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Six mois dans les Montagnes-Rocheuses

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XII

ENCORE LES CLIFF-DWELLERS


Je viens de raconter ma visite à l'une des grottes des cliffs-dwellers, près d'Espanola et j'ai dit que ce groupe d'habitations préhistoriques était beaucoup moins important que ceux que l'on rencontre plus au nord, près de la frontière du Colorado. Je vais maintenant parler des ruines du Rio Mancos, qui comprennent des palais, villes ou villages, comme on voudra bien les appeler, contenait chacun plus de mille appartements; ce qui forme une population d'au moins 5,000 habitants, en admettant que la moyenne des familles ne fut que de cinq personnes; ce qui serait loin d'être un chiffre exagéré, en comptant les enfants et les vieillards des deux sexes. Et l'on compte onze groupes d'habitations de cette importance, sur le Rio Chaco, dans un rayon de vingt-cinq milles. Les falaises escarpées des gorges du Rio Mancos et des gorges latérales de ses tributaires sont littéralement couvertes de ces ruines, qui ressemblent à d'immenses ruches taillées dans le roc. Les gorges profondes du Rio Colorado sont aussi remplies de ces grottes artificielles, et l'attention du monde savant commence à se porter sérieusement vers la solution de ce problème ethnologique. Le rapport de M. W. H. Jackson, du Bureau officiel d'exploration de Washington (1875-1877) donne une description détaillée des habitations de Chettro Kettle sur le Rio Chaco, et je vais en emprunter des chiffres qui donnent une opinion assez juste ds l'étendue de quelques uns de ces cliff-dwellings.

"Dans cette ruine, dit M. Jackson, il y avait autrefois un mur, dont il reste encore de nombreux vestiges, ayant une longueur de 935 pieds, avec une hauteur de 40 pieds, donnant une surface de 37,400 pieds, et une moyenne de cinquante blocs ou morceaux de pierre pour chaque pied carré de maçonnerie; ce qui formait un total de 2,000,000 de morceaux pour la surface extérieure du mur seulement. Multipliez ce total par la surface opposée et aussi par les murailles transversales et latérales, en supposant un terrassement symétrique, et on arrive à un total de 30,000,000 de blocs ou morceaux de pierre et 315,000 pieds cubes de maçonnerie. Ces millions de blocs avaient dû nécessairement être taillés et ajustés; les soliveaux qui soutenaient les plafonds et les terrasses supérieures avaient été coupés dans les forêts éloignées, car il n'y a, aux environs, aucune trace de végétation forestière. Ajoutez à cela les travaux de crépissure, de menuiserie et de décoration murale, et l'on se trouve devant un travail gigantesque exécuté par un peuple qui n'avait que les outils les plus primitifs, mais qui devait, par contre, avoir une organisation intelligente, industrieuse, patiente et bien disciplinée."

J'ai déjà dit que les cliff-dwellings étaient systématiquement construits dans des gorges escarpées et toujours à des hauteurs abruptes de 300 à 1000 pieds au-dessus du lit des torrents et des rivières, et à peu près à la même distance en bas du sommet des plateaux ou des montagnes. Il est évident que les habitants, comme les oiseaux de proie, plaçaient ainsi leurs demeures dans des endroits inaccessibles, et pour ainsi dire inattaquables, pour se protéger contre les attaques et les surprises de leurs ennemis. Les armes, vêtements et ustensiles domestiques qu'on a trouvés dans les grotte ressemblent d'une manière étonnante à ceux des Puebloanos d'aujourd'hui, et il est curieux de constater que, comme eux, les cliff-dwellers portaient des sandales ou souliers tressés de feuilles de Yucca. J'ai déjà dit qu'on donnait aux Puebloanos le nom de moquis qui veut dire chaussures dans la langue de plusieurs tribus. Il y a donc une similitude étonnante qui ferait croire à une parenté ou à une filiation entre les cliff-dwellers et les habitants des pueblos; mais ceux-ci professent la plus profonde ignorance à ce sujet, et aucune de leurs traditions, auxquelles ils sont généralement si fidèles, ne fait la moindre allusion aux grottes et cavernes de ces nations préhistoriques.

La différence qui existe entre les cliff-dwellings et les pueblos modernes, c'est que les premiers construisaient en pierre sur les flancs abrupts des montagnes escarpées, tandis que les derniers se servent de briques de boue cuites au soleil et s'établissent généralement dans la plaine. Tous les savants du Smithsonian Institute de Washington ont plus ou moins ergoté sur l'origine probable de ces nations, mais on n'est guère plus avancé qu'au premier jour de la discussion. Les uns prétendent que les cliffs-dwellings étaient autrefois habités par une nation paisible qui fut chassée du pays et poussée plus loin vers le sud, par la migration des Aztèques qui venaient du nord et qui marchaient vers le Mexique où ils établirent l'empire de Montezuma. D'autres croient que les cliff-dwellers étaient, dès l'origine, des indigènes de la plaine qui s'enfuirent dans les montagnes où ils se fortifièrent, pour échapper à la cruauté et à tyrannie des conquistadores, comme on appelle encore les premiers conquérants espagnols.

Mais cette dernière hypothèse n'est guère soutenable, car aucun des historiens de l'époque, et ils sont assez nombreux, ne fait mention d'un seul fait analogue. Ce qu'il y a de certain, c'est que ces curieuses habitations furent construites comme refuges, et ce qu'il y a d'étonnant c'est qu'une nation assez nombreuse et assez intelligente pour se fortifier d'une manière aussi remarquable n'ait pas préféré la lutte ouverte, la guerre, en un mot, à ce genre de vie craintive et misérable, dans des endroits incommodes et presque inaccessibles. J'ai déjà dit qu'il y avait tout lieu de croire, par les nombreuses villes que l'on a découvertes un peu partout, et que l'on découvre encore chaque jour, que les cliff-dwellers formaient une nation qui comptait au moins 100,000 habitants. Et dire, aujourd'hui, qu'il ne reste pas un seul descendant de cette race qu'on ne connaît pas autrement que par les ruines qu'elle a laissées, pour nous intéresser sur son origine et son histoire!

Une seule tribu sauvage, celle des Southern Utes--les enfants du Sud, comme les appelaient les vieux trappeurs canadiens--qui habite aujourd'hui la réserve de San-Ignacio, au sud du Colorado, paraît avoir conservé un semblant de légende au sujet des cliff-dwellings, qu'ils croient être habités par les esprits de leurs ancêtres; et ils considèrent comme sacrilège toute tentative d'exploration dans cette direction. Mais il est évident que cette légende a été inventée après coup, car les Utes ignorent absolument l'art de construire des maisons en pierre; et leurs vêtements, et leurs ustensiles domestiques ne ressemblent en rien à ceux qu'on a trouvés dans les grottes et cavernes du pays.

Les cliff-dwellers cultivaient les terres des hauts plateaux avoisinant leurs habitations, et l'on a trouvé des canaux d'irrigation qui témoignent aussi de leur industrie et de leur connaissance de l'agriculture. J'ai rencontré, à Durango, un explorateur distingué qui est engagé depuis plusieurs années à faire des études et des recherches ethnologiques sur les Indiens du Nouveau-Mexique et du Colorado, pour servir à une nouvelle édition de l'histoire des Etats-Unis de Bancroft. Il m'a avoué franchement que l'origine, l'histoire et l'extinction de cette race préhistorique restaient pour lui un mystère qu'il n'espérait pas pouvoir percer.

Le pueblo qui se rapproche le plus des cliff-dwellings par sa construction est celui de Zuni dont j'ai déjà dit un mot, et qui compte encore aujourd'hui plus de 2,000 habitants. Il est situé à 190 milles au sud-ouest de Santa-Fé et à dix milles de la frontière de l'Arizona. C'était là une des "sept villes de Cibola" dont on avait fait un rapport si enthousiaste et si exagéré à Coronado, et la ville était alors construite sur une haute éminence et défendue par des murs de pierre qui la rendaient presque imprenable. Le pueblo actuel de Zuni, ou Zuni nuevo, comme disent les Mexicains, est situé à quelques milles de là dans la plaine, et est construit d'adobes comme les autres pueblos du pays. L'ancienne Zuni ou Zuni viejo fut détruite par les Espagnols, mais on en voit encore les ruines, qui ont une certaine analogie avec les constructions des cliff-dwellers.

Les Indiens d'aujourd'hui, cependant, n'ont conservé aucune tradition qui puisse servir à éclaircir le mystère qui enveloppe ces curieuses habitations. C'est aussi à six milles de Zuni que se trouve le fameux rocher où l'on aperçoit encore l'inscription, gravée là il y a trois cent soixante-et-quatre ans, en 1526, par le premier explorateur, Don José de Basconzalès.

Les Espagnols avait donné à ce rocher le nom de: el moro, et les Américains l'appellent inscription rock, à cause des nombreuses inscriptions en espagnole! en anglais, que tous les voyageurs anciens et modernes se sont empressés d'y graver à l'exemple de Basconzalès Ces inscriptions se chiffrent actuellement par centaines, et à côté des insanités des Perrichon de notre époque, on y trouve des dates et des noms de la plus haute valeur historique. La plus curieuse inscription est probablement celle qu'y grava le vainqueur de la grande insurrection de 1680, dont j'ai déjà parlé. Elle se lit encore comme suit:

Ici passa Don Diego de Bargas
pour aller reconquérir la
Ville Royale de Santa-Fé
du Nouveau-Mexique
à la Couronne Royale d'Espagne,
à ses propres frais,
En l'an de grâce 1692.

Les mots, à ses propres frais, sont aujourd'hui d'un haut comique, car le même Diego de Bargas fut destitué de ses fonctions de gouverneur du pays, en 1697, pour avoir, disent les documents de l'époque, employé l'argent du trésor public à son usage particulier, pour avoir tiré sur le trésor sous le prétexte d'y acheter du maïs, des mulets pour les colons, et avoir empoché ces sommes sous d'autres faux prétextes.

Je ne veux pas quitter le Nouveau-Mexique sans dire un mot de son désert, que les Espagnols avaient nommé la jornada del Muerto --le voyage de la mort--parce que ceux qui l'entreprenaient y laissaient généralement leurs os. Ce désert est situé au sud, près de la frontière mexicaine et occupe une zone de terre longue de cent milles, sur une largeur variant de cinq à trente-cinq milles. C'est un plateau aride, absolument sans eau et sans végétation, habité par les terribles Apaches, qui ont donné tant de mal au gouvernement américain, depuis quelques années. Il y souffle généralement un vent du sud ouest qui rappelle le terrible simoun du Sahara, et que les Espagnols appelaient la solana, en mémoire des vents brûlants de la Manche et de l'Andalousie.

Les redoutables Apaches trouvaient là un refuge assuré contre les poursuites de leurs ennemis jusqu'à l'époque de la construction du Southern Pacific Railway, qui longe le désert en se dirigeant vers l'ouest. Le sifflet strident de la première locomotive a été le signal de la défaite pour les sauvages, car les troupes peuvent maintenant se transporter si promptement sur toute la longueur du désert, qu'il est facile d'en surveiller tous les points à la fois. Les Apaches ont donc enterré la hache de guerre, et la paix règne aujourd'hui sur tout le territoire du Nouveau-Mexique.

Retournons maintenant sur nos pas pour reprendre, à Pueblo, la route de Salida, de Gunnison, de Grand Junction et de Salt Lake City.



XIII

ENCORE LES "PENITENTES"--DE PUEBLO
A "SALT LAKE CITY".


Avant d'aller plus loin et de quitter définitivement le Nouveau-Mexique pour suivre mon itinéraire vers le nord-ouest, je traduis textuellement la dépêche suivante que j'emprunte au Denver Times du 7 avril, lundi de Pâques, 1890.

Fort Garland, Colorado, 7 avril.--Jeudi et vendredi de la semaine sainte, ont eu lieu, ici, parmi les Mexicains, les cérémonies habituelles de la confrérie des Penitentes. Pendant ces deux jours, ces pauvres illuminés ont fait pénitence en s'infligeant les traitements les plus barbares et les plus douloureux. On en voyait qui se flagellaient jusqu'au sang, avec des épines de cactus, d'autres qui portaient des croix énormes, et d'autres enfin qui suivaient la procession, littéralement chargés de chaînes. Et cela, en dépit de la défense la plus formelle des autorités religieuses. On doit dire cependant que la confrérie des Penitentes se recrute parmi la classe la plus ignorante du pays.

Et ceci se passait, pendant la semaine sainte de l'année 1890, à deux cent milles de Denver. Les commentaires seraient superflus.

*
*   *

La distance de six cent quinze milles qui sépare Pueblo de Salt Lake City offre peut-être au voyageur les panoramas les plus pittoresques et les plus accidentés qu'il y ait au monde. Le chemin de fer poursuit sa course à traversée massif des Montagnes-Rocheuses, escaladant des défilés de plus de 10,000 pieds d'élévation, et traversant des gorges et des déserts d'un aspect aussi sauvage que merveilleux. On s'étonne constamment devant les difficultés naturelles qu'on a dû vaincre et les millions qu'on a dû dépenser, sans espoir de bénéfices immédiats, pour construire une voie ferrée dans des conditions comme celles-là.

De Pueblo à Canyon City, la route suit la vallée de l'Arkansas, en passant la ville de Florence où l'on exploite quarante puits de pétrole, et où l'on a construit un embranchement qui conduit, à six milles de là, aux mines de Coal Creek. On commence ici à gravir les contreforts de la première chaîne de montagnes pour entrer presque immédiatement dans une fissure gigantesque, ayant 2627 pieds à sa plus grande profondeur, dans la roche calcaire, entre des murailles espacées seulement de trente à soixante pieds au plus, et moins quelquefois, dans le fond où coule la rivière. On a donné à cette gorge imposante le nom de Royal Gorge, et la direction du Denver and Rio Grande Railway a eu la bonne idée de construire des wagons absolument ouverts, qui permettent au voyageur d'admirer, en filant à toute vapeur, ce monumental caprice de la nature.

En sortant de ce col obscur où la lumière du jour peut à peine pénétrer, on découvre, à gauche, la superbe chaîne de Sangre de Cristo avec ses pics neigeux éclairés par un soleil brillant. C'est un changement à vue absolument féerique. On passe Parkdale et les sources chaudes de Wellsville pour arriver bientôt à Salida, ville de 3,000 habitants, située à une élévation de 7,049 pieds, à 217 milles de Denver. La voie bifurque ici de nouveau vers le nord pour se diriger vers Leadville et Aspen, les deux grands centres miniers du Colorado, où je conduirai mes lecteurs en revenant de Salt Lake City.

Nous allons, à présent, continuer notre route directement vers l'ouest, et escalader de nouveau une chaîne de montagnes par Marshall Pass, où la voie atteint une hauteur de 10,856 pieds au-dessus du niveau de la mer. Les Américains ont donné au chemin de fer, en cet endroit, le nom de: railroad in the clouds, un chemin de fer dans les nuages; ce qui est littéralement vrai, car on s'élève à certains endroits, au-dessus des nuages qui flottent, en flocons blancs, au-dessous du convoi qui gravit en les contournant les flancs escarpés de la montagne. Je n'ai pas besoin de répéter ici ce que j'ai déjà dit de Veta Pass, au sujet des difficultés de toutes sortes que l'on a eu à surmonter pour escalader une chaîne de montagnes aussi élevées, car j'aurais à revenir, à chaque instant, sur les prodiges de science et d'énergie dont les ingénieurs ont constamment fait preuve dans la construction des chemins de fer transcontinentaux, aussi bien au Canada qu'aux Etats-Unis.

Il est assez curieux de citer ici la description...

[Page manquante dans le document source.]

...sairement fort inégales. Nous mîmes à peu près quatre jours à les traverser; d'où je conclus, par le chemin que nous dûmes faire, qu'elles peuvent avoir, en cet endroit, c'est-à-dire, vers le 54e degré de latitude, une quarantaine de lieues de largeur. Le géographe Pinkerton se trompe assurément, quand il ne donne à ces montagnes que 3,000 pieds d'élévation au-dessus du niveau de la mer; d'après mes propres observations, je n'hésiterais pas à leur en donner 6,000; nous nous élevâmes très probablement à 1,500 pieds au-dessus du niveau des vallées, et nous n'étions peut-être pas à la moitié de la hauteur totale; et les vallées doivent être elles-mêmes considérablement au-dessus du niveau de l'Océan Pacifique, vu le nombre prodigieux de rapides que l'on rencontre dans la Columbia, depuis les chutes jusqu'à la rivière au Canot. Quoi qu'il en soit, si ces montagnes le cèdent aux Andes en hauteur et en étendue, elles surpassent de beaucoup, sous ces deux rapports, les Apalaches, regardées jusqu'à ces derniers temps comme les principales montagnes de l'Amérique Septentrionale; aussi donnent-elles naissance à une infinité de rivières, et aux plus grands fleuves de ce continent.

Ces montagnes offrent un champ vaste et neuf à l'histoire naturelle; nul botaniste, nul minéralogiste, ne les a encore examinées. Les premiers voyageurs les ont appelées Montagnes Luisantes, à cause d'un nombre infini de cristaux de roche, qui en couvrent, dit-on, la surface, et qui, lorsqu'elles ne sont pas couvertes de neige, ou dans les endroits où elles n'en sont pas couvertes, réfléchissent au loin les rayons du soleil. Le nom de Montagnes de Roches ou Rocheuses par excellence, leur a probablement été donné par ceux qui les ont traversées ensuite, à cause des énormes rochers qu'elles offraient çà et là à leur vue Effectivement, le Rocher à Miette, et celui de McGillivray surtout, m'ont presque paru des merveilles de la nature. Quelques-uns pensent qu'elles renferment des métaux et des pierres précieuses.

A l'exception du mouton blanc et de l'ibex, les animaux des Montagnes de Roches, si ces montagnes en nourrissent de particuliers, ne sont pas plus connus que leurs productions minérales et végétales. Le mouton blanc se tient ordinairement sur des rochers escarpés, où il est presque impossible aux hommes, et même aux loups, de l'aller chercher; nous en vîmes plusieurs siliceux qui entourent le Fort des Montagnes. Cet animal a les cornes grosses et tournées circulairement, comme celles du bélier domestique; il a la laine longue, mais grossière; celle du ventre est la plus fine et la plus blanche. Les sauvages qui habitent près des montagnes font avec cette laine des couvertures à peu près semblables aux nôtres, qu'ils échangent avec ceux des bords de la Columbia, pour du poisson, de la rassade, etc. L'ibex est une espèce de chèvre, qui fréquente, comme le mouton, le sommet et les fentes des rochers; il diffère de ce dernier, en ce qu'il a du poil, au lieu de laine, et n'a pas les cornes circulaires, mais seulement rejetées en arrière. La couleur n'est pas non plus la même. Les indigènes font bouillir les cornes de ces animaux, et en fabriquent ensuite artistement des cuillères, de petits plats, etc.

Je vais maintenant me borner à donner un aperçu géographique et commercial du pays montagneux qui sépare Denver de Salt Lake City, car ces contrées n'ont pas d'histoire, et les quelques villes que l'on rencontre comptent à peine dix à quinze ans d'existence. La première station importante que l'on rencontre à l'ouest de Marshal Pass est la ville de Gunnison qui compte une population de 2,500 habitants, et qui est le centre commercial d'une vallée fertile arrosée par la rivière Gunnison.

Ici, comme partout dans les montagnes, on a découvert des mines dont l'exploitation ajoute largement à la prospérité des villes naissantes et à l'alimentation du chemin de fer. L'hôtel de la Veta, à Gunnison, est un superbe édifice qui a coûté $225,000, et qui sert de buffet. Les voyageurs peuvent y prendre un repas succulent. De nombreux touristes, pendant la belle saison, viennent ici pour la chasse du gros gibier qui abonde dans la montagne, et pour la pêche de la truite, que l'on trouve dans les lacs et les petites rivières des environs.

Il y a encore ici un embranchement du chemin de fer qui va jusqu'au Crested Butte, à une distance de vingt-huit milles, où l'on a découvert d'abondantes mines d'un charbon anthracite que l'on dit être d'aussi bonne qualité que le meilleur charbon de la Pennsylvanie. La ligne principale se continue toujours vers l'ouest et un nouvel embranchement de trente-six milles, à Sapinero, se dirige vers la petite ville de Lake City où de riches mines d'argent ont été mises en exploitation depuis quelques années.

Quelques milles plus loin, sur l'artère principale, on entre dans une nouvelle gorge non moins intéressante et non moins profonde que la Royal Gorge, et que l'on a surnommée le Black Canyon, à cause de l'obscurité relative qui y règne continuellement et de la couleur sombre des flancs escarpés de la montagne. Cette gorge a quatorze milles de longueur. On y remarque spécialement une cascade superbe qui tombe d'une hauteur vertigineuse, et un pic très curieux qui s'élève abruptement comme un obélisque monstre, et que l'on a nommé le Currecanti Needle. On m'a dit que les Indiens y tenaient des conseils et des assemblées solennelles, lors des premières explorations du pays. Un peu plus loin, on suit encore les sinuosités d'une nouvelle gorge avant d'arriver à la jolie ville de Montrose, située à trois cents cinquante-trois milles de Denver, à une altitude de 5,811 pieds, au milieu de la vallée de la rivière Uncompahgre. C'est ici que le chemin de fer bifurque encore au sud pour aller jusqu'à Ouray, ville minière très-importante, dont j'ai déjà parlé dans un des chapitres précédents.

Toujours en continuant notre voyage vers l'ouest, on passe Delta, petit village de cinq cents habitants, pour arriver, soixante-et-douze milles plus loin, à la ville de Grand Junction située à quatre cents vingt-cinq milles de Denver, au confluent des rivières Gunnison et Grande, dans un pays célèbre déjà par la culture des fruits. C'est ici que la division nord du Denver et Rio Grande Railway, qui dessert les villes minières de Leadville, Red Cliff, Aspen et Glenwood Springs, se raccorde à la ligne principale qui se continue toujours à l'ouest vers Salt Lake City et Ogden.

La rivière Grande, qui prend sa source dans les montagnes du nord du Colorado, se jette, plus au sud, dans la célèbre Rio Colorado-- rivière rouge--dont les gorges merveilleuses sont restées, jusque aujourd'hui dans le domaine de la légende. La rivière Rouge traverse les territoires de l'Utah et de l'Arizona pour se jeter, après un parcours de huit cents milles, dans le golfe de Californie. Les eaux de la rivière ont creusé partout sur leur passage, dans le sol et dans le roc vif, une gigantesque crevasse qui varie en profondeur de 2000 à 6000 pieds, et qui se continue ainsi jusqu'à la mer, en taillant son lit à travers les plaines, les plateaux et les montagnes.

Ces gorges incomparables sont encore relativement inconnues, bien qu'on ait tenté, à deux reprises, de les explorer. Le major Powell du bureau d'exploration et d'arpentage de Washington avait réussi, au prix de grands dangers, à suivre le lit de la rivière, sur une distance assez considérable, mais il avait reculé devant des cataractes, des remous et des rapides qui présentaient des difficultés de passage qu'il considérait comme insurmontables. Un ingénieur de Denver, Robert B. Stanton, organisait, en 1888, une expédition dans le but d'explorer le Rio Colorado jusqu'à son embouchure, mais ses premiers efforts furent contrecarrés par le naufrage de ses bateaux et la mort de quelques-uns de ses compagnons. Il fut forcé de rebrousser chemin et de venir se ravitailler à Denver, car il n'avait pas abandonné le dessein de pénétrer le mystère des gorges de la rivière Rouge. Il organisa une nouvelle expédition, et reprit, en décembre 1889, le chemin du Grand Canyon of the Colorado, bien décidé, cette fois, à pousser son entreprise jusqu'au bout, si la chose était humainement possible. Ses derniers efforts ont été couronnés de succès et M. Stanton, a fait son rapport officiel aux directeurs provisoires du Denver, Colorado Canyon and Pacific Railway. Je dis rapport officiel, car M. Stanton a joint l'utile à l'agréable en explorant les gorges du Rio Colorado, et ce sont des capitalistes qui lui avaient fourni les fonds nécessaires pour la réussite d'une expédition aussi hasardeuse. N'est ce pas que cette idée de vouloir construire une voie ferrée dans le lit d'un fleuve qui roule ses eaux tumultueuses à une profondeur moyenne de trois ou quatre mille pieds, est absolument dans le caractère américain qui ne recule devant rien et qui trouve généralement moyen de tourner les plus grandes difficultés à son avantage commercial.

C'était, cependant, une passion plus forte que celle de l'argent qui avait engagé des Canadiens-français à explorer le Rio Colorado à une époque ou la géographie du pays était encore généralement ignorée; c'était la passion des aventures et l'attrait de l'inconnu.

M. Stanton raconte qu'un matin, en aval d'un rapide dangereux qu'il venait de franchir avec ses compagnons, il crut apercevoir une inscription sur la falaise, près d'un endroit où une accalmie permettait d'arrêter les bateaux. Il s'approcha et lut avec surprise ces mots gravés profondément dans le roc:

I. JULIEN-1833

M. Stanton dit lui-même qu'il est de toute évidence que des voyageurs canadiens ont passé par là trente-six ans avant la première exploration du major Powell en 1869, et à une époque ou le pays n'avait pas encore été officiellement exploré par le gouvernement des Etats-Unis. Et voici qui paraît encore aussi curieux. En continuant leur voyage à travers les mille périls des cataractes, des rapides, des remous et des fureurs du fleuve, à une profondeur de plus de 5,000 pieds, M. Stanton et ses compagnons aperçurent un matin, à leur suprême étonnement, un mineur solitaire qui cherchait des paillettes d'or dans les sables de la rive, à un endroit où le fleuve s'élargissant, formait une grève assez considérable. Et ce mineur qui, depuis plus d'un an, vivait ainsi seul, de chasse et de pêche, en cherchant de l'or dans le lit du Rio Colorado, c'était encore un Canadien-français; il s'appelait Félix Lantier.

Cela se passait au mois de janvier 1890, et il me serait difficile de citer deux preuves plus convaincantes et plus authentiques que la présence de ces Canadiens: Julien, en 1833, et Lantier, en 1890, dans les gorges inexplorées du Colorado, à l'appui de la théorie que j'ai déjà émise, au sujet de la découverte et de l'exploration première de tous les pays qui constituent le massif des Montagnes-Rocheuses par les trappeurs et les voyageurs de nationalité franco-canadienne.

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*   *

En quittant Grand Junction, on passe Fruitvale, puis on s'engage sur des plateaux arides, que l'on a surnommés le désert du Colorado. Sur un parcours de deux cent milles, on n'aperçoit pas le moindre signe de végétation, si ce n'est des buissons de sauge--sage brushes--qui poussent ça et là sur la croûte grisâtre de la terre cuite par le soleil. On prétend, cependant, qu'il serait possible de rendre ce pays propre à la culture en construisant des canaux d'irrigation qui y apporteraient l'eau de la rivière Grande, mais personne, jusqu'à présent n'a encore entrepris d'en faire l'essai. Il reste encore trop de terres fertiles et inoccupées pour qu'on s'amuse à fertiliser les déserts, par des travaux difficiles et extrêmement coûteux. On aperçoit toujours, dans la distance, des chaînes de montagnes couvertes de neige, ce qui varie un peu le paysage qui, sans cela, deviendrait monotone et ennuyeux. A cinq cent quarante-quatre milles de Denver, on aperçoit enfin la Green River, la rivière Verte, où l'on commence de nouveau l'ascension des monts Wasatch. J'allais oublier de dire qu'à cinquante milles à l'ouest de Grand Junction nous avions traversé la frontière du territoire de l'Utah, et que nous étions actuellement dans le pays des Mormons. On passe plusieurs petites stations de peu d'importance, et l'on arrive à la petite ville de Price, située dans la vallée et sur les bords de la rivière du même nom, à six cent onze milles de Denver. A quatre-vingt milles au nord, se trouve le fort Duchêne, poste militaire important, construit sur une réserve indienne de 4,000,000 d'acres, où vivent 2,500 sauvages sous la tutelle du gouvernement de Washington. Ce poste porte le nom d'un célèbre trappeur canadien qui accompagnait le général Fremont, comme guide, lors de ses explorations de 1842, 43 et 44.

A six milles au-delà de Price, on passe Castle Gate, situé à l'entrée du défilé du même nom. Cette petite ville est ainsi nommée parce que deux énormes rochers, taillés perpendiculairement simulent assez bien les portes monumentales d'une forteresse qui aurait pu être construite par des géants. On atteint bientôt le sommet des Wasatch, par un défilé d'une altitude de 7,465 pieds, et l'on descend ensuite à l'ouest pour se trouver dans la superbe et fertile vallée de l'Utah, à une distance de six cent soixante-et-dix-neuf milles de Denver. On tombe ici dans un pays admirablement cultivé, où les habitations se groupent autour des villes de Springville, de Provo, de Lehigh, de Draper, jusqu'à Salt Lake City.

Sur une distance de trente-six milles, on côtoie les rives du lac Utah, et l'on aperçoit enfin dans le lointain le dôme du tabernacle et les tours inachevées du temple des Saints du dernier jour, comme les Mormons s'appellent eux-mêmes, avec une modestie qui fait honneur à leur crédulité. La vallée de l'Utah est enfermée entre deux chaînes de hautes montagnes, à l'est par les monts Wasatch et à l'ouest par les Monts Oquirrh. Une petite rivière, à laquelle les Mormons ont donné un nom biblique, le Jourdain, réunit les eaux du lac Utah, aux eaux du grand lac salé à quelques milles de Salt Lake City. On sait que le fleuve du Jourdain, en Palestine, dans les eaux duquel Jésus-Christ fut baptisé par Jean-Baptiste, réunit les eaux de la mer de Galilée aux eaux de la Mer-Morte. Les Mormons, toujours pour suivre la tradition, baptisent leurs néophytes dans les eaux du Jourdain de l'Utah, car ils se piquent spécialement d'imiter en tout la tradition biblique et évangélique de l'Ancien et du Nouveau-Testament.



XIV

AU PAYS DES MORMONS


J'ai déjà dit que le territoire de l'Utah avait été exploré, en 1833, par le capitaine Bonneville, qui découvrit le grand lac salé, et plus tard, en 1843, par le général Fremont, qui fit un rapport officiel au gouvernement américain sur les contrées environnantes. Mais le pays ne fut colonisé que quatre ans plus tard par le président Brigham Young de l'Eglise des Mormons, qui entra dans la vallée de l'Utah, le 24 juin 1847, à la tête de cent quarante-sept pionniers; et qui choisit immédiatement le site actuel de Salt Lake City pour Rétablissement le sa colonie. Les Mormons avaient quitté l'Illinois, l'année précédente, et la caravane avait mis près d'un an à traverser le pays, alors sauvage, qui sépare l'Utah des bords du Mississipi. De nombreuses caravanes les suivirent bientôt, et la population s'accrut dans de telles proportions, que le pays fut organisé en territoire, avec un gouvernement régulier, au mois de septembre 1850. Brigham Young en fut nommé le premier gouverneur, par le gouvernement de Washington, et la ville de Salt Lake City fut politiquement organisée, le 11 janvier 1851. Les Mormons qui habitaient exclusivement le pays à cette époque, faisaient une propagande énergique dans les Etats de l'Est, aussi bien que dans les pays du nord de l'Europe, particulièrement parmi les Anglais et les Scandinaves.

De nombreux néophytes, venaient continuellement se joindre à la colonie naissante et les Saints des derniers jours jetèrent les bases d'une colonie nombreuse et prospère. Jusqu'à la date de la construction du premier chemin de fer, en 1871, les Mormons vécurent chez eux en restant complètement étrangers aux relations du dehors, et Brigham Young était littéralement l'autocrate, du nouveau territoire habité par ses disciples. Les étrangers, ou les Gentils, comme les Mormons appellent tous ceux qui ne sont pas de leur Eglise, commencèrent à émigrer vers cette époque, et en 1890, pour la première fois dans l'histoire du pays, les élections municipales de Salt Lake City ont eu pour résultat d'enlever le contrôle des affaires des mains des chefs de cette puissance oligarchie. Je vais, avant d'aller plus loin, faire un résumé historique de la fondation de la secte des Mormons, par leur prophète Joseph Smith, en 1827.

Lors de la confusion des langues, après la construction de la tour de Babel, le Seigneur, selon la croyance des Mormons, aurait conduit un petit peuple vers les rives du continent américain; et ce peuple, après avoir traversé l'océan sur huit vaisseaux, serait devenu une nation puissante qui habita l'Amérique durant 1,500 ans, mais qui fut détruite, 600 ans avant Jésus-Christ, pour s'être adonné à des pratiques païennes et idolâtres. Une nouvelle colonie d'Israélites, de la tribu de Joseph, vint aussitôt repeupler l'Amérique, mais les nouveaux venus se divisèrent bientôt en deux puissantes factions, sous les ordres de deux chefs nommés Nephi et Laman. Leurs partisans étaient connu respectivement sous les noms de Nephites et Lamanites. Les Nephites continuèrent la saine tradition et suivirent les lois du Seigneur. Les Lamanites, au contraire, devinrent un peuple méchant, mais puissant, qui détruisit les Nephites, vers l'an 400 de l'ère chrétienne. Mormon, qui était un prophète, vivait vers cette époque, et il reçut l'ordre du Seigneur d'écrire l'histoire de ses ancêtres et des prophéties divines qui leur avaient été révélées, avant leur destruction par les Lamanites.

Il commença le travail qui fut terminé vingt ans plus tard par son fils Moroni, et le tout, gravé sur des tablettes d'or, fut enfoui dans une colline appelée Cumorah et située dans le township de Manchester, comté d'Ontario, état de New-York. Ces archives sacrées furent découvertes, le 22 septembre 1827, par le prophète Joseph Smith, qu'un ange révélateur avait conduit en cet endroit. Les tablettes d'or avaient été déposées dans un coffre de pierre cimenté avec soin, et le tout fut trouvé dans le plus parfait état de préservation, avec deux pierres transparentes qui permirent au prophète de traduire et d'interpréter les caractères égyptiens de ces relations curieuses. Trois témoins, nommés respectivement Oliver Cowdrey, David Whitmer et Martin Harris, assistaient aux fouilles faites par Joseph Smith et certifièrent que la découverte du livre sacré était parfaitement authentique. C'est de cette époque que date l'organisation de L'Eglise de Jésus-Christ des Saints du dernier jour--Church of Jesus-Christ of latter-day Saints. Joseph Smith commença la prédication de la nouvelle doctrine, et un grand nombre de néophytes se joignirent à lui, dès les premiers jours.

Les Mormons émigrèrent d'abord à Kirtland, Ohio, où ils construisirent un temple, en 1833; plus tard, en 1838, ils élevèrent un nouveau temple à Far-West, Missouri; en 1841 ils s'établirent à Nauvoo, dans l'Illinois où ils devinrent très nombreux, et où ils élevèrent un troisième temple, qui fut inauguré par de grandes cérémonies le 3 mai 1846. Les populations environnantes s'émurent de leur présence en cet endroit, et devinrent hostiles en face de l'accroissement rapide du nombre des Saints du dernier jour. Une émeute éclata bientôt; le prophète Joseph Smith fut tué dans la mêlée, et le temple devint la proie des flammes. C'est alors que le nouveau président Brigham Young, se mit à la tête de ses disciples et se dirigea vers l'Ouest, pour aller s'établir définitivement dans la vallée de l'Utah, où il mourut en 1877. Il est curieux de constater que les biens des Mormons, dans l'Illinois, furent achetés par la fameuse communauté socialiste française d'Etienne Cabet qui mourut à Saint-Louis, quelques années plus tard, après avoir assisté à l'effondrement de son système et à la dispersion de ses adhérents.

La croyance des Mormons est basée sur l'Ancien et le Nouveau-Testament aussi bien que sur les révélations de Mormon, qui comprennent les livres de Nephi, de Jacob, d'Enos, de Jarom, de Mosiah, de Zeniff, d'Alma, d'Helaman, de Mormon, d'Ether et de Moroni.--Ce troisième Testament, comme ils l'appellent, forme un volume de 623 pages, petit texte, plus considérable que le Nouveau-Testament, et le style ressemble beaucoup à celui des anciens livres. Le tout forme un récit assez obscur des événements qui se rattachent à la prétendue découverte de l'Amérique par les anciens, et à la destruction de ces peuples par les Lamanites.

Pour terminer, j'emprunte au volume intitulé: Mormon Doctrine, les treize articles de foi de l'Eglise de Jésus-Christ des Saints des derniers jours rédigés par leur premier prophète, Joseph Smith. Je traduis textuellement:

1--Nous croyons en Dieu, le Père Eternel, en son fils Jésus-Christ, et en le Saint-Esprit.

2--Nous croyons que tous les hommes seront punis pour leur propres péchés et non pas pour le péché d'Adam.

3--Nous croyons que par l'expiation du Christ, toute l'humanité peut être sauvée, en obéissant aux lois et aux préceptes de l'Evangile.

4--Nous croyons que ces préceptes sont: 1° La foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ; 2° le repentir; 3º le baptême par immersion, pour la rémission des péchés; 4º l'imposition des mains et les dons du Saint-Esprit.

5--Nous croyons qu'un homme peut recevoir les dons de Dieu par la prophétie et l'imposition des mains de ceux qui ont reçu de Dieu l'autorité de prêcher l'Evangile et d'administrer ses préceptes.

6--Nous croyons à la même organisation hiérarchique qui existait dans l'Eglise primitive, c'est-à-dire les apôtres, les prophètes, les pasteurs, les professeurs, les évangélistes, etc.

7--Nous croyons aux dons des langues, de la prophétie, des révélations, des visions, des guérisons, de l'interprétation des langues, etc.

8--Nous croyons que la Bible est la parole de Dieu en autant qu'elle a été traduite correctement; nous croyons aussi que le livre de Mormon est la parole de Dieu.

9--Nous croyons à tout ce que Dieu a révélé, à tout ce qu'il révèle maintenant, et nous croyons qu'il révélera encore de grandes choses qui appartiennent au royaume éternel.

10--Nous croyons littéralement au rassemblement d'Israël et à la restauration des dix Tribus. Nous croyons que le Christ régnera personnellement sur cette terre, et que cette terre sera renouvelée et recevra la gloire du paradis.

11--Nous réclamons le privilège d'adorer Dieu selon la voix de nos consciences, et nous reconnaissons à tous les hommes le même privilège, quelle que soit la forme ou le fond de leur culte.

12--Nous croyons au respect et à l'obéissance aux rois, aux présidents, aux gouverneurs et aux magistrats, en obéissant aux lois, en les honorant et les soutenant.

13--Nous croyons que nous devons être honnêtes, véridiques, chastes, charitables, vertueux et que nous devons faire du bien à tous les hommes; en vérité nous devons dire que nous suivons les ordonnances de saint Paul, en "croyant toutes choses et en espérant toutes choses"; nous avons souffert beaucoup de choses et nous espérons pouvoir encore souffrir toutes choses. Nous recherchons tout ce qui est vertueux, aimable, bien considéré et digne d'éloges.

Joseph Smith

L'organisation de l'Eglise des mormons est absolument autocratique, et tous obéissent aveuglément aux ordres du président, qui est le chef spirituel et temporel de toutes choses. Le président Woodruff, qui est le chef actuel des Saints du dernier jour, est un vieillard qui paraît être loin de posséder les qualités executives de ses prédécesseurs, John Taylor et Brigham Young. Les Gentils continuent à émigrer vers l'Utah et se sont déjà emparés du gouvernement de Salt Lake City; ils ne tarderont guère à obtenir la majorité dans la législature du Territoire, et le pouvoir temporel de l'Eglise des mormons aura cessé d'exister.

La polygamie est absolument défendue par les lois civiles, et les autorités jettent en prison les Saints qui se permettent d'avoir plus d'une femme à la fois. On remarque d'ailleurs que la plupart des mormons d'aujourd'hui ne se gênent guère pour blâmer ouvertement cette coutume immorale, bien qu'ils disent que les chefs ne faisaient que suivre l'exemple donné par les patriarches et par les saints rois David et Solomon. Le gouvernement de l'Eglise est alimenté par une dîme de dix pour cent, que les fidèles payent en nature avec les produits de la terre, en animaux pour ceux qui s'occupent de l'élevage, et en argent pour ceux qui sont dans le commerce ou dans l'industrie.

Plusieurs schismes ont déjà éclaté parmi les mormons, et l'on compte déjà deux ou trois "Eglises réformées." On aurait tort de croire que le fanatisme religieux empêche les disciples de Joseph Smith de s'occuper des affaires de ce monde, car les plus grands établissements commerciaux et industriels de Salt Lake City sont entre leurs mains. Ils sont également propriétaires de la plus grande partie du territoire, et leur terres sont des modèles de culture comme leurs habitations sont des modèles de confort et de bien-être. Ils ont fondé des journaux partout, et ils ont même créé des établissements dans différentes parties des Etats-Unis et du Canada. Ils envoient régulièrement en Europe, en Asie et même jusqu'en Océanie, des missionnaires pour prêcher la doctrine de Joseph Smith, et, bien que la majorité des mormons se recrute parmi les Anglo-Saxons, on en voit cependant de presque toutes les origines et de presque tous les pays du monde. Je dois ici faire une exception, car bien que je sois allé aux renseignements, je n'ai pas pu découvrir un seul mormon d'origine française à Salt Lake City.

J'ai cru devoir donner tous ces détails sur l'organisation et la croyance religieuse de ce curieux peuple, car je crois, que, en général, on se fait, au Canada et ailleurs, de bien fausses idées sur son compte. Ce sont des fanatiques qui croient que le royaume du ciel leur est exclusivement réservé,'et qui attendent avec patience une deuxième visite du Messie, qui, cette fois, régnera personnellement et visiblement sur toute la terre, et dont la capitale sera naturellement là cité de Sion--autrement dite Salt Lake City. Ils font tout simplement graviter le reste de l'univers autour de leur croyance, et ils s'intitulent modestement "le peuple choisi de Dieu".



XV

ENCORE LES MORMONS--LE GRAND
LAC SALÉ.


Salt Lake City est aujourd'hui une ville de 35,000 habitants, ayant des églises de presque toutes les sectes religieuses, trois grands journaux quotidiens, une université, des hôpitaux, des écoles publiques de tous les rangs, deux grands théâtres, une bourse, un musée, un système complet de tramways électriques, un aqueduc et plusieurs grandes fabriques de verre, de machines de toutes sortes, de meubles, de chaussures, de tabac, de briques, de tuiles, de ciment, etc. La ville est éclairée à l'électricité, ainsi que la plupart des édifices publics et des maisons particulières. En chiffres ronds, la ville contient 10,000 maisons, 200 fabriques, 16 publications périodiques, 9 banques, 18 imprimeries, 22 écoles et 14 édifices voués à l'exercice des différents cultes. Les établissements mormons sont naturellement en plus grand nombre, ont plus d'importance que les autres, et offrent plus d'intérêt aux voyageurs. On aperçoit de loin, en approchant de Salt Lake City, les trois grands édifices religieux qui occupent le Temple Square. Ce sont le Tabernacle, la Salle d'assemblée et le Temple, qui n'est pas encore tout à fait terminé, bien qu'il s'élève déjà à une grande hauteur. Je vais donner une courte description de chacun de ces édifices, qui sont, à Salt Lake City et pour les mormons en particulier, ce que la basilique de Saint-Pierre et le Vatican sont à Rome et au monde catholique en général. Le tabernacle est de forme elliptique, d'une longueur de 250 pieds et d'une largeur de 150 pieds. La nef a une hauteur de 80 pieds avec un jubé en galerie qui fait tout le tour de l'édifice. Un orgue superbe occupe l'une des extrémités du tabernacle, qui ressemble, à l'intérieur, par la simplicité de sa construction et de ses décorations, à la plupart des temples protestants. Dix mille personnes peuvent trouver place, en même temps, dans cette vaste enceinte, qui possède les meilleurs qualités d'acoustique. J'ai assisté à la prédication du dimanche, où tous les étrangers sont admis et même reçus avec la plus grande politesse; et, bien que je fusse placé à l'extrémité de l'édifice opposée à celle où se trouvait le prédicateur qui était un vieillard, je ne perdis pas une seule parole de son discours. La musique et les choeurs étaient absolument remarquables, et l'orateur fit un sermon qui dénotait une instruction supérieure et une facilité d'élocution peu commune. Il prêchait sur un texte de l'Apocalypse, et prédisait, selon la doctrine mormonne, la nouvelle venue du Messie et son règne éternel sur la terre. Le tabernacle était rempli, et tous les fidèles observaient le recueillement le plus respectueux et le plus complet. Pas un mot de la polygamie, qui passe, aux yeux des étrangers, comme le signe distinctif de l'organisation sociale et religieuse des Saints du dernier jours.

J'ai déjà dit, d'ailleurs, que les autorités fédérales sévissent avec la plus grande rigueur contre ceux qui se permettent d'avoir plus d'une femme à la fois, et, si la chose se pratique encore aujourd'hui, elle est tenue tellement secrète que les étrangers n'en peuvent pas trouver d'exemple. La Salle d'assemblée--Assembly Hall--est située près du Tabernacle et sert indistinctement aux réunions publiques ou aux services religieux. C'est aussi un édifice remarquable qui peut contenir 3,000 personnes, et dont les peintures décoratives ont un caractère exclusivement religieux. Les panneaux de la voûte contiennent une série de tableaux représentant l'histoire de la découverte du livre des mormons par leur prophète Joseph Smith. Une immense ruche emblématique, avec l'inscription: Holiness to the Lord, occupe le panneau du centre. Cette ruche et cette inscription se retrouvent partout dans les édifices des mormons, à Salt Lake City. Ce sont les armés et la devise de leur Eglise.

Le nouveau temple de Salt Lake City sera sans contredit, lorsqu'il sera terminé, un des édifices les plus curieux et les plus remarquables de l'Amérique. L'extérieur ressemble assez, en grandeur et en apparence architecturale, à l'église de Notre-Dame à Montréal, avec cette différence, cependant, qu'il y a trois tours à chaque extrémité, et que ces tours, lorsqu'elles seront finies, seront surmontées par des flèches qui atteindront une hauteur de deux cent cinquante pieds. La longueur du temple est de deux cents pieds, sur une largeur de cent pieds, et le tout est construit en granit magnifique, taillé et sculpté d'une manière tout à fait artistique. La première pierre fut posée le 6 avril 1853, et il serait assez difficile de dire à quelle époque le temple sera consacré au culte. Qu'il me suffise de constater que les Mormons ont déjà dépensé $5,000,000--je dis bien cinq millions de piastres--pour les travaux faits jusque aujourd'hui, et l'intérieur n'a pas encore été touché. On évalue le coût total à $8,000,000; mais l'architecte lui-même qui m'a donné ces détails avoue qu'il est assez difficile de donner des chiffres absolument exacts. On voit que les mormons ne mesquinent pas pour tout ce qui touche aux intérêts et à la magnificence de leur culte. Les trois édifices dont je viens de donner une courte description seraient considérés comme remarquables, dans n'importe quel pays du monde. Le magasin des dîmes--tithing storehouse--le musée, les résidences du président et des apôtres, sont des constructions ordinaires comme on en rencontre partout, si j'en excepte, cependant, le Gordo House, ancienne résidence de Brigham Young, construite par lui quelque années avant sa mort. Il est peut-être intéressant de dire ici que Brigham Young était né à Willingham, Etat du Vermont, en 1801, qu'il embrassa la croyance de Joseph Smith en 1833, et qu'il mourut à Salt Lake City, le 29 août, 1877, laissant une fortune personnelle de plusieurs millions de dollars, aux très nombreux enfants qu'il avait eus de plusieurs femmes.

L'établissement commercial le plus important de Salt Lake City est le Zion's Coopérative Mercantile Institution, immense association coopérative qui a des succursales dans toutes les villes de l'Utah, et qui fait des affaires, chaque année, pour un montant très-élevé. Ses transactions pour l'année 1889 se sont élevées à plus de $5,000,000, et en consultant Bradstreet, j'ai constaté que son crédit était illimité.

On veut probablement savoir, maintenant avant de quitter le pays des mormons, quelle est mon opinion sur ce curieux peuple qui se croit appelé à jouer sur terre le rôle de "peuple choisi de Dieu. "Je n'ai pas à discuter ici l'absurdité de leurs traditions et la puérilité de leur croyance dans les révélations de leur prophète Joseph Smith. Leur religion semble un mélange de crédulité inexplicable et de fanatisme outré. Les mahométans eux-mêmes n'observent pas plus régulièrement les préceptes du Coran et ne croient pas plus fermement aux inspirations de Mahomet que les mormons ne pratiquent les ordonnances de leur Eglise et ne sont convaincus que Joseph Smith était le prophète de Dieu. Dans la vie ordinaire et dans leurs relations avec les Gentils, on m'a dit tant de bien t et tant de mal des Saints du dernier jour, qu'il est assez difficile pour moi de me former une idée absolument juste sur leur compte. Un prêtre catholique m'a vanté leur fidélité inaltérable à leur croyance, tout en faisant naturellement ses réserves au point de vue religieux. D'autres personnes m'ont affirmé que les mormons étaient des hypocrites; d'autres enfin m'ont vanté leur honorabilité et leur parfaite intégrité, dans leurs relations commerciales. Je dois dire pendant les quelques jours que j'ai passés à Salt Lake City, j'ai cherché à me renseigner, autant que faire se pouvait, sur tout ce qui se rattache à leur organisation sociale, et partout où je me suis adressé, chez les plus hauts dignitaires de l'Eglise, comme chez le plus humble cultivateur, on m'a reçu et l'on m'a répondu avec la plus grande courtoisie, la plus parfaite bienveillance et la plus grande cordialité au moins apparente.

Le président Woodruff lui-même a répondu à toutes mes questions, peut-être indiscrètes, parfois, avec une bonhomie et une franchise dont je n'ai eu qu'à me louer, mais j'avoue que je n'ai pas eu le temps d'étudier assez longuement cette étrange population, pour en parler avec une autorité suffisante. Ce que j'en ai vu, cependant, m'a convaincu que, en général, on se fait une idée bien fausse ou bien exagérée de tout ce qui touche à la croyance des mormons, à leur organisation religieuse et sociale, aussi bien qu'à leur situation agricole, commerciale et financière. Sur ce dernier point, ils jouissent indiscutablement d'une prospérité relativement supérieure à celle des autres populations environnantes. La centralisation de tous les pouvoirs entre les mains de quelques chefs a eu pour effet d'établir une solidarité générale qui exclut la misère et l'extrême pauvreté dans toutes les classes de cette organisation politico-religieuse. L'instruction a aussi fait des progrès rapides parmi eux, et ils envoient systématiquement leurs élèves lés plus intelligents terminer leurs études dans les grands collèges des Etats de l'Est et des pays européens. Ils cultivent aussi avec succès l'étude des arts libéraux, et ils comptent dans leurs rangs des musiciens, des peintres, des sculpteurs et des architectes de distinction. Le contact des étrangers tend continuellement à leur communiquer des idées plus larges et plus en harmonie avec la civilisation moderne, et il sera curieux de constater, dans vingt-cinq ans, les changements que ce contact aura opérés parmi eux. L'émigration se porte aujourd'hui considérablement vers l'Utah, qui offre un champ fertile pour l'agriculture, et dont les richesses minérales promettent un rendement que l'on pourra comparer bientôt avantageusement avec ceux des Etats voisins. Il est curieux de constater que les mormons ne s'occupent pas de l'exploitation des mines, et qu'il existe chez eux un préjugé religieux contre ce genre d'occupation, ce qui a permis aux Gentils d'accaparer tous les terrains miniers au détriment des Saints du dernier jour.

*
*   *

Le Grand Lac Salé, autrefois connu sous le nom du Lac Bonneville, du nom de son premier explorateur, est une vaste nappe d'eau de 2,200 milles de superficie--environ un tiers de celle du lac Ontario--entourée de hautes montagnes, d'une profondeur moyenne de vingt pieds, ayant une longueur extrême de cent vingt-six milles et une largeur moyenne de quarante-cinq milles. Un gallon impérial de l'eau de ce lac remarquable contient vingt-quatre onces et demie de matières salines, et le général Fremont, dans son exploration de 1842, obtint "quatorze chopines de beau sel blanc par l'évaporation de cinq gallons d'eau dans une bouilloire ordinaire, au-dessus d'un feu de campement." Les eaux du lac sont plus salées que les eaux de l'Atlantique, et contiennent à peu près les même proportions de sel que les eaux de la Mer-Morte, en Palestine. Voici d'ailleurs le résultat d'une analyse faite par les soins du Smithsonian Institute de Washington. Je traduis littéralement:

Sel ordinaire.............................. 11,735
Carbonate de chaux.........................    016
Sulphate de chaux..........................    073
Sel d'Epsom................................  1,123
Chlorure de magnésie.......................    843
                                           _______
Proportion de solides...................... 13,790
Eau........................................ 86,210
                                           _______
                                           100,000

Cent grains de matières solides contiennent:

Sel-ordinaire.............................. 85,089
Carbonate de chaux.........................    117
Sulphate de chaux..........................    531
Sel d'Epsom................................  8,145
Chlorure de magnésie.......................  6,118
                                           _______
                                           100,000

Voilà pour les savants que cette analyse peut intéresser. J'ai déjà donné les proportions en termes ordinaires, pour le commun des mortels.

Les eaux du Grand Lac Salé sont d'une pureté et d'une transparence remarquables, et l'on aperçoit le sable et les petits cailloux du fond, à une profondeur de vingt-cinq à trente pieds. Bien que de nombreuses rivières d'eau douce descendent des montagnes limitrophes pour se déverser dans son lit, et bien qu'on ne leur connaisse pas d'issue ou de débouché, les eaux du lac restent uniformément salées. On a remarqué aussi que le niveau des eaux a changé à plusieurs reprises, formant une espèce de marée inégale et irrégulière; mais on ignore la cause du flux et du reflux de cette mer intérieure dont le lit était autrefois beaucoup plus considérable, comme on peut en juger par les traces qu'ont laissées les eaux, en se retirant, sur les flancs des montagnes voisines.

Plusieurs îles, dont quelques-unes assez importantes, rompent l'uniformité du paysage, et les citoyens de Salt Lake City et d'Ogden ont construit sur le rivage des maisons de plaisance et des bains, à un endroit magnifique que l'on a nommé Lake Park et qui prend, chaque année, plus d'importance, comme ville d'eaux. La densité des eaux du lac est telle que les baigneurs flottent à la surface, sans faire le moindre effort, et les médecins déclarent que les bains du Lac Salé valent à tous les points de vue, les bains de mer. Lake Park est à mi-chemin entre Salt Lake City et Ogden, ville de 10,000 habitants, située à trente-six milles de la capitale de l'Utah, à sept cent soixante-et-onze milles de Denver, à deux mille cinq cents de New-York, à huit cent soixante-et-quatre à l'est de San-Francisco, et à une élévation de 4,286 pieds au-dessus du niveau de la mer. C'est ici que ce fait le raccordement du Denver and Rio Grande Railway, de l'Union Pacific Railway et du Central Pacific Railway. Ces deux derniers chemins de fer forment le premier réseau transcontinental qui ait été construit aux Etats-Unis, et la ville d'Ogden, qui est aussi d'origine mormonne, deviendra bientôt, par sa position centrale et ses facilités de communication, une rivale de son aînée, Salt Lake City.

C'est ici que se termine mon voyage vers l'Ouest, et je vais reprendre la route du Denver & Rio Grande Railway, en visitant en route les centres miniers d'Aspen et de Leadville, dans le Colorado.



XVI

LES VOYAGES DE BONNEVILLE--ASPEN
LE MONT DE LA SAINTE-CROIX.


Il s'agit maintenant de quitter l'Utah pour refaire ma route jusqu'à Grand Junction, en traversant de nouveau la rivière Verte, où nous allons nous arrêter quelques instants pour réveiller les souvenirs de l'expédition du capitaine Bonneville, en 1832, 33 et 34.

Bonneville était capitaine au 7e régiment d'infanterie des Etats-Unis, lorsqu'il entreprit le voyage que Washington Irving a raconté quelques années plus tard. Le désir de prendre part aux explorations des territoires encore inconnus des Montagnes-Rocheuses, et de voir de près la vie sauvage des traiteurs et des chasseurs de l'Ouest avait engagé le capitaine à former une expédition pour faire la traite, tout en faisant des études qui pour raient servir à renseigner les autorités militaires sur le nombre, l'armement et les dispositions pacifiques ou belliqueuses des tribus sauvages. Il obtint donc un congé de deux ans, et partit à la tête de quarante hommes et d'un assortiment complet de marchandises, de bimbeloterie, d'armes et de munitions, de rassade, de draps et d'indiennes de couleur, en un mot de tout ce qu'il fallait pour faire la traite des pelleteries avec les trappeurs et les sauvages de l'Ouest.

Le rendez-vous général des traiteurs était, à cette époque, situé dans une vallée que les métis canadiens appelaient Trou de Pierre, parce que l'un des leurs avait été assassiné, en cette endroit, par une bande de Pieds-Noirs. Trois compagnies puissantes exerçaient alors le monopole de la traite dans ces pays sauvages: la Compagnie de la Baie d'Hudson, la Rocky Mountain Fur Company et l'American Fur Company. Ces deux dernières avaient leurs sièges sociaux à New-York et à Saint-Louis, respectivement. Le Trou de Pierre était situé dans la vallée de la rivière Verte, près de ses sources et non loin des pics que les trappeurs, dans leur langage pittoresque, avaient nommés les Trois-Tétons. Ces montagnes que l'on apercevait à une grande distance, servaient de guides et de points de ralliement à tous ces aventuriers qui s'enfonçaient dans la solitude à la recherche des fourrures qui abondaient dans les contrées environnantes.

Bonneville arriva au rendez-vous, où il avait été devancé par les représentants des compagnies et par plusieurs bandes libres de chasseurs métis et sauvages qui venaient échanger le produit de leur chasse pour les marchandises des traiteurs. Durant un mois, les chasseurs faisaient ripaille, et le Trou de Pierre devenait un véritable caravansérail où l'on buvait, dansait, chantait, jouait et où l'on se battait souvent à la suite des querelles qu'engendrait la réunion d'éléments aussi disparates. Plusieurs tribus indiennes, amies des blancs, venaient aussi camper aux environs pour se procurer des armes, de la poudre et des balles dans le double but de faire la chasse et de se défendre contre les attaques des Pieds-Noirs et des Corbeaux, qui faisaient une guerre de surprises et d'embuscades à tous ceux qui osaient chasser dans les pays voisins.

Les Nez-Percés, les Têtes-Plates, les Pen'd'oreilles, les Cotonnois, les Gros-Ventres formaient une espèce d'alliance offensive et défensive contre les Pieds-Noirs et les Corbeaux; mais ceux-ci, qui étaient plus aguerris et plus nombreux, les poursuivaient partout avec une fureur et un acharnement qui ne s'explique que par le fait que ces sauvages ne vivaient que de guerre et de rapine. Le métier de trappeur était donc des plus dangereux, et il fallait se tenir continuellement sur ses gardes et être prêt à toutes les éventualités, pour s'aventurer dans les montagnes. Après ce mois de réjouissances et de bombance, toutes les bandes se dispersaient pour revenir un an plus tard recommencer la même histoire. Je n'ai pas l'intention de suivre le capitaine Bonneville dans toutes ses expéditions et dans toutes ses luttes meurtrières avec les Pieds-Noirs; qu'il me suffise de dire qu'il ne revint à New-York que trois ans plus tard, et qu'il eut quelque difficulté à se faire pardonner son absence prolongée, par les autorités militaires. Je désire cependant relever quelques injustices et quelques inexactitudes que Washington Irving à introduites dans son récit, sur le compte des chasseurs canadiens et métis. Le célèbre auteur de la Vie de Christophe Colomb se laisse souvent emporter par ses préjugés contre tout ce qui est d'origine française, et Bonneville n'a probablement échappé à ses critiques que parce qu'il était officier dans l'armée des Etats-Unis, quoique né à New York de parents français.

En racontant l'organisation de l'expédition, Irving dit à plusieurs reprises que les Canadiens et les métis étaient loin de valoir les chasseurs américains, d'origine anglo-saxonne; mais il ne cite pas un seul fait à l'appui de son affirmation, se contentant de l'opinion d'un traiteur étranger--a foreigner by birth, dit Irving, qui prétendait qu'un Américain valait bien trois Canadiens, pour faire la chasse ou la guerre dans les montagnes.

Or, en exprimant cette opinion, il paraît oublier que Bonneville lui-même, le chef de l'expédition, aussi bien que ses lieutenants Cerré et Mathieu étaient de sang français, les deux derniers canadiens de naissance; que les trappeurs de l'American Fur Company étaient commandés par Fontenelle, un autre Canadien; que les bandes de la Rocky Mountain Fur Company étaient sous les ordres d'un chef nommé Sublette; qu'enfin les trappeurs canadiens-français avaient découvert et exploré le pays depuis un grand nombre d'années, et avaient donné des noms français à tous les endroits connus. La rivière Verte, Green river, la rivière au Serpent, Snake river, la rivière aux Saumons, Salmon river, la rivière Boisée, la rivière Malade, la rivière à Godin, la rivière Cache-la-Poudre --Powder river,--enfin presque toutes les montagnes, les vallées et les cours d'eau de ces pays sauvages portaient des noms français; et comme je l'ai déjà dit, tous les chefs d'expédition étaient français, canadiens-français, ou d'origine française, bien que les grandes compagnies de traite fussent, à cette époque, exclusivement composées d'Américains et d'Anglais. Je ne comprends guère comment Irving pouvait concilier ces faits qu'il cite lui-même, avec l'opinion de cet étranger qui prétendait que les Américains avaient une supériorité si marquée sur les traiteurs d'origine française. Il n'est généralement pas d'usage de choisir les chefs parmi les moins braves et les moins intelligents pour commander les plus hardis et les plus aguerris, ce qui cependant paraîtrait être le cas, si l'opinion d'Irving et de son "étranger" avait la moindre apparence de justice ou d'authenticité.

Comme priorité de découverte, le seul fait que le plus grand nombre des tribus sauvages portaient des noms français, que les Américains leur ont conservés, doit être suffisant pour établir les droits des trappeurs canadiens-français. Il est arrivé quelquefois qu'on a voulu traduire en anglais ces noms de tribus que nos chasseurs avaient eux-mêmes traduits des langues sauvages; mais on a généralement tronqué l'orthographe de manière à dépister toutes les recherches étymologiques. En voici un exemple entre plusieurs: les Américains appellent Utes la tribu sauvage qui réside actuellement sur la réserve de Saint-Ignace, près du Durango, dans le midi du Colorado. Ce mot Utes, en anglais, ne signifie rien du tout, et sans le nom français de cette tribu, il serait impossible d'en trouver l'origine, que voici, cependant. Les trappeurs canadiens appelaient cette tribu les Enfants, ce qui était la traduction littérale de leur nom sauvage. Les Américains traduisirent à leur tour et firent Youths--que quelque aventurier illettré écrivit Utes--et ce dernier nom leur est resté tel quel, et c'est ainsi qu'on l'écrit, même dans les documents officiels du gouvernement de Washington! Voilà pour la supériorité de l'intelligence des chasseurs américains sur les chasseurs canadiens, et je pourrais citer un nombre de faits analogues, si l'espace me le permettait.

Bien que je n'aie pas l'intention de continuer ici ce plaidoyer en faveur de mes compatriotes, je ne puis résister au désir de citer encore une fois la relation de Gabriel Franchère, qui écrivait vingt-cinq ans avant Irving, et qui avait visité le pays vingt-trois ans avant Bonneville. On verra par cette citation que non seulement les hommes, mais les femmes elles-mêmes, affrontaient les dangers de cette vie dangereuse, et qu'il fallait une bravoure plus qu'ordinaire pour entreprendre des expéditions dans ces conditions là:

Le 17, la fatigue que j'avais éprouvée à cheval, la veille, m'obligea à rembarquer dans mon canot. Vers huit heures, nous passâmes une petite rivière venant du N.-O. Nous aperçûmes, bientôt après, des canots qui faisaient force de rames pour nous atteindre. Comme nous poursuivions toujours notre route, nous entendîmes une voix d'enfant nous crier en français: "Arrêtez donc, arrêtez donc!" Nous mîmes à terre, et les canots nous ayant joints, nous reconnûmes, dans l'un d'eux, la femme d'un nommé Pierre Dorion, chasseur, qui avait été envoyé avec un parti de huit hommes, sous la conduite de M. J. Reed, pour faire des vivres chez la nation des Serpents. Cette femme nous apprit la fin malheureuse de tous ceux qui composaient ce parti. Elle nous dit que, dans le cours du mois de janvier, les chasseurs s'étant dispersés çà et là afin de tendre leurs pièges pour prendre le castor, les nommés Jacob Peznor, Gilles Leclerc, et Pierre Dorion, son mari, avaient été attaqués par les naturels; que Leclerc, qui n'était que blessé, s'était rendu à sa tente, où il était mort au bout de quelques instants, après lui avoir annoncé que son mari avait été tué; qu'elle avait aussitôt pris deux chevaux qui étaient restés près de sa loge, avait fait monter dessus ses deux enfants, et avait gagné en toute hâte le poste de M. Reed, qui était éloigné d'environ cinq jours de l'endroit où son mari avait été tué; que son étonnement et son inquiétude avaient été extrêmes, lorsqu'elle avait trouvé la maison déserte et aperçu quelques traces de sang; que ne doutant pas que M. Reed n'eût été massacré, elle s'était enfuie, sans perdre de temps, vers les montagnes, au sud de la rivière Walawala, où elle avait passé l'hiver, ayant tué les deux chevaux pour se nourrir, elle et ses enfants; qu'enfin se voyant sans vivres, elle avait pris le parti de redescendre les montagnes et de gagner les bords du Tacoutche-Tessé, dans l'espérance de rencontrer des sauvages plus humains, qui la laisseraient subsister parmi eux, jusqu'à l'arrivée des canots qu'elle savait devoir remonter la rivière, au printemps. Les sauvages du Walawala avaient en effet accueilli cette femme avec beaucoup d'hospitalité, et c'étaient eux qui nous l'amenaient. Nous leur fîmes quelques présents, pour les dédommager de leur soins et de leur peines, et ils s'en retournèrent satisfaits.

Les personnes qui périrent dans ce malheureux hivernement étaient M. John Reed (commis), Jacob Peznor, John Hobhough, Pierre Dorion (chasseurs). Gilles Leclerc, François Landry, J.-Bte Turcot, André Lachapelle, et Pierre Delaunay. Nous ne doutâmes pas que cette boucherie ne fût une vengeance exercée contre nous par les naturels, pour la mort d'un des leurs, que les gens du parti de M. Clarke avaient pendu pour vol, le printemps d'auparavant.

Que penser de la présence de cette femme, seule avec ses deux enfants, dans ces pays sauvages et faisant bravement face à la situation, sans perdre la tête un seul instant? Si les femmes étaient si vaillantes, que devaient donc être les hommes qui vivaient dans un danger continuel?

Aujourd'hui, tous ces pays de chasse ont été ouverts à la colonisation et sont croisés, dans tous les sens par des chemins de fer. Les Indiens ont presque entièrement disparu, et ceux qui restent vivent sous la tutelle du gouvernement américain. Et il y a à peine cinquante-six ans que Bonneville faisait son voyage d'exploration et visitait les côtes du Pacifique, qui appartenaient alors au Mexique! Ces changements sont assez merveilleux pour que le voyageur s'en étonne et les note soigneusement dans sa mémoire ou tout au moins dans son calepin.



*
*   *

Je vais maintenant reprendre mon itinéraire, à Grand Junction, en retournant à Denver par l'embranchement nord du Denver and Rio Grande Railway, en passant par Glenwood Springs, Aspen et Leadville. Je n'entreprendrai pas de parler du pays, qui ressemble absolument à celui dont j'ai déjà fait la description en passant par Gunnison, Montrose et Salida. On suit le cours de la rivière Grande, en continuant à traverser toute une série de gorges, de défilés et de vallées, jusqu'aux sources minérales de Glenwood, qui sont situées à trois cent soixante-et-sept milles de Denver et à une altitude de 5,768 pieds. Ces sources sont célèbres, dans le pays, pour leurs qualités curatives et les eaux en sont tellement abondantes qu'on a construit pour les baigneurs une immense piscine qui n'a pas moins de six cents pieds de long sur cent pieds de large, et qui contient 1,500,000 gallons d'eau sulfureuse à une température continuelle de 95 ° Fahrenheit. Les eaux sortent de terre à une température de 145 °, et l'on peut, en les laissant refroidir à l'air, obtenir le degré de chaleur qui convient à chaque malade. Les médecins recommandent particulièrement les bains de Glenwood Springs pour le rhumatisme, la goutte, le diabète, les scrofules, les maladies de reins, du sang et de la peau. Un hôtel moderne offre toutes les commodités nécessaires, et une jolie ville de 3,000 habitants s'est élevée en cet endroit, sur les bords de la rivière Grande.

Toute la contrée environnante contient l'or et l'argent en abondance, et de nombreuses mines ont été mises en exploitation depuis quelques années. Un embranchement du chemin de fer se dirige ici vers Aspen, situé à soixante-quinze milles au sud-est, dans le comté de Pitkin. Cette ville, qui compte à peine douze années d'existence, possède déjà une population de 11,000 habitants, et promet de devenir un centre d'exploitations minières d'une très grande importance. La contrée environnante est aussi favorable à l'élevage et à l'agriculture, et la nombreuse émigration qui se porte constamment vers cette partie du Colorado semble promettre un développement rapide dans un avenir prochain. Une distance de 90 milles sépare Glenwood Springs de Leadville, et c'est entre ces deux endroits que le chemin de fer s'élève de nouveau à une altitude de 10,418 pieds au-dessus du niveau de la mer, en traversant le défilé du Tennessee, --Tennessee pass. C'est de cette hauteur que l'on aperçoit le remarquable pic que les trappeurs et les missionnaires ont nommé: mont de la Sainte-Croix--mount of the Holy Cross. Sur le flanc sombre de la montagne, près du sommet, deux gorges ou plutôt deux glaciers se coupant à angles droits, forment une croix gigantesque qui se détache étincelante sous les rayons du soleil, à une hauteur de 14,176 pieds. On raconte que les chasseurs d'autrefois faisaient souvent de grands détours pour faire ici une espèce de pèlerinage et pour venir dévotement prier devant ce symbole sacré de la religion chrétienne. Le convoi s'arrête un instant sur le sommet du défilé pour permettre aux voyageurs d'admirer cet étonnant caprice de la nature, et nous reprenons bientôt la route qui nous conduit à Leadville, cité de 30,000 habitants, dont l'histoire, qui date à peine d'une douzaine d'années, ressemble assez aux merveilleux récits des Mille et une Nuits.



XVII

LEADVILLE--LES MINES DU COLORADO


Je viens de dire que l'histoire de Leadville, depuis sa fondation, ou plutôt depuis la découverte des gisements d'or et d'argent dans les environs, en 1876, semble un chapitre emprunté aux récits des Mille et une Nuits ou aux aventures merveilleuses du comte de Monte-Cristo. Des fortunes colossales ont été amassée dans un an, dans six mois, parfois dans un mois ou dans un jour. L'histoire des premiers temps de la découverte de l'or en Californie s'est répétée, avec cette différence, cependant, que les mines de Leadville ont pu être développées immédiatement par les moyens que la science moderne met à la disposition de toutes les industries. Il serait inutile de faire ici l'historique des premiers établissements, qui remontent à peine à quatorze ans, car on pourra voir, par la statistique suivante que dès la première année, en 1879, le rendement des mines de Leadville atteignait, d'un bond, le chiffre fabuleux de $10,333,700.00, alors que de 1860 à 1879, c'est-à-dire durant une période de dix-neuf ans, cette partie du Colorado n'avait produit qu'à peu près le même montant, ou $10,700,000.00 en or et en argent.

            STATISTIQUES DE ONZE ANNÉES.

1860 à 1879...........................    $10,700,000
1879..................................     10,333,700
1880..................................     15,025,135
1881..................................     13,147,257
1882...................................    17,127,402
1883...................................    15,538,446
1884...................................    12,837,497
1885...................................    12,357,662
1886...................................    13,750,833
1887...................................    12,072,967
1888...................................    11,830,205
1889...................................    13,684,051

                                         $158,405,155

N'est-ce pas que ce chiffre de $158,405,155 est absolument fabuleux, lorsque l'on réfléchit que Leadville n'existe que depuis 1876, et que le pays, jusqu'à cette époque, avait à peine été exploré par quelques mineurs ou quelques trappeurs qui prenaient plaisir à vivre isolés, loin des limites de toute civilisation? Ai-je besoin d'ajouter que cette richesse soudaine a eu pour effet de faire de Leadville une cité prospère, florissante et possédant toutes les facilités modernes de communication, de commerce, d'exploitation industrielle, d'instruction, d'éclairage et d'habitation. Située dans un des pays les plus pittoresques du monde, entourée de montagnes couvertes de neiges éternelles, arrosée par des rivières qui s'alimentent aux innombrables torrents de la chaîne des Saguache, la--"ville du plomb" Leadville est devenue la ville de l'or, de l'argent et de toutes les améliorations imaginables que ces métaux précieux peuvent apporter dans un pays déjà si richement doué par la nature.

Afin de mieux faire comprendre la richesse exceptionnelle des mines? de Leadville par la comparaison, je vais me permettre de donner ici les chiffres de la production des mines du monde entier, en or et en argent, pour l'année passée, 1889. J'emprunte cette statistique au rapport officiel que le professeur Ivan C. Michels fait chaque année pour le département du trésor, à Washington:

Pays                                Or        Argent        Total

États-Unis..................   $36,302,085  $68,880,287  $105,182,372
Autres pays d'Amérique......    12,383,950   71,158,270    83,542,220
Afrique.....................     4,657,200       50,250     4,707,450
Asie........................    14,689,085    4,836,330    19,525,415
Australie...................    29,152,400   10,272,956    39,425,356
Europe......................    25,945,125   10,226,990    36,172,115
                              ____________ ____________  ____________
Total.......................  $123,129,845 $165,425,083  $288,554,928

Le poids des métaux du tableau qui précède se divise comme suit:

OR, 408,391 livres avoir-du-poids. ARGENT, 8,775,866 avoir-du-poids.

La quantité de l'or est à l'argent dans la proportion de 1 à 21.54. La valeur de l'or est de 42.6 par cent, et celle de l'argent 57.4 par cent. L'augmentation des mines d'argent se fait sentir aux Etats-Unis et au Mexique, et tout spécialement en Australie, où la production de l'argent a augmenté de $1,058,000 en 1888 à $10,272,956 en 1889.

Voici un nouveau tableau qui fait voir la production totale des mines de l'univers de 1881 à 1889, inclusivement:

                  Or.           Argent.           Total.

1881.....   $103,150,500     $103,210,500     $206,361,000
1882.....     99,500,000      110,750,000      210,250,000
1883.....     95,050,500      115,561,000      210,611,500
1884.....    101,520,000      117,000,500      218,520,500
1885.....    103,350,200      126,750,500      230,100,700
1886.....     98,520,500      131,200,500      229,721,000
1887.....    107,061,040      126,150,900      233,211,940
1888.....    117,057,715      135,046,198      252,103,913
1889.....    123,129,845      165,425,083      288,554,928
            ____________   ______________   ______________
Total....   $948,340,300   $1,131,095,181   $2,079,435,481

La moyenne annuelle pendant ces neuf dernières années, était donc de: $105,317,145.00 en or; de $125,677,242.00 en argent; le tout formant un total de $231,048,387.00. On peut donc constater par ces chiffres que la production de l'or a été, l'année dernière, de $ 18,000,000.00, et celle de l'argent de $40,000,000.00 au-dessus de la production de la moyenne annuelle des années précédentes.

J'ai cité ces chiffres qui font comprendre, en un coup d'ceil, l'immensité des gisements et du rendement des mines de Leadville, qui donnent près de cinq pour cent du total de la production des mines du monde entier.

Si je me suis permis de sortir du domaine du pittoresque pour aborder celui de la statistique, c'est parce que je connais l'attrait tout particulier que possèdent les métaux précieux pour le commun des mortels; et j'ai cru que mes lecteurs s'arrêteraient un instant avec plaisir dans le pays de l'or et de l'argent pour en étudier la richesse presque incalculable. Je finis, en disant que le produit total des mines du Colorado, pour l'année 1889, a été de $29,941,531 ou plus de dix pour cent des mines du monde entier. Dans le prochain chapitre, j'étudierai le Colorado au point de vue agricole, et je donnerai des chiffres qui pourront intéresser, sur les produits de la culture, de l'élevage, de l'industrie, des mines de fer et de charbon, des puits de pétrole et sur l'évaluation actuelle des propriétés foncières de la ville de Denver.

De Leadville à Salida, distance de soixante milles, on traverse un pays accidenté qui ressemble en tous points à celui que nous avons déjà parcouru, et nous reprenons ici la route de Denver, en traversant de nouveau la Royal Gorge, et en passant par Pueblo et Colorado Springs.



XVIII

L'AGRICULTURE ET L'ÉLEVAGE AU
COLORADO.


Après avoir noté les richesses minérales du Colorado, il me reste à dire un mot de ses ressources, au double point de vue de l'agriculture et de l'élevage. J'ai déjà parlé de l'accroissement merveilleux de la ville de Denver, depuis dix ans, mais quelques chiffres officiels offriront des données absolument authentiques, qui ne sauraient manquer d'intéresser mes lecteurs. Fondée en 1859 et nommée en l'honneur du général Denver, alors gouverneur du Kansas, la capitale du Colorado ne comptait qu'une population de 4,741 habitants, en 1870. En vingt ans, ce nombre s'est élevé à 140,000 âmes, chiffre actuel de la population de Denver. L'évaluation officielle des propriétés foncières pour fins d'impôts municipaux s'élevait, en 1889, à plus de $60,000,000, ce qui forme plus d'un tiers de l'évaluation totale des propriétés de l'Etat du Colorado, qui s'élève à $195,000,000 pour la même année. Pendant l'année 1888, 1,827 bâtisses ont été construites, ayant une valeur totale $6,000,000. En 1889, la valeur des nouvelles constructions s'est élevée à $7,214,585. Et l'on croit que la valeur des nouveaux édifices en voie de construction pendant l'année courante, 1890, atteindra le chiffre fabuleux de $ 10,000,000, pour une ville de 140,000 habitants. New-York, Brooklyn, Chicago et Saint-Louis sont les seules villes du continent dont les nouvelles constructions dépassent en valeur celles de Denver, pendant l'année 1889.

Le tableau suivant du total des récoltes du Colorado depuis neuf ans, donne une idée assez juste de ses produits agricoles pendant cette période. Pour le maïs, le blé, le seigle, l'avoine, l'orge et les pommes de terre, les quantités se chiffrent par boisseaux, le foin se chiffre par tonneaux, et la laine par livres:

Années.    Maïs.      Blé.      Seigle.   Avoine.

1880     493,184   1,526,113    22,230    701,210
1881     503 353   1,633,322    23,101    783,420
1882     510,600   1,827,963    23,641    823,219
1883     523,411   1,960,418    25,383  1,602,176
1884     653,694   2,220,536    35,882  1,644,083
1885     664,320   2,007,218    33,216  1,652,113
1886     690,434   1,812,327    31,216  1,698,320
1887     512,613   2,018,728    32,106  1,008,269
1888     908,224   2,516,843    38,641  1,563.385
1889   1,428,332   3,006,723    46,432  2,000,000

           Orge.    Patates.     Foin.    Laine.

         133,212     479.327   108,326  3,320,211
         142,980     590,612   192,613  3,333.389
         163,112     768,211   247,311  3.583.721
         223,213     927,863   208,263  4,019,763
         234,085   1.238,215   256,494  4,298,728
         217,128   2,013,027   238,621  5,536,218
         239,605   2,320,963   278,920  6,834,928
         231,207   2,740,810   283,764  8,539,216
         197,016   2,856,864   467,800  9,878,586
         200,413   3,182,362   405,684 11,000,000

L'élevage se fait partout sur une vaste échelle dans les plaines de l'est du Colorado, et le rapport officiel de l'année dernière (1889) montre un total de 800,000 chevaux, 35,000 mulets et 60,000 porcs. Le tableau suivant donne les chiffres exacts, par comtés, du nombre de bêtes à cornes et de moutons qui paissaient dans les prairies à la même époque:

Comtés.               Bêtes à cornes.         Moutons.

Arapahoe.............      60,537             189,811
Archuleta............      11,555              77,743
Baca.................      89,601               9,960
Bent.................      54,972              18,030
Boulder..............      52,059               1,380
Chaffee..............      24.933               3,918
Cheyenne.............       4,671              12,987
Custer...............      36,234
Costilla.............      32,733              43,764
Conejos..............      20,925              39,674
Clear Creek..........       3,353
Douglas..............      49,358
Colores..............      12,015
Delta................      53,487
Eagle................     150,477               4,242
Elbert...............      64,848             233,100
El Paso..............     108,006             171,534
Frémont..............      61,923
Garfield.............      69,930               3,378
Gilpin...............       4,023
Grand................      35,622               7,824
Gunnison.............      39,159              13,692
Hinsdale.............       3,861
Huerfano.............      34,479             155,782
Jefferson............      57,238
Kit Carson...........       6,717
Kiowa................       8,916
Las Animas...........     124,569             190,762
Larimer..............     148,986              33,261
La Plata.............      61,923              13,767
Lake.................       3,783
Lincoln..............      28,581             156,972
Logan................      60,024              49,896
Mesa.................      97,875              20,916
Montezuma............      25,593
Montrose.............     104,052              44,916
Morgan...............      25,002              72,287.
Otero................      54,531              17,562
Ouray................      11,514
Park.................      75,261              89,508
Phillips.............       7,785               2,133
Pitkin...............      11,913
Prowers..............      36,483
Pueblo...............      58,638              40,155
Rio Blanco...........     136,389              15,810
Rio Grande...........      26,373              32,340
Routt................     140,304              30,042
Saguache.............      82,332              83,534
San-Juan.............          90
San-Miguel...........      27,168              15,006
Sedgewick............       5,287
Summit...............       4,277               7,620
Washington...........       8,370              16,500
Weld.................     109,533             137,985
Yuma.................      13,278
                     _____________         __________
Total................   2,641,546           2,007,791

Valeur totale........ $25,200,725          $2,139,000

J'ai déjà dit que les mines de charbon abondaient partout dans les montagnes. Les géologues et les ingénieurs considèrent les gisements comme inépuisables. Pendant l'année 1889, les mines ont produit 2,373,954 tonneaux de houille, répartis comme suit, dans les différents comtés de l'Etat.

                                  Tonneaux.

Arapahoe........................        900
Boulder.........................    297,793
Douglas.........................        300
El Paso.........................     54,066
Frémont.........................    279.855
Gunnison........................    251,808
Garfield........................    144,627
Huerfano........................    309,023
Jefferson.......................      6,600
Las Animas......................    876,990
La Plata........................     32,630
Park............................     47,005
Pitkin..........................     46,181
Weld............................     26,276
                                  _________
Total...........................  2,374,054

Les puits de pétrole de Florence ont produit, l'année dernière, 360,000 barils d'huile de bonne qualité, et les fonderies et forges de fer et d'acier de Pueblo utilisent continuellement les minerais de fer qui se trouvent partout dans les montagnes. Il est indiscutable aujourd'hui que le Colorado possède toutes les richesses naturelles nécessaires pour devenir le principal centre manufacturier des États situés à l'ouest du Mississipi.

Il n'y a guère plus de vingt ans que l'on considérait encore la plus grande partie du territoire du Colorado comme impropre à la culture, à cause de la sécheresse de la température, causée par le manque presque absolu de pluies régulières; mais l'irrigation artificielle est en train de changer cet état de choses et de fertiliser d'immenses étendues de terrain dont les produits vont en augmentant tous lés jours. 34,560,000 acres ou 54,000 milles carrés reçoivent déjà les eaux des rivières au moyen de barrages et de canaux, et les puits artésiens de la vallée de San-Luis ont entièrement changé l'aspect de cette contrée qui ne compte pas moins de 36,000 milles de superficie.

Les statistiques qui précèdent sont empruntées aux rapports des chambres de commerce et peuvent être considérées comme absolument exacts. Il ne me reste plus qu'à donner un tableau des principales villes du Colorado et de leur population pour compléter les renseignements contenus dans cette correspondance. Il faut, cependant, pour bien comprendre la situation et apprécier les immenses progrès des dernières années, ne pas oublier que l'État ne fait partie de l'Union américaine que depuis 1876, et que les premiers établissements remontent à peine à trente ans.

J'ai déjà dit que les médecins étaient unanimes à recommander le séjour du Colorado pour toutes les personnes qui souffraient de maladies des poumons et des voies respiratoires; je dois ajouter que j'ai été témoin de guérisons nombreuses dues sans aucun doute à un climat sec et tempéré, à une atmosphère pure et à la légèreté et à la raréfaction de l'air. Il ne faut pas, naturellement, attendre les dernières phases de la phthisie, lorsque la maladie est devenue absolument incurable, pour se diriger vers le Colorado et y mourir loin des siens, au milieu de l'indifférence des étrangers. C'est malheureusement ce qui arrive trop souvent. Mais il est hors de doute qu'un séjour, même temporaire, apporte toujours un soulagement certain et une guérison très probable, à ceux qui peuvent faire le voyage à temps et dans les conditions voulues. Je sais, par expérience, que le climat offre une cure certaine pour l'asthme, car j'ai trouvé au Colorado un soulagement que j'avais en vain cherché dans le midi de la France, en Italie et en Algérie. Mais je le répète encore, il s'agit de ne pas attendre trop tard pour s'y rendre et de ne pas revenir trop tôt lorsqu'on s'y trouve bien.



XIX

LE "COWBOY" AU COLORADO--LE DRESSAGE
DES CHEVAUX SAUVAGES.


Ma relation de voyage était terminée et j'allais donner le "bon à tirer" à mon imprimeur, lorsqu'un de mes amis qui avait lu mon manuscrit et qui paraissait s'être intéressé à mon récit, me dit:

--Mais tu ne nous dis pas un mot des cowboys. Il me semble que c'est de rigueur, dans le récit d'un voyage au Colorado.

--Mon cher ami, les cowboys sont en train de disparaître des plaines du Colorado, comme ils ont déjà disparu des plaines du Kansas. Les chemins de fer, l'immigration, les canaux d'irrigation et la charrue du cultivateur sont en train de les chasser au-delà des premières chaînes des Montagnes-Rocheuses. Je raconterai bien ce que je sais de ces caractères exotiques, mais je n'ai pas l'intention de rééditer les histoires plus ou moins fantaisistes que l'on a déjà publiées au sujet de la vie aventureuse du bouvier des plaines de l'Ouest. Buffalo Bill et sa troupe ont vulgarisé, en les accentuant légèrement, tous les détails de la vie ordinaire du Wild West, de "l'Ouest sauvage." J'ai cependant visité les vastes ranches où l'on s'occupe tout particulièrement de l'élevage et du dressage des chevaux, et j'y ai recueilli quelques détails que je crois inédits, et qui présentent un côté assez pittoresque de la vie des plaines.

Le cowboy, de toute nécessité, doit être bon cavalier et doit pouvoir non seulement monter, mais dompter les chevaux les plus sauvages. Il peut ensuite devenir bouvier et s'engager pour conduire les troupeaux.

J'ai assisté maintes fois au dressage des chevaux, et je me suis renseigné tant bien que mal auprès de ceux qui pouvaient me donner des informations. J'ai pris des notes et, ma mémoire aidant, voici le résultat de mes observations:

On commence par parquer (corral) les chevaux, au printemps et aux premiers jours de l'été. Quand ils sont en sûreté dans l'enclos, on choisit ceux de quatre ans qu'on veut habituer à la selle et préparer pour la vente. Alors, pour la première fois, elles sentent la main de l'homme. Ce dressage des poulains est le travail le plus pénible du cowboy. Ces jeunes bêtes sont sauvages et fières; et à moins qu'on ne les traite avec précaution, on peut les rendre impropres au service ordinaire.

On raconte des centaines d'aventures émouvantes dont les chevaux ont été les héros, pendant qu'on les dressait. Buffalo Bill, que je connais très bien, me racontait qu'il avait eu un associé nommé Broncho Charlie, qui domptait une fois, au Gros-Castor, dans le Colorado, un superbe étalon noir. Charlie qui s'imaginait qu'il avait parfaitement habitué la bête à son contrôle, lui mit la main sur l'encolure, lorsqu'en un clin d'oeil, l'étalon lui saisit cette main et se mit à la secouer absolument comme un chien le ferait d'un rat, déchirant les chairs et les muscles et lui faisant une terrible blessure. Ce fut un bonheur pour Charlie que l'animal ne l'attrapât point par le bras, car il le lui aurait broyé et mis en pièces.

On fait courir le troupeau autour du corral au petit galop, pour permettre au cowboy d'examiner toutes les bêtes et de choisir le cheval qu'il veut dresser pour l'attraper au lasso. Pour la première fois, l'animal sent les liens, et aussitôt toutes ses méfiances s'éveillent. On la voit se précipiter et essayer de se confondre dans la foule de ses compagnons. Mais, peu à peu, le cowboy s'approche. Il sait à quel moment il devra donner de la corde au cheval, afin qu'il ne se blesse pas, sans toutefois lui fournir l'occasion de s'échapper.

Après une lutte plus ou moins prolongée, l'animal est séparé enfin du troupeau et se tient devant son maître, tous ses membres frémissants, l'oeil dilaté et les flancs tout pantelants.

Le plus difficile reste à faire. La tâche du cowboy est bien propre à exercer au plus haut degré son jugement, son agilité, sa patience et son courage. Il faut que le cowboy passe un noeud aux naseaux du cheval et le muselle, afin de s'en faire mieux obéir et de permettre en même temps de lâcher un peu le lasso, de crainte qu'il ne s'étrangle.

Avec un instinct aussi rapide que merveilleux, le cheval découvrira le signe de frayeur le plus léger chez son dompteur, et il saura en profiter.

Le cowboy s'approche lentement, tantôt avançant et tantôt reculant, selon la tactique du cheval. Il s'agit pour lui d'arriver jusqu'à la tête du cheval. Si étrange que cela paraisse, la manière de lui montrer la main est un point d'une grande importance. Par instinct, la bête craint la main ouverte dont il voit la paume, beaucoup plus que celle qui est fermée, ou dont on ne lui montre que le dos.

Lorsqu'on est parvenu enfin à s'approcher assez près pour promener doucement sur l'extrémité des naseaux le dos de la main, on a accompli une bonne partie de la tâche. Le cheval commence à se calmer. Alors, d'un mouvement rapide, on lui passe un noeud coulant aux naseaux, et la bête se trouve suffisamment muselée. Parfois, cette partie de la tâche demande des heures entières. Le cheval essaiera de porter des coups avec ses pieds de devant, et essaiera de mordre, ou bien, pivotant avec la rapidité de l'éclair, il lancera de terribles ruades.

Malheur au cowboy s'il n'est aussi agile qu'un chat, et s'il ne sait point se mettre en garde contre ces attaques dangereuses. Mais surtout qu'il ne lâche point le licol ou bien tout sera à recommencer dans des conditions pires encore.

Après des tentatives longues et patientes, le cowboy parvient enfin à mettre la main sur l'encolure, le garrot et les reins du cheval. Cette manière n'est pas la plus courte pour dresser un cheval; mais c'est la meilleure.

Lorsqu'à force de douceur, on est parvenu à rendre la bête maniable, il n'est pas difficile à un cavalier habile de la monter ensuite.

Une méthode beaucoup moins longue mais plus violente, et qui peut blesser le cheval, consiste à lui lier les deux pieds de devant avec un second lasso, à le jeter après cela sur le flanc, à lui passer alors le licol et à lui attacher une selle, pendant qu'il gît ainsi sur le sol.

Après ces précautions, un cavalier adroit fait passer la bête effarouchée par une série d'exercices fatigants, jusqu'à ce qu'elle soit littéralement épuisée, et que, n'en pouvant plus, elle se soumette. Mais l'effet de cette méthode est loin d'être aussi satisfaisant que la première; car désormais, le cheval ne cessera plus de voir en son maître un ennemi naturel, et il n'obéira plus que sous l'empire de la crainte.

Mais il ne suffit pas de dompter l'animal en lui passant un licol et en l'habituant à y obéir. La seconde partie du dressage consiste à lui mettre une selle.

Pour l'y amener, on lui passe à plusieurs reprises la main sur les reins et sur les flancs. On lui jette ensuite sur le dos une couverture légère à laquelle est attachée une sous-ventrière. Néanmoins, quelque accoutumé que soit le cheval à cette couverture, ce sera encore toute une affaire lorsqu'on lui fera sentir le poids d'une selle et qu'on bouclera la sangle.

Il va sans dire qu'il y a chevaux et chevaux, et que dans le nombre, il s'en trouve qui se prêtent plus facilement que les autres à la volonté de l'homme. On arrive toutefois à surmonter enfin la difficulté de la selle, et il s'agit alors d'accoutumer la bête à se laisser monter.

Ce n'est pas la chose la plus facile du monde que d'arriver à se mettre en selle, car le cheval tourne, se dresse tout droit sur ses pieds de derrière, lance des ruades et s'efforce d'échapper. S'il se jette à terre, la selle de dressage est faite de telle sorte, avec un pommeau élevé, que le cavalier peut retirer les jambes sans difficulté dans le cas où il se trouverait pris sous la bête. D'ordinaire, il se tient sur ses pieds au moment où le cheval s'abat, et il enfourche de nouveau sa monture dès qu'elle se relève.

Voici le moment où le cheval va essayer les cabrioles. Se sentant sur le dos le poids assez lourd d'un cavalier, il fait tin effort suprême pour s'en débarrasser. Le voilà qui s'élève au-dessus du sol et qui retombe tenant la tête entre ses jambes de devant, la queue serrée entre les jambes de derrière, et réunissant les quatre pieds aussi près que cela lui est possible.

Le choc que le cavalier ressent à la descente est terrible et si c'est un novice, qui ne l'a pas éprouvé encore, il sera désarçonné en un rien de temps. Mais s'il a déjà passé par des épreuves semblables, s'il sait se tenir en selle, il est à peu près certain que le cheval recommencera le même manège en y introduisant de nombreuses variations.

Il sautera, pivotera sur lui-même pendant qu'il sera dans les airs; il s'abattra sur le sol, les jambes roides comme des barres; et il lancera de terribles ruades. Si l'on se met bien dans l'esprit que tout cela a lieu pendant une course échevelée, on comprendra facilement qu'un homme qui ne se sent pas en selle parfaitement à son aise, sera bientôt désarçonné. Un coup dont la bête fait invariablement l'essai quand elle voit qu'aucun des autres ne lui a réussi, consiste en un bond fait soudainement de recul. Immédiatement après, le cheval se dresse sur sa croupe et se laisse tomber en arrière, dans l'espoir d'écraser le cavalier sous son poids. Il ne tient alors qu'à un cheveu que ce dernier n'ait quelque membre brisé, peut-être même qu'il ne soit entièrement broyé.

Il ne peut échapper au danger qu'en se jetant hors de selle par un côté, sans oublier toutefois de garder fermement dans sa poigne la corde qui sert de licol. Dès que le cheval se redresse, le cavalier doit être déjà remis en selle.

C'est alors qu'il faut du sang-froid et de la présence d'esprit, car le cheval ne médite rien moins que la mort de son cavalier. Quelquefois il continuera cette lutte durant une heure, se tenant tout le temps dans un étroit espace de dix pieds carrés. Ce n'est que lorsqu'il se sent entièrement hors d'haleine et à bout de forces qu'il donne quelques signes de soumission. Quand la bête en arrive à ce point, c'est le moment d'avoir recours au fouet et, à l'éperon pour mettre le cheval au galop. Tandis qu'il court, il ne lui est pas possible de faire ses cabrioles de bouc; aussi, pourvu que le cowboy puisse rester en selle quand le cheval fait ses sauts, et qu'il le fasse courir jusqu'au point d'épuiser ses forces, il est sûr de sortir vainqueur de la lutte.

Toutefois, si le cheval est d'un naturel vicieux, il fera l'essai du même jeu avec chaque nouveau cavalier qu'il portera en selle; car, reconnaissant un maître en celui qui l'a d'abord dompté et lui obéissant, il n'abandonnera pas l'espoir de reconquérir la liberté avec un nouveau cavalier. Aussi les cowboys sont-ils toujours sur leurs gardes quand ils montent une nouvelle bête, ne négligeant jamais de demander si elle buckcabriole, et si elle fait des bêtises.

Qu'arriverait-il si un cheval s'échappait pendant qu'on le dompte? Ce serait adieu paniers, les vendanges sont faites, du moins en ce qui regarderait le cavalier. Le cheval se souviendrait à jamais de lui; il n'oublierait pas de sa vie qu'il a eu un jour le dessus sur cet homme, et tant qu'il lui resterait un souffle de vie, il essaierait de nouveau de gagner la partie.

A dire vrai, il est très difficile de reprendre un cheval qui est dans ce cas; car dès qu'il aperçoit du plus loin un homme qui se dirige vers lui, monté sur une autre bête, il se met à fuir loin du troupeau, et il disparaît à l'horizon. Dans la plupart des cas, s'il arrive même à un cavalier d'être jeté à terre une seule fois, il est très difficile de faire oublier au cheval cette victoire, et l'on peut être certain que la bête continuera à cabrioler de temps en temps jusqu'à la fin de sa vie.



XX

LA DETTE DU SANG


15 octobre 1890.



Il vient de se passer parmi les Indiens de l'ouest, un drame étrange dont le récit a fait le tour de la presse américaine et qui trouve naturellement sa place dans un livre qui traite des régions sauvages des Montagnes Rocheuses.

Les récits d'Homère pâlissent devant l'héroïque réalité d'une lutte comme celle que nous raconte M. S. C. Robertson, lieutenant au Ier régiment de cavalerie des Etats-Unis, un des acteurs de ce drame émouvant.

Je laisse la parole à M. Robertson, me contentant de traduire son récit qui est une des plus curieuses pages de l'histoire des races indigènes de l'Amérique du Nord:

Jamais, épopée sanglante, ayant pour acteurs des blancs et des peaux-rouges, n'a présenté aussi complètement la grandeur et l'horrible, mêlés au pittoresque, que celle dont la réserve 4 des Cheyennes du Nord a été le théâtre, la semaine dernière.

Note 4: (retour) Territoires réservés par le gouvernement pour la résidence des Indiens.

Dans cette réserve qui s'étend au sud de la rivière Yellowstone dans le Montana, et englobe les terres arrosées par la Rosebud et la Tongue, on a rassemblé les restes de cette bande de Sauvages belliqueux qui, dans le cours des septante, commandée par des chefs tels que Nez-d'aigle et Couteau-rouge, a écrit les pages les plus sanglantes dans les annales des guerres indiennes et livré les combats les plus acharnés à nos généraux Miles, McKenzie et Crook.

On peut dire que, somme toute, ces Sauvages se sont montrés assez paisibles depuis qu'ils ont été réunis sur la réserve. Néanmoins, depuis quatre ans, ils ont donné quelques signes de mécontentement et d'agitation, ce qui a rendu nécessaire l'établissement permanent de petits camps de troupes régulières dans leur voisinage.

Le printemps dernier, on craignit un instant que le meurtre d'un fermier par trois de ces Sauvages n'amenât une crise; mais les assassins furent livrés et la crise n'eut pas lieu. Néanmoins, comme conséquence de ce crime, les tentes blanches d'un escadron du Ier régiment de cavalerie des Etats-Unis, sont restées, pendant cinq longs mois, comme de silencieux pacificateurs en présence des wigwams enfumés des Cheyennes, le long du Lame Deer.

Tout nous faisait espérer le maintien de la paix et le départ prochain des troupes, quand le meurtre inattendu d'un jeune homme du nom de Boyle, commis par les Indiens, à la date du 6 septembre 1890, à trois milles de notre camp, donna une nouvelle tournure à la situation. Après trois jours de recherches actives par les troupes et les Indiens alliés, on avait trouvé le corps de Boyle dans une ravine profonde sur le penchant d'une montagne escarpée et solitaire, à une grande distance de la scène du meurtre.

Cette même nuit, la police indienne avait également découvert les assassins. C'étaient deux jeunes Cheyennes qui, lorsqu'on avait retrouvé le corps de la victime, s'étaient enfuis dans la montagne.

Ce crime, commis sans motif apparent, avait été accompagné de circonstances qui le rendaient exceptionnellement atroce; mais il eut pour, dénouement une des scènes les plus caractéristiques du courage des Peaux-Rouges.

La recherche des coupables avait continué sans aucun succès pendant plusieurs jours, lorsqu'au moment où l'on s'y attendait le moins, le père même de l'un d'eux porta à l'agent 5 chef, un message de leur part, pour informer ce fonctionnaire qu'ils étaient fatigués de se cacher, qu'ils s'attendaient bien au sacrifice de leur vie, mais qu'ils voulaient mourir en combattant bravement. Ils faisaient donc savoir à l'agent que s'il voulait réunir les troupes, ils se présenteraient seuls pour les combattre jusqu'à la mort. Dans le cas où leur demande serait repoussée, ils se jetteraient sur l'établissement de l'agence, ainsi que sur le camp et tueraient tous les blancs qui leur tomberaient sous la main.

Note 5: (retour) Chaque réserve est placée sous le, contrôle d'un fonctionnaire du gouvernement qu'on appelle Indian Agent, (agent des Indiens.) Sa résidence est connue sous le nom de Agency (agence).

Faite par un guerrier de la tribu des Shoshones ou des Corbeaux, une pareille proposition n'eût été prise que pour une simple vantardise; mais elle avait un tout autre caractère venant de deux jeunes braves Cheyennes.

Avis fut donc immédiatement donné au major Carroll qui commandait le camp, et qui ordonna sans retard aux clairons de sonner le boute-selle. Les troupeaux furent ramenés aussitôt au camp et en un clin d'oeil les soldats se trouvèrent à cheval.

Celui qui écrit ces lignes ayant été un des premiers à se présenter, reçut d'ordre de prendre son escadron, de le disposer en cordon autour du camp sans perdre un seul instant, afin d'empêcher l'approche des deux Indiens de ce côté.

Comme nous parcourions au galop la distance d'un mille qui sépare le camp de l'agence, nous ne pouvions chasser de notre esprit la pensée que nous étions en train de faire une course inutile. En effet, l'idée d'un duel arrangé d'avance entre deux jeunes Indiens et trois escadrons de cavalerie, nous paraissait trop ridicule pour être prise au sérieux. Toutefois, quand je dis ce que j'en pensais au Loup-vaillant, chef Cheyenne qui galopait à côté de nous, il nous rassura en nous disant gravement que les jeunes guerriers se présenteraient comme ils l'avaient annoncé et que ce serait alors entre eux et nous, une lutte à mort.

Piquant donc des deux, nous arrivâmes à l'agence où nous postâmes des sentinelles; ensuite, toujours guidés par le Loup vaillant, nous tournâmes dans la direction de l'Est et prîmes un sentier que les deux braves devaient suivre, d'après ce que nous dit le vieil Indien.

Arrivés à un demi mille de là, nous fîmes halte et nous disposâmes nos hommes, les uns démontés et distribués en tirailleurs, les autres à cheval et placés en vedette.

En cet endroit, le chemin longe un étroit vallon qu'on dirait encaissé de tous côtés entre des collines couronnées de roches escarpées. La nature n'aurait pas pu nous choisir de meilleur amphithéâtre pour la scène que le hasard nous préparait. Lorsque nous jetâmes nos regards autour de nous, pour poster nos hommes, le spectacle que nous eûmes sous les yeux est un de ceux que l'homme n'oublie jamais.

Pendant l'agitation des jours précédents, l'agent avait rassemblé de tous les coins de la réserve la tribu entière des Cheyennes et l'avait réunie dans un camp près de l'agence.

A l'approche des troupes, les Peaux-Rouges étaient sortis de leurs tépis et au moment de notre arrivée, ils couronnaient le faîte des collines qui surplombent le vallon, en masses épaisses qui se détachaient du fond par les brillantes couleurs de leurs accoutrements sauvages.

A l'arrière-plan, sur les hauteurs plus élevées, sur l'autre rive du Lame Deer, pour être à l'abri de tout danger, se groupaient les femmes et les enfants en avant des troupeaux de chevaux.

Avant notre arrivée, les deux jeunes meurtriers avaient envoyé un messager à la tribu pour l'inviter à venir voir avec quelle bravoure ils allaient mourir. Le sang-froid avec lequel ces préliminaires de la rencontre avaient été arrangés rappelait les scènes des arènes antiques et présentait un contraste étrange avec l'ensemble des idées et des moeurs du dix-neuvième siècle. Les spectateurs étaient à peine en place, au figuré, que le rideau fut levé et que les deux acteurs dont tout le monde attendait anxieusement l'entrée en scène, firent leur apparition.

Ils étaient à cheval. On les vit déboucher d'un terrain couvert de troncs d'arbres qui traversait le vallon à environ deux mille cinq cents pieds de nous. Grâce à nos jumelles d'ordonnance, nous pûmes nous assurer qu'ils étaient bien armés, montés sur d'excellents chevaux et en grand costume de guerre. Un d'eux portait une magnifique coiffure dont les plumes splendides touchaient presque le sol.

Dirigeant leurs ponies vers la crête la plus escarpée de la colline que nous avions en face, ils s'arrêtèrent et firent prendre d'abord à leurs montures une allure rapide pour décrire des cercles qui se détachaient clairement sur l'horizon, leurs plumes d'aigle volant fièrement à la brise.

Pendant cette course, ils avaient entonné leur chant de mort. Il ne leur fallait ni les applaudissements des loges, ni les cris du parterre pour leur donner du coeur. N'étaient-ils pas des braves Cheyennes, des fils de guerriers Cheyennes, dont les exploits avaient fait déjà le sujet de maints chants héroïques, le soir, à la lueur des feux du bivouac? Les yeux de centaines de braves de leur tribu et des belles filles qu'ils connaissaient, n'étaient-ils pas fixés sur eux, par delà le vallon, pour les voir mourir et pour leur lancer des regards de mépris au moindre signe de crainte? Pendant ces préliminaires, nos hommes s'étaient rapprochés du pied de la colline et quelques instants après, le sifflement des balles qui tombaient autour de nous nous apprit que ce duel épique avait commencé.

Est-il nécessaire d'entrer dans des détails? Cinquante mousquetons avaient répondu'au feu des deux Sauvages, tandis que ceux ci tiraient du milieu des roches. Se voyant cernés et chassés de leur premier poste, ils se précipitèrent au grand galop du haut de la colline et coururent vers une ligne de nouvelles troupes de cavalerie qui venait d'être amenée sur le faîte méridional de la vallée par le lieutenant Pitcher, du 1er régiment de cavalerie.

Comme c'est sur cette crête que s'étaient massés la plupart des spectateurs Cheyennes, il était évident que les jeunes braves désiraient que leurs amis assistassent à la scène de mort.

Ils traversèrent rapidement le vallon; l'un à cheval, l'autre qui a eu son cheval tué sous lui, court à pied. Le premier des deux, autour de qui pleuvent les balles, escalade hardiment la colline, en face du front de bataille du lieutenant Pitcher, faisant feu en même temps de son mousqueton qu'il tient à la hanche. Trente mousquetons et revolvers sont braqués sur lui, à bout portant, mais il ne bronche pas; il avance toujours, ses prunelles lançant des éclairs de défi et de colère sauvage. Il fait une trouée dans la ligne. Il tombe alors avec trois balles dans le crâne et plusieurs autres dans le corps, ayant trouvé la mort en combattant jusqu'au dernier moment.

Cependant le jeune guerrier qui était démonté, avait tourné pour descendre le vallon, attiré peut-être par un petit groupe de blancs qui se tenaient près de l'agence. Les balles tombaient dru autour de lui. On découvrit plus tard que déjà ses vêtements étaient criblés de balles, mais c'est à ce point seulement qu'il dut recevoir sa première blessure, car tournant soudainement à gauche, avec cet instinct caractéristique des Peaux-Rouges, --l'instinct du lièvre ou du coyote blessé,--il chercha un refuge dans une tranchée faite par le lit desséché d'un torrent et là il lutta avec désespoir jusqu'à ce qu'on l'eût achevé. Ce brave était presque un enfant qui, ainsi qu'on s'en est assuré plus tard, était resté complètement étranger au meurtre de Boyle. Mais il était trop vaillant pour refuser de prendre sa responsabilité du crime commis par son jeune compagnon d'armes.

Nous glissant à travers les broussailles dans sa direction, nous J'aperçûmes enfin. Il était déjà mort. Nous restâmes émus au spectacle de ce jeune homme au visage d'une étrange beauté, couché dans son costume aux brillantes couleurs, les joues couvertes de vermillon, et en voyant son sang rose qni tachetait les feuilles jaunies par l'automne, sur lesquelles il était tombé.

C'était le dénouement du drame et la dette avait été payée à la mode indienne, sang pour sang. Nous apprîmes plus tard que les deux mères indiennes, lorsqu'on leur avait dit que leurs fils devaient mourir, étaient allées dans la montagne et là, en femmes dignes de Sparte, elles avaient bravement orné leurs enfants pour la scène finale; plus bravement encore, elles étaient restées spectatrices de la scène de mort. Après le dénouement, elles se précipitèrent vers les deux morts et se jetèrent sur ces corps bien aimés.

Les autres femmes de la tribu et les enfants sortirent en foule des camps, traversèrent le cours d'eau et en un instant, l'air retentit de leurs lamentations auxquelles se mêlaient des chants où l'on vantait déjà la vaillance des deux victimes.

Pendant la fusillade, grand nombre de jeunes braves Cheyennes qui se tenaient le long de la crête des monts, ne pouvant plus contrôler leur ardeur martiale, avaient sauté à bas de leurs ponies et bouclé leurs cartouchières par dessus leurs couvertures; mais la police indienne, dirigée avec prudence par l'agent, M. Cooper, avait fait fidèlement son devoir et l'on avait ainsi évité un soulèvement général qui était à craindre.

Comme nous chevauchions lentement dans la direction du camp, le soleil se couchait paisiblement derrière la vallée du Lame Deer; mais dans notre mémoire, se trouvait à jamais gravée en traits profonds, la scène dramatique sur laquelle il venait de jeter ses derniers rayons.

FIN



TABLE DES MATIÈRES

Préface

I.--Six mois dans les Montagnes-Rocheuses

II.--De Montréal à Chicago

III.--Chicago, les Sioux, les Bisons

IV.--Le Colorado, l'Utah, le Nouveau-Mexique

V.--Denver

VI.--Manitou, Colorado Springs, le Jardin des Dieux Glen-Eyre

VII.--Les chiens de prairie, Pueblo, Trinidad, La Veta Ouray

VIII.--Hauteur des montagnes du Colorado, le Nouveau-Mexique

IX.--Pueblos et Puebloanos

X.--Santa Clara, San-Juan, Taos

XI.--Les Penitentes, les Cliff Dwellers

XII.--Encore les Cliff Dwellers

XIII.--Encore les Penitentes de Pueblo à Salt Lake City

XIV.--Au pays des Mormons

XV.--Encore les Mormons, le grand Lac salé

XVI.--Les Voyages de Bonneville, Aspen, le Mont de la Sainte-Croix

XVII.--Leadville, les mines du Colorado

XVIII.--L'agriculture et l'élevage au Colorado

XIX.--Le Cowboy au Colorado, le dressage des chevaux sauvages

XX.--La dette du sang



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