bon les bois et mettront autour de toi le parfum de tes montagnes…

«Quand tu m'auras rejointe, ce sera si joli de t'attendre avec la lampe allumée, les bras grands ouverts, dans notre chambre à nous, dans notre petite chambre remplie de vrais sourires câlins, de bons baisers aimants. Comme nous allons nous aimer et nous moquer du monde! Je me ferai toute mignonne, toute petite; je me pelotonnerai en toi comme une petite chatte qui veut être caressée.

«En fermant les yeux, le soir, sur mon oreiller, je me figure déjà être à côté de toi, te sentir tout de ton long contre moi, jusqu'aux pieds; et ça fait si drôle, je ne sais plus si tu es loin ou si tu n'es pas là, réellement vivant en moi, dans une sorte de rêve continu, tout brûlant… Embrasse-moi! Remplis tout mon grand lit blanc de tes baisers!

«Pourquoi ne m'as-tu pas emmenée? Pourquoi m'as-tu laissée comme une pauvre abandonnée dans ce grand Paris si méchant, si hostile aux simples de coeur? Je serais partie avec toi, nous aurions été si forts ensemble! Il y a des pays où les hommes savent encore vivre comme des hommes et où les sauvages sont les vrais civilisés… Nous aurions été dans ces pays de liberté et d'amour…

«Moi, je voudrais t'emporter bien loin de tout et de tous, comme mon trésor… Je voudrais, comme un cher petit adoré, te faire reposer à l'ombre de grands arbres, sous un ciel tout bleu et sans hiver, et te regarder dormir, sans rien te demander pour moi,—seulement te sentir, toi, être bien, bien tout à fait,—et te dire merci.

«Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi; je t'aime.»

Simone écrivait avec une rapidité fébrile; elle pouvait à peine suivre le flux de ses pensées qui, trop longtemps contenues, débordaient en un ruisseau d'amour.

L'Embaumée l'interrompit en revenant avec Mme Blondon, une ex-jolie femme, bien en chair, parlant haut, vêtue de noir, les brides de velours de sa capote attachées sous son menton en un gros noeud qui l'obligeait à dresser la tête.

Mme Blondon avait quarante-cinq ans, des yeux jaunes qu'elle savait rendre très doux, ou très sévères, un nez bien campé sur deux grosses joues ravagées par la poudre de riz, une bouche sans cesse entr'ouverte pour l'exhibition de petites dents triangulaires et d'un bout de langue toujours en mouvement.

Ses vêtements n'étaient point de coupe élégante, destinés à endiguer les chairs plutôt qu'à parer la femme.

Étalée sur la chaise que lui avait présentée Simone, les deux mains jointes sur le ventre, elle se mit à parler très vite:

—C'est du travail que vous voulez, mes enfants? J'en ai. Là! Êtes-vous contentes? J'en ai, mais pas beaucoup. Ce n'est pas encore la saison d'été et les vêtements d'hiver ne se vendent plus. Voilà trois jours que je vais au Grand-Marché sans obtenir seulement une douzaine de corsages. Ah! ça ne va pas! ça ne va pas! On me donne toujours la préférence au Grand-Marché. Ce que je livre est si soigné!

«Mes enfants je vous donnerai vingt sous par corsage. Le corsage est coupé, bâti, vous n'avez qu'à le coudre à la machine et à faire les boutonnières. Les fournitures sont à votre charge naturellement! Des vêtements si simples! Une…deux…trois! C'est fait!…»

Une… deux…, trois! Ce disant, Mme Blondon ne fit pas un geste de ses grosses mains aux anneaux d'or torturant la chair, mais ses yeux marrons roulaient dans leurs orbites.

—J'ai gagné ma vie à piquer des corsages, mais aujourd'hui, je ne peux plus travailler.

Ici, les yeux de Mme Blondon s'inclinèrent vers les paupières inférieures pour lorgner les sommets de son corsage gardés par une ligne hérissée de boutons comme par une rangée de fantassins.

—Je me contente d'aller chercher des commandes.

«Autrefois, j'envoyais au Grand-Marché une des ouvrières de mon atelier—toujours la plus gamine pour ne pas tenter ces messieurs de la manutention.

«Elles y restaient des journées entières, les gueuses! Ce que j'en ai chassé à cause de ça! Maintenant je n'ai plus d'ouvrières. Elles empêchaient de travailler Joseph. Je vais à la manutention moi-même. C'est tout en haut du Grand-Marché: il faut en monter des marches! Les autres entrepreneuses attendent leur tour. Moi, ces messieurs me connaissent bien. «Ah! c'est vous, madame Blondon!» On me donne mes étoffes toute de suite.

«Quand je porte ma marchandise à la réception, on est toujours très aimable aussi: «Ah! c'est vous, madame Blondon.» On ne me refuse pas de vêtements. Je fais de petits cadeaux. Et les plaisanteries ne me font pas peur… Mais Joseph peut être tranquille…

«Ah! ça coûte! Ça coûte! Toujours prendre des omnibus! Toujours six sous à la main, sans compter les deux sous que je donne au conducteur pour qu'il me laisse mettre mon paquet à l'intérieur. Je ne gagne pas gros, allez. On me paye mes corsages vingt-deux sous, je le jure! Les deux sous de bénéfice ont vite levé la queue.

«Ainsi, mes enfants, c'est entendu. Venez chercher une douzaine de corsages pour essayer, je vous paierai quand le Grand-Marché aura accepté votre ouvrage. C'est juste, n'est-ce pas?

«Je ne dis pas que l'on peut gagner une maison de campagne, avec un jet d'eau devant, en piquant des corsages, mais ça fait manger tout de même. J'ai des ouvrières qui travaillent pour moi depuis cinq ans. Puis le travail c'est la santé! Ah! si je pouvais travailler… c'est ce que je dis à Joseph.

«Il y a des ouvrières qui essayent d'aller prendre les commandes, elles-mêmes au Grand-Marché. Elles savent ce que ça leur coûte! Moi, ça ne risque rien.

Joseph peut être bien tranquille… Je suis une femme de tête, moi.

«Ah! les temps sont durs! Joseph…»

Les deux petites amies souriaient à la nouvelle intervention du mystérieux Joseph.

Mme Blondon voulut bien expliquer ce qu'était Joseph:

«Joseph, c'est mon mari, un homme qui a toujours des chiffres dans le cerveau. Il tient un livre de pari aux courses. Quand il faisait ses calculs, le bruit des machines à coudre l'agaçait… Joseph le sait bien, lui, que les temps sont durs, très durs… Au revoir, mes enfants.»

Très digne, Mme Blondon salua des yeux, du rire et disparut dans l'escalier, cramponnée à la rampe, le pied s'assurant de la solidité des marches.

—Elle marche si vite que vous n'avez pu lui dire que nous acceptions ses offres, dit Simone. Elle est drôle.

—Ce qui n'est pas drôle, c'est de piquer des corsages à vingt sous pièce!

—Allons, mademoiselle Rabat-joie! moi qui vous croyais gaie…

—Des corsages qu'on lui paye de trente-deux à trente-cinq sous!

—Allez chercher les corsages, ma petite l'Embaumée, et au travail, vite! vite! Simone commença dès le lendemain son apprentissage de petite couturière.

A six heures du matin, elle se mit à la besogne, assise à côté de l'Embaumée qui pédalait sa machine à coudre avec l'acharnement d'un bicycliste courant quelque championnat.

La petite bossue assemblait les différentes parties du corsage pendant que la fille de M. Gosselet cousait les ourlets et bordait les boutonnières.

Le travail se faisait vite malgré les retards apportés par la machine qui, n'ayant pas roulé depuis longtemps, cassait le fil ou rejetait la courroie de transmission, malgré les morsures de l'aiguille qui ensanglantaient de points rouges les doigts de la petite bourgeoise.

L'Embaumée, tout en poussant l'étoffe le long du guide-âne, surveillait de la queue-de-l'oeil le travail de son associée. Elle interrompait le tac-tac-tac de la machine, pour encourager Simone un peu étonnée de l'activité de sa nouvelle amie:

—Voilà qui va bien. C'est suffisant pour un corsage à vingt sous. On dirait que vous faites ce travail depuis longtemps.

Simone, les cheveux en désordre, la bouche contractée par l'impatience, par l'effort, se hâtait de plus belle, semblant jouer à pigeon-vole, tant elle tirait vite le fil passé au travers de l'étoffe. Elle riait nerveusement à chaque morsure de l'aiguille et disait pour expliquer son rire:

—Nous travaillons pour Joseph!

* * * * *

Quand la machine s'arrêtait en des trépidations irrégulières, la pendule tictaquait très fort. Des froissements d'étoffe, des soupirs d'ennui ou de lassitude, des bâillements, des craquements de chaise éclataient sonores dans le silence brusque. Les petites amies songeaient. L'Embaumée admirait le courage de Simone, un peu dépitée en fille du peuple de voir que cette fille de riche travaillait comme une ancienne de l'atelier. Simone pensait à l'Aimé, au cruel Aimé qui la condamnait par sa fuite à cette rude besogne, s'admirait, se félicitait, se comparait aux héroïnes de roman qui lui avaient paru si peu vraies en ses lectures d'autrefois.

Tac-tac-tac! La machine recommençait son bourdonnement pendant que, sur le palier, les mioches pleurnichaient, les femmes babillaient, heurtant les cloisons du manche de leur balai, traînant sur le parquet leurs seaux ferrailleux.

Simone pouvait entendre leurs bonjours échangés, le glissement de leurs savates devant sa porte, leurs rires gras et leurs rires maigres. Elles disaient:

«—Ça n'est pas encore venu?

—Oh! ça tiendra bien jusqu'à la fin du mois.

—Et l'autre, avec ses airs de Sainte-Vierge!

—Un jour ou l'autre, ça lui pend au nez.

—Dites donc, vous avez entendu la machine à coudre, à côté? Ça veut faire croire que ça sait travailler.»

L'Embaumée piquait vite, vite, pour couvrir les voix injurieuses du bruit de sa machine et Simone, avant compris, devenue pâle, murmurait:

—Oh! les sales femmes! Oh! le sale peuple!

Quand midi sonna à la petite pendule figurant un clocheton du chalet suisse, les deux associées étaient si lasses qu'elles ne voulurent pas descendre six étages pour acheter leurs provisions de bouche. Elles mangèrent un morceau de viande cuite depuis la veille, se partagèrent un carré de gruyère et vidèrent d'un trait une tasse de café noir.

Tac-tac-tac! L'étoffe filait de nouveau sous la patte de la machine pendant que l'Embaumée chantait une romance pleurnicharde:

* * * * *

Sentinelles, ne tirez pas, C'est un oiseau qui vient de France!

Les doigts engourdis, la tête lourde, Simone, assise près de la fenêtre, cousait, rageuse, pestant contre les rires des commères bavardant sous le vasistas. Distraite, elle contempla Paris ensoleillé, regarda au loin des silhouettes bleues de cheminée et s'endormit, les lèvres en moue, les paupières mouillées, aux coins, de deux larmes qui ne tombaient pas.

L'Embaumée quitta sa machine et saisit le corsage étalé sur les genoux de l'endormie.

En sa bonté, elle était heureuse, sans oser se l'avouer, de la défaillance de sa nouvelle amie, les labeurs anciens qui étaient en elle semblant se réjouir de la fatigue dont souffraient les muscles de cette riche.

—Comment! j'ai dormi!

—C'est que vous n'avez pas l'habitude des travaux qui durent tout le temps.

—J'ai dormi pendant une heure, au moins, n'est-ce pas?

—Un quart d'heure, à peine.

Simone se leva, se frotta les yeux du poing, se tâta l'épaule endolorie par le dossier de la chaise et s'approcha de la pendule.

—Quatre heures, déjà!

Et, toute rouge, elle s'excusait:

—J'ai été surprise par le sommeil. Vous n'êtes pas gentille. Pourquoi ne m'avez-vous pas secouée par la manche?

—Vous dormiez si bien! Voulez-vous piquer à la machine, cela vous éveillera tout à fait?

La machine tactoqua de nouveau, assourdissant les rires qui éclataient sur le palier pendant que la petite bossue reprenait sa chanson d'une voie nasillarde:

  Et l'enfant disait aux soldats:
  Sentinelles, ne tirez pas (bis),
  C'est un oiseau qui vient de France!

A neuf heures du soir, Simone et l'Embaumée croquèrent deux sous de cornichons et se couchèrent très lasses dans leurs petits lits retapés à la hâte.

Après trois jours de travail, les deux petites amies purent livrer la douzaine de corsages à Mme Blondon.

L'entrepreneuse se montra satisfaite de la confection, mais elle annonça à la petite bossue qu'elle allait se rendre en Angleterre, avec Joseph, pour parier au Derby, et qu'elle n'aurait pas de commandes avant trois semaines.

—Et l'argent? dit Simone à son amie ennuyée de ce contre-temps.

—Elle nous paiera quand le Grand-Marché aura accepté l'ouvrage.

—Je crains fort d'avoir travaillé pour Joseph… Je ne voudrais pas que l'on me vole le premier argent que je gagne… si difficilement.

IV

Que d'espérances font naître au coeur des petites ouvrières sans travail les affiches manuscrites collées sur la muraille, au coin des rues, entre les gigantesques lithographies qui évoquent les halls somptueux où l'on s'amuse, et les placards répandus pour la plus grande gloire de la moutarde A… ou de la pilule B…

On demande «une petite main». S'adresser chez Madame… rue… n°…

La suscription fait sourire les flâneurs en quête de ce qui amusera leurs yeux. Cependant des fillettes se haussent sur le bout de leurs chaussures déjetées pour lire le nom et l'adresse de celle qui peut leur donner du pain et s'en vont, le chef baissé, répétant tout bas les chiffres du numéro, pour ne pas oublier.

Le lendemain, quarante, cinquante «petites mains» sonnent à la porte de la patronne. Mais la couturière n'a besoin que d'une «petite main», une toute petite main, celle qui sera le plus tôt remplie de gros sous, le samedi de paye venu.

La place est vite prise et la bénéficiaire, tout heureuse de gagner un franc cinquante par jour, travaille déjà au milieu de ses nouvelles amies pendant que les miséreuses défilent devant le cordon de sonnette.

L'Embaumée, qui savait, par des camarades, que seuls, les grands couturiers peuvent employer une ouvrière huit à dix mois sur douze, conseilla à Simone d'aller offrir ses services aux Work, Plisson, Riff et autres grands chiffonneurs connus.

Simone, au grand scandale de l'Embaumée, voulut prendre l'omnibus pour se rendre au centre de Paris, à la chasse au travail.

La petite bossue dut céder au caprice de son amie et monter dans une voiture de Montrouge-Gare de l'Est.

D'une joliesse toute fraîche en sa robe beige à fleurettes bleues, coiffée d'une petite capote garçonnière, les yeux brillant de leur éclat matutinal, l'oreille rosée, les cheveux encore un peu humides des primes ablutions, Simone prit place entre une vieille dame à cache-poussière gris et un vieux monsieur vêtu d'un journal déplié et d'un chapeau haut de forme penché sur le front.

L'Embaumée s'assit en face de son amie, l'air très digne, affectant de lorgner, à travers les vitres, le défilé des piétons sur le trottoir.

Simone assise, la vieille dame releva un pan de son cache-poussière comme pour ne pas le salir au contact d'indignes vêtements, le vieux monsieur baissa son journal et tourna son nez à lunettes, semblant continuer sa lecture sur le visage de sa voisine.

Après un petit instant de trouble, Simone s'amusa du spectacle nouveau pour elle, que lui offraient les attitudes, les gestes des voyageurs. La voiture, au complet, filait vite en un tangage qui secouait les têtes. Les yeux cherchaient les yeux, les femmes regardant à la dérobée, les hommes examinant les femmes comme des êtres bizarres et très compliqués.

Il y avait là des maraîchers de la banlieue, accompagnés de leurs fifilles qui jouaient d'un air ingénu avec un rouleau de papier de musique, ou un petit buvard. Les paysans engraissés, majestueux, exhibaient leurs têtes de chanoines sons des casquettes de soie raides comme des barrettes. Les fifilles se tenaient «à la demoiselle bien élevée», les yeux fixés sur le bout de leur petit soulier verni, ou levés sur les affiches plafonnant l'omnibus. Elles disaient: «papa,» d'un petit air câlin. Ils répondaient: «Ma chérie,» et posaient une main énorme sur les genoux fragiles de leurs progénitures.

Assise sur le strapontin, tout au fond de la voiture, une jeune fille rougissait, pâlissait, enrayée des gestes brusques d'un monsieur, qui, le nez collé aux vitres de l'avant, criait: Alloh! Alloh! pour modérer l'allure des chevaux et secouait la tête d'un petit air indigné quand le fouet du cocher tombait sur les croupes des bêtes en sueur.

En un coin, serrés l'un près de l'autre, une couple de provinciaux tendaient le cou, tendaient le doigt, se bourrant les côtes du coude pour se témoigner leur admiration pour ce coquin de Paris.

Un ouvrier voulait expliquer quelque chose à un bureaucrate qui tournait la tête, très absorbé par la lecture d'une brochure.

Une Parisienne boutonnait ses gants, le buste penché, les mains dressées en l'air en un joli geste précieux, les yeux promenés sur l'assistance et évoquant l'image de deux aumônières de velours noir tendues en la mendicité des admirations.

Deux jeunes gens causaient gaiement en petites phrases mystérieuses, mordillant la poire d'argent de leur canne tenue comme un cierge de la main gauche, fouettant leurs cuisses de tapotements de leurs gants neufs bien rangés dans la main droite. Ils lorgnaient les femmes, la lèvre souriante de vanité bébête, amusés de la roseur d'un front ou de la disposition des plis d'une jupe, insolents et vainqueurs.

Le conducteur, un vieux à moustaches de gendarme, cria:

—Places!

Les provinciaux se regardèrent, étonnés, pendant que les maraîchers soulevaient leurs blouses et plongeaient leurs bras jusqu'au coude dans les goussets de leurs pantalons. La Parisienne tira cinquante centimes de la fente de son gant enfin boutonné. L'ouvrier pécha des sous, un à un, dans la poche de son gilet. La vieille dame à cache-poussière gris dit d'une voix aigre:

—Moi, j'avais une correspondance.

Les deux jeunes gens exhibèrent de mignonnes pochettes en cuir jaune bourrées de billon et le monsieur qui conduisait les chevaux tendit ses six sous, le nez toujours collé à la vitre.

La voiture stoppa. L'Embaumée dit à son amie:

—Le Châtelet! Nous descendons!

Le vieux monsieur à chapeau planté sur le front descendit aussi et suivit les petites ouvrières qui traversèrent la place du Châtelet, l'Embaumée filant vite, la nuque baissée, entre les voitures lancées au grand trot, Simone se garant, hésitant, les jupes serrées en un geste précautionneux.

Arrivées devant la Redingote grise, les amies s'arrêtèrent, tenant conciliabule, et le vieux monsieur se hâta de les rejoindre, la canne battant le pavé.

—Eh bien, où allez-vous? dit Simone.

—Chez Plisson, rue de la Paix.

Le vieux monsieur s'arrêta devant elles, un sourire prometteur aux lèvres:

—Une voiture, mesdemoiselles?

—Mais, monsieur, dit Simone je n'ai pas l'honneur…

L'Embaumée la saisit par le bras:

—Venez!

Puis au vieux monsieur, d'un ton sec et fâché:

—Vous vous trompez, mon bonhomme!

—Désolé! Désolé! Vraiment charmantes! Vraiment charmantes!

Un peu émues de cet incident, elles longèrent le trottoir, vite.

L'Embaumée entraînait son amie maladroite à se garer des promeneurs. Simone tournait la tête pour voir le vieux monsieur qui faisait: fou… ou! fou… ou! et semblait souffler devant lui, tout en se hâtant de suivre la délicieuse apparition qui lui faisait tirer la langue.

Derrière lui, des jeunes gens s'amusaient de son dos voûté, du pli de chair grasse qui formait bourrelet entre la toile raide de son faux col et ses petits cheveux blancs plantés sur sa nuque rouge comme des soies sur le dos d'un petit cochon.

Des femmes lui barraient le chemin, provocantes. Lui, de temps à autre, levait son nez à lunettes, apercevait les petites amies par-dessus les enlacements des couples et pestait contre sa goutte, contre les becs de gaz, contre les camelots, contre les marchandes de lacets.

Simone pensa tout haut:

—Enfin! qu'est-ce qu'il veut, ce monsieur. Je ne le connais pas.

L'Embaumée répondit, confuse:

—Il veut! Il veut!… C'est un amoureux…

Simone fit un éclat de rire et le vieux qui s'épongeait le front, las de sa poursuite, reprit courage.

—A son âge? Des jeunes filles peuvent aimer ce vieux?

—Oui, pour de l'argent.

—Je ne comprends pas que l'on puisse…

Elle se tut, indignée, les yeux luisants de colère… Elle se rappelait des regards d'hommes surpris, autrefois, au théâtre, en flagrant délit de viol de sa peau, de sa nuque, elle sentait pour la première fois l'injure de ces admirations fortuites, se méprisait d'être femme. Un sentiment de faiblesse très doux lui fit prendre le bras de son amie, une femme, une pauvre femme, elle aussi, et elle baissa les yeux devant les yeux chercheurs de désirs des hommes qui passaient, songeant à l'Aimé qui la marquerait de son nom pour la garder des vouloirs outrageants.

L'Embaumée disait d'une voix douce, miséricordieuse:

—Celles qui cèdent, cèdent par lassitude, parce que la vie les écrase… Quand le travail ne veut pas d'elles, elles se donnent au plaisir. Elles se livrent, parfois, pour acheter du pain aux gosses, parfois, aussi, parce qu'elles ont faim de ce que d'autres mangent sous leur nez, avec des airs de moquerie… Oh! il faut avoir pitié d'elles… Tenez, pourquoi ne pas demander de l'ouvrage, ici?

La petite bossue montrait du doigt un magasin somptueux à grandes portes de chêne ciré ornementées de cuivres luisants. Dans les vitrines aménagées de chaque côté des portes cochères, se tenaient raides des jaquettes colletées de fourrures, des manchons doublés de soie rose comme des bonbonnières, des toques de loutre piquées sur des supports de bois semblables à des poings.

—Soit, entrons.

—Moi, j'attends sur le trottoir, objecta l'Embaumée, parce qu'il peut y avoir du travail pour une et non pour deux. A deux, nous nous ferions éconduire.

Simone pénétra dans le grand magasin résolument. Un inspecteur blond, décoré de quelque chose, la barbe étalée sur le plastron piqué de jaune, s'avança vers elle, souriant:

—Madame désire!

—Monsieur, je suis couturière et…

—Et vous venez me demander une petite place. Veuillez me suivre, mademoiselle.

Il traversa le rez-de-chaussée à grands pas, suivi de Simone qui baissait les yeux, pendant que les employés, plantés en file derrière les comptoirs, se faisaient des signes d'intelligence.

Il ouvrit une porte et dit d'une voix un peu glorioleuse:

—Entrez, mademoiselle.

Le cabinet de M. l'inspecteur éclairé par une fenêtre donnant sur la cour était meublé d'un grand bureau à paperasses, d'un fauteuil et d'un canapé habillés de moleskine verte et de cartons également verts ornés de petites poignées de cuivre. Les tuyaux acoustiques pendaient le long du mur tendu de papier gris. A des patères piquées dans la cloison, un chapeau de soie miroitait comme une glace en métal, un pardessus bleu-gendarme s'étalait sans un pli.

Simone rougit quand, la porte fermée, l'inspecteur blond lui montra le canapé, d'un geste qu'il voulut rendre tentateur. Le meuble ne l'effrayait guère—sainte ignorance!—mais les petites rides malicieuses qui plissaient le coin des yeux de l'homme la rendaient méfiante, instinctivement.

—Vous voulez du travail, mademoiselle?

—Oui, monsieur.

Il souffla dans un tuyau acoustique et, souriant, tourné vers Simone, il attendit. Au coup de sifflet, il chantonna dans l'embouchure: «Avez-vous une toute petite place dans vos ateliers?» Et tourné de profil, toujours souriant, il écouta la réponse.

Il approcha son fauteuil du canapé, s'assit, croisant les jambes, les doigts enroulés autour du cordonnet à minuscules mailles d'or de sa montre:

—Que savez-vous faire, mademoiselle?

—Mais, monsieur, ce que savent faire toutes les couturières ou à peu près. J'ai appris un peu de broderie, autrefois, en pension…

—En pension! Vraiment! Au Sacré-Coeur, sans doute!

—Non, monsieur, chez les laïques.

—Ah!

Un peu étonné de ne pas la sentir prête—comme tant d'autres qui étaient venues—pour le farniente laborieux de la galanterie, il la dévisagea minutieusement, lorgna l'arrangement des plis de sa jupe, puis, toujours souriant:

—Pas de travail ici, croyez que je regrette! Mais avec votre beauté et aussi votre éducation, mademoiselle, permettez-moi de vous dire que vous avez fait choix d'une singulière profession… Couturière! Voilà qui est incroyable. Votre miroir est donc bien faux qu'il ne vous donne pas de meilleurs conseils. Vous voulez devenir bossue, hein?

—Oui, monsieur, j'y tiens, dit Simone, railleuse.

—Du travail! Du travail! Comment diable pouvez-vous tant aimer le travail? Je ne vous conseille pas de lancer votre jolie petite capote par-dessus les ailes du Moulin-Rouge, mais, tenez…

—Puisque vous n'avez pas besoin d'une ouvrière, interrompit Simone en se levant.

Il se leva aussi et les mains tendues, conciliatrices:

—Voyons! ne soyez donc pas si nerveuse, mon enfant! J'ai votre affaire. Un peintre de mes amis m'a chargé de lui dénicher un modèle,—il vient tant de jolies filles, ici,—pour un tableau de rêve, un tableau d'apparition. Vous lui poserez les mains, puis la tête. Le reste viendra peu à peu, par habitude. Métier honnête, très honnête…

La gorge serrée, les paupières lourdes, Simone se dirigea vers la porte, tourna le bouton brusquement, ramassa ses jupes dans sa main gantée collant, et traversa le hall en un claquement rythmé de ses bottines sur le grès.

Le monsieur blond suivait, ne comprenant rien à sa défaite. Et les commis, derrière les comptoirs, ricanaient, vengés des airs vainqueurs qu'il arborait à la fin de ses entrevues avec les petites femmes complaisantes.

—Eh bien? dit l'Embaumée.

—Il m'a proposé d'aller poser chez des peintres!… Allons-nous-en, vite, vite. J'ai du dégoût dans la gorge. J'ai hâte d'être seule, délivrée de tous ces yeux qui regardent.

—Cela prouve que vous êtes jolie, voilà tout. Vous vous habituerez à l'admiration des gens, comme on s'habitue à éviter les voitures. Voyons, du courage, cherchons encore du travail.

* * * * *

Comme les petites amies traversaient les rues qui montent de la rue de Rivoli aux grands boulevards, l'Embaumée lut près de la Banque de France une petite affiche ainsi libellée:

OUVRIÈRES POUR ÉTALAGE
MAISON D'EXPORTATION

S'adresser bureau de placement, rue Vide-Gousset.

La rue Vide-Gousset est entre la Banque et la Bourse.

Simone se laissa entraîner par son amie.

Au bureau de placement, un vieillard vint ouvrir aux deux ouvrières. Il leur sourit paternellement en bon petit vieux qui aime les visages jeunes.

—Vous voulez du travail, mesdemoiselles, attendez!

Il s'assit derrière une petite table, feuilleta un grand livre, lut:

«Grottmann, rue de la Banque;

Vériton, rue Poissonnière;

Patard, rue du Cherche-Midi;

Chanoin, rue Montmartre.

Il ajouta: «Je vais vous donner copie des adresses de ces maisons et vous pourrez vous y présenter de ma part. Je n'exige aucune commission. Je traite de gré à gré avec les patrons. Vous, mademoiselle, dit-il à Simone—après l'avoir considérée par-dessus ses lunettes—vous êtes un 49. Très estimés les 49! Quant à votre amie, il est inutile qu'elle se présente, je crois.

—Il s'agit bien de maisons de couture? interrogea Simone.

—Oui, mon enfant, de maisons de vente pour l'exportation qui demandent des mannequins. Ils ne sont pas nombreux, les beaux mannequins. Vous, mademoiselle, vous êtes un superbe mannequin; le plus beau mannequin… Ne vous offensez pas, mademoiselle, de mes appréciations, je parle en professionnel, en professionnel seulement.

—Mais, monsieur, dit Simone, je suis couturière et non… mannequin, comme vous dites.

Sachez, mon enfant, qu'il faut être excellente couturière pour faire un bon mannequin. Il faut savoir donner du chic à la marchandise qu'on endosse. Voici en quoi consistera votre travail quotidien: lorsque les commissionnaires se présenteront à votre comptoir, accompagnés du patron ou de la patronne de la maison, vous devrez étaler les costumes-types, en faire miroiter les teintes, en glorifier la façon parisienne, exquise, de haut goût, de haute mode. Puis, quand l'acheteur sera déjà séduit par vos petits gestes en rond, vous revêtirez le costume pour enlever le marché. Une jolie fille donne cent pour cent de valeur à un corsage médiocre. La maison vous fournira du linge dont vous n'aurez pas à rougir devant ces messieurs. Vous pourrez montrer vos épaules émergeant des dentelles de votre chemisette comme d'une fraîche corolle. C'est gentil ça, hein!

«Cet essayage aura lieu dans une grande salle où travailleront aussi d'autres mannequins, moins belles que vous, mademoiselle: mais autour de cette pièce seront disposés de minuscules salons où le commissionnaire pourra, s'il le désire, étudier d'un peu plus près le costume!… Oh! en tout bien, tout honneur! Il est vrai que si vous n'êtes pas ennemie des petits soupers, la maison qui vous emploiera saura reconnaître vos bons offices.

Simone écoutait, résistait aux efforts que faisait l'Embaumée pour l'entraîner vers la porte, la tirant par le bras, la tirant par la jupe.

«Vous serez vêtue comme une mondaine, toute la journée, vous gagnerez deux cents francs par mois, vous mangerez à la maison et aurez droit à un superbe costume de satin, tous les ans… C'est tentant. Pas de fatigues. Beaucoup de sourires, par exemple, mais les femmes peuvent sourire pendant des années entières sans effort, n'est-ce pas?

Le vieux placeur, espérant une bonne commission pour la trouvaille d'un mannequin si distingué, continuait en gestes doux, en penchements de tête persuasifs:

—Mes clientes sont heureuses, bien heureuses. Hier, j'ai reçu la visite d'une belle fille que je plaçai, autrefois, chez Grottmann. Elle venait me remercier, oui, me remercier. Elle était comme une folle. Elle me disait: «Si vous saviez comme j'étais belle en reine. C'est moi qui ai essayé le grand manteau de Sa Majesté la reine de Serbie, devant le fournisseur de la cour. Je me regardais dans les glaces, je me souriais, j'avais pour deux cent mille francs de toilette sur le dos. Quelle gloire, mes enfants! On m'avait posé un petit diadème de cuivre dans les cheveux pour juger de l'effet. C'était superbe! Les autres mannequins me contemplaient, les mains jointes. Les hommes chuchotaient autour de moi: «Elle est plus belle que la reine». Moi, je voyais bien que c'était vrai. J'étais si majestueuse avec mes cheveux relevés sous la petite couronne! Pendant deux heures, j'ai été reine, oui, reine: j'ai même donné une claque à une essayeuse parce qu'elle m'avait pincée en effaçant un pli de la doublure!»

«Eh bien! c'est entendu, mon enfant. Vous voyez que le métier n'a rien de désagréable. D'ailleurs, deux cent…

Simone se laissa tomber sur une chaise, sanglotant:

—Que je suis malheureuse! malheureuse!

Comme le vieux se levait de son fauteuil, la mine faussement contrite, l'Embaumée se précipita à sa rencontre, les mains tendues, prêtes à griffer:

—Vieux grigou! oh! le sale vieux! Faire un métier comme ça quand on a déjà une patte au cimetière.

Cependant Simone se tamponnait les yeux avec son mouchoir roulé nerveusement en boule, se soulevait de son siège et se dirigeait vers la porte pendant que le placeur grognait:

—Il faut qu'elle vienne de sa province, pour faire des scènes à un vieil honnête homme comme moi. Ma parole! on dirait qu'elle a cinquante mille francs de rentes, cette princesse!

Dans la rue, les deux petites amies filaient le long du trottoir, les bras ballants, la nuque baissée.

Elles gagnaient Montrouge par des ruelles écartées dans la crainte de nouvelles rencontres d'hommes partis à la chasse des petites femmes sous le soleil gaillard de mai.

L'Embaumée, gardée par sa bosse des galanteries masculines, songeait au sort réservé aux accortes petites femelles parisiennes.

Simone rédigeait, tout en marchant, la petite lettre bien affectueuse, bien soumise, qu'elle adresserait à papa Gosselet, dès son retour au logis.

V

Depuis une semaine déjà, Simone restait enfermée en sa chambre, ne voulant pas regagner l'usine de papa Gosselet, raccrochée à l'espoir d'avoir des nouvelles d'André.

Elle attendait le retour de l'Embaumée, partie à la recherche de travail, rêvant, écrivant à l'Aimé des lettres passionnées qui lui rendaient sa solitude plus triste.

Elle lui disait: «Comme c'est mal fait, le chemin de la vie, et dur à gravir.» Et pour ne pas l'attrister elle ajoutait: «Je ne me plains pas, mais je me débats sous des révoltes constantes.»

Elle lui écrivait encore:

«Si seulement c'était toi le Bon Dieu, dis? tu ne ferais pas de pauvres petites qui ont froid, des enfants qui ont faim, des vieux qui se tuent, ni un tas de malheureux qui ont mal de tout… Moi, je ne peux pas comprendre ça!…»

Puis son coeur gonflé s'épanchait en tendresses exquises:

«Oh! comme tout de même c'est là tout: aimer! Ça remplit mes journées, mes longues nuits, comme si mon âme tout le temps t'enveloppait, te caressait… Oh! comme c'est bon!… Dans mes pensées d'amour, je ne t'appelle jamais d'aucun nom; tu es Lui, Lui, le seul, celui que j'attends et que j'attendais depuis longtemps, celui pour qui j'ai dû être créée. Et pour toi, sans cesse exposé au danger, à la mort, je retrouve parfois des bouts de prières ardentes et douces comme en font ces religieuses au milieu desquelles j'étais, pour ce Lui bien-aimé et ineffable, céleste nourriture de leur âme, amant mystique de leur coeur… Prends-moi dans tes bras et embrasse-moi… Je t'aime!»

La petite bossue rentrait au logis le soir, toujours plus lasse, toujours plus attristée de ses courses inutiles à travers les ateliers. Elle disait ses ennuis, ses dégoûts, conseillait à son amie la résignation.

Simone répondait:

—Bast! Tout n'est pas perdu! Je réfléchirai… je verrai… je prendrai une décision demain ou après. D'ailleurs, il nous reste encore de l'argent.

Les têtes penchées sous l'abat-jour rose de la lampe, les petites amies rangeaient les pièces blanches par piles, les doigts emmêlés à la cueillette des gros sous sur le tapis de la table, semblables à deux vieilles avares heureuses de caresser les métaux précieux.

Le petit pécule diminuait vite, malgré l'économie de l'Embaumée qui, plus experte dans l'art de se servir de l'argent, avait été nommée trésorière de la communauté. La faiseuse de sourires avait cependant renoncé à l'une de ses plus coûteuses habitudes de luxe: elle oubliait d'épingler un bouquet de violettes à son corsage quand, le matin, elle descendait six étages, en savates, en camisole, les cheveux tout embrouillés, pour acheter le Petit Quotidien.

Elle était si curieuse, dès l'aube venue, de savoir si l'héroïne du feuilleton: Herminie l'Abandonnée, avait enfin triomphé de ses bourreaux, qu'elle arrivait parfois chez la libraire, bien avant la distribution du journal.

Herminie l'Abandonnée! Quelle jolie fille, pure, aimante, spirituelle, gaie! Elle promenait sa vertu de par le monde, comme une précieuse douzaine d'oeufs. Elle savait arracher sa robe de mousseline des mains du petit vicomte sans y faire le moindre accroc! Elle buvait les poisons des Indiens comme d'autres ingurgitent des saladiers de vin chaud. Les coups de couteau n'égratignaient jamais sa charmante peau. Elle sortait d'une demi-douzaine de cercueils comme on sort d'armoires à double fond.

Son amoureux, le beau sculpteur de la Roche-Cassée, était sublime de générosité bébête, fort comme un Tartarin à doubles muscles, courageux comme d'Artagnan, artiste comme Michel-Ange, tout simplement! Doué de ces belles qualités, il courait le monde, lui aussi, à la recherche d'Herminie l'Abandonnée, mais avait grand soin d'arriver toujours trop tard, en carabinier d'Offenbach.

Herminie l'Abandonnée, feuilleton en six parties, par Oscar de Machin, était d'une cocasserie dangereuse pour les lecteurs atteints d'affections de la rate, ce qui n'empêchait pas l'Embaumée de verser son petit pleur sincère à tous les Oh! et les Ah! qui coûtaient un franc vingt-cinq centimes chaque aux actionnaires du Petit Quotidien.

Tous les matins, l'Embaumée racontait à son amie les malheurs de cette pauvre Herminie. Elle montrait le poing à Fripouillet, le faux policier, injuriait le méchant petit vicomte, appelait à la rescousse le beau Sylvain de la Roche-Cassée, empêtré dans quelque vilaine histoire de fausse-monnaie.

Simone souriait, indulgente, étonnée de voir son amie épouser si chaudement les querelles de personnages invraisemblables. Elle pensait confusément que manoeuvriers et manoeuvrières gaspillent leurs justes haines en maudissant les forts, les mauvais des romans ou des drames de cape et d'épée.

Il ne restait plus qu'un louis dans les caisses de la communauté quand la petite bossue rentra un soir au logis le teint rose, les cheveux défrisés, le corsage fleuri de violettes de Parme.

—Ouf! ça y est! ce que j'ai couru pour t'annoncer la bonne nouvelle!

—Tu m'as tutoyée, enfin!

—Puisque c'est fait, c'est fait. Je n'osais pas. Il me semble que nous serons plus amies qu'avant.

—Bien! Et ta bonne nouvelle?

—Une amie que j'ai rencontrée ce matin m'a conseillé de me présenter chez une couturière de la rue du Havre, madame… un drôle de nom!… madame Freudburg! au numéro 309. J'y vais et demande à la concierge à quel étage se trouve l'atelier de couture. Elle me grogne du fond de la loge: «Sonnez au troisième!»

«Arrivée sur le palier du troisième étage, je vois une grande plaque de cuivre sur une porte. Je m'approche, j'entends des rires derrière. J'ai été étonnée parce qu'on ne rit pas si fort que ça dans les ateliers de couture bien tenus. Enfin, je sonne. On ouvre.

«—Qu'est-ce que vous voulez, mademoiselle?

«—Je suis couturière, madame.

«—Ah! vous êtes couturière.

«C'était la patronne qui était venue m'ouvrir: une grande brune, trente ans, l'air pas trop comme il faut. Elle m'a lorgnée, examinée, puis, souriant:

«—Adressez-vous donc chez Mme Freudburg, en face.

«Comme elle poussait la porte, j'ai entendu:

«—Elle est très bonne pour la vieille, celle-là.

«Une douzaine de rires lui ont répondu dans les pièces voisines de l'antichambre.

«Chez Mme Freudburg où je sonne, c'est la patronne qui me reçoit: une vieille patronne qui, avec ses bandeaux gris et son serre-tête noir, ressemble aux bonnes femmes de ma province. Elle a, dans son visage de Vendredi-Saint, deux petits yeux piqués comme deux clous usés par la marche. Elle me regarde avec ses petits clous:

«—Vous avez sonné à côté?

«—Oui, madame.

«—Qu'avez-vous vu?

«—La patronne qui m'a conseillé…

«—C'est tout? Et vous veniez chez moi?

«—Je venais chez vous.

«—Vous savez qu'il faut travailler, ici?

«J'étais tout étonnée de l'accueil et j'allais m'en aller quand la vieille m'a fait asseoir et m'a donné tout de suite une jupe à ourler.

«Le travail achevé, elle a paru satisfaite et m'a dit:

«—Je vous donnerai trois francs cinquante par jour, cela est-il suffisant?

«—Oui, madame.

«—Et je vous augmenterai samedi prochain, si je suis contente de vous.

«Décidément, elle avait envie de me garder. J'étais joliment heureuse.

«Son atelier n'est pas gai.

«Elle a une vingtaine d'ouvrières, plutôt maladroites qu'habiles, occupées à la confection de toilettes simples en étoffe commune. Jamais d'essayage chez elle. Elle livre des vêtements à une société protestante, je crois. On bâille tout le temps. Les petites apprenties ont l'air d'écolières mises en pénitence.

«Dès que Mme Freudburg fait une remontrance à une des ouvrières, les autres soupirent: «Ah! ce qu'on s'amuse à côté!» Ça la fait taire tout de suite, la pauvre vieille.

«Ah! nous voilà sauvées! nous voilà sauvées! tu pourras attendre le retour de M. Bamberg, mon amie.»

—J'irai chez la bonne couturière, moi aussi.

—Chez celle où l'on rit?

—Non, chez celle où l'on bâille.

La soirée s'acheva en babillages et les deux petites amies burent deux tasses de café noir pour fêter la reprise du travail et aussi le bonheur d'Herminie l'Abandonnée qui venait d'épouser, le matin même, le beau peintre Sylvain de la Roche-Cassée.

Simone, un peu fatiguée, ne put se rendre, dès le lendemain, chez la vieille dame à serre-tête noir. Ce contre-temps lui valut de recevoir, à la première distribution, une lettre adressée à son amie l'Embaumée, mais qu'elle décacheta vite, ayant reconnu l'écriture d'André. Il lui disait:

«Chère Aimée,

«Je t'écris de la vallée du Cotto, une jolie petite vallée située à quelques kilomètres de Kana, la ville où est né Béhanzin (Laisse-moi te dire tu: il m'est si doux de te parler comme au temps où nous devisions sous la bonne garde du petit Amour en plâtre qui a son socle sous les lilas).

«Je ne suis plus dans le parc, si bien ratissé de bon papa Gosselet. De l'autre côté du ruisseau qui nous sépare du camp de sa Majesté s'étagent de formidables batteries, des retranchements, des abris que nous enlèverons à la baïonnette dès que cela pourra être agréable au colonel Dodds qui aime tant sa légion étrangère!

«Nous autres, les légionnaires, nous sommes de toutes les fêtes. Nous nous battons à la diable et de telle sorte que les perfectionnements des armes modernes semblent ne pas devoir être d'une grande utilité en face d'un ennemi tel que nous.

«Les Dahoméens sont bien armés et ne se sauvent pas du tout comme on l'avait fait espérer aux bonnes têtes qui nous fabriquent des lois. La guerre au Dahomey! Bast! une chasse au lapin. Le lapin se défend. Je crois même que c'est lui qui a commencé.

«C'est lui qui a commencé puisque je suis arrivé ici juste à temps pour franchir la frontière dahoméenne, juste à temps, aussi, pour prendre part au combat de Dogba où nous nous sommes tous distingués—y compris les amazones.

«Battues, les troupes de Béhanzin s'étaient retranchées derrière un petit ruisseau, le Zou. C'est la légion étrangère qui, la première, a eu l'honneur d'aborder l'ennemi. Nous avons, je crois, fait plus de la moitié de la besogne puisque les troupes composées d'éléments européens n'ont eu qu'à passer sur le pont que nous avions enlevé de haute lutte. Quelques amis ont été blessés près de moi qui n'ai reçu qu'un joli petit coup de crosse asséné par une amazone.

«Comment sont les amazones? Très jolies, ma petite Parisienne. Sois jalouse! Toutefois je ne crois pas que l'on puisse baptiser: frimousse ce qui leur sert de visage. Elles ont une figure accidentée de creux et de bosses comme leur sacré pays. (Je dis sacré pour te prouver que je suis déjà un très vieux brisquard). Mais elles ont un torse agréablement bosselé puisque je parle bosse. Elles font hou! hou! espérant nous intimider comme de simples petit Chaperon-Rouge. On a beau dire qu'elles se battent en guerriers, elles nous griffent et nous mordent le nez, si bien que quelques épisodes de nos combats ressemblent à des scènes de ménage ouvrier ou tout simplement bourgeois.

«Elles se coiffent de petites capotes qui ne viennent pas de la rue de la Paix, mais qui sont d'un effet très belliqueux sur leurs faces amaigries et bronzées. Ce sont des semblants de petits bonnets de feutre ornés d'oreillettes de poils et de grands yeux jaunes. Tigresses, elles semblent casquées de têtes de chat.

«Mon voisin de bivouac a fait main basse sur le couvre-chef d'une de ses ennemies. Il a rangé ce colifichet tout au fond de son sac, sans doute pour en faire cadeau à quelque Aimée. Il y a un peu de sang au fond de la coiffe et aussi une petite déchirure dans l'étoffe par où a passé la balle d'un fusil Lebel.

«Tu ne trouveras rien de semblable dans ta corbeille de noce, ma chérie. Le rouge, si rouge il y a, sera le rouge tout neuf d'un bout de ruban gagné avec peine. Je ne puis pas me distinguer dans mon entourage de braves gens qui se font tuer le plus simplement du monde. Je compte sur quelque mission particulièrement difficile d'où je reviendrai ton mari ou ne reviendrai pas.

«Pardon, mignonne, de faire pleurer tes grands yeux! Ma lettre était si gaie jusque-là. J'ai peur, vois-tu, peur non de la mort, peur de ne plus pouvoir te redire combien tu es aimée. Mais je me sens protégé par le bon petit dieu de plâtre qui lance des flèches.

«Si je mourais… Je n'achève pas et j'embrasse ton front pieusement, dévotement. J'embrasse aussi notre bonne petite amie l'Embaumée.

«Je t'aime et te reviendrai, mon Aimée! Je t'embrasse, mais de si loin, je t'embrasse chaque soir, en arrivant à l'étape. Si tu savais ce que je donnerais pour un seul baiser; et toi?

«Conserve mon coeur.

«André Bamberg,

de la Légion étrangère.

«P.-S. D'autres amoureux se reposent à côté de moi, de notre marche périlleuse, en écrivant aux jolies filles laissées au pays de France. Ils leur demandent: «M'aimes-tu encore?» Je les plains de tout mon coeur. Ah! s'ils avaient une Simone aimée, comme ils douteraient peu!

«Sois bonne pour papa Gosselet, mon amie, il a raison de défendre son argent… Au revoir. Je t'aime. Veux-tu m'embrasser?

«A toi.

«A. B.»

—M. Bamberg embrasse sa bonne petite amie l'Embaumée, dit Simone à la petite bossue revenue de l'atelier.

L'Embaumée rougit.

—Il t'a écrit?

—Une longue lettre qui m'attriste. Il joue sa vie là-bas. Elles vont l'assassiner dans quelque embuscade.

—Qui, elles?

—Les amazones.

—Oh! il parle des amazones. Je puis voir la lettre?

—Mais certainement.

L'Embaumée lut la lettre à haute voix pendant que Simone rêvait, évoquant la petite vallée où André campait dans la brousse, en l'attente d'un combat où il pouvait être tué.

Elle pensa tout haut:

—Enfin, pourquoi cette guerre?

—Moi, je ne sais pas.

—Il est singulier que nos maris, nos fiancés aillent à la mort sans que nous sachions pourquoi, nous, femmes.

—Ça, c'est de la politique. C'est très difficile à comprendre cette machine-là. Papa disait qu'en France il n'y a pas plus de deux ou trois hommes qui savent pourquoi on se bat quand on déclare une guerre.

Simone dit:

—C'est un peu un héros, mon pauvre aimé. Il accomplit des choses extraordinaires. Et quand je pense qu'il n'avait qu'à me prendre, à m'aimer beaucoup jusqu'au jour de la grande réconciliation avec papa Gosselet…

Enfin sa lettre me rend courageuse. Je serai une bonne petite ouvrière toute simple, toute franche. Les propos des hommes grossiers me feront sourire, à peine, au lieu de m'indigner, comme autrefois. Ce sera ma guerre et je suis bien certaine d'en revenir saine et sauve. D'ailleurs, si les amazones n'étaient pas plus à craindre que les très vieux messieurs et les inspecteurs à plastrons rehaussés d'or, je ne craindrais pas tant pour la vie d'André. Demain nous irons toutes deux chez la vieille où l'on bâille…

—Tu n'iras pas.

—Et pourquoi, mademoiselle?

—La lettre de M. Bamberg m'a fait oublier de te raconter que l'atelier où l'on rit est supprimé. Écoute et tu verras que tu ne peux pas aller travailler rue du Havre. Pour moi, c'est bien différent. Tout le monde sait bien que je suis bossue et que…

—Taratata! tout le monde sait que tu as un brave petit coeur toujours prêt à se dévouer.

—Ce matin, chez la protestante, ma voisine d'atelier me dit à l'oreille: «Vous n'avez pas voulu entrer dans la boîte?—Quelle boîte que je lui fais!—La boîte à côté!»—J'avais l'air si bête qu'elle m'a expliqué pourquoi on s'amuse tant dans ce drôle d'atelier.

Il y a trois couturières établies au n° 309 de la rue du Havre. C'est chez la belle patronne brune qu'on travaille le moins et qu'on gagne le plus. Les ouvrières y touchent des six francs par jour et elles n'ont qu'à croquer des bonbons, à boire des liqueurs très chères avec des messieurs venus pour causer. Elles chantent, elles se font des niches ou dansent autour de deux mannequins en carton supportant une robe bleue et une robe rose, des robes commencées depuis six mois et qui ne seront jamais achevées.

Quand une cliente se présente, les ouvrières sautent sur un bout de chiffon grand comme ça et font mine de coudre. Quand la dame est partie—sans avoir fait de commande—elles envoient tout ballader et rigolent.

A l'heure du déjeuner, la patronne les lâche pour ne pas éveiller les soupçons de la police. Elles descendent par bandes, sans mettre leurs chapeaux et vont flâner devant les étalages des bijoutiers. Elles portent toutes un ruban mauve épingle au corsage: c'est l'insigne de la maison. Naturellement, les jeunes gens qui s'amusent n'hésitent pas à leur offrir à déjeuner. C'est du propre!

—Les parents qui envoient leurs filles dans cet atelier savent ce qui s'y passe?

—Non. Ils n'ont pas le temps de s'occuper de ces choses-là. Ça les étonne quand la gamine, qui gagnait quarante sous par jour avant d'entrer chez cette couturière, arrive à la maison avec des semaines de quarante francs, mais comme ils en profitent, ils ne songent pas à douter de la pauvre petite qui assure «avoir tant travaillé aux heures de veillée.»

Ma voisine achevait de m'expliquer ce qu'était la «boîte», quand on a sonné à la porte.

—Entrez, dit la vieille.

Nous levons toutes la tête, naturellement, et nous voyons un monsieur en redingote, ceint d'une écharpe, accompagné de deux hommes vêtus de sales habits.

L'un de ces deux dit:

—C'est la police!

—Que personne ne sorte, ajoute le commissaire. Les jeunes filles mineures qui sont ici vont être emmenées au dépôt où leurs parents pourront les réclamer…

Au dépôt! Nous ne comprenions pas.

Une petite apprentie, qui a bien douze ans, court se jeter aux pieds du commissaire criant:

«—Ah! Monsieur, laissez-moi partir, laissez-moi partir.»

La patronne qui cousait se lève, toute raide, toute pâle. Les ouvrières ont des crises de nerfs ou marchent à quatre pattes sous les tables, pendant que toutes les apprenties hurlent à l'unisson.

La vieille protestante veut, de ses doigts tremblants, mettre à la porte les hommes de la police. Elle bégaye:

—Vous vous trompez, messieurs, messieurs!

—Madame, des plaintes nombreuses… assure le commissaire.

—Mais, monsieur, il y a d'autres ateliers dans la maison. En face, par exemple!

—En face! Je suis bien ici chez Mme H…?

—Non, monsieur, non, monsieur, dit la patronne, toute joyeuse, vous êtes chez Mme Freudburg, chez moi. Je vais vous montrer mes en-têtes de lettres, mes factures et aussi mes quittances de loyer, si vous voulez.

—Je regrette de vous avoir «dérangée», madame. Confusion… regrettable confusion!

Les policiers partis, Mme Freudburg nous dit, grave comme un curé au prône:

—Vous voyez que rires et chansons vont conduire les pauvres filles en prison. La paix est aux humbles.

—On a arrêté les ouvrières? demanda Simone.

—Non, elles ont filé, prévenues par le concierge. Quand la police a pu pénétrer dans l'atelier, elle n'a trouvé que les robes bleue et rose accrochées aux mannequins.

Maintenant la maison a mauvaise renommée dans le quartier et je ne veux pas que tu viennes avec moi. Je ne veux pas pour ton fiancé…»

VI

Malgré ses recherches, l'Embaumée ne trouvait pas de travail pour
Simone.

Elle résolut, de guerre lasse, de demander conseil à la petite couseuse de jerseys, sa voisine du sixième étage. Les ouvrières n'avaient jamais échangé que des souhaits de politesse au hasard des rencontres dans l'escalier:

—Bonjour, mademoiselle!

—Après vous, mademoiselle!

—Pardon, mademoiselle!

Mais l'Embaumée savait que la petite «sainte-nitouche» serait tout heureuse de bavarder un peu et de lui rendre service.

Son arrivée interrompit le ronronnement de la machine à coudre.

—C'est vous, mademoiselle!

—C'est moi, mademoiselle Berthe.

—Tiens! vous savez mon nom!

—Je l'ai entendu sur le palier.

La conversation s'engagea tout de suite sur les locataires du sixième. Berthe conta, indignée, «toutes les crasses que lui faisaient les commères», puis parla à mi-voix de Jeanne, la fleuriste, pauvre Jeanne qui s'éreintait au travail, abandonnée par l'amant quand elle avait besoin de gros sous. Elle ajouta: «Moi, je la console; je fais ce que je peux, mais elle ne veut rien accepter. Elle mange du fromage et de la salade. En voilà une nourriture pour une femme qui va être mère! Et elle frotte encore son parquet, la pauvre, pour que sa chambre ait l'air gentille, espérant qu'il reviendra peut-être, un soir, après avoir trop bu dans les brasseries du Quartier Latin… Nous ne sommes donc que de pauvres chairs à aimer et à souffrir, nous! Et les autres femmes qui se moquent de la pauvre Jeanne ne devraient-elles pas avoir pitié des malheureux… les gueuses! Ça va mendier des secours, l'hiver. L'été, elles traînent l'espadrille sur le carré, dépenaillées, dépoitraillées, ou boivent du café, assises sur les marches de l'escalier, les mains sur les genoux, bâillant: «Ah! qu'y fait chaud!» Les hommes, saoûls, leur sonnent la tête sur le parquet, le samedi soir, mais je ne les plains pas… Je plains les petits, les petits, hauts comme ça, qui traînent des seaux de charbon dans l'escalier pendant que les mères inventent des sottises sur le compte des gens.»

L'indignation rosait un peu les joues brunes de Mlle Berthe, une petite Parisienne qui avait beaucoup lu et aussi beaucoup vu en ses dix ans de pérégrination à travers les ateliers de couture.

Les cheveux lissés à plat sur le front tout uni, le nez fin, les lèvres fortes, les yeux noirs et veloutés sous des sourcils droits, Mlle Berthe avait cette beauté élégante et un peu mièvre de la Parisienne, d'un charme si attirant, même chez les filles du peuple. Son visage semblait éclairé par une lumière blanche, qui mettait sur lui comme un reflet de tristesse et de douleur.

Née d'une famille de bureaucrate, elle avait appris la couture, parce que ses soeurs qui savaient le piano avaient toutes mal tourné.

A la mort de son père, elle avait été fière de gagner le pain de sa maman, ce qui n'avait pas peu contribué à la rendre victorieuse des tentations que lui offrait tous les jours la vie parisienne. De seize à vingt-deux ans, elle avait pu travailler, sans accident, chez des couturières établies sur les grands boulevards: ce qui donnait une jolie valeur à sa vertu!

En province, le vice est difficile; à Paris, il est si appétissant! C'est une mignonne galette fleurant bon, offert à toutes les filles belles ou laides. Quand elles refusent de la prendre, elles la retrouvent, le soir, dans leur poche, de retour en la chambre si vide, sous la forme d'un billet doux ou de quelque carte de visite.

Mlle Berthe était payée, disait-elle, pour savoir ce que valent les idylles. Les pleurs, la souffrance, la faim, voilà ce que les petites amoureuses vont cueillir, le printemps venu, dans le bois de Meudon, voilà ce qu'elles apportent dans les plis de leurs jupes au lieu des petites fleurs qu'on ne connaît pas, mais qu'on embrasse parce qu'elles n'ont pas été cueillies par des mains de marchande!

Quand on proposait un mariage à Mlle Berthe, elle riait blanc, disait bien haut: «Je suis bien heureuse comme ça, toute seule.» Cependant, Mlle Berthe pleurait souvent, à nuit tombante, parce qu'il y avait des choses tristes autour d'elle et pas d'aimé pour chasser les visions grises qui traînaient comme de l'ouate impalpable sur la cheminée, sur le lit et aussi sur les barreaux de la cage de son pinson qui se taisait. Alors elle se levait, brusquement, ouvrait la fenêtre, allumait la lampe et flûtait un couplet de café-concert. Sa voix, âpre d'abord, s'affermissait peu à peu et elle mettait tant de courage à chasser les mauvais souvenirs que l'oiseau applaudissait d'un hochement de queue. La fatigue aidant, elle oubliait, puis se surprenait, le lendemain, chantant langoureusement des romances de coeur.

Lors d'un accès de fièvre qui l'avait étendue sur le petit lit, le médecin lui avait dit en une intonation brutale:

—Faudra vous marier!

Mlle Berthe se marier! Avec un ouvrier? Elle aimait mieux rester fille.

Elle ne dédaignait pas ceux qui travaillent avec leurs mains, elle, ouvrière. La maternité presque animale de la femme du peuple ne l'effrayait pas. Elle aimait tant les petits! Mais elle ne voulait pas se montrer dans la rue, liée par le bras, à un homme qui porterait un pardessus bosselé dans le dos, parlerait gras, ferait des gestes avec ses doigts noueux. Elle avait créé tant d'élégances qu'elle ne pouvait pas consentir à traîner du ridicule, derrière elle, sur le trottoir.

Devenir la femme d'un petit employé ne la tentait pas davantage. La redingote trop neuve ou trop rapetassée du dimanche affiche tout aussi bien que le pardessus mal coupé.

N'osant espérer la rencontre du Prince Charmant personnifié dans les contes parisiens par l'Anglais riche et bébête, M. Milord,—elle se laissait vieillir sans répondre aux avances des amoureux. Quand ses amies lui disaient malicieusement: «Tu n'aimes donc pas les hommes, Berthe?», elle répondait:

«J'espère aimer, le plus tard possible.»

—Tu feras comme les autres, ma petite.

—C'est bien possible, ripostait-elle doucement résignée, je ne suis pas d'une autre pâte que celles qui se laissent prendre, mais je me garde.

Mlle Berthe se gardait, et si bien, qu'à la suite d'une rencontre, faite un matin, en allant chez le grand couturier Jabson, elle avait résolu de travailler chez elle.

Le jeune homme qui l'avait abordée, ce jour-là, demandant la charité d'un coin de parapluie contre l'averse, avait été si éloquent, si amusant aussi, qu'elle avait craint de prêter l'oreille aux doux propos.

Si Mlle Berthe ne confia pas tous ses petits secrets à sa visiteuse, elle causa du moins, longuement, des habitants du sixième étage, approuvée en ses rancunes par la petite bossue qui lui exposa l'embarras où elle se trouvait.

—C'est une ouvrière cette jeune fille que j'ai rencontrée dans l'escalier!

—Oui, une ouvrière.

—Elle a l'air tout étonnée.

—Elle arrive de province.

—Voyons! en province, on ne s'habille pas comme ça. Il y a quelque chose là-dessous. Enfin, cela ne me regarde pas.

—Il n'y a rien, je vous assure. C'est-à-dire que… je puis bien vous l'avouer—c'est la fille d'un officier. Le père est mort et…

—Comment l'avez-vous connue?

—Oh! vous êtes trop curieuse! dit l'Embaumée, riant aux éclats. Faut-il que je vous montre son acte de naissance, aussi?

Mlle Berthe s'excusa:

—J'ai toujours été un peu… indiscrète. Vous ne m'en voulez pas?

—Mais non.

—C'est entendu. Amenez-moi votre amie, demain matin. Nous irons ensemble demander si Jabson a besoin d'ouvrières. J'ai une ancienne camarade qui est seconde dans l'atelier de Mme Mily, une english, Mme Mily, et drôle… Elle pourra nous aider.

Le lendemain, quand Simone et l'Embaumée heurtèrent à la porte de Mlle
Berthe, elles la trouvèrent en grande toilette.

Sous sa jaquette bleue à larges revers, un plastron de flanelle blanche tout unie formait un triangle lumineux sur la poitrine, évoquant des blancheurs de chair. Un grand chapeau de paille, en auréole, à la miss Helyett, laissait son front à découvert, presque nu, malgré les deux ou trois boucles de cheveux qui semblaient être des points d'interrogation peints sur ivoire à l'encre de Chine. Elle était chaussée de deux noeuds de ruban. Une légère broderie—point d'épine—courait sur le bas de sa jupe en cheviot.

Elle se déclara très heureuse d'obliger Mlle Simone et la félicita d'avoir mis une simple robe à fleurettes. «Inutile de se mettre comme pour aller chez le photographe quand on veut entrer dans un atelier.»

—C'est que je n'en ai pas d'autre, objecta Simonne.

Alors, Mlle Berthe se montra presque honteuse d'avoir arboré son plastron crème. Elle chuchota en guise d'explication:

—J'ai travaillé chez Jabson, autrefois. Je vais retrouver là des amies et je ne veux pas qu'elles me croient dans la débine.

En route, Mlle Berthe fut très gaie. Elle s'amusa des passants, des passantes, conta son histoire, celle d'une douzaine de ses amies et commenta la dernière pièce qu'elle avait vu jouer au théâtre Montparnasse.

Elles traversèrent les Tuileries et arrivèrent devant la maison Jabson.

La maison Jabson, fournisseur attitré des élégances féminines mondaines, boulevardières, théâtrales et sportiques, ne se recommandait pas à l'attention du passant par des dehors somptueux. Des lettres d'or au-dessous de la devanture vitrée, un étalage sobre, des armoiries collées sur un panneau comme un cachet de cire rouge. C'était tout.

Une horloge pneumatique plantée au coin de la terrasse de l'Orangerie marquait huit heures un quart.

—Bon, dit Mlle Berthe, nous avons un quart d'heure d'avance. Nous allons les voir arriver. Jabson emploie plus de quatre cents ouvrières et j'en connais bien cent cinquante. Elles vont déchirer mes gants. «Comment vas-tu! Tutu-tu-tu, tutututu!» Je les connais les bonnes amies, allez! Pas une qui vienne voir si je suis pas en train de claquer sous mon toit.»

Sous les arcades, les jolies filles passaient par groupes, les jupes retroussées haut, hâtant le pas, sans un regard jeté aux vitrines pour ne pas manquer l'heure de la rentrée à l'atelier. Des employés, gagnant leur bureau, suivaient dans le sillage blanc des jupons, le nez planté dans un journal du matin.

Des Anglais coiffés de moitiés d'orange encadraient des rangées de misses très laides ou très belles, bosselant leurs jupes longues de coups de genoux, pour trotter à l'allure de leurs fiancés. Sorties de la cage dorée des grands hôtels voisins, elles pépiaient aigre, secouaient les pans de leurs manteaux comme des ailes, dansaient sur un pied devant l'étalage de quelque english library.

Des mitrons passaient, coiffes de mannes, promenant du blanc, dans cette foule empressée, astiquée, vernie.

—Tenez! voilà une de mes anciennes connaissances, chuchota l'ancienne ouvrière de Jabson… Là-bas, devant les bibelots du marchand de curiosités… le monsieur qui examine une pipe turque. Vous croyez qu'il s'intéresse à la pipe: il a le nez dessus. Vous vous trompez! Il attend Judith, une grande rosse qui en fait tout ce qu'elle veut. Dam! ça ne va pas sans effort, mais elle fiche le camp quand il ne veut pas lui payer de chapeaux, de robes, etc. Lui, vient l'attendre à la porte de l'atelier. Ça dure depuis trois ans. Elle le retrouve toujours devant la pipe turque. Le marchand le connaît bien.

Une petite fille passa, courant tout essoufflée, sa natte lancée sur le dos comme un balancier de pendule. Elle cria sans s'arrêter: «Bonjour, mademoiselle Berthe. Je suis en retard. Gare à l'amende.»

—C'est une apprentie, explique Mlle Berthe. Elle gagne vingt-cinq sous par jour. Elle vient de Belleville tous les matins, et quand elle n'est pas là à huit heures précises, on lui marque cinquante centimes d'amende.

Les ouvrières de Jabson arrivaient par petits groupes, gantées de frais, les jupes collantes, l'en-cas posé précieusement sur le coude, un bouquet piqué à la ceinture. Elles s'arrêtaient sur le seuil de la boutique, jetaient des bonjours du bout des doigts aux amies aperçues, au loin, sur le trottoir, et entraient, tête haute.

—Vous allez compter les embrassades. Le défilé commence.

«Tiens, Berthe!… Comment vas-tu,-Berthe?… Oh! ma petite Berthe… ma gentille Berthe!…» Elles l'embrassaient, caressaient son plastron, tâtaient les revers de sa jaquette, relevaient les ailes de son grand chapeau. «Je te croyais morte… Tu ne reviens pas à l'atelier?… Tu as hérité?… Tu as mis la main dessus…? Qu'est-ce qu'il fait?»… Elles formaient un cercle de plus en plus épais, barraient le trottoir.

Un domestique sortit de la boutique, vêtu d'une livrée bleue à petites soucoupes de métal doré, et cria, rogue:

—Je vais enlever la boîte.

Elles prirent la fuite, s'ébrouant comme une bande de moineaux arrachés aux douceurs du crottin par le passage d'un omnibus.

Toutes les ouvrières de Jabson ont un jeton de cuivre portant un numéro d'ordre qu'elles doivent déposer, le matin, dans une cassette accrochée près de la porte d'entrée. A neuf heures sonnant, le garçon de bureau enlève la boîte et les retardataires payent une amende de vingt-cinq ou de cinquante centimes selon l'importance de leur inexactitude.

—Voilà le défilé achevé, dit Simone.

—Non, les tailleurs pour dames, genre anglais ne sont pas encore arrivés. Puis restent encore les amoureuses.

Les ouvriers tailleurs pénétrèrent à leur tour, un à un, dans la boutique, vêtus de costumes à la mode, lourds, bossus ou dejetés par les postures gehenneuses de leur profession.

—Tenez, voilà enfin les amoureuses. Toujours en retard les amoureuses…

Des couples survenaient, les lèvres rouges des baisers échangés au petit bonheur de la marche, les yeux alanguis, les bras enlacés. Elles voulaient fuir, espérant ne pas «attraper d'amende». Eux, les retenaient un peu et elles n'osaient pas dégager leurs menottes, caressées au cou par les choses qu'ils disaient si près de l'oreille. Elles prenaient les plis de leur jupe d'une main et couraient… Eux les rappelaient d'un mot bref et elles s'arrêtaient, les attendant. Puis, à la porte de l'atelier, ils leur prenaient les mains. «A ce soir!.—A ce soir!»

Ah! les amoureuses! Mlle Berthe les reconnaissait toutes au passage: la petite Antoinette, si blonde, les yeux levés sur la belle barbe brune de son jeune amoureux, secrétaire d'un commissaire de police; Jenny, très pâle et serrant le bras de l'étudiant en médecine qui la regardait tristement; Marthe, grasse et bébête, suspendue au bras de son grand commis de magasin; Mary, l'ancien mannequin, qui avait pris pour amant un bookmaker aussi haut que son pari de courses.

L'année précédente tous ces hommes se cachaient derrière les pilastres, se faisaient éconduire, puis obtenaient le droit d'accompagner, le droit de presser la main, le droit de baiser la joue. Aujourd'hui, ils avaient tout pris et avaient gardé le droit de rompre.

—Bonjour, ma grande Maria!

—Bonjour, Berthe!

Maria était la seconde de Mme Mily. De jolies dents et de jolis yeux,
Mlle Maria, ce qui expliquait un peu son avancement dans les troupes de
Jabson.

—Tu viens me voir?

—Oui, et aussi te demander un service. Tu serais très… très gentille de faire entrer mon amie Simone que voici, dans l'atelier de Mme Mily.

—Tu ne serais pas venue sans ça?

—Mais si… mais si… je t'assure.

—Nous allons demander ça au père Planty, l'inspecteur.

Le père Planty, inspecteur de la maison Jabson, ancien clergyman, voulut bien, sur la recommandation de la seconde, Mlle Maria, inscrire Simone sur le grand livre du personnel et lui confier un jeton portant le numéro 445.

Il ne manqua pas de faire un petit speech sur la bonne tenue qu'il exigeait de ses ouvrières et annonça que les habiles couturières gagnaient jusqu'à cinq francs par jour, chez Jabson: «Iounique maison, mademoiselle, Iounique maison!»

VII

N° 445! Mlle Gosselet, fille du grand fabricant de poupées, n'était plus dans la maison Jabson qu'une unité ouvrière, une machine à plisser, ourler, broder.

A son arrivée dans l'atelier de Mme Mily, la seconde, Maria, la fit asseoir près d'une «première», un ténor de la couture, une belle fille blonde, habile à étager des dentelles en coquilles sur les devants de corsage, à étaler des revers de satin, à échafauder des manches à «gigots».

—Vous voudrez bien surveiller votre nouvelle «associée», mademoiselle
Léonie.

Mlle Léonie approuva d'un mouvement de tête qui éparpilla ses frisons sur son nez. Elle continua à draper un corsage de surah sur le mannequin debout devant elle. Des épingles entre les lèvres, elle tiraillait l'étoffe de ses doigts fins, les sourcils froncés, les joues rouges.

Mme Mily cria de sa place:

—Ça ne va pas, ma petite Nini?

—Madame, je n'ai pas assez d'étoffe.

—Comment! pas assez d'étoffe! La manutention vous a livré tout ce qu'il fallait!

Des rires s'élevèrent d'un coin de l'atelier et Mlle Léonie dit, rageuse:

—Celles qui rient ne sont pas capables de le draper.

Mme Mily, conciliante:

—Vous avez raison, ma petite Nini. Mais qu'est-ce qu'il a donc votre corsage?

—Le surah a dû se retirer.

—C'est bien possible, mon enfant, bien possible! Enfin, essayez de nouveau.

La «première main» réussit enfin à rassembler les sous-bras, à grand renfort d'épingles. Elle s'essuya le front, triomphante, dit tout bas à sa voisine:

—Tu sais! Ton Charles peut se fouiller s'il compte porter des cravates taillées dans l'étoffe que j'emploierai. S'il n'y avait pas de doublure solide sous le surah, ce que ça craquerait!

Mme Mily, une vieille Anglaise qui gagnait cinq cents francs par mois à tracasser les quarante ouvrières qui travaillaient sous ses ordres, vint examiner le corsage.

—Très bien! ma petite Nini. Jo Palmer en sera contente. Votre vêtement a le chic anglais et la grâce parisienne. Elle vous estime beaucoup, Jo Palmer, mon enfant. Moi aussi, je vous estime beaucoup. A propos, venez donc me voir dimanche, à Asnières, je vous ferai retoucher ma jaquette. Oh! un simple point!

Puis, se tournant vers Simone:

—Tiens! je n'avais pas vu cette petite. C'est votre associée, Léonie?

—Oui, madame.

—Quel est votre prénom, mademoiselle?

—Simone.

—Simone! Oh! impossible! impossible!

—Mais, madame.

—Nous avons déjà deux Simone ici! Deux c'est beaucoup… trois ce serait trop! On ne s'y reconnaît plus, ma parole! Vous vous appellerez…

La main posée à plat sur le front, Mme Mily chercha dans ses souvenirs littéraires le nom de quelque héroïne particulièrement aimée. Elle essaya des prénoms à voix basse: «Amanda… Yolande… Gertrude…»

Simone qui, d'abord, avait cru à une plaisanterie, attendait, angoissée, la décision de la vieille Anglaise, rougissant sous tous les regards fixés sur elle. Brusquement, Mme Mily dit, s'applaudissant en une sonnaille de ses bagues heurtées:

—On vous nommera Magdeleine… avec un g.

Simone détourna la tête pour dissimuler les larmes qui allaient tomber de ses paupières alourdies. Ce voyant, Léonie la caressa d'un regard très doux de ses yeux teintés gris, et chuchota:

—Soyez courageuse, mademoiselle. Nos camarades se moquent si facilement. Cette vieille folle de Mme Mily a la manie de baptiser presque toutes ses ouvrières. Vous resterez Simone, pour moi et aussi pour d'autres qui ont bon coeur.

La matinée s'écoula d'abord monotone, en un demi-silence fait de chuchotements, de réprimandes lancées par la première, de glissement de pas des petites apprenties envoyées en course à travers les ateliers.

Simone travaillait vite, sans lever les yeux sur les yeux qui lorgnaient son costume, son visage, ses mains. De temps à autre, Mlle Léonie murmurait:

—Dépêchons! Jo Palmer doit venir ce soir. Elle est capable de casser son éventail sur le «genou» du père Jabson, si son corsage n'est pas prêt à l'essayage.

Quatre ou cinq machines à coudre unissaient leur bourdon en un ronflement assourdissant qui obligeait les ouvrières à rapprocher leurs tabourets pour causer de leurs affaires de coeur.

Mlle Mily s'irritait de ces confidences:

—Ah ça, voyons! vous n'êtes pas venues ici pour faire la causette. M.
Planty se plaindra certainement du travail de l'atelier, cette semaine!
Nous avons déjà quatre corsages à recommencer! On ne peut pas songer à
tout en même temps. Laissez vos amoureux tranquilles, que diable!
D'ailleurs, ce qu'ils se fichent de vous!

Par les fenêtres ouvertes sur une cour intérieure, une lumière grise pénétrait dans l'atelier, blêmissant les visages. Les poudres de toilette se roulaient en granules sur les dermes desséchés par la température lourde. Des débris de ouate s'accrochaient aux cheveux lâchés par des peignes d'écaille. L'odeur fade des chairs assemblées en tas montait aux narines. Les fronts se penchaient sur l'étoffe, alourdis par la migraine.

Se voyant devenir laides, les ouvrières de Mme Mily tirèrent de leurs tiroirs des boîtes minuscules, des flacons à facettes, des bâtons de cosmétiques chemisés d'argent. Des odeurs de parfums à base de musc envahirent la petite salle, mêlées aux relents d'eau de mélisse que buvaient de pauvres filles griffant leurs corsages pour calmer leurs douleurs d'estomac.

Les plus souffrantes quittaient vite leur tabouret, se dressaient, le buste penché en arrière, les mains posées sur les hanches, et marchaient à grands pas dans l'atelier, suivies dans leur aller par les yeux émus, des gamines qui ne s'expliquaient pas ces douleurs subites.

Mme Mily grommela:

«Elles sont toutes malades, toutes. Elles boivent tellement de vinaigre pour s'amincir la taille!»

De l'atelier voisin, séparé de l'atelier de Mme Mily, par une cloison, une apprentie vint donner l'alarme:

—L'inspecteur! Planty!

Ce fut un heurt de petits bancs, un froissement d'étoffes, un cliquètement de machines à coudre.

Quand M. Planty fit son entrée, solennel, encerclé dans sa redingote raide comme une armure, Mme Mily avait fait disparaître le volume d'Anna Radcliffe qu'elle lisait, ouvert sur sa table à ouvrage; Mlle Maria, la seconde, avait glissé dans sa poche les jarretières rose et crème qu'elle enjolivait de bouffettes en satin. Les ouvrières travaillaient en petites filles bien sages, leurs cheveux effleurant l'étoffe. Les apprenties balbutiaient des boutonnières sur des bouts de chiffon, mordant leurs lèvres à pleine dent pour ne pas rire.

M. Planty traversa l'atelier, souriant en homme que satisfont les apparences.

Midi sonna.

Le grand couturier Jabson mettait à la disposition de ses ouvrières un réfectoire où elles pouvaient cuire leurs aliments, mais les petites couturières préféraient manger au restaurant. Elles ne voulaient pas s'embarrasser, au départ, du petit panier révélateur qui ameute derrière les trottins, dans la rue, et les chiens et les hommes, les bêtes à quatre pattes suivant, attirées par l'odeur du beefsteack, les hommes, emboîtant le pas, alléchés par la bonne petite chair fraîche lâchée en liberté sur le trottoir.

Simone suivit Mlle Léonie dans l'arrière-boutique d'un marchand de vins où elles prirent place sur une banquette de cuir rouge avachie, devant la table de marbre occupée déjà par deux employés d'une banque voisine. Sous les yeux ruminant d'un grand jeune homme bien peigné qui semblait s'intéresser au jeu de sa fourchette, la fille de M. Gosselet mangea une demi-portion de ragoût arrosé d'un demi-setier de vin.

Dans la salle basse tout enfumée par les cigares des hommes qui prolongeaient leur sieste pour «embêter» les ouvrières de Jabson, les couturières étaient rangées, en file, le long des murs. Les clients arrivés avant midi avaient eu soin de s'emparer des chaises, laissant libre la banquette pour se procurer un vis-à-vis, pour se donner l'illusion d'un tête-à-tête, au dessert.

Le palais chatouillé par les picotements du petit verre de marc, les yeux clignotants, le ventre lourd de mangeaille, ils bégayaient des plaisanteries, essayaient des attitudes de pacha bon garçon, souriaient, léchaient leurs babines engluées d'alcool. Ils feignaient de ne pas entendre les rires lâchés comme des feux de peloton au signal donné par quelque intrépide vieille fille aguerrie dans cette lutte perpétuelle du mâle contre la femelle. Ils s'attardaient en leurs rêves, puis, la montre consultée, hélaient le garçon, laissant deux sous sur l'ardoise où figurait l'addition recommandant de «garder la place, la bonne place» pour le lendemain.

Ils s'en allaient, un à un, sans hâte, comme à regret, se retournaient sur le seuil de la porte, pour sourire à la jolie fille désirée dans la tiédeur calme de la digestion, dans l'Olympe à nuées grises machiné par les spirales de la fumée.

Le monsieur bien peigné resta seul, la nuque posée sur le dossier de sa chaise, les yeux fixés sur Simone en une insistance provocante.

La fille de M. Gosselet, le geste embarrassé, le regard levé vers le plafond, puis baissé sur son assiette, supporta d'abord assez vaillamment l'inspection de l'inconnu.

Mlle Léonie lui expliquait quelle était la clientèle de Jabson, et elle feignait d'écouter. Soudain, un sang chaud lui colora les joues, elle jeta sa serviette sur la banquette, repoussa son assiette et fixa l'homme d'un air de défi.

Le monsieur bien peigné murmura très calme, sans changer de position:

—Pas mal!

—Monsieur, je ne vous connais pas, mais vous me semblez être fort mal élevé.

—Vous ne me connaissez pas: c'est ce que je regrette. Je serais trop heureux si vous me connaissiez.

—Monsieur, vous voulez m'obliger à abandonner la place.

Les causeries, les papotages des ouvrières avaient cessé. Toutes écoutaient, amusées, jouissant, le poing sous le menton, le coude sur la table, de cette querelle où leur cause était en jeu.

—Je suis désolé, mademoiselle, mais vous oubliez que nous sommes au restaurant… dans un lieu public.

—C'est-à-dire, monsieur, que vous vous permettez en public ce que vous ne vous permettriez pas chez mon père, par exemple.

—Votre père est un bien heureux père, de posséder une aussi jolie fille… mais je ne puis cependant pas fermer les yeux pour ne point voir.

—Monsieur, vous êtes insolent!

—Voyons! des injures, parce que je vous trouve belle! C'est exagéré.

—Il est grossier de regarder une jeune fille avec tant de persistance, tant de fatuité, et… je regrette que mon fiancé ne soit pas là pour vous corriger comme vous le méritez.

—Ah! vous m'en direz tant. Dam! si la place est prise… vous avez beau mérite à vous gendarmer.

—Prise ou non, monsieur, il est lâche de ne pas respecter une femme seule.

—Continuez! vous oubliez que nous sommes au restaurant…

—Je ne l'oublie pas, monsieur, et je vous prie de considérer que je ne fais pas partie du menu.

Sa houppe de cheveux dressée comme une crête, les doigts tendus, Simone évoquait assez exactement l'image d'un petit coq de combat prêt à s'élancer.

Son adversaire, toujours calme, toujours souriant en homme habitué à ces escarmouches, continua:

—J'ai toujours pensé que la colère rendait les femmes plus désirables.

La fille de M. Gosselet haussa les épaules, méprisante, et pria Mlle Léonie de demander l'addition. Mais la «première main» voulut prendre la défense de son associée. Elle regarda le monsieur bien peigné et dit d'une petite voix calme:

—Monsieur, nous pensons toutes ce que mademoiselle vient de vous dire et nous mettrons le patron de l'établissement en demeure de choisir entre…

—Je vous gêne aussi, mademoiselle?

—Moi! non. Vous me dégoûtez, tout simplement. Vous avez une trop jolie raie sur le crâne. Vos faux-cols sont trop hauts. Votre moustache a toujours l'air de vouloir éborgner les gens. Un caporal en retraite! Un si joli garçon, vous êtes dangereux… très dangereux. On voit que les femmes vous ont gâté. Eh bien! malgré tous ces avantages, vous me dégoûtez…

Le monsieur bien peigné ne souriait plus que pour faire bonne contenance. Il voulut répondre, mais les quolibets couvrirent sa voix:

—Oh! le beau garçon!

—On en mangerait!

—C'est Rodolphe des Mystères de Paris!

—Oh! qu'il est bath!

—Il a peut-être besoin d'argent, le pauvre!

Il se leva, renonçant à tenir tête à la tempête des langues déchaînées. Comme il arrivait près de la porte, une ouvrière de Ménilmontant lui cria, la bouche tordue:

—Eh! va donc, purotin, on t'en fichera des gerces!

Les ouvrières la félicitant, Simone dit:

—Je ne vois pas pourquoi les ouvrières n'exigeraient pas le respect qui leur est dû.

Elles se regardèrent un peu étonnées de la façon dont la nouvelle venue avait prononcé le mot respect, et mademoiselle Léonie répondit, soulignant ces paroles d'un geste las:

—On prend la mouche, une fois… deux fois… puis on se fatigue. Mais vous n'avez donc jamais travaillé dans un atelier, mademoiselle?

—J'aidais maman qui était couturière, répondit Simone embarrassée.

A l'atelier, la soirée s'écoula calme. Sous les becs de gaz allumés dès quatre heures, les ouvrières de Jobson travaillaient, la nuque brûlée par les petites flammes papillotant au-dessus de leurs casques de cheveux à reflets métalliques comme des insectes ailés prêts à se poser sur des fleurs pâles,—des fleurs de serre. Les corsages dégrafés bâillaient, laissant voir des blancheurs de chemisette. Dans l'ombre, les yeux se cerclaient de violet.

Malgré la lassitude, malgré la migraine, les petites couturières souriaient. Elles souriaient, songeant à la délivrance prochaine, aux amoureux qui les attendraient à la sortie de l'atelier et baiseraient leurs souffrances, leurs labeurs, sur leur bouche, blanche.

Une fillette descendue des salons d'essayage vint annoncer, essoufflée:

—Jo Palmer! venez vite!

Mme Mily qui sommeillait, Mlle Maria qui essayait ses jarretières rose et crème, Léonie qui achevait de poser un américain—un tampon d'ouate sous les entournures du corsage de surah,—se levèrent brusquement.

—Venez avec nous, mademoiselle Simone, dit Léonie. Jo Palmer est toujours heureuse d'avoir beaucoup de monde à ses essayages. L'habitude du public, sans doute.

Dans le grand salon meublé de psychés et de sièges bas, Jo Palmer causait avec le grand couturier Jabson.

Jo Palmer, à la ville, portait des gants laissant le poignet à nu, des corsages à col haut, des jupes très étoffées.

Ce n'était plus la Jo Palmer des affiches, la Jo Palmer à tignasse rousse, à pattes noires, à corsage vert échancré en V. Jo Palmer s'habillait de façon discrète, mais bourrait les doublures de ses vêtements de sachets de musc, d'héliotrope, bien capables de tenir ses admirateurs à distance respectueuse.

Debout, devant le couturier, elle babillait:

—Je ne suis pas contente, mais pas… pas… J'ai des robes de ville affreuses… Ah! dites donc, je veux apprendre à monter à cheval. Il me faut une amazone. Je porterai bien une amazone: j'ai la taille fine et la selle large! Hein! n'est-ce pas que j'ai la selle large? Vous êtes mon couturier, Jabson, vous devez savoir ça.

Avisant le cheval de bois qui servait aux essayages des costumes de cheval, Jo Palmer sauta en croupe de la bête, lui caressant l'encolure de petits tapotements de main.

Jabson applaudit:

—Toujours adorable, mademoiselle.

—Monsieur Jabson, vous avez l'adoration compromettante. Vous êtes trop gros, trop chauve, trop english avec votre ceinture noire étalée sur le plastron de votre chemise. Vôs ne trôvez pas, vôs! Mais voilà ces dames venues pour l'essayage.

Ces «dames» attendaient depuis dix minutes et ne s'étonnaient point trop, habituées aux excentricités de Jo Palmer. Simone dissimulait son trouble, prévoyant quelque nouvelle injure dont souffrirait son orgueil de femme.

Mme Mily et Maria souriaient. Léonie tenait le corsage tendu au bout de ses deux poings. Deux employées à livrée noire et à col blanc portaient des sébiles remplies d'épingles.

Jo Palmer s'approcha d'une psyché, examina son visage, longuement, puis enleva sa jaquette avec l'aide de Jabson.

Mme Mily, Maria, Léonie et Simone l'entouraient cérémonieusement, attendant ses ordres.

Jo, les yeux toujours fixés sur la glace, dit, faisant la moue:

—Encore un nouveau visage: je n'aime pas ça. Vous entendez, Jabson, je n'aime pas les nouvelles têtes. Comment vous nomme-t-on, petite?

La fille de M. Gosselet hésita, puis répondit:

—Simone! madame.

—Mais non! Mais non… vous vous nommez Magdeleine… avec un g.

—Allons bon! dit Jo. Voilà encore un tour de cette vieille folle de Mme Mily… Voyons, madame Mily, mademoiselle sait mieux que vous à quoi s'en tenir sur ce sujet.

La vieille Anglaise riposta, triomphante:

—Mais non, madame, c'est moi qui l'ai baptisée.

—Comment! vous l'avez baptisée?

—Madame, j'avais déjà deux Simone dans mon atelier, alors…

—Bien! Bien! Quand il vous viendra la fantaisie de faire teindre vos ouvrières, je vous demanderai d'assister à l'opération.

S'apercevant de la confusion de Simone, Jo Palmer, qui était bonne, voulut bien lui tendre la main:

—Il faut pardonner à cette vieille folle de Mme Mily, mademoiselle. Je regrette d'avoir renouvelé l'ennui qu'a dû causer ce singulier baptême.

Puis la divette se tourna vers l'Anglaise:

—J'ai été ouvrière, moi, madame Mily. Je vous jure que vous n'auriez pas touché à une syllabe de mon prénom, si vous aviez eu le moindre souci de votre perruque.

Mme Mily fit un mouvement de recul pendant que Jabson applaudissait:

—Toujours charmante!

—Ceci dit, j'attends qu'on m'essaye ce fameux corsage.

Comme l'Anglaise se précipitait, espérant rentrer dans les bonnes grâces de la chanteuse, Jo Palmer lui dit, en une torsion de cou souverainement dédaigneuse:

—Ne me touchez pas!

Et avec des gestes solennels de grand-prêtre, le couturier à la mode ajusta le corsage de Jo Palmer, l'annota, le corrigea, jusqu'à ce qu'il allât «comme un gant».

La chanteuse continuait de rire, de plaisanter pendant cette opération exécutée au milieu d'un silence religieux. Elle disait à Jabson qu'il avait la main si légère, si délicate, le toucher si habile et si savant, que c'était un plaisir dont il n'avait pas idée que de se faire manipuler par lui.

Il sourit et répondit, avec une de ces belles révérences dont il avait la spécialité:

—Oh! mademoiselle… J'opère comme un médecin…

—Jabson, couturier-médecin! Quel titre à prendre, mon cher! Et quelle réclame à faire là-dessus!…

Jo Palmer parlait, parlait, tandis que Jabson, toujours très grave, achevait son travail d'auscultation et d'ajustage en faisant courir comme sur un clavier ses grands doigts minces et polis, le long de la taille de la chanteuse.

Trop fatiguée pour gagner sa chambre à pied, Simone, à la sortie de l'atelier, longea la rue de Rivoli jusqu'au Châtelet, et attendit le tramway de Montrouge.

Elle monta dans une voiture où des fillettes sommeillaient, exsangues et frêles, la tête posée sur une épaule amie. L'usine, l'atelier les avaient façonnées, peu à peu, en cadavres, les avaient préparées, de jour en jour, pour la terre grasse des cimetières de banlieue.

Malgré la lassitude de leur chair, elles levaient vers le visage de l'homme aimé leurs yeux souriants, doux dans l'ombre des paupières meurtries. Elles semblaient avoir hâte d'user leur machine humaine pour arriver vite au repos.

Ses doigts effleurant dans sa poche le jeton de cuivre qu'on lui avait délivré chez Jabson, Simone songea qu'elle avait pris place dans le grand régiment des pauvres, des humbles et des sacrifiées.

Elle ferma les yeux pour ne plus songer qu'à son fiancé qui la sauverait des humiliations et des besognes mangeuses de vie.

VIII

«Mon aimée,

«Je t'écris d'Abomey, sous une hutte que nous venons de transformer en Grand Café Carnot, au milieu de spahis hurleurs affublés de jupons; et de «légions étrangères» empêtrés dans de grands voiles blancs abandonnés par les féticheurs dahoméens. Les palais de Béhanzin flambent, les bouteilles de champagne pétaradent.

«Sous une cabane de pissé, trois femmes du roi dépossédé, effrayées de nos chants et de nos airs, baisent les amulettes protectrices pendues à leur cou, sous la garde d'une demi-douzaine de marsouins.

«Notre allié, le roi Toffa à qui on vient de donner le fameux trône du roi Béhanzin, un simple fauteuil doré,—fait des gambades derrière les officiers du colonel Dodds. Les noirs embrassent leurs frères blancs.

«Dans toute cette joie, une petite déception. Nous n'avons pu découvrir le trésor du fils de Glé-Glé.

«J'ai pris part aux fouilles faites dans les caves du palais, à la lueur des torches, sous la conduite d'un lieutenant qui se montrait fort sceptique touchant l'existence des fameux millions économisés, pour les besoins de la guerre, par les prédécesseurs de Béhanzin. Entouré d'Allemands et d'agents européens, âpres à la curée, le roi a dû, disait-il, convertir lingots et pièces monnayées en superbes marchandises de pacotille.

«Comme nous allions à la recherche des mystérieuses cachettes, j'observai mes compagnons sondant à coups de crosses les parois du souterrain.

«Pâles et maigres, le visage sali de barbes en mousses, les yeux luisants, ils ressemblaient à des aventuriers en quête de butin. Je ne reconnaissais plus mes braves camarades enlevant le pont sur le Zou en une ruée de leurs corps grandis sous les balles, en une course à la mort derrière le lambeau d'étoffe, drapeau de France.

«Ils grimaçaient déjà de dépit quand un sous-officier heurta une porte du bout de son fusil. Sous les coups de hache, le bois se fendilla, puis s'effrita en escarbilles, laissant voir un retrait où s'étaient réfugiées trois dahoméennes. Elles nous suppliaient, accroupies. Le sous-officier dit:

«—Ce n'est que des femmes!

«—En tout cas, ce n'est pas le trésor, ajouta le lieutenant.
Emmenez-les et que personne n'y touche.

«Il y eut un «oh!» de protestation générale.

«—Ici, ici… j'ai trouvé, cria un spahis.

«Sous sa botte le sol résonnait comme un tam-tam. Les pioches crevassèrent la terre battue et mirent bientôt à jour une excavation encombrée d'une demi-douzaine de caisses. Enfin! c'était le trésor!

«Enfoncées presque toutes en même temps, les cassettes royales nous livrèrent une riche collection de parapluies, ombrelles, en-cas, de toutes les couleurs et toutes les dimensions. Il y avait là des parapluies de forain rutilants, larges comme des tentes, et aussi nombre d'auréoles de soie gorge de pigeon, qui préservent le teint des Européennes du soleil d'août.

«Un ex-titi du théâtre Montparnasse grasseya:

«—Ben! ou'squ'est le riflard de l'escouade?

«Un accès de rire calma un peu la fièvre de l'or, puis les recherches continuèrent amenant la découverte de bouteilles de Champagne que l'on décoiffa un brin, de pagnes bariolés, de rouleaux de cotonnades, de glaces de poche à étui en zinc, de peignes et de… strapontins.

«Le titi se roula sur le sol, criant:

«—Je me tords! je me tords! C'est donc ça qu'on trouvait pus de nuages, de volapuks, de sous-lieutenants, de l'Observatoire à Ménilmontant. C'est le petit Becenzine qu'avait refait tout ça pour ses tripotées de femmes. Gros malin, va!

«En une large galerie servant de remises royales étaient rangés quatre affreux carrosses achetés à quelque roi en déconfiture.

«—Allons, bon, dit le faubourien, les guimbardes du sacre, maintenant!

«Des ornements dorés se dressaient en arabesques aux quatre angles des caisses peintes bleu de Prusse portant des armes que le Parisien traduisit de la sorte: «Gueules de caïman sur champ d'ébène avec poires semées à droite, à gauche, sous la couronne de la gracieuse quouine Victoria, surmontées de licornes qu'ont des chaînes au ventre! Quel blason, mon Empereur!»

«Les perquisitions achevées, mes camarades emportèrent les caisses de Champagne devant les huttes où ils boivent maintenant, criant à tue-tête les scies de régiment.

«Le peu de vin que j'ai pris m'a presque grisé, mignonne, et je t'écris des choses gaies, d'une façon un peu décousue. Puis je souffre un peu de ma blessure. Oui, je suis blessé! Si peu! Une éraflure des chairs, à l'épaule. Mais je ne suis pas atteint assez grièvement pour obtenir le bout de ruban que je voulais.

«Je n'ai pas l'air vainqueur, moi! Je dois ressembler aux pauvres femmes que gardent les marsouins. J'ai, je crois, un peu de fièvre… Je t'embrasse, mon aimée, je t'embrasse, et mets vite ma lettre sous enveloppe de peur, oui…

«Je t'embrasse. A toi… toujours!

André Bamberg,

de la Légion étrangère.

* * * * *

«J'ai eu beaucoup de fièvre, mais cela va mieux. Le bras gauche maintenu par une écharpe, je t'écris difficilement, en invalide. La convalescence maquille de blanc, peu à peu, ma peau autrefois brune et les paupières pèsent moins sur mes pauvres yeux encore brouillés des terribles visions du cauchemar. Je te voyais, costumée de flanelle blanche, luttant contre les amazones. Elles t'entraînaient dans la brousse. Tu m'appelais et je ne pouvais rien. Oh! l'horrible chose! Tes cris! Tes yeux qui me reprochaient ma lâcheté. Cela me tuait, me tuait! J'ai prononcé ton nom, paraît-il, dans la nuit de ma pauvre cervelle détraquée et le major m'a soigné en excellent homme qui ne veut pas de larmes sur les joues d'une petite amoureuse… Il vient près de mon lit et m'ordonne de ne plus écrire: j'obéis. A demain. J'ai retrouvé dans ma poche la lettre que je t'écrivais, il y a huit jours, après la prise d'Abomey. Je t'enverrai tous mes griffonnages en même temps.

André.

* * * * *

«Le major a demandé et obtenu mon retour en France. Je suis heureux! Mon capitaine qui m'a rendu visite à l'ambulance m'a assuré que je m'étais distingué pendant la campagne. Le colonel, a-t-il dit, a demandé quelque chose pour moi.

«Je n'ai pas fait davantage que la plupart de mes camarades. Si je suis un des rares blessés de la Légion étrangère, c'est que les autres sont morts d'estafilades plus graves que la mienne.

«J'ai reçu une des dernières balles tirées par les Dahoméens, une de ces balles que l'on nomme «balles perdues» précisément parce qu'elles atteignent toujours quelque pauvre diable.

«Je te reviens, mignonne, plus aimant qu'à mon départ de France, ou plutôt sachant mieux combien tu mérites d'être aimée. Ne crains rien pour ma santé. J'arriverai à Paris encore hâlé, mais guéri.—«Et la fièvre, et la vilaine fièvre,» diras-tu! Bast, la fièvre ne m'effraye plus. J'ai une autre fièvre en moi—la fièvre de te revoir,—qui va l'expulser tambours battants.

«Tous mes souhaits pour la bonne petite l'Embaumée qui te remettra cette lettre.

«Que faire pour te gagner, mon aimée! J'ai un tas de projets en tête qui me semblent facilement réalisables. Amoureux et convalescent, j'espère.

«Bientôt à toi, mon aimée.

André Bamberg.

* * * * *

Cette lettre arriva au moment où Simone inquiète et cédant aux instances de la petite bossue, allait consulter une tireuse de cartes sur le sort de son fiancé. L'Embaumée, superstitieuse, interprétait les songes de Mlle Gosselet avec une assurance qui en imposait à la pauvre amoureuse. Elle disait:

—Tu rêves de dents, c'est mauvais signe, très mauvais signe! Et puis ces chevaux noirs qui mordent ces chevaux blancs… on voit bien ce que ça signifie. A ta place, je ne serais pas rassurée.

Simone, d'abord sceptique, commençait à prêter l'oreille aux propos de son amie qui lui vantait le savoir d'une ex-cuisinière experte en l'art d'éplucher la destinée des pauvres humains.

—Tu verras! C'est amusant chez elle! Elle habite, près de quais, un grand appartement toujours encombré de vieux messieurs qui ne veulent pas mourir; de bonnes qui espèrent gagner le gros lot à la loterie, de dames très chic.. qui attendent la venue de celui qui paiera le terme. J'y accompagnai un jour la Grande Bobêche. La Grande Bobêche venait lui demander si son amoureux était toujours fidèle. Pour quarante sous, nous avons eu le petit jeu. La sorcière a battu les cartes et a prédit à mon amie qu'une reine blonde lui mangerait le coeur. Manger le coeur, c'est une façon de parler! Pour cent sous, la vieille nous aurait préparé le grand jeu et nous aurions pu savoir si Adolphe épouserait la reine blonde. Malheureusement, la Grande Bobêche n'avait pas assez d'argent. Alors, la sorcière lui a dit: «Il y a un moyen plus sûr de savoir si vous êtes toujours aimée, mais il me faudrait un objet ayant appartenu à la personne: un mouchoir sale, par exemple!»

—Pourquoi sale?

—Dam! je ne sais pas. Peut-être pour y lire l'avenir comme dans un livre.

Cette interprétation des événements futurs d'après les données fournies par un linge sale avait provoqué un rire fou chez Mlle Gosselet, au grand scandale de la petite bossue:

—Je ne vois pas ce qui peut te faire rire. Je t'assure qu'il n'est pas bien portant. Je le devine. D'ailleurs, tu ne l'aimes pas assez.

—Comment, je ne l'aime pas assez!

Ce fut une querelle, puis une brouille de dix minutes suivie d'une réconciliation.

André revenait en France. Il guérirait vite, retrouvant l'aimée prête à se donner comme au jour où ils avaient préparé leur fuite.

Simone pensa, une roseur aux joues, que papa Gosselet ne pourrait, cette fois, retarder l'offrande de tout son corps à celui qu'elle avait choisi pour époux.

L'Embaumée triompha à la lecture de la lettre:

—J'avais raison, tu le vois bien! Rêver de dents c'est signe de maladie grave ou de mort.

* * * * *

Simone répondit aussitôt à André:

«Mon cher aimé, qui a bobo sans que je puisse le soigner comme on soigne un tout petit que l'on adore!… C'est drôle, mais je t'aime d'une tendresse si infinie, si profondément douce quand je te sens avoir mal, que tu ne me sembles plus du tout un grand, mais un tout petit que je pourrais tenir en mes bras pour le bercer, en le couvrant et l'enveloppant d'un amour fou…

«Pauvre mignon qui as bobo!

«Pense que je t'aime de toute mon âme! J'adore tout ce qui est de toi, je cherche dans la figure des mots que tu m'écris ce que tu as pensé…

«Oh oui, je serai à toi pour toujours! Tu as emporté mon âme, mon coeur…

«Si je t'avais ici, quels bons et beaux dodos je te ferais faire! Je serais ta petite maman… Comme je te soignerais!

«Je t'embrasse, les deux bras autour du cou, très doucement, très fort, très tendrement.

«Tu vas bientôt m'envoyer mon baiser du soir; je le sens presque d'avance; quand je le sentirai en moi, je rêverai du paradis,—de toi!

«N'oublie jamais de m'envoyer le baiser promis, envoies-en même beaucoup, beaucoup, je les sens tous, ils ne se perdent jamais en route…

«Moi je t'envoie aussi un baiser, un de ces longs baisers qui me font des airs de petite morte, à force que c'est bon!…»

* * * * *

Quinze jours s'écoulèrent dans la monotonie des mêmes occupations, des mêmes pensers. Les deux amies, au retour de l'atelier, se racontaient les menus faits de leur journée et cousaient les robes neuves qu'elles mettraient le jour où elles iraient l'attendre à la gare de Lyon. Elles disaient lui simplement.

L'Embaumée changerait l'andrinople de sa chambre pour lui faire fête. Simone achèterait une grande bergère, parce que ses petites chaises de velours rouge à bâtons dorés ne seraient pas assez confortables pour lui, un convalescent.

—Nous serons deux pour l'aimer, le soigner, le dorloter, pensa un jour tout haut l'Embaumée.

Simone leva les yeux sur son amie et rit franchement de sa confusion.
Une bossue, ça n'aime pas!

Le dimanche, Mlle Berthe venait en amie et en voisine partager le pot-au-feu.

Mlle Berthe n'était plus la petite ouvrière babillarde et moqueuse d'autrefois. Le ronronnement de sa machine à coudre l'agaçait. Son serin sifflotait toujours les mêmes airs bébêtes. Le papier de tenture de sa chambre lui semblait d'un gris attristant. Elle se frottait le nez à toutes les glaces et demandait:

—N'est-ce pas que je vieillis!

Simone et l'Embaumée lui répondaient en la complimentant sur la fraîcheur de son teint et l'éclat de ses mirettes.

—C'est bien ce qui m'ennuie, cet éclat des yeux! Ce n'est pas naturel.

—Mariez-vous, ma chère Berthe, conseillait Simone.

—J'ai peur du mariage.

—Alors prenez un amoureux, répliquait la petite bossue impatientée.

—Un amant, jamais!

Un jour, elle ajouta, éprouvant sans doute le besoin de se défendre contre quelque vouloir dissimulé:

—Les hommes sont si lâches! si lâches! Si je prêtais l'oreille aux jolies paroles embusquées au coin de quelque moustache, je n'aurais qu'à penser à «pauvre Jeanne» pour me reprendre toute.

Vous étiez à l'atelier quand deux hommes l'ont presque portée jusqu'au fiacre qui attendait, en bas.

Aux premiers cris de douleur, j'ai couru à la recherche d'un médecin du quartier. Il est venu et m'a avoué que l'accouchement serait difficile, qu'il faudrait peut-être écraser l'enfant avec des fers pour sauver la mère. Il a regardé autour de lui, a évalué le prix des meubles, a pensé que la malade était trop pauvre pour payer les frais d'une opération coûteuse, et a dit:

—Conduisez-la à la Maternité!

Elle pleurait. Je l'ai aidée à mettre une jupe, puis le grand manteau à bordures de plumes qu'elle avait acheté quand il la connut. Elle ne prononçait pas son nom, mais tournait les yeux vers la porte quand les voisines venaient voir curieuses et aussi apitoyées.

Avant de sortir de sa chambre, elle a regardé les portraits accrochés à la cheminée,—son père et sa mère,—puis a essayé de faire marcher ses pauvres jambes.

Elle disait:—«Jamais je ne pourrai arriver en bas. Je mourrai dans l'escalier.»

Accrochée des deux mains à la rampe, soutenue par deux locataires, elle a descendu les six étages, degré par degré, soufflant et geignant. Les commères, qui se moquaient autrefois de son gros ventre, se penchaient, pleurant, sur la cage de l'escalier d'où les plaintes montaient, de plus en plus faibles.

Dans la voiture qui allait au pas, elle regardait par la portière les gens qui passaient sur le trottoir, espérant encore qu'il viendrait. Des filles ont passé, en courant, les jupes troussées, sous le nez du cheval de fiacre. Elle a dit dans un hoquet douloureux:

—Elles sont bien heureuses d'être toujours jolies, elles.»

Elle m'a embrassée et nous avons pleuré dans la salle d'attente de l'hôpital. Elle m'a remerciée, m'a pris la main. Je voyais qu'elle voulait me demander quelque chose, mais qu'elle n'osait pas. Alors, pour lui épargner un peu de honte:

—Il saura où vous êtes. Je l'en informerai, s'il vient.

—Vous ne pouvez pas comprendre, pourquoi je ne lui en veux pas, ma chère Berthe! Vous ne pouvez pas comprendre, vous n'aimez personne. Je sais qu'il viendra, mais il viendra peut-être… après… Je veux qu'il sache que… je l'aimais bien.

On l'a emportée. Moi j'ai pris la fuite pour ne pas pleurer devant les infirmières.

Oh! le lâche! Oh! le lâche!

—Et qu'est devenue pauvre Jeanne? demanda Simone.

—Elle est morte.

Huit jours après Mlle Berthe chantonnait sur le palier, accoudée à la rampe, attendant le retour du jeune homme qui «écrivait des choses» dans les journaux.

Simone, revenant de l'atelier, lui tendit la main. La petite couseuse de jerseys l'emmena dans sa chambre, la fit asseoir, puis bredouilla:

—Ce n'est pas ma faute, je vous assure. Mais j'étais si seule, puis il est si gentil!

Simone écoutait, surprise.

—Ah! vous ne savez pas! On en cause cependant à tous les étages de la maison. J'aime Fernand, Fernand le poète. Et Fernand m'aime! Il ne faut pas m'en vouloir! Je commençais à devenir vieille: la veille, j'avais trouvé un cheveu blanc sur la tempe. Puis… Fernand n'est pas comme les autres. Je me fais beaucoup de reproches, mais… Vous ne me méprisez pas trop?

—Il a promis de vous épouser, M. Fernand?

—Non! je ne pouvais pas lui demander ça!… Un poète!

—Vous êtes bien à plaindre, ma pauvre Berthe, voilà tout.

—Mais il n'est pas comme les autres, du tout, du tout. D'ailleurs il dit que les femmes l'ont beaucoup fait souffrir, j'essaye de le consoler.

IX

Les journaux annonçaient que le transport le Taygète arriverait bientôt en rade de Marseille, ramenant en France les blessés et les convalescents du corps expéditionnaire du Dahomey.

L'attente du bonheur prochain rendait Simone insensible aux grossièretés de Mme Mily et aux taquineries de ses camarades d'atelier.

Léonie, son associée, très délicate, lui savait gré de son attitude et la chaperonnait dans ce milieu de faubouriennes habituées à changer d'ami, au début de chaque saison, comme elles changeaient de corsage.

L'atelier de Mme Mily était divisé en deux camps qui se mesuraient quotidiennement en des tournois de langue quand les adversaires n'en arrivaient pas aux bousculades de chignons. Le parti de la «pose» était représenté là par une douzaine de jeunes filles vivant de la vie de famille le soir et par quelques solitaires gardées de l'amour par le culte de leur peau blonde de jolies femmes.

Le parti de la «noce», de beaucoup plus nombreux, comptait dans ses rangs les vieilles filles, lancées tard dans une demi-galanterie besoigneuse, les ouvrières nées à Paris et les petites personnes de beauté régulière qui avaient pris un «ami» pour attendre plus patiemment un mari.

Deux ou trois demoiselles, d'attitude et de toilette dignes, prenaient part à la discussion avec toute l'autorité que leur valaient des demi-mariages.

D'ailleurs les querelles étaient suscitées, le plus souvent, par quelque poseuse, choquée d'une expression.

Une jeune Anglaise, fiancée depuis six ans à un de ses compatriotes, employé dans une banque parisienne, arrivée en France depuis trois mois, demandait tout haut, sur les mots d'argot employés par ces demoiselles, des explications qui ameutaient l'atelier. Elle disait d'une voix fluette:

—Rigoler! Qu'est-ce que c'est que ça: Rigoler. Pas trouvé le mot dans les livres, moi!

On lui expliquait le sens faubourien du mot rigoler, et elle tendait les mains, miaulant: Shoking!

Mme Mily lui répondait:

—Il ne faut pas faire votre sainte Nitouche, ma petite! Les Anglaises ne valent pas bien cher.

—Qu'est-ce que c'est que ça: Sainte Nitouche! Connaissé pas, moâ!

Indignée des commentaires dont ses camarades affublaient cette expression, la Fiancée du Père Lachaise,—on l'avait ainsi surnommée l'Anglaise à cause de ses éternelles fiançailles «rances de six ans»,—menaçait de se plaindre à l'inspecteur, M. Planchy, de l'irrespectabilité des petites Françaises.

Les heures de travail sous les flammes dansantes du gaz,—l'hiver venu, l'atelier était éclairé à deux heures de l'après-midi,—semblaient plus courtes grâce à ces querelles de tabouret à tabouret.

Simone ne prenait jamais part à la discussion, mais écoutait volontiers Mlle Léonie, son associée, qui lui disait ses rêves de jeune fille et esquissait le portrait de son futur mari:

—Il n'est pas beau, mais il a les lèvres toujours rosées et des mains longues et blanches. Il est sérieux, très sérieux. Je serai heureuse, je crois! Quand on a seize ans, on rêve un mari comme on rêve une robe. Plus tard, on l'accepte tout fait, c'est-à-dire commun.

Mariée, je ne travaillerai plus chez Jabson. Jean,—c'est le nom de mon fiancé,—gagne deux cent cinquante francs par mois. Je n'ai pas de goûts coûteux et je m'habillerai d'un rien joli. Oh! ce que j'ai hâte d'être chez moi!… chez moi! Ce que je déteste la rue! Ce que je déteste l'atelier! Si père ne frappait pas à ma porte, le matin, en allant à son bureau, je serais lâche, je consentirais volontiers à faire grasse matinée, tout au creux de mon lit, rêvant. Mon fiancé n'est pas un ouvrier, heureusement! Épouser un ouvrier! J'aimerais mieux…

—Vous aimeriez mieux?… demandait Simone surprise.

—J'aimerais mieux rester vieille fille!

Quand l'atelier de Mme Mily était consigné jusqu'à dix heures du soir, à la suite de quelques commandes imprévues, Léonie priait Simone de l'accompagner jusqu'à la rue Gay-Lussac, tant elle avait peur des gens qui suivent les jeunes filles, la nuit.

—Moi je ne sais pas comment m'en débarrasser. Je me mets en colère et ça les fait rire.

—Mais, prenez l'omnibus!

—Il faut bien faire des économies quand on est sur le point de se marier.

Les deux amies traversaient le Carrousel, le pont des Arts, puis les petites ruelles qui vont des quais au boulevard Saint Germain, marchant d'une allure sautillante et vive beaucoup plus provocante que l'aller lent et le dandinement de hanches des beautés professionnelles.

L'ouvrière parisienne joue merveilleusement de sa jupe tombant derrière en longs plis droits comme un éventail presque fermé dont on ne voit que les lamelles.

Un tour de main et l'étoffe se drape, moule les chairs en ronde-bosse, relevée d'un côté pour laisser voir un blanc de linge, aile voletant au ras du sol et montrant un dessous de duvet blanc. Sous le tiraillement des doigts, elle zigzague, fait des grimaces, fait des signes, puis retombe raide pour recommencer à mimer des choses suggestives pour les passants. Elle prend mille physionomies diverses au gré de la petite main gantée qui semble mettre en mouvement des ficelles de marionnettes. Plus la jupe va vite, plus elle est agaçante, effrontée et narquoise. Suivez la jupe jusque sous une porte cochère et vous la verrez devenir grave, austère, en passant devant la loge du pipelet.

La jupe n'a d'esprit que dans la rue.

Mlle Léonie, bien que très honnête fille, jouait de la jupe en virtuose, quand elle revenait seule de l'atelier. Les étudiants noctambules hâtaient le pas au rappel battu par ses petits souliers sur le macadam, la suivaient sans mot dire, la devançaient pour l'examiner à la clarté jaune d'un bec de gaz, puis commençaient l'attaque.

Mlle Léonie marchait vite, vite, tête baissée, apeurée mais amusée. Ses yeux, à peine teintés gris, souriaient, encourageants. Brusquement, d'un mouvement d'épaules, elle semblait vouloir écarter le gêneur, puis, colère disait très haut:

—Ah! laissez-moi, vous m'ennuyez!

Et elle fuyait, croyant entendre des pas derrière elle, croyant sentir un souffle dans les frisons blonds de sa nuque, persuadée qu'elle n'avait rien fait pour s'attirer cette désagréable rencontre. Elle montait son escalier, haletant, arrivait chez elle, en sueur, était d'humeur grise, mangeait peu, avait des cauchemars, la nuit.

Lorsque Mlle Léonie gagnait la rue Gay-Lussac sans avoir été inquiétée, elle se regardait longuement dans la glace, avait peur d'avoir vieilli, d'être devenue laide.

Accompagnée de Simone, Mlle Léonie tenait tête aux suiveurs tantôt insolents, tantôt timides.

Des voyous leur débitaient, clignant de l'oeil pour se rendre irrésistibles: «Elles sont rien girondes les mômes

Des jeunes gens bien mis, après un salut correct, grasseyaient: «Permettez-nous de nous présenter nous-mêmes, mesdemoiselles.» Des oseurs se campaient devant elles sur le trottoir, la main tendue:

—Comment allez-vous? Mlle Jeanne est toujours en beauté!

Elles se récriaient: «Vous vous trompez!»

Eux jouaient la surprise:

—Mais un ami nous a présentés au Luxembourg! Faites appel à vos souvenirs, mademoiselle Jeanne!

—Nous ne sommes Jeanne ni l'une ni l'autre!

—Parfaitement, mademoiselle Marie. C'est Marie, n'est-ce pas!

Simone et Léonie se débarrassaient vite des suiveurs bavards, mais des amoureux aussi obstinés que silencieux, marchant aussi vite qu'elles quand elles redoublaient le pas, les suivant comme leurs ombres, d'un trottoir à l'autre, sans les quitter d'une semelle, les accompagnaient souvent jusqu'à leur porte. Ils allaient ensuite se camper au milieu de la rue, le nez levé vers les mansardes pour savoir à l'éclairage brusque de quelque fenêtre quelle chambre occupait l'adorée. Ils attendaient pour la voir paraître à son balcon, comme dans les romances, puis partaient furieux contre leur timidité, se promettant de revenir, d'être éloquents… Ils surgissaient le lendemain de quelque retrait, continuant leur cour silencieuse, n'osant pas davantage que la veille, ou risquant un salut embarrassé.

* * * * *

Un soir, comme Simone allait quitter son associée, rue Gay-Lussac, Mlle
Léonie la pria de monter chez elle.

Elle hésitait.

—Venez donc, vous verrez mon fiancé. Il a dîné à la maison ce soir.

—Je serai gênante ou ridicule en tiers dans votre petit manège.

—Mais mon père vous connaît. Les petites soeurs savent votre nom, elles aussi. Quant à Jean, il est beaucoup trop grave pour qu'un nouveau visage vienne le distraire de la cour très discrète qu'il me fait depuis six mois.

—C'est-à-dire que vous ne craignez point de rivale.

—Non pas. Mais il ne se mettra pas en frais pour vous. C'est l'homme de toutes les habitudes. Il a pris, je crois, l'habitude de ma personne. Il m'aime un peu comme il doit aimer un type de plumes ou une variété de crayons.

Au troisième étage, les deux amies trouvèrent M. Jean moulant des lettres sur une belle feuille de papier blanc. Assise près de lui, Zézette, la plus petite des soeurs de Léonie, surveillait l'allure lente et majestueuse de la plume, poussant des soupirs, mais n'osant remuer sur sa chaise haute.

M. Jean tendit la main à Léonie, salua Simone et annonça:

—Je vous emmène au théâtre.

—Quand cela?

—Mais tout de suite.

—Vous eussiez pu m'avertir hier. Je suis trop lasse pour changer de robe. D'ailleurs, mon amie…

—Mademoiselle voudra bien nous accompagner. Il est inutile de se mettre en frais de toilette.

Il expliqua que l'un de ses amis venait de lui remettre trois billets de première galerie au théâtre des Gobelins, un théâtre de boutiquiers et d'ouvriers où l'on pouvait se montrer en camisole et en gilet à manche. Il n'aurait pas osé offrir pareil spectacle, mais puisque cela ne coûtait rien, il fallait en profiter.

—Voyons, puisque ça ne coûte rien! dit le père de Léonie.

Simone voulut s'esquiver, mais Léonie lui chuchota à l'oreille:

—Venez! Je m'ennuierais tant, seule avec lui. Ce sera peut-être amusant.

* * * * *

Une demi-heure après, les deux amies précédées de M. Jean qui s'ingéniait à ne pas crotter le bas de son pantalon, longeaient l'avenue des Gobelins.

—C'est là, dit le fiancé.

Ils s'arrêtèrent devant une grille en fer peinturlurée rouge, ornée de grands écriteaux portant le titre de la pièce: La Belle Gabrielle. Au-dessus de la rampe de gaz une enseigne flamboyait de l'or neuf de ses lettres majuscules. Des mioches du quartier ramassaient, à quatre pattes, les bouts de cigarettes jetés sur le trottoir. Des bambines rousses se promenaient bras-dessus, bras-dessous, devant des charretées d'oranges qu'éclairaient deux bougies encolorées de papier rose.

Derrière les boules d'or dressées en pyramide, les têtes des marchandes rutilaient sous des mouchoirs à carreaux. Les pieds sur la chaufferette, les pauvres vieilles restaient là immobiles, mais leurs petits yeux inquiets surveillaient l'étalage et la cohue grouilleuse des petits rôdeurs. Près de la grille, une barrière en bois coupant le trottoir maintenait de grands garçons blêmes attendant la contre-marque qui permettrait à petite amie d'applaudir Espérance, «l'homme» de la Belle Gabrielle. La petite amie, corsage déteint, tablier collant aux cuisses, les cheveux ébouriffés sous une capeline de laine, faisait la moue, impatiente. Des applaudissements arrivaient de la salle jusqu'à elle, avivant son désir de voir les maillots des jeunes seigneurs, les robes de velours raides et les cols empesés des maîtresses du roi galant.

M. Jean hésitait à entrer, craignant de fourvoyer sa fiancée dans une salle de spectacle trop populacière. Léonie le tira par le coude vers le bureau de contrôle où trônaient trois ou quatre redingotes fripées.

La pièce tenait attentifs deux ou trois cents spectateurs venus au théâtre après dîner, en vestons ou en matinées, en pantoufles ou en savates. Les femmes avaient oublié de poser un chapeau sur leurs chignons mal échafaudés. Les hommes étalaient des sous-ventrières en laine rouge ou bleue sur des chemises de flanelle. Seules, des dames peintes comme des décors, exhibaient des lorgnettes en des loges d'avant-scène. Dans les galeries supérieures, les tricots pourpres et les casquettes multicolores étaient piqués comme des bluets et des coquelicots dans les blés roux ou jaunes,—tignasses des gigolettes.

Les habitués du poulailler assis sur des marches usées par les godillots, écoutaient la pièce, le poing aux dents, la tête penchée. Les petites filles accroupies près d'eux oubliaient de faire leurs grâces maigriottes pour écouter les propos amoureux du chevaleresque Espérance. Des amies se serraient les mains, caressées par des mots qu'on ne leur avait jamais dit, qu'on ne leur dirait jamais, amoureuses du grand cabotin à longues bottes jaunes qui récitait ses déclarations d'amour.

Aux places «chics», aux places à quarante-cinq sous, petits bourgeois ou boutiquiers pleuraient ou riaient, tout à leur admiration bon enfant, le buste renversé ou le bras accoudé au dossier du fauteuil voisin. Seules, les jeunes filles à marier surveillaient leur rire ou retapaient du doigt les frisons qui se détendaient comme des ressorts à boudin dans l'atmosphère lourde.

Simone et Léonie, assises en face de la scène, s'amusaient des toilettes d'actrices cent fois retapées et balafrées de coutures que l'on apercevait des deuxième-galerie.

M. Jean trouvait que les costumes n'étaient pas entièrement de l'époque, que les figurants n'étaient pas assez nombreux, que le cheval d'Henri IV avait l'air d'un cheval de fiacre. Il disait son mécontentement tout haut, au grand scandale des voisins qui voulaient jouir du spectacle, pour leur argent.

Le public était amusé malgré l'insuffisance de la mise en scène, malgré le jeu hostile des cabotins trop bêtes pour comprendre que les triomphes obtenus près des simples valent mieux que les petits brouhahas d'admiration dédaigneuse qui soulignent, au Théâtre Français, une diction prétentieuse à claquer, ou un envolement de cotillon exécuté par quelque soubrette grande dame.

Les commères de ce théâtre de faubourg, rouges d'admiration, n'avaient pas peur de déchirer leurs gants en applaudissant leur héros. Les hommes ne songeaient pas à la chute possible d'un gardénia piqué au revers d'un habit.

L'actrice qui tenait le rôle de la Belle Gabrielle se montrait nerveuse, impatiente. Elle était laide et grosse, lourde et empêtrée dans sa traîne de velours vert.

Dans ses répons à la litanie amoureuse débitée par Espérance, elle disait les plus jolies choses du monde d'un ton condescendant ou dédaigneux qui exaspérait les galeries supérieures.

Après un entr'acte consacré à l'absorption des petites douceurs en usage dans ce théâtre faubourien: saucisson, pommes frites et marrons, le poulailler salua la venue de la Belle Gabrielle de quelques coups de ces sifflets stridents, sinistres, qui annoncent, la nuit au coin d'une rue déserte, l'exécution de quelque passant attardé. L'actrice tourna la tête, eut un haussement d'épaules, puis continua à chantonner son rôle, virant et voltant sur la scène.

Comme elle étalait sa traîne, minutieusement, pour s'agenouiller et dire à l'Espérance qu'elle restait fidèle amante malgré les faveurs du roi, des pommes pourries et des boules de glaise éclaboussèrent le velours vert de sa jupe. Elle se leva, cria:

—Salauds!

Le rideau baissé, un jeune homme, embusqué derrière les femmes peintes d'une avant-scène, se dressa au-dessus de leurs chapeaux empanachés et, le poing tendu, lança des injures qui, dans le monde des boulevards extérieurs, valent des coups de couteau.

Le poulailler riposta:

—C'est sa femme! Elle est rien laide!

Alors, penché sur l'accotoir, le vengeur de la Belle Gabrielle parut, mis à la dernière mode, les cheveux luisants coupés en pointe sur le front et collés sur le crâne comme un bonnet du temps de Louis XI. Le doigt tendu, il désigna les interrupteurs aux gardes municipaux qui gravirent au pas de charge les galeries supérieures et se colletèrent avec les coupables, les poussant vers l'escalier de sortie. Le poulailler protesta, le parterre applaudit.

Les yeux fixés vers la loge où gesticulait le dénonciateur, Simone dit tout haut:

—Mais, c'est elle!

—Qui? demanda Mlle Léonie.

—Jenny, la femme de chambre de maman.

—La femme de chambre de votre mère! Vous nous avez dit à l'atelier que vous étiez orpheline.

—Oui, mais autrefois… répondit Simone embarrassée… Jenny est celle qui a un collet de fourrure, un grand chapeau avec des piquets de plumes, comme un dessus de corbillard, et un corsage rose à ruche.

La dame ainsi désignée dirigea vers les deux amies les yeux de verre de sa lorgnette, sourit, envoya un bonjour de la main.

—Allons-nous-en, dit Simone, feignant de ne point voir le salut.

—Allons-nous-en, approuva M. Jean. Bien fin qui me repincera dans un pareil bouis-bouis. La police ne devrait tolérer que des gens bien mis au théâtre.

Cette réflexion fit sourire dédaigneusement mademoiselle Léonie qui, décidément, ne professait pas une grande admiration pour son fiancé, mais elle voulut bien quitter le spectacle.

* * * * *

—Bonjour, mademoiselle. Je vous croyais morte…

Jenny attendait dans le couloir la fille de M. Gosselet.

—Pourquoi, morte? Je suis en excellente santé, comme vous voyez!

—Monsieur est désespéré. Il n'a pu vous retrouver depuis votre fuite du couvent. Madame, qui ne vous aime pas beaucoup, je crois, lui fait des scènes continuelles. Ah! la maison n'est plus drôle depuis que vous êtes partie. Je n'ai pas pu y rester. Je cherche une nouvelle place. Je suis dans ma famille!

—Père n'est pas malade? demanda Simone, inquiète.

—Monsieur est très fatigué, très soucieux. Il voulait faire mettre des notes dans les journaux sur votre disparition, mais madame n'a pas voulu à cause de sa famille qui est si honorable, si honorable! Enfin vous êtes bien portante. M. Bamberg va bien?

—Mais je n'en sais rien!

—Ah!… Enfin, mademoiselle, je suis bien heureuse de vous voir. J'ai toujours eu beaucoup d'estime pour vous et ce n'est pas à cause de… de… mais je vous ennuie, mademoiselle.

—Non! mais je dois me coucher de bonne heure pour me rendre à mon atelier, demain.

—Comment! Vous travaillez, mademoiselle!

—Pourquoi pas? Adieu, Jenny.

—Bonsoir, mademoiselle!

Dans la rue, Simone, pour expliquer la familiarité condescendante de l'ancienne femme de chambre, conta à Léonie et à M. Jean son amour pour un jeune homme pauvre, sa séquestration au couvent des Visitandines, sa fuite, puis sa vie de travail.

Léonie l'embrassait, pleurait d'admiration.

Le bureaucrate roulait des yeux étonnés, regardant à la lueur des becs de gaz comment était faite une héroïne de roman.

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