Sous la neige
The Project Gutenberg eBook of Sous la neige
Title: Sous la neige
Author: Edith Wharton
Release date: November 12, 2011 [eBook #37990]
Most recently updated: January 8, 2021
Language: French
Credits: Produced by William G. Spahr (This file was produced from
images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
Transcriber's Note: The story appeared in La Revue de Paris
as a three part serialization February 1st., 15th. and
March 1st. 1912.
LA
REVUE DE PARIS
DIX-NEUVIÈME ANNÉE
TOME PREMIER
Janvier-Février 1912
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
85bis, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85bis
1912
LA
REVUE DE PARIS
DIX-NEUVIÈME ANNÉE
TOME DEUXIÈME
Mars-Avril 1912
PARIS
BUREAUX DE LA REVUE DE PARIS
85bis, FAUBOURG SAINT-HONORÉ, 85bis
1912
SOUS LA NEIGE
par
Edith Wharton
Cette histoire, c'est brin à brin, et par maintes
gens, qu'elle m'a été contée. Et,
comme il arrive d'habitude en pareil cas, j'ai entendu
chaque fois une version nouvelle.
Si vous connaissez Starkfield, bourgade perdue dans la
partie montagneuse du Massachusetts, vous aurez
certainement remarqué son bureau de poste. C'est une
construction qui date de la fin du XVIIIe
siècle, en briques rouges, avec un fronton de bois
peint en blanc et un péristyle à colonnes. Ce
petit édifice classique se dresse au milieu de la
Grand Rue, entre la banque et la pharmacie: beaucoup de
villages de la Nouvelle-Angleterre en possèdent un
semblable. Matin et soir, les habitants de Starkfield et
les fermiers des environs s'y rassemblent, à
l'arrivée du courrier. Parmi eux, vous n'avez pas
été sans remarquer la haute taille et le
visage tragique d'Ethan Frome. C'est là que je le
vis moi-même pour la première fois, voici
quelques années.
Bien que cet homme ne fût plus qu'une ruine, sa
physionomie se détachait parmi les autres. Ce
n'était pas sa haute taille qui le désignait
à l'attention, puisque les Américains de
vieille race ont très fréquemment cette
stature élancée et mince, mais plutôt
sa prestance et sa démarche. Son regard était
à la fois triste et volontaire; il conservait, en
dépit d'une claudication manifeste, quelque chose de
vigoureux. Son visage sévère,
hâlé, fatigué par le rude travail des
champs, était d'une indicible mélancolie. Ses
cheveux grisonnants, ses yeux glacés, lui donnaient
l'aspect de la vieillesse, et je m'étonnai lorsqu'on
m'apprit qu'il n'avait guère passé la
cinquantaine.
Ce fut Harmon Gow qui me renseigna sur son âge.
— Harmon Gow avait autrefois conduit la diligence
allant de Starkfield au gros bourg de Bettsbridge, à
l'époque où n'existaient pas les tramways
électriques, et il connaissait sur le bout du doigt
la chronique intime de toutes les familles qui habitaient
ou avaient habité le long de son ancien parcours.
— Il a cette tête-là depuis son
accident, — me dit-il, hachant ses phrases au
gré de ses souvenirs. — Et il y aura en
février prochain vingt-quatre ans que la chose est
arrivée...
Ce fut lui aussi qui me narra l'origine de la terrible
cicatrice rouge barrant le front d'Ethan Frome. Elle datait
de l'accident qui, du même coup, lui avait tordu et
noué tout le côté droit, le faisant
ressembler à un vieux chêne foudroyé.
Depuis lors, le pauvre homme ne pouvait effectuer sans
douleur ces quelques pas entre son buggy et le
bureau de poste. Tous les jours, vers midi, il venait de sa
ferme, située à quelques milles de
Starkfield, et, comme c'était justement l'heure
où j'allais chercher mes lettres, il m'arrivait de
le dépasser sous le péristyle ou d'attendre
à sa suite, devant le guichet.
Je ne tardai pas à observer que, rarement,
malgré son exactitude touchante, on lui remettait
autre chose qu'un numéro du Bellsbridge
Eagle. Sans même y jeter un coup d'œil, il
le fourrait dans la poche de son veston usé. De
temps à autre, pourtant, le receveur lui tendait une
enveloppe, adressée à Mrs. Zenobia (ou Zeena)
Frome, et qui montrait en gros caractères l'adresse
d'un fabricant de produits pharmaceutiques et le nom d'une
spécialité. Ces papiers rejoignaient
aussitôt le journal, comme si le porteur était
blasé à force d'en recevoir. Après
quoi, il remerciait l'employé d'un petit signe de
tête silencieux, et se retirait.
Chacun dans Starkfield le connaissait. On le saluait au
passage, mais on respectait son désir d'isolement,
et seuls quelques vieillards se risquaient à
l'aborder. Dans ces occasions, Frome s'arrêtait un
instant, ses yeux bleus fixés gravement sur
l'interlocuteur, mais il répondait d'une voix si
basse que jamais aucune de ses paroles n'était
parvenue jusqu'à moi. Puis il remontait
péniblement dans son buggy
délabré, rassemblait les guides dans sa main
gauche, et repartait sans hâte vers la ferme.
— Ce dut être un effroyable accident, —
dis-je au vieil Harmon, un jour, en suivant du regard la
démarche pénible de Frome.
Je songeais à la belle mine qu'avait dû avoir,
jadis, cette tête blonde et énergique de jeune
homme.
— De la pire espèce! — opina mon
informateur; — presque suffisant pour tuer la plupart
des hommes. Mais voilà, les Frome ont le crâne
dur, et il y a bien des chances pour que celui-ci atteigne
ses cent ans...
— Grand Dieu!
Je ne pus retenir ce cri. A ce moment, en effet, Ethan
Frome venait de monter sur son siège; il se
retournait pour voir si une caisse de drogues était
bien calée à l'arrière du
buggy, et j'aperçus sa figure telle qu'elle
devait être quand il se croyait seul.
— Cet homme atteindre cent ans! — continuai-je,
— mais il a l'air déjà mort et
enterré!
Harmon tira de sa poche un bout de tabac, en prit une
chique et l'enfourna dans sa vieille joue tannée.
— Qu'est-ce que vous voulez? il a passé trop
d'hivers à Starkfield... Les malins s'en vont,
eux...
— Pourquoi lui, alors, est-il resté?
Ah! voilà!... il fallait bien qu'il y eût
quelqu'un à la ferme pour soigner son monde... Et il
n'y a jamais eu qu'Ethan pour ce métier... D'abord
son père, puis sa mère, puis sa femme...
— Et puis l'accident?...
— C'est ça même. Alors, n'est-ce pas? il
a bien été forcé de rester! —
ricana Harmon.
— Je comprends. Mais, maintenant, c'est eux qui le
soignent?
Gravement, Harmon passa sa chique dans son autre joue; puis
il reprit:
— Oh! quant à ça, non. C'est toujours
Ethan, le garde-malade...
Dès le premier jour, le vieux conducteur m'avait
débité tout ce qu'il savait de l'histoire,
mais je pressentais que, pour en démêler les
fils secrets, il fallait une plus vive imagination que la
sienne. Toutefois une parole d'Harmon s'était
gravée dans ma mémoire: «Il a
passé trop d'hivers à Starkfield...»
Ah! je devais bientôt comprendre le sens profond de
ces quelques mots! Le Starkfield que je connus ne
ressemblait guère cependant au village isolé,
perdu dans la montagne, où s'était
écoulée la triste jeunesse d'Ethan Frome. Il
était relié maintenant aux gros bourgs de la
région. Le tramway électrique, la bicyclette
permettaient aux jeunes gens de descendre, l'hiver,
jusqu'à Bettsbridge ou à Shadd's Falls, et
d'y passer la soirée au théâtre, dans
les bibliothèques, ou aux réunions des
«Jeunes Chrétiens». Mais quand arrive la
saison froide, quand le village fut immobilisé sous
une couche de neige qui s'accroissait sans répit,
quand les vents du nord, tombant d'un ciel d'acier, se
prirent à rôder autour des petites maisons de
bois qui grelottaient derrière les ormes
dépouillés de la Grande Rue, je
commençai à deviner ce qu'avait dû
être Starkfield alors qu'Ethan Frome avait vingt
ans...
J'avais été envoyé par mes patrons
pour surveiller un important travail que nous avait
commandée l'usine de force motrice à Corbury
Junction. Une grève prolongée des
charpentiers ayant retardé la besogne, je me trouvai
retenu, cet hiver, à Starkfield, le seul endroit
habitable des environs.
Dans les premiers temps de mon séjour, je fus
très frappé du contraste entre l'air
vivifiant du pays et l'apathie des habitants. Lorsque je me
promenais sous ce ciel d'un bleu éclatant, je me
sentais le sang fouetté. J'étais
ébloui par la blancheur ensoleillée des
prairies couvertes de neige, où les forêts de
sapins épandaient leurs grandes taches brunes. Ce
froid sec, la pureté de cette atmosphère
toujours lumineuse, m'exaltaient, et je ne pouvais
comprendre la nonchalance presque léthargique des
gens de Starkfield.
Mais, quand parut février, tout changea. Le ciel se
voila. Les journées sombres et courtes
ressemblèrent aux nuits longues et glaciales. La
neige s'amoncela autour des frêles maisons, qui
parurent recroquevillées sur elles-mêmes. Les
habitants du village, la besogne quotidienne
achevée, se hâtaient de rentrer chez eux.
Pendant les interminables soirées, ils sommeillaient
autour du poêle. Toute vie, au dehors, semblait
suspendue. Chacun mesurait ses gestes au strict
nécessaire pour se nourrir, se chauffer et accomplir
les rares besognes que n'avaient point
arrêtées les rigueurs de la saison.
Je logeais chez une veuve entre deux âges qu'on
appelait familièrement Mrs. Ned Hale. Elle
était fille de l'ancien notaire du bourg, et
«la maison du notaire Varnum», qu'elle occupait
avec sa mère, était l'habitation la plus
considérable de Starkfield. C'était une
vieille demeure à fronton classique, supporté
par des colonnes blanches. De menus carreaux bleutés
piquaient ses fenêtres à guillotine, qui
regardaient la haute et claire façade de
l'église. Elle s'élevait au bout de la rue
principale du village. Deux sapins de Norvège
introduisaient à son petit jardin, que traversait un
sentier dallé d'ardoises.
Les deux veuves, bien que réduites à vivre
assez modestement, mettaient leur point d'honneur à
maintenir la propriété familiale en
état. Mrs. Hale était une femme aimable et
effacée. Elle avait conservé dans les
manières quelque chose de la tradition que figurait
cette construction d'un autre âge. Chaque soir, dans
le salon meublé d'acajou, aux sièges
recouverts de crin, sous la lampe Carcel qui faisait
entendre ses glouglous monotones, j'apprenais un nouvel
épisode de la chronique du village, et il
m'était plus délicatement raconté. Non
pas que Mrs. Hale se crût ou affectât quelque
supériorité sociale sur les gens qui
l'entouraient: sa libre façon de juger les
événements n'avait pas une telle origine. Une
sensibilité plus développée, une
éducation un peu mieux soignée,
créaient seules cette distance entre elle et ses
voisins.
Ces conditions me faisaient espérer qu'auprès
de Mrs. Hale je parviendrais à éclaircir les
points obscurs de la vie d'Ethan Frome. La mémoire
de l'excellente femme était un admirable
répertoire d'anecdotes sans
méchanceté; toute question ayant trait
à ses relations attirait aussitôt un flot de
détails. J'amenai donc la conversation de ce
côté; mais je sentis aussitôt que Mrs.
Hale se dérobait.
Cette attitude n'impliquait d'ailleurs aucun blâme
à l'égard de Frome. On devinait seulement
qu'elle éprouvait une invincible répugnance
à parler de lui et de ses affaires. Quelques bribes
de phrase murmurées: «Oui, je les connais tous
les deux... Ce fut horrible...» paraissaient la seule
concession qu'elle pût faire à ma
curiosité.
Le changement de son attitude était si
marqué, il supposait une telle initiation à
de tristes secrets que, malgré certains scrupules,
je m'adressai une fois encore à Harmon Gow. Tout ce
que je pus obtenir de lui fut un vague grognement.
— Oh! — fit-il, — Ruth Varnum... elle a
toujours été impressionnable comme une
souris... C'est elle qui les a vus la première
lorsqu'on les a ramassés... Tenez, c'était
justement au bas de la maison des Varnum, au tournant de la
route de Corbury... Ruth venait alors de s'accorder avec
Ned Hale... Tout ce jeune monde était ami... La
pauvre femme, elle a eu assez de ses propres malheurs!
Les habitants de Starkfield, en cela fort semblables au
reste des hommes, avaient en effet assez de leurs propres
malheurs sans se passionner outre mesure pour ceux de leurs
voisins. Et, bien que tous tinssent le cas de Frome pour
exceptionnel, aucun ne réussit à m'expliquer
son regard étrange. J'avais beau me dire qu'il
était impossible que la misère et la
souffrance eussent suffi à le marquer ainsi...
J'eusse peut-être fini par me contenter de ces bribes
d'histoire, sans l'espèce de provocation
qu'était le silence même de Mrs. Hale et le
hasard qui bientôt me rapprocha d'Ethan Frome
lui-même.
Ma résidence à Starkfield m'obligeait
à redescendre chaque jour sur Corbury Flats,
où je prenais le train pour Corbury Junction. Lors
de mon installation, je m'étais entendu avec le
riche épicier irlandais, Denis Eady, qui louait
aussi des voitures, pour me faire conduire chaque jour
à la gare. Vers le milieu de l'hiver, les chevaux de
mon loueur tombèrent tous malades, à la suite
d'une épidémie locale. La maladie se
propageait à toutes les écuries du village,
et, pour quelques jours, je fus obligé de chercher
un expédient. A ce moment, Harmon Gow m'apprit que
le cheval d'Ethan Frome était indemne et que son
maître consentirait peut-être à me
transporter.
La proposition m'étonna.
— Ethan Frome? Mais je ne lui ai jamais
parlé!... Pour quelle raison consentirait-il
à se charger de moi?
La réponse d'Harmon Gow accrut encore ma surprise:
— Je ne sais pas s'il le ferait pour vos beaux yeux,
mais très certainement il ne sera pas
fâché de gagner un dollar...
On m'avait bien dit que Frome était pauvre et que sa
scierie jointe aux quelques acres pierreux de sa culture,
suffisaient difficilement à faire bouillir la
marmite pendant les mois d'hiver. Toutefois je ne
m'étais pas figuré une misère aussi
complète et je ne pus m'empêcher d'exprimer
mon étonnement à Harmon, qui reprit:
— Oh! ses affaires ne vont pas très bien!
Quand un homme est depuis vingt ans courbé comme une
vieille carcasse de navire, sans pouvoir faire ce qu'il
veut, il se mange les sangs et perd courage. La ferme de
Frome, ça n'a jamais été grand-chose,
et vous savez, d'autre part, ce que rapporte aujourd'hui
une de ces vieilles scieries... Lorsque Ethan pouvait
encore peiner sur les deux de front, du matin au soir et du
soir au matin, on avait juste, chez lui, de quoi vivre...
Et encore, même à cette époque, son
monde lui dévorait tout, et je ne sais vraiment pas
comment diable il s'en tirait... Ça commença
avec son père, qui attrapa un coup de pied de cheval
en faisant les foins: le mal lui monta au cerveau, et le
pauvre bonhomme jetait l'argent par les fenêtres
comme si de rien n'était... Puis ce fut sa
mère qui devint drôle... Elle traîna de
longue années en enfance... Maintenant, c'est Zeena,
sa femme... Celle-là a passé sa vie à
droguer... Au fond, voyez-vous, la maladie et le souci, ce
sont les seules choses dont Ethan ait toujours eu son
assiette pleine...
Le lendemain matin, en mettant le nez à la
fenêtre, j'aperçus entre les sapins des Varnum
le maigre cheval de Frome. Rejetant la vieille peau d'ours,
le maître me fit place à côté de
lui dans le traîneau. Toute la semaine, à
dater de ce jour, il me descendit à Corbury Flats,
et me ramena le soir à Starkfield, dans le
crépuscule glacial. Le trajet ne dépassait
guère quatre milles, mais l'allure du cheval
était lente, et, même quand la neige
gelée résistait à la pression de la
voiture, nous mettions tour près d'une heure pour
faire la route.
Ethan Frome conduisait sans parler. Il tenait mollement les
guides dans sa main gauche. Sur le remblai couvert de
neige, son visage brun se détachait comme le profil
d'une médaille de bronze. Il répondait par
monosyllabes, sans jamais me regarder, à mes
questions et aux légères plaisanteries que je
hasardais. Il avait l'air de faire partie du paysage
mélancolique et silencieux. On eût dit le
symbole de cette désolation glacée, tellement
tout ce qui était chaleur et sensibilité
semblait enfoui au fond de lui-même.
Son silence, il est vrai, n'avait rien d'hostile. Je finis
par comprendre que cet homme était habitué
à vivre dans une solitude morale trop profonde pour
qu'on pût facilement pénétrer
jusqu'à lui. Cet état, je le
présumais, ne résultait point essentiellement
de ses malheurs, que je devinais tragique: il était
surtout la conséquence de tous ces hivers rigoureux
passés à Starkfield...
Une ou deux fois seulement, j'eus le sentiment de me
rapprocher de lui, et ces instants ne firent qu'aviver mon
désir d'en savoir davantage. Un jour, à
propos d'un travail que j'avais exécuté en
Floride, l'hiver précédent, je fis allusion
à la différence entre les deux climats. A ma
grande surprise, Frome me répondit:
— Oui, je sais... J'y suis allé autrefois, en
pendant bien longtemps, moi aussi, en hiver, je voyais ce
pays, comme dans une vision... Mais à
présent, tout cela est enseveli sous la neige...
Il n'ajouta pas un mot; et j'eus à deviner le reste
par le ton de sa voix et le brusque silence qui suivit.
Une autre fois, à peine monté dans mon
compartiment, je m'avisai que j'avais oublié sur le
traîneau un livre que je comptais lire pendant le
trajet. C'était un ouvrage de vulgarisation
scientifique, un traité de bio-chimie, si je me
rappelle bien... Le soir, je ne pensais déjà
plus à mon étourderie, lorsque, en descendant
du train, je vis le volume entre les mains de Frome.
— Je l'ai trouvé après votre
départ, — me dit-il.
Je mis le livre dans ma poche, et nous revînmes
à notre mutisme habituel. Mais, comme nous
commencions à gravir la longue côte qui va de
Corbury Flats à Starkfield, j'aperçus dans le
crépuscule le visage de Frome tourné de mon
côté.
— Il y a dans ce livre des choses dont je n'avais pas
entendu parler jusqu'ici...
Le propos m'étonna moins que l'accent dont il fut
prononcé: évidemment, Frome était
surpris et tant soit peu vexé de son ignorance.
— Ces questions vous intéressent donc? —
lui demandai-je.
— Elles m'intéressaient autrefois...
— Il y a quelques nouveautés dans ce livre...
On a fait récemment des découvertes
importantes dans cet ordre de recherches.
J'attendais une phrase qui ne vint pas, et je repris:
— Si vous voulez parcourir ce livre, je serai heureux
de vous le prêter.
Ethan Frome hésita. J'eus l'impression qu'il faisait
effort pour secouer son inertie et me répondre.
— Merci. J'accepte, — dit-il simplement.
Je comptais qu'il s'ensuivrait quelques familiarités
entre nous. La modestie de Frome et sa franchise
m'assuraient que sa curiosité avait certainement
pour cause l'intérêt réel jadis
porté par lui à ces sujets-là. Ces
préoccupations et ces connaissances, chez un homme
de sa condition, rendaient le contraste encore plus
poignant entre sa situation matérielle et ses
besoins intimes et, puisque cet incident m'avait permis de
satisfaire ses goûts secrets, j'espérais qu'il
se déciderait à parler. Mais il y avait dans
son passé ou dans sa vie présente quelque
chose qui l'empêchait de se livrer. A notre rencontre
suivante, il ne fit même pas allusion au livre et
notre rapprochement semblait destiné à
n'avoir pas de lendemain.
Depuis plus d'une semaine déjà, Frome me
conduisait à Corbury Flats, quand, un matin,
à mon réveil, je vis qu'il neigeait
abondamment. La hauteur des vagues blanches massées
contre la palissade du jardin et le long du mur de
l'église témoignait que la tempête
avait duré toute la nuit: là-bas, en rase
campagne, les couches de neige amoncelées par le
vent devaient être plus épaisses encore.
Je songeai aussitôt que mon train était
assurément bloqué. Or, ce jour-là, ma
présence était indispensable à l'usine
dans le courant de l'après-midi. Je décidai
donc, que si Frome venait, je me ferais conduire par lui
jusqu'aux Flats. Une fois là, j'attendrais mon train
jusqu'à ce qu'il se décidât à
paraître.
D'ailleurs je n'avais pas le moindre doute que Frome ne
vînt. Je le connaissais assez bien pour savoir
à quoi m'en tenir: il était un de ces hommes
que nulle difficulté ne saurait détourner de
leur tâche. En effet, à l'heure habituelle, je
vis venir son traîneau glissant sur la neige: telle
une apparition de théâtre qui traverse la
scène derrière un léger voile de
gaze...
Inutile avec lui de manifester étonnement ou
reconnaissance. Je ne pus cependant retenir un mouvement de
surprise quand je le vis engager son cheval dans la
direction opposée à la route de Corbury.
— La voie est obstruée au-dessous des Flats
par un train de marchandises, — m'expliqua-t-il.
— La neige bloque le convoi.
— Mais alors où me conduisez-vous?
— Directement, et par le plus court, à Corbury
Junction! — me répondit-il, m'indiquant du
fouet la School House Hill.
— A Corbury Junction? par cette bourrasque?...
mais... il y a bien douze milles!
— Le cheval les fera, si vous lui en donnez le temps.
Vous avez dit que vous aviez du travail à l'usine
cette après-midi: je vous y mène.
Il prononça ces paroles avec tant de
simplicité que je lui répondis sur le
même ton:
— Vous me rendez le plus grand service.
— Bah! ce n'est rien...
La route bifurqua en face de l'église. Nous
prîmes un sentier à gauche, qui descendait au
milieu des sapins. Il avait neigé si fort que les
branches, courbées sous leur fardeau blanc,
faisaient corps avec le tronc des arbres. Souvent, le
dimanche, j'étais venu me promener de ce
côté et l'on m'avait montré la scierie
de Frome, qui se dessinait entre les fûts
dénudées, presque qu bas de la colline.
Le vieux bâtiment solitaire semblait agoniser. Sa
roue paresseuse se reflétait vaguement dans l'eau
noirâtre qui bouillonnait alentour en remous bruns.
Sous le poids de la neige, ses hangars
fléchissaient.
Pas une seule fois Frome ne tourna la tête pendant la
descente. Nous commençâmes à gravir la
côte suivante, toujours en silence. Après
quelques centaines de mètres, lorsque nous
eûmes rejoint la grande route, nous
rencontrâmes un champ de pommiers grêles. Les
arbres se tordaient à mi-pente de la colline, sur un
terrain rocheux où des crêtes d'ardoise
perçaient la neige par endroits. Au delà de
ce verger s'étendaient un champ ou deux qui
confondaient leurs limites sous le grand tapis blanc. Un
peu plus loin, dans l'immensité monotone du ciel et
de la terre, surgissait l'une de ces fermes de la
Nouvelle-Angleterre qui semblent élargir la solitude
du paysage...
— Voilà ma maison, — me dit Frome,
— en faisant un mouvement de son coude
estropié.
J'étais tellement accablé par la
désolation de la scène que je ne sus que lui
répondre. Il ne neigeait plus. Sur la pente,
à nos pieds, se dressait la ferme, qu'un pâle
rayon de soleil éclairait dans toute sa laideur. Une
vigne vierge desséchée pendait au-dessus de
la porte, et les murs de bois, sous la peinture
écaillée, semblaient grelotter dans le vent.
— La maison était plus importante du temps de
mon père! — continua Frome. — Mais j'ai
dû abattre l'L, tout récemment.
Et, se servant du bout de sa rêne gauche comme d'un
fouet, il ramena sur le chemin le vieux cheval qui
s'apprêtait à franchir la barrière
brisée.
Je découvris alors que l'aspect abandonné et
minable de la demeure était dû surtout
à l'absence de ce corps de logis que nous nommons,
dans la Nouvelle-Angleterre, une L. Cette L
est un appentis réservé au bûcher et
à l'étable, généralement
relié en équerre au bâtiment principal
de la ferme, avec lequel il communique par la chambre
à provisions et le magasin à outils.
Est-ce par le symbole qu'elle présente, par l'image
qu'elle évoque de la vie humaine liée au sol,
par ce fait qu'elle détient les sources essentielles
de l'existence, — la chaleur et la nourriture,
— est-ce plutôt par la pensée consolante
qu'elle suggère en nous montrant, sous ce dur
climat, la possibilité pour les habitants
d'accomplir leurs tâches matinales sans affronter les
intempéries, — je ne saurais exactement le
dire, mais sûrement cette L, encore plus que
la maison elle-même, figure le centre, le foyer, de
toute ferme dans la Nouvelle-Angleterre. Et c'était
peut-être cette association d'idées, maintes
fois renouvelée durant mes promenades aux environs
de Starkfield, qui me faisait distinguer un accent
d'amertume dans les paroles de Frome et voir dans cette
maison amoindrie l'image même de son pauvre corps
ruiné.
— Nous sommes bien isolés maintenant, ici!
— ajouta-t-il. — Mais, avant la construction du
chemin de fer, on passait beaucoup par chez nous pour aller
aux Flats.
Il réveilla d'un nouveau coup de guide le cheval qui
s'endormait. Puis, comme si la vue de sa maison m'avait mis
trop avant dans sa confidence pour qu'il s'obstinât
plus longtemps à demeurer sur la réserve, il
continua lentement:
— J'ai toujours attribué l'aggravation de
l'état de ma mère à ce
changement-là. Quand les rhumatismes lui vinrent, au
point qu'elle ne pouvait plus vaquer à ses affaires,
elle prit l'habitude de venir s'asseoir devant la porte, et
elle regardait pendant des heures entières le
mouvement qui se faisait sur la haussée... Une
année, même, où pendant six mois on
répara la grande route, après les
inondations, Harmon Gow fut obligé de passer par ici
avec sa diligence, et elle avait pris l'habitude de
descendre chaque matin jusqu'à la barrière
pour lui dire bonjour... Mais, une fois le chemin de fer
inauguré, il ne vint plus personne. Et elle ne put
jamais comprendre la raison de ce changement... Ce fut une
des choses qui la tourmentèrent jusqu'à sa
mort.
Comme nous arrivions à la route de Corbury, la neige
se remit à choir, offusquant la dernière vue
que nous avions encore sur la maison. Frome, redevenu
silencieux, laissa retomber entre nous le vieux voile des
réticences. Le vent n'avait pas cessé,
malgré le retour de la neige. Des rafales
capricieuses découvraient de temps à autre un
pan de ciel ou quelques ondes d'un pâle soleil qui
ruisselaient sur ce paysage chaotique et
désolé. Mais le cheval tint bon et nous
parvînmes enfin, malgré la bourrasque sauvage,
à Corbury Junction...
Au cours de l'après-midi, la tourmente fit
trêve. Vers l'est, l'horizon s'était
éclairci et, dans mon inexpérience, je me dis
que nous aurions une belle soirée. Le plus
rapidement possible j'achevai ma besogne, et nous
reprîmes le chemin de Starkfield avec bien des
chances d'y arriver pour le repas du soir. Mais, au coucher
du soleil, les nuages menaçants se
reformèrent: la nuit vint d'un seul coup. Drue et
ferme, la neige recommença de choir. Le vent
s'était tu, et nous avancions au milieu d'un calme
plus inquiétant que les rafales et les tourbillons
de la matinée: on aurait dit que les
ténèbres elles-mêmes descendaient sur
nous et que la nuit d'hiver se collait peu à peu
à nos épaules.
Le faible rayon de notre lanterne se trouva bientôt
noyé dans cette atmosphère angoissante. La
connaissance des lieux qu'avait Frome, l'instinct
même de son cheval, tout finit par devenir inutile. A
deux ou trois reprises, un objet quelconque se dressa comme
un fantôme devant nous, indiquant soudain que nous
nous égarions; mais il se perdait presque
aussitôt dans l'ombre. Enfin, au moment où
pensions avoir retrouvé le bon chemin, ce fut la
pauvre vieille bête qui se mit à donner des
signes certains d'épuisement.
Je me rendis compte alors de la
légèreté avec laquelle j'avais
accepté l'offre de Frome et je finis par obtenir
qu'il me laissât descendre: je me mis à
marcher à côté du cheval, dans la
neige, pendant deux ou trois milles. Enfin mon conducteur
me désigna un point dans les ténèbres:
— Nous voici chez moi, — me dit-il.
La dernière étape avait été la
partie la plus pénible du voyage. Le froid
était piquant, la marche ardue, et j'étais
à peu près hors d'haleine. Sous ma main je
sentais battre le flanc du vieux cheval.
— Écoutez, Frome, — dis-je, — il
n'est pas nécessaire que vous alliez plus loin...
Il m'interrompit:
— Ni vous non plus... Nous en avons tous notre
compte...
Je compris qu'il m'offrait l'hospitalité: sans
répondre, je passai la barrière de la ferme
avec lui. Je le suivis dans l'écurie et l'aidai
à dételer le malheureux cheval, qui
était fourbu. Nous préparâmes sa
litière, puis Frome décrocha la lanterne du
traîneau et me précéda dans la nuit.
Par-dessus l'épaule, il me dit:
— Venez!
J'avis peine à suivre Frome dans l'obscurité:
je faillis butter dans un tas de neige amoncelée
devant la porte.
De sa lourde botte, Frome nettoya la pas glissant de la
porte, s'efforçant de nous ouvrir un chemin. La
lanterne haute, il souleva le loquet et me devança
pour me guider. J'entrai à sa suite dans un
vestibule obscur et resserré: on apercevait
vaguement, dans le fond, un escalier raide comme une
échelle. A notre droite, un rayon de lumière
indiquait la porte de la pièce dont nous avions vu
du dehors la fenêtre éclairée. Avant
qu'elle s'ouvrît, je perçus une voix de femme
dolente et maussade.
Frome tapait du pied sur le linoleum usé pour
détacher la boue de ses bottes. Il posa le falot sur
l'unique chaise du vestibule; puis il ouvrit la porte:
— Entrez, — me dit-il.
Pendant qu'il parlait, la voix geignarde se tut...
Ce fut cette nuit-là que je trouvai la clef du
caractère d'Ethan Frome, et que je commençai
à reconstituer cette vision de son histoire.
* * * * *
I
Le village était enseveli sous une épaisse
couche de neige et, au tournant des chemins, les vagues
blanches poussées par le vent avaient
déferlé jusqu'aux fenêtres des maisons.
Les étoiles du Chariot semblaient pendre comme des
stalactites du ciel d'acier, où scintillait de feux
glacés Orion. La lune était couchée,
mais la nuit restait lumineuse, et les façades
blanches des maisons paraissaient grises entre les ormes;
les arbustes se détachaient en noir dans cette
clarté diffuse et les rayons qui filtraient par les
fenêtres basses de l'église
s'épandaient en nappes jaunâtres sur les
moutonnements innombrables de la neige.
Le jeune Ethan Frome avançait d'un pas rapide dans
la rue déserte. Il dépassa la banque, le
nouveau magasin tout en briques de Michel Eady, et les deux
sapins de Norvège qui flanquaient la grille du
notaire Varnum.
Devant lui, à l'endroit où la route s'incline
vers la vallée de Corbury, l'église dessinait
son svelte clocher et les colonnes grêles de son
portail classique. La façade demeurait dans l'ombre,
et, d'un côté de l'édifice, les
fenêtres du haut formaient, sur la muraille, un
série de taches noires, mais celles du bas
étaient éclairées et leur
lumière faisait apparaître devant la porte des
traces fraîches de pas et de nombreux sillons de
véhicules. A l'abri d'un hangar voisin, les
traîneaux formaient une longue rangée. Sur
l'échine des chevaux on avait jeté de lourdes
peaux de buffles et d'ours. La nuit brillait d'une
sérénité admirable. L'air était
sec et si pur que la sensation de froid s'atténuait
et il semblait à Frome que l'atmosphère
n'existait plus. Tout devenait léger entre la terre
givrée qui craquait sous ses bottes et la
voûte métallique du ciel. «On a la
sensation du vide, — se disait-il, — comme si
on était dans un tube de Crookes où le vide
aurait été fait...»
Quatre ou cinq années auparavant, il avait suivi les
cours d'un institut technique, à Worcester, et
manipulé quelque peu dans un laboratoire grâce
à la complaisance d'un professeur de physique.
Depuis, les images suggérées par cette
expérience lui revenaient souvent d'une façon
inattendue, malgré la direction si différente
que son existence actuelle imposait à ses
pensées. La mort de son père et les malheurs
subséquents avaient en effet écourté
ses études: il n'avait pu en retirer aucun
bénéfice pratique, mais elles avaient nourri
son imagination et lui avaient donné l'idée
du vaste et nébuleux mystère qui se
dérobe derrière les apparences quotidiennes
des choses.
Tandis qu'il cheminait à grands pas sur la neige, le
sentiment de ce mystère embrasait son esprit et
avivait encore la bienfaisante exaltation physique
déterminée par cette marche rapide. Au bout
du village, devant le péristyle de l'église,
il s'arrêta pour reprendre haleine.
La pente de la route de Corbury s'amorçait un peu
au-dessous des sombres sapins qui gardaient l'entrée
du notaire Varnum. C'était à cet endroit que
les jeunes gens de Starkfield se retrouvaient pour
s'exercer à la luge. Par les nuits claires, le
carrefour devant l'église retentissait
jusqu'à une heure tardive de leurs cris joyeux;
mais, ce soir, aucun de leurs petits traîneaux ne
dessinait sa tache noire sur la longue et blanche descente.
Le silence de minuit planait sur le village. Tout ce qui
veillait était rassemblé dans
l'église: un lointain écho d'air à
danser et les larges rais d'une lumière dorée
arrivaient, confondus, des fenêtres.[1]
Le jeune homme contourna l'édifice. Il descendit la
rampe et se dirigea vers la porte qui ouvrait sur la salle
du rez-de-chaussée. Il fit un crochet à
travers la neige non foulée pour éviter la
clarté jusqu'à l'angle opposé du
bâtiment. Une fois là, tout en prenant garde
à rester dans l'ombre, il fit effort pour atteindre
la fenêtre la plus voisine. Il dissimula son corps
long et mince dans l'obscurité et tendit le cou de
manière à pouvoir risquer on œil dans
la salle.
Ainsi considérée, de la nuit pure et
glacée où Ethan demeurait invisible, elle
apparaissait, cette grande pièce, en pleine
ébullition. Les réflecteurs à gaz
projetaient une lumière crue contre ses parois
blanchies à la chaux. A l'une des
extrémités, le poêle ronflait comme
s'il eût contenu dans ses flancs un feu volcanique.
Des couples jeunes et nombreux se pressaient sur le
plancher. Face à la fenêtre, le long des murs,
étaient alignées des chaises de paille: les
femmes plus âgées, qui les avaient
occupées jusqu'alors, venaient de se lever.
La musique avait cessé. Le violon et la jeune
organiste des dimanches, — tout l'orchestre, —
se restauraient en hâte sur un coin de la table
dressée pour le souper, où s'offraient encore
des restes de pâtés de glaces. Chacun
s'apprêtait à partir et se dirigeait
déjà vers le vestiaire lorsqu'un jeune
garçon ébouriffé et leste, sauta au
milieu du plancher et se mit à frapper dans ses
mains.
Ce geste eut un effet subit: les musiciens se
précipitèrent sur leurs instruments, et, bien
que divers danseurs fussent déjà vêtus
pour le départ, tous reprirent leurs places, des
deux côtés de la salle. Les gens d'âge
mûr se glissèrent vers leurs sièges.
L'endiablé jeune homme, plongeant à travers
la foule, entraîna jusqu'au bout de la pièce
une jeune fille qui avait déjà coiffé
une écharpe en laine cerise; puis il commença
de tourner avec elle sur un air de scottish.
Le cœur de Frome se mit à battre plus fort.
Malgré tous ses efforts pour découvrir la
jolie tête brune à l'écharpe cerise, un
autre regard avait été plus prompt que le
sien! Il en souffrit. Le boute-en-train dansait bien, et sa
partenaire s'animait au jeu; son clair visage se
balançait, en passant sous les mains qui formaient
la chaîne; le tourbillon qui l'emportait, de plus en
plus rapide, soulevait de ses épaules
l'écharpe qui se déroulait derrière
elle. A chaque tour, Frome apercevait ses lèvres
entr'ouvertes et rieuses, les cheveux bruns qui
voltigeaient sur son front. Les yeux sombres demeuraient
l'unique point fixe dans ce labyrinthe de lignes mouvantes.
Les couples tournaient de plus en plus vite: pour les
suivre, les musiciens étaient obligés de
torturer leurs instruments. Et cependant il semblait
à Ethan que la scottish ne finirait jamais... De
temps à autre, il détournait son regard de la
jeune fille pour le reporter sur son cavalier: il souffrait
de voir celui-ci, dans l'enivrement du plaisir, prendre
à l'égard de sa compagne des airs de
conquérant.
Denis Eady était le fils de Michel Eady, l'ambitieux
épicier irlandais qui avait introduit dans
Starkfield, avec une souple effronterie, les
méthodes de commerce «nouveau jeu».
Parmi les modestes maisons en bois de la Grande Rue, le
bâtiment tout en briques qu'il venait de faire
construire témoignait de son succès. Quant au
jeune homme, il paraissait disposé à marcher
sur les traces paternelles: il était
déjà en train d'appliquer les mêmes
procédés à conquérir les jeunes
filles du pays.
Jusque-là Ethan s'était contenté de le
tenir pour un garçon de peu. Mais, à l'heure
présente, comme il l'eût cravaché avec
plaisir! Il s'étonnait, en vérité, que
la jeune fille ne se défiât pas. Comment
pouvait-elle supporter que ce gaillard l'enlevât
ainsi, visage contre visage? Comment pouvait-elle lui
abandonner ses mains? Est-ce qu'elle ne sentait pas tout ce
qu'avaient d'offensant ce regard et ce contact?...
Mattie Silver, la danseuse sur qui se concentrait
l'attention d'Ethan, était une cousine de sa femme.
Les soirs, extrêmement rares, où Starkfield
s'accordait quelque récréation, elle
participait à ces fêtes, et Frome vers les
onze heures venait la chercher pour la ramener à la
ferme. C'était Mrs. Frome elle-même qui avait
réglé les choses de cette façon
lorsque Mattie était venue demeurer avec eux.
La jeune fille était de Stamford, une des grandes
villes industrielles de la Nouvelle-Angleterre. Elle
était venue habiter auprès de sa cousine
Zeena, qu'elle aidait; mais, comme elle n'était pas
rétribuée, Mrs. Frome, en femme pratique,
avait imaginé de lui permettre ces divertissements
afin qu'elle sentît moins le contraste entre sa vie
antérieure et sa vie nouvelle. «Autrement,
— se disait avec ironie Ethan Frome, — jamais
elle n'eût songé à procurer des
distractions à Mattie...»
Lorsque Zeena lui en avait parlé pour la
première fois, Ethan avait bougonné en
lui-même: la perspective d'avoir à faire
plusieurs milles après sa journée de rude
labeur lui souriait médiocrement. Mais il en
était venu bien vite à souhaiter que
Starkfield organisât des divertissements chaque soir.
Il y avait un an déjà que Mattie Silver
habitait chez ses cousins. Entre l'instant du réveil
et le souper, Frome avait fréquemment l'occasion de
se trouver avec elle. Mais aucun des moments qu'il passait
en sa compagnie ne lui semblait aussi délicieux que
ceux où, seuls dans la nuit, ils s'acheminaient
à travers la campagne, Mattie appuyée au bras
d'Ethan et s'efforçant de régler son pas sur
celui de son compagnon...
Du premier jour, elle l'avait séduit. Il
était allé l'attendre en voiture à la
gare des Flats, et, aussitôt l'arrêt du train,
elle était venue droit à lui, en criant:
«Vous devez être Ethan Frome!...» Il la
voyait encore, sautant du wagon, son petit bagage à
la main; dès ce moment, rien qu'à observer sa
fragile personne, il s'était dit: «Elle ne me
semble guère taillée pour abattre de la
besogne, mais en tout cas elle paraît facile à
vivre...» Et cependant, ce n'était pas
seulement un peu de vie jeune et enthousiaste qui
était entrée avec elle dans la maison: elle
était plus que cela; plus qu'un petit être
serviable et gai, comme il l'avait cru d'abord. Elle savait
voir, elle savait écouter, et Frome s'aperçut
bientôt qu'on pouvait lui montrer les choses ou les
lui raconter. Il avait plaisir à le constater, tout
ce qu'il lui communiquait de sa pensée laissait en
elle une trace profonde et des échos qu'il pouvait
réveiller à sa guise.
C'était la nuit, au cours de ces retours à la
ferme, qu'il éprouvait le plus vivement la douceur
de cette communion. Il avait toujours été
plus sensible que les gens de son entourage aux
beautés sans cesse renouvelées de la nature;
ses études, malgré leur soudaine
interruption, avaient développé en lui cette
sensibilité, et, même aux heures les plus
malheureuses de son existence, les champs et le ciel lui
avaient toujours parlé d'une voix souveraine et
profonde.
Mais son émotion était demeurée
intime, douloureuse et secrète. Elle voilait de
mélancolie la beauté même qui la
faisait naître. Peut-être n'existait-il
personne de par le monde pour sentir comme lui;
peut-être était-il la victime unique de ce
triste privilège... Et voici que, brusquement, il
découvrait une autre âme vibrant des
mêmes admirations, et cette âme vivait à
côté de la sienne! Il découvrait cet
être, et cet être habitait sous son toit,
mangeait son pain. Elle était à son
côté, il pouvait lui dire: «Cette
constellation, là-bas, c'est Orion... cette grande
étoile, c'est Aldébaran, et cette grappe
argentée, qui ressemble à un essaim
d'abeilles qu travail, ce sont les
Pléiades...» Des heures et des heures, il
pouvait la tenir en extase devant un bloc de granit
surgissant des fougères, et dérouler devant
son esprit le formidable tableau des âges
préhistorique et les infinies métamorphoses
accomplies au cours des siècles...
Le fait que l'admiration pour sa science était
mêlée à l'intérêt que
prenait Mattie à ses révélations
n'était pas la moindre part de son plaisir. Et il y
avait encore d'autres sensations moins définies mais
plus exquises pour les rapprocher l'un de l'autre dans un
élan de joie silencieuse. Ils goûtaient,
pendant l'hiver, les couchers de soleil pourpres et
glacés derrière les collines, la fuite des
nuages au-dessus des éteules, et, sur la neige
ensoleillée, les ombres bleues des sapins. Une fois
qu'elle lui dit cette pauvre petite phrase si banale:
«On croirait voir un tableau...», il parut
à Frome que l'art de définir ne pouvait aller
plus loin: il lui semblait que ces mots exprimaient le
secret de son âme...
Cependant qu'il demeurait ainsi, dans la nuit
glacée, en dehors de l'église, tous ces
souvenirs lui remontaient à la mémoire, avec
l'amertume des choses qui ne reviendront plus. Il
s'étonnait maintenant, tout en attendant Mattie qui
tourbillonnait de main en main sous ses yeux, d'avoir pu
croire ses tristes propos susceptibles de
l'intéresser. Lui qui n'était jamais gai hors
de sa compagnie, il considérait la gaieté de
la jeune fille comme une preuve d'indifférence. Le
visage qu'elle présentait à ses danseurs
était le même qui s'éclairait toujours
à son approche, comme une fenêtre qui
reflète un coucher de soleil. Il alla jusqu'à
remarquer deux ou trois gestes que, dans sa fatuité,
il s'était cru réservés!
C'était une certaine façon de rejeter la
tête en arrière, si quelque chose l'amusait,
comme pour savourer son rire avant de le laisser fuser hors
de ses lèvres: c'était aussi un battement
très doux de ses paupières, lorsqu'elle
était heureuse ou troublée...
Cette vue attristait le jeune homme, et son malheur
réveillait ses craintes assoupies. Zeena n'avait
jamais montré de jalousie à l'égard de
Mattie, mais depuis quelque temps, et de plus en plus, elle
se plaignait que sa besogne fût bien lourde. Sans en
avoir l'air, elle profitait de toutes les occasions pour
mettre en relief l'incapacité de la jeune fille.
Zeena avait toujours été maladive, et Frome
était bien obligé d'admettre que, si elle
était vraiment aussi souffrante qu'elle le disait,
il lui fallait, pour l'aider, un bras plus robuste que
celui dont il sentait la légère pression
durant les retours à la ferme. Évidemment,
Mattie n'avait guère de dispositions naturelles pour
la tenue d'une maison, et son éducation n'avait pas
été pour remédier à ce
défaut. Elle apprenait très vite, mais elle
était oublieuse et rêvait volontiers. Et puis,
elle n'était pas disposée à prendre sa
tâche au sérieux. Ethan pensait souvent que
l'instinct domestique de la jeune fille pouvait
s'éveiller, et ses pâtés et ses pains
sans levain devenir l'orgueil du pays... mais, les soins du
ménage ne l'intéressaient guère en
eux-mêmes.
Le plus souvent elle y montrait tant de maladresse que
lui-même ne pouvait s'empêcher de la taquiner;
mais elle riait alors avec lui, et ce rire en commun les
rapprochait davantage. D'autre part, il faisait de son
mieux pour suppléer à ses efforts. Il se
levait de meilleure heure que jadis pour allumer le feu de
la cuisine. La nuit venue, il rentrait le bois. Il
négligeait même la scierie au profit de la
ferme, pour aider Mattie dans la journée, et le
samedi, dans la soirée, une fois les femmes
endormies, il se glissait dans la cuisine pour laver par
terre. Un jour, même, Zeena l'avait surpris à
la baratte, et lui avait lancé, en s'en allant, un
de ses coups d'œil énigmatiques.
Récemment, Frome avait saisi d'autres indices de sa
mauvaise humeur, aussi subtils et plus inquiétants.
Par un matin rigoureux de cet hiver, comme il s'habillait
à la lueur douteuse de la chandelle, il avait
entendu derrière lui la voix de sa femme, qui
était encore couchée:
— Le médecin trouve qu'on ne devrait pas me
laisser ainsi, sans personne pour m'aider, —
disait-elle.
Ethan l'avait crue endormie. Ces mots le surprirent, bien
qu'il fût habitué à un flot de paroles
succédant brusquement à de longs silences
mystérieux.
Il se tourna vers le lit et la regarda, enfouie dans
l'ombre, sous la courtepointe de calicot foncé. Son
visage osseux avait sur la blancheur de l'oreiller une
teinte terreuse.
— Personne pour vous aider?...
— Évidemment, si vous prétendez que
nous ne pouvons pas engager une servante, lorsque Mattie
sera partie!
Frome se détourna. Le rasoir en main, la joue
tendue, il faisait effort pour se voir dans la mauvaise
glace accrochée au-dessus de la toilette.
— Pourquoi diable partirait-elle?
— Eh bien! elle se mariera, sans doute! — fit
d'une voix traînante sa femme derrière lui.
Tout en grattant son menton, Frome répliqua:
— Oh! je ne crois pas qu'elle nous quitte tant que
vous aurez besoin d'elle.
— Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'accusât
d'empêcher une pauvre fille comme Mattie d'accepter
un beau parti comme Denis Eady, — riposta l'autre,
sur un ton de désintéressement dolent.
Ethan continuait à regarder son visage dans le
miroir. Il rejeta sa tête en arrière et, d'une
main assurée, passa lentement le rasoir de son
oreille à son menton. La posture était une
suffisante excuse pour ne pas répondre
aussitôt.
— Du reste, le docteur ne comprend pas qu'on me
laisse ainsi sans aucune aide, — continua Zeena.
— Il m'a conseillé de vous proposer une fille
dont quelqu'un lui a parlé, et qui pourrait venir...
Ethan posa le rasoir et se prit à rire:
— Denis Eady!... S'il ne se présente que lui
comme épouseur, je ne crois pas qu'il soit
nécessaire de nous enquérir d'une servante.
— Peut-être! mais je voulais vous en parler,
— insista Zeena.
Ethan mettait ses habits en tâtonnant.
— Soit, mais je n'ai pas le temps de parler de cela
maintenant. Je suis déjà bien assez en
retard, — répondit-il, en consultant sous la
chandelle sa vieille montre d'argent.
Zeena eut l'air d'accepter cette défaite. Elle
retomba dans le silence, pendant qu'il jetait ses bretelles
sur ses épaules et endossait sa veste. Mais, comme
il se dirigeait vers la porte, elle lâcha
sournoisement:
— Je ne m'étonne pas si vous êtes en
retard!... vous vous rasez tous les matins...
Cette boutade le déconcerta plus que toutes les
vagues insinuations au sujet de Denis Eady. C'était
un fait que depuis l'arrivée de Mattie Silver il
avait pris l'habitude de se faire la barbe chaque jour.
Mais Zeena semblait si bien dormir quand il se levait, dans
l'obscurité des matins d'hiver! Il en était
venu à s'imaginer, en toute naïveté,
qu'elle n'observait pas ce changement. Cependant il aurait
dû se méfier... Une fois ou deux,
déjà, il avait été surpris de
voir sa femme, après des de semaines de silence,
faire allusion à certains faits que sur le moment
elle n'avait pas paru remarquer.
Ces derniers temps, néanmoins, il n'y avait pas eu
place dans sa pensée pour de pareilles
appréhensions: Zenna était devenue pour lui
une ombre impalpable; toute sa vie était
concentrée dans les yeux et les paroles de Mattie
Silver, et il ne concevait pas qu'il pût en
être autrement...
Maintenant, debout dans les ténèbres,
à la porte de l'église, il voyait Mattie qui
dansait avec Eady, — et soudain une nuée de
présages funestes et négligés
s'abattait sur son bonheur...
II
Les danseurs sortaient de la salle, Frome se rejeta en
arrière de la double porte.
De sa cachette il assista à la séparation des
groupes, emmitouflés de façon grotesque.
De-ci, de-là, le reflet sautillant d'une lanterne
éclairait un visage congestionné par la bonne
chère et la danse. Les gens de Starkfield, venus
à pied, étaient les premiers à gravir
le raidillon qui menait à la Grande Rue, pendant que
les fermiers des environs s'installaient dans leurs
traîneaux.
— Vous ne voulez pas monter avec nous, Mattie?
— cria une voix de femme dans la foule, sous le
hangar.
Le cœur d'Ethan sursauta dans sa poitrine.
De l'endroit qu'il occupait, il ne pouvait voir ceux qui
sortaient de la salle avant qu'ils eussent un peu
dépassé le tambour de la porte. Il entendit
répondre une voix claire:
— Eh! non, pas par une nuit pareille!...
Mattie était donc là, tout à
côté de lui: une planche mince les
séparait. Dans un instant elle allait
paraître, elle aussi, et les yeux de Frome,
accoutumés à l'obscurité, la
discerneraient entre toutes, aussi aisément qu'en
plein jour. Un mouvement de timidité le fit reculer,
encore, dans l'ombre. Il demeura là en silence,
invisible.
Il était lui-même tout surpris de cette
gêne subite. Généralement, au
contraire, bien qu'elle fût la plus vive, la plus
fine, la plus «en dehors», elle lui avait
communiqué un peu de son naturel et de son aisance.
Mais ce soir il se sentait aussi gauche, aussi
emprunté qu'au temps de ses études, lorsqu'il
hasardait quelques plaisanteries timides avec les jeunes
filles de Worcester, au bal.
Il hésita; Mattie sortit seule, puis s'arrêta
à quelques pas de lui. Elle avait été
à peu près la dernière à
quitter la salle. Elle regardait autour d'elle avec
inquiétude, étonnée qu'Ethan ne se
montrât pas. Un homme se rapprocha d'elle, si
près que sous leurs manteaux informes le groupe ne
faisait plus qu'une lourde et noire silhouette.
— Est-ce que monsieur votre ami est parti sans vous?
Dites, Mattie, ce serait un peu fort... Mais soyez
tranquille, je ne le dirai pas à vos petites
camarades: je ne suis pas assez méchant pour cela...
Et puis, tenez, j'ai eu la bonne idée d'amener le
cutter[2] de mon vieux: il nous attend.
Frome était exaspéré par ce ton
goguenard, mais la voix de la jeune fille répondit,
incrédule et gaie:
— Bonté du ciel! qu'est-ce que vient faire ici
le cutter de votre père?
— Mais il m'attend pour faire un tour. J'ai sorti le
poulain rouan. Je me doutais bien que nous aurions à
nous promener ce soir, — fit Eady, essayant de mettre
une note sentimentale dans sa voix de jeune coq.
Mattie semblait balancer. Frome vit qu'elle roulait le bout
de son écharpe autour de ses doigts. Pour rien qu
monde il n'eût bougé, mais il sentait toute
son existence suspendue au prochain geste de la jeune
fille.
— Attendez une minute: je vais détacher le
poulain, — lui dit Denis, se dirigeant vers le
traîneau.
Elle demeura immobile, le regardant s'éloigner, dans
une attitude si calme que Frome, dans sa cachette, en
souffrait profondément. Il observa que pas une seule
fois elle ne tournait la tête, pour découvrir
dans la nuit noire une autre silhouette. Elle laissa Denis
Eady sortir le cheval, monter sur le traîneau et
relever la peau d'ours pour lui faire place. Puis,
brusquement, elle fit volte-face et courut vers la
montée, dans la direction du portail de
l'église.
— Au revoir! bonne promenade! — cria-t-elle.
Denis se mit à rire. Il fouetta son cheval et
rejoignit la jeune fille, qui avait pris de l'avance.
— Allons, voyons, grimpez vite! Ce coin glisse
bigrement! fit-il, se penchant pour lui saisir la main.
Le rire de la jeune fille fusa de nouveau dans les
ténèbres.
— Non, non, décidément!... Bonne nuit!
Pendant ce dialogue, ils avaient dépassé
Frome, et celui-ci, ne pouvant plus entendre leurs propos,
en était réduit à suivre la pantomime
que jouaient leurs ombres sur la crête. Il vit Eady
sauter de son cutter et s'avancer vers Mattie, en
maintenant ses guides sur son bras: le jeune homme essaya
d'atteindre une dernière fois Mattie. Mais elle
l'évita par une retraite agile.
Le cœur de Frome, qu'avait secoué une crainte
mortelle, se reprit à battre
régulièrement. Quelques secondes plus tard,
il entendit tinter les grelots de l'attelage, qui
s'éloignait. Puis il vit une silhouette
isolée traverser la neige, devant l'église.
Sous l'ombre épaisse que projetaient les sapins de
Varnum, il rejoignit Mattie, qui se retourna.
— Oh! — fit-elle, surprise.
— Vous croyiez donc que je vous avais oubliée?
— demanda-t-il avec une joie enfantine.
Gravement elle répondit:
— Je pensais qu'il vous avait sans doute
été impossible de venir me chercher.
— Impossible?... Et pourquoi?
— Zeena était mal en train aujourd'hui...
— Oh! il y a longtemps qu'elle est couchée...
Il s'arrêta, une question sur les lèvres:
— Alors, vous comptiez rentrer seule à la
maison?
— Bah! je ne suis pas peureuse, — dit-elle en
souriant.
Ils se tenaient tous deux dans l'ombre qui tombait des
sapins. Il y avait autour d'eux une solitude infinie et
grise, qui de déroulait dans le demi-clarté,
sous les étoiles.
Ethan Frome insista:
— Si vous pensiez que je ne viendrais pas, pourquoi
n'ètes-vous pas montée avec Denis Eady!
— Eh quoi!... Comment savez-vous?... Vous
étiez là?... Je ne vous ai pas vu!
Le cri de surprise de Mattie et le rire de Frome se
mêlèrent comme deux ruisseaux d'avril à
la fonte des neiges. Ethan avait le sensation d'avoir fait
quelque chose de très ingénieux. Afin de
prolonger son effet, il chercha, un instant, une belle
phrase... Puis, dans un brusque grognement
d'allégresse:
— Allons, venez! — dit-il.
Il coula son bras sous celui de Mattie, comme Eady avait
essayé de le faire, et il crut sentir une
légère pression. Tous deux demeuraient
immobiles. Il faisait si noir sous les sapins que Frome
pouvait à peine deviner la petite tête voisine
de son épaule. Des envies lui venaient d'incliner sa
joue pour la frôler contre l'écharpe. Il
aurait voulu demeurer là toute la nuit avec Mattie,
dans l'obscurité. Elle fit un pas ou deux, puis, de
nouveau, ils s'arrêtèrent devant la descente
rapide de Corbury. La côte gelée était
striée d'innombrables traces de luges. On eût
dit une glace d'auberge, rayée en tous sens par les
voyageurs de passage.
— Avant le coucher de la lune il y avait ici beaucoup
de lugeurs, — dit-elle.
— Ça vous amuserait de faire comme eux, un
soir? — demanda Frome.
— Oh! Ethan, ce serait si bon!
— Eh bien! c'est entendu. Nous viendrons demain, s'il
y a de la lune...
Elle s'attarda, se serrant plus étroitement contre
lui:
— Ned Hale et Ruth Varnum ont failli aller donner
contre le gros orme, au bas de la pente... Tout le monde
les croyait tués... (Ethan sentit courir un frisson
le long du bras de Mattie.) Voyez-vous quel malheur!... Ils
sont si heureux!
— Oh! Ned Hale ne conduit pas très bien...
Mais nous, je suis bien sûr qu'il ne nous arrivera
rien, — dit-il dédaigneusement.
Il était étonné de s'entendre parler
gras, comme Denis Eady. Mais le contentement l'avait si
bien grisé qu'il n'était plus lui-même,
et le ton sur lequel Mattie avait dit, en parlant des
fiancés: «Il sont si heureux!» lui avait
donné l'impression qu'elle pensait à
eux-mêmes.
— L'orme est dangereux pourtant, —
répliqua Mattie: — on devrait le couper.
— Est-ce qu'il vous effrayerait, si vous étiez
avec moi?
— Je vous ai déjà dit que je n'avais
jamais peur, — répondit-elle sur le ton de
l'indifférence.
Et, tout à coup, elle avança d'un pas plus
rapide.
Les sautes imprévues de son humeur faisaient le joie
et le désespoir d'Ethan Frome. Les caprices de
Mattie étaient innombrables comme les tours d'un
oiseau sur la branche. Le fait qu'il n'avait pas le droit
de montrer ses sentiments et de provoquer, par là
même, l'expression de ceux de la jeune fille,
l'entraînait à attacher une importance
incalculable à chaque nuance de son regard et de ses
paroles. Tantôt il se figurait qu'elle devinait son
amour, et alors il tremblait; tantôt il était
certain qu'elle ne le comprenait pas, et alors il
désespérait. Cette nuit même, le poids
de toutes ces peines accumulées inclinait la balance
du côté de désespoir, et il ressentait
d'autant plus douloureusement l'indifférence de
Mattie, après l'accès de joie que lui avait
causé le renvoi de Denis Eady.
Frome montait la School-House Hill auprès d'elle.
Ils marchaient en silence, et ce silence dura
jusqu'à ce qu'ils eurent gagné le sentier
menant à la scierie. Alors il ne put résister
au besoin d'avoir une explication précise.
— Vous m'auriez trouvé tout de suite, si vous
n'étiez pas retournée danser avec Denis,
— fit-il avec embarras.
Il lui était impossible de prononcer le nom de son
rival sans une contraction de la gorge.
— Voyons, Ethan, comment pouvais-je savoir que vous
étiez là?
— Après tout, ce que disent les gens est
peut-être vrai, — continua-t-il, au lieu de lui
répondre.
Elle s'arrêta court, et, dans l'obscurité, il
sentit qu'elle s'était soudain tournée vers
lui:
— Qu'est-ce qu'ils disent, les gens?
— Il serait assez naturel que vous nous quittiez,
— reprit-il, insistant avec lourdeur, tout à
sa pensée.
— C'est donc cela qu'ils disent?
Elle se moquait de lui, mais, subitement sa voix se prit
à trembler:
—Zeena n'est pas contente de moi, n'est-ce pas?
Leurs bras s'étaient détachés. Ils se
tenaient immobiles et s'efforçaient dans l'ombre
d'apercevoir leur visage.
— Je sais bien que je ne suis pas aussi adroite qu'il
le faudrait, — continua-t-elle, tandis qu'Ethan
cherchait vainement ses mots. — Il y a beaucoup de
choses qu'une servante pourrait faire, et dont je suis
encore incapable. Je n'ai pas beaucoup de force dans les
poignets. Mais si Zeena m'avait dirigée, j'aurais
tâché... Au lieu de cela, vous savez comme
elle parle peu... Quelquefois je sens bien qu'elle n'est
pas satisfaite, mais je ne sais jamais pourquoi...
Elle regarda son compagnon avec une bouffée
d'indignation soudaine.
— Vous devriez me le dire, vous, Ethan, vous le
devriez... à moins que, vous aussi, vous n'ayez
assez de moi!...
A moins qu'il n'ait assez d'elle, lui aussi!... Ce cri de
détresse était comme un baume sur sa blessure
saignante. Le ciel d'airain semblait fondre et se
résoudre en bienfaisante rosée. Il
s'efforça, encore une fois, de donner une forme
à sa pensée, et de nouveau il ne trouva, son
bras posé sur celui de Mattie, qu'à grommeler
d'une voix sourde:
— Allons, venez...
Ils marchaient en silence dans le sentier qu'assombrissait
l'épais rideau des sapins. La scierie faisait
là-bas une tache noire sur le clair-obscur de la
nuit, et la campagne apparaissait, solitaire et grise, sous
les étoiles. Tantôt ils traversaient l'ombre
d'une route encaissée, tantôt la
pénombre légère que tissait un bosquet
d'arbres défeuillés. De loin en loin, une
ferme isolée se dressait parmi les champs, muette et
froide comme une pierre tombale. La soirée
était si calme qu'ils entendaient la neige
gelée craquer sous leurs pas. Le bruit d'une branche
morte qui tombait au loin retentissait parfois comme un
coup de fusil. Un renard aboya, et Mattie se serra contre
Ethan, pressant le pas.
Enfin ils reconnurent le buisson de mélèzes
planté près de la barrière de la
ferme. La promenade allait bientôt finir; et,
à cette idée, Frome recouvra brusquement la
parole.
— Alors bien vrai, Mattie, vous n'avez pas envie de
nous quitter?
Il dût baisser la tête pour recueillir sa
réponse.
— Si je m'en allais, Ethan, où irai-je?
Ce mot, d'abord, lui déchira le cœur mais il
ressentit une joie profonde de l'accent avec lequel Mattie
l'avait prononcé. Il serra le bras de la jeune fille
contre lui et oublia tout ce qu'il voulait lui dire
d'autre. A ce contact, il crut sentir passer dans ses
veines la vie même de sa compagne...
— Vous ne pleurez pas, Mattie?
— Non, Ethan, — répondit-elle d'une voix
douce.
Ils arrivaient à la ferme. Près de la
barrière, sous les mélèzes, ils
longèrent les tombes des Frome, encloses d'une
petite palissade, et qui montraient, à travers la
neige, leurs pierres rongées par le temps. Ethan les
regarda avec curiosité, comme s'il ne les avait
jamais vues. Tant d'années, ses morts avaient paru,
dans leur silence paisible, railler son inquiétude,
son désir de changement et d'indépendance!
«Nous n'avons pu nous échapper, nous autres,
— semblaient-ils dire; — comment pourrais-tu
t'en aller, toi?...» Et, chaque fois qu'il passait la
barrière, pour sortir ou pour entrer, il songeait en
frissonnant: «Je continuerai à vivre ici
jusqu'à ce que je les rejoigne...»
Aujourd'hui, cependant, il n'aspirait plus à aucun
départ, et la vue du petit enclos lui procurait une
douce sensation de continuité, de stabilité.
— Nous ne vous laisserons jamais partir, Mattie!
— murmura-t-il.
Et il pensait, en longeant les tombeaux: «Nous
continuerons à vivre ensemble dans cette maison, et,
quelque jour, elle reposera là, près de
moi.»
Il se complut à cette vision tandis qu'ils montaient
vers la maison. Jamais il ne se sentait aussi près
de Mattie que lorsqu'il se livrait à ce rêve.
Au milieu de la pente, elle butta sur quelque obstacle
qu'elle n'avait pas vu, et se retint au bras d'Ethan pour
rétablir son équilibre. La chaleur qui
pénétra le jeune homme lui sembla comme le
prolongement de son rêve.
Pour la première fois, il mit son bras autour de la
taille de Mattie, et elle ne se déroba point. Ils
continuèrent à marcher, s'abandonnant au
courant qui les emportait.
Zeena Frome avait l'habitude de se coucher aussitôt
après le repas du soir. Les fenêtres de la
maison, sans auvents, étaient sombres. Au-dessus de
la porte les tiges mortes d'une clématite pendaient
comme l'écharpe de crêpe nouée au
loquet pour annoncer une morte[3], et cette pensée:
«Si c'était pour Zeena!...» vint
à l'esprit d'Ethan. Puis il se figura nettement sa
femme qui reposait endormie dans leur lit, la bouche un peu
ouverte, son râtelier baignant dans un verre d'eau,
sur la table de nuit...
Ils faisaient le tour par derrière la maison, entre
les groseilliers raidis par le froid, afin d'entrer par la
porte de la cuisine. Zeena avait coutume, lorsque son mari
et Mattie rentraient tard du village, de laisser la
clé de la cuisine sous le paillasson. Ethan
s'arrêta devant la porte, la tête lourde de
rêves. Son bras entourait encore la taille de Mattie.
— Mattie..., — commença-t-il, ne sachant
pas ce qu'il allait dire.
Sans un mot, elle se dégagea doucement. Alors il se
baissa pour chercher la clé.
— Elle n'est pas là, — dit-il, se
redressant avec promptitude.
Ils tournaient leurs regards l'un vers l'autre, à
travers la nuit glacée. Jamais pareille chose ne
leur était advenue.
— Peut-être l'a-t-elle oubliée, —
dit Mattie, d'une voix mal assurée.
Mais tous deux savaient bien que Zeena n'oubliait jamais.
— Ou bien est-elle tombée dans la neige?
— continua Mattie après un moment de silence,
pendant lequel ils avaient prêté l'oreille.
— Il faudrait alors qu'on l'eût poussée,
— répliqua Frome sur le même ton.
Une idée folle lui traversa la tête: «Si
des chemineaux étaient passés par là,
et si...»
Il recommença de prêter l'oreille, s'imaginant
qu'il entendait du bruit à l'intérieur de la
maison. Puis il chercha une allumette dans sa poche, et
s'agenouillant, il promena doucement la flamme au-dessus de
la neige amenée sur les marches. Il était
encore à terre lorsque ses yeux aperçurent,
en dessous de la porte, un mince rayon de lumière...
Qui pouvait bien veiller dans la maison silencieuse?
Quelqu'un descendait l'escalier, et, pour la seconde fois,
l'idée des vagabonds l'assaillit...
La porte s'ouvrit et il vit sa femme.
Dans l'encadrement noir de la cuisine, elle apparut
anguleuse et grande, ramenant d'une main un couvre-lit de
calicot matelassé sur sa maigre poitrine, tandis que
de l'autre elle portait une lampe. La lumière,
levée à la hauteur de son menton,
éclairait sa gorge flasque et le poignet saillant de
la main qui maintenait le châle improvisé. La
flamme donnait un aspect fantômatique aux creux et
aux reliefs de son visage osseux, encadré de
papillotes.
Ethan Frome était encore sous l'impression mystique
l'heure passée avec Mattie: cette apparition,
à ses yeux, avait la netteté aiguë du
dernier rêve qui précède le
réveil. Il lui semblait voir sa femme pour la
première fois.
Zeena s'effaça silencieusement, et les deux
promeneurs franchirent le seuil. L'humidité
sépulcrale de la cuisine contrastait avec le froid
sec de la nuit.
— Vous nous aviez oubliés, n'est-ce pas,
Zeena? — dit Ethan d'une voix enjouée, pendant
qu'il ôtait la neige de ses chaussures.
— Non, mais je n'ai pas laissé la clé
parce que j'étais sûre de ne pouvoir pas
dormir.
Mattie s'avança, défaisant son manteau. Ses
joues et ses lèvres fraîches avaient le ton de
son écharpe cerise.
— Je suis désolée, Zeena... Ne puis-je
pas vous être utile?
— Non, je n'ai besoin de rien, —
répondit l'autre d'un ton bref, en lui tournant le
dos. — Vous auriez pu décrotter vos chaussures
dehors! — fit-elle observer à son mari.
Elle sortit de la cuisine la première, et,
s'arrêtant dans l'entrée, elle haussa la lampe
à bout de bras pour éclairer l'escalier.
Ethan s'arrêta, lui aussi, au moment de monter. Il
affectait de chercher la patère afin d'y accrocher
son manteau et sa casquette. Il songeait que les portes des
deux chambres à coucher se faisaient face sur
l'étroit palier. Et ce soir, tout
particulièment, il lui répugnait que Mattie
le vit suivre sa femme...
— Je ne vais pas monter tout de suite, —
dit-il, se détournant pour rentrer dans la cuisine.
Zeena le regarda, interdite:
— Pour l'amour du ciel, qu'est-ce que vous voulez
encore faire ici, à cette heure?
— Il faut que je vérifie les comptes de la
scierie...
Elle continua de le regarder. La lumière crue de la
lampe marquait avec une cruauté impitoyable les
lignes maussades de son visage.
— A cette heure-ci? Mais vous allez attraper le mort!
Le feu est éteint depuis longtemps.
Sans répondre, il se dirigea vers la porte. Mais,
à ce moment, son regard croisa celui de Mattie, et
il eut l'impression qu'un fugitif conseil luisait entre ses
cils. Aussitôt ils s'abaissèrent sur ses joues
roses, et elle commença de monter devant Zeena.
— C'est vrai, il fait effroyablement froid ici!
— balbutia Ethan.
Et, la tête basse, il emboîta le pas
derrière sa femme. Après elle, il franchit le
seuil de leur chambre...
III
Le lendemain, Ethan avait une coupe à charger
à l'extrémité la plus basse du
taillis: il sortit de très bonne heure.
Cette aube d'hiver était transparente comme un
cristal. Le soleil se levait tout rouge dans un ciel pur. A
l'orée du bois les ombres s'étalaient,
profondes et bleues. Par delà la scintillante
blancheur des champs, les futaies lointaines s'estompaient
en masses vaporeuses.
Frome aimait cette heure matinale, si paisible. A mesure
que ses muscles s'assouplissaient pour la tâche
quotidienne et que ses poumons aspiraient à longs
traits l'air de la montagne, sa pensée devenait plus
lucide.
Quand la porte de la chambre avait été
refermée, Zeena et lui n'avait plus
échangé la moindre parole. Sa femme avait
compté quelques gouttes d'un médicament
placé sur une chaise, à côté du
lit; puis, après les avoir bues et s'être
enveloppé la tête d'un morceau de flanelle
jaunie, elle s'était recouchée, le visage
vers la muraille. Ethan s'était vivement
déshabillé, puis avait soufflé la
lampe, pour ne pas voir sa femme en s'allongeant
auprès d'elle. Il avait entendu Mattie qui allait et
venait; la faible clarté de sa chandelle, traversant
l'étroit palier, lui arrivait par-dessous la porte.
Jusqu'à ce qu'elle s'éteignît, il avait
tenu les yeux fixés sur cette lueur à peine
visible.
La nuit complète avait alors de nouveau rempli la
pièce. On n'entendait plus que la respiration
asthmatique de Zeena. Dans le cerveau fatigué
d'Ethan s'agitaient confusément toutes les
inquiétudes de la journée, mais le souvenir
pénétrant du jeune bras qui s'était
appuyé contre le sien dominait tout.
Pourquoi n'avait-il pas embrassé Mattie quand elle
était ainsi près de lui?... Quelques heures
plus tôt, il ne se serait même pas posé
la question. Quelques minutes même auparavant, alors
qu'ils étaient tous deux hors de la maison, il
n'aurait pas eu l'audace de songer à lui prendre un
baiser. Mais depuis il avait vu ses lèvres à
la clarté de la lampe, et il sentait qu'elles
étaient siennes désormais.
Maintenant, dans la pleine lumière d'un beau matin,
il retrouvait devant ses yeux le visage de Mattie. Et il
lui semblait fait, ce visage, avec la pourpre du soleil et
la pure blancheur de la neige.
Comme elle avait changé, la chère petite,
depuis son arrivée à Starkfield! Lorsqu'il
était allé à sa rencontre, à la
gare, il se le rappelait bien, elle lui était
apparue si frêle et si blanche! Et pendant tout le
premier hiver, comme elle frissonnait quand les rafales du
nord secouaient les planches minces de la maison, et que la
neige chassait comme de la grêle contre les
fenêtres mal closes!
Il avait eu peur qu'elle ne détestât cette
rude vie de labeur dans le froid et la solitude. Mais pas
un geste de mauvaise humeur ne lui avait
échappé. Zeena estimait que Mattie, n'ayant
aucun autre refuge, devait forcément s'accommoder de
la situation. Mais Ethan ne jugeait pas l'explication aussi
concluante. — Et, quoi qu'il en fût,
pensait-il, Zeena elle-même n'avait jamais
appliqué cette théorie à son propre
cas.
Si le malheur avait enchaîné auprès
d'eux la jeune fille, il en était d'autant plus
désolé pour elle.
Mattie Silver était la fille d'un cousin de Zenobia
qui avait soulevé à la fois l'envie et
l'admiration de toute la famille, en quittant la montagne
pour une ville industrielle du Connecticut. Là, il
avait épousé une jeune fille de Stamford et
repris la droguerie florissante que tenait son
beau-père. Par malheur, Orin Silver était un
homme de grandes visées, et il était mort
trop tôt pour prouver que la fin justifie les moyens.
Ses livres avaient révélé trop
clairement ce qu'avaient été ces moyens;
heureusement pour sa femme et sa fille, on ne les avait
examinés qu'après ses obsèques
émouvantes. Mrs. Silver était morte des
suites de ces fâcheuses révélations.
Mattie, à vingt ans, s'était donc
trouvée seule pour faire son chemin dans la vie,
avec les cinquante dollars que lui avait procurés la
vente de son piano.
Tout ce qu'elle savait faire, c'était chiffonner un
chapeau, faire du molasses candy[4], réciter
la fameuse poésie: Le couvre-feu ne sonnera pas
cette nuit, jouer au piano la Corde perdue et un
pot-pourri d'après Carmen. Quand elle essaya
d'étendre le champ de son activité
jusqu'à la sténographie et à la
comptabilité, sa santé s'altéra, et
six mois passés debout derrière le comptoir
d'un magasin de nouveautés ne contribuèrent
pas à la rétablir.
Ses parents les plus proches avaient été
amenés à placer leurs économies entre
les mains de son père. Après sa mort, ils
rendirent le bien pour le mal en prodiguant à la
jeune fille tous les conseils dont ils disposaient; mais il
leur parut excessif de faire davantage, en y ajoutant
matériellement.
Toutefois, lorsque le médecin eût
conseillé à Zeena de chercher quelqu'un pour
l'aider aux travaux domestiques, la famille vit
aussitôt l'occasion de tirer de Mattie une
espèce de compensation. Mrs. Frome, bien qu'elle ne
se fît guère d'illusions sur les
capacités de sa jeune cousine, était
séduite par la possibilité de la prendre en
faute sans courir grand risque de la perdre. C'est ainsi
que Mattie vint à Starkfield.
La façon qu'avait Zeena de prendre les gens en faute
était silencieuse, mais elle n'en était pas
moins décourageante. Pendant les premiers mois,
Ethan, alternativement, brûla du désir de voir
Mattie se révolter et trembla à la
pensée de ce qui pouvait en résulter. Puis,
les relations devinrent moins tendues. L'air pur et les
longues heures d'été passées au dehors
donnèrent du ressort à Mattie, et Zeena,
ayant plus de temps à consacrer à ses
maladies compliquées, se montra moins attentive aux
oublis de la jeune fille. Alors Ethan, qui pliait sous le
fardeau de sa ferme peu productive et de sa scierie trop
peu moderne, put au moins s'imaginer que la paix
régnait à son foyer.
En fait, rien de précis n'était venu
démontrer le contraire. Mais depuis la nuit
précédente Frome sentait vaguement qu'un
danger menaçait son bonheur. C'était le
silence obstiné de Zeena, c'était le coup
d'œil que Mattie lui avait adressé pour
l'avertir, c'était le souvenir de ces mille petits
riens, pareils aux indices qui, par certaines
matinées radieuses, font prévoir un temps
pluvieux pour le soir.
Son angoisse était si forte que, semblable en ceci
à tous les hommes, il s'efforça d'ajourner la
certitude. Le transport du bois ne s'acheva qu'à
midi, et, comme il devait être livré à
Andrew Hale, l'entrepreneur de Starkfield, Ethan jugea plus
simple de renvoyer à pied Jotham Powell, son
charretier, jusqu'à la ferme, et de conduire
lui-même le chargement au village.
Frome avait déjà escaladé les planches
et s'était assis dessus à califourchon, tout
près de ses chevaux poilus. Soudain, entre ses yeux
et leurs cous fumants, s'interposa la vision du regard
inquiet que Mattie lui avait jeté la nuit
précédente.
«Si quelque chose doit se passer, il faut que je sois
là, en tout cas!» — murmura-t-il en
lui-même.... Et il lança à Jotham
l'ordre de détacher l'attelage et de le ramener
à l'écurie.
Lentement, à travers la neige amollie, les deux
hommes revinrent à la maison. Quand ils
entrèrent dans la cuisine, Mattie retirait le
café de dessus le fourneau; Zeena était
déjà attablée. Ethan s'arrêta
court en la voyant. Au lieu de son peignoir habituel de
percale foncée et de son châle en tricot, elle
avait mis sa belle robe brune de mérinos. Sur ses
minces touffes de cheveux, qui gardaient encore les
ondulations des épingles à friser, se
dressait un monumental chapeau à brides. Frome le
connaissait bien, car il l'avait payé cinq dollars
chez le marchand de nouveautés de Bettsbridge. Sur
le plancher, à côté de sa femme,
était posée sa vieille valise et un carton
enveloppé dans un journal.
— Où allez-vous donc, Zeena? — lui
dit-il.
— Mes douleurs m'élancent si fort que je vais
à Bettsbridge: je coucherai chez tante Martha Pierce
et je verrai le nouveau docteur, —
répondit-elle avec la même insouciance que si
elle avait dit: «Je vais à la réserve
jeter un coup d'œil sur les compotes», ou:
«Je monte au grenier voir l'état des
couvertures...»
Malgré les habitudes casanières de Zeena une
décision aussi imprévue n'était pas
sans précédent. Deux ou trois fois
déjà elle avait empli la valise d'Ethan et
était partie pour Bettsbridge, ou même pour
Springfield, afin de consulter quelque nouveau docteur, et
Frome avait acquis la terreur de semblables
expéditions, qui lui coûtaient
généralement gros. A chaque voyage, elle
revenait chargée de remèdes coûteux, et
sa dernière visite était demeurée
mémorable par l'achat d'une batterie
électrique qu'elle avait payée vingt dollars
et dont elle n'avait jamais été capable
d'apprendre le maniement.
Pour l'instant, néanmoins, le soulagement qu'Ethan
éprouvait était si grand qu'il l'emporta. Il
ne doutait plus, à cette heure, que Zeena
n'eût parlé sincèrement, la nuit
précédente, en disant qu'elle était
trop souffrante pour dormir. Sa résolution brusque
d'aller consulter un médecin semblait montrer que,
suivant sa coutume, elle était uniquement
préoccupée de sa santé.
Comme si elle attendait une protestation, elle continuait
d'une voix plaintive:
— Si vous êtes trop occupé par le
charriage, sans doute pourrez-vous au moins laisser Jotham
Powell me conduire au train avec l'alezan.
Ethan l'écoutait à peine. Il était
absorbé par un rapide calcul. Pendant l'hiver, il
n'y avait pas de diligence entre Starkfield et Bettsbridge,
et les trains qui s'arrêtaient à Corbury Flats
étaient lents et rares: Zeena ne pourrait donc pas
être de retour à la ferme avant le lendemain
soir...
— Si j'avais pu penser que vous feriez une objection
à ce que Jotham Powell me conduisît... —
reprit-elle, comme si le silence de son mari impliquait un
refus: sur le point de partir, elle devenait toujours
loquace. — Tout ce que je sais, c'est que je ne peux
pas vivre comme ça plus longtemps. Les douleurs sont
maintenant descendues à mes chevilles... Autrement,
j'aurais été à pied à
Starkfield plutôt que de vous déranger, et
j'aurais demandé à Michel Eady de me laisser
monter sur le camion qui va chercher ses marchandises
à la gare. J'aurais eu deux heures à attendre
mon train, mais j'aurais mieux aimé cela, même
par ce froid, que de vous faire cette demande...
— Mais Jotham vous conduira! — répondit
Ethan.
Il venait de se rendre compte, subitement, qu'il regardait
Mattie pendant que Zeena lui parlait, et il lui fallait
faire effort pour tourner les yeux vers sa femme. Elle
était assise face à la fenêtre, et le
jour blafard renvoyé par la neige entassée
devant la maison faisait paraître son visage plus
livide encore et plus fatigué que de coutume. La
lumière crue creusait les trois lignes
parallèles entre l'oreille et la joue; elle
durcissait les rides qui partaient des narines
pincées pour aboutir aux commissures des
lèvres; bien qu'elle eût tout juste
trente-quatre ans, — six de plus que Frome, —
Zeena était déjà une vieille femme.
Ethan essaya de trouver une phrase appropriée
à la circonstance, mais un seul fait occupait son
esprit: pour la première fois depuis que Mattie
habitait avec eux, Zeena n'allait point passer la nuit
à la maison. Il se demanda si la jeune fille y
pensait, elle aussi...
L'idée lui vint que sa femme devait s'étonner
qu'il ne lui offrît pas de la conduire lui-même
aux Flats, laissant à Jotham Powell le soin de mener
le chargement de bois à Starkfield: il chercha un
prétexte à lui donner, mais ne le trouva pas
sur l'instant. Ce fut au bout de quelques secondes
seulement qu'il s'excusa:
— Je vous aurais conduite moi-même, mais il
faut que je touche l'argent de ces bois.
A peine avait-il prononcé ces paroles qu'il les
regretta. Non seulement elles étaient
mensongères, car il était peu probable en
effet que Hale le payât, mais encore il savait par
expérience le danger de laisser supposer à
Zeena une rentrée de fonds, à la veille d'une
visite au médecin. Toutefois il ne pensait sur
l'heure qu'à éviter le long
tête-à-tête avec elle, derrière
le vieux cheval traînard.
Mrs. Frome ne répondit pas. Elle sembla même
ne pas avoir entendu les paroles de son mari. Elle avait
déjà repoussé son assiette et versait
une cuillerée d'une potion placée
auprès d'elle.
— Ça ne m'a jamais fait grand bien, mais il
vaut tout de même mieux vider le flacon, —
remarqua-t-elle.
Et, poussant devant Mattie le récipient vide, elle
ajouta:
— Si vous pouvez faire disparaître le
goût, on s'en servira pour les pickles.
IV
Dès que Zeena fut partie, Ethan prit à la
patère son chapeau et son manteau. Mattie lavait la
vaisselle, tout en fredonnant un air de danse de la nuit
précédente.
— Au revoir, Mattie, — dit-il.
Gaiement, elle répliqua:
— Au revoir, Ethan...
Un bon soleil chaud éclairait la cuisine. La
lumière tombait de biais sur les mouvements de la
jeune fille, sur le chat qui sommeillait près du
poêle, et sur les géraniums en pots qu'Ethan
avait plantés l'été
précédent, pour «faire un jardin»
à Mattie et qu'on avait rentrés l'hiver...
Ethan aurait voulu rester là à regarder
Mattie, tandis qu'elle terminait ses rangements et qu'elle
s'installait à coudre près du feu. Mais il
tenait davantage encore à charrier le bois afin de
pouvoir rentrer à la ferme avant la nuit.
Jusqu'au village il continua de penser au retour. La
cuisine n'était pas bien belle. Elle était
plus «pimpante», mieux tenue, sans doute, aux
jours de son enfance, quand sa mère s'en occupait;
mais lui-même s'étonnait de l'air confortable
que l'absence de Zeena lui avait donné. Il se
représentait l'aspect de la pièce, ce soir,
lorsque Mattie et lui s'y trouveraient réunis
après le souper... Pour la première fois,
seuls, et toutes portes closes, ils s'installeraient de
chaque côté du poêle, comme un vieux
ménage. Ethan aurait la pipe à la bouche, les
pieds en chaussettes tournés vers le feu, et Mattie
rirait, bavarderait de ce babil si doux aux oreilles du
jeune homme, qu'il croyait toujours l'entendre pour la
première fois.
Le charme qu'il éprouvait à évoquer ce
tableau, et le soulagement de n'avoir plus à
redouter une «histoire» avec Zeena, l'emplirent
d'une gaîté débordante. Lui, si
taciturne de nature, il se mit à siffler et à
chanter à haute voix; il sifflait et chantait
à voix haute en conduisant son attelage à
travers champs. Malgré les âpres hivers de
Starkfield, un instinct de sociabilité sommeillait
encore in lui. Grave et renfermé par
tempérament, il admirait la
témérité et la faconde chez les
autres, et se sentait réchauffé jusqu'aux
moelles lorsqu'il rencontrait de la sympathie.
A Worcester, bien qu'il eût la réputation
d'être peu expansif et de manquer d'entrain, il
éprouvait toujours un plaisir secret lorsque quelque
copain lui donnait une bourrade, en l'appelant «Mon
vieux» ou «Vieil éteignoir»; et,
de retour à Starkfield, l'absence de ces
familiarités n'avait pas été sans
accroître son isolement.
D'année en année, le silence s'était
fait plus profond autour de lui. Demeuré seul,
après l'accident de son père, pour porter le
double fardeau de la ferme et de la scierie, il n'avait pas
eu le loisir de partager les flâneries,
coupées d'arrêts au bar, des jeunes gens du
village; et quand sa mère tomba malade à son
tour, la maison devint plus solitaire que les champs
mêmes qui l'environnaient.
La vielle Mrs. Frome avait été assez bavarde
dans sa jeunesse, mais après son
«attaque», bien qu'elle n'eût pas perdu
l'usage de la parole, elle ne parla presque plus.
Quelquefois, durant les interminables soirées
d'hiver, si son fils, énervé par le silence,
lui demandait pourquoi «elle ne disait pas quelque
chose», elle levait un doigt et répondait:
«Parce que j'écoute»; et, certaines
nuits d'ouragan, lorsque le vent hurlait autour de la
maison, elle se plaignait de ne pouvoir entendre ce
qu'Ethan lui disait «parce qu'ils faisaient
tant de bruit au dehors».
Ce fut seulement à l'époque de la
dernière maladie de Mrs. Frome, quand Zenobia Pierce
vint de la vallée voisine pour aider son cousin
à soigner la vieille femme, que l'on entendit
résonner une voix humaine dans la maison.
Après tant d'années de silence, la
volubilité de la jeune fille fit à Ethan
l'effet d'une musique. Il comprit alors qu'il aurait pu
devenir comme sa mère si l'accent d'une parole
sensée ne fût pas venu le remettre d'aplomb.
Sa cousine parut comprendre son cas du premier coup. Elle
s'étonnait, en riant, qu'il n'eût aucune
notion des soins à donner à une malade; elle
lui ordonna de vaquer à ses affaires, en le priant
de se décharger sur elle du reste.
Le seul fait de lui obéir, de reprendre le travail,
et de retrouver des gens à qui parler, avait suffi
pour l'équilibre d'Ethan, et il avait aussitôt
voué une reconnaissance sans bornes à sa
cousine. Les capacités de Zeena
l'émerveillaient et l'humiliaient à la fois.
Elle semblait posséder d'instinct des vertus
ménagères que lui-même n'avait pu
acquérir, malgré un long apprentissage.
Lorsque Mrs. Frome mourut, ce fut Zeena qui fut
obligée d'envoyer Ethan chez l'entrepreneur des
pompes funèbres. Ce fut elle aussi qui trouva
«bizarre» qu'il n'eût pas
décidé par avance à qui il donnerait
la garde robe et la machine à coudre de sa
mère.
Après l'enterrement, quand Ethan avait vu sa cousine
sur le point de repartir, une crainte irraisonnée de
rester seul à la ferme l'avait saisi, et avant
même d'avoir pu se rendre compte de ce qu'il faisait,
il avait offert à Zeena de l'épouser. Depuis,
il s'était souvent dit que la chose ne serait pas
arrivée si la mort de sa mère était
survenue au printemps, au lieu de l'hiver...
En se mariant, ils étaient convenus
qu'aussitôt après la liquidation des dettes
causées par la longue maladie de Mrs. Frome, Ethan
vendrait la ferme et la scierie pour tenter fortune dans
une ville industrielle. Son amour de la nature n'impliquait
pas en effet le goût de cultiver les champs: il avait
toujours rêvé d'être ingénieur et
de vivre dans une ville où il y aurait des cours,
des bibliothèques, et «des gens qui font des
choses». Un modeste travail de mécanicien,
qu'on l'avait envoyé exécuter en Floride, du
temps de ses études à Worcester, l'avait
convaincu de sa propre habileté et avait en
même temps accru son désir ardent de voyager.
De plus, il se figurait qu'avec une femme sachant se
débrouiller comme la sienne, il ne tarderait pas
à se créer une situation.
Le village natal de Zeena était
légèrement plus important et plus
rapproché du chemin de fer que Starkfield. Aussi
n'avait-elle pas caché à son mari, dès
le début de leur mariage, que la vie dans une ferme
isolée ne réalisait guère le
rêve qu'elle avait fait en l'épousant. Mais
les acquéreurs furent lents à se
présenter, et dans l'intervalle Ethan put se rendre
compte de l'impossibilité de transplanter sa
compagne. Zeena méprisait Starkfield, mais elle
était incapable de vivre dans un endroit qui
l'eût méprisé, elle. Même
à Bettsbridge ou à Shadd's Falls elle
n'eût pas pu jouer un rôle suffisamment
important; et dans les villes qui attiraient Ethan elle
eût encouru une perte totale de sa
personnalité.
D'ailleurs, moins d'un an après leur mariage,
s'était développée la «nature
maladive» qui lui avait donné depuis une
certaine célébrité, même dans un
pays où les cas pathologiques formaient un des
principaux sujets de conversation. Quand elle était
venue soigner la vieille Mrs. Frome, Ethan avait
été séduit par l'air florissant de sa
cousine; mais il ne tarda pas à comprendre que son
énergie comme garde-malade avait pour cause
l'étude constante de son propre état.
Puis, peu à peu, elle aussi était devenue
silencieuse. Peut-être était-ce
l'inévitable résultat de la vie à la
ferme, ou encore, comme elle disait quelquefois, parce que
son mari «n'écoutait jamais». Ce
reproche n'était pas tout à fait
immérité. Quand Zeena parlait, ce
n'était guère que pour se plaindre de choses
auxquelles il ne pouvait remédier; et pour vaincre
une tendance naturelle à la riposte, il avait
d'abord pris l'habitude de ne pas répondre, puis
finalement de penser à autre chose durant ses
discours. Cependant, depuis qu'il avait eu des raisons pour
l'observer de plus près, le silence de Zeena avait
commencé à l'inquiéter. Il
s'était rappelé la taciturnité
croissante de sa mère et il s'était
demandé si sa femme n'allait pas devenir
«bizarre» à son tour.
Zeena, qui possédait sur le bout des doigts la carte
pathologique de toute la région, avait souvent fait
allusion, pendant qu'elle soignait Mrs. Frome, à
d'autres cas similaires. Ethan, d'ailleurs, n'ignorait pas
que dans plus d'une ferme isolée du voisinage on
cachait de pauvres êtres qui
dépérissaient de la même façon,
et que dans d'autres la présence de ces malheureux
avait amené de lamentables tragédies.
Parfois, lorsqu'il regardait le visage morne de sa femme,
il frissonnait, craignant pareil malheur; parfois sa
taciturnité lui semblait plutôt une attitude
volontaire, dissimulant des intentions sournoises, de
mystérieux desseins issus de soupçons et de
rancunes impénétrables. Cette dernière
supposition était la plus troublante; c'était
aussi celle qui s'était présentée
à son esprit, la nuit précédente,
lorsqu'il avait vu Zeena debout sur le seuil de la
cuisine...
Néanmoins, le départ pour Bettsbridge l'avait
une fois de plus rassuré, et toutes ses
pensées se concentraient sur la soirée qu'il
allait passer avec Mattie. Une seule chose le
préoccupait encore: il avait dit à Zeena que
son chargement de bois devait lui être payé,
et il prévoyait si nettement les conséquences
de ce mensonge qu'il se décida, non sans
répugnance, à prier Andrew Hale de lui
avancer quelque argent sur la livraison.
A son entrée dans la cour de l'entrepreneur il
trouva celui-ci qui descendait de traîneau.
— Bonjour, Ethan, — lui dit Hale. — Vous
arrivez bien...
Le visage rubicond d'Andrew Hale était barré
d'une forte moustache grise. Aucun col ne gênait son
double menton mal rasé, mais sa chemise, d'une
blancheur sans tache, était toujours fermée
par un petit bouton de diamant. Signe d'opulence du reste
trompeur, car, bien qu'il fit d'assez belles affaires, on
savait que ses goûts dispendieux et les exigences de
sa nombreuse famille lui créaient souvent de
«l'arriéré».
Hale était un vieil ami de la famille Frome. Sa
maison était l'une des rares que Zeena honorait
quelquefois d'une visite, car la femme d'Andrew avait
été dans sa jeunesse la malade la plus
importante du village, et ce passé lui valait
d'être considérée comme une
autorité en matière de diagnostics et de
remèdes.
Hale s'avança vers les chevaux et caressa leurs
flancs en sueur.
— Bigre, mon vieux, vous soignez ces deux-là
comme s'ils étaient vos propres enfants!
Ethan déchargea le bois. Sa besogne finie, il poussa
la porte vitrée du hangar, que l'entrepreneur avait
transformé en bureau. Hale était assis, les
pieds sur le poêle, le dos appuyé contre un
pupitre usé, couvert de papiers. La pièce
ressemblait à son propriétaire: tout y
était accueillant mais désordonné.
— Mettez-vous là et chauffez-vous, —
dit-il à Ethan avec bonhomie.
Ethan ne savait trop comment présenter sa
requête: après avoir vainement cherché
une entrée en matière, il finit par demander
à brûle-pourpoint une avance de cinquante
dollars.
Devant le geste de surprise de Hale, un flot de sang monta
au visage du jeune homme. C'était l'habitude de
l'entrepreneur de payer tous les trois mois, et il n'y
avait pas de précédent entre eux d'un
règlement au comptant.
Ethan sentit que s'il avait argué d'un besoin
urgent, Hale eût peut-être trouvé moyen
de le contenter. L'amour-propre et une instinctive prudence
l'empêchaient d'avoir recours à cet argument.
A la mort de son père il avait mis un certain temps
à se tirer d'affaire, mais il avait eu la
satisfaction de ne recourir ni à Andrew Hale ni
à personne d'autre: à plus forte raison ne
voulait-il pas, aujourd'hui, laisser supposer que sa
situation était devenue moins bonne. Et puis il
détestait le mensonge: s'il lui fallait de l'argent,
il le lui fallait, et il n'avait pas d'explication à
donner. C'est pourquoi il avait formulé sa demande
avec la maladresse d'un homme orgueilleux, qui ne veut pas
s'avouer qu'il s'abaisse. Le refus de Hale ne le surprit
donc pas autrement.
L'entrepreneur se déroba avec sa rondeur habituelle.
Il parla de l'affaire sur un ton de plaisanterie, demandant
à Frome s'il avait l'intention d'acheter un piano
à queue ou bien d'ajouter «une
couple[5]» à sa maison: «Dans ce cas,
lui dit-il en riant, pour vous, je travaillerais
gratis.»
Ethan fut vite à bout d'expédients, et
après un instant de silence embarrassé, il se
leva pour prendre congé. Comme il ouvrait la porte
du bureau, Hale le rappela brusquement.
— Dites-moi... vous n'êtes pas
sérieusement gêné, j'espère?
— Mais non, pas du tout...
L'orgueil de Frome avait dicté sa réponse
avant même que sa raison eût le temps
d'intervenir.
— Dans ce cas, tout est pour le mieux, car
moi-même je le suis un peu, et je voulais
précisément vous demander un sursis pour le
paiement. Les affaires ne marchent pas très fort, et
puis je suis en train d'arranger une petite maison pour Ned
et Ruth quand ils seront mariés. Je le fais avec
plaisir, mais dame, ça coûte. Les jeunes gens
aiment à être bien logés. Vous savez
ça par vous-même. Il n'y a pas si longtemps
que vous et Zeena vous êtes installés...
Frome remisa ses chevaux dans l'écurie d'Andrew Hale
et alla au village pour une autre affaire. La
dernière phrase de l'entrepreneur résonnait
toujours à ses oreilles, et il songeait avec
amertume que les sept années de son union avec Zeena
paraissaient sans doute plus courtes aux gens de Starkfield
qu'à lui-même.
L'après-midi touchait à sa fin.
Déjà quelques vitres pailletaient de lueurs
jaunes le crépuscule glacial et semblaient rendre la
neige plus blanche encore. La température rigoureuse
avait ramené chacun chez soi; Ethan cheminait seul
à travers la longue rue. Tout à coup il
entendit un léger tintement de clochettes, et un
cutter passa vivement près de lui.
Il reconnut le poulain rouan de Michel Eady, que conduisait
son fils, coiffé d'une nouvelle casquette de
fourrure. Le jeune homme le salua d'un: «Bonjour,
Ethan!» et le dépassa au trot rapide de son
cheval. Le cutter allait dans la direction de la
ferme des Frome, et le cœur d'Ethan se contracta en
écoutant le son des grelots qui
s'éloignaient... Il était très
vraisemblable que Denis Eady, ayant appris le départ
de Zeena pour Bettsbridge, profitait de l'occasion pour
aller passer une heure auprès de Mattie... Ethan
était honteux de la jalousie qui grondait dans son
cœur. Il lui semblait offensant pour la jeune fille
qu'il éprouvât à son égard des
sentiments aussi violents.
Il continua son chemin jusqu'à l'église et
entra dans l'ombre que projetaient les sapins des Varnum.
C'était l'endroit même où il avait
rejoint Mattie la nuit précédente. A quelques
pas devant lui, il aperçut, dans la pénombre,
la vague silhouette d'un couple enlacé. Il crut
entendre un baiser; puis un «Oh!», mi-rieur,
mi-confus, lui apprit qu'on l'avait vu. Le couple se
sépara brusquement et l'une des deux personnes se
glissa par la grille du jardin des Varnum, tandis que
l'autre continuait rapidement son chemin.
Ethan sourit en pensant au trouble que son approche avait
causé aux amoureux... Qu'est-ce que cela pouvait
bien faire à Ned Hale et à Ruth Varnum qu'on
les vît s'embrassant? Tout le monde savait leurs
fiançailles. Il lui plut de les avoir surpris ainsi
à l'endroit même où, la veille, Mattie
et lui avaient senti leurs cœurs si proches l'un de
l'autre; puis il songea avec un retour de tristesse que Ned
et Ruth n'avaient pas besoin, eux, de cacher leur
bonheur...
Il sortit ses chevaux de l'écurie de Hale et reprit
le chemin de la ferme. Le froid était moins
âpre que pendant le jour; de gros nuages moutonneux
annonçaient une nouvelle tombée de neige pour
le lendemain. De ci, de là, une étoile
perçait la nuit et creusait alentour une profondeur
bleuissante. Dans une heure ou deux, la lune se
lèverait au-dessus de la montagne, derrière
la ferme; elle s'ouvrirait un chemin doré à
travers les nuages, puis serait de nouveau voilée
par eux. Une paix mélancolique s'étendait sur
les champs; on eût dit que la diminution du froid
leur causait un soulagement, et qu'ils s'assoupissaient
plus mollement, de leur long sommeil d'hiver.
L'oreille d'Ethan guettait le tintement des clochettes de
Eady, mais aucun bruit ne troublait le silence de la route
déserte. En approchant de la ferme il
aperçut, à travers le léger rideau de
mélèzes, une lumière qui tremblotait
au loin à une des fenêtres. «Elle est
là-haut, pensa-t-il. Elle se prépare pour le
souper...» Puis il se rappela le coup d'œil
railleur que Zeena avait eu, lorsque, le soir de son
arrivée, Mattie s'était mise à table,
les cheveux lissés, un ruban autour du cou...
Il passa près du petit monticule enclos, et jeta un
regard sur une des plus vieilles pierres tombales. Dans son
enfance, il la regardait souvent parce qu'elle portait son
nom:
CI-GISENT
ETHAN FROME ET SA FEMME ENDURANCE,
QUI VÉCURENT ENSEMBLE EN PAIX
PENDANT CINQUANTE ANS
Souvent, depuis lors, il s'était dit que cinquante
ans c'était un bien long temps pour vivre côte
à côte; mais aujourd'hui il comprenait que ce
temps pouvait s'écouler avec la rapidité de
l'éclair... Puis, dans un soudain accès
d'ironie, il songea que pareille inscription serait
peut-être placée quelque jour sur leur
tombeau, à Zeena et à lui...
Il ouvrit la porte de l'écurie et avança la
tête dans l'obscurité. Il éprouvait la
vague appréhension de trouver là le poulain
de Denis Eady, installé à côté
de son cheval; mais le vieil alezan était seul,
mâchonnant son râtelier d'une bouche
édentée. La joie de Frome fut si grande qu'en
préparant la litière de ses bêtes il se
mit à siffler, et qu'il versa dans les mangeoires
une ration supplémentaire.
Sa voix n'était pas particulièrement
harmonieuse, mais de rudes mélodies
s'échappèrent de son gosier tandis qu'il
fermait l'écurie et montait la pente vers la maison.
Il atteignit la porte de la cuisine et tenta en vain de
l'ouvrir.
Etonné, il secoua violemment le loquet; puis il
réfléchit: «Mattie est seule... Il est
naturel qu'elle se soit enfermée à la
nuit.» Il écoutait dans l'obscurité,
guettant le son d'un pas... Après avoir de nouveau
tendu l'oreille, il cria d'une voix joyeuse:
— Holà! Mattie!...
Il n'y eut aucune réponse; mais un instant
après il entendit un léger bruit dans
l'escalier et vit sous la porte un rayon lumineux. La
fidélité avec laquelle les incidents de la
veille se répétaient le frappait à ce
point qu'il s'imagina presque, lorsque la clef tourna, que
sa femme allait surgir devant lui, enveloppée dans
son couvre-lit de calicot... La porte s'ouvrit, et ce fut
Mattie qui parut...
Elle se tenait exactement comme Zeena, dans le cadre sombre
de la cuisine. La lampe, maintenue à la même
hauteur, éclairait avec la même netteté
la gorge ronde de la jeune fille et son poignet
ambré, menu comme celui d'un enfant. Puis elle
éleva la lampe et la lumière aviva
l'éclat de ses lèvres, mit autour de ses yeux
une ombre veloutée, éclaira la blancheur
laiteuse de son front au-dessus des longs sourcils noirs.
Mattie était habillée de sa robe habituelle
de drap sombre. Elle ne portait pas de nœud au cou,
mais dans sa chevelure elle avait disposé une
torsade de ruban rouge. Cette marque de coquetterie charma
Ethan comme un hommage rendu à ce que la situation
avait d'exceptionnel. La jeune fille lui parut plus grande,
plus svelte, plus complètement femme par l'allure et
le geste. Elle l'accueillit avec un sourire silencieux,
puis elle s'éloigna d'un pas souple et posa la lampe
sur la table. Ethan vit alors que le couvert avait
été soigneusement dressé pour le repas
du soir. Il remarqua un plat de doughnuts[6] une
compote de blueberries[7], et, sur un beau plat de
verre rouge, ses pickles préférés. Le
chat, allongé devant le feu clair qui flambait dans
le poêle, surveillait la scène du coin de son
œil à demi clos.
Une sensation de bien-être envahit brusquement Ethan.
Il gagna l'entrée pour accrocher sa pelisse et
retirer ses chaussures mouillées. Lorsqu'il revint,
Mattie avait placé la théière sur la
table et le chat se frottait familièrement contre sa
jupe.
— Prends garde, Puss! tu vas me faire tomber...
— s'écria-t-elle, les yeux brillants.
Une fois encore, Frome se sentit mordu par une jalousie
soudaine. Était-ce bien son retour qui donnait
à la jeune fille ce visage radieux?
— Personne n'est venu, Mattie? — dit-il, en se
baissant comme pour surveiller le fonctionnement du
poêle.
Elle fit un signe de tête rieur.
— Si, une personne...
Le front d'Ethan se rembrunit.
— Qui donc? — demanda-t-il, se relevant
vivement, et la regardant à la
dérobée.
Les yeux de Mattie pétillaient de malice:
— Eh, mon Dieu!... Jotham Powell... Il est
entré en revenant de la gare et m'a demandé
une tasse de café avant de retourner chez lui.
L'inquiétude de Frome se dissipa; une chaleur subite
inonda son cœur.
— C'est tout? J'espère bien que vous la lui
avez donnée?...
Puis il sentit qu'il était convenable d'ajouter:
Il est arrivé à l'heure pour le train de
Zeena?
— Oh! oui, largement.
Le nom de Zeena mit une gêne momentanée entre
eux. Ils gardèrent le silence. Puis Mattie reprit,
avec un air timide:
— Je pense qu'il est temps de se mettre à
table.
Ils s'assirent, et le chat, se faufilant entre eux, sauta
sur la chaise de Zeena.
— Oh! Puss, quelle idée!... —
s'écria Mattie, et tous deux se mirent à rire
de nouveau.
Un moment auparavant, Ethan s'était senti en veine
d'éloquence, mais l'évocation de Zeena
l'avait glacé. La jeune fille, à son tour,
sembla gagnée par le même embarras. Elle
s'assit, les yeux baissés, buvant son thé
à petites gorgées, tandis que Frome simula un
appétit vorace pour les doughnuts et les
pickles au sucre. Enfin, après avoir longtemps
cherché une entrée en matière, il
avala une lampée de thé, et dit:
— On croirait qu'il va encore neiger.
Elle feignit de s'intéresser vivement à cette
nouvelle.
— Vraiment? Pensez-vous que cela puisse
empêcher Zeena de rentrer?
Elle rougit comme si la question lui avait
échappé malgré elle, et posa
brusquement sa tasse. Ethan, pour se donner une contenance,
étendit sa main ver les pickles.
— A cette époque de l'année on ne sait
jamais, — dit-il. — Les tourbillons de neige
chassent dru, du côté des Flats...
Encore une fois le nom de Zeena l'avait paralysé. Il
lui semblait que sa femme se trouvait dans la pièce,
entre eux deux.
Brusquement Mattie poussa un cri:
— Oh, Puss, tu es trop gourmand!
Profitant de leur moment de gêne, le chat avait
sauté de la chaise de Zeena sur la table.
Sournoisement il allongea son long corps souple vers le pot
de lait placé entre Ethan et Mattie.
Tous deux se penchèrent en avant et leurs mains se
rencontrèrent sur l'anse de la cruche. Celle de la
jeune fille se trouvait en dessous et Ethan y appuya la
sienne un peu plus longtemps qu'il n'était
nécessaire.
Le chat profita de ce manège pour essayer une
prudente retraite, mais, en reculant, il mit la patte dans
le beau plat en verre rouge qui contenait les pickles. Le
plat tomba sur la plancher avec fracas.
D'un bond, Mattie avait quitté sa chaise et
s'était agenouillée à
côté de débris.
— Oh! Ethan, Ethan... Le beau plat de Zeena est en
morceaux! Que dira-t-elle?
Cet incident rendit à Frome tout son sang-froid.
— Il faudra qu'elle s'en prenne au chat, voilà
tout, — répliqua-t-il en riant.
Il s'agenouilla à son tour auprès de Mattie
et commença à ramasser les pickles
épars. Mais elle tournait vers lui des yeux
désolés.
— Vous savez bien qu'elle ne voulait jamais que l'on
se servît de ce plat, même quand il y avait du
monde. Il était sur la plus haute planche de
l'armoire... Elle voudra savoir pourquoi j'ai
été l'y dénicher... Pour l'atteindre
il m'a fallu monter sur l'escabeau.
En présence d'un tel désastre Ethan fit appel
à toute son énergie.
— Elle ne saura rien si vous vous tenez tranquille.
J'irai demain acheter un plat semblable. D'où
vient-il? Au besoin je pousserai jusqu'à Shadd's
Falls...
— Même à Shadd's Falls vous n'en
trouverez jamais. C'était un cadeau de noces, vous
ne vous souvenez pas? Il a été envoyé
de Philadelphie par la tante de Zeena qui a
épousé le pasteur. C'est pourquoi elle ne
voulait jamais s'en servir. Oh, Ethan, Ethan, que faire?
Elle se mit à pleurer, et à chacune de ses
larmes il croyait sentir tomber sur lui une goutte de plomb
fondu.
— Je vous en prie, Mattie, je vous en prie, ne
pleurez pas ainsi...
Elle se releva. Frome la suivit,
désespéré, pendant qu'elle
étalait sur le buffet les morceaux de verre. Il lui
semblait que ces débris étaient comme le
symbole de leur soirée manquée.
— Allons, donnez-les moi, — dit-il tout
à coup.
Elle s'écarta, obéissant instinctivement au
son autoritaire de sa voix.
— Oh Ethan, qu'allez-vous en faire?
Sans répondre, il rassembla les fragments dans sa
large main et s'en fut vers l'antichambre. Il alluma un
bout de chandelle, ouvrit l'armoire et tendant son bras
jusqu'à la dernière planche, y plaça
les morceaux, en ayant soin de les disposer de telle
façon qu'il fût impossible de voir d'en bas
que le plat était brisé. S'il recollait les
débris dès le lendemain matin, des mois
pourraient s'écouler avant que sa femme
s'aperçût de l'accident; et d'ici là,
du reste, il trouverait peut-être à remplacer
le plat.
Convaincu que tout danger prochain était
écarté il rentra dans la cuisine d'un pas
plus léger. Mattie, inconsolable, recueillait les
restes des pickles.
— Allons, Mattie, finissons de souper; tout est
arrangé, — dit-il.
Rassurée, elle lui jeta un regard souriant à
travers ses longs cils encore humides. Le cœur de
Frome battait d'orgueil à la voir si soumise
à sa parole. Elle ne lui demandait même pas ce
qu'il avait fait...
Jamais, sauf lorsqu'il dirigeait la descente d'un grand
tronc d'arbre du haut de la montagne, il n'avait
éprouvé aussi pleinement la sensation
d'être le maître...
V