Six mois dans les Montagnes-Rocheuses
The Project Gutenberg eBook of Six mois dans les Montagnes-Rocheuses
Title: Six mois dans les Montagnes-Rocheuses
Author: Honoré Beaugrand
Release date: January 11, 2008 [eBook #24243]
Most recently updated: January 3, 2021
Language: French
Credits: Produced by Rénald Lévesque
SIX MOIS
DANS LES
MONTAGNES-ROCHEUSES
COLORADO--UTAH--NOUVEAU-MEXIQUE
PAR
H. BEAUGRAND
Ouvrage accompagné d'une carte-itinéraire et orné de
nombreuses illustrations hors texte.Avec une préface de LOUIS FRÉCHETTE
MONTRÉAL
GRANGER FRÈRES 1699, rue Notre-Dame.
1890
LE MONT GARFIELD
Dans le Jardin des Dieux--Les frères Siamois
PREFACE
Ils devaient avoir le coeur bardé du triple airain d'Horace, les hardis enfants de Bretagne et de Normandie qui vinrent, à travers tant de périls, conquérir à la France cet empire d'Amérique, hélas! perdu depuis.
Durant des siècles on les vit s'enfoncer dans tous les déserts, sonder les plus impénétrables forêts, remonter le cours de tous les fleuves, parcourir tous les grands lacs, explorer les régions les plus reculées, résoudre les problèmes géographiques les plus inabordables.
Depuis les gorges du Nouveau-Mexique jusqu'aux extrémités hyperboréennes de l'Alaska, pas un sentier, pas une plaine, pas un sommet, pour ainsi dire, qui n'ait été foulé par le pas de ces sublimes aventuriers qui, avec un courage et une vigueur physique dont l'histoire n'offre point d'autre exemple, s'étaient ainsi constitués les avant-coureurs de la civilisation sur les trois quarts d'un continent.
Leurs descendants ont hérité de leur énergie, de leur esprit d'investigation et de leur amour des voyages. L'inconnu leur parle avec un attrait irrésistible. Chez grand nombre d'entre eux, l'homme est incomplet s'il n'a dans ses souvenirs des récits plus ou moins merveilleux de lointaines excursions, de périlleuses entreprises, de luttes, de fuites, d'évasions, d'aventures de toutes sortes, dans des pays étranges dont la description enthousiasme la jeunesse qui, plus tard, ne sera satisfaite; qu'après avoir tenté les mêmes exploits.
Le fait est que les Canadiens-français ont tellement fouillé l'Amérique en tous sens, qu'ils se sont, un peu implantés partout. Allez dans tous les centres américains, pénétrez dans les recoins les plus sauvages des Montagnes-Rocheuses, si vous n'y trouvez pas une colonie canadienne, vous y trouverez des individus isolés, ou tout au moins la trace de leur passage et de leurs travaux.
Cela est tellement vrai que les Anglais eux-mêmes racontent là-dessus les histoires les plus invraisemblables. Voici une plaisanterie, par exemple, qui, si elle manque d'authenticité quant au sujet, n'en est pas moins éloquente au point de vue typique.
Deux personnages se rencontrent sur la rue Notre-Dame, à Montréal:
--Vous savez la nouvelle?
--Non.
--La Jeannette...
--Eh bien?
--Elle est arrivée au pôle.
--Pas possible!
--Comme je vous le dis.
--La Jeannette a atteint le pôle.... Sapristi! Et qu'a-t-on trouvé là?
--Un Canadien assis dessus!
L'auteur du présent volume, M. Beaugrand, n'a pas que je sache l'ambition d'aller planter sa tente au pôle nord, mais pour ce qui est d'aimer les voyages et les aventures, il est bien le digne fils de sa race.
M. Beaugrand, qui a fondé cinq ou six journaux, qui a publié plusieurs ouvrages, qui a fait sa fortune, qui a été deux fois maire de la plus grande ville du pays, qui est officier de la Légion d'honneur, décoré sur toutes les coutures, et qui compte à peine quarante ans.... a trouvé le moyen, par temps perdu, de faire la campagne du Mexique avec l'armée française, de visiter plusieurs fois l'Europe et l'Afrique, et d'aller jusque dans les pays neufs du Far West relever les vestiges des Canadiens qui l'y ont précédé, et recueillir les légendes qu'ils y ont écrites.
C'est le récit de sa dernière excursion au fond de ces parages étranges et peu connus, qu'il offre aujourd'hui au public, sous le titre de: Six mois dans les Montagnes-Rocheuses.
M. Beaugrand prétend voyager pour sa santé. Mais quand on lit le récit de ses pérégrinations, de ses recherches, de ses longues courses à travers des pays presque fantastiques, à la découverte d'une inscription bizarre, d'une curiosité préhistorique ou d'un caprice de la nature; quand on songe à ce qu'il lui a fallu d'études et d'observations pour parsemer ce récit, comme il l'a fait, de souvenirs historiques, d'anecdotes piquantes et d'étonnantes statistiques; quand on pense à ce qu'il lui a fallu de temps et de patience pour compiler ses matériaux, compulser ses notes et donner une forme littéraire à son travail, on est tenté de se demander si la maladie de M. Beaugrand est bien sérieuse, et si elle n'est pas un peu mise à la clef comme élément de contraste avec une vie si féconde et si agitée.
En tout cas, badinage à part, comme c'est paraît-il, un asthme aigu qui force M. Beaugrand à voyager, ses lecteurs admettront comme moi qu'ils doivent trop à cette maladie-là, pour ne pas espérer qu'elle justifiera sa réputation populaire et lui constituera pour de bon un brevet de longue vie.
Je viens de prononcer le mot de forme littéraire. Ce n'est pas, à la vérité, ce qui semble préoccuper le plus M. Beaugrand dans ses ouvrages. Il semble vouloir s'attacher à quelque chose de plus tangible et de plus substantiel.
Sa plume court sur le papier un peu à la diable, mais toujours devant elle, sans s'attarder aux attraits de la route, sans paraître avoir d'autre ambition que celle d'arriver à temps et d'atteindre son but: être utile et intéresser.
On sent que M.. Beaugrand écrit à la vapeur, comme il voyage; et c'est peut-être là le principal charme de ses livres. C'est un peu la mise en scène imaginée par d'Ennery pour Michel Stroghoff: le décor défile devant le spectateur, rapidement, sans arrêter, mais de manière, cependant, à ne rien laisser perdre ni du détail intéressant, ni de l'aspect grandiose de l'ensemble.
Je sais bien, mon Dieu, que ce n'est pas là, précisément, la façon de procéder de Chateaubriand. Mais sans faire à M. Beaugrand la plaisanterie de comparer son style à celui qui a si longtemps fait admirer l'auteur des Voyages en Amérique, je ne puis m'empêcher de lui savoir gré de nous avoir fait grâce de descriptions à perte d'haleine, de phrases ronflantes et balancées comme des battants de cloche ou des pendules d'horloge, et surtout de ses rêveries romanesques au bord des torrents.
Il nous fait connaître une région nouvelle, avec ses ressources agricoles et minières; il nous conduit à travers un pays aussi merveilleux par son progrès matériel que par ses beautés pittoresques; il nous initie à des moeurs et coutumes aussi bizarres qu'anciennes; il nous ouvre des pages d'histoire d'un intérêt fébrile; et, pour couronner son oeuvre, il glorifie la France, notre mère, en démontrant que, là aussi, sur ce sol bouleversé dont les sauvages mystères ont si longtemps fait reculer les plus hardis explorateurs, ce sont encore ses enfants qui ont les premiers planté le drapeau de l'homme civilisé.
Et c'est, après tout, ce que j'aime le plus à trouver dans un livre de voyages.
Les nombreux lecteurs de celui-ci--et ceux qui en auront parcouru les premières lignes iront infailliblement jusqu'au bout-- ne manqueront pas, j'en suis certain, d'être de mon avis.
Louis Fréchette.
Montréal, 15 octobre 1890
LE COL DES ENFANTS
(Ute Pass)
I
SIX MOIS DANS LES MONTAGNES-ROCHEUSES
Les pages qui suivent, écrites sans prétention au style ou à l'érudition, sont le résultat d'un voyage de santé, fait dans le Colorado, le Nouveau-Mexique et l'Utah, pendant l'automne et l'hiver de 1889-90.
Trop malade, d'abord, pour me livrer à un travail sérieux et régulier, je me suis contenté de prendre des renseignements et de noter, au hasard, tout ce qui me frappait, dans un pays pittoresque, à peine ouvert à la civilisation et encore très imparfaitement connu du public voyageur.
Le Far-West américain est aujourd'hui acculé aux Montagnes-Rocheuses--aux montagnes de roche, comme disaient les anciens trappeurs français--et il faut même escalader la première chaîne de cet immense massif pour rencontrer maintenant ces types exotiques que Buffalo-Bill est allé promener dans les capitales européennes. Tout cela disparaît à vue d'oeil devant le progrès toujours croissant des chemins de fer et de l'électricité, et dans vingt ans, il ne restera guère de coin reculé de l'Amérique du Nord qui n'ait été modernisé par l'envahissement de ces puissants véhicules de la civilisation et du progrès matériel.
Les contrées que j'ai visitées n'ont guère d'histoire et les Indiens 1 eux-mêmes, qui l'habitent encore, ne font guère remonter leurs traditions à plus de deux ou trois générations. Encore faut-il faire largement la part de la légende dans tout ce que nous racontent les indigènes, qui sont aussi indifférents à l'histoire du passé qu'ils ne paraissent s'occuper de ce que peut leur réserver l'avenir. Le sauvage vit au jour le jour, apparemment sans regrets pour les événements de la veille et sans inquiétude pour les nécessités du lendemain. La civilisation et le progrès implacable du blanc les ont refoulés dans les montagnes où ils vivent sous la tutelle du gouvernement de Washington. Sont-ils heureux ou malheureux? c'est ce qu'il serait assez difficile de découvrir sous le masque d'indifférence et de stoïcisme qui les distingue dans leurs relations avec les étrangers.
Note 1: (retour) Chacun sait que cette dénomination d'Indiens--Indios en espagnol--appliquée aux aborigènes des deux Amériques--tient à l'erreur de Christophe Colomb et des premiers découvreurs, qui regardaient d'abord le nouveau monde comme un prolongement des Indes. M. Benjamin Sulte si érudit et si bien versé en pareilles matières tient pour le mot: Sauvages. Je me sers indistinctement des deux expressions, certain d'être bien compris de tous ceux qui liront ces pages qui n'ont d'ailleurs, je l'ai déjà dit, aucune prétention à l'érudition.En dehors des études géographiques et ethnographiques plus ou moins sérieuses que comporte naturellement un voyage dans des pays nouveaux, j'ai cru faire acte de bon Canadien et de bon Français en faisant ressortir, chaque fois que j'en ai trouvé l'occasion, la grande, la très grande part qui revient à nos pères, ces hardis coureurs des bois des trois derniers siècles, dans la découverte et dans les premières explorations de ces contrées sauvages.
Traversant les montagnes,--soit à cheval, soit en diligence ou en chemin de fer, selon les circonstances,--j'ai voyagé à loisir et à petites journées, sans programme arrêté, sans itinéraire tracé d'avance, au hasard de l'impression et du caprice de chaque jour.
J'ai écrit comme j'ai voyagé: en invalide forcé de se laisser guider par l'état de sa santé et par les circonstances de chaque jour. C'est pourquoi j'ai ajouté au présent volume une carte itinéraire qui permettra au lecteur de suivre assez facilement le cours de mes pérégrinations dans un des pays les plus accidentés qu'il y ait au monde. J'ai aussi conservé, sans les traduire, les noms anglais, sauvages et espagnols des endroits que j'ai visités, afin de ne pas dérouter ceux qui pourraient avoir la fantaisie de faire un jour un voyage analogue. De nombreuses illustrations serviront aussi à rendre plus intelligibles les descriptions que j'ai essayé de faire des sites qui m'ont le plus vivement intéressé.
J'ai essayé de rester vrai, toujours, souvent au détriment du pittoresque et du merveilleux; et les statistiques commerciales, industrielles et agricoles que je cite en passant ont toujours été puisées aux sources les plus authentiques. En un mot, j'ai voulu, avant tout, faire une description véridique d'un pays qui est encore aujourd'hui l'un des plus curieux, et qui sera, avant longtemps, un des plus prospères du continent de l'Amérique septentrionale.
II
DE MONTRÉAL A CHICAGO
28 OCTOBRE 1889.
Deux jours et trois nuits de chemin de fer, avec vingt-quatre heures de repos à Chicago, suffisent aujourd'hui pour faire le voyage de Montréal à Denver; soit sept cents lieues en soixante heures, avec tout le confort moderne que comportent les installations superbes des wagons-salons, des wagons-lits et des wagons-restaurants. Et tout cela, avec un seul arrêt, à Chicago. C'est un changement à vue qui nous fait rêver, tout éveillés, à ces trucs de théâtre où les décors s'élèvent ou s'enfoncent, paraissent et disparaissent aux yeux du public, sans qu'il soit même nécessaire de baisser le rideau.
Et partout, maintenant, la lumière électrique remplace, la nuit, la lumière blafarde des anciens systèmes d'éclairage. Il n'y a certainement pas de pays au monde où le progrès se soit affirmé d'une manière plus éclatante qu'aux Etats-Unis et au Canada, dans l'amélioration des systèmes de transport du public voyageur.
En partant de Montréal, j'avais mis dans mon sac de voyage, pour utiliser les loisirs de la route, les deux volumes des Lettres du Baron de Lahontan 2. J'avais, sans y réfléchir d'ailleurs, choisi un ouvrage qui me fournissait les points de comparaison les plus pittoresques et les plus authentiques, entre la manière de voyager de nos pères, de Montréal à Chicago, il y a deux cents ans, et les facilités que nous procurent aujourd'hui les découvertes de la vapeur et de l'électricité. Et ces comparaisons m'amenaient à déplorer l'ignorance, les préjugés et le fanatisme de ces sectaires 3 qui osent aujourd'hui élever la voix contre les descendants de ces vaillants voyageurs de race française qui ont découvert, pacifié, civilisé et partiellement colonisé tous ces vastes pays qui s'étendent entre l'embouchure du Saint-Laurent, à l'est, et les bords du fleuve Mississipi, à l'ouest.
Pas un lac, pas une rivière, pas une montagne que nos pères n'aient explorée, pas un fortin historique qui n'ait été témoin de leurs luttes avec les guerriers des Cinq-Nations; et si le sort des armes a pu changer le drapeau qui flottait alors des rivages de l'Acadie au pied des Montagnes-Rocheuses, l'histoire est toujours là pour rappeler que ce sont les Français qui ont été les pionniers de la civilisation dans cette partie du continent de l'Amérique du Nord.
Lachine, Kingston (Frontenac), Toronto, Sarnia, que nous passons à toute vapeur, sont autant d'anciens postes français fondés aux premiers temps de la colonie; et la grande ville de Chicago est située, aujourd'hui, à l'embouchure de la rivière du même nom que je trouve indiquée, dans les cartes de Lahontan sous le nom de Chegakou--Portage de Chegakou des Illinois. Et cette carte date de 1689, il y a juste deux cents ans.
SUR LE ST. LAURENT Las Rapides de Lachine--Comme on voyage aujourd'hui....
SUR LE ST. LAURENT Les Rapides de Lachine--Comme on voyageait autrefois.
Lahontan qui, comme on le sait, était officier dans les troupes royales, donne d'abord la description des canots dans lesquels on voyageait alors, et qu'il appelle les "voitures du Canada":
Leur grandeur varie de dix pieds de longueur jusqu'à vingt-huit. Les plus petits ne contiennent que deux personnes. Ce sont des coffres à mort. On y est assis sur les talons. Pour peu de mouvement que l'on se donne ou que l'on penche plus d'un côté que de l'autre, ils renversent. Les plus grands peuvent contenir aisément quatorze hommes, mais pour l'ordinaire, quand on veut s'en servir pour transporter des vivres ou des marchandises, trois hommes suffisent pour les gouverner. Avec ce petit nombre de canoteurs on peut transporter jusqu'à vingt quintaux. Ceux-ci sont sûrs et ne tournent jamais quand ils sont d'écorce de bouleau, laquelle se lève ordinairement en hiver avec de l'eau chaude...
Ces bâtiments ont 20 pouces de profondeur, 28 pieds de longueur et quatre et demi de largeur vers la barre du milieu. S'ils sont commodes par leur grande légèreté et le peu d'eau qu'ils tirent, il faut avouer qu'ils sont en récompense bien incommodes par leur fragilité; car pour peu qu'ils touchent ou chargent sur le caillou ou sur le sable, les crevasses de l'écorce s'entrouvrent, ensuite l'eau entre dedans et mouille lès vivres et les marchandises.
Chaque jour il y a quelque crevasse ou quelque couture à gommer. Toutes les nuits on est obligé de les décharger à flot et de les porter à terre où on les attache à des piquets, de peur que le vent ne les emporte; car ils pèsent si peu que deux hommes les portent à leur aise sur l'épaule, chacun par un bout. Cette seule facilité me fait juger qu'il n'y a pas de meilleure voiture au monde pour naviguer dans les rivières du Canada qui sont si remplies de cascades, de cataractes et de courants. Ces canots ne valent rien du tout pour la navigation des grands lacs où les vagues les engloutiraient si on ne gagnait terre lorsque le vent s'élève. Cependant on fait des traverses de 4 ou 5 lieues d'une île à l'autre, mais c'est toujours en temps calme et à force de bras car on pourrait être facilement submergé.... (Lahontan Vol. I, pages 35-36.)
Voilà pour les voitures d'autrefois dans lesquelles on faisait le voyage de Montréal au Mississipi. On avouera qu'on était encore loin des Pullman cars éclairés à l'électricité et chauffés à la vapeur. Nos pères mettaient alors plus de temps à parcourir l'espace qui sépare Montréal de Kingston, que je viens d'en mettre pour faire le trajet de 700 lieues qui sépare Montréal de Denver. Et on va voir au prix de quelles misères, de quelles privations, de quelles souffrances ils parvenaient à surmonter les difficultés sans nombre qui les attendaient partout; sans compter les Iroquois qui les guettaient dans chaque buisson, pour leur dresser des embuscades. C'est encore M. de Lahontan qui raconte son premier voyage de Montréal au fort de Frontenac (Kingston):
Je m'embarquai à Montréal dans un canot conduit par trois habiles Canadiens. Chaque canot était chargé de deux soldats; nous voyageâmes contre la rapidité du fleuve jusqu'à trois lieues de cette ville où nous trouvâmes le saut St. Louis, petit cataracte si violent, qu'on fut contraint de se jeter dans l'eau jusqu'à la ceinture, pour traîner les canots un demi-quart de lieue contre les courants. Nous nous rembarquâmes au-dessus de ce passage, et après avoir vogué douze lieues ou environ, partie sur le fleuve, partie sur le lac St. Louis, jusqu'au lieu appelé les Cascades, il fallut débarquer et transporter nos canots A un demi-quart de lieue de là. Il est vrai qu'on les aurait encore pu traîner avec un peu de peine en cet endroit, s'il ne se fût trouvé au-dessus du cataracte du trou. Je m'étais imaginé que la seule difficulté de remonter le fleuve ne consistait qu'en la peine et l'embarras des portages, mais celle de refouler sans cesse 'les courants, soit en traînant les canots ou en piquant de fond, ne me parut pas moindre. Nous abordâmes à cinq ou six lieues plus haut aux Sauts des Cèdres et du Buisson, où l'on fut encore obligé de faire des portages de cinq cents pas. Nous entrâmes, à quelques lieues au-dessus, dans le lac St-François, à qui l'on donne vingt lieues de circonférence et l'ayant traversé, nous trouvâmes des courants aussi forts que les précédents, surtout le Long-Saut où l'on fit un portage d'une demi-lieue. Il ne nous restait plus à franchir que le pas des Galots. Nous fûmes obligés encore de traîner les canots contre la rapidité du fleuve. Enfin, après avoir essuyé encore bien des fatigues à tous ces passages, nous arrivâmes au lieu nommé la Galette, d'où il ne restait plus que vingt lieues de navigation jusqu'au fort Frontenac. Ce fut en cet endroit que les canoteurs quittèrent leurs perches pour se servir des rames, l'eau étant ensuite presque aussi dormante que dans un étang. L'incommodité des maringouins, que nous appelons en France des cousins, et qui se trouvent, à ce qu'on dit, dans tous les pays du Canada, me semble la plus insupportable du monde. Nous en avons trouvé des nuées qui ont pensé nous consumer, et comme il n'y a que la fumée qui les puisse dissiper, le remède est pire que le mal... (Lahontan, Vol. I, pages 39-40.)
Je ne crois pas avoir besoin d'insister sur la différence des voyages d'alors et d'aujourd'hui, mais en lisant ces pages intéressantes qui nous reportent deux siècles en arrière, on ne peut s'empêcher de réfléchir qu'il n'y a pas un pouce de terrain entre Montréal, Toronto, Sarnia et Chicago qui n'ait appartenu à la France par droit de découverte et d'exploration. La ville de Toronto, elle-même, si fière de ses progrès et de son accroissement, était déjà prévue, à cette époque, par Lahontan lui-même dans un mémoire qu'il présentait à M. de Pontchartrain, sur un projet de défense des grands lacs contre les incursions des Iroquois:
"Je ferais, dit-il, trois petits fortins en différents endroits; l'un à la décharge du lac Érié que vous verrez sur ma carte du Canada, sous le nom de fort supposé, aussi bien que les deux autres; le second à l'entrée du lac Ontario et le troisième à l'embouchure de la baye de Toronto sur le même lac."
Ce fort de Toronto, indiqué en 1689 par Lahontan, ne fut construit que cinquante ans plus tard sous le nom de Fort Rouillé; mais ces braves citoyens de Toronto ignorent ou prétendent ignorer que le site de leur ville fut choisi, il y a deux cents ans, par un officier français.
En faisant le trajet de Montréal à Chicago, par le Grand Trunk Railway, on traverse la décharge du lac Huron, de Sarnia au Fort Gratiot. Ce dernier fort est construit sur l'emplacement autrefois occupé par le Fort Saint-Joseph commandé par Lahontan en 1687-88. Voici en quels termes il raconte le passage de la rivière du Détroit et du lac Saint-Clair:
Le 6 septembre 1687, nous entrâmes dans le détroit du lac Huron, que nous remontâmes contre un faible courant de demi-lieue de largeur, jusqu'au lac de Sainte-Claire qui a douze lieues de circonférence. Le 8 du même mois, nous suivîmes les bords jusqu'à l'autre bout, d'où il ne nous restait plus que six lieues à refouler pour gagner l'entrée du lac Huron, où nous mîmes pied à terre le 14. Vous ne sauriez imaginer la beauté de ce détroit et de ce petit lac, par la quantité d'arbres fruitiers sauvages que l'on voit, de toutes les espèces, sur ses bords. J'avoue que le défaut de culture en rend les fruits moins agréables, mais la quantité en est surprenante. Nous ne découvrions sur le rivage que des troupes de cerfs et de chevreuils. Nous battions aussi les petites îles pour obliger ces animaux à traverser en terre ferme, pendant que les canoteurs dispersés autour de l'île leur cassaient la tête dès qu'ils étaient à la nage. Arrivés au fort Saint-Joseph dont j'allais prendre possession, messieurs Duluth et de Tonti voulurent se reposer quelques jours avant de passer outre.... (Lahontan, Vol. I, pages 108-108.)
Je ne suivrai pas le brave officier dans ses voyages à Michillimakinac, par la route que l'on suivait alors pour atteindre le portage de Chegakou, par la voie des lacs Huron et des Illinois (Michigan). Les chemins de fer ont bouleversé tout cela et nous faisons en dix-neuf heures, le trajet que les rudes voyageurs d'autrefois prenaient trente jours pour accomplir, en canot.
Mais, c'est égal, c'étaient de vaillants hommes que nos ancêtres, et il faut lire ces récits pittoresques pour se faire une juste idée des difficultés qu'ils avaient à surmonter.
III
CHICAGO--LES SIOUX--LES BISONS
Il y a plus de vingt ans que je visitai Chicago pour la première fois, et depuis cette époque, j'y suis allé, en moyenne, à peu près tous les deux ans. C'est dire que je suis assez familier avec l'accroissement merveilleux de cette ville étonnante qui porte aujourd'hui avec orgueil et avec droit le titre de Reine de l'Ouest.
Eh bien, c'est toujours avec un étonnement nouveau mêlé d'admiration que je parcours les rues de cette métropole moderne, qui compte aujourd'hui une population de plus de 1,100,000 habitants. L'histoire de Chicago n'est d'ailleurs que le corollaire des progrès immenses qui se sont accomplis dans les Etats de l'Ouest depuis vingt-cinq ans, et il faut avoir été un peu témoin de tout cela pour pouvoir établir une comparaison et se former une idée à peu près juste de la progression sans égale dans l'histoire, du peuple américain depuis la guerre de sécession.
Je n'ai, cette fois-ci, fait qu'un séjour de 24 heures à Chicago pour reprendre sans délai la route du Colorado, par voie du Chicago, Rock-Island & Pacific Railway. Je désigne mon itinéraire à dessein, car j'aurais pu choisir une autre route. Il n'y a pas moins de cinq compagnies différentes qui font le service régulier et quotidien entre Chicago et Denver, et il y a quinze ans à peine qu'on a terminé la construction du premier des chemins de fer qui relient ces deux villes. Le Rock-Island Railway traverse le Mississipi à Davenport, Iowa, et file tout droit vers l'ouest en passant par les Etats de l'Illinois, de l'Iowa, du Kansas et du Colorado.
Il y a cinquante ans à peine que le Mississipi formait la frontière occidentale de la civilisation américaine, et nous nous trouvons aujourd'hui en face d'un pays fertile, bien cultivé et traversé en tous sens par le plus beau et le plus complet réseau de chemins de fer qui soit au monde. Le service est la perfection même, et j'ai déjà dit qu'il n'y a qu'un seul changement de train entre Montréal et Denver, sur un parcours de 700 lieues.
J'ai continué à lire les Lettres du Baron de Lahontan, et en filant à toute vapeur, douillettement installé dans le fauteuil à bascule d'un Pullman car, je revoyais à travers deux siècles de distance, les voyageurs d'autrefois allant à la découverte des peuplades sauvages qui vivaient à l'ouest du Mississipi. Les terribles Sioux de la plaine chassaient alors le bison là où s'élèvent maintenant des cités populeuses et florissantes, et ces valeureux guerriers, après avoir lutté avec acharnement contre la marche implacable de la civilisation, ont été refoulés Jusqu'au coeur des Montagnes-Rocheuses. Les Sioux furent les seuls guerriers qui luttèrent avec avantage contre les Iroquois, et Lahontan nous fait le récit d'une bataille qui eut lieu, sur le Mississipi, dans une île qui portait, de son temps, le nom d'Ile aux Rencontres, en mémoire de ce fait d'armes:
J'arrivai le 2 mars au fleuve du Mississipi que je trouvai beaucoup plus rapide et plus profond que la première fois, à cause des pluyes et du débordement des rivières. Pour nous épargner de la rame, nous nous abandonnâmes au courant. Le dixième nous arrivâmes à l'Ile aux Rencontres. Cette île est située vis-à-vis. On lui a donné le nom de rencontres depuis qu'un parti de 400 Iroquois y fut défait par 300 Nadouessis ou Sioux. Voici en peu de mots comment la chose arriva. Ces Iroquois ayant dessein de surprendre certains peuples situez aux environs des Otentas que je vous ferai bientôt connaître, arrivèrent chez les Illinois, qui leur fournirent des vivres, et chez lesquels ils construisirent leurs canots. S'étant embarquez sur le fleuve de Mississipi, ils furent découverts par une autre petite flotte qui descendait le fleuve de l'autre côté. Les Iroquois traversèrent aussitôt à cette île, nommée depuis aux rencontres. Les Sioux soupçonnant leur dessein, sans savoir quel était ce peuple, (car ils ne connaissaient les Iroquois que de réputation) se hâtèrent de les joindre.
Les deux partis se postèrent chacun sur une pointe de l'île, ce sont les deux endroits désignés sur ma carte par deux croix. Il ne furent pas plus tôt en vue que les Iroquois s'écrièrent: Qui êtes-vous? Sioux, répondirent les autres. Ceux-ci ayant fait à leur tour la même demande, les Iroquois répondirent avec une pareille franchise. Et où allez-vous continuèrent les Iroquois.--A la chasse aux boeufs, répondirent les Sioux; mais vous, Iroquois, quel est votre but?--Nous allons, répartirent-ils, à la chasse aux hommes?--Eh bien, dirent les Sioux, n'allez pas plus loin, nous sommes des hommes. Sur ce défi les deux partis débarquèrent de chaque côté de l'île. Ensuite le chef des Sioux ayant brisé tous les canots à coups de hache, il dit à ses guerriers qu'il fallait vaincre ou mourir, et en même temps donna tête baissée contre les Iroquois. Ceux-ci le reçurent d'abord avec une nuée de flèches; mais les autres ayant essuyé cette première décharge qui ne laissa pas de leur tuer 80 hommes, fondirent, la massue à la main, sur leurs ennemis, qui n'ayant pas le temps de recharger furent défaits à plate couture. Ce combat qui dura deux heures fut si chaud que 260 Iroquois y perdirent la vie et tout le reste du parti fut pris, pas un seul n'échappa. Quelques Iroquois ayant tenté de se sauver sur la fin du combat, le chef victorieux les fit poursuivre par dix ou douze des siens dans un des canots qui lui restaient pour butin, si bien qu'on atteignit les fuyards qui furent tous noyés. Après cette victoire, ils coupèrent le nez et les oreilles aux deux prisonniers les plus agiles, et les ayant munis de leurs fusils, de poudre et de plomb, ils leur laissèrent la liberté de retourner dans leur pays, pour dire à leur compatriotes qu'ils ne se servissent plus de femmes pour faire la chasse aux hommes. (Lahontan, Vol. I, lettre 26, 28 mai 1689.)
Ce récit est absolument typique des moeurs de cette époque; mais les Iroquois, les Sioux et les bisons ont presque disparu depuis, de la face du globe. Il ne reste guère qu'une poignée d'Iroquois au Canada et dans l'Etat de New-York; et les Sioux, depuis leur fameux massacre du régiment de Custer, en 1876, ont été refoulés dans les montagnes et sont aujourd'hui soumis, comme les Iroquois du Canada, au régime sévère de la tutelle du gouvernement américain. Comme toutes les tribus de l'Ouest des Etats-Unis, ces terribles guerriers de la plaine ont été transportés et sont retenus, bon gré mal gré, sur les réserves qui leur sont assignées, comme lieux de résidence, par les autorités de Washington.
Quant aux bisons qui erraient à l'état sauvage, au nombre de plus de 8,000,000, il y a à peine vingt ans, dans les plaines situées entre le Mississipi à l'est et les Montagnes-Rocheuses à l'ouest, il n'en reste pas aujourd'hui six cents, en tout et partout, d'après un rapport officiel du Smithsonian Institute de Washington. Sur ce nombre, trois cent-quatre sont captifs, en différents endroits; deux cents sont placés sous la sauvegarde des autorités dans le parc national de la Yellow stone, et les autres paissent à l'état sauvage dans les vallées inaccessibles formées par les chaînes de montagnes du Wyoming, du Dakota et du Montana.
Il en reste aussi quelques-uns dans les prairies des territoires du Nord-Ouest au Canada, mais le nombre en est si restreint que la race disparaîtra fatalement à très courte échéance. Le Kansas, l'Iowa, le Colorado, le Wyoming, le Nebraska où paissaient ces énormes troupeaux de buffles, ont été tour à tour livrés à la culture et à la colonisation, et le sifflet strident de la locomotive retentit aujourd'hui partout, là où l'on n'entendait naguère que le cri de guerre des Peaux-Rouges et les mugissements des bisons fuyant devant les flèches, les lances et les balles des chasseurs acharnés à leur destruction.
IV
LE COLORADO--L'UTAH--LE NOUVEAU-MEXIQUE
Francis Parkman, l'éminent historien américain qui a écrit de si belles choses sur l'histoire du Canada français, débuta dans la littérature, par le récit d'un voyage qu'il fit, il y a plus de quarante ans, jusqu'aux Montagnes-Rocheuses. Son livre: The Oregon Trail contient les péripéties et les détails intéressants d'une expédition qu'il entreprit, sous la direction d'un vieux trappeur canadien-français, Henri Châtillon, à travers les plaines que je viens de traverser en chemin de fer.
Denver n'existait pas alors, et le pays n'était habité que par les Indiens, les chasseurs, les coureurs des bois et les troupeaux de bisons qui paissaient dans les plaines situées entre le fort Leavenworth et les Montagnes-Rocheuses. La Californie, le Nouveau-Mexique, l'Arizona et la partie méridionale du Colorado faisaient alors partie de la confédération mexicaine, et ce ne fut qu'en 1848, que tous ces territoires furent cédés régulièrement aux Etats-Unis.
Le pays qui comprend aujourd'hui l'Etat du Colorado et le territoire du Nouveau-Mexique fut visité d'abord par un capitaine espagnol, Don Alvar Nunez Cabeza de Vaca, en 1528, six ans avant la découverte du Canada par Jacques Cartier. Le capitaine de Vaca avait fait naufrage sur les côtes du Texas, et il s'était bravement enfoncé dans les terres inconnues avec trois compagnons, les seuls survivants de son désastre. Durant dix ans, il erra parmi les tribus du Texas, du Colorado et du Nouveau-Mexique, et il se rendit même jusqu'au golfe de Californie. En voyageant continuellement vers le Midi, il arriva enfin à Mexico, où il fut reçu avec distinction par le vice-roi espagnol, Mendoza et par Fernand Cortès. Enthousiasmés par les succès de Pizarre dans les provinces du Midi et par les récits de Vaca, les Espagnols organisèrent une expédition sous les ordres du capitaine Francisco Vasquez Coronado, qui fut proclamé capitaine général et gouverneur de tous les pays situés au nord du Rio Bravo del Norte. Le capitaine Coronado établit un gouvernement, et les missionnaires se dispersèrent parmi les tribus indiennes qui habitaient déjà le pays et qui vivaient de chasse, de pêche et d'agriculture.
Je parlerai plus loin, en détail, de ces curieuses populations indigènes qui, comme les Aztèques, avaient atteint un certain degré de civilisation, et qui vivaient en commun, soumises à un gouvernement et à certaines lois qu'elles ont conservés jusqu'aujourd'hui. La ville de Santa-Fé fut fondée et devint le siège du gouvernement espagnol. Le Colorado faisait alors partie de cette immense province connue d'abord sous le nom de Nouvelle-Grenade et soumise à l'autorité centrale du Mexique. Le Colorado fut plus tard exploré par les Français, et devint la frontière occidentale du territoire de la Louisiane, qui fut cédé aux Etats-Unis, en 1803, par Napoléon Ier.
Le Nouveau-Mexique fut envahi par les Américains, en 1846, et fut définitivement cédé au gouvernement de Washington par le traité de Guadeloupe-Hidalgo, le 2 février 1848. Le baron de Lahontan, dans son fameux voyage de la rivière Longue, en 1689, rencontra des tribus indiennes qui connaissaient les Espagnols pour avoir été expulsées par eux de leurs pays de chasse, sur les frontières du Nouveau-Mexique.
Il est aussi certain que tous ces pays étaient connus des voyageurs français longtemps avant la cession du territoire de la Louisiane aux Etats-Unis, car on rencontre à chaque pas des traces de leur passage. Des noms français de villes, de villages, de forts, de montagnes, de défilés, de cols, de vallées, de rivières, de torrents rappellent partout la part prépondérante que prirent nos ancêtres dans la découverte et l'exploration de ces contrées.
Le gouvernement américain, après le traité de 1803, s empressa d'envoyer un détachement de troupes, sous les ordres du major Pike, pour prendre possession des territoires que la France venait de lui vendre pour une chanson. Et ce fut sous la conduite de deux guides-interprètes canadiens-français, les nommés Rainville et Rousseau que les soldats américains traversèrent les immenses prairies qui se déroulent à l'ouest du Mississipi jusqu'au mont Cheyenne, sentinelle avancée d'un contrefort des Montagnes-Rocheuses qui s'étend dans la plaine et que domine le mont Pike, à une altitude de 14,147 pieds au-dessus du niveau de la mer. La cime couverte de neiges éternelles de cette majestueuse montagne, est, dit-on, visible à une distance de cent milles, dans la prairie. La limpidité merveilleuse de l'atmosphère, à cette altitude, est un sujet d'étonnement pour tous ceux qui visitent le pays pour la première fois, et il est très difficile de s'y faire une idée exacte des distances. Les trappeurs canadiens connaissaient déjà le mont Pike sous le nom de: grosse montagne bleue, comme ils avaient d'ailleurs déjà baptisé les sources de Manitou du nom pittoresque de la Fontaine-qui-bouille. Le général Frémont, surnommé: the pathfinder, le découvreur de sentiers, explora de nouveau le pays en 1843-45 et traversa les Montagnes-Rocheuses pour se rendre en Californie. Le capitaine Bonneville, que Washington Irving a immortalisé dans ses récits, avait visité le Colorado en 1832, et un autre Canadien-français nommé Carrière avait découvert des gisements aurifères, dans le lit de la rivière Platte, en 1835. Ce ne fut cependant qu'en 1858, il y a trente-deux ans, que la fièvre de l'or amena aux pieds des Montagnes-Rocheuses une immigration d'aventuriers qui jetèrent les fondations de la ville de Denver. On traversait alors les prairies du Kansas et du Colorado, avec des caravanes de lourdes charrettes traînée par des boeufs, et l'on prenait généralement de trente à quarante jours pour parcourir une distance que l'on traverse aujourd'hui en autant d'heures.
Le Colorado compte aujourd'hui une population de 400,000 habitants dispersés sur un territoire d'une superficie de 103,645 milles carrés. On l'a surnommé: The Centennial State, l'Etat du Centenaire, parce qu'il a été admis dans l'Union américaine, le 4 juillet 1876, centième anniversaire de la proclamation d'indépendance des colonies britanniques, le 4 juillet 1776.
Le Nouveau-Mexique ne possède encore qu'une organisation territoriale. Il occupe une superficie de 121,201 milles carrés, avec une population estimée à près de 200,000 habitants. Les Chambres de Washington sont actuellement à discuter un projet de loi pour l'admettre au nombre des Etats de l'Union; ce qui ne saurait longtemps tarder, à moins d'un injuste parti pris.
Le territoire de l'Utah, avec une superficie de 89,400 milles carrés et une population d'à peu près 300,000 âmes, est situé immédiatement à l'ouest du Colorado. Le pays fut découvert et exploré par les trappeurs français, vers la fin du XVIIe siècle, et Lahontan rencontra aussi des sauvages qui lui parlèrent du grand lac salé. Les mormons, sous la conduite de Brigham Young, immigrèrent en masse, et s'établirent, en,1847, dans la vallée de l'Utah et du lac salé, où ils fondèrent la ville de Salt Lake.
Voilà un aperçu général des pays que j'ai parcourus, et je m'empresse de dire que c'est surtout au point de vue de ma santé et du pittoresque que j'ai visité les contrées situées dans ce que l'on appelle ici le coeur des Montagnes-Rocheuses: the heart of the Rockies. Prenant Denver, capitale du Colorado, comme point de départ, je me suis rendu ensuite à Manitou, à Colorado Springs, à Pueblo, à Salida, à Gunnison, à Grand Junction, à Provost et à Salt Lake City, à l'ouest; à Leadville et à Aspen au nord; à Ouray, Silverton, Durango, Alamosa, Antonito, Espanola et à Santa-Fé du Nouveau-Mexique, au sud, en revenant à Denver, par le col de la Veta, par Trinidad et Cuchara Junction--ce qui représente un parcours de 6,000 milles dans le pays le plus accidenté du monde. On escalade littéralement en chemin de fer des montagnes de 10,000 pieds d'altitude, et on traverse des gorges et des ravines creusées dans le roc vif, et dont les murs escarpés s'élèvent à pic à 2,500 pieds au-dessus de la locomotive qui côtoie les eaux du torrent qu'on entend gronder au fond du précipice. On a réellement fait là des prodiges de construction et si le pays neuf que l'on traverse n'offre encore que peu de ressources au commerce, à l'agriculture et à l'industrie, on s'arrête en revanche, en contemplation devant une nature sauvage et des paysages grandioses qui étonnent même l'imagination la plus fantastique et la plus enthousiaste.
V
DENVER
Comme j'avais fait de la ville de Denver le centre de mes opérations, mon point de départ et de ravitaillement, il n'est que juste que je fasse un peu l'historique de cette grande ville qui compte à peine trente années d'existence.
La découverte de mines d'or en Californie avait été le signal d'une nombreuse émigration vers le Pacifique, et un grand nombre d'aventuriers se dirigèrent vers l'ouest,--les uns, par mer, en doublant le cap Horn, ou en traversant l'isthme de Panama; les autres par terre en escaladant les Montagnes-Rocheuses pour atteindre la terre promise. Ce ne fut que dix ans plus tard, en 1859, qu'un camp de mineurs fut établi sur les bords de la rivière Platte, qui arrose le versant oriental de la chaîne des Montagnes-Rocheuses,--à l'endroit où est maintenant située la ville de Denver, capitale du Colorado. A cette époque, le pays n'était pas même formé en Territoire, et j'ai déjà dit que ce ne fut qu'en 1876 qu'il fut admis au nombre des Etats de l'Union américaine.
Le dernier recensement de Denver accuse une population de plus de 120,000 habitants et l'accroissement remarquable de la ville n'est pas plus extraordinaire que la prospérité merveilleuse dont elle jouit depuis sa fondation, en 1859. Par sa position géographique aussi bien que par l'esprit d'entreprise et l'énergie de ses citoyens, Denver est devenu un centre industriel, agricole et commercial où convergent aujourd'hui vingt lignes de chemins de fer, et sa Bourse des valeurs minières ne le cède en importance et en variété qu'à celle de San Francisco. Il y a dix-huit ans à peine que le service des voyageurs se faisait encore par, les diligences entre Kansas City et Denver, qui ne comptait alors qu'une population de 4,000 habitants! On admire aujourd'hui une cité qui s'enorgueillit à bon droit de ses superbes édifices publics, de ses écoles qui sont des modèles d'organisation et d'installation, de ses tramways électriques et à câbles continus, et de ses résidences princières qui bordent de larges avenues, et qui dénotent l'opulence et la prospérité de ses citoyens.
Denver est situé à une altitude de 5,195 pieds au-dessus du niveau de la mer, et possède un climat et une température que recherchent tous ceux qui souffrent de la poitrine ou de maladies nerveuses. Les hôtels ne le cèdent en rien à ceux des Etats de l'Est, et le public voyageur trouve ici toutes les commodités et tout le luxe de New-York ou de Boston. La population augmente chaque jour, et Denver est appelé à devenir le grand centre commercial de l'immense région qui sépare San Francisco de Chicago et de Saint-Louis.
Les propriétés foncières y ont acquis une valeur énorme en quelques années, et l'on construit constamment des édifices qui feraient honneur aux grandes villes de l'Est. Les ressources agricoles du Colorado et l'élevage, qui s'y fait sur une grande échelle, apportent aussi leur contingent à l'industrie minière, et plusieurs grands fabricants de l'Est ont construit ici de nouveaux ateliers, afin de supprimer le coût du transport des marchandises qui est encore relativement élevé. La concurrence, cependant, tend à faire baisser continuellement et à équilibrer le tarif des chemins de fer. J'ai dit, plus haut, un mot des écoles publiques que j'avais déjà visitées, en 1885, et je ne saurais trop insister sur leur merveilleuse installation au triple point de vue de l'instruction, de l'éducation et de l'hygiène. L'instruction est gratuite et obligatoire, et non seulement on donne aux élèves la facilité et l'occasion d'acquérir les connaissances les plus utiles et les plus multiples, mais on fournit même gratuitement aux enfants les livres et tous les accessoires nécessaires aux études les plus variées et les plus compliquées. Il faut vraiment visiter ces établissements dans tous leurs détails pour en apprécier la valeur et pour comprendre le sentiment libéral et humanitaire qui a présidé à leur organisation. Un simple détail prouvera jusqu'à quel point on a porté la sollicitude pour la parfaite éducation de la jeunesse. On a installé, dans chaque classe, de la plus basse à la plus élevée, des pots de fleurs naturelles qui servent à orner les chambres et à donner des leçons graduées de botanique pratique à tous les élèves. Des salles de bain sont aménagées dans chaque école, afin de permettre aux enfants de prendre des habitudes de propreté et de pouvoir apprécier le proverbe anglais qui dit que; cleanliness is next to godliness. L'édifice de la High School est superbe à tous les points de vue. L'installation des cabinets de physique et de chimie est, paraît-il, une des plus complètes du continent américain. Et toutes ces écoles sont gratuites! Les enfants du pauvre et du riche grandissent ensemble sous la tutelle de professeurs distingués, et l'on arrive ainsi à façonner des citoyens intelligents qui ont étudié sur les bancs d'une école commune, qui ont appris à se connaître, à s'estimer et à commencer les luttes de la vie dans un même sentiment de patriotisme éclairé et de solidarité démocratique.
Denver est fière de ses écoles, et le directeur de la High School s'enorgueillit avec raison d'un de ses élèves qui, en sortant des classes, est entré d'emblée, comme essayeur dans un grand établissement métallurgique, avec un salaire de $5,000 par an.
Ce résultat en dit plus long que tout ce que je pourrais citer à l'appui des éloges que je viens de faire des écoles de Denver.
VI
MANITOU--COLORADO SPRINGS--LE JARDIN
DES DIEUX--GLEN-EYRE.
A soixante-quinze milles directement au sud de Denver,--au pied et à l'ombre du mont Pike,--se trouvent situées les deux jolies villes de Manitou et de Colorado Springs, célèbres dans tous les Etats de l'Ouest par leurs sources d'eaux bicarbonatées, sodiques et ferrugineuses. Ces sources auxquelles on a donné les noms de Shoshone, Navajo, Manitou et Little-Chief étaient connues des trappeurs canadiens sous l'appellation générale de Fontaine-qui-bouille, nom que l'on a conservé d'ailleurs à la petite rivière qui descend de la montagne pour aller se mêler, plus loin, dans la plaine, aux eaux de l'Arkansas. La ville de Manitou est aux Etats de l'Ouest ce que Saratoga est à ceux de l'Est. Des milliers de visiteurs viennent constamment y chercher la santé, en toutes saisons, ainsi que la fraîcheur et le délassement pendant les chaleurs de l'été. La ville de Colorado Springs est située à deux lieues de Manitou, à l'extrémité latérale du contrefort des Montagnes-Rocheuses qui projette dans la plaine et dont le mont Cheyenne est la sentinelle avancée. Elle tient son nom des sources d'eaux minérales de Manitou, et fut fondée dès les premières années de la colonisation du Colorado, vers 1860. Elle est située à une altitude de 5,982 pieds au-dessus du niveau de la mer, et compte une population de 10,000 habitants. Manitou n'a qu'une population permanente de 1,000 habitants, avec une altitude de 6,334 pieds.
Le climat de Colorado Springs peut être recommandé principalement aux personnes qui souffrent de la poitrine et d'affections des organes respiratoires. On a obtenu des cures merveilleuses chez des malades qui n'avaient pas attendu qu'il fût trop tard pour venir bénéficier des effets de son climat incomparable. J'ai déjà dit un mot des difficultés qu'il y a ici de juger correctement les distances, grâce à la raréfaction de l'air et à la limpidité de l'atmosphère à cette altitude.
Le major Pike, dans le récit de son voyage d'exploration en 1806, raconte gravement, qu'il voyagea durant trois jours vers la grosse montagne bleue, sans cependant paraître s'en approcher visiblement. A la date du 15 novembre 1806, il écrit:
"A deux heures de l'après-midi, je crus distinguer, à notre droite, une montagne qui nous apparut d'abord sous la forme d'un léger nuage bleu; mais une demi-heure plus tard, avec l'aide de ma longue-vue, je distinguai très bien la montagne du haut d'une éminence. Tous mes hommes se joignirent à moi pour pousser trois hourrahs en l'honneur de la grosse montagne bleue. Nous fîmes ce jour-là, une étape de 24 milles.
"16 novembre, dimanche; étape de 11-1/2 milles.
"17 novembre; nous nous hâtâmes, dans l'espoir d'arriver au pied des montagnes, mais nous ne parûmes pas nous en approcher visiblement, même après avoir fait une nouvelle étape de 24 milles."
Du 18 au 21 novembre, Pike s'arrêta pour faire la chasse aux bisons; mais le 21 et le 22 du même mois, il fit deux nouvelles étapes de trente-huit milles. Le 25 seulement il arriva au pied du mont Cheyenne qu'il escalada pour la première fois. Les explorateurs se trouvèrent donc durant dix jours en vue du mont Pike, avant d'y arriver. Ce pays est maintenant traversé dans tous les sens par les chemins de fer, et l'on est actuellement, à en construire un qui transportera les touristes jusqu'au sommet de la grosse montagne bleue, à une altitude de 14,147 pieds. Et dire qu'il y a trente ans à peine que ce pays est habité par les blancs!
La température moyenne de Colorado Springs et de Manitou est de 60 degrés Fahrenheit, et, bien qu'en hiver le thermomètre descende parfois jusqu'à zéro, la raréfaction et la pureté de l'air empêchent le froid de se faire sentir aussi sévèrement que dans les pays moins élevés. Je n'ai pas besoin de dire qu'on trouve partout, au Colorado, et surtout dans les villes d'eaux, des hôtels de première classe où la nourriture, l'installation et le service sont dignes des grandes villes américaines. Il y en a pour tous les goûts et pour toutes les bourses. Le service de la poste et des chemins de fer est aussi fait avec toute la régularité et toute la fréquence désirables. On pourrait se croire, sous ce rapport, à New-York, à Boston ou à Montréal. Les voitures de louage et les chevaux de selle y sont aussi à un bon marché relatif, car l'élevage se fait sur une grande échelle dans les ranches environnantes, et les chevaux ne se vendent pas trop cher.
Les environs de Manitou et de Colorado Springs présentent de magnifiques promenades et sont le but d'excursions très intéressantes. Les plus célèbres sont l'ascension du mont Pike et du mont Cheyenne, la visite des Grandes Cavernes et de la Grotte des Vents, les promenades du Jardin des Dieux, de Glen-Eyre, des gorges de Cheyenne, des Sept Lacs, des Sept Cascades et la Cascade de l'Arc-en-ciel. Toutes ces visites peuvent se Faire en voiture ou à cheval, et aucune d'elles ne dure plus d'une journée. Ces sites se trouvent réunis dans un rayon de trois lieues de la ville. La principale curiosité et la plus intéressante, le Jardin des Dieux est située sur la route qui conduit de Manitou à Colorado Springs.
L'ascension du mont Pike se fait avec assez de facilité, soit à cheval par un sentier qui conduit au sommet en six heures, soit en voiture par une bonne route que l'on a construite depuis quelques années. J'ai déjà dit qu'on était en train de construire un chemin de fer à engrenage qui ira jusqu'au sommet, sur le modèle de celui qui existe depuis plusieurs années au mont Washington. L'ascension se fera donc, avant longtemps, avec la plus grande facilité. La vue du haut du mont Pike est absolument superbe, et s'étend à une distance incalculable. A l'est, et à perte de vue, les vastes prairies du Colorado; au nord, au sud et à l'ouest, les Montagnes-Rocheuses avec leurs chaînes et leurs pics innombrables. On ne peut se fatiguer d'admirer le contraste merveilleux que présentent la plaine immense qui s'étend à l'est, et le massif des sommets neigeux qui apparaissent à l'ouest, semblables aux flots d'une mer en furie qui se serait pétrifiée. Un observatoire, relié par le télégraphe aux grands centres des Etats-Unis, a été établi sur le sommet par le Bureau Météorologique de Washington, et tous les touristes sont cordialement reçus par les employés qui séjournent à l'année, à cette grande altitude. Bien des personnes sont cependant plus ou moins incommodées par "le mal de montagne," dû à la raréfaction de l'air, et l'on ne peut guère stationner au sommet à cause des neiges et du froid, à moins qu'on ne soit très chaudement vêtu.
Immédiatement au bas et à 9,000 pieds au-dessous du pic, on aperçoit, la ville de Manitou qui nous apparaît comme un mouchoir de dentelles que le vent aurait emporté dans la plaine; deux lieues plus loin, Colorado Springs avec ses larges boulevards et ses avenues tirées au cordeau, ne paraît guère plus grand qu'un damier ordinaire. A 200 milles au sud, "Los Picachos," the Spanish Peaks, comme les nomment les Américains, dessinent leurs cimes neigeuses à l'horizon, et à soixante-quinze milles au nord on distingue vaguement Denver par les nuages de fumée qui s'élèvent des fourneaux de ses usines. La route qui conduit de Manitou au sommet est des plus pittoresques, et l'on côtoie continuellement des torrents qui ont taillé leur lit dans le roc vif de la montagne en formant parfois des cascades écumantes ou des lacs tranquilles où se mirent les pins rabougris qui poussent sur les flancs escarpés des ravins et des précipices. C'est à mi-chemin que l'on admire les seps lacs et les cascades de Minnehaha.
L'ascension du mont Cheyenne est aussi relativement facile: un sentier de mulet y conduit, en quelques heures, de Colorado Springs. Cette montagne est devenue célèbre, depuis quelques années, par le tombeau de Mme Helena Hunt Jackson qui a désiré être enterrée là, dans la solitude, sur le versant qui fait face au soleil levant. Mme Jackson était un auteur bien connu aux Etats-Unis par des articles de revue et par des livres où elle a pris la défense des Peaux-Rouges contre les entreprises envahissantes des colons et contre la faiblesse du gouvernement qui assistait impassible au massacre des tribus sauvages. Son livre Un siècle de déshonneur est un plaidoyer formidable contre l'injustice des autorités américaines. Aussi la réputation de l'auteur s'est-elle répandue dans tous les Etats de l'Union. La visite à son tombeau a pris les proportions d'un pèlerinage, et chacun, selon le désir de la défunte, dépose une pierre sur le tertre où elle repose, aux pieds des grands pins noirs de la forêt que surplombent les cimes dentelées de la montagne funèbre.. Déjà une pyramide imposante s'élève sur la tombe de l'amie des sauvages, et chaque jour d'autres touristes ajoutent des pierres à ce monument d'un nouveau genre. Mme Jackson habitait la ville de Colorado Springs où elle était universellement aimée et respectée, et tous ceux à qui j'ai mentionné son nom m'en ont parlé dans les termes de la plus sympathique admiration.
Toutes ces montagnes sont sillonnées par des torrents qui ont creusé leurs lits jusqu'à des profondeurs parfois vertigineuses. Il en est résulté des gorges merveilleuses où l'on petit voir les stratifications les plus curieuses et les plus intéressantes. Les environs de Manitou et de Colorado Springs offrent des promenades nombreuses dans ces gorges où le soleil ne pénètre parfois que pendant quelques instants. Partout des sentiers à mulet ou des routes pour les voitures. On n'a que l'embarras du choix, et l'on peut facilement passer un mois dans le pays, en faisant chaque jour une nouvelle excursion.
De nombreuses grottes ont été découvertes dans les montagnes, mais les plus célèbres sont la grande caverne de Manitou et la Grotte des vents. La grande caverne fut découverte en 1881, et explorée pour la première fois en 1885. Elle offre plusieurs chambres à stalactites fort intéressantes, et l'on a donné des noms plus ou moins appropriés à des formations curieuses que l'on rencontre à chaque pas. La salle la plus remarquable est celle que l'on nomme Concert Hall, la salle de concert, où un groupe de stalactites et de stalagmites, représente assez bien les tuyaux d'un orgue, d'où l'on réussit à tirer des sons fort agréables et qui ressemblent assez au carillon des cloches entendues à distance.
La Grotte des vents est moins curieuse et moins importante; bien qu'elle soit le but d'une très intéressante promenade dans la montagne.
Mais l'excursion par excellence est celle que l'on fait au Jardin des Dieux. C'est là une merveille naturelle que les sauvages connaissaient de date immémoriale, et qu'ils avaient choisie comme un lieu de culte et de réunion, longtemps avant l'arrivée des blancs dans le pays. Voici la légende que l'on m'a racontée à ce sujet. Les Indiens visitaient régulièrement les eaux de la Fontaine-qui-bouille pour y conduire leurs malades, leurs blessés et leurs invalides. Ils croyaient que le Grand-Esprit avait soufflé le souffle de vie dans les eaux de Manitou, et ils buvaient ces eaux; ils y lavaient leurs blessures et y baignaient leurs membres malades. Après avoir passé un certain temps auprès des sources, ils se rendaient tous dans le Jardin des Dieux pour y offrir des sacrifices au Grand-Esprit, en témoignage de leur reconnaissance des guérisons qu'il venait d'opérer. Les jeunes guerriers s'y livraient aussi aux jeux d'adresse et aux exercices de la guerre, en terminant les réjouissances par des courses de chevaux. On voit d'ailleurs encore des traces de campement et des pistes circulaires pour ces courses.
Le Jardin des Dieux est un vaste cirque entouré de rochers abrupts, et formant une ellipse dont le grand axe mesure trois milles de longueur et le petit à peu près un mille. Le jardin n'est pas un lieu habité, mais un endroit couvert de rochers ruiniformes des plus étranges, où le Grand-Esprit habitait autrefois, selon la croyance des Peaux-Rouges. Le plateau qu'occupe cette merveille naturelle est situé à mi-chemin entre Manitou et Colorado Springs, et l'on y a accès par un portail gigantesque, formé de murailles de grès rouge, espacées d'à peu près 200 pieds. Ces murailles s'élèvent perpendiculairement à une hauteur de 500 pieds. Cette fissure curieuse, dans le roc vif, a dû être le résultat d'un bouleversement volcanique ou d'un tremblement de terre. On a tout à coup, en arrivant à ce portail, une vue splendide du mont Pike, qui se dessine si nettement, avec ses neiges éblouissantes, au fond de la vallée, qu'on s'en croirait tout près, bien qu'on soit à dix heures de son sommet.
On ne peut, à moins de les avoir vues, se faire une idée des fausses ruines, des faux monuments et des formations fantastiques que l'on rencontre à chaque pas dans le jardin des dieux. A côté de rocs figurant des monstres gigantesques sont des imitations d'édifices grandioses. Certains rochers isolés figurant une tour ou une pyramide, ont plus de 300 pieds de hauteur et certains passages ont plus de 100 pieds d'escarpement. Tout ce vaste espace est plongé dans une solitude absolue, et les touristes seuls y font des excursions et des promenades. J'y ai rencontré un artiste anglais qui y faisait des croquis, mais je doute que le pinceau puisse jamais rendre la grandeur imposante de ce merveilleux caprice de la nature. La plupart des rochers ont déjà reçu des noms fantaisistes évoqués par des similitudes plus ou moins discutables. On distingue entre autres le Bonhomme et la Bonne femme, les Frères siamois, les Dromadaires, les Aiguilles, les Champignons, la Tortue, la Cathédrale, etc., etc.
Glen-Eyre est le nom donné par le général Palmer à une gorge remarquable située un peu plus bas et à droite du portail du Jardin des Dieux. Ce nom qui signifie en français Val de l'aire vient de ce que l'on aperçoit, accroché au flanc du rocher, en entrant dans la gorge, l'aire d'un aigle qui s'est enfui en abandonnant son nid, devant le progrès de la civilisation. Le général Palmer a construit au fond de cet endroit pittoresque, un superbe château qu'il habite pendant la belle saison. Le parc qui l'environne est ouvert aux touristes. Les formations de grès rouge qu'on y trouve, bien que moins nombreuses, ne sont pas moins curieuses que celles que l'on rencontre dans le Jardin des Dieux.
Voilà à peu près ce que j'ai remarqué à Manitou et dans les environs, sans parler du mieux tout à fait sensible que j'ai ressenti, pendant mon séjour dans la montagne. Des milliers de personnes viennent d'ailleurs, chaque année, de tous les pays d'Europe et d'Amérique, pour y chercher la guérison et la santé. J'y ai rencontré des Canadiens, des Français, des Allemands, des Espagnols, des Autrichiens, des Italiens, mais surtout des Anglais, qui sont ici en très grand nombre et qui ont engagé, m'a-t-on dit, de très grands capitaux dans l'exploitation des mines du pays et dans l'élevage des bestiaux.
VII
LES CHIENS DE PRAIRIE--PUEBLO
TRINIDAD--LA VETA--OURAY
De Denver à Trinidad, en passant par Pueblo, le chemin de fer Denver et Rio Grande longe les plateaux mamelonnés qui sont situés aux confins de la prairie et immédiatement aux pieds de la première chaîne des Montagnes-Rocheuses.
Entre Colorado Springs et Pueblo, nous apercevons, des fenêtres du convoi, à droite et à gauche de la voie, des Prairie dog towns --littéralement des "villages de chiens des prairies." Ces petits animaux, de l'ordre des rongeurs, gros comme des lapins ordinaires, habitent les prairies américaines et construisent leurs terriers par milliers dans les endroits où ils trouvent en abondance les herbes dont ils font leur principale nourriture. Ils ne paraissent guère s'inquiéter du voisinage des hommes et ils sont très comiques à voir, assis sur le derrière, au haut des petites buttes de sable qui proviennent du creusement de leurs habitations souterraines, et poussant des grognements qui ressemblent beaucoup au jappement des jeunes chiens. On dit--je n'ai jamais vérifié la chose et je suis loin de me porter garant de l'authenticité de l'histoire-- que chaque terrier est habité en commun par un chien de prairie, un serpent à sonnettes et un hibou qui font tous les trois le meilleur ménage du monde. Je n'ai jamais vu que les chiens, car on prétend encore que leurs sinistres compagnons ne sortent que la nuit. J'ignore aussi l'origine de cette tradition qui me paraît bien risquée et tout ce que je sais du chien de prairie, c'est de l'avoir aperçu en passant et d'avoir appris dans un bouquin quelconque que, scientifiquement, cet intéressant petit animal est connu dans le monde des savants sous le nom du cynomus ou spermophilus ludovicianus. Je laisse aux naturalistes l'agréable besogne d'étudier plus longuement les habitudes et les moeurs de cette marmotte américaine.
La ville de Pueblo est située à 45 milles au sud de Colorado Springs, et c'est de là que le chemin de fer, en se dirigeant directement vers l'ouest, traverse les montagnes par le défilé du Royal Gorge, pour nous conduire à Salida, Leadville, Aspen, Gunnison, Grand-Junction et Salt, Lake City. Nous allons maintenant nous diriger plus au sud, vers, Trinidad, pour revenir à Cuchara Junction, et de là nous rendre par le col de la Veta, dans la vallée de San-Luis, en allant jusqu'à Santa-Fé du Nouveau-Mexique, par la vallée du Rio Grande del Norte. C'est le pays des Pueblos ou villages indiens, et c'est sans contredit un des coins les plus pittoresques et les plus intéressants de l'Amérique du Nord. Je n'entreprendrai pas de traduire les noms anglais ou espagnols des endroits que j'ai visités, car il serait probablement impossible de s'y reconnaître en consultant les cartes géographiques. On se trouve ici aux confins des anciennes possessions mexicaines, et l'on y rencontre un mélange d'anglais et d'espagnol que l'on peut comparer au mélange d'anglais et de français qui existe dans les villes et dans les villages limitrophes des provinces de Québec et d'Ontario.
On a donné à Pueblo le surnom de "Pittsburg de l'Ouest," en raison de ses hauts fourneaux et de ses vastes intérêts manufacturiers. Le minerai de fer et le charbon abondent dans les environs; aussi la ville, qui ne compte que quelques années d'existence, a-t-elle déjà une population de 30,000 habitants. L'élevage des bestiaux, que l'on fait en grand dans les plaines voisines, et les ressources agricoles des terres arrosées parla rivière Arkansas, ajoutent aussi largement à la prospérité commerciale et industrielle de la ville naissante. La fièvre de la spéculation sur la propriété foncière est aujourd'hui à son comble à Pueblo, mais il en est un peu de même dans toutes les nouvelles villes de l'Ouest.
Denver en est un exemple frappant et Pueblo aspire à suivre Denver dans la voie d'une prospérité absolument merveilleuse. On y a déjà construit et l'on construit encore actuellement des édifices qui feraient honneur aux grandes villes des Etats de l'Est et du Canada. Citons comme exemples un superbe hôtel de $500,000 et un théâtre qui en a coûté autant. On y construit aussi un véritable palais pour l'exposition permanente des produits des mines du Colorado--et tout cela dans une ville de 30,000 âmes!
Trinidad est une ville de 6,000 habitants située au sud, près de la frontière du Nouveau-Mexique, et au coeur d'un pays riche en mines de charbon. C'est aussi une ville nouvelle-- a railroad town--comme disent les Américains, une ville qui doit sa naissance à la construction d'un chemin de fer. C'est bien un peu là l'histoire de toutes les villes de l'Ouest. C'est à Cuchara Junction que le Denver-Rio Grande R. R. bifurque de nouveau à droite et à l'ouest pour escalader la chaîne de Sangre de Cristo, en passant par le col de la Veta, à une altitude de 9,393 pieds au-dessus du niveau de la mer. Immédiatement après avoir quitté le village de la Veta, et en vue des pics jumeaux appelés par les Espagnols Los Picachos, la voie s'engage dans les dédales apparemment inextricables de gorges, de défilés et de précipices, qui suivent le cours d'un torrent que nous traversons et retraversons à chaque instant sur des ponts suspendus aux anfractuosités de la montagne. Nous montons en suivant une pente plus ou moins rapide, selon les exigences et les accidents du sol. Deux puissantes locomotives nous traînent lentement en poussant des râles cadencés qui nous font comprendre la force énorme de traction qui leur est nécessaire pour surmonter les difficultés qui se dressent à chaque pas. Roulant parfois sur les chevalets et sur les tréteaux entrelacés d'un viaduc vertigineux jeté sur le torrent qui mugit au fond d'un abîme; surplombés plus loin par des rochers gigantesques qui nous menacent par leurs dimensions fantastiques, nous montons, nous montons toujours, constamment en vue de pics innombrables qui dressent leurs cimes couvertes de neiges, dans toutes les directions.
On a dit des Montagnes-Rocheuses, que ce n'était pas une chaîne de montagnes, mais plutôt un océan de montagnes, et il faut avoir traversé le massif du Colorado pour se faire une idée de la justesse de l'expression. De la hauteur du mont Veta on aperçoit au nord les sommets de la Sierra Mojada, au sud la chaîne de la Culebra et immédiatement à l'ouest, le plus haut pic du Colorado, la Sierra Blanca qui élève sa cime neigeuse à une altitude de 14,464 pieds au-dessus du niveau de la mer. Des montagnes à droite, à gauche, devant, derrière, des montagnes partout.
La descente du sommet de la Veta dans les plaines de San-Luis se fait à peu près avec la même variété de paysage et toujours avec la même sécurité, en dépit des obstacles qui s'accumulent partout. On suit les sommets des chaînons inférieurs, en remarquant que les torrents coulent maintenant vers l'ouest pour aller se jeter dans le Rio Grande del Norte. Par une série de détours, de retours et de zig-zags qu'il serait impossible de décrire, nous descendons lentement des pentes rendues accessibles au moyen de travaux herculéens. Ici l'on a percé la montagne par des tunnels creusés dans le roc vif; un peu plus loin, la voie, taillée dans le granit, serpente au flanc d'un précipice dont on n'aperçoit pas toujours le fond; et partout des ponts, des viaducs et des tréteaux en treillis qui nous permettent d'arriver enfin dans la vallée de San-Luis, où le Rio Grande, poursuit sa course accidentée pour servir plus loin de frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, et pour se jeter enfin dans le golfe du Mexique, à Brazos Santiago. On arrive enfin à la ville d'Alamosa, où la voie bifurque de nouveau vers le nord pour desservir le commerce des centres miniers et agricoles de Del Norte, de South-Fork et de Waggon wheel Gap. Il existe un peu partout, dans les Montagnes-Rocheuses, des sources minérales d'eau chaude, auprès desquelles on a construit des hôtels pour les malades et les invalides. Les sources de Waggon wheel Gap ont acquis une célébrité qui attire chaque année un grand nombre de baigneurs de toutes les parties des Etats de l'Ouest.
La chasse et la pêche sont aussi partout abondantes dans la montagne. Les lacs et les rivières sont très poissonneux, et l'on tue l'ours, la panthère, le chevreuil et l'antilope aux environs même des stations du chemin de fer. Il faut avouer, cependant, qu'il y a dix ans à peine que le pays a été livré au commerce et à l'agriculture par la construction du Denver & Rio Grande Railway, et il est assez facile de prévoir l'époque où la chasse se fera aussi rare que dans les Laurentides, bien qu'il y ait ici des refuges assurés pour le gibier, dans les solitudes inaccessibles et inexplorées des montagnes de Saguache et de Lagarita.
Revenant à Alamosa, qui est le centre commercial de la vallée du Rio Grande, le chemin de fer se dirige au sud vers Antonito, à travers un pays fertile qui fut autrefois le lit d'un grand lac, s'il faut en croire les géologues. Nous touchons ici à la frontière du Nouveau-Mexique et aux limites du pays occupé autrefois par les Espagnols. Il y a, encore, à Antonito, bifurcation du chemin de fer; la ligne principale se dirigeant à l'ouest vers les villes minières de Chama, de Durango, de Silverton et d'Ouray; et de là un embranchement allant directement au sud, à travers le pays des Pueblos, vers Espanola et Santa Fé et à une distance de 408 milles de Denver.
Nous allons d'abord suivre la ligne principale jusqu'à Ouray, quitte à revenir ensuite sur nos pas, afin de nous occuper plus longuement des Indiens du Nouveau-Mexique.
Le chemin de fer, entre Antonito et Ouray, est construit à une altitude moyenne de 7000 pieds, allant progressivement en montant jusqu'à la ville de Silverton qui est pittoresquement assise sur un plateau élevé de 9,224 pieds au-dessus du niveau de la mer.
En quittant la vallée de San-Luis on traverse d'abord la chaîne des Conejos, pour redescendre dans la vallée de Los Pinos, toujours en suivant les sinuosités des défilés les plus pittoresques et les plus intéressants. Le passage de la gorge de Toltec nous conduit à travers les profondeurs d'une fissure gigantesque produite dans le roc par quelque cataclysme.
La rivière coule ici au fond d'un abîme profond de 1500 pieds, et les ingénieurs ont dû construire des ponts, on plutôt des balcons suspendus au flanc escarpé de la montagne où les convois circulent sur une voie aérienne. On entend souvent sans l'apercevoir le torrent qui écume au fond de son lit de granit, et l'on aperçoit à une hauteur vertigineuse le bleu du ciel qui éclaire vaguement la grandeur sauvage d'une scène qui nous rappelle les illustrations fantastiques de la Divine Comédie du Dante, par Gustave Doré. A gauche, en sortant de la gorge, on aperçoit un obélisque élevé par la main des hommes et qui pique naturellement la curiosité du voyageur. C'est un monument élevé, le 26 septembre 1881, à la mémoire du président Garfield qui était enterré, ce jour là, à Cleveland, dans l'Etat de l'Ohio. Sur le granit poli de l'obélisque on a gravé l'inscription suivante:
In Memoriam
JAMES ABRAHAM GARFIELD
President of the United States
Died September 19, 1881
Mourned by all the People
Erected by Members of the National Association of
General Passenger and Ticket Agents, who
held memorial Burial Services
on this spot.
September 26, 1881On arrive un peu plus loin à la station des Cumbres, sommet de la chaîne des Conejos et à une altitude de 10,015 pieds, où l'on commence la descente qui se fait à peu près dans les mêmes conditions que l'ascension. On passe sans s'arrêter Chama, Amorgo où l'on prend la diligence pour les sources de Pagosa. Ces sources étaient célèbres parmi les Indiens, longtemps avant l'arrivée des blancs dans le pays. Un peu plus loin, à Ignacio, se trouve située la réserve des Utes, ou de la tribu des Enfants, comme les appelaient les trappeurs canadiens qui faisaient la chasse et la traite dans ce pays. Des fenêtres du wagon, on aperçoit les wigwams de la tribu et l'on est certain de rencontrer, à la gare, des sauvages qui vous offrent en vente des arcs, des flèches et des casse-têtes, comme souvenirs de voyage. Ces Indiens ressemblent absolument à nos sauvages du Nord-Ouest canadien et sont soumis à la tutelle du gouvernement américain, qui les nourrit et qui les entretient.
On arrive enfin à Durango, qui est le centre commercial des régions agricoles de Farmington et de Bloomfield, aussi bien que des vallées fertiles du Rio de las animas perdidas --rivière des âmes perdues--et du Rio Florida. Ici, comme partout ailleurs dans les régions montagneuses du Colorado, le rendement des mines est très considérable, et l'exploitation de nouveaux gisements d'argent et de houille promet beaucoup pour l'avenir. Durango compte déjà une population de 4,000 habitants. La ville est située à 450 milles de Denver et à une altitude de 6,250 pieds. Le chemin de fer, en quittant Durango, se dirige directement au nord en suivant la vallée du Rio de las animas. On traverse encore des gorges profondes et on escalade de nouveau des sommets élevés avant d'arriver à Silverton, petite ville de 3,000 habitants, qui a expédié, pendant les trois dernières années, pour plus de $2,000,000 de minerai d'argent aux fonderies de Denver et de Pueblo. L'exploitation de nouveaux gisements se fait tous les jours et le rendement augmente en conséquence. Les hommes du métier prédisent pour Silverton un avenir brillant et prospère, et un vieux mineur d'expérience avec qui je causais des ressources du pays, me disait dans son langage pittoresque, en me montrant les montagnes environnantes: all those mountains are fairly rotten with silver.-- toutes ces montagnes-là sont réellement pourries d'argent.
Le pays qui sépare Silverton de Ouray offrait des difficultés extraordinaires pour la construction d'un chemin de fer; mais on est parvenu à vaincre tous les obstacles en portant la ligne jusqu'à Ironton, après avoir escaladé des sommets de 12,000 pieds d'altitude. Il reste encore une distance de huit milles à construire, et que l'on parcourt aujourd'hui en diligence, à travers les sites les plus pittoresques et les plus accidentés.
Ouray qui est aussi une ville minière admirablement située dans une vallée fertile, sur les bords de la rivière Uncompahgre, promet de devenir, avant longtemps, la rivale de Leadville et d'Aspen pour l'exploitation des mines d'or et d'argent, qui abondent dans les environs. Les capitalistes de l'Est ayant reconnu la richesse des filons et l'abondance du minerai, ont formé des sociétés minières, avec de forts capitaux, et l'on construit actuellement de vastes établissements pour la réduction des métaux. Ouray possède déjà un hôtel de première classe, comme on n'en voit guère, excepté dans les grandes villes, et un système d'écoles publiques que la plupart de nos villes canadiennes pourraient lui envier. Là, comme partout ailleurs dans les pays de l'Ouest, la ville est éclairée à la lumière électrique, et les communications postales et télégraphiques ne laissent rien à désirer.
Le chemin de fer en partant d'Ouray rejoint à Montrose la ligne principale de Denver à Salt Lake City. Nous retournerons d'abord à Antonito pour nous rendre à Santa-Fé du Nouveau-Mexique, avant de voyager plus loin vers l'ouest, en repassant par là.
VIII
HAUTEUR DES MONTAGNES DU COLORADO
LE NOUVEAU-MEXIQUE.
Il serait assez difficile de se faire une juste idée de la hauteur générale des Montagnes-Rocheuses ou de l'altitude où l'on a réussi à porter les chemins de fer, sans procéder par comparaison et sans donner un tableau général de la hauteur des principaux pics du Colorado. Le chemin de fer le plus élevé de l'Europe est celui qui traverse le Righi, à une altitude de 5,753 pieds au-dessus du niveau de la mer. La ligne du Saint-Gothard ne s'élève qu'à 3,788 pieds. Le chemin de fer Denver & Rio Grande, par lequel j'ai traversé les Montagnes-Rocheuses, s'élève à 12,000 pieds entre Silverton et Ouray; à 10,856 pieds sur le Marshall Pass, entre Salida et Gunnison; à 11,329 pieds sur le Fremont Pass. La ville de Leadville, où j'aurai occasion de conduire mes lecteurs plus tard, est située à une altitude de 10,200 pieds.
Le seul autre chemin de fer au monde, qui atteigne des hauteurs comparables, est celui que l'on est en train de construire de Valparaiso sur le Pacifique à Buenos-Ayres sur l'Atlantique, en traversant la chaîne des Andes qui sépare le Chili de la République Argentine; et encore cette ligne n'atteint-elle qu'une altitude de 10,450 pieds au-dessus du niveau de la mer. J'ai dit qu'un chemin de fer à engrenage--cog wheel road--serait terminé, dans deux ou trois mois, jusqu'au sommet du mont Pike, à une hauteur de 14,147 pieds. Ce sera la voie ferrée la plus élevée du monde.
Maintenant, j'ai cru qu'il serait intéressant de compiler une liste des plus hautes montagnes du Colorado; ce qui pourra donner une idée assez juste de l'aspect général de cette partie du pays située dans le massif des Montagnes-Rocheuses. J'ai conservé les noms anglais afin de faciliter les recherches de ceux qui auraient la curiosité de consulter une carte géographique. J'y ai aussi ajouté la hauteur des cols et des défilés par où l'on traverse les montagnes soit en chemin de fer, soit en diligence:
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Sierra Blanca Mount Harvard Mount Massive Gray's Peak Mount Rosalie Mount Torrey Mount Elbert La Plata Mountain Mount Lincoln Buckskin Mountain Mount Wilson Long's Peak Quandary Peak Mount Antero James' Peak Mount Shavano Uncompahgre Peak Mount Crestones Mount Princeton Mount Bross Mount of the Holy Cross Baldy Mountain Mount Sneffles Pike's Peak Castle Mountain Mount Yale San Luis Mountain Mount Red Cloud The Watterhorn Mount Simpson Mount Æolus Mount Ouray Mount Stewart Mount Maroon Mount Cameron Mount Handie Mount Capitol Horseshoe Mountain Snowmass Mountain Mount Grizzly Pigeon Mountain Mount Blaine Mount Frustrum Pyramid Mountain Mount White Rock Mount Hague Mount R G. Pyramid Silver Heels Mountain Mount Hunchback Mount Rowter Mount Homestake Mount Ojo Spanish Peaks Mount Guyot Trinchara Mountains Mount Kendall Mount Buffalo Mount Arapahoe Mount Dunn Mount Bellevue Alpine Pass Argentine Pass Cochetopa Pass Hayden Pass Trout Creek Pass Berthoud Pass Marshall Pass Veta Pass Poncho Pass Tennessee Pass Taryral Pass Breckenridge Pass Cottonwood Pass Fremont Pass Mosquito Pass Ute Pass |
Pieds 14,464 14,383 14,368 14,341 14.340 14,330 14,336 14,302 14,297 14,296 14,280 14,271 14,269 14,245 14,242 14,238 14,235 14,233 14,199 14,185 14,176 14,176 14,158 14,147 14,106 14,101 14,100 14,092 14,069 14,055 14,054 14.043 14,032 14,000 14,000 13,997 13,992 13,988 13,961 13,956 13,928 13.905 13,883 13,895 13,847 13,832 13.773 13,766 13,755 13,750 13,687 13,640 13,650--12,720 13,565 13,546 13,542 13,541 13,520 13,502 11,000 13,550 13,100 10,032 10,780 9,346 11,349 10,852 9,392 8,945 10,418 12,176 9,490 13,500 11,540 13,700 11,200 |
La nomenclature est assez longue, mais il y a encore, au Colorado, soixante-douze pics variant en hauteur de 13,500 à 14,300 pieds et qui n'ont pas encore reçu les honneurs du baptême.
Cela dit, nous allons reprendre la route du Nouveau-Mexique, en suivant la vallée du Rio Grande del Norte.
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* *
J'ai déjà dit un mot de la découverte accidentelle du Nouveau-Mexique par le capitaine Alvar Nunez de Cabeza de Vaca, qui avait fait naufrage sur les côtes du Texas, en 1528, et qui s'était dirigé vers les solitudes de l'Ouest, dans l'intention de rejoindre les compagnons de Cortez qui s'étaient emparés de l'empire de Montezuma, dix ans auparavant. Cabesa de Vaca ne fut cependant pas le premier Européen qui foula le sol du Nouveau-Mexique, et c'est à un missionnaire franciscain, Don José de Basconzalès, que revient l'honneur de la première découverte; seulement le missionnaire, qui était parti seul de Mexico pour aller prêcher l'Evangile aux peuplades inconnues du Nord, ne revint jamais pour raconter son voyage. On connaissait la date de son départ mais on n'avait plus jamais entendu parler de lui, lorsque Cabesa de Vaca et ses compagnons, en se dirigeant toujours vers l'ouest, arrivèrent à l'antique cité de Zuni, située à 190 milles au sud-ouest de Santa-Fé et à dix milles de la frontière actuelle du Territoire de l'Arizona.
Vaca et ses compagnons furent reçus avec des démonstrations d'amitié par les Indiens du pays qui leur donnèrent en présent "des turquoises, des fruits, de la viande séchée, des couvertes de boeuf--peaux de buffle--et des émeraudes taillées en pointes de flèches." Ces Indiens habitaient en commun une vaste forteresse construite de briques de boue cuites au soleil, et vivaient d'agriculture, de chasse et de pêche. Après avoir permis à leurs hôtes de se reposer et de se restaurer, les sauvages conduisirent Vaca au pied d'un rocher escarpé qui s'élevait, solitaire, à quelque distance de la ville, et là, gravée sur le flanc de granit, lui montrèrent l'inscription suivante:
Don José de Basconzalès--1526
Le pauvre missionnaire avait passé par là, et c'était tout ce qui restait comme souvenir de son dévouement et de son zèle. Où était-il allé? Comment avait-il péri? Les Indiens l'ignoraient où ne voulaient peut-être pas le dire, s'ils le savaient. Dans tous les cas, cette inscription qui existe encore aujourd'hui marque la date de la première découverte du pays. Treize ans plus tard, en 1539, le vice-roi du Mexique envoya une expédition sous les ordres du franciscain Marco de Niza pour explorer ce que l'on appelait alors le royaume de Cibola, ou royaume des buffles, parce que ces animaux paissaient en grand nombre dans tous les territoires situés au nord du Rio Grande del Norte. Le missionnaire fit une relation détaillée des circonstances de son voyage aussi bien qu'une description très exagérée des richesses des pays et des peuples qu'il avait visités. Ce fut alors que le gouvernement espagnol résolut de conquérir le pays et, le lundi de Pâques de l'année 1540, une armée de 1,500 hommes partit de Mexico sous les ordres de Francisco Vasquez de Coronado, et se dirigea vers le nord.
Coronado était l'un des conquistadores, un des conquérants, compagnons de Cortez, et on lui avait confié le commandement de cette expédition, parce que l'on croyait qu'il était destiné à conquérir un pays aussi riche que le Pérou. Les récits fantaisistes de Vaca et de ses compagnons, et après eux de Marco de Niza, faisaient croire à la découverte d'un véritable Eldorado, où l'on trouverait l'or, l'argent et les pierres précieuses en grande quantité. Les premiers explorateurs avaient abusé du privilège d'exagérer outre mesure tout ce qu'ils avaient vu et rencontré. Ils avaient parlé de montagnes d'opales, de mines de turquoises, de vallées étincelantes de grenats et d'aigues marines, de ruisseaux coulant sur du sable d'argent, de serpents à castagnettes--à sonnettes--d'oiseaux au plumage plus brillant que celui du paon, et d'un désert plus grand et plus terrible que le Sahara.
Les succès merveilleux de Cortez et de Pizarre permettaient aux autorités de croire aux descriptions et aux relations les plus invraisemblables. Aussi fut-ce au son des trompettes et du canon que Coronado partit à la tête de sa vaillante petite armée, après avoir entendu la messe à Notre-Dame de Compostelle. Le vice-roi lui-même, Mendoza, accompagna les troupes durant deux jours de marche, et avant de les quitter, leur fit une exhortation dans laquelle il les engageait à suivre la piste glorieuse des conquistadores, qui avaient fait de si grandes choses pour l'honneur de l'Espagne et de la religion. L'historien de l'expédition, Castenada, nous raconte les merveilleuses choses qu'ils virent et qu'ils rencontrèrent partout. Ils passèrent à des endroits "où la terre résonnait et tremblait comme un tambour et où les cendres et la lave bouillonnaient d'une manière infernale." Ils virent "des rochers magnétiques se joindre ensemble sans raison apparente." Ils souffrirent de "tempêtes de grêle où les grêlons, gros comme des oeufs bosselaient leurs casques et leurs armures, et couvraient la terre d'une épaisseur d'un pied et demi." Ils combattirent et vainquirent "des tribus de géants et des Indiens de toutes sortes, mais ils furent heureux de ne pas rencontrer de cannibales."
On voit que le récit homérique de Castenada fut digne des relations légendaires de Cabesa de Vaca, mais on retrace, parmi toutes ces exagérations, la véritable histoire de l'expédition de Coronado. Il réussit à massacrer les indiens, à répandre la terreur dans le pays, à découvrir de nouvelles contrées et à se rendre jusque sur les bords de la rivière Missouri, longtemps avant que les Français eux-mêmes eussent exploré cette partie du continent; mais il ne trouva ni or, ni argent, ni pierres précieuses. Durant trois ans, les vaillants aventuriers parcoururent des pays inconnus, sans pouvoir découvrir les "montagnes d'opales, les mines de turquoises, les vallées étincelantes de grenats et d'aigues marines et les ruisseaux coulant sur du sable d'argent." Il y avait bien des indications et des traces de tout cela, mais il fallait du travail, de la patience et de la persévérance pour forcer la terre à livrer toutes ces richesses. Mais les soldats espagnols, n'avaient aucune de ces vertus, et ils venaient dans le pays bien décidés à forcer les naturels à répéter l'histoire de Pizarre et de la rançon merveilleuse de l'inca Atahualpa. On peut juger de leur déception et de leur désenchantement. L'expédition de Coronado donna cependant à la couronne d'Espagne un territoire cinq fois plus grand que la superficie de l'Espagne elle-même. Quelques missionnaires franciscains demeurèrent dans le pays, mais furent presque tous massacrés par les Indiens, qui voulaient probablement se venger des cruautés de Coronado et de ses compagnons.
En 1581, le frère Agostino Ruyz fut massacré par les sauvages avec un de ses compagnons dans un village connu sous le nom de Paola. En 1582, Don Antonio de Espejo visita les villes et Pueblos de Zuni, de Acoma, et écrivit une relation fort intéressante de ses voyages. En 1595, le capitaine Juan de Onate fonda une colonie à l'endroit où la rivière Chama se jette dans le Rio Grande, et c'est aussi de cette époque que date la fondation de la Villa Real de Santa Fé--ville royale de la Sainte-Foi. Les Espagnols après s'être emparés du pays, commencèrent immédiatement l'exploitation des mines, en réduisant les naturels à l'esclavage et en les forçant à travailler dans les entrailles de la terre. On trouve un peu partout, dans le Nouveau-Mexique, des traces d'exploitation d'anciennes mines d'or et d'argent.
Les Indiens vaincus par la supériorité des armes de leurs conquérants furent d'abord soumis, mais se révoltèrent ensuite et chassèrent leurs oppresseurs du pays, après avoir tué tous ceux qui tombèrent entre leurs mains. Ceci se passait en 1680. Douze ans plus tard, Diego de Vargas, à la tête d'une nombreuse armée, reconquit le pays et rétablit l'autorité espagnole, mais cette fois à la condition que les Indiens retiendraient leur liberté et ne seraient plus forcés de travailler dans les mines. Depuis cette époque jusqu'en 1821, l'histoire de Santa-Fé et du Nouveau-Mexique ne présente rien de remarquable. La révolution de 1821 chassa les Espagnols du pays, et le Mexique devint une république indépendante. Le Nouveau-Mexique fut occupé par les troupes américaines en 1846, et le pays fut définitivement cédé aux Etats-Unis, par le traité de Guadeloupe-Hidalgo, le 2 février 1848.
J'ai déjà dit que les Indiens du Nouveau-Mexique différaient entièrement des autres sauvages du continent, par leurs coutumes, leurs croyances, leur forme de gouvernement et leur manière de vivre en général, et je traiterai ce sujet en commençant par dire un mot de la ville de Santa-Fé, qui fut autrefois le centre de ces primitives confédérations, comme elle est restée la capitale du Nouveau-Mexique depuis sa fondation, il y a plus de trois cents ans.
IX
PUEBLOS ET PUEBLOANOS
La ville de Santa-Fé est située à une altitude de 7,044 pieds au-dessus du niveau de la mer et est traversée par le Rio Santa Fé, petite rivière que l'on passe à pied sec, généralement, mais qui devient un torrent fort imposant et parfois fort dangereux, à l'époque de la fonte des neiges dans les montagnes environnantes. Santa-Fé a conservé tous les caractéristiques d'une ville espagnole et ne compte guère, aujourd'hui, qu'une population de 10,000 habitants dont les trois-quarts sont d'origine mexicaine. Le saint père Pie IX a érigé Santa-Fé en diocèse comprenant le territoire du Nouveau-Mexique avec les évêchés du Colorado et de l'Arizona comme suffragants; et le premier archevêque, Mgr. J. B. Lamy reçut le pallium, le 16 Juin 1875. Il est assez curieux de constater que l'archevêque et la plupart des prêtres du diocèse, sont français, bien que l'élément français ou d'origine française compte à peine quelques rares représentants en dehors du clergé, dans cette ancienne province espagnole.
A part quelques églises modernes, quelques édifices publics et quelques constructions militaires qui sont de date récente, la ville de Santa-Fé présente aujourd'hui le même aspect qu'elle avait sous le régime autoritaire du vice-roi du Mexique. On y voit la plava mayor où se trouve situé l'ancien palais des gouverneurs, et de longues rangées de maisons construites en adobes, grosses briques de boue cuites au soleil et conservant une couleur terreuse qui donne un aspect triste à toutes ces constructions primitives. La fameuse église de San Miguel, une des plus anciennes du continent américain, existe encore, quoique dans un état assez délabré. On fait remonter sa construction aux premiers jours de la colonie, mais elle fut réduite en cendres lors du soulèvement des pueblos en 1680. Elle fut restaurée lors du retour des Espagnols, et on lit encore aujourd'hui, gravée sur un soliveau, l'inscription suivante, en langue espagnole:
Le Marquis de la Pennela reconstruisit cet
édifice avec son serviteur
Don Augustin Florès Vergara
A. D. 1710
On voit aussi, au-dessus du maître-autel, un vieux tableau de l'Annonciation, noirci par l'âge et portant toutes les marques de la plus haute antiquité. La date inscrite au dos porte le millésime de 1287. Le prêtre qui m'accompagnait ne connaissait pas l'histoire de cette curieuse peinture, mais il m'assura qu'il n'avait aucun doute sur l'authenticité de la date, car son prédécesseur, qui était un vieux moine espagnol fort érudit, lui avait souvent dit qu'il considérait ce tableau comme une des plus anciennes peintures religieuses qu'il y eut au monde. Tout près de l'église de San Miguel, on montre encore aux visiteurs une vieille maison qui faisait partie de la forteresse indienne des pueblos de Analco lorsque les Espagnols s'emparèrent du pays.
Santa-Fé était autrefois, comme elle l'est d'ailleurs encore aujourd'hui, le centre ou la capitale des villages indiens que Vaca, Coronado, Espejo et Onate découvrirent à différentes époques, dans la vallée du Rio Grande. Les Indiens vivaient dans des maisons à deux ou trois étages, construites de pierres ou de briques de boue, rangées en quadrilatères en forme de forteresses, afin de protéger les habitants contre les incursions des tribus des montagnes qui vivaient de brigandages et de déprédations. Les Espagnols donnèrent à ces villages le nom de Pueblos et à leurs habitants celui de Puebloanos. Tels ils vivaient alors, tels ils vivent encore aujourd'hui, cultivant le sol et récoltant le maïs, les légumes et le coton. Ils chassaient aussi le bison, le chevreuil et l'ours, qui abondaient dans les plaines et dans les montagnes environnantes, mais ils s'éloignaient rarement de leurs pueblos par crainte des cruels Apaches et des Navajos, avec qui ils étaient en guerre continuelle. On leur donnait aussi le nom général de Moquis qui signifie chaussures, parce que ces nations connaissaient l'art de tanner et, préparer les cuirs pour s'en faire des chaussures.
Cabeza de Vaca, le premier explorateur, raconte qu'en se dirigeant vers le nord-ouest, il rencontra des peuplades "vivant dans des habitations de grande dimensions, construites de terre, situées sur les bords d'une rivière qui coulait entre deux chaînes de montagnes." Il parle de la bravoure et de la haute stature des hommes qui étaient vêtus de costumes de peaux de bêtes bien préparées, et des femmes qui portaient des vêtements de coton et qui lavaient leurs costumes avec une racine savonneuse qui les nettoyaient bien proprement. Ces sauvages reçurent les blancs avec les plus grandes démonstrations d'amitié et leur rendirent hommage comme aux fils du soleil. Les mères apportaient leurs enfants pour les faire bénir et touchaient humblement les vêtements des étrangers, croyant par là obtenir des faveurs surnaturelles.
Ceci se passait en 1528. Le franciscain Niza, qui vint quelques années plus tard, raconte à peu près les mêmes faits, en les exagérant et en affirmant que les Indiens possédaient des vases d'or et d'argent en plus grande abondance que les Incas du. Pérou.
"Suivant toujours l'inspiration du Saint-Esprit, j'arrivai au haut d'une montagne où, avec l'aide des Indiens, je construisis une pyramide de pierres, pour y placer une croix, symbole de la foi et de la conquête. Ces peuples devinrent alors l'héritage de Dieu et de l'Espagne et je donnai à la nouvelle province le nom de El Nuevo-Regno de San Francisco--Nouveau Royaume de Saint-François."
Et depuis cette époque saint François est resté le patron du Nouveau-Mexique. Castaneda qui accompagnait l'expédition de Coronado, en 1540, comme historien, raconte que:
"Les chefs dirent à Coronado, que leurs villages étaient plus anciens que la mémoire de sept générations. Les femmes portaient des manteaux de coton qui étaient attachés autour du cou et passaient ensuite sous le bras droit, pour tomber sur des jupons aussi fabriqués de coton. Elles portaient aussi des perles sur la tête et des colliers de coquillages autour du cou.. Elles arrangeaient leurs cheveux derrière la tête dans la forme d'une roue ou de l'anse d'une tasse."
Antonito de Espejo, quarante ans plus tard en 1582, écrivait ce qui suit:
"Nous trouvâmes partout des maisons bien construites et ayant à l'intérieur des poêles de pierre, pour la saison d'hiver. Les habitants sont vêtus de coton et de peaux de daims, selon la manière des Indiens du royaume du Mexique. Mais ce qu'il y a de plus étrange c'est de voir les hommes et les femmes porter des souliers, ce qu'on ne voit jamais parmi les Indiens du Mexique. Les femmes peignent leurs cheveux avec soin et ne portent rien sur la tête. Dans tous ces pueblos il y a des caciques qui gouvernent comme les caciques du Mexique et qui ont des sergents-d'armes qui proclament leurs ordres et leurs commandements et qui veillent à leur exécution. Dans leurs champs qui sont vastes et nombreux. Ils construisent des abris couverts de terre où les travailleurs mangent et se reposent pendant les grandes chaleurs du jour, car ce sont des nations adonnées à un travail constant et régulier. Les armes dont ils se servent sont des arcs et des flèches avec des pointes de silex qui traversent une cotte de mailles; aussi des manacas ou épées dont la tranche est aussi faite de silex et avec lesquelles ils peuvent couper un homme en deux. Ils ont aussi des boucliers faits de peaux de bison."
Villanueva écrivait cent ans plus tard:
"Il est indubitable que les habitations des pueblos sont mieux construites que celles des autres Indiens du Mexique et que leurs habitants sont plus civilisés et plus industrieux que les autres peuplades que nous connaissons."
La forme de gouvernement de ce curieux peuple est aussi restée exactement ce qu'elle était lors de la première conquête. Les gouverneurs espagnols respectèrent leurs us et coutumes, lorsqu'ils virent qu'il était parfaitement inutile d'essayer de les soumettre aux usages européens. Ce ne fut pas, cependant, sans luttes et sans persécutions que ces pauvres Aztèques réussirent à conserver leurs traditions, et l'histoire du premier siècle de leur esclavage est une longue suite de cruautés inutiles et de persécutions sanglantes.
Les Espagnols voulurent agir avec les puebloanos comme ils l'avaient fait avec les Mexicains et avec les Péruviens. On les réduisit en esclavage et on les força à travailler dans les mines, où ils succombaient le plus souvent sous le poids d'un labeur surhumain. On les contraignit à embrasser le christianisme par la torture et la prison, et on renversa les autels de leurs dieux domestiques. La supériorité des armes européennes leur en imposa d'abord et ils endurèrent ainsi durant cent ans le régime tyrannique de leurs oppresseurs. Mais il arriva un jour où la mesure fut à son comble, et pendant "la première lune du mois d'août 1680", il y eut un soulèvement général, pendant lequel tous les Espagnols furent massacrés, toutes les églises furent démolies et réduites en cendres et toutes les traces du régime exécré furent oblitérées. Les quelques militaires qui purent s'enfuir se dirigèrent en grande hâte vers Mexico, où ils racontèrent ce qui venait de se passer dans la capitale de la Nouvelle-Espagne.
Plusieurs expéditions furent organisées pour reconquérir le pays; mais elles subirent d'abord des échecs répétés. Les capitaines Otermin, Ramirez, Cruzate et Posada furent tour à tour vaincus par les habitants des pueblos qui s'étaient réunis en armes pour combattre l'ennemi, commun dont ils connaissaient alors la tactique et les manières de faire la guerre. Ce ne fut qu'en 1692, grâce aux divisions intestines qui existaient alors parmi les Indiens, que Diego de Vargas réussit à rétablir l'autorité de la couronne d'Espagne. Mais un traité en règle accordait cette fois aux Puebloanos la restauration de leur forme primitive de gouvernement, les exemptait de l'esclavage et du travail dans les mines et permettait le libre usage de leur culte à ceux qui n'avaient pas jugé à propos d'embrasser le christianisme.. Ce même Diego de Vargas avait cependant déclaré, en quittant Mexico "qu'il était aussi impossible de convertir un sauvage sans les soldats que d'essayer de faire entendre raison à un juif sans le tribunal de la sainte Inquisition." On voit que le vaillant capitan avait été forcé d'en rabattre, et qu'il fut fort heureux d'accepter la soumission des Indiens, tout en leur accordant des privilèges fort libéraux, à une époque où l'Espagnol ne régnait en Amérique que par la terreur et la persécution. Les Puebloanos avaient donc fait preuve d'une grande valeur et s'étaient montrés aussi braves soldats qu'ils étaient bons laboureurs et sages administrateurs.
Les pueblos du Nouveau-Mexique sont actuellement au nombre de dix-neuf, formant autant de communes absolument indépendantes les unes des autres, et ayant chacune son organisation municipale. Voici la liste complète de ces villages avec leur population d'après le dernier recensement décennal de 1880:
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Taos San Juan Santa-Clara San Idelfonso Pecuris Nambè Pojuaque Tesuque Sochiti San-Domingo San-Felipe Temez Zia Santa-Anna Laguna Isoleta Sandia Zuni Acoma |
391 408 212 139 1,115 66 26 96 271 1,123 613 401 58 489 968 1,081 345 2,082 582 |
Le tout formant une population totale de 10,469 habitants. Ces chiffres sont aussi exacts qu'il a été possible de les contrôler; mais ils sont probablement au-dessous de la vérité. Les Indiens sont en général fort réticents sur tout ce qui les concerne et la discrétion n'est pas la moindre de leurs vertus. Il est hors de doute que le nombre des Puebloanos diminue graduellement, comme l'attestent d'ailleurs les nombreuses ruines de villages inhabités que l'on rencontre un peu partout dans les vallées du Rio Grande et du Rio Pecos, qui sont les deux principales rivières du Nouveau-Mexique. Les premiers explorateurs portaient leur nombre à plus de 50,000, mais il faut sans doute faire la part de l'exagération dans leurs calculs comme dans leurs appréciations fantaisistes. Ce qui paraît certain c'est que les Puebloanos semblent suivre la destinée fatale de tous les indigènes des deux Amériques, qui disparaissent devant l'avancement des chemins de fer et les progrès de la colonisation moderne.
Chaque village ou pueblo est gouverné par un cacique qui est en même temps chef de la commune, grand-prêtre du culte de Montezuma et directeur général des affaires temporelles et spirituelles des habitants. Le cacique choisit lui même son successeur dès qu'il prend possession du pouvoir, mais l'on ignore l'origine de cette coutume, qui remonte à la plus haute antiquité. Le cacique est aidé d'un gubernador, de trois principales, d'un alguazil, d'un fiscal mayor et d'un capitan de la guerra. Les principales forment une espèce de cabinet et sont les conseillers du cacique, qui choisit chaque année, sur leur recommandation, un gubernador ou gouverneur. Les principales sont toujours d'anciens gouverneurs. L'alguazil est une espèce de haut shérif qui veille à l'exécution des lois. Le fiscal mayor préside aux cérémonies religieuses, et le capitan de la guerra est chargé du commandement en chef et de l'organisation des expéditions guerrières. On voit que le ministère est assez complet. Mais ce qui distingue les ministres sauvages de leurs collègues des autres parties du monde, c'est qu'il ne reçoivent aucun traitement ni aucune compensation quelconque. Tous sont forcés de cultiver la terre et de gagner leur pain à la sueur de leur front. Combien de politiciens de profession, en Europe comme en Amérique, au Canada même, crèveraient de faim, s'ils étaient forcés de subir ce régime ultra-démocratique! Toute tribu ou Pueblo, si réduite qu'elle soit en population, a ce même nombre de chefs, tous fils de Montezuma, et il n'est pas de peuple au monde qui conserve d'une manière plus fidèle et plus méticuleuse, les traditions et les lois de ses ancêtres. Bien que le plus grand nombre des Puebloanos soient catholiques, leur croyance est restée un curieux mélange de christianisme et de paganisme, qu'il serait difficile d'analyser. Ils réunissent dans un même sentiment d'adoration le Christ et le soleil, la Vierge et la lune, les saints et les étoiles. L'arc-en-ciel est l'objet d'un culte tout particulier.
Le nom de Montezuma, le père des Aztèques, est un nom sacré entre tous, et chaque pueblo entretient un brasier sacré, dans l'attente de la venue de ce Montezuma qui doit les conduire à la conquête de l'empire du Mexique, où il régnera dans une splendeur éternelle. La grenouille, le serpent à sonnettes et la tortue sont des emblèmes sacrés, et malheur à ceux qui les profaneraient en les touchant, même par accident. Toutes ces croyances et ces superstitions ont résisté aux efforts des missionnaires qui sont forcés de se contenter du peu d'influence qu'ils ont pu acquérir sur ces sauvages, en leur inculquant des principes de moralité, pour leur conduite ordinaire. Les mendiants et les vagabonds sont inconnus dans les pueblos. Tous lés hommes, sans exception, s'occupent de la culture des champs, et les femmes sont chargées des devoirs domestiques, sans être forcées, comme dans les autres tribus sauvages, de faire les travaux, les plus rudes et les plus asservissants. Les vieillards, les malades et les infirmes sont nourris et entretenus aux frais de la commune. On voit que ces institutions ont du bon, et qu'il y a bien des nations soi-disant progressives qui pourraient prendre des leçons de gouvernement de ces enfants d'une civilisation préhistorique.
X
SANTA-CLARA--SAN-JUAN--TAOS
A six heures au nord de Santa-Fé, se trouve située la gare de Espanola, sur la ligne du Denver et Rio Grande Railway. Le chemin de fer suit ici les sinuosités du fleuve jusqu'à Embudo, à cinquante milles plus haut, et c'est dans cette vallée fertile que sont situés les trois pueblos de San-Juan, de Santa-Clara et de San-Idelfonso. Le petit village de Espanola est le centre commercial du pays, et j'ai rencontré là deux Canadiens de Lachute qui ont des magasins spacieux et qui font un commerce fort important avec les cultivateurs et les éleveurs des environs. Ceci m'amène naturellement à constater ici que j'ai rencontré des compatriotes partout où je me suis trouvé jusqu'à présent, soit au Colorado ou au Nouveau-Mexique; et les familles des Beaubien, des Mercure, de Saint-Vrain et des Cloutier sont bien connues dans la vallée du Rio Grande del Norte. La veuve du premier gouverneur du territoire est une Beaubien, et elle vit encore à Taos. Son mari, le colonel Bent, fut tué par les Mexicains, dans l'insurrection qui suivit l'occupation du pays par les troupes américaines, en 1847.
Les villages indiens se ressemblent tellement,--par les habitations, les traditions, la manière de cultiver la terre et la manière de vivre de leurs habitants,--qu'il suffit réellement d'en visiter un seul pour se former une juste idée de tous les autres. Aussi ne mentionnerai-je qu'en passant ma visite à San-Juan, à Santa-Clara et à San-Idelfonso, pour m'occuper plus longuement de mon voyage à Fernandez de Taos.
Le pueblo de Taos est un des plus curieux et l'un des plus importants du pays, et les édifices remarquables où vivent aujourd'hui les Puebloanos sont de la plus haute antiquité. Ce pueblo, situé à vingt-deux milles d'Embudo, est relié à la gare par un service de diligences, mais je préférai faire la route à cheval, en compagnie de deux artistes américains, qui avaient eu la bonne idée de venir faire des études et des croquis dans cette contrée pittoresque.
Le pays entre Embudo et Taos n'offre rien de remarquable. On passe en route deux ou trois hameaux mexicains et quelques haciendas. Les habitants nous regardent passer avec cette indifférence simulée ou réelle qui distingue les métis espagnols. A la porte de chaque masure construite en adobes, on voit de longues grappes de piment rouge arrangées en festons, et qui relèvent la monotonie et l'uniformité de la couleur boueuse qui distingue toutes les habitations du pays. Le piment mêlé à la viande de boeuf-- chili con carne--forme avec les tortillas, espèce de crêpes de maïs, les deux principaux mets de la cuisine mexicaine, et gare à la bouche de l'étranger qui, sans défiance, attaque un plat de chili con carne, sans y mettre toute la modération nécessaire. Autant vaudrait assaisonner une assiettée de soupe ordinaire d'une grande cuillerée de poivre rouge. Cela vous emporte la bouche du coup. C'était là, pour moi, une vieille expérience chèrement acquise pendant mon service militaire au Mexique; mais il n'en était pas de même de mes deux compagnons, qui ne connaissaient pas encore les habitudes du pays. On leur en avait servi au déjeuner. Ils en furent quittes, cependant, pour une soif dévorante qui les poursuivit jusqu'à Taos, et ils jurèrent un peu tard qu'ils se contenteraient, à l'avenir, des mets ordinaires de leur cuisine nationale. Nous arrivâmes dans la vallée de Taos vers les cinq heures du soir, au moment où le soleil disparaissait derrière les montagnes de l'Occident, et nous fûmes enchantés de trouver bon gîte et bon couvert dans une auberge fort confortable tenue par un Irlandais nommé Dibble, qui vit dans le pays depuis de longues années. Fernandez de Taos est une petite ville de 1,500 habitants, qui fut la première capitale du Nouveau-Mexique, après la cession du pays aux Etats-Unis. Ici vécut pendant de longues années et mourut, le 23 mai 1868, à l'âge de cinquante-neuf ans, le célèbre scout, trappeur et guide, Kit Carson. Son corps repose dans l'humble cimetière de Taos, mais ses compatriotes lui ont élevé un monument sur une des places de Santa-Fé.
A deux milles du village et immédiatement au pied du Mont Taos, se trouvent situées les deux grandes maisons communales du pueblo, se faisant face sur les rives d'une petite rivière qui descend de la montagne, et où vivent en commun à peu près quatre cents Indiens. Ces maisons ont quatre étages et sont construites en pyramide tronquée; c'est-à-dire que chaque étage forme une terrasse et que le tout ressemble assez à une série de maisons d'inégale grandeur, superposées, la plus grande servant de base à la deuxième qui est plus petite, et ainsi de suite jusqu'à la cinquième, qui n'est qu'une tour où se tient constamment, nuit et jour, la vigie qui doit annoncer l'arrivée du grand Montezuma, qui est le messie des Puebloanos. Cette tradition est respectée dans tous les pueblos. Les missionnaires n'ont jamais pu convaincre ces pauvres Indiens de l'inutilité de leurs veilles et de leur attente naïve. Et il a plus de trois cents ans que l'Evangile leur fut prêché pour la première fois.
Les maisons communales de Taos n'ont ni portes ni fenêtres au premier étage, et l'on est forcé de grimper par des échelles jusqu'au sommet, pour descendre ensuite dans les chambres intérieures par le même moyen, et à travers des trous percés sur la première terrasse. On construisait ainsi pour se protéger contre les surprises et les attaques nocturnes des Indiens des montagnes, avant la conquête espagnole, et l'on continue la tradition sans s'occuper de ce qu'un boulet de canon pratiquerait facilement une ouverture dans les murs de terre de cette forteresse primitive. Mais comme je l'ai déjà dit, les Puebloanos ne s'occupent que fort peu des progrès modernes, et c'est chez eux que l'on met en pratique le vieux proverbe: tels pères, tels fils. Au centre du premier étage et immédiatement au-dessous du deuxième, se trouve située la salle du conseil, où se réunissent les chefs et où l'on entretient le feu sacré.
L'entrée en est interdite aux femmes de la tribu et aux étrangers. C'est là que se pratiquent les rites d'un culte dont on ne connaît guère les dogmes et les cérémonies; mais il est généralement admis que c'est un curieux mélange de traditions païennes et de cérémonies chrétiennes. Les blancs du pays avouent franchement ne connaître rien de précis, à ce sujet --et les missionnaires eux-mêmes ne paraissent pas en savoir beaucoup plus long,--On célèbre chaque année, par des jeux, des danses, des courses et des réjouissances publiques, la fête de saint Jérôme que les Indiens ont adopté comme patron, et tous les pueblos de la vallée du Rio Grande envoient des députations pour prendre part à la cérémonie. On m'a dit que c'était là une occasion unique d'étudier les coutumes et les traditions religieuses des pueblos, et j'ai regretté vivement de ne pouvoir être témoin de ces fêtes populaires, qui se célèbrent le dernier jour du mois de septembre de chaque année. Je me suis cependant bien promis, si jamais l'occasion s'en présentait, de revenir à Taos à cette époque de l'année, car j'avoue que tout ce qui touche à ces Indiens pique vivement ma curiosité. J'ai visité en détail tous les appartements--à l'exception de la salle du conseil--d'une des maisons communales, sous la conduite de l'alguazil ou haut shérif. J'y ai été reçu avec la plus grande politesse; je pourrais même dire avec la plus grande cordialité, surtout par une foule de bambins absolument nus qui nous suivaient partout, nous regardant avec curiosité et acceptant volontiers les pièces de cinq sous que nous leur offrions comme cadeaux.
L'ameublement des différentes pièces présentait la plus grande simplicité. Des peaux d'ours, de loup ou de panthère, étendues sur le parquet cimenté, servaient de lit pendant la nuit et de tapis pour s'asseoir pendant le jour. Quelques pierres calcinées dans un coin pour le foyer, et des vases en terre cuite de différentes grandeurs, composaient uniformément chaque batterie de cuisine. Les femmes accroupies sur leurs talons tricotaient des mitasses de laine ou brodaient avec des grains de verroterie des bonnets, des souliers, des ceinturons ou des gilets de peau de chevreuil, en fumant des cigarettes de feuilles de maïs. Les hommes, presque tous absents, travaillaient aux champs, ou étaient dans la montagne voisine, occupés à couper du bois qu'ils transportaient à dos d'âne, pour entretenir le feu sacré de la salle du conseil et pour faire bouillir les marmites des familles de la commune. La tranquillité la plus absolue régnait partout, et les enfants eux-mêmes s'amusaient sur les terrasses avec cet air d'indescriptible mélancolie et de paresseuse nonchalance qui distingue tous les habitants des anciennes colonies espagnoles.
Les filles se marient très jeunes et perdent très vite toute trace de jeunesse et de beauté. J'ai vu des femmes de vingt-cinq ans qui paraissaient plus vieilles, plus cassées et plus ridées que nos femmes du nord, à l'âge de soixante ans. Elles travaillent continuellement nu-tête, sous les rayons brûlants d'un soleil tropical; la raréfaction de l'atmosphère, à cette altitude, a d'ailleurs pour effet, me dit-on, de sécher et de rider la peau d'une manière désastreuse pour la beauté des femmes. S'il existe des difficultés intestines ou des querelles de famille dans le pueblo, l'étranger n'en sait jamais rien, et tout se règle à l'amiable par l'autorité du cacique et de ses officiers. Toute la vie intime de la communauté repose sur le culte sacré des traditions et dans l'observation des rites, des coutumes et des lois transmises par les ancêtres. En hiver, l'occupation principale des Puebloanos est la répétition et l'exercice des danses nationales, sous la direction du fiscal mayor, pour les fêtes et les cérémonies religieuses de la belle saison. Deux des principales danses sont la cachina, qui correspond à un service d'action de grâce, et la you-pel-lay ou danse du maïs, qui a lieu, chaque année, à l'époque de la récolte de cette plante. Un des amusements les plus en vogue est la chasse du lièvre, qui abonde partout au Nouveau-Mexique. On chasse le lièvre à pied et à coups de bâton, ce qui doit être assez difficile, mais on m'a dit que les Puebloanos sont fort adroits à cet exercice et qu'ils y prennent un plaisir immense; toujours, naturellement, parce que leurs ancêtres chassaient le lièvre de cette manière primitive et lorsqu'il est si facile, aujourd'hui, de l'abattre à coups de fusil!
Les habitants des pueblos se servent généralement entre eux de différents idiomes dérivés de la langue aztèque; mais il est très curieux de constater qu'ils ne se comprennent pas toujours d'un village à l'autre, sans le secours de la langue espagnole, qu'ils parlent plus ou moins correctement. Chaque habitation ou plutôt chaque centre d'habitations, possède un langage différent, et les Puebloanos de Zuni, de Picuris, de Isoleta et de San-Domingo, ne se comprennent entre eux qu'à la condition de parler espagnol. Leur langue mère est devenue tellement corrompue au contact des autres tribus sauvages, qu'il s'est formé des patois particuliers à chaque pueblo. Ce qui explique la chose et ce qui paraît cependant fort étonnant, c'est que les habitants des villages ne se visitent que très rarement entre eux; ce qui les distingue des tribus nomades qui les entourent. Le Puebloano paraît heureux et satisfait de vivre dans sa commune, et ne s'occupe jamais de ce qui se passe au dehors.
Les mariages se font toujours entre les habitants d'une même organisation communale, et l'on attribue à cette cause la décroissance et l'étiolement de la race. Il est absolument certain que cette nation curieuse comptait autrefois une très nombreuse population, car on trouve un peu partout, dans le Nouveau-Mexique et dans l'Arizona, des vestiges et des ruines de pueblos abandonnés longtemps avant la conquête. Les premiers explorateurs font tous mention de ces ruines, dans leurs relations de voyage, et les Indiens eux-mêmes dans leurs traditions parlent constamment de la gloire, de la grandeur et de la richesse du royaume de Montezuma. Cette tradition paraît être la base principale de leur organisation politique et religieuse; mais l'histoire de ces peuples restera à jamais ensevelie dans la plus grande obscurité. Ils paraissent destinés, comme les autres nations indigènes des deux Amériques, à disparaître tôt ou tard devant le progrès moderne; mais il n'en reste pas moins acquis, qu'ils ont atteint dans le passé, comme ils possèdent d'ailleurs encore aujourd'hui, un degré de civilisation supérieur, à tous les points de vue, à l'état sauvage et nomade des autres tribus du continent américain, toujours à l'exception de leurs frères du Mexique, qui avaient fondé l'empire de Montezuma et de Guatimozin.
Le rapport suivant, adressé à l'institut archéologique de Washington, sur les pueblos par le professeur Ad. F. Bandelier, complétera les renseignements que j'ai pu obtenir sur ces intéressantes populations indigènes.
Fort Huachica, Territoire d'Arizona,
15 février 1884.A l'honorable W. G. Ritch, secrétaire du Territoire
du Nouveau-Mexique, à Santa-Fé, N.-M.Cher monsieur,
Conformément à vos désirs, je vais vous soumettre une description rapide et nécessairement incomplète des ruines des aborigènes dissimulées dans la contrée de Santa-Fé. Cet essai sera forcément imparfait, puisque je n'ai point visité tous les recoins du pays, et parce que, d'ailleurs, les matériaux que j'ai recueillis sont aujourd'hui bien loin de ma portée. Aussi vous prierai-je d'avoir égard à ces circonstances en présence des défectuosités qui abondent dans mon travail.
Lorsqu'on fait la classification des ruines, on doit inclure dans la première division les villages qu'on sait avoir été occupés dans le cours du seizième siècle, et dans la seconde, ceux sur le compte desquels on n'a pas de renseignements officiels, et qui, par conséquent, devaient être abandonnés avant l'année 1540.
Les ruines de la première division sont toutes du même type; c'est celui du pueblo communal, résidence à plusieurs étages, tel qu'on en trouve encore habitées par les aborigènes sédentaires du Nouveau-Mexique.
La seconde classe comprendra deux types--celui dont il vient d'être question, et le type de la demeure familiale détachée, formant des villages avec maisons quelque peu éparpillées. Les constructions de grottes servant d'abris représentent les modifications de l'une ou de l'autre de ces deux classes.
En 1598, date de la première colonisation par l'Espagne, et avant cette époque, lorsque des explorateurs espagnols qui ne faisaient que passer--sous Coronado, de 1540 à 1543; sous Francisco Sanchez Charnuscado en 1580; sous Espejo en 1583, et sous Gaspard Castano de Sosa en 1590;--traversant quelques parties du comté de Santa-Fé, il y avait dans certains coin de ce territoire trois groupes distincts d'Indiens. C'étaient les Queres à l'Ouest, les Tanos au Sud et les Tehuas au Nord et au centre. Les deux derniers groupes parlaient un langage qui n'était qu'un dialecte d'une langue commune à ces peuples.
Les Queres ont habité jusqu'en 1689 une localité de la Ciénega ou Ciéneguilla, sur la route de la Pegna Blanca. Leur village, dont il n'existe pas même de trace, avait reçu le nom de Chi-mu-a. C'était l'avant-poste oriental de la grande famille du Rio Grande de cette tribu.
Les villages tanos sont complètement abandonnés aujourd'hui, la plus grande partie de leurs habitants étant allés s'établir au Moqui après 1694, et ceux qui étaient restés ayant été emportés par la petite vérole au commencement de ce siècle. Les ruines de Galisteo,--non pas du village actuel, mais celles qui se trouvent à un mille et demi au nord-est de ce dernier, au nord de Creston,--celles de San-Cristobal, de San-Cazaro, de San-Marcos, et probablement aussi celles de la Garita dans la ville même de Santa-Fé, appartenaient à cette tribu. Les noms indiens de ces villages me sont inconnus, à l'exception de celui du pueblo de Santa-Fé, qui portait le nom de Po-o-ge. Le pueblo de la Tuerto près de Golden City, et celui de la Tunque, en face de Santo-Domingo et de San-Felipe, étaient habités également par les Tanos,--la première de ces localités avait assurément ces Indiens pour habitants, en 1598.
Des pueblos tehua il n'y en avait qu'un seul,--celui d'Oj-qué, ou de San-Juan,--qui fût sur la rive gauche du Rio Grande, à peu près sur son emplacement actuel. Les villages de Nambe, de Tezuque, (Te-tzo-ge) de Pojuaque (Po-zuan-ge,) et de Cuya-mun-ge étaient, en 1598, des hameaux insignifiants; mais ils s'accrurent rapidement pendant l'ère de prospérité générale pour les pueblos qui finit en 1680.
Les principaux établissements des Tehuas se trouvaient sur la rive droite du fleuve, et ne formaient pas moins de dix villages.
Il n'y en a qu'un seul qui existe encore sur son emplacement primitif; c'est celui de Santa-Clara (Ca-po). San-Idelfonso (O-jo-que) est situé à environ un mille du Bo-ve de 1598.
Les pueblos de Troo-maxia-qui-no (Pajaritos), de Camitria, de Quiotraco, d'Axol, de Junetre, etc., aujourd'hui en ruines, sont également dans le comté du Rio Arriba. C'est aussi dans ce comté que se trouve Yunque, sur le Rio Chama, où fut fondé, le 1er septembre 1598, le premier établissement des Espagnols au Nouveau-Mexique.
Les Tiguas--c'est-à-dire les Indiens qui parlent le dialecte de Sandia et d'Isleta--touchaient la frontière sud-ouest du comté, par leurs deux pueblos du vieux San-Pedro, qui furent abandonnés après 1680, et sont à présent en ruines.
Les habitants de la vallée du Pecos, dont le centre était au grand village de A-gu-yu (là ou s'élève à présent la vieille église de Pecos), n'avaient pas poussé leurs établissements jusqu'au comté même de Santa-Fé.
Au sujet des ruines qui étaient habitées et qui furent abandonnées avant le seizième siècle, on peut dire que le plus ancien type,--celui de la famille détachée, groupée en hameaux irréguliers ou isolés,--n'est pas très commun. Un village de ce genre, indiqué seulement par des mounds et des fragments de poterie, peut se voir encore à la station de Lamy, au Fort Marcy (de Santa-Fé), et dans des constructions isolées ou de petits groupes qui sont dissimulés dans quelque localités, mais qui sont assez rares. On ne voit pas souvent à présent ce genre d'architecture aborigène auquel on a donné le nom de cliff-houses, ou de petites grottes avec maçonnerie. Mais l'autre classe, celle de la maison commune, compacte, haute de plusieurs étages, se trouve encore représentée par des ruines nombreuses.
En partant du sud, on trouve la ruine de Valverde, près de Golden. Une chaîne de quatre beaux villages, dont quelques-uns sont très grands, s'étend de l'ouest à l'est, à une distance moyenne de cinq milles de Galisteo, le long du Cresto méridional. Ce sont le Pueblo, le Largo, le Pueblo Colorado, le Pueblo de Shé, et le Pueblo Blanco.
A deux milles et demi, à l'est-nord-est de Wallace, se trouve un grand village. Il y en a deux autres sur l'Arroyo Hondo, à une distance de cinq à six milles au sud de Santa-Fé, un petit en avant de la gorge rocheuse, et l'autre assez grand, en aval.
La route de Pegna Blanca coupe les fondations d'un petit pueblos qui est près d'Agua Fria, à six milles au nord de Santa-Fé. Je connais au moins trois ruines de ce genre. A l'est et au sud-est de Tezuque, vers la Sierra, se trouve la ruine de Pio-ge à Los Luceros, d'où partirent les Indiens de San-Juan pour s'établir dans la localité qu'ils occupent à présent. Cette liste de douze localités n'est que le total approximatif des ruines de ce genre.
Vers l'ouest, au-delà de Rio Grande et vis-à-vis de la partie septentrionale du comté, les énormes cagnons de la Sierra del Valle s'élargissent dans la direction de Santa Clara. On a creusé en plusieurs endroits le tuf volcanique et friable dont se composent leurs parois, afin de former des grottes artificielles, la plupart de petites dimensions. Chaque groupe de grottes représente à lui seul un pueblos, et imite, autant que cela lui est possible, le système du village communal à plusieurs étages.
D'autres ruines du même genre occupent les faîtes des mesas, ainsi que la base du cagnon. Ces anciennes résidences dans des grottes qui, par la nature même de la roche, étaient plus aisément creusées que les maisons proprement dites ne pouvaient être construites, sont considérées par les Tehuas comme ayant servi de demeure à leurs ancêtres, avant que la tribu descendît dans la vallée de Rio Grande.
Il y a, par conséquent, une relation historique entre ces Indiens et les établissements au Nord du comté de Santa-Fé. C'est cette relation qui explique pourquoi il en a été fait brièvement mention dans ces pages.
Je suis,
Votre très humble serviteur,
Ad. F. Bandelier,
Chargé des recherches de l'Institut
archéologique d'Amérique.
XI
LES "PENITENTES"--LES "CLIFF-DWELLERS"
Le comté de Taos est aussi célèbre, aujourd'hui, par ses penitentes que par ses pueblos et si les autorités respectent les traditions des Indiens et leur accordent la plus grande latitude dans l'exercice de leur rites absolument inoffensifs, elles ont été forcées d'intervenir pour supprimer, en grande partie du moins, les pratiques cruelles et barbares de quelques illuminés emportés par le fanatisme religieux.
C'est une vieille coutume espagnole que celle des processions de la semaine sainte. La tradition la fait remonter à l'époque où l'Espagne fut reconquise sur les Arabes.
On raconte qu'autrefois on louait pour ces cérémonies une victime volontaire, un homme qui représentait la personne du Christ, et était fouetté de verges dans les rues. En ce temps-là, des pénitents, le visage voilé, mais le buste nu, suivaient le cortège en se flagellant jusqu'au sang, et, pour mettre un terme à ces démonstrations d'une dévotion exagérée, il fallut une ordonnance du roi Charles III.
Ici, la société des pénitentes se recrute parmi les métis mexicains, et elle a pour but la célébration, chaque année, des fêtes de la Passion, par des cérémonies d'un caractère aussi brutal que peu conforme aux règlements de l'Eglise. Le temps du carême est pour ces pauvres fanatiques l'occasion de jeûnes et de pénitences incroyables, et chaque vendredi, ils se réunissent dans la montagne pour se flageller mutuellement avec des branches de cactus couvertes d'épines ou avec des fouets dont les mèches multiples ont des pointes d'acier qui enlèvent des morceaux de chair à chaque coup. Et ce n'est encore là que le prélude des tortures effroyables qu'il vont s'infliger pendant la semaine sainte, où ils répètent littéralement les différentes phases du martyre de l'Homme-Dieu, jusqu'au crucifiement de l'un ou de plusieurs des leurs, en grande pompe, le vendredi-saint, sur une des collines sacrées, où l'on a construit des chapelles ou calvaires, et que l'on appelle casas de los penitentes, maisons des pénitents.
Ces chapelles sont remplies de croix que les penitentes ont traînées ou portées sur leurs épaules depuis nombre d'années, jusqu'à des distances considérables; et il faut vraiment voir et soulever ces croix, pour se faire une idée de leur grandeur et de leur poids. J'en ai mesuré une, par curiosité, qui avait vingt-cinq pieds de long, et qui pesait huit cents livres; les plus petites n'en pesaient pas moins de trois cents; et elles étaient toutes couvertes du sang des pauvres victimes qui s'étaient sacrifiées volontairement, pour l'expiation de leurs péchés, jusqu'à souffrir le supplice du Christ. On formait une procession sous la direction d'un chef, qu'on appelait: el hermano mayor et qui exerce l'autorité la plus absolue sur chaque confrérie, et aux sons aigus d'un fifre champêtre, on faisait souffrir successivement et littéralement aux victimes toutes les phases de la Passion, y compris le couronnement d'épines, la flagellation et le supplice du calvaire. On clouait ces pauvres illuminés sur les croix, en leur enfonçant des clous dans les pieds et dans les mains, et il n'y avait guère que le coup de lance mortel au flanc qu'on leur épargnait, mais qu'on remplaçait cependant par une entaille d'où le sang: coulait avec abondance. On les laissait ainsi pendant une demi-heure et on les descendait ensuite, morts ou vifs. Les hommes robustes résistaient à tout cela et guérissaient généralement, mais il n'était pas rare de voir succomber les victimes de cette barbare coutume. Qu'on n'aille pas croire que j'exagère, car il n'y a guère que trois ans, en 1887, que quatre penitentes sont morts des suites du crucifiement dans les villages mexicains du sud du Colorado.
Les autorités civiles et religieuses se sont justement émues de ces atrocités, et les chefs furent traduits devant les tribunaux; mais il fut impossible d'établir légalement la culpabilité de ceux qui avaient pris part au supplice et qui avaient causé directement la mort des victimes; et comme les penitentes se cachent généralement avec soin, pour pratiquer leurs rites, il est hors de doute que les crucifiés qui succombent à leurs blessures, sont beaucoup plus nombreux, qu'on ne le croit généralement. Inutile de dire que le clergé est non seulement étranger à ces barbares coutumes, mais qu'il s'y oppose formellement.
Mgr. Lamy, archevêque de Santa-Fé, a plusieurs fois lancé des mandements à ce sujet, sans cependant parvenir à abolir la confrérie des penitentes, qui continuent en secret leur cérémonies, en supprimant cependant le dernier acte du drame et en se contentant d'attacher la victime au lieu de la clouer sur la croix. J'ai entre les mains deux photographies instantanées de ces lugubres opérations; l'une, d'une procession de penitentes gravissant le calvaire, et l'autre de la scène du crucifiement.
Ces photographies ont été obtenues subrepticement par un touriste déguisé qui s'était joint à la procession et qui portait sur lui une caméra minuscule. Il raconte aussi en détail toutes les cérémonies dont il fut témoin, et affirme que le sang coulait à flots sur le dos des flagellants, dont quelques-uns ne reçurent pas moins de deux mille coups de fouet; ce qui paraît incroyable. Un seul penitente fut attaché à la croix, ce jour-là, mais au moment où on le liait solidement sur le bois du supplice, le pauvre fanatique s'écriait: Hay! Que estoy deshonrado! Je suis déshonoré! pas avec une corde! clouez-moi! clouez-moi!
Quelques-uns des assistants voulaient se rendre à son désir, mais le hermano mayor s'y refusa obstinément, de peur d'avoir des démêlés avec la justice.
N'est-ce pas, que ce sont là des choses absolument étonnantes, en plein dix-neuvième siècle, et sous le système démocratique du gouvernement américain? Je m'empresse de dire, cependant, que les autorités du pays ont résolu de sévir rigoureusement contre les auteurs de ces pratiques barbares qui ne sauraient tarder à disparaître, avec une nouvelle génération. Mais le pays est si vaste, si accidenté et encore si sauvage que les fanatiques d'aujourd'hui trouveront bien encore moyen d'éluder la vigilance de la justice pour aller pratiquer leurs cérémonies dans quelque vallée reculée.
Les penitentes du Nouveau-Mexique et du Colorado, ne sont que les successeurs des confréries de pénitents et de flagellants qui existaient au moyen âge en Espagne, dans le midi de la France et en Italie. Une procession de flagellants eut lieu à Lisbonne il y a soixante ans à peine, en 1821, mais jamais les confréries d'Europe n'ont porté les mortifications et la torture aussi loin que les pénitentes du Nouveau-Mexique. Il est curieux de constater que les Puebloanos pratiquaient déjà, avant la conquête, des rites d'expiation qui avaient une certaine similitude avec les pratiques d'aujourd'hui. Deux fois par an, on choisissait dans chaque tribu, six hommes et six femmes que l'on enfermait dans la salle du Conseil pendant trois jours, et que l'on sacrifiait ensuite pour apaiser la colère des dieux. Le cacique faisait aussi pénitence en se fouettant avec des branches épineuses de palmilla, de maguey ou de cactus. Ces pauvres sauvages greffèrent leurs traditions sur les croyances chrétiennes et continuèrent leurs sacrifices antiques en imitation de la passion de Jésus-Christ; c'est tout ce que les missionnaires purent obtenir de leur nature barbare, et c'est là l'origine des penitentes d'aujourd'hui. Il est inutile de dire que ces confréries se recrutent parmi la classe la plus basse et la plus ignorante, et il est juste de constater que les autorités mexicaines ont fait tout en leur pouvoir pour les supprimer. La danse du soleil chez les Sioux du Nord et la danse du sacrifice chez les Arapahoes et les Utes du Sud ont un caractère aussi cruel et aussi dangereux; et chacun sait que tous les sauvages de l'Amérique ont toujours admiré les guerriers qui montraient le plus de courage en supportant les tortures physiques les plus longues et les plus atroces. Nos Iroquois du Canada ne faisaient pas exception à cette règle, et tous nos auteurs ont rendu témoignage à leur bravoure légendaire, devant les supplices et la mort.
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A mi-distance entre Santa-Fé et Espanola, le chemin de fer suit durant quelques milles la base d'un chaînon de montagnes escarpées et absolument dépourvues de toute végétation, qui s'élèvent sur la rive occidentale du Rio Grande del Norte. Sur la rive opposée du fleuve, on aperçoit les habitations grisâtres des pueblos de San-Idelfonso et de Santa-Clara. Le conducteur du train attire ici notre attention sur des taches noires que l'on aperçoit çà et là sur le flanc rougeâtre des montagnes, et qui nous apparaissent d'abord comme de gigantesques nids d'oiseaux creusés dans la falaise. Ce sont là des grottes et des cavernes qui étaient habitées autrefois par une race depuis longtemps disparue, et qui n'a laissé absolument aucune autre trace de son existence. Les ethnologues américains ont donné à ces antiques habitations le nom de cliff dwellings et aux peuples qui les ont construites et qui y demeuraient le nom de: cliff dwellers. On est encore dans la plus profonde ignorance sur l'âge de ces constructions primitives et sur les causes qui ont pu forcer des populations évidemment fort nombreuses à abandonner des demeures qui fournissent des preuves irréfutables d'une civilisation relativement très avancée pour l'époque où elles étaient habitées. Les auteurs espagnols des premières années de la conquête se contentent de mentionner ces ruines, sans paraître s'occuper de rechercher leur origine ou leur histoire, et les Indiens du pays, avec leur stoïcisme et leur indifférence ordinaire, vous répondent par un haussement d'épaules et l'inévitable: Quien sabe? Qui sait? que l'on reçoit en réponse à toutes les questions possibles et impossibles que l'on puisse faire. Mon premier devoir en arrivant à Espanola fut de me procurer les services d'un guide pour aller visiter ces grottes curieuses, et en compagnie des deux artistes avec qui j'avais fait le voyage de Taos, nous nous dirigeâmes à cheval vers les montagnes voisines, en visitant, en chemin, les deux pueblos dont j'ai déjà parlé.
La route fut facile jusqu'au moment où nous arrivâmes au pied des rochers escarpés où sont situés les cliff-dwellings, mais là, nous fûmes forcés d'abandonner nos chevaux pour grimper, à une hauteur perpendiculaire de trois cents pieds, où l'on apercevait une espèce de trou noir qui n'était autre chose que l'entrée principale d'une habitation fort considérable, comme on va le voir tout à l'heure. L'ascension fut moins difficile qu'elle ne nous avait paru de prime abord. Par une série de degrés et de pentes adoucies, ingénieusement taillées dans le roc, nous escaladâmes la falaise qui nous avait paru si difficile à gravir, et nous fûmes bientôt sur le seuil d'une vaste chambre circulaire dont les murs blanchis portaient encore les traces de dessins hiéroglyphiques. Le parquet cimenté était parfaitement uni, et trois portes de cinq pieds de hauteur, sur deux pieds de largeur, s'ouvraient dans le mur et conduisaient évidemment à d'autres appartements. Une ouverture taillée dans le roc vif du plafond servait de cheminée, et des pierres calcinées gisaient par terre immédiatement au-dessous, et avaient dû former l'âtre ou l'on cuisait les aliments. Quelques fragments de vases brisés étaient encore là, d'ailleurs, pour démontrer que nos suppositions étaient justes, mais en dehors de cela il ne restait aucun vestige d'ameublement. En examinant la paroi extérieure de plus près, nous découvrîmes que c'était un mur construit de pierres superposées et cimentées avec tant d'adresse, que nous avions d'abord pensé que la chambre avait été entièrement taillée dans le flanc de la montagne. On avait évidemment profité d'une caverne naturelle dont on avait muré l'entrée afin de la rendre plus forte et plus habitable.
L'habitation que nous visitions ne contenait que douze chambres de grandeur égale, à l'exception d'une salle centrale et circulaire, ayant trente pieds de diamètre. Un bloc de pierre rougeâtre placé au centre avait dû servir d'autel ou de pierre de sacrifice, car on y avait creusé une espèce de petite rigole, à la surface, probablement pour laisser couler le sang des victimes. On a trouvé dans cette salle une foule d'objets que j'avais pu examiner au musée historique de Santa-Fé; entr'autres, une pierre pour écraser le maïs, avec son pilon, des haches et des marteaux de pierre et de silex, des arcs et des flèches, des vases, des urnes et des cruches de terre cuite décorées de dessins forts curieux; enfin des sandales, des paniers, et des ceintures tressées de feuilles de la plante du Yucca que les Américains appellent spanish bayonets. Tous ces objets sont fabriqués avec un soin et une intelligence qui prouvent que cette race préhistorique possédait une civilisation au moins égale à celle des pueblos d'aujourd'hui. Des ouvertures d'à peu près deux pieds carrés, taillées dans le roc, servaient de cheminées et de fenêtres, en même temps, mais nous avions eu la précaution d'emporter des bougies afin de pouvoir mieux examiner les chambres intérieures. Le soleil disparaissait à l'horizon lorsque nous descendîmes dans la vallée pour y retrouver nos chevaux et pour reprendre la route d'Espanola. L'habitation que nous avions visitée était une des plus petites et l'une des plus faciles d'accès qu'il y eût dans la montagne.
Les cliffs dwellings d'Espanola sont d'ailleurs les moins importants du Nouveau-Mexique, et c'est plus au nord, près de la frontière du Colorado, que l'on a découvert de véritables cités composées de ces curieuses cavernes. Le major Powell, M. W. H. Jackson de Denver et le lieutenant Simpson de l'armée américaine ont tour à tour visité les gorges du Rio Mancos, situées près de Durango, et y ont fait des découvertes absolument étonnantes, et dont je parlerai plus loin.
Un ingénieur de Denver, M. Stanton, qui vient d'explorer les gorges du Rio Colorado, a aussi trouvé les restes de vastes habitations de cliffs-dwellers, suspendues comme des nids d'aigles, aux flancs de montagnes escarpées. Chaque jour amène de nouvelles découvertes, mais les savants restent toujours dans la plus profonde obscurité sur l'origine, l'histoire et l'époque de la disparition d'une race qui a dû compter plus de 100,000 habitants, s'il est permis de juger de leur nombre par les ruines gigantesques qu'ils ont laissées sur leurs passage.