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Sous la neige

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Après souper, tandis que Mattie levait le couvert, Ethan alla donner un coup d'œil à l'étable. Puis il fit une dernière fois le tour de la maison.

Sous le ciel opaque la terre s'étendait muette et obscure. L'air était si calme que, de temps à autre, on percevait le bruit d'une masse de neige se détachant pesamment d'un arbre, là-bas, à l'orée du taillis.

Il revint à la cuisine. La scène était celle-là même qu'il avait imaginée le matin... Mattie avait rapproché la chaise de Ethan du poêle et s'était installée à coudre, auprès de la lampe. Il s'assit à son tour, tira sa pipe de sa poche et allongea ses pieds devant le feu. Le dur labeur de la journée au grand air le rendait à la fois paresseux et allègre. Il avait confusément la notion d'être dans un autre monde, où tout serait chaleur, harmonie et paix. La seule ombre à son parfait bonheur venait de ce qu'il ne pouvait apercevoir Mattie de sa place. Mais il était trop indolent pour se déranger; et après un instant il lui dit: «Venez donc vous asseoir ici près du poêle.» Et il désigna le fauteuil à bascules de Zeena, de l'autre côté de la cheminée. Mattie obéit et vint s'y asseoir. Ethan eut un moment d'émotion en voyant la fine tête brune appuyée contre le coussin bigarré que encadrait habituellement le visage décharné de sa femme. Un instant, il eut presque le sensation que la figure de Zeena s'était substituée à celle de l'intruse...

Mattie sembla bientôt partager ce malaise. Elle changea de position, se penchant en avant, la tête sur son ouvrage. Frome ne discernait plus que la pointe de son nez, et le ruban rouge dans ses cheveux. Elle se leva presque aussitôt.

— Je n'y vois pas pour coudre, — dit-elle; et elle alla se rasseoir auprès de la table.

Ethan prit le prétexte de remplir le poêle pour se lever, et quand il revint à son siège il le tourna de façon à voir le profil de la jeune fille, et la lumière de la lampe sur ses mains. Le chat, qui avait guetté tout ce va-et-vient d'un œil curieux, sauta sur le fauteuil de Zeena, s'y pelotonna, et posa sur tous deux son regard somnolent.

Un calme profond emplissait la cuisine. La pendule suspendue au-dessus du buffet faisait entendre son tic-tac. De temps à autre morceau de bois carbonisé s'écroulait dans le poêle, et le parfum âcre et subtil des géraniums se mélangeait à l'odeur du tabac. La fumée formait un brouillard bleu autour de la lampe et tissait ses toiles d'airaignée dans les coin obscurs de la pièce.

Entre Mattie et Ethan toute contrainte s'était dissipée. Ils parlaient maintenant avec aisance et simplicité, s'entretenant de choses quotidiennes, de la neige, de la soirée de la veille à l'église, des amours et des querelles de Starkfield. La banalité même de la causerie donnait à Ethan une illusion de longue intimité qu'aucune explosion sentimentale n'eût pu lui procurer. Il commençait à s'imaginer qu'ils avaient toujours passé leurs soirées ainsi, et que toute leur existence s'écoulerait de la même manière...

— C'est cette nuit que nous devions aller luger, — dit-il enfin, du ton tranquille de l'homme qui est sûr de pouvoir réaliser le lendemain ce qu'il ne fait pas le jour même.

Elle se tourna vers lui, souriante:

— Je me figurais que vous l'aviez oublié!

— Pas du tout... mais il fait trop noir. Nous pourrions y aller demain s'il y a de la lune.

La tête renversée en arrière, elle eut un rire joyeux qui fit jouer la lumière sur ses lèvres et ses dents.

— Ça m'amuserait tant, Ethan!

Il la regardait toujours, émerveillé de la façon dont, à chaque détour de leur causerie, sa figure changeait d'expression, comme un champ de blé qui ondule sous la brise. Il était grisé par l'effet magique que produisaient ses phrases maladroites, et il avait hâte d'en renouveler l'expérience.

— Vous n'auriez pas peur de descendre la côte de Corbury avec moi par une nuit pareille?

Elle rougit.

— Pas plus que vous!

— Eh bien, moi-même, je n'oserais pas. Il y a un mauvais tournant tout en bas, à côté du grand orme. Il faut faire bien attention, sans quoi l'on donnerait en plein dedans.

Il jouissait de la sensation de protection et d'autorité que lui procurait le son de ses paroles. Pour prolonger et accroître cette sensation il ajouta:

— Après tout, nous sommes joliment bien ici...

Les paupières de Mattie s'abaissèrent, avec le mouvement qui était cher à Ethan.

— Oui, nous sommes bien ici, — murmura-t-elle.

Ces mots furent prononcés sur un ton si doux qu'Ethan sentit tressaillir son cœur. Il rapprocha sa chaise de celle de la jeune fille. Puis il posa sa pipe sur la table, et, se penchant en avant, toucha l'extrémité du lai d'étoffe brune que Mattie était en train d'ourler.

— Dites, Mattie, — commença-t-il en souriant, — savez-vous qui j'ai vu sous les sapins des Varnum, en rentrant, tout à l'heure? Une de vos amies que se laissait embrasser.

Toute la soirée il avait eu ces mots sur les lèvres, mais maintenant qu'il les avait enfin prononcés, ils lui semblaient sots et déplacés au delà de toute expression.

Mattie rougit jusqu'à la racine de ses cheveux. Deux ou trois fois, elle poussa rapidement son aiguille à travers son ouvrage, et retira imperceptiblement le lai qu'Ethan frôlait.

— C'était Ruth et Ned sans doute, — dit-elle à mi-voix, comme si subitement ils avaient abordé un sujet grave.

Ethan s'était figuré que son allusion ouvrirait le champ aux plaisanteries d'usage, et que celles-ci pourraient peut-être provoquer quelque caresse innocente, ne fut-ce qu'un simple contact de la main. Maintenant, il lui semblait que la rougeur de la jeune fille la ceignait de feu.

Il savait que la plupart des jeunes gens trouvent tout simple de donner un baiser à une jolie fille; il se souvenait que lui-même, la nuit précédente, il avait glissé son bras autour de la taille de Mattie sans que celle-ci lui résistât. Mais cela s'était passé dehors, à l'ombre de la nuit inconsciente. Près du foyer familial, dans cette pièce où tout rappelait l'ordre et le devoir, la jeune fille lui paraissait plus lointaine et plus inaccessible.

Pour rompre cette gêne, il dit:

— Ils se marieront bientôt, sans doute.

— Oui, je ne serais pas étonnée que le mariage eût lieu aux premiers jours de l'été.

Elle prononça, ce mot de «mariage» avec une inflexion si tendre que son accent évoqua la vision d'un bosquet frissonnant qui conduit à une clairière enchantée.

Ethan en éprouva une sourde douleur. Reculant sa chaise il lui dit:

— Ce serait bientôt votre tour que je n'en serais pas autrement surpris.

Elle rit, un peu gênée:

— Pourquoi répétez-vous toujours cela?

Il rit à son tour.

— Peut-être pour me faire à l'idée.

Il se rapprocha de nouveau de la table. Mattie s'était remise a coudre en silence, les paupières baissées. Ethan la regardait, perdu dans la contemplation de ses mains, qui allaient et venaient au-dessus du lai d'étoffe, comme deux oiseaux voltigeant su-dessus du nid qu'ils construisent. Au bout d'un moment, sans tourner la tête ni lever les yeux, elle reprit à voix basse:

— Vous ne croyez pas que Zeena m'en veuille?

Les anciennes craintes de Frome se réveillèrent brusquement.

— Que voulez-vous dire? — balbutia-t-il.

Elle lui jeta un regard inquiet et laissa choir son ouvrage sur la table.

— Je ne sais pas... La nuit dernière, j'ai eu cette impression.

— Je voudrais bien savoir de quel droit elle vous en voudrait, — grommela-t-il.

— On ne sait jamais avec Zeena...

C'était la première fois qu'ils parlaient si librement de la femme d'Ethan. La répétition de son nom sembla résonner aux quatre coins de la pièce et revenir vers eux en longues répercussions.

Mattie attendit, comme pour laisser mourir l'écho; puis elle continua:

— Elle ne vous a rien dit?

Il fit un geste de dénégation.

— Pas un mot...

D'un vif mouvement elle rejeta les cheveux qui lui tombaient sur le front.

— Alors, c'est que je suis nerveuse... N'y pensons plus!

— Oh! non.... n'y pensons plus, Mattie!

L'ardeur soudaine avec laquelle Frome avait prononcé ces paroles fit de nouveau affluer le sang aux joues de la jeune fille. Cette fois elle ne rougit pas brusquement mais peu à peu, délicatement: on eût dit le reflet de la pensée qui lui traversait le cœur. Elle garda le silence, ses mains croisées sur son ouvrage, et il sembla à Ethan qu'un courant de chaleur se dégageait de la bande d'étoffe déroulée entre eux.

Il étendit sa main avec précaution, jusqu'à ce que l'extrémité de ses doigts eût atteint le bout le plus rapproché de l'étoffe. Un léger battement de cils de Mattie parut indiquer qu'elle avait perçu le geste et que la main du jeune homme lui renvoyait la même onde de chaleur... Elle laissa ses mains à elle reposer, immobiles, sur l'autre bout du pan de drap brun.

Tandis qu'ils demeuraient ainsi, Frome entendit un bruit derrière lui. Il tourna la tête et vit le chat qui avait sauté de fauteuil à bascule de Zeena à la poursuite d'une souris derrière le lambris. Ce balancement spectral du siège vide le fit frissonner.

«Elle s'y balancera demain à nouveau», pensa-t-il. «C'est un rêve que j'ai fait... Cette soirée est la seule que je passerai jamais en tête à tête avec Mattie...»

Ce retour à la réalité était aussi douloureux que le retour à la conscience après l'absorption d'un anesthésique. Son corps et son cerveau étaient écrasés sous le poids d'une indicible tristesse. Il ne trouvait rien à dire ni à faire qui pût arrêter la fuite folle des instants.

L'altération de son humeur semblait s'être communiquée à Mattie. Elle leva sur lui des yeux voilés: on eût dit que le sommeil alourdissait ses paupières et qu'il lui en coutât de les soulever. Puis elle posa son regard sur la main de Frome, qui s'était emparé du bout d'étoffe et l'étreignait comme s'il eût été un peu d'elle-même.

Il vit un tremblement à peine perceptible contracter le visage de Mattie, et sans savoir ce qu'il faisait, il baissa la tête et appuya ses lèvres sur l'étoffe. Tandis que sa bouche s'y attardait, il sentit que la jeune fille retirait le drap tout doucement. Puis il vit qu'elle se levait et commençait à replier son ouvrage. Elle l'attacha avec une épingle, et, ramassant son dé et ses ciseaux, elle remit le tout dans la boîte en carton peint qu'il lui avait rapportée un jour de Bettsbridge.

A son tour, Ethan se leva. Son regard fit machinalement le tour de la pièce. La pendule suspendue au mur sonna onze heures.

— N'oubliez pas de couvrir le feu, — lui dit Mattie à voix basse.

Il ouvrit la porte du poêle et tisonna les cendres d'une main distraite. Lorsqu'il se redressa, il la vit qui traînait vers le feu la vieille boîte à savon doublée d'un bout de carpette dans laquelle couchait le chat. Elle traversa à nouveau la chambre, prit dans chacun de ses bras un pot de géranium, et les éloigna de la fenêtre givrée. Ethan la suivit, portant les autres géraniums, les bulbes de jacinthe plantées dans une jatte de faïence ébréchée, et le lierre qui grimpait autour d'un vieil arceau de croquet.

Quand ces besognes quotidiennes furent accomplies, il ne restait plus qu'à chercher dans l'antichambre le bougeoir d'étain, à allumer la chandelle et à souffler la lampe. Ethan tendit le bougeoir à Mattie, et elle sortit de la cuisine en le précédant. Ses cheveux sombres, vus ainsi, contre la lumière, rappelaient une traînée de brume flottant devant la lune.

— Bonne nuit, Mattie, — dit Frome au moment où elle posait le pied sur la première marche de l'escalier.

Elle se retourna et le regarda un instant.

— Bonne nuit, Ethan, — répondit-elle. Puis elle monta.

Lorsqu'elle fut rentrée dans sa chambre Frome se rappela qu'il ne lui avait pas même touché la main...





VI



Le lendemain matin Jotham Powell assistait en tiers à leur petit déjeuner; Ethan s'efforça de dissimuler sa joie sous un air d'indifférence exagéré. Il se renversait sur sa chaise pour lancer quelques miettes au chat, grommelait à propos du temps, et n'offrit pas même à Mattie, lorsqu'elle se leva, de l'aider à débarrasser la table.

Il ne savait pas pourquoi il éprouvait cette joie irraisonnée. Rien en effet n'était changé dans son existence ni dans celle de la jeune fille. Il n'avait pas même effleuré le bout de ses doigts; c'est à peine s'il avait osé la regarder en face. Mais la soirée qu'il avait passée avec elle lui avait fait comprendre ce que serait la vie s'il pouvait la vivre en sa compagnie, et il était heureux de n'avoir rien fait pour troubler cette vision exquise.

Il croyait qu'elle avait deviné les raisons de la contrainte qu'il s'était imposée et qu'elle lui en savait gré.

Il restait à livrer un dernier chargement de bois, et Jotham Powell, — qui, pendant l'hiver, ne travaillait pas régulièrement pour Ethan, — devait lui prêter son aide. Mais durant la nuit il était tombé une neige mouillée, aussitôt changée en grésil, et les routes étaient glissantes comme du verre. D'autre part, le temps restait humide, et il paraissait probable aux deux hommes que dans l'après-midi s'adoucirait encore, facilitant le camionnage.

Ethan proposa donc à Jotham d'aller au bois charger le traîneau, comme ils l'avaient fait le matin précédent: on le conduirait à Starkfield plus tard. Ce plan avait l'avantage de lui permettre d'envoyer Jotham chercher Zeena à la gare, après le dîner de midi, tandis que lui-même se chargerait de la livraison.

Frome donna ordre à Jotham d'aller atteler les chevaux gris, et pendant un moment il se trouva seul dans la cuisine avec Mattie. Celle-ci, ses bras fuselés nus jusqu'aux coudes, avait plongé la vaisselle dans une bassine d'étain. La vapeur qui montait de l'eau chaude perlait sur son front et ses cheveux bruns se tordaient en boucles menues, comme les vrilles de la clématite des haies.

Ethan, le cœur serré, resta un instant à la contempler. Il eût voulu s'écrier: «Jamais plus nous ne serons seuls ainsi!» Au lieu de cela, il prit sur une étagère du buffet sa blague à tabac, la mit dans sa poche et dit:

— Je pense pouvoir être de retour à midi.

— Bien, — répondit-elle.

En s'éloignant, il l'entendit qui fredonnait une chanson.

Il avait l'intention, sitôt le traîneau chargé, de renvoyer Jotham à la ferme et de courir en toute hâte, à pied, chercher au village de la colle pour raccommoder le plat cassé. En temps ordinaire il n'eût eu aucune difficulté à exécuter; mais ce matin-là tout conspirait à le mettre en retard. Pendant qu'il conduisait le traîneau vers le bois, l'un des chevaux glissa sur la glace et se blessa au genou. Lorsqu'on l'eût remis sur pied, Jotham dut retourner à l'écurie chercher un chiffon pour bander la plaie. Enfin, au moment où l'on commençait à pouvoir charger, le grésil se remit à tomber, et les troncs d'arbres devinrent si glissants qu'on eut beaucoup de mal à les manœuvrer et à les placer sur le traîneau.

C'était un de ces matins que Jotham appelait «un fichu temps pour travailler». Sous leurs couvertures humides, les chevaux, grelottant et frappant du sabot, semblaient partager cette opinion. Le travail ne fut achevé que bien après l'heure du dîner, et Ethan dut différer sa course à Starkfield, car il voulait ramener le cheval blessé à l'écurie et laver lui-même la blessure.

Il fit cependant le calcul qu'en partant avec son chargement aussitôt après avoir pris son repas, il avait des chances d'être de retour avec la colle avant que Jotham et le vieil alezan eussent le temps de ramener Zeena des Flats; mais pour que ce plan réussît il fallait que les routes fussent bonnes et que le train de Bettsbridge eût du retard.

Après coup, faisant un retour amèrement ironique sur les événements de la journée, il se rappela quelle importance il avait prêté à ces calculs...

Sitôt le repas de midi achevé, il s'en retourna au bois avec les deux chevaux. Il n'osait pas attendre le départ de Jotham, car celui-ci s'était installé auprès du poêle pour faire sécher ses chaussures.

Ethan ne put que lancer un rapide coup d'œil à Mattie, en même temps qu'il lui murmurait: «Je rentrerai de bonne heure.» Puis, s'imaginant que la jeune fille avait fait un léger signe d'assentiment, il s'en fut sous la pluie...

Il était à mi-chemin du village, conduisant son attelage, quand Jotham Powell le rejoignit, poussant l'alezan traînard dans la direction des Flats.

«Il faut que je me dépêche de faire mes commissions», pensa Ethan, en voyant le traîneau qui l'avait dépassé s'enfoncer dans la descente de la School House Hill. Aussitôt arrivé au village, il travailla furieusement à décharger le bois.

Dès que cette besogne fut terminée il courut chez Michel Eady acheter de la colle. L'épicier et son commis se trouvaient tous deux dans le bas de la rue, et le jeune Denis, qui daignait rarement les remplacer, était installé auprès du poêle avec quelques représentants de la jeunesse dorée de Starkfield.

Ces messieurs accueillirent Ethan avec force plaisanteries et tâchèrent de l'entraîner au bar; mais aucun ne savait où découvrir la colle dont il avait besoin.

Ethan, tourmenté par le désir de se retrouver un dernier instant seul avec Mattie, trépignait d'impatience, tandis que Denis tentait d'infructueuses recherches dans les coins les plus obscurs de la boutique.

— On dirait, — dit-il enfin, — qu'il ne nous en reste plus. Mais si vous voulez attendre avec nous jusqu'à ce que le vieux revienne, peut-être que lui pourra vous en trouver.

— Merci bien, — répondit Ethan, brûlant de partir. — Je vais aller voir plus loin, chez Mrs. Homan.

L'instinct commercial de Denis le poussa à affirmer que ce qui était introuvable dans sa maison, Eady ne pourrait certes pas le rencontrer dans la boutique de la veuve Homan. Ethan, toutefois, était déjà remonté sur son traîneau et faisait route vers le magasin rival. La vieille épicière, après forces recherches et des questions aimables concernant ce qu'il désirait, après lui avoir demandé se la colle de pâte ordinaire ne pourrait pas suffire au cas où elle ne trouverait pas l'autre, finit par dénicher au milieu d'un fouillis de pâtes pectorales et de lacets de corsets, l'unique bouteille de colle qu'elle possédait.

— J'espère au moins que Zeena n'a rien cassé de précieux? — lui cria-t-elle du seuil de sa porte, pendant qu'il remettait ses chevaux dans la direction de la ferme.

Les averses capricieuses du grésil avaient été suivies d'une pluie régulière, et, même débarrassés de leur chargement, les chevaux peinaient un peu. Une fois ou deux, Ethan entendit derrière lui un bruit de grelots; il tourna la tête, pensant que le léger cutter de Zeena et de Jotham pourrait dépasser son traîneau. Mais le vieil alezan ne se montrant pas, il poussa en avant à travers la pluie au pas lent de ses gris pommelés.

L'écurie était vide quand il y remisa les chevaux. Il leur donna les soins les plus sommaires qu'ils eussent jamais reçu de lui; puis, d'un pas rapide, il se dirigea vers la maison et entra dans la cuisine.

Mattie s'y trouvait seule, ainsi qu'il l'avait prévu. Elle était penchée sur une casserole au-dessus du fourneau. Lorsqu'elle entendit son pas elle se retourna en tressaillant et vint vite à sa rencontre.

— Regardez, Mattie, j'ai tout ce qu'il faut pour raccommoder le plat! Je vais aller le prendre tout de suite, — cria-t-il, agitant d'une main la bouteille, tandis que de l'autre il écartait doucement le jeune fille. Celle-ci ne semblait pas l'entendre.

— Oh! Ethan... Zeena est rentrée, — murmura-t-elle, en saisissant le bras de Frome.

Ils échangèrent un regard muet, pâles comme s'ils eussent été pris en faute...

— Mais l'alezan n'est pas à l'écurie! —balbutia le jeune homme.

— Jotham Powell a rapporté des Flats quelques provisions pour sa femme et il a continué tout de suite jusque chez lui.

Ethan regarda vaguement autour de lui. La cuisine lui semblait glaciale et sordide dans ce pluvieux crépuscule d'hiver.

— Comment va-t-elle? — demanda-t-il, parlant aussi à voix basse.

Sans le regarder, Mattie lui répondit:

— Je ne sais pas... Elle est montée tout droit à sa chambre.

— Elle n'a rien dit?

— Non...

Ethan traduisit son inquiétude par un sifflement étouffé. Il remit la colle dans sa poche.

— Ne vous tourmentez pas... Je descendrai cette nuit raccommoder le plat... Il endossa sa pelisse et ressortit pour donner à manger aux chevaux.

Pendant qu'il était à l'écurie, Jotham Powell revint avec le cutter. Quand les bêtes eurent reçu les soins accoutumés, Ethan dit au journalier:

— Rentrez donc un moment. Vous mangerez un morceau avec nous...

Il n'était pas fâché de s'assurer la présence de Jotham pour le repas, car Zeena était toujours «nerveuse» lorsqu'elle revenait de voyage. Mais bien que celui-ci dédaignât rarement l'aubaine d'un repas gratuit, il desserra ses mâchoires rigides pour répondre avec lenteur:

— Merci; il faut que je rentre...

Ethan le considéra avec surprise.

— Voyons, il vaut mieux que vous veniez vous sécher. Je crois qu'il y a un plat chaud pour le souper.

Malgré cette invite alléchante, les muscles du visage de Jotham ne bronchèrent pas, et comme son vocabulaire était restreint, il répéta simplement:

— Il faut que je rentre...

Ethan discerna un vague présage dans l'entêtement de ce refus. Il se demanda ce qui avait pu se produire en cours de route pour motiver chez Jotham cet accès de stoïcisme. Peut-être Zeena n'avait-elle pas pu voir le docteur; peut-être ses conseils lui avaient-ils déplu... Ethan savait qu'en pareil cas la première personne qui se trouvait sur son chemin essuyait toujours le contre-coup de son désappointement.

Lorsqu'il rentra dans la cuisine, la lampe éclairait la même scène de confort paisible que la veille au soir. La table avait été mise avec le même soin. Un feu clair brillait dans le poêle, auprès duquel le chat ronronnait, et Mattie s'avançait, portant un plat de doughnuts.

Ethan et la jeune fille se regardèrent un instant en silence.

Puis elle lui dit, comme le soir précédent:

— Je pense qu'il est temps de se mettre à table...





VII



Ethan passa dans l'antichambre se débarrasser de ses vêtements trempés. Il prêta l'oreille, cherchant à entendre le pas de Zeena, et comme tout demeurait silencieux, il l'appela du bas de l'escalier.

Aucune réponse ne vint. Après un moment d'hésitation, il monta et ouvrit la porte le leur chambre. La pièce n'était pas éclairée, mais il finit par découvrir sa femme dans l'obscurité. Elle se tenait assise, droite et immobile, auprès de la fenêtre, et, à la rigidité du contour projeté sur le fond gris du carreau il devina qu'elle n'avait pas encore quitté sa «belle robe» de la veille.

— Eh bien, Zeena? — risqua-t-il du seuil. Comme elle ne bougeait pas, il reprit:

— Le souper est prêt. Vous ne descendez pas?

— Je ne suis pas en état d'avaler une bouchée.

C'était sa phrase habituelle, et il s'attendait à la voir, comme de coutume, se lever pour descendre et prendre place à table. Mais elle demeurait dans son fauteuil et il ne trouva rien de mieux à ajouter que:

— Vous êtes sans doute fatiguée du voyage?

Tournant la tête de son côté, elle lui répondit d'une voix solennelle:

— Je suis beaucoup plus malade que vous ne le pensez...

Les paroles de Zeena l'emplirent d'un étrange pressentiment. Que de fois déjà il les lui avait entendu prononcer! Si aujourd'hui elles étaient vraies?

Il avança d'un pas ou deux dans la pièce obscure et reprit:

— J'espère que non, Zeena.

Elle continuait à le regarder à travers le crépuscule, avec l'air pénétré d'une personne qui aurait conscience d'être marquée pour de grands destins:

— J'ai des complications, — déclara-t-elle.

Ethan savait tout ce qu'impliquait ce mot. La plupart des gens du pays avaient des «troubles», nettement localisés et définis; seuls les élus avaient des «complications». Le fait d'en être atteint communiquait une sorte de supériorité morale, bien que ce fût aussi, dans la plupart des cas, une certitude de mort prochaine. On luttait pendant des années avec des «troubles»; mais on succombait presque toujours à des «complications».

Le cœur de Frome était tiraillé entre deux sentiments contraires, mais sur l'instant ce fut la compassion qui l'emporta. Sa femme semblait à la fois si inaccessible et si seule, assise ainsi, dans l'obscurité, avec de telles pensées...

— Est-ce là ce que vous a dit le nouveau docteur? — demanda-t-il, en baissant instinctivement la voix.

— Oui. Il m'a même assuré qu n'importe quel médecin des hôpitaux exigerait une opération.

Ethan n'ignorait pas que sur cette grave question les femmes du voisinage étaient partagées. Selon l'avis des unes, l'intervention chirurgicale conférait un certain prestige, tandis que les autres s'y dérobaient par pudeur. Aussi, pour des raisons d'économie, Frome s'était-il toujours réjoui de voir en sa femme l'un des plus fermes soutiens de ce dernier parti.

Devant la gravité de cette annonce, il chercha tout d'abord une parole de consolation.

— Mais... êtes-vous bien sûre de la valeur de ce docteur? Aucun, jusqu'à ce jour, ne vous avait parlé ainsi.

Avant même qu'elle lui eût répondu, il comprit son erreur. Sa femme voulait qu'on la plaignît, non pas qu'on la rassurât.

— Je n'avais pas besoin de lui pour savoir que je m'affaiblissais tous les jours... Vous êtes le seul à ne pas vous en être aperçu... D'ailleurs tout Bettsbridge connaît le docteur Buck. Son cabinet est à Worcester, et tous les quinze jours il vient donner des consultations à Shadd's Falls et à Bettsbridge. Élisa Spears s'en allait d'une maladie de reins lorsqu'elle s'adressa à lui: aujourd'hui, elle est sur pied et chante tous les dimanches dans le chœur de l'église.

— Alors, tant mieux... Il faut faire ce qu'il vous a ordonné, — répondit Ethan d'un ton de sympathie.

Le regard toujours posé sur lui, elle répondit:

— C'est bien mon intention... Il fut frappé de la façon dont elle prononça ces mots. Il n'y avait dons son ton ni récrimination ni plainte, mais la sécheresse d'une résolution bien arrêtée.

— Et que vous a-t-il conseillé? — demanda-t-il, redoutant toujours de nouvelles dépenses.

— Il veut que je prenne une servante. Il dit que je ne devrais faire aucun travail de ménage.

— Une servante!

Ethan la regardait stupéfait.

— Oui, et tante Martha m'en a trouvé une tout de suite. Tout le monde me dit que j'ai eu de la chance de dénicher une fille qui consentît à venir s'enterrer ici à la campagne. Aussi, pour être sûr qu'elle ne me lâche pas, lui ai-je promis un supplément d'un dollar par mois. Elle arrivera demain dans l'après-midi.

La colère et la consternation se disputaient le cœur de Frome. Il avait prévu une demande immédiate d'argent, mais non pas un impôt permanent sur ses faibles ressources. Il cessa aussitôt de croire à ce que Zeena venait de lui dire sur la gravité de son état: il ne vit plus dans le voyage à Bettsbridge qu'un complot organisé entre elle et les Pierce pour le contraindre à la dépense d'une servante, et la colère l'emporta en lui sur tout autre sentiment.

— Si vous aviez l'intention de prendre une fille, au moins auriez-vous pu me le dire avant votre départ.

— Comment aurais-je pu vous le dire alors? Est-ce que je savais ce que m'ordonnerait le docteur Buck?

— Oh! le docteur Buck...

L'incrédulité d'Ethan se traduisit par un ricanement.

— Vous a-t-il dit aussi comment je lui paierais ses gages, à cette fille?

La voix de Zeena s'éleva, furieuse, en même temps que la sienne.

— Non, il ne me l'a pas dit. J'aurais eu honte de lui avouer que vous me refusez l'argent nécessaire au rétablissement de ma santé. C'est cependant à soigner votre mère que je l'ai perdue!

— Vous avez perdu la santé à soigner ma mère?

— Oui; et mes parents disaient tous, à cette époque, que vous ne pouviez faire moins que de m'épouser...

— Zeena!

A travers la pénombre qui voilait les visages, leurs pensées semblaient dressées l'une contre l'autre comme des serpents lançant leur venin. Ethan sentait toute l'horreur de cette scène et rougissait d'y prendre part. Cette querelle était aussi insensée et aussi sauvage que le corps à corps de deux ennemis dans l'obscurité...

Il se dirigea vers la cheminée, chercha à tâtons les allumettes, et alluma l'unique chandelle de la pièce. Au premier moment, la faible flamme lutta vainement avec les ombres: puis le visage morose de Zeena se détacha sur les vitres nues, qui peu à peu étaient passées du gris au noir.

C'était la première scène violente qui éclatait entre les époux depuis leur lamentable mariage, sept ans auparavant. Ethan eut l'impression qu'en s'abaissant à une réplique blessante il venait de perdre à jamais un précieux avantage. Mais le problème pratique restait le même, et il fallait le résoudre.

— Vous savez que je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante, Zeena... Il faudra la renvoyer. Je ne peux pas assumer cette charge.

— Le docteur Buck m'a dit que je n'y résisterai pas, si je continue à me tuer de travail. Il ne comprend même pas comment j'ai pu supporter une pareille vie jusqu'à présent.

— Vous tuer de travail...?

Il se maîtrisa, et reprit:

— Soit; vous ne travaillerez pas, puisqu'il vous l'a défendu. Je ferai moi-même l'ouvrage de la maison.

Elle l'interrompit avec aigreur:

— Vous négligez déjà assez la ferme...

C'était tellement vrai qu'il ne trouva rien à répondre.

Zeena profita de son silence pour continuer sur un ton ironique:

— Pourquoi ne vous débarrassez-vous pas de moi en m'envoyant à l'hospice? Je ne serai sans doute pas la première de votre nom à y aller.

Il sursauta sous le sarcasme, mais il le laissa passer et répéta d'une voix sourde:

— Je n'ai pas l'argent nécessaire pour payer une servante; voilà qui règle la question.

Il y eut une accalmie dans la lutte, comme si les combattants vérifiaient leur armes. Puis Zeena reprit d'une voix blanche:

— Je croyais que vous deviez toucher cinquante dollars d'Andrew Hale, pour le bois...

— Andrew Hale ne paie jamais qu'à trois mois, vous le savez bien.

Ethan avait à peine parlé qu'il se rappela son prétexte de la veille pour ne pas accompagner sa femme à la gare. Le sang lui monta jusqu'au front.

— Mais vous m'aviez dit que vous vous étiez entendu avec Hale pour toucher l'argent hier. C'est même le motif que vous m'aviez donné pour ne pas me conduire aux Flats.

Ethan ne savait pas tromper. Jamais auparavant il n'avait été pris en flagrant délit de mensonge, et toutes les ressources de la dissimulation lui faisaient défaut.

— C'était un malentendu, — balbutia-t-il.

— Vous n'avez pas touché l'argent?

— Non.

— Et vous n'allez pas le toucher?

— Non.

— Ah... Je ne pouvais cependant pas le savoir lorsque j'ai engagé la fille, n'est-ce pas?

— Non... (Il s'arrêta pour maîtriser sa voix.) Mais vous le savez maintenant, — reprit-il... — Je suis désolé de ne pouvoir mieux vous satisfaire, mais vous avez épousé un homme pauvre. Cependant, je ferai de mon mieux...

Elle demeura assise, sans répondre, les bras allongés sur les appuis du fauteuil, les yeux perdus dans le vide. Elle semblait réfléchir.

— Oh! sans doute, nous nous arrangerons, — dit-elle avec douceur.

Ce changement de voix le rassura.

— Bien sûr! Je trouverai tout de même moyen de vous aider, et Mattie...

Pendant qu'il parlait, Zeena paraissait suivre une pensée compliquée. Elle sortit de sa méditation pour dire:

— En tout cas, il y aura la pension de Mattie en moins...

Ethan, croyant la discussion terminée, s'apprêtait déjà à descendre pour le souper. Il s'arrêta court sans comprendre.

— La pension de Mattie?... — commença-t-il.

Zeena se prit à rire. C'était un son étrange, inusité. Frome ne se souvenait pas de l'avoir jamais entendue rire auparavant.

— Vous ne pensiez pas, j'imagine, dit-elle, que j'allais garder les deux? Je comprends que vous ayez été épouvanté à l'idée d'une telle dépense!

Il n'avait encore qu'une notion confuse de ce qu'elle disait. Depuis le début de cette discussion, il avait instinctivement, évité de prononcer le nom de Mattie. Il redoutait vaguement que ce nom n'amenât des critiques, des plaintes, ou des allusions détournées au mariage probable de la jeune fille. Mais la pensée d'une séparation définitive ne lui était pas venue à l'esprit, et même maintenant il ne pouvait s'y faire.

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, — reprit-il. — Mattie Silver n'est pas une servante. Elle est votre cousine.

— C'est une pauvresse qui nous est tombée sur le dos, à tous, après que son père eut tout fait pour nous ruiner. Je l'ai hébergée toute une année... C'est aux autres maintenant de s'en charger.

Comme elle prononçait ces paroles d'une voix perçante, on entendit frapper à la porte.

— Ethan... Zeena! — appelait gaiement du dehors la voix de Mattie. — Vous n'avez pas oublié l'heure? Il y a longtemps que le souper est prêt. Venez-vous?

Il y eut un instant de silence à l'intérieur de la chambre. Puis, de son siège, Zeena cria:

— Je ne descends pas...

— Vraiment? Je suis désolée... Êtes-vous souffrante? Voulez-vous que je vous monte quelque chose?

Ethan se secoua et entr'ouvrit la porte.

— Descendez, Mattie, je vous prie. Zeena est un peu fatiguée. Je vous suis à l'instant.

Il l'entendit répondre: «Bien!» et son pas alerte résonna dans l'escalier.

La porte une fois refermée, Ethan se retourna vers sa femme. Zeena n'avait pas bougé: son visage demeurait inexorable, et il eut la sensation désespérée de ne pouvoir rien contre elle.

— Vous ne ferez pas cela, Zeena!

— Quoi donc? — proféra-t-elle entre ses lèvres serrées.

— Renvoyer Mattie... ainsi...

— Mais je ne me suis pas engagée à la garder toute la vie!

Frome continua avec une violence croissante:

— Vous ne pouvez cependant pas la chasser comme une voleuse... une pauvre fille qui a toujours fait de son mieux. Elle n'a ni amis ni argent, et qui voulez-vous qui l'accueille? Si vous oubliez qu'elle est de votre sang, les autres, eux, s'en souviendront. Avez-vous songé à ce que diront les gens?

Zeena attendit un moment, comme pour lui donner le temps de bien mettre en valeur le contraste entre sa propre impassibilité et son agitation à lui. Puis, d'une voix doucereuse, elle reprit:

— Je sais trop bien ce que les gens pensent des raisons pour lesquelles nous l'avons gardée si longtemps.

La main d'Ethan lâcha le bouton de la porte, contre laquelle il était resté appuyé. La risposte de sa femme était comme un coup de couteau qui lui eût coupé les jarrets, et brusquement il se sentit tout faible et désarmé.

Il avait songé à s'humilier, à lui rappeler qu'en somme Mattie coûtait bien peu, et qu'au besoin ils pourraient acheter un poêle et dresser un lit dans le grenier pour la servante; mais les paroles de sa femme venaient de lui révéler le danger de tels plaidoyers.

— Vous voulez donc qu'elle s'en aille... comme ça, tout de suite? — interrompit-il, craignant d'entendre Zeena compléter sa phrase.

Comme si elle tenait à lui montrer qu'elle gardait tout son sang-froid elle répondit doucement:

— La servante doit arriver de Bettsbridge demain, et il faudra bien qu'elle ait un endroit où dormir...

Ethan regarda sa femme avec haine. Elle n'était plus cette créature apathique qui avait vécu à côté de lui dans un état d'égoïsme morose, mais un être mystérieux et inconnu, déployant une énergie mauvaise qui s'était lentement accumulée pendant les longue années silencieuses. Le sentiment même de son impuissance accroissait son antipathie. Il n'y avait en elle aucune sensibilité, il le savait bien; mais tant qu'il avait pu rester le maître il ne s'en était pas préoccupé... Aujourd'hui, c'était elle que le dominait; et il la détestait de toute son âme.

Mattie, en effet, était la parente de Zeena, non la sienne. Il n'était donc pas en son pouvoir de contraindre sa femme à garder la jeune fille auprès d'eux... Mais toute la longue misère de sa vie manquée, de ses efforts inutiles et de ses ambitions trompées, lui remontait en cet instant avec amertume à la mémoire, et semblait s'incarner en la femme assise là devant lui, cette femme qui, à chaque tournant de son existence, lui avait barré le chemin. Tout ce qu'il avait souhaité, c'était elle qui l'avait empêché de le réaliser; et voici que, maintenant encore, elle prétendait le priver de la seule joie qui lui fît prendre son malheur en patience... Un moment, il sentit jaillir en lui une telle flamme de haine qu'il eut un frisson dans le bras et que son poing se crispa, prêt à tomber sur elle... Brusquement, il fit un pas en avant, et s'arrêta.

— Vous... vous ne descendez pas? — dit-il avec égarement.

— Non; je crois que je vais m'étendre un peu sur le lit, — répondit-elle d'une voix dolente.

Frome lui tourna le dos et sortit. Dans la cuisine, Mattie était assise auprès du poêle, le chat roulé sur ses genoux. Lorsque Ethan entra, elle se leva vivement et déposa sur la table le pâté qu'elle tenait au chaud.

— Zeena n'est pas souffrante? — demanda-t-elle.

— Non.

Elle lui jeta un regard rayonnant.

— Eh bien, alors, asseyez-vous!... Vous devez mourir de faim...

Elle souleva le couvercle, découvrit le pâté et le poussa devant lui. Ses yeux rieurs semblaient dire: «Nous allons donc avoir une soirée de plus à passer ensemble?»

Ethan se servit machinalement et commença à manger. Mais l'angoisse le prit à la gorge, et il laissa retomber sa fourchette.

Le tendre regard de Mattie était toujours posé sur lui.

— Qu'y a-t-il donc? Ce n'est pas bon? demanda-t-elle.

— Oh! si, excellent... Seulement, je...

Il repoussa son assiette et se levant brusquement s'approcha de la jeune fille. Les yeux pleins d'effroi, elle se dressa.

— Ethan, il y a quelque chose! Je m'en doutais bien...

Dans sa terreur elle semblait s'effondrer contre lui. Il la retint, la serra dans ses bras et sentit sur sa joue le frôlement des cils qui palpitaient comme des papillons pris dans un filet.

— Qu'y a-t-il?... qu'il y a-t-il? — balbutiait-elle.

Mais il avait enfin trouvé ses lèvres et s'y désaltérait, inconscient de tout ce qui n'était pas ce bonheur...

Mattie s'abandonna un instant, emportée dans le même courant rapide; puis, pâle et troublée, elle se dégagea et fit un pas en arrière. Son regard muet déchira le cœur de Frome. Il poussa un cri de détresse, comme s'il la voyait se noyer, dans un rêve.

— Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le veux pas! Entendez-vous?

— Partir... partir? — répéta-t-elle. — Je dois donc partir?...

Ces mots continuaient de vibrer entre eux. On eût dit d'une torche d'alarme passée de main en main et jetant des lueurs fugitives sur un paysage nocturne.

Ethan était honteux de son propre manque de sang-froid. Il rougissait de lui avoir si brutalement appris cette nouvelle. La tête lui tournait: il dut s'appuyer à la table. Il croyait encore embrasser Mattie et cependant il mourait de la soif de ses lèvres.

— Ethan, qu'est-il arrivé? Est-ce que Zeena m'en veut?

Ce cri le raffermit, tout en accroissant sa colère et sa pitié.

— Non, non, ce n'est pas cela, — dit-il d'une voix qu'il cherchait à rendre rassurante. — Mais ce nouveau docteur l'a effrayée. Vous savez que lorsqu'elle consulte un nouveau médecin elle croit tout ce qu'il lui dit. Et celui-ci lui a affirmé qu'elle ne se rétablirait qu'à la condition de se reposer et de ne pas faire de travaux de ménage... pendant des mois...

Il s'arrêta, évitant misérablement le regard de Mattie. Un instant, elle demeura silencieuse devant lui, pliée comme une branche à demi rompue: elle était si petite et si frêle qu'il eut le cœur serré.

Soudain, elle redressa la tête et le regarda bien dans les yeux:

— Et elle veut engager à ma place quelqu'un de plus robuste. Est-ce bien cela?

— C'est ce qu'elle dit ce soir.

— Si elle le dit ce soir elle le dira demain...

Tous deux se turent. Ils savaient que Zeena ne se déjugeait jamais et que, pour elle, une résolution prise équivalait à un acte accompli.

Il y eut entre eux un long silence. Mattie dit enfin, à voix basse:

— Ethan, n'ayez pas trop de chagrin...

— Mon Dieu!... mon Dieu!... — gémit-t-il.

L'accès de passion qui l'avait secoué se fondait en une tendresse douloureuse. Il vit les larmes vite refoulées sous les paupières frémissantes de Mattie, et il eut envie de la prendre dans ses bras pour la consoler.

— Vous laissez refroidir le souper, — lui rappela-t-elle avec un pâle sourire.

— Mattie, Mattie... où irez-vous?

Les yeux de la jeune fille s'abaissèrent à nouveau, et une lueur d'inquiétude traversa son visage. Ethan s'aperçut que pour la première fois la pensée de l'avenir se dressait devant elle.

— Je trouverai quelque travail à Stamford, — dit-elle d'une voix mal assurée, comme si elle savait qu'Ethan devinait qu'elle n'en gardait guère l'espoir.

Il se laissa retomber sur sa chaise, et se cacha la tête dans les mains. A l'idée qu'elle s'en irait toute seule à la recherche d'une place le désespoir s'empara de lui. Dans l'unique endroit où elle était connue, elle ne trouverait qu'indifférence ou animosité, et dans d'autres villes quelle chance avait-elle de se tirer seule d'affaire, sans expérience, sans entraînement, parmi les millions de pauvres gens à l'affût? Il se souvint de tristes histoires entendues naguère à Worcester... il revit les visages flétris de certaines jeunes filles dont la première jeunesse avait été aussi protégée que celle de Mattie... Il ne pouvait y songer sans une révolte de tout son être. Brusquement, il se redressa.

— Vous ne pouvez pas partir, Mattie! Je ne le permettrai pas! Elle a toujours fait à sa guise, mais cette fois ce sera mon tour...

Mattie fit un geste rapide et Frome entendit le pas de sa femme derrière lui...

Zeena entrait dans la pièce en traînant ses savates éculées. Elle s'assit tranquillement à la table, prenant sa place habituelle entre son mari et sa cousine.

— Je me sens un tout petit peu mieux, et le docteur Buck m'a conseillé de manger le plus possible pour soutenir mes forces, même si je n'ai pas d'appétit, — dit-elle d'une voix geignante, tendant la main pour que Mattie lui passât la théière. Sa «belle robe» avait été remplacée par la percale foncée et le châle de tricot brun qui formaient son habillement de tous les jours; et avec ces vêtements elle avait repris son visage et ses manières accoutumés.

Elle se versa du thé, y ajouta une grande quantité de lait, et se servit largement de pâté et de pickles; puis elle fit le geste familier d'ajuster son ratelier avant de commencer à manger. Câlin et insinuant, le chat vint se frotter contre sa jupe, et elle se pencha pour le caresser!

— Bon Pussy, — dit-elle, — et elle lui tendit un morceau de viande qu'elle prit dans son assiette.

Ethan était assis près d'elle, silencieux. Il n'essaya même pas de manger, mais Mattie grignota vaillamment quelques bouchées, tout en interrogeant Zeena sur sa visite à Bettsbridge.

Celle-ci lui répondit de son ton habituel, et même, s'échauffant sur le sujet, elle leur fit une description imagée de plusieurs cas de maladies intestinales parmi ses parents et amis de Bettsbridge. Pendant qu'elle parlait, le regard posé sur Mattie, un faible sourire creusait des lignes verticales de son nez à son menton.

Lorsque le souper fut achevé, elle se leva et appuya la main sur sa poitrine décharnée, au-dessus de la région du cœur:

— Vos pâtés sont toujours une idée trop lourds, Matt, — dit-elle sans acrimonie. — Il lui arrivait rarement d'abréger ainsi le nom de la jeune fille, et, quand elle le faisait, c'était un signe de bonne humeur.

— J'ai bien envie d'aller chercher ces poudres pour l'estomac que j'ai rapportées l'an dernier de Springfield, — dit-elle en se levant. — Je n'en ai pas pris depuis quelque temps: peut-être me feront-elles passer mes aigreurs.

Mattie leva les yeux.

— Voulez-vous que j'aille les chercher, Zeena? — risqua-t-elle.

— Non. Vous ne savez pas où je les mets, — répondit mystérieusement Zeena.

Elle sortit de la cuisine et Mattie se mit à desservir. Comme elle passait auprès de la chaise d'Ethan leurs regards se croisèrent: ils exprimaient une même désolation. Autour d'eux, la cuisine tiède et silencieuse semblait aussi paisible que la nuit précédente. Le chat avait sauté sur le fauteuil de Zeena et le parfum âcre et subtil des géraniums se dégageait à la chaleur du feu. Péniblement Ethan se redressa.

— Je sors un peu pour voir si tout va bien, — dit-il. Et il se dirigea vers l'antichambre pour prendre sa lanterne.

Sur le seuil, il rencontra sa femme qui rentrait. Les lèvres de Zeena tremblaient d'émotion, et son visage jaunâtre était marbré de colère. Le châle avait glissé de ses épaules et pendait sur ses savates: dans la main elle tenait les débris du plat de verre rouge.

— Je voudrais bien savoir que a cassé mon plat, — dit-elle, jetant un regard sévère sur son mari et sur la jeune fille.

Ni l'un ni l'autre ne répondit, et elle continua d'une voix étranglée:

— J'étais allée prendre mes poudres, que je cache dans le vieil étui à lunettes de mon père, en haut de l'armoire, à l'endroit où je mets les choses auxquelles je tiens, de façon à ce qu'on ne puisse pas y toucher...

La voix lui manqua; deux petites larmes tombèrent de ses paupières sans cils et coulèrent lentement le long de ses joues.

— Il faut prendre l'escabeau pour atteindre la planche du haut, et j'avais mis là le plat aux pickles que la tante Philura Maple nous avait donné pour notre mariage... Je ne le déplaçais jamais sauf pour le nettoyage du printemps, et alors c'était moi qui le descendais de mes propres mains, afin d'être bien sûr qu'il ne fût pas cassé...

Elle posa avec respect les fragments de verre sur la table.

— Encore une fois, je veux savoir qui a fait cela, — dit-elle d'une voix chevrotante.

A cet appel, Ethan revint et regardant sa femme en face.

— Si vous tenez à le savoir, c'est le chat...

— Le chat?

— Oui, la chat...

Elle le regarda fixement; puis, tournant les yeux vers Mattie, elle reprit:

— Je serais curieuse de savoir comment le chat a pu entrer dans l'armoire.

— En chassant une souris, sans doute, — repartit Ethan. Il y en avait une hier soir qui trottait tout le temps autour de la cuisine.

Zeena continuait à les observer tous deux, tour à tour; à la fin, elle eut un accès de son petit rire étrange.

— Je savais que mon chat était un chat remarquable, — dit-elle d'une voix perçante, — mais je ne le croyais pas assez adroit pour ramasser les débris de mon plat, et les replacer sur la planche même d'où il l'avait fait tomber.

Brusquement, Mattie sortit ses bras de l'eau fumante.

— Ce n'est pas la faute d'Ethan, Zeena. Oui, c'est vrai, c'est le chat qui a cassé le plat, mais c'est moi qui l'avais descendu de l'armoire. Je suis donc seule à blâmer.

Zeena, devant les débris de son trésor, restait immobile comme la statue du ressentiment.

— Vous aviez descendu mon plat?... Et pourquoi faire, je vous prie?

Une légère rougeur colora les joues de Mattie.

— Je voulais décorer la table, — dit-elle.

— Ah! vous vouliez décorer la table? Et vous attendiez que j'eusse le dos tourné pour le faire? Et vous avez choisi pour cela l'objet auquel je tenais le plus, celui dont je ne voulais jamais me servir, même quand le pasteur venait dîner, ou tante Martha Pierce...

Zeena s'arrêta pour reprendre haleine. Elle semblait terrifiée par sa propre évocation du sacrilège.

— Vous êtes une mauvaise fille, Mattie Silver, et je vous ai toujours jugée telle... Vous marchez sur les traces de votre père... on m'avait bien prévenue, d'ailleurs, quand je vous ai recueillie. Aussi avais-je placé les objets auxquels je tenais en un endroit que vous ne pouviez atteindre. Et voilà que vous avez trouvé moyen de me briser celui qui m'était le plus cher de tous...

Ses paroles furent coupées par une courte crise de sanglots, vite réprimés.

— Si j'avais suivi les conseils de mes amis, il y a longtemps que je vous aurais renvoyée, et ce malheur ne serait pas arrivé, — dit-elle.

Elle rassembla les morceaux de verre, et sortit lentement de la cuisine, comme si elle eût porté un mort dans ses bras décharnés...





VIII



Quand Ethan était revenu de Worcester à la ferme, sa mère lui avait donné, pour son usage personnel, une petite pièce inhabitée, attenant au parlour[8]. Lui-même il y avait cloué des rayons pour ses livres, construit la charpente d'un divan, étalé dessus un vieux matelas, disposé ses papiers sur une table de bois blanc et accroché au mur dénudé une gravure d'Abraham Lincoln et un «Calendrier des Poètes». Avec ces maigres moyens il avait cherché à se constituer un «cabinet de travail» comme celui d'un pasteur de Worcester chez lequel il avait fréquenté, et qui lui avait prêté des livres. C'était dans cette pièce qu'il se réfugiait encore pendant l'été, mais ayant dû donner son poêle pour la chambre de Mattie, lors de l'arrivée de la jeune fille à la ferme, il ne pouvait plus se tenir dans son «cabinet de travail» pendant l'hiver.

Après la scène pénible qui venait d'avoir lieu dans la cuisine, la maison était rentrée dans le calme. Lorsque Ethan monta dans sa chambre il entendit, du lit, la respiration régulière de Zeena. Pour cette nuit la discussion était donc terminée... Il redescendit et gagna sa retraite.

Quand sa femme eut quitté la cuisine, Mattie et lui y étaient demeurés vis-à-vis l'un de l'autre, sans chercher à se rapprocher. La jeune fille avait achevé de ranger, et lui-même, comme tous les soirs, avait pris sa lanterne pour aller faire au dehors la ronde habituelle. Au retour il avait trouvé la cuisine vide, mais sur la table étaient posés sa pipe et sa blague et, au-dessous, un bout de papier arraché à un catalogue de grainetier, qui portait ces mots: «Ne vous tourmentez pas, Ethan...»

En pénétrant dans son «cabinet de travail» sombre et glacé, il plaça sa lanterne sur son bureau et, penché vers la lumière, il lut et relut le petit mot de Mattie. C'était la première fois qu'elle lui écrivait, et le fait de tenir ce papier entre les mains lui procura une sensation d'intimité nouvelle. En même temps, il songea douloureusement que tel serait désormais leur unique moyen de communiquer, et son angoisse s'en accrût. A la place du sourire de Mattie et du son de sa voix, il n'aurait plus d'elle que des pages inanimées, des paroles écrites...

Un instinct de rébellion grondait sourdement en lui. Il était trop jeune, trop robuste, trop bouillonnant de sève pour assister sans révolte à l'écroulement de ses espérances. Lui faudrait-il user toute sa vie à vivre auprès d'une femme aigrie et maussade? Il avait eu d'autres aspirations: ces aspirations, il avait dû les sacrifier, une à une, à l'étroitesse d'esprit et à l'ignorance de Zeena; et, en fin de compte, qu'avait-il retiré de ces sacrifices? Sa femme était cent fois plus maussade et plus acariâtre qu'au temps où il l'avait épousée: la seule joie qu'elle parût ressentir était de le faire souffrir. Tous ses instincts d'être jeune et bien portant se soulevaient contre l'inutilité de ses souffrances...

Il s'enveloppa dans sa vieille pelisse de raton pelée et s'allongea sur le divan. Sous sa joue, il sentit un objet dur et bosselé. C'était un coussin que Zeena avait brodé pour lui au temps de leurs fiançailles, le seul travail à l'aiguille qu'il lui eût jamais vu faire. Il le lança sur le plancher et appuya sa tête contre le mur...

Ethan connaissait un jeune homme habitant l'autre versant de la montagne, à peu près de son âge, qui s'était évadé d'une vie comme la sienne en emmenant en Californie une jeune fille qu'il aimait. Sa femme avait divorcé; il avait épousé sa compagne, et il était heureux. L'été précédent, Frome avait rencontré le nouveau ménage à Shadd's Falls, où il se trouvait en visite chez des parents. Une petite fille était née du mariage: elle avait de jolis cheveux blonds et bouclés, et on l'habillait en princesse, avec un médaillon en or autour du cou... La première femme du jeune homme n'avait pas mal réussi non plus. Son mari, en la quittant, lui avait laissé la ferme, qu'elle avait bien vendue, et le produit tiré de cette vente, joint à sa pension alimentaire, lui avait permis d'ouvrir à Bettsbridge un restaurant qui prospérait.

Cette histoire revint soudain à l'esprit de Frome. Pourquoi, quand Mattie partait le lendemain, ne l'accompagnerait-il pas, au lieu de la laisser s'en aller toute seule? Il cacherait sa valise sous le siège du traîneau; Zeena ne se douterait de rien jusqu'au moment où elle monterait dans la chambre faire son somme quotidien: à ce moment seulement elle trouverait une lettre de son mari sur son lit...

Il était encore à l'âge où l'acte succède aussitôt à la pensée. Il se remit sur pied, ralluma la lanterne et s'assit à son bureau. Il fouilla dans le tiroir, prit une feuille de papier et se mit à écrire:

Zeena, j'ai fait pour vous tout ce que j'ai pu faire, et je ne vois pas à quoi cela a servi. Ce n'est sans doute pas de votre faute; et ce n'est certes pas de la mienne. Peut-être vaut-il mieux nous séparer. Je m'en vais dans l'Ouest tenter la chance. Je vous laisse la ferme et la scierie. Vous pouvez les vendre et garder l'argent...

Sa plume s'arrêta sur ce mot, qui brutalement le ramenait à la réalité impitoyable. S'il donnait la ferme et la scierie à Zeena, que lui resterait-il à lui-même pour se refaire une vie? Une fois dans l'Ouest, il était bien certain de trouver du travail. Seul, il n'eût pas craint de risquer l'aventure. Mais avec Mattie la situation serait autre... Et quel serait, d'autre part, le sort de Zeena? La maison et la scierie étaient hypothéquées jusqu'à la limite de leur valeur. Dans le cas, déjà improbable, où elles trouveraient acquéreur, il était douteux que sa femme retirât de la vente plus d'un millier de dollars. En attendant, comment pourrait-elle exploiter la propriété? C'était seulement par un labeur incessant et une surveillance personnelle qu'il arrivait, lui, à en tirer un maigre rendement; et, même en admettant que sa femme fût en meilleure santé qu'elle ne se l'imaginait, jamais elle ne parviendrait à porter seule un pareil fardeau.

Elle pourrait, il est vrai, rentrer dans sa famille: elle verrait alors ce que ses parents étaient prêts à faire pour elle. C'était la solution qu'elle imposait à Mattie; pourquoi ne pas lui laisser courir le risque elle-même? Lorsqu'elle aurait découvert où les amoureux s'étaient établis, et qu'elle intenterait une action en divorce, il serait vraisemblablement en mesure de lui servir une pension alimentaire convenable; tandis que Mattie, chassée seule de la ferme, aurait bien moins de facilité à se tirer d'affaire.

Il avait bouleversé son bureau en cherchant une feuille de papier. Comme il reprenait la plume, il vit au fond du tiroir un vieux numéro du Bettsbridge Eagle. La page des annonces était sous ses yeux, et il y lut: «Excursions dans l'Ouest: tarifs réduits...»

Il rapprocha la lumière et parcourut la liste des prix... Le journal lui tomba des mains. Il poussa loin de lui sa lettre inachevée...

L'instant d'avant, il s'était demandé comment ils vivraient, Mattie et lui, une fois arrivée dans l'Ouest. Et maintenant il se rendait compte qu'il n'avait même pas l'argent du voyage! Emprunter était hors de question. Six mois auparavant il avait donné sa dernière garantie pour obtenir les fonds nécessaires à la réparation de la scierie, et il savait bien que, sans garantie, il ne trouverait personne dans Starkfield pour lui prêter dix dollars. Les faits inexorables s'abattaient sur lui comme les mains d'un geôlier attachant les menottes à un forçat. Il n'y avait pour lui aucune issue... aucune. Il était prisonnier pour le vie; et le seul rayon de lumière qui éclairait sa nuit était sur le point de s'évanouir.

Il s'affala lourdement sur le divan. Tous ses membres étaient si lourds qu'il avait l'impression de ne plus jamais pouvoir les remuer. Des larmes lui emplirent la gorge et creusèrent un sillon brûlant jusqu'à ses paupières...

Tandis qu'il demeurait ainsi, étendu dans l'obscurité, la fenêtre en face de lui s'éclaira peu à peu, encadrant un coin de ciel d'une clarté laiteuse. Une branche tordue s'y profilait; une branche de ce pommier sous lequel, en rentrant de la scierie, il trouvait parfois Mattie assise pendant les soirs d'été. Lentement, le voile des vapeurs pluvieuses prit feu et se déchira, et l'astre apparut, tout pur, suspendu dans la nuit bleue.

Ethan se dressa sur le coude et regarda le paysage qui blanchissait peu à peu et arrondissait ses contours sous la sculpture de la lune. C'était cette nuit même qu'ils devaient, Mattie et lui, aller au village pour leur partie de luge; et voilà que devant lui s'allumait la lampe qui les eût éclairés! Le cœur lourd, il contemplait les pentes lumineuses, les bois sombres auréolés d'argent, les collines nébuleuses se confondant avec le bleu violacé de l'horizon; et il lui sembla que la nature étalait devant lui toute cette beauté nocturne pour mieux se jouer de son désespoir.

Il s'assoupit... Lorsqu'il se réveilla, le froid de l'aube d'hiver emplissait la chambre. Il était gelé et courbatu. Il avait faim et en était honteux. Il se frotta les yeux et s'approcha de la fenêtre. Un soleil rouge paraissait à peine au-dessus de la morne étendue des champs gris; contre son disque en feu les arbres se dessinaient, noirs et grêles. «C'est le dernier jour de Mattie», se dit-il... Et il essaya de se représenter ce que serait la maison, sans elle.

Tandis qu'il demeurait ainsi, il entendit des pas derrière lui, et Mattie entra.

— Oh! Ethan... c'est ici que vous avez passé la nuit?

Dans sa pauvre robe étriquée, la tête enveloppée de son écharpe rouge, sous la lumière blafarde qui accusait sa pâleur, elle paraissait si maigre, si grelottante, qu'il ne trouva pas un mot à lui répondre.

— Vous devez être gelé, continua-t-elle, fixant sur lui des yeux las.

Il fit un pas vers elle.

— Comment saviez-vous que j'étais ici?

— Je vous ai entendu redescendre l'escalier hier soir, et toute la nuit j'ai prêté l'oreille... Vous n'êtes pas remonté...

Toute la tendresse de Frome reflua à ses lèvres. Il regarda Mattie et lui dit:

— Je vais venir tout de suite allumer le feu de la cuisine.

Ils allèrent ensemble à la cuisine, et Ethan apporta le petit bois et le charbon; puis il nettoya le fourneau. Pendant ce temps, Mattie mettait sur la table le pot de lait et les restes froids du pâté.

Lorsque la chaleur commença à monter du poêle et que le premier rayon de soleil s'allongea sur le plancher de la cuisine, les sombres pensées d'Ethan se dissipèrent dans la tiédeur environnante. La vue de Mattie, vaquant à sa besogne comme il la voyait faire tous les matins, l'empêchait de croire qu'elle pût jamais cesser de partager sa vie. Il se disait qu'il avait sans doute exagéré la portée des menaces de Zeena, et qu'elle-même, avec le jour, deviendrait plus accessible à la raison.

Se dirigeant vers Mattie, qui était penchée au-dessus du fourneau, il posa la main sur son bras:

— Il ne faut pas vous tourmenter, vous non plus, — dit-il, — la regardant dans les yeux avec un sourire.

Elle devint toute rouge et murmura:

— Non, Ethan, je ne me tourmenterai pas...

— Les choses s'arrangeront...

Un rapide battement des paupières fut la seule réponse qu'elle lui fit... Il continua:

— Elle n'a rien dit, ce matin?

— Non... je ne l'ai pas encore vue...

— Ne faites pas attention à ce qu'elle pourra vous dire.

Ils se séparèrent, et Ethan se rendit à l'étable. En sortant de la maison il vit Jotham Powell qui montait la colline, dans la brume matinale: sa vue ajouta au nouveau sentiment de sécurité d'Ethan.

Tandis que les deux hommes nettoyaient les stalles des vaches, Jotham lui dit, en s'appuyant sur sa fourche:

— Daniel Byrne doit aller aux Flats à midi: il pourra emporter la malle de Mattie. Ça nous gênerait plutôt dans le cutter, quand je la conduirai à la gare.

Ethan lui jeta un coup d'œil stupéfait et Jotham continua:

— Mrs. Frome m'a dit que je devais prendre la nouvelle servante à la gare des Flats à cinq heures, et qu'en même temps je pourrais y conduire Mattie, de façon qu'elle puisse attraper le train de six heures pour Stamford.

Le sang d'Ethan bourdonnait dans ses tempes. Il lui fallut un moment pour retrouver la parole; puis il dit négligemment:

— Il n'est pas encore certain que Mattie parte...

— Ah, bon! — répondit Jotham d'une voix indifférente. Et ils se remirent tous deux à leur besogne.

Lorsqu'ils rentrèrent dans la cuisine, les deux femmes s'étaient déjà attablées. Zeena paraissait plus éveillée et plus active que de coutume. Elle but coup sur coup deux tasses de café et donna au chat les miettes du pâté. Puis elle se leva et, allant vers la fenêtre, enleva aux géraniums deux ou trois feuilles jaunies.

— Ceux de tante Martha n'ont pas une feuille morte; mais voilà; les plantes dépérissent toujours quand on ne les soigne pas, — dit-elle sur un ton pensif. — Puis elle se retourna vers Jotham et lui demanda:

— A quelle heure Daniel Byrne passera-t-il?

Le journalier lança un coup d'œil hésitant à Ethan.

— Vers midi.

— Votre malle est trop lourde pour le cutter, continua Zeena en s'adressant à Mattie; Daniel Byrne la portera aux Flats...

— Je vous remercie, Zeena.

— Il y a plusieurs choses que je voudrais passer en revue avec vous, — poursuivit-elle d'une voix impassible. — Il manque une serviette de grosse toile, et puis je me demande ce que vous avez pu faire du porte-allumettes qui se trouvait toujours dans le parlour, derrière le hibou empaillé.

Elle sortit, suivie de Mattie, et lorsque les hommes se retrouvèrent seuls, Jotham dit à Frome:

— Vaut mieux laisser venir Daniel...

Ethan finit sa besogne accoutumée à la ferme et aux écuries. Puis il annonça à Jotham:

— Je vais à Starkfield. Dites que l'on ne m'attende pas pour le dîner.

De nouveau, il se sentait pris d'une fièvre de révolte. Ce qui lui avait semblé incroyable à la lumière du jour était cependant en voie de réalisation, et il lui faudrait assister en spectateur impuissant au renvoi de Mattie! Humilié dans sa fierté d'homme par le rôle qu'il était obligé de tenir, il se demandait avec amertume ce que Mattie pouvait bien penser de lui. Tandis qu'il s'acheminait vers le village, des résolutions contradictoires se débattaient en lui. Il voulait faire quelque chose, mais il ne savait pas encore ce qu'il ferait...

Le brouillard du matin s'était dissipé, et les champs neigeux s'étendaient sous le soleil comme un immense bouclier d'argent. C'était une de ces journées où le scintillement du froid est adouci comme par une vaporeuse buée de printemps. Chaque pas sur cette route évoquait pour Ethan le souvenir de Mattie. A toutes les branches nues se dessinant contre le ciel, et au fouillis roussâtre du talus qui bordait le chemin creux, flottaient les souvenirs de leur intimité passée. La roulade d'un oiseau dans un frêne au bord de la route résonna au milieu de l'air calme comme le rire même de la jeune fille: et le cœur d'Ethan se contracta, puis s'élargit à nouveau. Il sentit alors qu'à tout prix il fallait agir.

Soudain il se dit qu'Andrew Hale avait le cœur généreux, et que peut-être il reviendrait sur son refus s'il apprenait que l'état de santé de Zeena forçait les Frome à prendre une servante. Hale, après tout, était assez au courant de la situation d'Ethan pour que celui-ci pût, sans un trop grand sacrifice d'amour-propre, tenter une nouvelle démarche. Et d'ailleurs, dans ce drame passionné qui se jouait en son âme, de tels scrupules ne comptaient plus guère.

Plus il songeait à son projet, plus celui-ci lui semblait réalisable. S'il pouvait parler à Mrs. Hale, il était certain du succès; et avec cinquante dollars en poche rien ne pourrait plus l'empêcher d'accompagner Mattie...

Pour le moment, l'essentiel était d'atteindre Starkfield avant que Hale ne partît pour son travail. Frome savait que l'entrepreneur devait quitter le village de bonne heure afin d'aller surveiller une construction sur la route de Corbury. Les longues enjambées du jeune homme devinrent plus rapides à mesure que ses pensées s'accéléraient, et, comme il arrivait au pied de la montée de la School House, il vit au loin le traîneau du constructeur. Il hâta le pas, mais en approchant il s'aperçut que le traîneau était conduit par le plus jeune fils de Hale. A son côté se trouvait Mrs. Hale, si emmitouflée qu'elle ressemblait à un gros cocon de chenille auquel on aurait mis des lunettes. Ethan leur fit signe d'arrêter, et Mrs. Hale se pencha vers lui, souriant de toutes ses bonnes rides roses.

— Mr. Hale? Je crois bien. Vous le trouverez à la maison. Il n'est pas à son travail ce matin... Il s'est réveillé avec un peu de lombago, et je viens de lui poser un des emplâtres du docteur Kidder, en lui recommandant de ne pas quitter le coin du feu.

Jetant un regard maternel sur Frome, elle se pencha davantage pour ajouter:

— Mr. Hale vient justement de m'apprendre que Zeena a été à Bettsbridge consulter un nouveau médecin. Je suis vraiment désolée qu'elle soit toujours si souffrante. J'espère que le docteur Buck lui fera du bien. Je ne connais personne dans le pays qui ait été plus éprouvé que Zeena. Je dis souvent à mon mari que je ne sais pas ce qu'elle serait devenue si vous n'aviez pas été là. Je le disais déjà autrefois, à propos de votre mère. Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan...

Elle le salua d'un dernier petit signe de tête amical, tandis que son fils encourageait le cheval de la voix. Ethan demeura au milieu de la route, et regarda le traîneau s'éloigner...

Il y avait longtemps qu'on ne lui avait parlé avec autant de bonté. La plupart des gens étaient indifférents à ses soucis ou enclins à trouver tout naturel qu'un jeune homme de son âge eut porté sans murmurer le fardeau de trois existences avortées. Mais Mrs. Hale lui avait dit: «Vous avez toujours eu la vie bien dure, mon pauvre Ethan...», et il se sentait moins isolé dans son malheur. Puisque les Hale le plaignaient, ils répondraient sûrement à son appel...

Il se remit en marche, mais au bout de quelques mètres le sang lui monta brusquement au visage. Pour la première fois, à la clarté des mots qu'il venait d'entendre, il discernait nettement ce qu'il était sur le point de faire. Il était parti de chez lui avec l'intention de profiter de la sympathie des Hale pour leur soutirer, sous un faux prétexte, l'argent qui lui eût permis d'enlever Mattie Silver. C'était là la raison secrète qui l'avait conduit à Starkfield...

Il perçut brusquement l'extrémité à laquelle sa folie l'avait porté; et aussitôt la folie tomba, et sa vie lui apparut telle qu'elle était réellement. Il était un homme pauvre, le mari d'une femme malade, que son abandon eût laissée seule et sans ressources; et même s'il avait eu le cœur de l'abandonner, il n'eut pu le faire qu'en abusant deux braves gens qui lui avaient témoigné de la sympathie.

Il rebroussa chemin et reprit lentement la route de la ferme.





IX



Daniel Byrne était assis dans son traîneau, devant la porte. Son cheval gris piétinait la neige et secouait sans cesse sa longue tête méchante.

Ethan rentra dans la cuisine. Il trouva sa femme auprès du poêle. Sa tête était enveloppée d'un châle, et elle lisait un livre intitulé: Les maladies de rein et leur guérison, pour lequel Ethan avait dû payer, quelques jours auparavant, un assez lourd port supplémentaire.

A son entrée, Zeena demeura immobile, les yeux toujours fixés sur son livre. Il attendit un instant, puis il lui demanda:

— Où est Mattie?

Tout en continuant de lire, elle lui répondit:

— Elle est sans doute en train de descendre sa malle.

Le sang colora le visage de Frome.

— Elle descend sa malle... toute seule?...

— Jotham Powell est reparti pour le taillis et Daniel Byrne n'ose pas quitter son cheval...

Ethan n'écouta même pas la fin de la phrase. Il grimpa l'escalier d'un trait. La porte de la chambre de Mattie était fermée et il hésita une seconde sur le palier.

— Matt, — dit-il à voix basse.

Elle ne répondit pas et il posa la main sur le loquet. Il n'avait pénétré qu'une fois dans la chambre de la jeune fille. C'était au début de l'été, quand il y était entré pour couler du plâtre au bord du toit. Mais il conservait dans sa mémoire le souvenir fidèle de tout ce qu'il y avait vu: le lit étroit avec son couvre-pied rouge et blanc, la jolie pelote sur la commode, et, au mur, une photographie agrandie de sa mère, dans un cadre de métal argenté, surmonté de monnaies du pape.

Maintenant tout ce qui lui appartenait avait été enlevé de la pièce: elle était aussi nue, aussi peu accueillante que lorsque Zeena y avait introduit la jeune fille le jour de son arrivée. La malle était au milieu du parquet et Mattie était assise dessus, vêtue de sa robe des dimanches. Elle tournait le dos à la porte et cachait sa figure entre ses mains. A travers ses sanglots elle n'avait point entendu l'appel de Frome, et elle n'entendit son pas qu'au moment où il lui posa les mains sur les épaules.

— Oh! Matt... je vous en supplie... ne pleurez pas ainsi...

Elle sursauta, se dressa, et tourna vers lui son visage baigné de larmes.

— Ethan... je croyais que je ne vous reverrais plus!...

Il la prit dans ses bras, la serra contre lui et d'une main tremblante caressa les cheveux épars sur son front.

— Ne plus me revoir... Que voulez-vous dire?...

Entre deux sanglots elle reprit:

— Vous aviez prévenu Jotham qu'on ne vous attendit pas pour le dîner, et alors j'ai cru...

Il acheva la phrase avec amertume:

— Vous avez cru que j'avais l'intention de ne pas revenir?

Sans répondre, elle se pendit à son cou. Il posa les lèvres sur ses cheveux, qui avaient la souplesse et la douceur de certaines mousses sur des pentes tiédies, et qui dégageaient la senteur aromatique de la sciure de bois au soleil.

A travers la porte ils entendirent la voix de Zeena qui criait:

— Daniel Byrne dit que vous ferez bien de vous dépêcher si vous voulez qu'il emporte votre malle.

Ils s'écartèrent l'un de l'autre, le visage navré. Des mots de révolte montèrent aux lèvres de Frome, mais y moururent. Mattie chercha son mouchoir et se sécha les yeux; puis, se penchant, elle saisit une des poignées de la malle.

Ethan l'écarta aussitôt.

— Laissez cela, Mattie, — ordonna-t-il.

Elle répondit:

— Il faut être deux pour pouvoir tourner le coin...

Ethan, sans plus discuter, s'empara de l'autre poignée, et ensemble ils portèrent la malle sur le palier.

— Maintenant, laissez-moi faire, — dit-il.

Il chargea le colis sur son épaule, descendit l'escalier et traversa la cuisine. Zeena, toujours assise auprès du poêle, s'était replongée dans sa lecture: elle ne leva même pas les yeux quand il passa. Mattie le suivit jusqu'à la porte d'entrée et l'aida à placer la malle à l'arrière du traîneau. Puis, à côté l'un de l'autre, ils demeurèrent sur le seuil à regarder Daniel Byrne s'éloigner au grand trot de son cheval impatient.

Il semblait à Ethan que son cœur était ligotté par des cordes qu'une main invisible resserrait à chaque tic tac de la pendule. Deux fois il ouvrit la bouche pour adresser la parole à Mattie, et deux fois le souffle lui manqua. Enfin, comme elle se retournait pour rentrer il posa la main sur son bras et la retint.

— Je vous conduirai moi-même, Mattie, — dit-il.

Elle murmura à mi-voix:

— Je crois que Zeena préférerait que j'aille avec Jotham.

— Je vous conduirai moi-même, — répéta-t-il.

Sans répondre, elle rentra dans la cuisine.

Au repas de midi, Ethan fut incapable de manger. Dès qu'il levait les yeux il voyait devant lui le visage pincé de Zeena, et le sourire qui faisait remonter les coins de ses lèvres étroites. Elle mangeait abondamment, déclarant que le temps doux l'avait remontée; et elle, qui d'habitude n'encourageait guère l'appétit de Jotham Powell, insista pour qu'il reprit des flageolets.

Le repas achevé, Mattie, comme à l'ordinaire se mit à débarrasser les couverts et à laver la vaisselle. Zeena, après avoir donné au chat sa pâtée, était revenue s'installer auprès du feu. Enfin, Jotham Powell, qui demeurait toujours le dernier à table, quitta lentement sa chaise et se dirigea vers la porte.

Sur le seuil il se retourna et s'adressant à Ethan:

— A quelle heure dois-je venir prendre Mattie? — demanda-t-il.

Ethan se tenait auprès de la fenêtre; il bourrait machinalement sa pipe, tout en regardant Mattie aller et venir. Il répondit:

— Je la conduirai moi-même.

Il vit la rougeur monter aux joues de la jeune fille, tandis que Zeena levait brusquement la tête.

— J'aurais besoin de vous cet après-midi, Ethan, — dit-elle, — Jotham conduira Mattie à la gare.

Mattie implora Frome du regard, mais il répéta d'un ton bref:

— Je la conduirai moi-même.

Zeena reprit:

— J'ai besoin de vous pour réparer le poêle de la chambre de Mattie, avant que la servante n'arrive. Voici plus d'un mois qu'il ne tire plus.

Ethan repartit sur un ton indigné:

— Ce qui suffisait pour Mattie est bien assez bon pour une servante.

Zeena poursuivit avec la même douceur monotone:

— Elle m'a dit qu'elle avait l'habitude de servir dans des maisons chauffées au calorifère.

— Elle aurait mieux fait d'y rester, — lança-t-il.

Et se tournant vers Mattie, il ajouta d'une voix dure:

— Vous vous tiendrez prête pour trois heures. J'ai à faire à Corbury.

Jotham Powell s'était déjà mis en route pour l'écurie. Ethan le suivit. Ses tempes battaient, et il était aveuglé par une rage muette. Il se mit à l'ouvrage, sans savoir quelle force le dirigeait ne comment ses pieds et ses mains exécutaient ses ordres. Ce ne fut qu'au moment où il sortit l'alezan et le fit entrer dans les brancards du traîneau qu'il reprit conscience de ses actes. Tandis qu'il passait la bride par dessus la tête du cheval et qu'il enroulait les traits autour des brancards, il se souvint de l'après-midi où il avait fait les mêmes préparatifs pour aller au devant de Mattie, aux Flats, il y avait un peu plus d'un an. Comme aujourd'hui le temps avait été doux, avec un souffle de printemps dans l'air. L'alezan, tournant vers lui le même grand œil cerclé de noir, se frottait le museau contre la paume d'Ethan de la même façon... Un à un les jours qui s'étaient écoulés se dressèrent tous devant lui.

Il jeta la peau d'ours dans le cutter, puis il y grimpa, et gagna la maison. Il trouva la cuisine vide; seuls, le sac de Mattie et son plaid étaient placés auprès de la porte. Il alla jusqu'au pied de l'escalier et prêta l'oreille. Aucun bruit ne venait du premier étage, mais peu de temps après il lui sembla entendre remuer quelqu'un dans son «cabinet de travail». Il poussa la porte: Mattie, en chapeau et en jaquette, se tenait debout près de la table, lui tournant le dos.

A son approche elle tressaillit et se retourna vivement.

— Est-il temps de partir? — dit-elle.

— Que faites vous ici, Matt?

Elle le regarda timidement:

— Je jetais un dernier coup d'œil... voilà tout, — répondit-elle avec un sourire hésitant.

Ils gagnèrent la cuisine en silence. Ethan prit le sac et le plaid.

— Où est Zeena? — demanda-t-il.

— Elle est montée dans sa chambre tout de suite après le repas. Elle se plaignait encore de ses douleurs, et elle a défendu qu'on la dérangeât.

— Elle ne vous a pas dit adieu?

— Non... C'est tout ce qu'elle a dit.

Ethan regarda lentement autour de lui. Il songeait, en frissonnant, que dans quelques heures, il rentrerait seul dans cette maison. Puis un sentiment d'irréalité s'empara de lui à nouveau, et il ne put croire que la jeune fille se trouvait là pour la dernière fois.

— Allons, venez! — dit-il, d'une voix presque enjouée; et il ouvrit la porte.

Il plaça le sac dans le traîneau et sauta sur la banquette. Mattie s'installa à côté de lui, et il se pencha pour l'envelopper dans la couverture.

— Hop! en route! cria-t-il au cheval. Il secoua les guides et le vieil alezan partit d'un pas tranquille.

— Nous avons tout le temps de faire une belle promenade, — fit-il; et cherchant la main de la jeune fille sous la fourrure, il la serra doucement. Le sang lui brûlait le visage, et la tête lui tournait comme si, par un jour de grand froid, il était entré boire un verre au bar de Starkfield.

La barrière franchie, au lieu de gagner le village, il prit à droite dans la direction de Bettsbridge. Mattie demeurait silencieuse et ne manifesta aucune surprise; mais après un moment, elle dit:

— Vous allez faire le tour par Shadow Pond, n'est-ce pas?

Il se mit à rire et répondit:

— Je savais bien que vous aviez deviné!

Elle se blottit sous la peau d'ours, de telle sorte que, lorsqu'Ethan, engoncé dans sa pelisse, la regardait de côté, il pouvait tout juste apercevoir le bout de son nez et une boucle brune que voltigeait. Ils cheminèrent lentement entre les champs qui miroitaient sous le soleil pâle; puis ils s'engagèrent dans un chemin de traverse bordé de pins et de mélèzes. Au loin, devant eux, s'étendait une ligne de montagnes dont les ondulations blanches, marbrées de futaies brunes, se déroulaient contre le blanc horizon d'hiver. Puis le chemin s'enfonça dans un bois de sapins. Leurs fûts rougissaient à la lueur du soleil couchant, et projetaient sur la neige des ombres d'un bleu transparent.

Sous le toit des arbres, la brise ne se faisait plus sentir. Une tiédeur paisible semblait tomber des branches avec la chute des aiguilles. La neige était si pure que les pattes des petites bêtes, putois, écureuils, oiseaux, avaient tracé sur elle des arabesques légères et dentelées. Les pommes de pin bleuissantes, à moitié enfouies dans cette blancheur immaculée, s'en détachaient avec le dur relief d'ornements de bronze.

Ethan conduisait en silence, poussant le cheval vers un endroit où les sapins s'espaçaient; puis il arrêta le traîneau et fit descendre Mattie.

Tous deux se mirent à marcher entre les troncs aromatiques. La neige durcie craquait sous leurs pas. Ils atteignirent enfin un étang aux rives escarpées et revêtues d'arbres. Une colline abrupte, au soleil couchant, allongeait une ombre conique sur la surface gelée de l'eau: cette ombre avait donné son nom à l'étang. C'était un endroit sauvage et retiré, d'où se dégageait une mélancolie morne semblable à celle qui oppressait le cœur d'Ethan.

Parcourant du regard la rive caillouteuse, il découvrit un tronc d'arbre abattu, à moitié enseveli dans la neige.

— C'est ici que nous étions assis le jour du pique-nique, — lui rappela-t-il.

Il s'agissait d'une des rares parties de plaisir auxquelles les deux jeunes gens avaient participé, d'un pique-nique organisé par leur paroisse et qui, durant une longue après-midi d'été, avait rempli d'une gaieté bruyante le petit bois isolé.

Mattie avait prié Frome de l'accompagner et il avait refusé. Mais vers le coucher du soleil, en descendant de la montagne, où il avait été abattre des arbres, il fut surpris par quelques joyeux lurons de la bande et entraîné jusqu'à l'étang. Il avait retrouvé Mattie entourée de jeunes gens en gaîté, qui préparait du café sur un feu de bohémien. Sous le large bord de son chapeau de paille sa figure ambrée, aux reflets roses, brillait comme une mûre sauvage. Ethan se souvint de s'être senti tout honteux à l'idée de se présenter devant elle dans ses habits de travail. Puis il se rappela la lueur de joie que avait illuminé les yeux de Mattie à son approche, et la façon dont elle s'était détachée du groupe pour venir au-devant de lui, une tasse à la main. Ils s'étaient assis tous deux sur le tronc abattu près de l'étang, et elle s'était aperçue qu'elle avait perdu son médaillon en or. A sa prière tous les jeunes gens s'étaient lancés à la recherche du bijou; ce fut Ethan qui le découvrit le premier, brillant à travers la mousse épaisse...

C'était tout... Mais toute leur intimité était faite de pareils instants de rapprochement muet, où, étonnés et attendris, ils rencontraient le bonheur comme s'ils eussent surpris un papillon dans les bois dénudés et neigeux.

— C'est ici que j'ai retrouvé votre médaillon, — dit Ethan, enfonçant le pied dans une touffe épaisse de myrtilles.

— Je n'ai jamais vu un œil comme le vôtre, — répondit-elle.

Elle s'assit sur le tronc d'arbre, au soleil; et Ethan se mit à son côté.

— Vous étiez jolie comme un cœur avec votre chapeau rose, lui dit-il.

Toute heureuse, elle répliqua en riant:

— C'était sans doute le chapeau...

Jamais encore ils n'avaient manifesté aussi ouvertement la sympathie qu'ils ressentaient l'un pour l'autre. Ethan eut un instant l'illusion qu'il était libre et qu'il faisait la cour à la jeune fille qu'il rêvait d'épouser. Il regarda les cheveux de Mattie il éprouva le désir de les caresser de nouveau. Il aurait voulu lui dire qu'ils embaumaient la senteur des bois... mais il ne savait pas exprimer de pareilles choses.

Brusquement, Mattie se leva:

— Il ne faut pas que nous restions ici plus longtemps...

Il continuait de la considérer vaguement, encore à demi perdu dans son rêve.

— Oh, nous avons bien le temps, — répondit-il.

Ils se regardaient tous les deux comme si chacun avait tendu toutes ses forces pour saisir et emporter dans ses yeux l'image de l'autre. Il y avait certain mots qu'Ethan voulait prononcer avant qu'ils ne se séparassent, mais il ne pouvait les lui dire dans cet endroit tout imprégné de leur bonheur passé. Il se détourna, et suivit Mattie en silence jusqu'au traîneau... Comme ils se remettaient en route, le soleil disparut derrière la colline, et les fûts rouges des sapins devinrent gris...

Pour regagner la route de Starkfield, ils suivirent un chemin sinueux à travers champs. Sous le ciel découvert une pâle lumière s'attardait, et le rouge glacé du couchant illuminait encore les hauteurs lointaines. Les bouquets d'arbres épars sur la plaine neigeuse se serraient l'un contre l'autre, comme des oiseaux cachant leurs têtes sous leurs plumes ébouriffées. Le ciel, en pâlissant, s'exhaussait, et la terre paraissait plus déserte.

Comme le traîneau débouchait sur la grande route, Ethan parla enfin:

— Matt, qu'avez-vous l'intention de faire?

Elle hésita un moment, puis elle dit:

— J'essaierai de trouver une place dans un magasin.

— Vous savez bien que c'est impossible. La fatigue et le manque d'air ont déjà failli vous tuer.

— Je suis beaucoup plus forte qu'à mon arrivée ici.

— Et maintenant vous allez gaspiller toute la santé que vous avez regagnée!

A cela il n'y avait rien à répondre, et ils continuèrent leur route sans parler.

A chaque tournant un souvenir embusqué se dressait devant Ethan et Mattie, comme pour leur barrer le chemin: ici ils avaient ri, là ils s'étaient tu ensemble.

— Parmi les parents de votre père, n'y a-t-il personne qui pourrait vous aider?

— Aucun à qui je voudrais le demander.

Il baissa la voix pour dire:

— Vous savez que je ferais tout au monde pour vous, si je le pouvais...

— Oui, je le sais...

— Mais je ne puis rien...

Elle se tut: mais il sentit un léger tremblement de l'épaule appuyée contre la sienne.

— Oh, Mattie, si seulement j'avais pu partir avec vous, comme je l'aurais fait!

Brusquement elle se tourna vers lui, et tira de son corsage une feuille de papier.

— Ethan... voilà ce que j'ai trouvé... — balbutia-t-elle.

Malgré l'obscurité croissante il reconnut la lettre à sa femme, commencée la nuit précédente et qu'il avait oublié de déchirer. A son étonnement se mêla un mouvement de joie sauvage.

— Mattie!... — s'écria-t-il, — si ça avait été possible, auriez-vous consenti?

— Oh, Ethan, Ethan... à quoi bon en parler?

D'un mouvement soudain, elle déchira la lettre: les morceaux volèrent sur la neige.

— Dites, Mattie, dites! Je vous en prie...

Elle demeura un instant sans répondre, puis, d'une voix si basse qu'il dût pencher la tête pour l'entendre:

— J'y ai pensé parfois dans les nuit d'été, quand le clair de lune remplissait ma chambre et m'empêchait de dormir.

Le cœur d'Ethan tressaillit d'ivresse.

— Vous y songiez déjà, l'été dernier?

Comme si depuis des mois la date était gravée dans sa mémoire, elle répondit aussitôt:

— La première fois, ce fut à Shadow Pond...

— C'est pour cela que vous m'avez donné ma tasse de café avant les autres?

— Je ne sais pas... L'ai-je fait? J'étais navrée lorsque vous avez refusé de m'accompagner au pique-nique: et quand je vous vis arriver je me suis dit: — Il a peut-être pris ce chemin pour me retrouver... Et j'en étais toute heureuse...

Ils se turent à nouveau. Ils s'étaient engagés dans le chemin creux qui longeait la scierie d'Ethan. A mesure qu'ils avançaient sous les lourdes branches des sapins du Canada, le crépuscule descendait, tombait sur eux comme un voile noir.

— J'ai pieds et poings liés, Mattie... Je ne peux rien faire, — reprit Ethan.

— Vous m'écrirez quelquefois, Ethan...

— A quoi bon écrire? J'ai besoin, quand j'étends la main, qu'elle vous rencontre. J'ai besoin d'agir pour vous et de vous soigner, j'ai besoin d'être là quand vous êtes malade et que vous vous sentez seule...

— Soyez sûr que je me tirerai d'affaire...

— Vous n'avez pas besoin de moi, vous voulez dire? Vous vous marierez, sans doute?

— Oh, Ethan! — s'écria-t-elle.

— Je ne sais pas ce que vous me faites éprouver, Mattie, mais plutôt que de vous voir mariée, j'aimerais mieux vous savoir morte.

— Oh, je voudrais l'être, je voudrais l'être! — s'écria-t-elle, dans un brusque accès de sanglots.

Il l'entendit pleurer, et sa rage sombre tomba... Il se sentait tout honteux.

— Ne parlons pas ainsi, — murmura-t-il.

— Pourquoi pas, puisque c'est la vérité?... Je n'ai pas cessé une minute d'y penser, toute la journée...

— Taisez-vous, Mattie! Je vous défends!...

— Il n'y a que vous qui m'ayez témoigné de la bonté...

— Ne dites pas cela non plus, quand je ne peux même pas lever un doigt pour vous!

— Oui; mais cela n'en est pas moins vrai...

Ils étaient arrivés en haut de la School House Hill. Au dessous d'eux Starkfield s'étendait dans le crépuscule. Un cutter qui venait du village les croisa avec un joyeux bruit de grelots. Ils se raidirent et regardèrent droit devant eux, la face rigide. Dans la grande rue, les lumières commençaient à briller aux fenêtres. Quelques villageois attardés regagnaient leurs portes. Ethan toucha du fouet l'alezan, qui repartit d'un trot paresseux.

Près de la sortie du village, des cris d'enfants leur arrivèrent. Et une bande traînant des luges s'éparpilla sur la place devant l'église.

— J'ai idée que c'est leur dernière glissade pour un jour ou deux... — dit Ethan, en regardant le ciel radouci.

Mattie ne répondit pas et il ajouta:

— Nous aussi, la nuit dernière, nous devions aller luger.

Elle se taisait toujours, et poussé par l'obscur désir d'alléger la tristesse de leur dernière heure ensemble, il continua à bavarder.

— C'est tout de même curieux que nous n'ayons descendu la côte qu'une fois depuis que vous êtes chez nous!

Elle répondit:

— Je n'avais guère l'occasion d'aller au village...

— C'est vrai...

Ils avaient atteint le sommet de la route de Corbury. Entre la vague masse blanche de l'église et le noir rideau que formaient les sapins des Varnum, la descente s'étalait au-dessous d'eux sans une luge sur son long parcours. Un élan insensé poussa Ethan à dire:

— Est-ce que cela vous amuserait de descendre la côte maintenant!

Mattie eut un petit rire forcé.

— Nous n'avons pas le temps!

— Mais si, mais si!... Allons, venez!

Son seul désir était de retarder le plus possible le moment où il faudrait diriger l'alezan vers la gare des Flats.

Mattie balbutia: — Mais la servante? Elle sera à la gare à nous attendre...

— Eh bien! qu'elle attende!... Si ce n'était pas elle, ce serait vous... Venez donc!...

Il parlait avec un tel accent d'autorité que Mattie en parut subjuguée. Il sauta hors du traîneau, et elle descendit sans résistance, se bornant à dire:

— Mais où trouverons-nous une luge?

— J'en vois une là-bas, sous les sapins.

L'alezan se tenait paisiblement au bord de la route, inclinant sa vieille tête songeuse. Ethan le recouvrit de la peau d'ours; puis il saisit la main de Mattie et l'entraîna à sa suite vers la luge.

Elle s'y assit docilement et il prit place derrière elle. Ils étaient si près l'un de l'autre que les cheveux de Mattie lui frôlaient le visage.

— Vous êtes bien, Mattie? — lui cria-t-il, comme s'il y avait entre eux toute la largeur de la route.

Elle se retourna pour lui dire:

— Il fait bien sombre... Êtes-vous sûr d'y voir?

Il eut un rire dédaigneux.

— Je pourrais descendre cette côte les yeux fermés!

Cette audace sembla lui plaire, et elle rit avec lui.

Néanmoins, il attendit encore un moment, parcourant attentivement des yeux la longue descente, car c'était l'heure la plus trompeuse de la soirée, l'heure où la dernière clarté du ciel se confond avec la nuit naissante pour former une obscurité qui dénature les objets familiers et fausse les distances.

— Allons! — cria-t-il.

La luge partit d'un bond, et ils glissèrent à travers le crépuscule à une allure de plus en plus rapide. Devant eux la nuit creusait un gouffre noir, et l'air résonnait à leurs oreilles comme le chant d'un orgue.

Mattie ne bougeait pas, mais lorsqu'ils arrivèrent au tournant de la pente, là où le gros orme avançait son tronc menaçant, Ethan eut l'impression qu'elle se serrait davantage contre lui.

— N'ayez pas peur, Mattie, — cria-t-il avec un accent de triomphe, au moment où ils dépassaient le tournant dangereux et prenaient leur élan pour la deuxième pente.

Lorsqu'ils se trouvèrent au bas de la côte la vitesse du traîneau se ralentit, et il entendit le petit rire joyeux de Mattie.

Ils se mirent à remonter la côte à pie. Ethan, traînant la luge derrière lui, glissa son bras sous celui de Mattie.

— Aviez-vous peur que je vous envoie contre l'orme? — demanda-t-il avec un joyeux rire de gosse.

— Vous savez bien que je n'ai jamais peur avec vous, — répondit-elle.

— Ethan, il est temps de partir! — s'écria-t-elle.

Il l'attira contre lui.

— Temps de partir? Vous ne pensez pas que je vais vous laisser partir maintenant?

— Si je manque mon train, où irai-je?

— Où irez-vous, si vous le prenez?

Elle se tut, ses mains inertes et glacées abandonnées dans celles d'Ethan.

— A quoi cela sert-il désormais que l'un de nous aille quelque part sans l'autre? — dit-il.

Elle demeura immobile, comme si elle ne l'avait pas entendu. Brusquement, elle se dégagea et jetant ses bras autour du cou d'Ethan, pressa une joue mouillée contre son visage.

— Ethan! Ethan! il faut que vous me fassiez descendre une fois encore!...

— Descendre... où?

— Au bas de la côte... Tout de suite... — reprit-elle, haletante. — De façon à ce que nous ne la remontions plus jamais...

— Mattie, au nom du ciel!... Qu'est-ce que vous voulez dire?

Elle mit ses lèvres tout contre l'oreille du jeune homme.

— Droit sur le gros orme... Vous avez dit que vous le pouviez... Ainsi, nous n'aurons plus à nous séparer jamais....

— Que dites-vous? Vous êtes folle!

— Je ne suis pas folle, mais je le deviendrai si je dois vous quitter.

— Oh! Mattie... Mattie... — gémit-il.

Elle se cramponna à lui d'une étreinte plus serrée, son visage tout contre le sien.

— Ethan, où irais-je si je vous quitte?... Je ne sais pas me débrouiller toute seule: c'est vous-même qui le disiez tout à l'heure. Il n'y a que vous qui m'ayez témoigné de la bonté... Et cette étrangère qui va coucher dans mon lit — où je passais toutes les nuits à guetter l'instant où vous remonteriez.

Les mots qu'elle prononçait semblaient au jeune homme comme des lambeaux de chair arrachés de son propre cœur. Ils évoquèrent en lui la vision abhorrée de la ferme où bientôt il lui faudrait rentrer... de l'escalier qu'il aurait à gravir chaque nuit, et de la femme qui l'attendait.... Et le ravissement de l'aveu de Mattie, le fol étonnement de savoir enfin que tout ce qu'il avait éprouvé, elle aussi l'avait ressenti, lui rendit l'autre vision plus haïssable encore, et plus intolérable la pensée de cette autre existence...

Elle parlait toujours, par petites phrases entrecoupées de sanglots; mais depuis longtemps il ne l'entendait plus. Elle avait perdu son chapeau, et il lui caressait les cheveux. Il voulait que sa main en gardât un souvenir vivace, qui pût y sommeiller comme une graine en hiver... Une fois encore il rencontra ses lèvres et il lui sembla qu'ils étaient auprès de l'étang, sous un brûlant soleil d'août. Mais la joue qui effleura la sienne était froide et baignée de larmes; et il crut voir à travers la nuit la route des Flats, et entendre au loin le sifflement du train qui approchait.

Les sapins de Norvège les enveloppaient d'obscurité et de silence, comme si tous deux étaient déjà sous terre, dans leurs cercueils.

«Voilà ce que l'on doit éprouver quand on est mort», songea Ethan; puis il se dit: «Quand elle sera partie je n'éprouverai plus jamais rien...»

Tout à coup, il entendit hennir le vieil alezan de l'autre côté de la route: «Il doit se demander pourquoi nous ne rentrons pas souper»..., pensa Ethan.

— Venez, — supplia Mattie, en l'entraînant par la main...

La sombre violence de la jeune fille fit ployer la volonté d'Ethan. Elle lui apparut comme l'instrument même du destin. Il alla prendre la luge et sortit de l'ombre épaisse des sapins. Sur la route, la faible clarté du ciel lui fit cligner des yeux comme un oiseau de nuit. Devant eux, la pente était déserte. Tout Starkfield soupait, et personne ne traversait la place devant l'église. Le ciel, gonflé de l'humidité qui précède le dégel, abaissait ses lourdes nuées comme avant un orage d'été. Frome chercha à sonder l'obscurité, mais ses yeux lui semblèrent moins perçants, moins assurés que de coutume...

Il s'assit sur la luge et aussitôt Mattie vint se placer devant lui. Ses cheveux effleurèrent la bouche d'Ethan. Il étendit ses jambes et enfonça ses talons dans la neige pour maintenir le traîneau en place. Puis il saisit la tête de la jeune fille et l'inclina en arrière, sous ses lèvres...

Mais tout d'un coup il se dressa.

— Levez-vous, Mattie, — lui ordonna-t-il.

C'était le ton auquel elle obéissait toujours, mais cette fois elle ne bougea pas.

— Non, non, non! — répéta-t-elle avec véhémence.

— Levez-vous!

— Pourquoi?

— Parce que je veux me mettre en avant.

— Non, non! Comment pourriez-vous diriger?

— Je n'ai pas besoin de diriger. Nous suivrons le chemin tracé.

Ils parlaient à voix basse, en murmures étouffés, comme si la luit les écoutait.

— Levez-vous, levez-vous, — insista-t-il.

Mais elle s'obstinait à répéter:

— Pourquoi voulez-vous vous mettre en avant?

— Parce que... parce que j'ai besoin de sentir vos bras autour de moi, — balbutia-t-il.

Sa réponse parut la satisfaire, ou peut-être céda-t-elle à l'accent de sa voix. Elle se leva. Frome se pencha, cherchant de la main l'étroite bande de glace nivelée par la descente d'innombrables traîneaux; puis, soigneusement, il plaça les patins entre les ornières qui la bordaient. Debout à son côté, Mattie attendait. Il s'accroupit en avant de la luge, les jambes croisées, et Mattie, prenant place vivement derrière lui, l'entoura de ses bras. En sentant sur sa nuque l'haleine de la jeune fille, il frissonna, et se dressa à demi... puis, dans un éclair, il se souvint... Non! Elle avait raison, tout valait mieux que de se séparer. Il se pencha en arrière et attira les lèvres de Mattie sur les siennes...

Au moment même où ils partaient, le cheval hennit encore une fois. Cet appel familier et triste, et toutes les images confuses qu'il évoquait, remplirent la pensée d'Ethan durant la première partie du trajet. A mi-chemin, la route se creusait, puis il y eut une montée, suivie d'une longue descente vertigineuse. Comme ils prenaient leur élan pour cette deuxième descente, il sembla à Ethan qu'ils volaient véritablement, qu'ils volaient très haut dans la nuit nuageuse, avec Starkfield bien loin au-dessous d'eux, perdu dans l'espace comme un point imperceptible. Puis le gros orme surgit, comme s'il les guettait au tournant... Frome marmotta entre ses dents:

— Nous l'atteindrons, je suis sûr que nous l'atteindrons...

Au moment où ils s'approchaient de l'arbre, Mattie resserra ses bras et Ethan eut l'impression que leurs deux sangs se confondaient. Une ou deux fois, la luge broncha quelque peu. Mais il s'inclina de côté, de façon à la diriger droit sur l'arbre, et il se répétait sans cesse: «Je suis sûr que nous l'atteindrons.»

Des petites phrases que Mattie avait prononcées lui traversaient l'esprit, et paraissaient flotter dans l'air devant lui...

L'arbre se rapprochait, plus grand et plus menaçant... Comme ils piquaient sur lui, Ethan se dit: «Il nous attend... On dirait qu'il sait...»

Mais tout à coup le visage de sa femme, devenu subitement immense grimaçant, se dressa entre son but et lui; il fit un mouvement instinctif pour l'éviter. La luge obéit, mais il la ramena en ligne, la maintint droite et fonça sur la masse noire en saillie. Il eut conscience d'un dernier moment où l'air lui fouettait la figure comme des millions de fil de fer en feu. Puis il n'y eut plus que l'orme...



* * * * *


Le ciel était toujours obscur, mais en levant les yeux il vit au-dessus de lui une étoile, une seule. Vaguement, il essaya de la reconnaître. Était-ce Sirius... ou bien était-ce...? L'effort le fatigua à l'excès. Il referma ses paupières pesantes, et songea qu'il serait bien bon de dormir...

Le silence était si profond qu'il entendit le vagissement d'un petit animal quelque part sous la neige. C'était comme la plainte menue et craintive de la souris des champs, et Ethan se demandait distraitement ce que pouvait avoir la petite bête. Puis il comprit qu'elle devait souffrir, d'une souffrance si atroce qu'il lui semblait, mystérieusement, en ressentir la répercussion dans tous ses membres. Ayant vainement essayé de se retourner dans la direction d'où venait le bruit, il allongea le bras sur la neige.

Maintenant le bruit n'était plus qu'un souffle, dont il croyait sentir la chaleur sous sa main, reposée sur quelque chose de doux et de soyeux. La pensée de la souffrance de cet animal lui devint intolérable et il fit effort pour se lever, mais il ne put y arriver; un rocher, ou quelque lourde masse, pesait sur lui... Il continua cependant à tâtonner de la main gauche, cherchant à s'emparer de la petite bête. Mais subitement il s'aperçut que ce qui avait paru si doux à son toucher était la chevelure de Mattie, et qu'il avait maintenant une main sur son visage.

Il parvint à se mettre à genoux et le poids effroyable se déplaça avec lui. Il promena ses doigts sur la figure de la jeune fille. Il sentit alors que c'était des lèvres de Mattie que s'exhalait cette plainte...

Il pencha sa tête tout contre la sienne; il mit son oreille près de sa bouche et, dans l'obscurité il vit ses yeux s'ouvrir et l'entendit prononcer son nom.

— Oh, Matt, j'étais si sûr que nous donnerions dans l'orme, dit-il en gémissant.

Et dans le lointain, là-bas sur la colline, il entendit le hennissement de l'alezan.

«Il faut que j'aille lui donner à manger», songea-t-il...



* * * * *


La voix geignarde cessa lorsque j'entrai dans la cuisine des Frome, et, des deux femmes qui y étaient assises, je ne pus deviner laquelle avait parlé.

L'une d'elles, à ma vue, dressa sa haute taille osseuse. Ce n'était pas pour m'accueillir — car elle ne me lança qu'un rapide regard d'étonnement — mais pour préparer le repas qu'avait retardé l'absence prolongée de Frome. Un peignoir d'indienne fripé pendait de ses épaules; de rares cheveux gris, tirés en arrière et maintenus par un peigne édenté, découvraient un front allongé. Ses yeux pâles et opaques ne révélaient rien et ne reflétaient rien, et ses lèvres étroites étaient de la même teinte jaunâtre que sa figure.

L'autre femme était plus petite et plus frêle. Elle se tenait tout recroquevillée dans son fauteuil, près du poêle. A mon entrée, elle tourna vivement la tête de mon côté, mais son corps demeura immobile. Ses cheveux étaient aussi gris que ceux de sa compagne et sa figure aussi exsangue et aussi ridée. Mais sa pâleur avait une nuance d'ambre, et des ombres bistrées creusaient ses tempes et accentuaient la minceur de ses narines. Sous sa robe informe, elle gardait une immobilité flasque, et ses yeux sombres avaient l'éclat maléfique particulier à ceux qui sont atteints d'une maladie de la moëlle épinière.

Même pour le pays, la cuisine des Frome était assez misérable d'aspect. La femme assise près du poêle se tenait dans un fauteuil défraîchi qui paraissait avoir été acquis à la vente d'un mobilier plus luxueux; mais les autres meubles étaient des plus humbles. Trois assiettes de porcelaine grossière et un pot à lait ébréché étaient placés sur une table graisseuse, tailladée de coups de couteau; contre les murs blanchis à la chaux, deux chaises de paille et un buffet de cuisine en bois blanc s'alignaient maigrement.

— Bigre, il fait froid ici!... Le feu doit être éteint, — dit Frome en s'excusant.

La grande femme osseuse, qui s'était dirigée vers le buffet, ne fit aucune attention à ces paroles; mais l'autre, de son fauteuil, répartit d'une voix aiguë et dolente:

— Le feu vient seulement d'être arrangé à la minute... Zeena s'était endormie et elle a dormi si longtemps que j'ai bien failli geler avant de pouvoir la réveiller.

Je me rendis compte alors que c'était elle dont j'avais entendu la voix au moment où nous arrivions. Sa compagne, qui rentrait avec une terrine fêlée contenant les restes d'un mince pie[9] froid, posa sur la table ce plat peu appétissant sans avoir l'air d'entendre l'accusation portée contre elle.

Frome parut hésiter un moment, tendis qu'elle s'avançait; puis il me regarda et dit:

— Ma femme, Mrs. Frome.

Après un nouveau silence, il se tourna vers la malade blottie dans le fauteuil et ajouta:

— Miss Mattie Silver...

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