Souvenirs concernant Jules Lagneau
IV
L’HOMME
« Quand nous renonçons au bonheur parfait et à la logique parfaite, nous y arrivons sans nous en douter. » J’ai retrouvé cette pensée de Lagneau en épigraphe sur mes notes d’écolier. Je mesure mieux maintenant cette force de rupture qui méprise tout arrangement. L’Éthique est certes un arrangement ; mais on peut bien la nommer aussi le tombeau de Descartes. L’esprit s’y fait chose. Si j’ai compris mon Démiurge, et cette création continuée, il fallait toujours délivrer Descartes. Le Traité des Passions et les Lettres à la Princesse Élisabeth ne nourrissent point l’esprit de la même manière que l’Éthique. En Descartes ce n’est pas le Dieu des Méditations qui résout, mais c’est plutôt l’esprit de Descartes qui, à méditer sur Dieu, a essayé ses forces, et se trouve après cela plus riche de résolution que de doctrine. C’est pourquoi l’argument ontologique est, d’une certaine manière, impénétrable. Peut-être faut-il dire qu’aucune preuve ne prouve que la pensée. Et Lagneau arrivait souvent à faire entendre que l’insuffisance même de la preuve était le plus précieux et le plus solide en la preuve ; tel est le passage. Et là se trouve sans doute aussi l’extrême difficulté de penser sans se nier soi-même. L’Objet est fort, grand et lourd. Qu’on me pardonne de rassembler le problème en termes abstraits ; je voudrais justement faire comprendre que, sous cette forme, il n’a point de solution. Peut-être ai-je assez montré que seule la réflexion sur un objet donné prouve Dieu ; et c’est ce que Spinoza a dit aussi, car il a tout dit. Mais… en ce Mais je revois le penseur intrépide, ou pour mieux dire invincible, que j’ai entrepris de ressusciter ; bien témérairement. Mais comment faire entendre assez ce Mais ? Toujours est-il que je vois bien une des conditions pour qu’on l’entende. Il faut comprendre Spinoza, je dirai même l’accepter tout ; le voir vrai ; ne pas craindre de le voir vrai. Je dirais autrement qu’il faut ne pas craindre la géométrie. Ce qui la rend redoutable, et ce qui rend toute idée redoutable, ce n’est pas qu’elle soit trop vraie, mais c’est plutôt qu’elle ne le soit pas assez. Atteindre pour dépasser. Avancer, non reculer.
Clarum per obscurius ; on retrouvera cette formule hardie dans un article que Lagneau avait écrit pour la Revue Philosophique. Si on veut l’entendre, il faut relire Descartes, et saisir le mouvement des Méditations ; car tout était si simple dans Saint Thomas, si simple dans Saint Anselme. Il y a certainement une clarté qui laisse stupide, et le jugement meurt devant la preuve. Chacun sentira ici quelque chose qui est vrai. Mais je voudrais parler autrement que par énigme. On demande deux choses, il me semble, au penseur. On lui demande de se penser libre ; mais on lui demande aussi de ne pas mépriser les nécessités de raison. Certainement il faut passer par la preuve, et la confirmer. On sait, d’après d’énergiques affirmations, que la philosophie de Lagneau était une philosophie de la liberté. Nous l’interrogions souvent là-dessus, parce qu’il nous semblait qu’il savait là-dessus tout ce qu’on peut savoir. Or jamais on ne le vit disposé à faire bon marché des preuves, qui sont toutes contre ; mais on eût dit au contraire que ces preuves étaient son appui. Il connaissait de près ces louables entreprises, où il est expliqué, dans l’intérêt des bonnes mœurs, et en vue de rassurer les esprits faibles, que le système de la Nécessité, qui est le système de l’Objet, n’est peut-être pas si solide qu’on le croit. Ces entreprises, il n’en parlait guère ; je sais qu’il les méprisait. Au contraire il venait toujours à dire que c’est la suffisance de la nécessité qui fait voir son insuffisance, et que l’universelle nécessité est en tout cas le commencement de la preuve. Ce n’est pas parce que la Nature manque en quelques points et laisse des trous qu’il nous reste une chance d’être libres. L’Objet se tient. Mieux on le sait et mieux on est assuré que l’Objet n’est pas tout, et enfin que l’existence n’est pas Dieu. Je n’ai pas entendu cette célèbre leçon sur Dieu, mais j’en connais le sommaire et même plus que le sommaire. Finalement on ne peut pas dire que Dieu existe, car qu’est-ce qu’exister sinon être pris dans le texte de l’expérience ? L’existence n’est donc point substance, et Spinoza n’a pas dit le dernier mot. Mais enfin, pour parler le langage des esclaves, comment Lagneau accordait-il le libre arbitre avec l’inflexible nécessité ? Je ne saurais le dire. Non seulement il paraissait peu se soucier d’accorder ensemble le non de Spinoza et le oui de Descartes, mais bien plutôt il s’attachait à marquer l’opposition et la corrélation en même temps des deux notions, au reste sans chercher d’autre secours ni faire voir aucune inquiétude, comme si la difficulté disparaissait dans l’investigation même.
D’après l’énergique position de Kant, quoiqu’abstraite, et d’après les recherches de Renouvier sur ce point-là, je crois que nous sommes arrivés à cet âge humain où le destin doit être surmonté par les seuls moyens de l’homme, et sans aucun tour de gobelets. J’ai cru deviner que Lagneau se tenait ferme et attentif justement sur ce point de difficulté. Je veux dire enfin ce qu’il m’en semble, en me tenant tout près de ses formules.
Leibniz ne se laissa pas plus séduire que Spinoza lui-même par ce rapport de composition, qui est abstrait, et qui n’exprime aussi que l’absolue dépendance, sans aucun noyau de suffisante réalité ; la pensée cartésienne est éclairée par là. Toutefois Leibniz n’évita pas, comme on sait, de dire que le passage du Rubicon était éternellement dans la pensée de Dieu, joint à la notion de César et des autres êtres, comme attribut d’une proposition vraie. Il ne suffit donc pas d’avoir vaincu le mécanisme, en le réduisant à n’être qu’un moyen de la représentation, et pensé. Le mécanisme revient sous la forme de la Logique, qui n’est sans doute que l’abstraction du mécanisme. Toujours est-il que ce mécanisme et cette logique ne se tiennent pas d’eux-mêmes comme pensées ; mais cette activité qui construit et soutient la représentation de la nécessité extérieure n’est pas encore tout ce que pose Descartes sous le nom de libre arbitre. Aussi je n’ai jamais tenu pour suffisante la seule liberté du jugement. Ce n’est pas assez de comprendre la nécessité ; il faut la vaincre en quelque façon. La liberté du jugement n’est donc que le signe et le commencement d’une doctrine.
Par la Théodicée de Leibniz, on voit bien ce qui écrase le jugement ; et c’est toujours l’objet ; c’est toujours le total de l’existence, abstraitement considéré. Peut-être faudrait-il dire, là-dessus, que l’existence réelle n’est jamais qu’objet d’expérience, et qu’une suite de causes au delà de notre perception doit être rabaissée au rang de simple possible. Ou bien, pour parler autrement, on pourrait dire que l’existence est imparfaite par nature et inachevée. Aucun possible n’aurait donc de raisons suffisantes d’exister ; au contraire, nous partons toujours de l’existence pour conclure que ce qui existe était possible ; mais c’est trop peu conclure ; nous concluons que ce qui existe était seul possible, et c’est très bien conclu. C’est donc l’existence qui, parmi les possibles, montre ce qui était réellement possible ; cela, l’existence le prouve en se montrant. Aussi bien la première sagesse est-elle de ne pas délibérer sur ce qui est arrivé. Mais il n’est pas évident que délibérer auparavant fût par cette même raison déraisonnable. Si une prédiction était aussi bien fondée qu’une perception, il faudrait dire que ce qui est prédit est dès maintenant arrivé ; mais pourtant ce qui manque à toute prédiction c’est cela même, c’est l’événement.
Spinoza est fort quand il prouve que nous n’avons de l’existence à venir, soit des autres choses, soit de nous-mêmes, qu’une connaissance inadéquate ; et la vraie raison de cela c’est qu’un compte achevé de l’existence, ou bien l’existence absolue, est contre la notion même de l’existence. Mais quand Spinoza conclut du tout de l’existence, considéré abstraitement, la nécessité absolue de tout ce qui arrive et arrivera, il est moins fort. L’abstrait ne contient pas le fait. C’est pourquoi il reste vrai que ce qui arrivera n’est pas encore arrivé, et que le temps est quelque chose.
Il faut porter l’attention sur les subtilités de ce genre. Car dans toute espèce de fatalisme il y a d’abord cette idée commune et forte que ce qui arrive termine toute délibération par sa présence, et qu’il n’y a plus à y revenir, ce qui écarte cette stérile pensée de vouloir se transporter de nouveau dans le passé et chercher alors si quelque chose d’autre n’aurait pas pu être. Et c’est ce qu’il y a de vrai dans cette remarque souvent faite, mais ambiguë, que les hommes d’action sont fatalistes ; ils le sont pour le passé et il faut l’être ; et c’est ce genre de tranquillité à l’égard de ce qui est fait, qui permet que les hommes d’action se tiennent toujours, en quelque sorte, sur le bord de l’avenir, s’appuyant, non pas sur ce qui aurait dû être, mais sur ce qui est, afin de changer un peu ce qui sera. Sur quoi il est clair qu’un homme d’action n’a pas de doute ; et j’en juge plutôt d’après ses actions que d’après ce qu’il en dira ; car il est naturel qu’un tel homme, ennemi des travaux inutiles, range aussitôt ses propres actions, dès qu’elles sont faites, du côté de l’irréparable.
Mais il y a mieux peut-être à dire là-dessus. Nous pensons aisément la suite des causes dans un système fermé ; telle est la pensée du physicien. Dans de tels cas, où l’expérience peut être recommencée, l’esprit, soutenu par la coutume, va de la cause à l’effet du même pas qu’il prend pour aller de la définition à la conséquence. La nécessité est alors suffisante. Mais dans les événements où nous sommes mêlés, et qui font l’histoire privée et publique, la nécessité n’est jamais perçue comme suffisante, parce que toutes les choses ici concourent, qu’on ne peut rassembler toutes par la pensée à chaque moment. Une éclipse de soleil, qui n’est qu’un changement de lumière, met une armée en fuite ; une migraine du général change la bataille ; une mouche irrite le cheval et jette le cavalier par terre. Aussi quand nous voulons penser d’avance que l’événement est inévitable, nous pensons abstraitement, jusqu’à ce point que nous disons que l’événement quel qu’il soit est inévitable. Mais il n’y a point de pensée plus creuse que celle-ci : je sais que ce qui va arriver, que je ne sais pas, est inévitable ; c’est une pensée qu’on ne peut réfuter, parce qu’on ne peut la saisir, comme Aristote l’a si bien vu en son exemple du combat naval.
Et ajoutons que la connaissance des causes déterminantes est alors abstraite aussi, et tout à fait indéterminée. Nous attendons ; c’est notre état d’attendre. Et quand l’événement se produit dans l’existence, c’est alors que la chaîne des causes antécédentes se solidifie et prend elle-même existence à ce contact. Chaîne insuffisante toujours, mais suffisante par le témoignage de l’effet. Il ne faudrait pourtant pas prendre cette pensée après coup pour une vérification de l’autre.
J’ajouterais encore quelque chose, afin de vaincre cette pensée abstraite de quelque chose qui arrive, et enfin d’un commencement dans le cours de l’histoire. En gros il y a des commencements, comme un coup de canon, une blessure, et choses semblables ; mais, à regarder de plus près, ce qui arrive ne cesse pas d’arriver, et l’événement est comme un fleuve ; ce qui semble arriver est déjà commencé, mais en continuel changement. De même, et cette remarque a plus d’importance, aucun homme ne cesse jamais d’agir pour une part, comme un nageur dans le fleuve. A le supposer libre, il faut dire que la relation de ses mouvements à ses jugements ne cesse jamais de modifier le cours des choses, important ou non. Cette remarque n’a rien qui puisse étonner, mais on n’en raisonne pas moins comme si l’homme, un temps spectateur, délibérait d’abord sans rien faire, et se décidait à un certain moment à intervenir, et enfin à commencer absolument quelque chose. Il ne faut pas s’étonner si une notion ainsi séparée ne peut être ensuite incorporée, ni trouver sa place dans le cours de l’histoire. Toutes ces remarques vont à changer tout à fait le problème, jusqu’à ce point qu’on ne reconnaît plus alors les objections ordinaires, et qu’elles n’ont plus lieu ni moment dans cet emportement de la vie réelle, où tout est passé aux yeux de la réflexion contemplative ; c’est ce que le beau mot de Représentation exprime si bien. Maintenant peut-être aperçoit-on que c’est mal penser que vouloir appliquer les formes et règles de la représentation à l’action même. Il est donc évident, par une analyse toute proche de la perception, que l’homme ne peut pas se penser libre. Par cette remarque, toutes les preuves tombent, comme venant toujours trop tôt ou trop tard.
Où vont ces remarques ? Certainement à rabattre la logique abstraite, dont les nécessités représentent trop imparfaitement notre liaison à la nature entière. Aussi à appliquer toujours à l’objet, sans jamais l’en retirer, cette logique transcendantale qui n’est que la forme de la perception en acte. Ce qui fait voir clairement, il me semble, que les notations usuelles, sur ce point-là, sont tout à fait insuffisantes. Demander, par exemple, si l’homme peut commencer d’agir, n’est-ce pas se mettre hors de la situation humaine ? Car l’homme ne cesse jamais d’agir ; il ne passe point de la pensée à l’action, mais plutôt son action se déroule sans interruption aucune, car il est toujours quelque part ; et, se tenir ici et non là, cela change tout. Sa pensée cependant suit ses actions, tantôt devant, tantôt derrière, plus ou moins approchée, adhérente, attentive, en sorte que l’action est tantôt machinale, tantôt imitée, tantôt réglée d’après la perception claire, comme on voit pour le pilote, qui tient toujours la barre, mais qui considère tantôt le profit, tantôt l’étoile, tantôt la risée. Agir c’est continuer, c’est réparer, c’est imprimer une flexion à cette ligne d’action que nous laissons dans le monde. Ainsi nos moyens dépendent d’actions, et nos motifs aussi. Un pauvre ne délibère point sur l’emprunt Japonais. Le chirurgien délibère en agissant. Ses explorations sont déjà des actions, et toutes ses études de même. César passe le Rubicon toute sa vie. Et il est vrai qu’une action en entraîne une autre ; mais cet enchaînement, qui tient le fou, est ce qui donne force au sage. Hercule retrouve le célèbre carrefour à chaque moment ; mais ses actions passées sont de puissants motifs contre le doute, la peur ou la fatigue. Le libre vouloir, et efficace, ne doit donc pas être pris comme une force qui intervient, ni être représenté par les moyens de l’analyse mécanicienne. Au reste peut-on être libre en théorie ? Libre hors de l’action ? Libre quand on se demande si on est libre ? Tous les exemples ici sont des exemples de professeur. Une action simplement possible n’est jamais libre, parce que ce n’est pas une action.
Lagneau ne traitait pas de cette question précisément ainsi, autant que j’ai su. Mais sa méthode constante y conduisait, par ce continuel retour à la perception en acte et aux exemples ; par un art aussi, dont je n’ai jamais trouvé l’équivalent, de remettre en mouvement ces mesures, ces distances, ces plans, ces perspectives, ces rapports qui soutiennent la représentation, qui y tracent déjà des actions et des chemins. J’ai vérifié par l’expérience, et bien des fois, que la pensée abstraite retrouve toujours l’apparence d’une nécessité invincible, mais que l’analyse directe des choses et des réelles actions, inséparables des réelles perceptions, nous remet en train et en notre vraie place, sur cette bordure du temps où l’avenir se fait continuellement. C’est rappeler la pensée à son objet, et la sauver tout à fait de théologie, je ne dis pas de religion.
Ce sujet est infini. Ce qu’il y a de pensée dans notre vie oscille sans cesse entre l’Incrédulité et la Foi, la première se réduisant au fatalisme sous toutes formes, l’autre consistant d’abord dans ce pouvoir d’oser, sans lequel il n’y a point d’action ni même de pensée. Mais si je me laissais aller à expliquer ces idées, je m’éloignerais de mon sujet, et je craindrais de voir le visage du Juge se couvrir de nuages ; sa vertu propre, dans l’ordre intellectuel, était une lenteur qu’on n’a point revue peut-être depuis Socrate. Enfin, je ne veux exposer ici que des idées qui lui appartiennent, et non point couvrir de son autorité mes conjectures personnelles, qui sont toujours promptes et aventureuses, qui l’ont toujours été, et qui le seront toujours, comme il convient au disciple, qui n’a pas à assurer la doctrine en son centre. Ce n’est pas que je ne connaisse aussi une certaine lenteur ; mais elle est apprise. Au temps des examens et concours, je savais très bien adapter l’instrument à un sujet qui m’était nouveau. La rhétorique, qui est cet art de transposer, donnait alors des résultats brillants, et même, à ce que je crois encore, sans grave méprise. Mais au retour, et tout joyeux à raconter mes exploits d’écolier, je trouvais ce front nuageux, ce regard perçant, et l’expression du plus complet mépris. C’était un genre d’estime, et je ne m’y trompais pas. Il craignait d’éprouver une seconde fois l’aventure de Maurice Barrès, qui fut son élève, et dont il dit un jour : « Il a volé l’outil. » J’ai entendu ce mot de mes oreilles, mais il ne s’est point autrement expliqué là-dessus, et, au temps du Jardin de Bérénice, ce n’était pas nécessaire. Le temps a passé. Si le maître vivait encore, chargé d’années, mais toujours Juge, quelle serait maintenant la sentence ? Je n’en sais rien. Si les morts gouvernent les vivants, il faut avouer que c’est de bien haut, et par des voies indirectes. Dieu est un, mais il y a plusieurs diables.
Encore un souvenir d’écolier. Il arriva qu’au grand Concours on nous donna pour thème la Justice ; c’était une question que Lagneau ne traitait jamais. Toutefois, confiant dans la rhétorique, j’aperçus aussitôt une méthode de transformation, comme disent les géomètres, qui me faisait maître du sujet. J’approchai ma plume de mon papier blanc. Justement Lagneau se trouvait parmi les professeurs surveillants. Invoquant ce Sinaï, plus orageux que jamais, que n’allais-je pas transcrire sur mes tables de la loi ? Mais lui me fit un signe plein de force, qui voulait dire : « Vous ne savez rien là-dessus. Je vous défends d’improviser. » Je fis deux ou trois sonnets.
On pardonnera ce qu’il y a de puéril en ces souvenirs, qui viennent soudain traverser le cours de mes pensées, et rompre, semble-t-il, l’attention. Considérez que je trouve peu de secours contre les pièges d’imagination ; j’étais à peine hors de l’École quand mon Maître est mort. Il faut bien pourtant que je saisisse encore une action dans ce signe énergique, auquel j’obéis si promptement et si docilement. Quand je ne ferais qu’imiter, par l’affection toujours présente, ce mouvement d’obéir, j’y retrouverais déjà cette foi d’enfance, tout allégée, et jetant tout fardeau par terre, assurée sans rien d’assuré, vers l’avenir seulement ; c’est l’Espérance nue. Je suppose que d’autres croyants ont trouvé cette renaissance en la prière, comme cet homme de Péguy qui confie son enfant à la Vierge, et ne s’en soucie plus. Toutefois je n’ai jamais envié aucun de ces croyants ; j’avais mon culte et je l’ai. De quelque façon qu’il me délivre, et jusqu’à me dépouiller, comme on a pu voir en ces pages où il m’arrive que devant le Juge je n’ai plus rien à montrer qui soit digne, néanmoins il m’en vient et il m’en reste une force toute neuve, et ce pardon à soi qui est la chose au monde la plus nécessaire. On a saisi, je pense, le mouvement d’épaules de l’écolier, soudain déchargé de ce sérieux emprunté qui fait toute la sottise. Mais ici encore regardons ; regardons puisque le souvenir revit. Qu’y a-t-il en cette sévérité sans complaisance ? Quel est ce refus d’une offrande qui était tout ce que je pouvais donner ? Quel est cet art de décourager, qui donne courage ? Le sujet était de ceux qui veulent réponse.
La Justice, quoi de plus pressant ? J’ai peut-être appris là, et par l’enfantine vertu de jeter tout au commandement du Maître, qu’il faut toujours se refuser aux pensées pressantes. C’est encore quelque chose de plus que le sourire de Platon qu’il faut imiter ici, et c’est la nonchalance de Socrate. Plus profondément, n’est-ce pas se moquer de la Justice que disserter sur la justice, bien ou mal, quand le langage même nous avertit qu’un esprit juste enferme toute la justice qu’il peut tenir, hors de l’action ? C’est livrer la justice aux hasards. Et il me semble que je tiens ici devant moi l’esprit des Simples Notes, et enfin la véritable raison pour quoi Lagneau ne traitait jamais de morale. Par opposition essayons ici de penser au Politique, dont la fin est toujours de déterminer l’autre selon une règle. Platon, malgré l’apparence, l’entendait autrement, disant dans sa République, après tant de préparations et de détours, que parmi tant de manières de prendre le bien d’autrui, il y en a sans doute plus d’une qui n’est pas mauvaise, comme d’enlever à l’enfant l’arme qui le blesserait. Je bats les buissons, moi aussi ; mais enfin il faut arriver à dire que celui qui réveille en chacun l’esprit libre, et sur le point d’y réussir, ne peut rester sans scrupule devant l’incrédulité totale, peut-être prématurément délivrée, disons même toujours prématurément délivrée. Car d’un côté il n’y a plus de respect, et de l’autre il n’y a plus au monde que le respect ; or ce monde humain ne fait pas voir des apparences respectables. Sur ce point de délivrer l’homme, il vient aisément une peur. La position de Lagneau est rare, et peut-être unique, par ceci que l’objet étant déchu de son rang divin, non pas d’après de petites remarques, non plus d’après un doute léger et badinant, mais au contraire d’après les plus sérieuses pensées, il ne reste plus que la force nue qui puisse tenir debout l’ordre tel quel. Quand le provisoire et donné n’est plus tenu par la pensée, il vient une violence de police et sans aucun ménagement. Peut-être a-t-on surpris ce vif mouvement de défense qu’il faut appeler militaire. Bref il ne faudrait pas croire que le Mépris Assuré pardonne jamais au Mépris Errant. Et parce que le nouvel Esprit ne croit point, il ne faut pas s’attendre à le voir pour cela moins assuré en ses précautions de police. Tout au contraire, le visage en cette Guerre le plus redoutable n’est pas celui de la justice en bataille, mais plutôt cette apparition fugitive du guerrier qui ne respecte rien, qui ne croit point du tout faire œuvre sainte, et qui n’espère point prouver quelque chose par la victoire, sinon que la violence n’est ni pensée ni preuve. Cette idée, que la justice est suspendue, est ce qui rend terrible l’homme en armes. Ici est le profond et total désespoir du vainqueur, sans aucune trace de cette pitié hypocrite, qui retenait les guerres d’autrefois souvent entre les bornes d’un jeu, par cette double illusion de croire d’abord qu’une guerre est juste, et par moments d’avoir un doute là-dessus, illusoire encore. Dans l’âge de la liberté, s’il se lève, il faut s’attendre à une répression plus prompte, moins soucieuse d’entendre le coupable, à une défense plus mécanique, par une vue du nécessaire et une négation du fatal.
Revenons au sérieux, j’entends au bien fondé. Je suis assuré de conclure tout près de l’enseignement magistral en appelant l’attention sur ceci que, de même que Dieu ne peut être dit exister, de même, et encore mieux peut-être, la liberté ne peut être dite existante, puisqu’exister c’est être pris dans le texte de l’expérience. C’est pourquoi nos représentations, si bien nommées, l’excluent rigoureusement. Jamais je ne verrai la liberté à l’œuvre, comme une chose qui en pousse une autre. Je n’en puis avoir aucune expérience, parce que ce qui est objet d’expérience est chose. Mais, par la même raison, je ne puis trouver d’expérience qui prouve qu’elle n’est pas. Tout ce qui est pensée est soumis à cette condition, qu’on oublie toujours, voulant que la pensée soit une chose de plus, ou une suite de choses. « Il n’y a, disait-il, qu’un fait de pensée, qui est la pensée. » Même une idée n’est pas un fait de pensée ; une idée est un objet ; et aussi l’idée de l’idée ; mais la réflexion même nous fait esprit. Ce qu’on exprime en disant que Dieu est intérieur, non extérieur ; et toute la religion n’a-t-elle pas été toujours à dire d’un dieu ou d’un autre : « Tu n’es pas le vrai dieu » ? La vraie foi n’a donc d’autre objet qu’elle-même. Ainsi pensait le Briseur d’Images.
L’Esprit, quand il parvient ainsi à son front de bataille, a trouvé sans doute sa destination. Mais ce combat ne finit point, par cette chute continuelle de nos pensées, qui deviennent idées, et d’idées, images. Négation de la négation, comme parle Hegel ; combat sans gloire, puisque, toutes les idoles abattues, il laisse paraître en leur état naissant les choses, les hommes et soi, ce qui n’est pas pour étonner. De tels hommes ne sont grands que de près, dans le moment même où ils pensent par dessus l’idée. L’Éternel paraît ici, que tous invoquent, et qui va par jugements singuliers, par actions invincibles et promptes. Dont il est resté peu de témoins, tous s’accordant sur la force et sur la grandeur, tous arrêtés en respect et religion.
Pour moi, au seuil d’une longue enfance, qu’y pouvais-je entendre ; et qu’en ai-je pu sauver ? Une mesure de grandeur ; aussi des parties de doctrine, inébranlables, et propres à donner assurance, sans développer trop l’orgueil, si naturel au fils de la Terre. Heureux si j’ai fait sentir à quelqu’un quelque chose de ce feu d’admirer, consolation pour tous, et vertu des forts.
FIN