Souvenirs concernant Jules Lagneau
I
SOUVENIRS D’ÉCOLIER
Je veux écrire ce que j’ai connu de Jules Lagneau, qui est le seul Grand Homme que j’aie rencontré. Il était mieux de livrer au public un exposé systématique de la doctrine ; mais cela je ne l’ai point pu. Les raisons s’en montreront chemin faisant ; je puis dire que ce qui me rendit la tâche impossible ce fut surtout la peur d’offenser cette ombre vénérée. Nos maîtres, vers l’année 1888, qui est celle de mes vingt ans, étaient sévères comme on ne l’est plus ; mais ce maître de mes pensées l’était, en ce qui me concernait, par des raisons plus précises. J’étais déjà un habile rhéteur, et je ne respectais rien au monde que lui ; ce sentiment donnait des ailes à ma prose d’écolier ; en écrivant je combattais pour lui, et je méprisais tout le reste, d’où une audace, une force persuasive, un art de déblayer qui amassèrent plus d’une fois des nuages autour du front redoutable. Mes camarades, non moins dévoués que moi, mais autrement, conservaient, dans leur manière d’écrire, tout le scrupule, toute la patience, tous les détours et retours de l’Homme, cet embarras de la parole, et jusqu’à ces gestes qui traduisaient éloquemment l’insuffisance de tout ce qu’on pouvait dire. Comment aurais-je traduit un sentiment que je n’éprouvais pas ? Pendant que tout s’obscurcissait devant lui, tout s’éclairait pour moi ; j’apercevais comme de brillantes trajectoires ; je les parcourais hardiment. Je ne crois point du tout que la Foi me rendît facile sur les raisons ; je l’expliquerai assez. Je ne crois pas non plus avoir en ce temps-là ni dans la suite jamais rabaissé la pensée au rang d’un jeu de rhétorique. N’empêche que, par une facilité qui naquit en même temps que l’enthousiasme, j’en donnai plus d’une fois l’apparence, et cela me valut plus d’un rude avertissement. Mais enfin, mis au fouet, je n’en galopais que mieux. Le Maître en prenait son parti ; et je surpris plus d’une fois sur le puissant visage une joie qui m’était bien douce. Toujours est-il qu’alors qu’une page d’un de mes camarades était quelquefois lue comme un modèle, je n’eus jamais cet honneur. Il faut donc, si je veux conserver le fidèle souvenir du penseur, que je ne cesse jamais de peindre l’homme, de façon qu’il parle lui-même. Et, pour les commentaires, je dois les prendre pour moi et en porter le poids ; c’est un développement de sa pensée, ce n’est pas autre chose ; mais je n’oserais pas dire que c’est sa pensée. Et pour que toutes ces différences soient bien en place, comme l’exige une fidélité que j’ose dire sans alliage, il faut nécessairement que je parle beaucoup de lui et beaucoup de moi. Ce petit livre, que je commence, et dont je ferais des volumes, si j’osais, est une œuvre de courage ; la piété serait muette.
1888, c’était le temps du Boulangisme. J’ai vu le cheval noir et les mouvements de la foule. Je n’ai point remarqué que mes camarades parisiens prissent sérieusement ces querelles ; pour moi, qui arrivais d’une province tout à fait paysanne, je n’y pouvais prendre intérêt. Peut-être est-il juste de dire que notre génération n’eut point d’opinions politiques. Le socialisme ne nous était guère connu ; d’aucune manière il ne nous touchait. Nous étions pauvres ; nous n’avions d’autre ambition que de faire de bonnes études, et d’arriver à quelque réputation de professeur ou de critique littéraire. En ce qui me concerne, l’ambition n’allait même pas si loin ; je poursuivais ma carrière de boursier. Je me pliais aux camarades et j’étais cordialement de la même humeur qu’eux. Un vif sentiment me tenait ; je ne me lassais pas de voir Paris. Il faut dire que du lycée Michelet, qui n’était encore que le lycée de Vanves, on découvre toute la ville. Aller à cet objet pour le mieux percevoir, ce fut ma grande affaire et ma grande joie. Tout le reste était imité. Je ne pressentais nullement quelque grande vérité de l’ordre moral, ni quelque grand Système, ni un destin extraordinaire. Ce fut alors que, par la rencontre d’une famille de musiciens, j’entendis pour la première fois du Mozart et du Beethoven ; ainsi je connus que j’aimais la musique ; et je crois bien que la musique était mon principal goût et ma vraie vocation, mais je n’avais aucun moyen de l’apprendre. Je pense peu volontiers à ma nature ; j’y vois une simplicité qui me détourne et une absence d’ambition qui me déconcerte. J’étais venu au lycée Michelet avec l’intention de suivre les Mathématiques Spéciales ; la carrière des Belles-Lettres me parut plus facile, et ce fut pour cela que je la préférai. Au reste j’étais robuste, gai, et heureux de tout. Je n’étais point pensif ; encore maintenant je ne le suis guère. Quelles furent donc mes passions ? A peu près celles d’un cheval au dressage. Je ne souffris point de cet esclavage des internats, en cette foule de gamins moqueurs. Je m’en délivrai par des coups de violence, violence de langage et violence de poings. Cela n’était pas matière à pensée ; et j’en dirais autant aujourd’hui. Une chose m’étonna que je dois dire ; je fus calomnié ; c’étaient des calomnies d’écolier ; je dus me justifier devant le Maître ; je le fis avec cette violence qui est un genre d’éloquence et qui a toujours mis les contradicteurs en fuite ; j’en eus honte, mais Lagneau me dit, d’un ton de vivacité étonnant : « Non, non ; gardez cette force. » J’anticipe. Il fallait faire connaître un peu l’écolier qui s’assit un jour d’octobre en haut des bancs et regarda le Maître.
Jules Lagneau était un homme roux, barbu, de haute taille et se tenant droit. Les mains, le visage, le cou avaient des taches de rousseur dorées. Le vêtement était celui des Universitaires en ce temps-là, sans aucune élégance, mais non sans beauté ; le corps était bien bâti, et découplé, sans rien de gauche. Ce qui étonnait d’abord, c’était un front de penseur, une sorte de coupole qui semblait avancer au-dessus des yeux ; un crâne haut, large, important aussi en arrière, à première vue démesuré ; mais j’eus le temps de le bien voir, et je m’exerçai plus d’une fois à le dessiner ; mes dessins furent toujours sans grâce, mais corrects ; ainsi je ramenai à ses vraies proportions ce crâne d’abord imaginaire ; je saisis cette forme sculpturale, ce front modelé et bien distinct, quoique les cheveux relevés se fissent un peu rares sur le devant. Les sourcils roux étaient mobiles, olympiens. Les yeux petits, enfoncés, vifs, perçants, noirs autant que je me souviens, avec des points d’or. L’attention habitait tout ce sommet. Au-dessous étaient la bonté et le sourire. Le nez petit et fin, nez d’enfant à la narine bien coupée. La bouche petite, tendre, couleur de minium vif ; les dents comme des perles serrées ; petite moustache, mais une rude barbe sur un menton rocheux qui répondait à l’architecture du crâne. L’ensemble était puissant et beau ; je n’ai jamais connu de chose vivante qui en approchât.
Toujours en action. Je n’ai jamais vu sur ce visage l’expression de l’ennui, ni même de la fatigue. Aucun souci, et nul effort de mémoire jamais ; la pensée effaçait tout. Quel genre de pensée ? Si j’ai la patience d’aller ainsi, sans autre soin que de dire vrai, vous finirez par le savoir. L’extérieur d’abord. On voyait paraître un carnet noir fermé par un lien élastique. De mauvais yeux y lisaient de côté, non sans peine. La parole révélait aussitôt une simplicité et un mépris de l’élégance dont je renonce à donner l’idée ; les mots chevauchaient les uns sur les autres et sortaient dans la plus grande confusion ; les mains, qui toujours dessinaient par le geste, étaient libres, fortes, prudentes, persuasives. La pensée avançait par corrections et reprises ; toujours improvisée, toujours neuve pour lui. Ce qu’il disait était à son tour objet de méditation, d’où des silences étonnants ; le front alors se chargeait de sang et de vie ; c’est alors que nous attendions quelque formule éternelle, et l’attente n’était jamais trompée.
Souvent, au lieu du carnet noir, on voyait paraître un volume de Platon ou de Spinoza. Il fallait alors des lunettes, et l’embarras de lire le grec ou le latin, d’expliquer, de commenter, le tout ensemble, portait la difficulté de suivre au plus haut point. Remarquez qu’à part cinq ou six vétérans dont j’étais, il y avait sur ces bancs une trentaine d’apprentis bacheliers ; leur attention ne se lassait pas plus que la nôtre ; chacun comprenait comme il pouvait, mais l’admiration était commune à tous, sans qu’on eût seulement le temps de se le dire. Je vis alors l’Esprit régner, comme il règne en effet, sur toutes sortes de créatures. Et si vous songez que quelquefois, et un mois durant, c’était le Timée de Platon qui descendait sur nous, vous comprendrez que Lagneau pensant exerçait sur nous à peu près le même pouvoir que Beethoven chantant. A vingt ans, donc, j’ai vu l’esprit dans la nuée. C’était à moi de m’en arranger comme je pourrais ; mais faire que cela n’ait pas été, et que le reste ne soit pas comme rien à côté, c’est ce que je ne puis.
Nous ne savions rien de lui, sinon que depuis la mort de sa mère il vivait seul avec une servante, presque toujours couché, ou bien faisant de maigres repas d’œufs à peu près crus ou de légumes en purée. Cette maladie n’était pas imaginaire ; je sus de lui que, pendant les épreuves d’agrégation, il vivait de viande crue pilée avec de la glace ; ces maux étaient la suite d’une maladie d’enfance. Et malgré tout je ne pense jamais à Jules Lagneau comme à un malade. La parole, le mouvement, la marche, tout était vif et jeune ; hors de la classe, il parlait volontiers et longtemps. Rien de fiévreux, de triste, ni de convulsif. Il vivait difficilement, mais il vivait harmonieusement. Je ne dirai jamais que l’excès de la méditation l’a tué ; la méditation était joie pour lui, sans aucun doute, comme pour ceux qui l’entendaient. Et au contraire, tout jeune que j’étais, mais éclairé pour la première fois par un sentiment vrai, je sentais que l’on pouvait prolonger jusqu’à la vieillesse cette vie précieuse, si seulement on le délivrait des scrupules du métier. Nous fîmes ici ce que nous pûmes, par un concert d’éloges enthousiastes qui fut entendu ; nous redoublâmes d’efforts quand nous vîmes un peu plus tard à quels étranges personnages était confié le soin d’expliquer Platon et Spinoza aux Normaliens. Nous ne réussîmes point. Des intérêts alarmés, d’actives ambitions s’éveillèrent et se mirent en campagne.
Je veux éviter l’anecdote, et surtout, je ne nommerai personne. L’Ombre du Maître m’ordonne de comprendre par les causes, et, s’il reste un peu de passion, comme il est inévitable, de mépriser seulement. Mais, de cet homme supérieur, il faut que je dise tout ce que je sais, et ce n’est guère. Que sait un élève ? Je demande indulgence pour quelques histoires d’élève.
Lagneau n’était ni timide ni hésitant, bien plutôt il se portait à ce qu’il croyait juste tout droit, sans précautions ni égards. Ce genre de puissance est inexplicable. J’en vis une fois les effets, en vérité miraculeux. Le premier des nouveaux cette année-là avait nom Charmet ; je mets ici son nom pour qu’il puisse témoigner avec moi. Il alla donc composer pour le baccalauréat, tomba par chance sur le sujet même qui lui avait valu sa place de premier, revint content, et, huit jours après, connut par un avis officiel qu’il était refusé pour cette composition même, et avec une note inavouable. Il haussa les épaules, et n’en dit pas plus. Le lendemain je trouve Lagneau en sa classe, où il n’avait que faire, et qui me parut fort calme. « Je vais, dit-il, prendre le proviseur ; nous allons à la Sorbonne, et dites à Charmet qu’il sera reçu demain à l’oral par mon ami Séailles ; je ne veux plus de surprise. » J’avais une finesse de paysan ; je lui dis : « Le proviseur aura peur et n’ira pas ; mais c’est égal, je suis bien content pour Charmet. » Je trouve mon Charmet, et je lui dis, avec la foi de l’apôtre : « Demain, tu seras reçu à l’oral par Séailles, et c’est Lagneau qui me l’a dit. » Lui dit simplement : « Ah, très bien », et le lendemain fut reçu en effet. Je ne connus pas le détail ; Lagneau n’en parla plus, et ces choses-là ne se racontent point. Un sot important, à qui je fis imprudemment ce récit, me dit avec colère : « Je vous interdis de me raconter des histoires pareilles, si évidemment fausses. »
Qu’on me permette ici quelques remarques. Le sujet est mince, je le veux bien ; mais enfin il est réel. J’ai vu quelques actions ; il n’en est pas une à laquelle le nom d’action convienne mieux qu’à celle-là. Et il est vrai que l’exécution me fut cachée ; mais que voit-on jamais d’une action ? Celle-là m’instruisit plus que toute autre par le prompt succès, par la résolution, et je dis même par une sorte de violence militaire. Et quels rares attributs, cette puissance solitaire rassemblée, qui ne prend point conseil, et qui traverse d’un seul élan le terrain administratif, le mieux défendu qui soit ! On pense bien que deux ou trois jeunes têtes se mirent à supposer. Lagneau avait au moins deux amis dans la place, Brochard et Séailles. Je ne sais comment nous connûmes le nom du correcteur, qui était un historien ; circonstance favorable. Et il est vrai que toute correction peut être contrôlée ; mais il faut une commission, une enquête et du temps. Il est clair que l’action alla tout droit, emportant et même bousculant. Au vrai nous nous représentions cette victoire comme on fait de toute victoire. Mais je sais mieux maintenant ce que c’est que vanité, ce que c’est que peur, et comment l’ardeur à demander et surtout à exiger durcit l’obstacle humain. La justice prétend trop haut, effarouche un jugement qui se veut libre, et ainsi passe moins aisément quelquefois que la faveur. Disons aussi qu’un effet qui n’importe pas beaucoup n’est pas pour cela plus aisé à produire, et souvent tout au contraire ; on remet aisément une chose de peu. Enfin il n’arrive jamais que les hommes se trouvent rassemblés et sans autre affaire au moment où on le voudrait. Ces obstacles, comme je les conçois maintenant, sont d’imagination ; l’homme d’action doit vaincre d’abord ce genre de méditation sur les possibles, qui seraient mieux nommés impossibles. Je me risque à dire, d’après tout ce que j’ai expliqué ou expliquerai dans ces pages, que ce genre de méditation fut rabattu à son rang, et par cela même défait, par cette méthode de penser qui n’attaquait jamais qu’un objet réel et présent. J’appelle abstraites ces pensées qui n’offrent jamais passage ni solution. Comme une montagne vue de loin, elle n’offre point de passage. On connaît ce beau récit de Descartes sur le bateau, tirant l’épée. Cette action est tout à l’opposé de ce que l’on appelle communément défiance et même prudence ; elle est à l’improviste et répond à une situation qui n’est pas prévue, mais vue ; et c’est de quoi détourne un genre de prévision abstrait, que j’appellerai la prévision aux yeux fermés.
Quand on dit que la pensée souvent paralyse l’action, on entend mal la pensée, voulant toujours que la pensée soit une méditation sur les possibles. Et il est profondément vrai que les méditations errantes sur l’espace sont des méditations sur l’espace seulement possible. Cette remarque porte encore mieux sur le temps, parce que le temps ne reçoit d’aucune façon le possible ; et c’est par là que les spéculations sur le temps tombèrent plus d’une fois à l’absurde. Ici, d’après l’exemple, de Lagneau, et par anticipation, je dis qu’il faut être Spinoziste. J’y reviendrai, mais j’use de cette prise que je trouve maintenant. Qu’y a-t-il dans Spinoza, et qui ne soit nulle part ailleurs ? A première vue, je dis pour ceux qui le lisent, un effacement des idées générales, qui met d’abord en déroute. Mais ces négligentes remarques du célèbre Scholie de la proposition XL partie II ne sont elles-mêmes qu’un signe, et je ne crois pas qu’on puisse directement en tirer profit et nourriture, car la négation n’est rien ; toutefois cette formule même, que la négation n’est rien, nous renvoie à la Doctrine Substantielle, d’après laquelle l’immense existence, la présente existence, est posée premièrement, et secondement toujours maintenue comme le seul objet possible devant le sage en méditation. Il en faut donc former l’idée, et de là l’Éthique, qui est un livre qui ne nous laisse point le choix. Non qu’il ne faille ici se défendre, et je dirais même sauter en arrière, aussi promptement que le mineur quand les menues pierres commencent à rouler. Il faut se défendre et se sauver dans le plein sens de ce beau mot. Mais aussi c’est de cela présent et par soi posé, invincible à l’entendement, c’est de cela même qu’il faut se sauver, ou bien l’on ne se sauve point. Il y a moins de liberté qu’en aucun lieu du monde dans ces dangereux possibles, que j’ai déjà mieux nommés impossibles ; moins qu’à cette rugueuse muraille du monde existant. Nous ne la touchons point ; il y a une dialectique de tous instants et de tous états qui nous en détourne. Chacun agit dans la situation donnée, mais qui donc pense dans la situation donnée ? Je les ai vus quasi tous, et les militaires aussi bien, toujours pensant en avant ou en arrière, délibérant sur ce qui aurait pu être, (Que diable allait-il faire dans cette galère ?) ou sur ce qui sera, croient-ils, dans quinze jours. Chacun peut remarquer que prévoir est ce qui détourne merveilleusement de voir. Ici se montrent d’imposantes maximes, qui toutes détournent de vouloir. D’où l’on vient à admirer ceux qui poussent en aveugles, et à mépriser les faibles et hésitantes pensées ; mais ce ne sont point des pensées. Bref l’opposition si souvent prétendue entre les hommes d’action et les hommes de pensée est et sera toujours à surmonter. Ce développement est sans fin. Je veux seulement remarquer ici que l’heureuse aventure qui me mit en présence d’un Penseur me fit voir presque aussitôt dans le même homme l’esprit d’exécution. L’exemple est petit. Mais comme je disais : « Que sait-on jamais d’une action ? » je dirais aussi bien : « Que sait-on jamais d’un homme ? » Lagneau s’est évadé de Metz à travers les lignes ennemies ; il fut fantassin avec Faidherbe ; et je me souviens qu’il y fit allusion une fois, de façon que je crus le voir soudain en culotte rouge et capote bleue, et mal coiffé d’un képi trop petit pour sa tête ; au total, terrible. C’est tout ce que j’en ai su, et ceux que j’ai interrogés n’en savaient pas là-dessus plus que moi. Toujours est-il que sans effort, et me souvenant de ces yeux perçants, de ce menton rocheux et de cette dure barbe rousse, je me représente aussi bien ce penseur plein de précaution comme un chef de partisans.
Mais l’homme va m’échapper encore. Où loger maintenant ce souci de l’ordre humain, cet avertissement, qui revenait toujours, de n’entreprendre jamais de le changer, et surtout de ne point donner au peuple l’idée qu’on pourrait le changer ? On remarquera ce genre de prudence dans les Simples Notes et dans quelques-unes des Lettres. Le menu peuple secouru dans les occasions, et généreusement aimé, et le même peuple tenu en tutelle, voilà une doctrine assez commune ; en cet Homme je ne crois pas qu’elle était apprise, ni imitée. Et, quoique j’y aie toujours résisté, toujours choisissant de penser la politique sous l’idée des droits de l’autre, plutôt que sous l’idée de mon propre devoir, il est d’autant plus important que je comprenne comment s’ordonnaient les notions pratiques en ce puissant esprit. En cette action que j’ai racontée, il n’eut point tant d’égards aux puissances, ni à l’ordre établi. Mais plutôt, devant son propre jugement, il considéra la chose jugée, administrativement jugée, comme de peu, et même tout à fait méprisable ; je dis dans la forme, quand il me fit connaître son propre décret, et les effets qui allaient suivre. Ainsi parle le Prince, et tout homme reconnaît le Prince. Mais il faut comprendre comment ce genre de pouvoir s’arrange avec les pouvoirs.
Tout homme raisonnable reconnaît la nécessité dans les choses, par cette vue que tout tient à tout, comme les marées à la lune ; il vient donc à s’en arranger, selon ce mot de Descartes que ce qui manque à nous réussir doit être jugé, en ce qui nous concerne, absolument impossible, comme de voler à la manière des oiseaux. Par opposition on pourrait bien croire que l’ordre humain est au contraire aisément modifiable, de façon que la discorde, la guerre, l’injustice puissent en être effacées aisément si l’on voulait bien. D’où l’ardeur réformatrice, qui va toujours à changer les lois. Toutefois c’est une vue d’enfant ; car tout tient à tout, dans l’ordre humain comme dans l’autre, et tout dépend finalement de la machine humaine, qui est très évidemment prise dans la nature extérieure. Cette vue est bien Cartésienne, de considérer le monde des hommes comme étranger aussi et mécanique, et de le prendre tel quel, sans plus disputer sur l’origine des pouvoirs que sur le nombre des planètes ou sur l’inclinaison de leurs orbites. On raconte que Hegel voyageant trouvait à dire devant les montagnes : « C’est ainsi. » Les montagnes nous servent à épeler ; mais enfin il faut lire, et de proche en proche, devant la guerre, devant l’inégalité, dire enfin : « C’est ainsi. » En Spinoza on peut apprendre cette sagesse.
Mais il y a autre chose à prendre dans Spinoza ; autre chose, que l’on ne trouve, je crois bien, que là. Ne point déserter notre poste d’entendement, qui est strictement déterminé par ce corps vivant, si bien tenu. Ne pas croire que l’entendement s’exerce dans cette connaissance abstraite, qui n’a point de lieu ni de condition, et qui voit toutes choses de haut et d’ensemble ; ce genre de contemplation est d’imagination. Chose digne de remarque, mais difficile aussi à saisir (quod difficillime fit), c’est en ces pensées planantes, et comme abstraites de nous-mêmes, que nous sommes corps. Nous sommes esprits, au contraire, en notre poste, où se rassemble l’immensité des choses en une existence bien déterminée, dépendante à la fois, et, en un autre sens, totale exactement, parce qu’elle est dépendante. C’est où l’on existe et comme l’on existe, de sa place enfin, comme Gœthe l’avait compris, que l’on contemple en éternité et que l’on connaît Dieu. Spinoza est ici si impérieux, quoiqu’obscur, qu’il faut le laisser, ou bien le comprendre. Et nous serons guéris de légiférer.
Non point d’agir. J’ai dit plus d’une fois, à la suite du Maître, qu’il faut vaincre Spinoza. Mais il faut le vaincre où il résiste, où il nous a mis, et c’est peut-être le comprendre tout à fait. A cette pointe de la doctrine, il faut dépasser toute doctrine. Ainsi est l’action qui s’offre, et le passage devant nous. C’est ici le texte des méditations de tout homme, et il ne faut pas craindre d’y regarder longtemps. L’idée de la nécessité extérieure ne peut détourner un homme d’exercer sa puissance ; ou bien ce n’est que l’idée abstraite de la nécessité, d’après laquelle nous croyons voir se dérouler toutes choses en leur ordre, et pour ainsi dire le plan de Dieu. Mais cela est imaginaire. L’homme qui pense ainsi oublie son poste singulier, et sa fonction singulière. Et il est naturel qu’en cette contemplation de trop haut, dont les souvenirs sont les soutiens misérables, et qui enchaîne selon le temps, on croie impossible de changer quelque chose sans changer les lois. Or à changer les lois nous ne trouvons point de prise ; au lieu que la circonstance singulière est appui pour l’homme au contraire, et instrument d’action. Qui cherche sa puissance, qu’il la cherche là.
L’existence politique en est encore pour la plupart à cet état où nous contemplons plus volontiers le système abstrait des lois que le poste réel où nous nous trouvons serrés et armés. Avec cette différence que les lois nous paraissent aisément modifiables, parce qu’il nous semble que l’arbitraire humain, qui les a faites, les peut aussi défaire : « Il a bien mal placé cette citrouille-là. » Nous sommes tous Garo en politique. La vue étonnante de Montesquieu, qui aperçut et voulut vaincre cette ambiguïté du mot loi, n’est pas aisément suivie, ni même volontiers suivie. Considérons pourtant, en Spinozistes, l’ordre humain comme une partie de l’ordre extérieur, et nous ne serons plus tentés de confondre les lois imaginaires, ou arbitraires, qui ne sont qu’abstraites, avec les véritables lois, dont la géométrie nous donne bien l’idée, mais pourvu que nous scrutions l’idée et non la chose dans le triangle. D’où nous serons ramenés à notre poste d’homme. De là il nous paraîtra aussi vain de vouloir changer les lois réelles de l’ordre politique que de souhaiter d’autres cieux et une autre terre. Et même une telle intention nous sera un signe de l’imagination maîtresse et du déchaînement des passions. Par ce long détour je comprends encore mieux un certain genre de colère, et la ferme volonté de rompre sur le champ toute discussion et même tout commencement d’examen, pensées orageuses qui ne s’exprimaient point, mais que je crois lire encore sur le visage soudain sévère et étranger. Bref, à l’égard des pouvoirs, la loi abstraite est l’obéissance ; et un esprit bien fait ne trouve même pas à contester. C’est ainsi ; et insensé celui qui veut que les montagnes soient autres. C’est contester quand la maison croule. Ainsi est condamnée ce qu’on pourrait appeler l’action d’esprit, qui est une méprise. L’action est singulière, et la pensée qu’elle change tout n’est certainement pas celle qui doit la conduire. « Advienne que pourra », cette belle formule doit s’entendre en ce sens que ce qui n’est point perçu est laissé aux dieux, comme on dit. Et c’est la sévère loi des actions réelles, que le droit s’y définisse par la puissance. Je me risque jusque là, quoique le lien entre cette autre formule spinoziste et celles que j’ai expliquées ne me soit pas réellement connu. Toutefois je vois bien clairement qu’il n’y a point d’excuse, en ce qu’il fallait faire, si l’on n’y a jeté toute sa puissance. Je fus étourdi d’admiration en lisant un mot de l’Otage : « Me soumettre à la volonté de Dieu, dit à peu près Coufontaine. Mais comment, quand je n’ai d’autre moyen de la connaître que de la contredire ? » Je comprends ici pourquoi Lagneau ne traitait jamais de morale. C’est assez d’apprendre à penser. Qui rassemblera son attention sur les choses antagonistes, et je dirai même sur les hommes comme choses, sera délivré de souhaiter, comme aussi d’hésiter et d’attendre. Mais qui peut se vanter d’avoir seulement saisi cette vérité amère et forte, quoiqu’encore préliminaire, que la morale est pour soi et non pour autrui ?
La bibliothèque d’étude contenait notamment les œuvres de Renouvier ; j’en fis ma pâture ; j’y trouvai de ces connaissances abrégées, et principalement concernant l’histoire des doctrines, sans lesquelles on ne peut faire figure, même à l’égard de soi, et aussi des raisonnements forts contre les raisonneurs. Chose digne de remarque, Lagneau, qui avait fait acheter ces livres alors peu connus, ne parlait jamais de Renouvier, ni pour l’approuver, ni pour le critiquer, ni pour s’en faire un départ. Peut-être jugeait-il, comme je fis plus tard, que ce phénoménisme sans reproche se trouvait par cela même hors de l’être ; mais plutôt je crois qu’il ne le rencontrait point, parce qu’il se mouvait lui-même dans l’être plein. J’espère que tout cela deviendra clair à un moment ou à l’autre pour le lecteur de bonne volonté. Je rappelle une des formules du Maître : « Il n’y a point de connaissance subjective. » C’est un exemple de ces arrêts, je dirais de ces oracles de notre Jupiter assembleur de nuées. Ce n’étaient point les conclusions d’un raisonnement que l’on pût suivre, ni même que l’on pût retrouver. Mais d’abord les doctrines inférieures étaient secouées avec scandale et poussière ; et puis la nature entière paraissait en quelque exemple comme la table, l’encrier ou le morceau de craie ; toutefois sans progrès appréciable ; ou plutôt la nature des choses semblait prendre, devant cette attention violente, encore plus d’épaisseur et de densité ; mais soudainement le chêne de Dodone prenait le langage humain, et nous savions ce qui importait.
Certes j’étais bien doué en ce sens que j’aurais fui avec la simplicité et la rapidité de l’homme des cavernes si quelqu’un avait semblé mettre en doute l’existence de l’Univers ; on ne m’aurait point revu. Mais enfin ce bagage de mots, sans aucune consistance, comme sensations, états de conscience, apparences, opinions, idées, hypothèses, fait pourtant ce que l’on peut appeler une philosophie d’institut ; c’est un jeu que l’on peut jouer bien ou mal. Comme à ce nigaud soutenant sa thèse un autre nigaud objectait : « Mais comment ? Ce livre que vous tenez à la main, c’est donc une idée ? » Et l’autre : « Je soutiens que ce n’est qu’une idée ; car qu’y a-t-il de plus…? etc. » Je les aurais laissés à Molière.
L’Esprit n’aurait été que vengeur. Mais j’avais besoin d’esprit, car je supportais difficilement les passions. L’oracle heureusement m’éclaira. « Il n’y a point de connaissance subjective ». J’avais maintenant de quoi penser. Je pouvais entrer dans la critique de Kant, malgré les pièges tendus autour par la philosophie d’Institut, et marcher du fameux théorème de l’Analytique au quatrième Paralogisme, qui sont les pierres milliaires de l’Esprit. D’autant que l’oracle jetait d’autres lumières : « La sensation est un abstrait » ; et d’autres pour rire un peu : « Monsieur Ribot fait de la physiologie a priori », non moins perçantes. Là-dessus j’écrirais des volumes. Mais je veux présenter ces vérités à l’état naissant ; car autrement je devrais ici retrouver ces discussions préliminaires qui n’avançaient point, et qui revenaient toujours à demander d’un auteur médiocre : « Que veut-il dire ? » Mais quel intérêt ? Le Maître était faible dans la discussion et fort dans la conclusion ; et c’est pourquoi la rédaction de nos cours, que j’avais entreprise autrefois comme un monument de piété, ne m’a pas paru mériter l’attention des philosophes. Je ferai mieux connaître l’Homme par ces détours et digressions auxquels je m’abandonne, et cette manière indirecte et errante donnera une idée assez exacte de ces leçons surchargées, confuses, interminables, propres à scandaliser le Pédant.
Ce détour était pour arriver au Pédant. Je nommerai ainsi l’auteur de manuels réputés en ce temps-là, et qui n’étaient ni meilleurs ni pires que ceux d’aujourd’hui. Cette philosophie d’Institut, dont je parlais, laisse encore quelques trous pour respirer ; le manuel n’en laisse jamais. Ces divisions, ces querelles, ces solutions n’ont réellement point de sens. Donnez-moi le meilleur manuel de ce temps-ci ; réellement je n’y comprends rien. En ce temps-là donc, les éditeurs firent entrer dans notre classe un bon nombre de manuels du Pédant. Lagneau le sut et, sans autre commentaire, les fit mettre sous clef. Trois mois après environ, nous vîmes arriver, muni des pouvoirs de l’Inspection Générale, le Pédant lui-même, et je considérai avec curiosité la scène qui allait suivre. Elle fut assez belle. Le Professeur rendait aux élèves une composition sur ce sujet : « Montrer qu’on ne peut être assuré de rien tant qu’on n’est pas assuré de l’existence de Dieu. » Le lecteur reconnaîtra ici l’idée que je rappelais tout à l’heure. Sur quoi le Pédant fit ce préambule, que c’étaient là sans doute de hautes questions, mais qu’enfin ces jeunes gens n’étaient peut-être pas en âge de les bien saisir, et qu’il désirait que M. le Professeur fît expliquer celle-là par un des élèves. Nous regardions cependant la tête puissante, qui demeurait immobile et inclinée ; mais de sombres nuées s’assemblaient autour. Un des élèves, choisi parmi les nouveaux, fut prié de répondre ; et je vois encore cette jeune tête qui imitait l’autre et se chargeait de nuages ; mais il ne dit rien. Il fut demandé par le Pédant si M. le Professeur n’en désignerait pas un autre. Même jeu. Encore un autre. Même jeu. Sur quoi le Pédant, faisant remarquer que ce silence justifiait les doutes qu’il avait exprimés tout à l’heure, et la crainte que l’enseignement du Professeur ne passât bien au-dessus des élèves, demanda si M. le Professeur voudrait bien à son tour expliquer comment il entendait que la question fût traitée. Les veines se gonflèrent un peu plus sur le puissant crâne, mais j’affirme qu’il n’en sortit pas d’autre signe. Ce fut un silence admirable. Après quoi d’un ton léger soudainement Lagneau me pria de donner les explications nécessaires. C’était lâcher le chien sur le visiteur. Je fus un peu insolent, je le crains, mais brillant comme il fallait. Ce souvenir me pénètre encore d’une joie délirante. Le Pédant s’en alla sans répliquer. J’ai su que le jour même Lagneau lui écrivit demandant un poste dans un collège. J’ai lu la réponse, qui n’était point d’un sot, abondait en éloges, nommait Lagneau membre de la commission des livres scolaires, et laissait espérer encore d’autres faveurs.
Il faut dire que le célèbre Jules Lachelier fut toujours favorable à Jules Lagneau, qui fut au nombre de ses élèves, à ce point même que cette faveur s’étendit plus tard jusque sur les fidèles disciples du maître. Nécessairement j’aurai à comparer, sous le rapport des doctrines, ces deux hommes éminents. Cela fait trembler. Mais ce livre enferme bien d’autres difficultés. Pour gagner du temps avec moi-même, je veux dire une autre histoire assez comique, et qui concerne encore le Pédant. Cette même année, l’Académie des Sciences Morales et Politiques ayant mis au concours un exposé de la philosophie de Spinoza, il y eut deux mémoires sur les rangs dont on disait qu’ils se partageraient le prix. J’ai lu ces deux mémoires depuis trop longtemps pour en parler ; Lagneau ne m’en a jamais rien dit. Comme le prix était ainsi décerné en rumeur, un troisième larron se jugea assez recommandé pour figurer aussi au partage, et il rédigea son mémoire un peu vite, ayant coutume de donner plus de temps à solliciter qu’à réfléchir. Le prix fut donc partagé en trois. Par un hasard, ce troisième mémoire fut envoyé par le Pédant lui-même à Jules Lagneau, promu comme j’ai dit aux fonctions de critique officiel ; ce livre lui arrivant avec un mot de courtoisie, il répondit au Pédant, après avoir coupé les pages, je cite de mémoire, mais je réponds de ma mémoire pour le principal : « Je vous adresserai bientôt un rapport détaillé ; mais un rapide examen m’a déjà assez instruit. C’est d’une sottise qui désarme l’indignation. » La réponse arriva promptement : « C’est par erreur, répondit le Pédant, que ce livre vous a été envoyé ; il est déjà aux mains de M. X…, et je vous prie de vous épargner la fatigue d’un examen plus approfondi. » Et de rire.
Lagneau était de Metz ; il fut enfermé à Metz pendant le siège ; et c’est là qu’il eut le spectacle d’une foule qui venait tous les jours à la même heure voir dans les vitres d’une vieille maison l’armée de la délivrance. Il nous l’a conté plus d’une fois. Le philosophe, si jeune qu’il fût, ne pouvait être ici que spectateur ; car il n’y avait point de vraisemblance, ni d’autres données que des irisations rouges et bleues sur de vieux carreaux de vitre. Mais il ne se peut point, comme dit l’autre, que l’homme n’ait pas de passions. Bien des années après, Lagneau se hérissait encore en présence de l’ennemi, et l’on m’a conté qu’un professeur allemand ayant désiré entendre une de ses leçons, Lagneau ne put prendre sur lui de parler. Ce récit m’étonna. Je n’approuvais pas davantage une autre passion vingt fois exprimée devant moi et dans les termes les plus vifs. Lagneau avait un fort préjugé contre les Juifs. J’objectai un jour Spinoza et Jésus-Christ, ce qui le fit rire. Jules Lemaître était son grand ami. D’après tout cela pris ensemble, je me suis demandé ce qui serait arrivé au cours du procès Dreyfus si Lagneau avait vécu jusque-là. Quelquefois je l’imagine renfermé dans un silence farouche ; d’autres fois se jetant sans précaution, et tout entier, dans le chemin de la justice. Mais il y a une chose dont je suis sûr, c’est qu’il n’aurait nullement approuvé en aucun cas les passions politiques qui m’y jetèrent moi-même, non plus que cette collaboration suivie aux petits journaux qui date de ce temps-là. Non plus, je le crains, ce que j’ai écrit de la guerre et de la paix. De mon côté je n’aimerais guère entendre ce qui sera dit solennellement à Metz quand on honorera sa mémoire dans la maison où il est né. J’ai connu de sombres méditations sur la route de Metz, entre Rambucourt et Flirey ; c’était pendant l’hiver de 1914 ; mais apaisons ces tristes pensées qui sont à peine des pensées.
Apaisons. Mais si je recule aussi devant les seules pensées qui aient fait en moi une espèce de drame, que dirai-je ? L’opposition que je sentais en ce temps-là, et que j’ai depuis développée, peut donner encore une idée du puissant esprit qui ne put, et de bien loin, me modeler à son image. D’autant qu’il se peut bien que cette contradiction, qui semble de nature, soit des idées dans le fond, et qu’elle habitât en cet homme, et qu’elle ait fait en lui cet état violent dont les lettres que l’on a pu recueillir donnent quelque idée. Mais il faut revenir à l’homme, et donc aux histoires d’écolier, car mon expérience ici fut d’un écolier.
J’avais étudié les éléments de la géométrie et de l’algèbre, sans aucune peine, et avec un plein succès. A vrai dire je ne vis jamais dans les problèmes, et surtout dans ceux de la géométrie élémentaire, comme constructions de triangles ou lieux géométriques, qu’une difficulté de rhétorique, que j’eus toujours plaisir à surmonter. L’ordre, l’économie, et l’art de tout ramener à la fin, comme dans la fugue, me donnèrent alors la première idée du style. Autrement, ces choses ne m’intéressaient pas trop, et il me semble que j’en appris assez pour mon salut, comme dirait quelque Pascalien. Les autres exercices scolaires étaient de singerie. Mais maintenant, éveillé pleinement par le spectacle de cette pensée, dans le feu et la fumée de cette forge, je montais d’un degré ; je m’attaquais à des problèmes tout vifs, donnés par la nature elle-même ; et il me semblait, cette idée ne m’a point trompé, que j’étais en mesure d’y proposer des démonstrations invincibles sans jamais me détourner de l’apparence, ni m’écarter du commun langage. Car il m’était demandé seulement de dire ce que je pensais, comme je le pensais, sans aller jamais au delà, sans chercher derrière, sans voyages ni aventures d’aucune sorte. Telle est l’expression en creux si je puis dire, de cette forte idée qui s’offrait à moi en relief, et à laquelle le maître revenait toujours, disant qu’il s’agissait de retrouver toute la pensée dans la moindre de nos pensées, et enfin d’expliquer en quoi elle était une Pensée. Cette majuscule plaisait ; mais je n’en fis jamais un réel usage ; ce n’était à mes yeux qu’une politesse. Et si quelque trait me distingua aussitôt de mes condisciples, qui certes ne vénéraient pas le Maître moins que moi, c’est bien ce trait-là. Jamais je n’eus l’idée de quelque objet d’accès difficile, et caché comme dans des nuages, comme un Sinaï où il faudrait aller, et d’où il faudrait revenir portant les Tables de la Loi. Nul mystère à mes yeux, soit dans la variété de la nature, soit dans les profondeurs de l’âme. Nul passage, nul saut périlleux, entre mes faibles pensées et la pensée absolue. Au contraire je me trouvai aussitôt affermi et pour toute une vie sur mon terrain propre, n’ayant à résoudre jamais que cette seule question : Qu’est-ce que je pense réellement dans mes pensées les plus naturelles ? On voit ici la Rhétorique revenir ; car mes pensées sont des pensées, mais d’abord très mal exprimées ; et bref, je n’eus jamais à débrouiller au monde que ceci, qui à vrai dire n’est pas peu : Qu’est-ce que je pense dans chaque concept, comme Espace, Temps, Cause, Liberté, Nécessité, Force, Droit ? L’idée même de chercher plus avant et en quelque sorte au dehors (mais voici un exemple : Qu’est-ce que je pense quand je dis au dehors ?), cette idée-là ne m’est jamais venue. Je dirais bien aujourd’hui que, du moment que je pense correctement, je pense absolument. En quoi j’étais et je suis encore irréligieux, mais dogmatiquement, ce qui peut passer pour neuf. Le plus étonnant ici, c’est que je n’ai jamais réfléchi au système de mon Maître sans retrouver aussitôt cette même idée ; mais c’est la plus cachée aussi ; c’est en Spinoza qu’on peut l’apprendre ; j’aurai à revenir encore plus d’une fois là-dessus. On ne se sauve point aisément de Spinoza, mais je m’en suis sauvé, sans le nier jamais, en le prenant ainsi, et j’ose dire en surface seulement, occupé seulement de redresser la phrase célèbre : « Ma maison s’est envolée dans la poule de mon voisin », et autres fautes de rhétorique. Il me revient à ce sujet un souvenir d’écolier encore, et bien mince ; mais je fais argent de tout, n’ayant que peu de matière. Comme Lagneau me parlait au sujet d’un camarade plus jeune, et que j’ai toujours aimé, plein d’élan et de feu, enfin tel qu’on se représente le jeune philosophe en ses premières effusions, le Maître trouva à dire, après un éloge de cœur, que ce garçon manquait de rhétorique. Le son de cette parole m’étonna. J’en ai vu depuis les suites, et comment, après avoir trop espéré, on revient à l’Idolâtrie, c’est-à-dire à prendre les discours mal faits comme ils sont et l’Apparence comme elle n’est point. Nous ne sommes pas si loin de la route de Metz ; car plus d’un y est entré avec gloire, mais moi j’en suis encore à regarder cette route sinistre, m’attachant à bien penser, à complètement penser cette simple question : « Que faisais-tu là ? »
On naît homme de troupe. L’homme de troupe creuse où on le met. Je n’oublierai jamais cette première dissertation où j’écrivis uniquement ce que je voulais écrire, et exactement ce que je pensais, sans rien de confus, sans rien d’ambitieux, sans aucune trace d’imitation ni de flatterie. « Quelles seraient, demandait le Maître, les impressions d’un aveugle-né à qui une double opération rendrait successivement, à quelques jours d’intervalle, l’usage des deux yeux ? » Quelque sot ne manquerait pas de dire qu’il faut ici faire l’enquête, interroger l’aveugle-né ou le médecin. Or, si quelque chose me fut évident après trois mois d’attention aux discours toujours assurés, quoique toujours tâtonnants, que j’entendais sur ces questions-là, c’est que l’opinion de l’aveugle ou du médecin ne peut qu’ajouter quelques formules mal venues à celles que l’on entend ou que l’on lit communément là-dessus, par exemple que les objets sont vus d’abord sur un même plan, ce que l’on arrive à faire dire à l’aveugle, ou que les objets doivent d’abord paraître renversés, ce que l’on n’arrive point pourtant à lui faire dire. C’est mon affaire, il me semble, de deviner ces fantastiques témoignages, et même de les trouver au naturel dans mes pensées immédiates, ou plutôt dans l’expression qui m’en vient d’abord. Les mots permettent tout et les maisons s’envolent. Quand je vis se présenter ces impossibilités, et donc ces nécessités, dans nos connaissances les plus naturelles et les moins travaillées, qu’il faudrait nommer l’apparence de l’apparence, j’eus un monde devant moi, un travail sans fin, et une allégresse admirable. Je suis le même encore, et dans ce travail encore ; et cette attitude m’a valu en toute rencontre le mépris plus ou moins déguisé, et quelquefois la colère, de tous les Importants sans exception. C’est ce qu’ils appellent juger sans vouloir s’informer. Je leur pardonne, et j’espère qu’ils seront quelque jour battus et contents. Toutefois cela ne m’inquiète guère. Mais que j’aie saisi le commencement et comme l’esquisse de ce mouvement dans le seul homme que j’aie vénéré, cela ne peut point aller sans quelque examen des causes. Après des années de méditation là-dessus, et celles-là non sans tristesse, j’aperçois que tous les problèmes de la pratique, et exactement de la politique, sont ici rassemblés. Il faut, en d’autres termes, que ces pages enferment aussi les aveux d’un radical impénitent.
Devant mon papier blanc, je ne vis pas si loin. Je m’appliquai seulement à dire à l’aveugle, en langage correct, ce qu’il aurait voulu dire mal. Mais quel besoin d’entendre l’aveugle ? N’apprenons-nous pas à voir à chaque instant ? Pour mieux dire, c’était une expression du Maître, et il me plaît ici de l’emprunter, voir n’est-il pas à chaque moment explorer comme fait l’aveugle ? Il n’y a point là de difficulté, si ce n’est le manque de courage, qui nous porte à aller chercher d’abord quelque nouvelle relation là-dessus. Je me souviens que j’eus seulement peine à décrire, au moins par approche, ce que voit un homme qui ne sait pas encore ce qu’il voit ; car il faut qu’il y ait quelque affection d’abord, sans lieu ni forme, qui serait mieux nommée sentiment que sensation ; encore eus-je bien soin de dire que cette première affection ne peut jamais être sentie que par souvenir et retour, enfin par comparaison avec un premier essai de représentation. Ce travail est Bergsonien ; j’indique ici en même temps, comme l’apercevra le lecteur attentif, comment le moment Bergsonien est nécessairement dépassé de toutes les façons. Bref je fus content de moi pour la première fois, hors des mathématiques. Le Maître dit seulement que c’était bien, et je n’eus pas le premier rang. Sans doute craignit-il une redoutable facilité, et trop peu de respect aussi à l’égard des sottises que l’on lit partout. La première place était occupée, et fortement, par un garçon au large front qui a fini par douter de tout et de lui-même. Il admirait par dessus tout Bouvard et Pécuchet, et je gagnai un moment cette maladie. Sans doute aperçut-il trop d’erreurs à redresser, et prit-il le parti de s’accommoder à la sottise régnante selon le mode de l’ironie ; cela mène fort loin. Et voilà une idée qui ne me vint jamais. Au contraire, puisque je voyais que, dans des questions si simples, le savoir ne préservait pas de l’absurde, tout m’était clair, et je devinais des maux incroyables seulement dus à l’infatuation, à l’imitation, au faux respect. Ce vif mouvement et ce départ sans précaution durent effrayer le Maître, pour des raisons dont j’ai déjà fait paraître quelques-unes, et qui sont de morale et de politique.
Lagneau avait la sévérité du saint, mais il ignorait nos existences aventureuses. Il était seulement en défiance de ce que nous pouvions faire, laissés à notre seul caprice, et il n’avait pas tort. Il n’est pas une de nos actions qui ne l’eût indigné ; et sous ce rapport le garçon dont je parlais, si attentif aux respects de forme, ne valait pas mieux que moi. Mais ce n’était pas une raison de ne pas vénérer et craindre le Maître. Aujourd’hui, encore bien mieux qu’en ce temps-là, j’aperçois comment la doctrine de la Liberté porte celle du Devoir. Comme je ne me pardonne pas aisément de manquer de courage dans la spéculation théorique, je voudrais bien aussi n’avoir jamais été lâche dans le sentiment ni dans l’action. Ainsi, les vertus dont le Maître donnait l’exemple, je puis les enseigner sans aucune hypocrisie. Ma piété serait donc sans aucun mélange, si je n’avais cru discerner en ce Maître de Liberté une disposition étonnante à confondre les écarts de la vie privée et les hardis jugements de la vie politique comme résultant d’un même fond de diabolique révolte. Descartes fait voir partout la même prudence.
Quand Jules bachelier m’écrivait : « Je vous conjure de ne point vous mêler de politique », je n’en étais pas surpris. Au regard de ce théologien, l’ordre politique ne pouvait apparaître que comme une suite de l’ordre universel. Qu’il y eût des pouvoirs, c’était comme une disposition impénétrable de notre monde humain ; que ces pouvoirs pussent être aveuglés, c’était un compte entre les hommes providentiels et la providence elle-même. Toute résistance, et même toute critique publique, était alors considérée comme l’effet des désirs et des passions, désordre dans l’État et désordre dans l’individu. Le devoir d’obéir, et, d’une certaine manière, juste autant que les opinions sont des actions, le devoir de respecter, rentrait ainsi dans le devoir envers soi, ce qui n’empêchait nullement ce grand Administrateur, comme on sait, de gouverner énergiquement selon sa conscience, selon sa part de pouvoir, et selon la place qu’il occupait dans l’ordre humain. Je ne trouve pas ici de difficulté. Chacun fait son métier d’homme, et le reste aux Dieux, comme Marc-Aurèle aurait dit.
Que Lagneau réglât l’ordinaire de ses actions et toutes ses pensées politiques selon de tels principes, c’est ce qui paraîtra évident d’après ses lettres, et j’en puis témoigner d’après cette crainte qu’il montrait toujours, qu’on ne prît le pouvoir de penser pour le droit d’oser tout dire. Mais on verra dans la suite que l’idée d’une existence respectable ou, pour parler autrement, d’un Dieu objet, n’avait pu tenir dans ses pensées. On a vu déjà dans ses actions, dès que son propre jugement l’éclairait assez, une méthode qui pouvait faire scandale, et qui fit scandale en effet. La chose jugée n’était rien à ses yeux. Petit exemple, je le répète, mais qui n’était pas petit pour l’écolier. Il est impossible que devant cette conscience scrupuleuse le problème des pouvoirs ne se soit pas posé. Cet homme voulait être religieux, et, dans un sens profond, il l’était. Mais ayant jugé une fois les pouvoirs réguliers, les ayant condamnés et redressés, pouvait-il promettre une obéissance sans condition, bien plus une obéissance d’esprit sans condition, comme pourtant il me paraît qu’il a toujours voulu faire, à l’égard de l’ensemble des pouvoirs divinisés en quelque sorte sous le nom de la Patrie ?
Nous voici encore une fois sur la route de Metz. Lui-même, un demi-siècle plus tôt, comme j’ai dit, s’est évadé de Metz et a combattu en volontaire dans l’armée de Faidherbe ; ces rencontres réchauffent le cœur. Ici donc, et quant à l’action, nous étions d’accord et la Grande Ombre était contente. Mais c’est moi qui par réflexion n’étais pas content. Car cette volonté de croire et en vérité d’adorer, quels que fussent les chefs, et en prenant la haute politique comme un mystère impénétrable au commun, c’était bien clairement à mes yeux la cause responsable de ce massacre machinal auquel je participais. Or j’admets qu’il faut finalement obéir ; mais qu’il faille encore plier ses pensées, et approuver pleinement ce que l’on fait, c’est ce que je ne puis recevoir. Et j’eus dans ces nuits sinistres plus d’un débat avec la Grande Ombre. J’allai jusqu’au reproche, il me semble. J’évoquais cette anecdote du professeur prussien, envers qui il avait manqué au devoir homérique de l’hospitalité. Je me disais et je lui disais : « Quel exemple pour moi d’une folie adorée ! Toutes les passions reviennent ici. Quoi ? Mon devoir le plus clair n’est-il pas maintenant d’aimer à tout risque cet ennemi aveuglé qui à toute minute cherche à me nuire ? Ce n’est pas dix ans après que je dois pardonner, mais c’est tout de suite. Quand je ne le pourrais pas, je sais que je le devrais. Ce sont des hommes ; et, s’ils l’oublient, c’est à moi de m’en souvenir. Tout m’y invite et jusqu’aux anciennes traditions de la chevalerie, mal soutenues pourtant par l’idée théologique du jugement de Dieu. » Dans le fait je reconnaissais bien le Fanatisme, quoique la religion fût autre. Sur ce coupant, il me semble qu’on ne peut rester. Dès que l’on pense, il faut tomber d’un côté ou de l’autre. Ou bien revenir au Dieu objet, ou bien examiner tout. En ce second parti, nous sommes à l’ouvrage sur le bord du temps, et en grande incertitude, non pas de ce que nous devons penser, mais de ce qui sera, sans autre ressource que d’expliquer tout ce qu’on pourra à soi-même et aux autres, et devant la menace de l’ignorance et des passions, qui donnent si vite à la liberté un hideux visage. Mais en quoi la guerre est-elle moins hideuse ? En n’importe quel cortège révolutionnaire on retrouvera ce mélange de courage et de colère, cette exaltation et cet avilissement, ces idées sublimes et cette misanthropie. Avouez seulement que le plus redoutable cortège, le plus enivré, le plus convulsif, est un petit mal à côté de ce fossé fulminant et saignant qui dévorait chaque jour des milliers de victimes. Que les pouvoirs soient absous de ce crime, et que les chefs de révolte ne soient pas absous de l’autre, voilà qui suppose un choix absolu concernant l’existence donnée, et une sorte de sauvage préférence pour l’ordre de fait, quel qu’il puisse être. Or quand l’esprit a repoussé de croire à l’existence comme à un absolu, il faut se résoudre, tout au moins, à penser pour le mieux et à tout dire, et enfin à tuer la formule creuse dès qu’elle paraît. Sauver cette puissance de penser, ne la soumettre à rien, ne la déshonorer par aucun genre d’ivresse, n’est-ce point la morale, ô mon Maître ? Et si je n’ai pu la suivre toujours, est-ce une raison pour que, d’enthousiasme, j’y manque en ce cas-là ? Ou bien est-ce ma punition ? N’ai-je plus le droit de tenir ici pour la pensée, quand je l’ai trahie tant de fois ? Je fais les demandes et les réponses. Et il le faut bien.
Tel serait peut-être le dernier mot de cet homme bon et redoutable. Peut-être viendrait-il à me rappeler que la morale n’a pas pour première fin de juger les autres, mais plutôt de se contrôler soi. Et qu’enfin c’est le fond de l’injustice si l’on exige paix et justice des autres en n’apportant au fond commun que mauvaise foi, fantaisie et guerre. Il me terrasserait ainsi, je le vois bien ; il me condamnerait à faire la guerre. Aussi l’ai-je faite, et je ne dis pas que je n’aie pas mérité de la faire. Mais dois-je adorer pourtant le diable et sa fourche ?
Je veux pousser encore un peu plus loin ces amères pensées. J’y reconnais ce gris de la justice, sans agrément, mais sans confusion aucune, que j’ai imaginé dans cette grande prairie où Platon nous invite à choisir notre paquet. On peut choisir, mais non dans le paquet. J’ai mis quelque temps à bien entendre cette fable. Cela ne veut point dire que tout soit fatal, et que l’on choisisse des tranches d’avenir, seulement assemblées par la nécessité extérieure. Cela c’est l’image et l’écorce ; le choix en image ne serait point un choix ; tout serait mécanique, et on aurait quelque raison d’accuser Dieu. Mais je ne l’entends pas ainsi ; car ce n’est pas par une nécessité extérieure que le tyran se cache de chambre en chambre, sans pourtant pouvoir dormir. Ce n’est pas par hasard qu’un mensonge marque de mensonge beaucoup de nos pensées, et peut-être toutes. Ce n’est pas par hasard que le souvenir de la colère est colère encore, et que paresse est une raison de paresse, ironie, d’ironie, et ainsi du reste. Si nos fautes revenaient sur nous avec leur même visage, ce serait encore un avantage, comme Platon dit, car c’est pénitence ; mais qui ne voit que le châtiment serait une récompense ? La justice va plus loin, et toujours par des pensées, non point par des prisons. Quand Platon veut nous dire que le paquet est fait et qu’il faut le prendre tout, il entend dans le fond qu’une pensée est toute la pensée ; il nie l’extérieur, et un genre de suite qui a la forme de l’extérieur.
Je reviens à la guerre. Il est clair que celui qui nie la guerre et la refuse veut diviser le paquet. Prendre permission pour d’autres fautes, et la refuser pour celle-là. Mener la vie comme une guerre, et faire ce qui plaît, on se jette sur ce paquet-là ; on y trouve guerre enfin à découvert, et l’une des causes que l’on voit le mieux est que le chef a gouverné comme le fantassin a vécu ; il est bien plaisant d’accuser le chef. J’apercevais des liens de ce genre dans les Mémoires du Cardinal de Retz, œuvre de fer. Chacun admirera que les devoirs d’une charge d’église, toujours présents, toujours suivis, qu’une piété éclairée et même profonde dans les grandes choses, et le serment tenu de se décider toujours selon le bien de l’état, que tout cela se termine naturellement à violence et révolte, et toujours à des situations telles que « le mieux qu’on y puisse faire est encore un mal ». Mais il faut regarder à une vie déréglée absolument. De plus près encore, regardons à ce mépris pour les femmes, qui réduit l’amour à un jeu sans conséquence ; la riposte est voulue ; on la joue soi-même, par cette politique d’orgueil, de vengeance, ou seulement d’humeur, que les femmes mènent selon les passions, et qui traverse continuellement les meilleurs desseins. Il serait commode d’attendre que mademoiselle de Chevreuse, madame sa mère et les autres, rendissent justice contre injustice ; mais elles rendent injustice et folie, et c’est la justice de Minos, Eaque et Rhadamante. Je comprends un peu mieux d’après cela ces femmes si promptement durcies au feu de la guerre, si légères à parler, à chanter, à célébrer. J’y vis toujours comme une vengeance, mais bien au-dessus de tout projet ; ce n’est que la dureté masculine renvoyée à ses œuvres, la guerre paraissant alors, non point du tout comme la punition de cette autre guerre contre les faibles, et de tout ce mépris, mais plutôt comme une sorte d’excuse et de justification, par une nécessité d’obéir auprès de laquelle celle où se trouvent les femmes n’est presque que douceur. La tendresse était comme délivrée et rendue ; l’amour baisait ces mains sanglantes. L’Amour trouvait à être selon une certaine justice qu’il exige toujours. Cet exemple en éclaire d’autres, quoique le détail nous passe. J’ai souvent remarqué, et non sans impatience, un mélange étonnant, dans mes rudes compagnons, de révolte et d’enthousiasme, je dirais presque de pitié, comme si d’un côté ils réprouvaient, et comme si, de l’autre, ils reconnaissaient une destinée enfin égale, enfin commune, des pensées en clair, un accord des volontés seulement tardif, après cette paix énigmatique. D’où j’arrive à comprendre les sévères pages où Lagneau a défini le devoir pratique à l’égard du prochain. Scandale à mes yeux, scandale à nos yeux, que l’amour ne doive jamais emprunter le détour politique. Et pourtant, qu’est-ce que le détour politique, sinon un essai de recevoir plus qu’on ne donne, et enfin d’assurer la paix sans que chacun y sacrifie autre chose que ce à quoi il ne tient pas ? « Vivons en paix, voulez-vous ? Mais sans rien changer. » D’où, par cette réflexion, une charité hautaine, j’entends qui jure de ne point changer l’ordre, parce que l’ordre, tel quel, n’est que l’exacte expression de ce qui manque en nos actions réelles. Et si cet ordre est médiocre de toutes façons et terrible à un moment, par son inhumaine structure, ce n’est que notre faute exactement renvoyée. Et, comme dit la Voix, Dieu est innocent. Voilà le tour que je puis faire à l’intérieur de la Sévérité. Pour le dehors je m’y heurte comme à une porte de fer ; mais la porte n’est pas fermée.
Saint-Simon le duc connut à la Trappe de Rancé un monsieur de Saint-Louis qui y faisait retraite après un long service de guerre. Cet homme s’était crevé un œil d’un coup de houssine, en corrigeant un cheval. Cette image est digne de Platon. Il n’est pas un homme de guerre sur qui la guerre pèse comme un crime ; mais je crois plutôt qu’elle équilibre cette contemplation sans paroles par le juste rapport des fautes à la punition. « C’est toi qui l’as voulu. » J’ai dit que le Maître ne traitait point de Morale. Mais il nous lisait Platon comme une Bible, et souvent La République, où, à mesure que l’on approche de la fin, et par cette implication des caractères et des constitutions, par le tableau final de la tyrannie, se règle peu à peu le compte de l’homme par la Somme intégrale de ses pensées d’aventure. Le Maître estimait sans doute que c’était bien assez si nous savions lire, et aussi qu’il faut apprendre à lire en considérant d’abord l’encrier, le morceau de craie et le cheval de bois. Il y a du secret dans toutes les grandes âmes, et ce qui est le plus secret est, par le jeu des passions, ce que nous voudrions savoir d’abord. D’où cet amour qui refuse pitié. Je ne puis expliquer mieux les nuages toujours circulant autour de ce front sublime. Et ce n’est pas trop dire que dire qu’il fuyait et haïssait le clair. Clarum per obscurius, ce fut sa devise. Car la clarté est comme un refus. Mais la Pensée est justement le refus du refus. Ici je revois son visage et son geste. Assurément je ne me trompe pas d’un cheveu. Mais aussi ce visage est sans doute le seul signe auquel j’aie fait réellement attention.
Il n’est presque point de natures supérieures où l’on ne trouve ce geste de refus devant ceux qui espèrent changer le dedans par le dehors ; je citerai Kant et je citerai Proudhon, si différents d’ailleurs, mais d’accord contre ceux qui ne savent pas bien obéir. Deux effets de l’action morale, et de l’union pour l’action morale. D’un côté se rassemblent des cœurs pleins de pitié et des esprits qui cherchent preuve, sans aucune disposition à adorer cet ordre terrible qui fait voir l’inégalité, la raison d’état et la guerre comme des faces de Méduse. Mais de l’autre un petit nombre d’hommes austères, plus rigoureux encore sur la preuve, plus profondément inventeurs ; souvent un seul, qui avec une pureté et un scrupule constant de justice dans sa vie privée, se place à l’égard des pouvoirs dans une situation qui produit les mêmes effets que la crainte. Platon n’aimait point trop le peuple en cortège, ni ces ânes, comme il dit, qui portent si librement la tête. En Gœthe, le même esprit condamnait Fichte. « Quand ce serait mon propre fils », disait-il. Ce genre d’homme est inexorable. Ils perdent sentiment et sont comme des pierres dès qu’ils entrevoient, et ils entrevoient de fort loin, une cohue d’ignorants qui demandent justice. Ces Maîtres craignent une guerre d’esclaves. Je soupçonne que l’expérience des passions en eux-mêmes, et des cohues de l’âme en ces renversements, les font indulgents d’une certaine manière, mais sévères aussi, à l’égard de tout mouvement anarchique. Il se peut aussi que l’Esprit leur fasse peur, par la liberté infinie qu’ils y trouvent, car l’Esprit peut nier tout, et c’est la démarche propre de toute pensée de se réfugier d’abord en ce centre de négation, comme Descartes le fait voir à tous les moments de sa réforme. On comprendra assez que Lagneau avait touché ce point d’indifférence d’où l’on revient, et même y retournait toujours ; dans ce mouvement de la réflexion, il n’était que bonté et grâce, en ce monde d’écoliers, fermé à la politique, ouvert au monde ; c’était le moment de l’incrédulité et de l’innocence. Il est vrai aussi que cette enfance du monde n’est possible un moment que par l’ordre sévère autour. L’autre mouvement, qui fermait la porte, avait la dureté militaire. Il y avait de la violence dans ces soudains changements. Violence contre violence, en lui-même d’abord, comme Platon l’a tant de fois rappelé. La justice n’est point aimable, mais plutôt redoutable, quand elle commence par le redressement de soi par soi. Je ne puis comprendre autrement le drame que je veux appeler physiologique, et qui fatiguait jusqu’à l’épuisement ce corps vigoureux. J’ai su qu’il avait prédit quelque chose me concernant. « C’est une violence, dit-il, qui se tournera contre elle-même. » C’était trop d’honneur. Mais cela donne vue sur cette puissante nature et sur les flux et reflux de ce sang vif qui colorait ses lèvres de vermillon pur ; ce signe ne trompe guère.
On verra, d’après ses lettres, qu’il n’était nullement socialiste ; on devinera même qu’il ne recevait point qu’un homme raisonnable pût l’être. Cela arrête net ; aussi j’ai voulu, en disant ici tout ce que j’ai pu saisir de cet homme, préparer le lecteur à ce passage, faute de quoi l’Académicien y croirait reconnaître sa faiblesse et l’adorer, et l’autre parti la maudire. La privation n’est rien ; mais de la force pensante aussi il faut s’arranger au mieux.
Le socialisme est profondément une politique ; en quoi il s’oppose directement à l’esprit chrétien, qui enferme un mépris à l’égard de toute politique. Et le fond de la politique est de modifier les situations, en vue de changer les pensées. Sous quelque forme qu’on la prenne, dans le cabinet d’un ministre ou dans le grenier d’un révolutionnaire, toujours elle s’en prend au rapport extérieur ; cette vue définit entièrement la faveur, qui prétend ramener les mécontents et y réussit souvent. C’est misanthropie ; car l’esprit est digne d’être crossé, c’est son droit propre. On voit que la charité s’entend en deux sens ; et le commun langage le fait bien voir, par ceci que le plus beau mot peut-être et le plus fort se trouve être aussi bien le plus faible et le plus avili. Il y a une charité revêche et comme janséniste ; l’autre est de faveur, et voudrait récolter sagesse. L’esprit chrétien va tout à la première, qui honore esprit, courage, volonté, vertu, une même vertu sous ces noms, et qui n’honore rien d’autre. Je dis esprit chrétien, je dirais aussi bien esprit stoïcien. Marc-Aurèle laisse chacun à sa place, bonne ou mauvaise, parce qu’il n’y fait point de différence. Cela est hautain. On retrouvera ce ton dans les Simples Notes ; mais cela est hautain, pour les deux, par une idée de l’égalité qui méprise les différences au lieu de les effacer. Cette vertu est ce qui sauve la guerre où, comme a dit quelqu’un, l’inégalité est la loi, entendez que la justice n’y est point du tout dans la rencontre ni dans l’extérieur, mais uniquement dans une fière simplicité que l’on rencontre quelquefois. J’ai connu un héros janséniste parfait en ce genre, et à qui il était impossible de ne pas obéir, par ceci qu’être au-dessus ou au-dessous n’était point de plus d’importance à ses yeux que pour les pierres d’un mur. Le pouvoir ainsi gouverné gouverne sans faiblesse. Ici l’homme répond à l’homme ; et l’on ne va point chercher quelque égalité de géométrie ou de latin ; cela même instruit. Nous ne sommes point quittes à l’égard d’une inégalité si belle ; et, pour ma part, je ne démêle pas sans peine en mes sentiments les plus forts une égale disposition à la révolte et à l’obéissance.
L’autre charité n’est que flatteuse, dans le sens où Platon le dit de la rhétorique en son Gorgias. « Donnons-leur trois francs cinquante », disait un homme d’État assez cynique devant les gémissements des femmes, au temps où les hommes étaient au péril. La Raison peut reprendre cette idée et en faire système. Le système est que tout homme est capable de s’éveiller en esprit jusqu’à être enfin respectable, mais qu’il faut commencer par changer la condition extérieure, en adoucissant cet excès de travail, d’esclavage et de malheur qui hébète l’esprit. Hugo a pensé cette idée avec force, et l’autre idée aussi, sans pouvoir les joindre. Toujours est-il que l’essence du socialisme est de subordonner la vertu aux situations, comme il éclate dans les conceptions de Karl Marx. Cette idée de regarder d’abord aux droits, et au droit étonnant d’exister, qui est le principe de tous, est bien une idée, et ainsi va fort loin. C’est la même chose que de diviniser l’objet, c’est un Spinozisme mal entendu, et c’est peut-être le Spinozisme. En ce travail où il faut que je devine presque tout, on me pardonnera ces détours souterrains, d’où j’arrive à quelques lumières. On trouvera, dans un article de critique de Lagneau sur une traduction du Court Traité, une note étonnante sur la Bible, et qui m’éclaire certains traits du Maître. La note est injuste à première vue, car la terrible religion de Job ne laisse à l’homme que patience au travail et résignation héroïque ; et l’on ne peut pas dire que le bonheur soit proposé ici comme fin. Mais le regard de Lagneau lisait plus loin que le nôtre ; et sans doute apercevait-il que ce culte presque fanatique de l’immense existence telle quelle devait conduire à une recherche du bonheur, en vérité sans espérance, et au fond mécanique, comme les travaux des fourmis. L’esprit n’étant pas fait pour cela, et portant mieux tout malheur que la négation de lui-même, peut-être tenons-nous ici par les causes la colère communiste, et ce paradoxe de fonder l’extrême paix sur l’extrême guerre. Les socialistes voudraient bien rester entre deux ; mais leur principe les force, qui est de changer d’abord la maison, en vue de changer l’habitant. Cela revient à attendre la justice autour pour être juste. On verra plus loin que toute la philosophie de Lagneau vise à subordonner l’Entendement au Jugement. Or c’est une vue d’entendement à proprement parler de changer l’objet selon la règle, afin de trouver à appliquer la règle ; au lieu que le Jugement s’exerce sur la situation maintenant perçue et fait ordre de tout. « Quand l’eau courbe un bâton, ma raison le redresse », tel est le dernier mot de l’entendement ; au lieu que le Jugement ne redresse point du tout le bâton, mais le pense courbé selon le vrai, c’est-à-dire selon l’eau et selon l’œil, et ainsi pense encore mieux. Bref, au regard d’une philosophie qui veut penser droitement dans la perception même, et non point au-dessus ni au delà, ce n’est point demain ou dans dix ans que l’esprit s’éveillera. Le rêve n’est que de paresse, et la vérité du rêve c’est la perception. Dieu de chaque moment, tel est le Jugement ; et il ne demande point que l’objet soit autre ; non, mais que la pensée soit autre. Sur cette surface du présent, seule à nous, se tient donc cet Esprit incorruptible, qui n’attend point et qui n’espère point, assez occupé de passer du chaos à l’ordre, comme à tout réveil il faut faire. D’où je comprends encore mieux ce geste des mains, que j’essaie encore d’imiter en mes meilleures réflexions, et qui refuse de prendre. Aider, c’est donner la main ; mais la confiance entraînera les deux. Voilà à peu près tout ce que je sais dire de ce refus de politique. Ainsi me voilà en cette bordure, me défendant d’y trop croire, et de m’y jeter ; mais il n’est pas défendu d’y regarder.
Lagneau ne traitait jamais de Morale. Sans doute se défiait-il des passions ; mais je ne crois point du tout qu’il eût été en ces matières hésitant ou indulgent. Bien plutôt je le vois terriblement clairvoyant et sévère. Mais quoi ? Nous étions des enfants, et il ne nous connaissait guère. Dans les circonstances rares où je l’ai vu agir, dans d’autres qu’on m’a rapportées, il était prompt, hardi, et sans ménagement pour lui-même. Peut-être estimait-il que la morale en discours est trop facile. Peut-être aussi était-il naturellement retenu par d’autres leçons qui se présentent d’elles-mêmes les premières, et qui l’occupaient toute l’année. Toujours est-il qu’il n’a jamais traité devant moi que de la Perception et du Jugement. L’inévitable préambule sur la Méthode de la Psychologie ne faisait que préparer ces deux leçons principales. Je sais que dans la suite il lui arriva de traiter de l’existence de Dieu ; j’ai supposé longtemps qu’il n’y avait eu que le titre de changé ; je ne me trompais guère. Je ne me fie, à la rigueur, qu’à mes propres souvenirs. Toutes les heures sérieuses de ma vie ont été occupées à répondre à cette question : « Que pensait-il ? Que voulait-il dire ? » Il n’y a pas longtemps je revenais à une formule que j’ai entendue plus d’une fois : « Retrouver dans une de nos pensées toute la pensée », et je buttais là comme autrefois. Je ne me plains point de cette lenteur d’esprit ; c’est lui qui m’apprit à mépriser mes fragiles constructions. Toujours est-il que j’avais assez de lui pour méditer cent ans. Un ami plus jeune que moi m’avait entretenu plus d’une fois de cette leçon fameuse, où le Maître allait à conclure, je résume comme je l’entendis de cet ami, à conclure que Dieu ne peut être dit exister, puisqu’exister c’est être pris dans le texte de l’expérience. Nouveau thème pour des méditations difficiles ; j’y retrouvai un Cartésianisme poussé à bout, et qui certes n’avait rien de Spinoza ; car, ce que j’ai toujours remarqué en Spinoza, c’est que l’Immense Existence s’y offre la première, dans son Idée, il est vrai, et donc tout entière en chaque rencontre, mais enfin d’abord existence, et de là essence, et finalement pensée, d’où une liberté murée. J’oserais presque dire que les premières démonstrations de Spinoza vont plutôt de l’existence à l’essence, au rebours de Descartes. Mais je prends ce commentaire à mon compte ; je n’en veux point charger le Maître ; on voit seulement par quel détour j’essayais de deviner l’essence qui passe l’existence. Au reste je ne poussais pas bien loin par là, et même j’aurais choisi de ne rien dire là-dessus si, quelque temps après que j’eus commencé d’écrire ces mémoires, je n’avais reçu une visite mémorable. Nous avions annoncé notre projet de rassembler les écrits de Lagneau ; cette nouvelle avait couru. La réputation où est encore Lagneau, après une courte vie et si peu de bruit, est quelque chose de miraculeux, et qui fait honneur à l’espèce. Bref je vis arriver chez moi un homme de forte structure, à tête chevaline (Diogène disait à Platon : « Bonjour, cheval ») et de rustique simplicité. Il portait une valise bourrée de papiers, d’où je vis sortir les leçons déjà connues, par lui rédigées, à ma grande honte, comme je n’avais su faire, et enfin les précieux cahiers portant au titre « De l’existence de Dieu ». Cet homme, que je surnommai aussitôt l’Homme de Dieu, avait été pêcheur de morue dans sa jeunesse, et puis marin long-courrier, ensuite étudiant, et, sur la trentaine, élève de Lagneau, justement après moi ; finalement laboureur et éleveur de bœufs en cette Normandie, notre commun berceau. Ceux qui ont connu Jules Lachelier, Normand lui-même, pourront se faire une idée de cette tête à forte mâchoire, de cette structure tassée et osseuse, de cette méditation sculpturale d’où remonte le regard bleu, mouvement de retour et de réveil à ce monde-ci. Lagneau était autre, et, à ce qu’il me semble, interrogeait l’objet toujours. Imaginez donc cet autre sage, assis contre sa haie normande, tirant ses cahiers de sa poche, et trouvant là le dernier mot sur sa destinée, enfin ce qu’il avait vainement cherché autour du monde, comme il m’a dit. Je me retrouvai au temps de Solon. L’amitié fut prompte, par ceci de commun que nous n’avions ni l’un ni l’autre jamais craint ni respecté aucun être au monde à l’exception de notre commun Maître. Je lus donc les pages sublimes. La marque y était, mais aussi quelque chose d’abstrait et de désertique, qui n’était point dans mes souvenirs d’écolier. Un autre genre d’écolier, un autre genre aussi de sérieux, avait-il rabattu tous les ornements sur ce pierreux chemin ? ou bien le Maître sentait-il qu’il était temps de finir ? Ou bien l’attention dévorante de ce nouveau disciple, qui attendait toujours le dernier mot, avait-elle insensiblement tiré l’analyse hors de ce monde jusqu’à l’extrême bord de la réflexion dialectique ? Je me trouvai d’abord ici comme je fus tant de fois devant les pages les plus abruptes de Fichte ou de Schelling, cherchant l’objet, qui, dans Hegel au contraire, ne me manque jamais. Toutefois je reconnaissais l’accent du Maître, et sa pensée, à n’en pas douter. Il fallait jurer, je jurai. Je décidai que ces pages seraient imprimées telles quelles, et je fis bien. Maintenant je sais que le dernier mot y est. Toutefois je n’aurais pas cherché si loin. Que me manque-t-il ? Un genre de désespoir, et de n’avoir pas douté assez loin. De n’avoir pas été assez Spinoziste pour perdre Descartes et le retrouver. J’espère qu’une partie s’éclairera par l’autre. Pour ce qui est de cette leçon, qui sera célèbre, et de ce Dernier Mot, voici ce que j’en comprends.
Je n’ai jamais cédé au Fatalisme, et là-dessus j’ai bravé le ridicule. On sait que tout penseur, ou presque, est sarcastique contre la liberté, et Spinoza lui-même. Toutefois c’est en Spinoza que j’ai le mieux compris que l’ordre des idées, quoiqu’il soit le même que celui des choses, pourtant ne lui ressemble en rien, allant jusqu’à apercevoir que l’idée du cercle ne ressemble nullement au cercle, ni l’idée de la ligne à la ligne. Par là, il m’apparaissait impossible que les idées fussent dites exister, en aucun sens ; mais plutôt elles étaient faites et refaites, non pas arbitrairement, non pas nécessairement non plus. Je compris alors en quel sens Lagneau, dans une lettre sur Spinoza, dit qu’il y a deux nécessités. Mais depuis, revenant à Descartes, je ne voulais point dire deux nécessités, car c’est bien assez d’une. Et, quoique je ne sois que trop sujet à prendre l’imagination pour l’entendement, je fus ramené par la vertu des premières leçons de Lagneau sur la perception, et aussi par l’avertissement Spinoziste, à comprendre de nouveau que l’étendue en son idée n’est pas ce vêtement aux couleurs éclatantes ou pâles, et que la ligne droite, en son idée, n’a point de longueur ni de parties. D’où l’on est gardé contre ces erreurs brillantes et grossières qui reviennent de temps en temps, et qui sont l’épreuve de l’apprenti. Je regardais par là, content de tenir mon poste d’homme, qui est à la surface de ce monde, et occupé à manier ce monde le plus longtemps possible sans m’en laisser mordre.
Maintenant, en remontant vers mon propre être, j’apercevais plusieurs choses qui étaient à considérer. La principale, la plus étonnante, était que l’entendement lui-même était en quelque façon mécanique, ou, si l’on veut, physique, comme Descartes l’avait dit. Car il n’est point de démonstration sans objet, je dis sans existence ; les figures et aussi bien les écritures d’algèbre sont des objets existants ; ainsi mes conclusions sont toujours d’existence, comme le Si de nos hypothèses nous en avertit assez. Ce monde mécanique est bien l’image de l’autre ; et nous y glissons et nous y tombons encore, sur un chemin seulement mieux tracé. Il y a de l’irrévocable par une définition, dès que nous la faisons exister avec d’autres. Mais que l’esprit soit jamais pris en ces jeux de nécessité, c’est ce que je n’ai pu concevoir. Cette position intermédiaire consiste seulement à supposer quelque chose fait et à chercher ce qui en résultera, d’après cette convention que l’on se réduit à être spectateur. Ainsi nos démonstrations et nos calculs imitent assez bien les choses que l’on laisse courir, mais n’imitent point, et ne peuvent, les actions véritables, où l’on modifie au lieu d’observer. Cela est mal compris, parce que l’immédiat de l’action n’est pas objet de réflexion ; la conscience, qui est toujours division, n’y peut être, ni la mémoire en rien garder. Mais je ne vais pas maintenant par là. Au contraire je dois remonter vers ce que nous appelons les axiomes ou principes, dont nous faisons aisément un édifice abstrait et comme décharné, un objet enfin qui n’est plus objet, mais qui garde, et même qui rend plus sensible, le coupant et le résistant de l’objet. C’est vouloir penser sans matière, et croire qu’on le peut, et ne pouvoir. C’est garder du triangle ce qui est chose, ou existence, et prendre cela pour l’essence. Or notre condition est telle que l’on devine l’essence, mais que l’on ne peut la saisir comme un objet. Ce que Descartes exprimait comme il pouvait, disant qu’il n’y a point de nécessité en Dieu. En suivant ces difficiles idées, qui ne sont même plus des idées, en les prolongeant jusqu’au foyer et à l’intersection dernière, on trouvera quelque chose comme ce que trouva le Stoïcien, qui n’apercevait plus d’autre raison de Vouloir que de sauver le Vouloir même ; et cela parle assez clair à tout homme. Mais dans l’ordre de la spéculation théorique, encore apercevoir la Liberté suspendue à elle-même, sans rien d’autre, cela passe le pouvoir des mots ; et pourtant c’est ainsi : car l’existence est hypothétique par essence, et la course au premier moteur ou à la dernière limite est peut-être ce qui le fait voir le mieux. Le monde ainsi pris est cette fois absolument comme il s’offre, et insondable, mais non point en fait. C’est le silence éternel de l’entendement qu’il faut finalement reconnaître. Ce monde, infini à sa manière, serait donc notre charte.
Je reviens toujours au monde, ou plutôt j’y suis toujours, et au contact. Car ce que l’on trouvera de dialectique dans la célèbre leçon dont je parle, cela peut éclairer d’autres hommes, mais cela ne me touche point du tout. Il se peut que je tire Lagneau à moi, comme l’autre à lui. Toujours est-il que je n’ai point connu Lagneau hors de perception ; et c’est en cela que je le vis grand, et que je le vois grand. L’idée que le monde ne serait qu’une apparence, dont il faudrait se détourner, et que l’entendement ait des moyens d’aller chercher l’autre monde au delà, ou aussi bien de le chercher en deçà, par une réflexion sans yeux, c’est ce qui ne peut obtenir audience de moi ; et il me semble même que j’en fus guéri à jamais par le secours de ce génie terrestre. Kant, tant de fois lu, m’a ramené là par dure discipline ; Spinoza aussi, parmi tant de preuves qui glissent sur moi, par ces lumières des Scholies. Mais enfin c’est Lagneau qui m’a mis à l’ouvrage. L’idée n’est point séparée, ni séparable ; L’Esprit n’est ni loin, ni caché, ni derrière nous, ni derrière la chose, mais dedans. Una eademque res. « Vint l’Esprit, dit Anaxagore, qui mit tout en ordre. » Mais ce n’est que mythologie. L’Esprit met tout en ordre, et voilà ce que signifie l’apparence. Ceux qui ont suivi avec attention Descartes et Spinoza en ce réveil de pensée, le seul sans doute depuis Platon, ont certainement remarqué que ces penseurs ont cherché l’image sans la trouver, voulant toujours dire, même devant un miroir ou un prisme, devant un mirage même, que cela est d’entendement non moins que le soleil quatre cents fois plus éloigné que la lune. Ainsi viennent-ils à loger les images dans le corps humain, où elles ne sont plus images, mais notions vraies de la liaison du corps à l’esprit. Celui qui n’a pas médité, et j’ose dire à vide, sur les tableaux peints de Spinoza et ses images rétiniennes, ne peut me suivre. Il faut apercevoir ici, pour vaincre cette dernière apparence d’apparence, que ces deux auteurs sont encore trop dialecticiens ; mais entendons bien aussi que, sans cette préparation dialectique, nous n’aurions pu revenir du prétoire à la nature. Ils cherchent donc cette première apparence, partant de laquelle l’entendement pourrait s’élancer. Mais les images sont images faute de réflexion, non point faute d’esprit. Lagneau ne quittait point l’apparence ; d’où cette leçon sur la perception, qui ne finissait point. Je le vois traçant au tableau les apparences du cube et demandant si ces apparences étaient quelque chose avant qu’on sût de quoi elles étaient apparences. Car, qu’elles fussent sur un plan, et sans profondeur, cela se rapportait au tableau noir et à la craie, non au cube ; c’était y chercher le vrai du tableau noir et de la craie, non l’apparence du cube ; mais comme apparences du cube elles étaient vraies, par le véritable cube. Et la signification d’un de ces angles, qui me semble aigu ou obtus par la perspective, c’est justement que je le pense droit ; non pas droit ailleurs, mais droit là même où je le vois aigu ou obtus. Et à vrai dire je ne le vois pas aigu ni obtus, ni non plus droit, mais tout cela ensemble, droit et obtus, voir et penser cela, et l’un par l’autre, c’est voir qu’on voit, ce qui est voir. La vue première ou immédiate n’est rien, parce qu’il n’y a que la réflexion qui puisse faire tenir ensemble l’apparence et le vrai. Le propre du rêve pur est qu’il n’est rien pour personne ; mais l’apparence est le rêve retrouvé. Ainsi était analysée la réflexion comme réveil, en même temps que la perception comme réveil. Cette aurore de l’esprit émerveille. On ne s’en lasse point. Elle m’est neuve encore à chaque fois. Mais on voudrait croire que c’est chose faite, et courir aux conséquences ; journée de manœuvre. En cette classe, comme sur ce visage architectural, c’était toujours matin.