Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I
The Project Gutenberg eBook of Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I
Title: Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I
Author: A.-V. Arnault
Release date: September 16, 2007 [eBook #22633]
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
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SOUVENIRS D'UN SEXAGÉNAIRE.
PAR A.V. ARNAULT, DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
TOME PREMIER.
Verum amo Verum volo diei PLAUTE, Mostellaria
PARIS.
LIBRAIRIE DUFEY, RUE DES MARAIS-S.-G. 17.
1833.
INTRODUCTION.
Des Mémoires en général, et de quelques Mémoires en particulier.—Du but que je me suis proposé en publiant ces Souvenirs.
Quel est le sens précis de ce mot Mémoires? veut-il dire voilà ce dont je me souviens, ou voilà ce dont il importe qu'on se souvienne?
Dans ce dernier sens, tous les ouvrages qui portent ce titre n'auraient pas droit de le garder, et il y a eu pis que de la vanité aux auteurs à le leur donner.
Pour me mettre à l'abri d'un pareil reproche, j'ai cru devoir intituler ce livre Souvenirs: c'est au lecteur à juger si ce qui se trouve dans ma mémoire mérite d'être conservé dans la mémoire des autres.
Ce titre me semble plus précis que Mémoires, et il répond parfaitement au mot Réminiscences, titre, que des Anglais ont donné à des ouvrages de la nature de celui-ci.
Il est un rapport néanmoins, et cette petite discussion le démontre, sous lequel ces mots Mémoires et Souvenirs sont tout-à-fait synonymes: c'est qu'ils annoncent que dans le livre en tête duquel ils se trouvent l'auteur parlera beaucoup de lui ou de soi.
Parler de soi fut de tout temps une manie assez générale, et jamais elle n'a été plus en vogue qu'aujourd'hui. On trafique aujourd'hui de tout et même de soi; et quand le soi physique ne peut plus servir de base à spéculations, on spécule sur le soi moral, et, se débitant sous une forme nouvelle, on donne sur soi des Mémoires qui ne sont pas toujours de soi. Un des éditeurs les plus accrédités des romans qui se publient journellement sous le titre de Mémoires disait, en achetant le manuscrit d'un auteur qui avait travaillé sur soi, et lui témoignait l'intention de revoir son travail: «C'est moi que ce soin regarde; laissez-moi faire, je vous arrangerai cela; je ferai pour vous comme pour les autres; car, en fait de Mémoires, soit dit entre nous, je ne publie que ceux que je fais.»
En publiant ses Mémoires, fait-on toujours une chose utile à la société? La question serait superflue s'il s'agissait des Mémoires de Sully, de ceux du cardinal de Retz, ou des Commentaires de César, le plus ancien livre connu qu'un auteur ait laissé sur lui-même.
Qu'un des hommes portés par un génie supérieur à la tête des affaires publiques ou au commandement des armées entretienne la postérité de l'art auquel il a dû son importance ou sa gloire, de l'art de commander, d'administrer ou de gouverner, il en a le droit: ce sont des secrets qu'il lui révèle; un franc exposé de ses principes, de ses hauts faits, de ses fautes même, ne peut offrir aux lecteurs que d'utiles leçons, que de nobles exemples.
Ainsi en est-il des écrits dont certains moralistes se sont faits l'objet. Saint Augustin et Jean-Jacques ont eu droit de parler d'eux, et l'on ne lira pas sans profit les Confessions même du dernier, si on sait les lire. Mais les utiles leçons qui se mêlent aux étranges écarts avoués par Rousseau, qui ne s'en croit pas moins le meilleur des hommes, se retrouvent-elles dans beaucoup de Mémoires?
Quel fruit peut-on retirer, par exemple, des Mémoires du comte de Gramont, Mémoires rédigés par Hamilton, sur des notes fournies par son beau-frère? Que vous apprennent-ils, sinon que leur héros n'avait pas, à beaucoup près, dans le coeur, la délicatesse que son interprète avait dans l'esprit, et que telle est la différence des moeurs de notre siècle à celles du sien, qu'aujourd'hui un bourgeois se croirait diffamé s'il était accusé des espiègleries dont se glorifie ce seigneur?
Modèle d'élégance et de grâces quant à la forme, et monument de dissolution quant au fond, ces Mémoires sont néanmoins de la morale la plus innocente, comparés à certains Mémoires publiés tout récemment.
Qu'est-ce, en définitive, que les Mémoires du comte de Tilly? Un recueil de faits plus scandaleux les uns que les autres. La corruption a-t-elle jamais inspiré de projets plus pernicieux, la perversité de combinaisons plus atroces? En vain leur détestable auteur affecte-t-il de blâmer ce dont il s'accuse; on sent qu'il y a plus d'orgueil que de repentir dans ses aveux, et qu'il prend la scélératesse pour du génie. L'hommage qu'il semble rendre à la morale ne saurait compenser le dommage qu'il lui porte par ses confessions mêmes. Son livre est élémentaire en matière de crime. Nulle part on n'a développé avec plus d'impudence de plus odieuses théories. Voilà un livre vraiment mauvais, un livre où l'on n'apprend rien que le mal; c'est un procès-verbal d'atrocités, en trois volumes.
C'en est un de sottes fredaines, que les Mémoires de ces femmes qui, publiant dans leur confession-générale la confession de tout le monde, avouent avoir fait une sottise avec mille et un complices, ce qui fait mille et une sottises pour le compte de l'héroïne. Elles croient, en publiant ces faits, n'avoir dit de mal de personne: ne médisent-elles donc pas des gens dont elles disent du bien, par cela même qu'elles en parlent? En se déshabillant, ne déshabillent-elles pas aussi les autres? Henriette Wilson, pour la nommer, Henriette Wilson en dévergondage, comme le comte de Tilly en dépravation, ne rivalise-t-elle pas avec les romanciers les plus éhontés? L'un et l'autre se vantent d'avoir effectué ce qui avant eux n'avait été rêvé que par des cerveaux en délire. Quelque plaisir que de pareils Mémoires puissent donner aux gens qu'ils n'instruisent pas, ne serait-il pas à souhaiter que ces deux rudimens du vice n'eussent pas vu le jour?
Que pensez-vous donc des Mémoires de Vidocq? me dira-t-on. Si les moeurs dépeintes dans les aveux ingénus de la femme libre vous répugnent, quels sentimens celles que vous dévoilent les confidences d'un forçat libéré ne soulèvent-elles pas en vous?
Pas un sentiment qui ne me soit pénible, mais pas un sentiment qui soit dangereux; bien plus, pas un sentiment qui ne soit utile.
Ce n'est pas sans profit pour la société que le moins honnête de ses membres lira cette confession qui lui dénonce des mystères qu'autrement il n'eût pu connaître qu'en s'y faisant affilier, ce procès-verbal d'une autopsie qui lui montre à découvert les parties les plus ignobles du corps social dans l'état de putréfaction où le vice les a réduites. Le vice là est si peu aimable, il est accompagné, dans ses succès même, de tant de tortures, ses inévitables conséquences sont si épouvantables, qu'il n'y a pas à craindre que les aveux de ce pécheur repentant pervertissent personne. Je les crois, au contraire, de nature à convertir plusieurs; je crois de plus qu'ils offrent au législateur plus d'une leçon de haute morale: une courte analyse suffit pour le prouver.
Le héros de cette histoire était incontestablement un mauvais sujet; ses penchans le faisaient tel; mais il n'était que cela: la justice des hommes a pensé en faire un scélérat. Il n'était détenu que pour un de ces délits qui ne sont passibles que de peines correctionnelles, quand, sur une accusation calomnieuse, à laquelle certaines circonstances donnaient un caractère de vraisemblance, il fut condamné à une peine infamante, les travaux forcés.
Traité dès lors comme les scélérats auxquels il est enchaîné, que d'efforts ne lui faut-il pas faire pour ne pas devenir semblable à eux? Il ne peut recouvrer sa liberté qu'en se faisant aider par eux, et ne peut se faire aider par eux sans contracter l'engagement tacite de les aider dans leurs plus exécrables projets.
Dans quelle affreuse dépendance cette nécessité ne le jette-t-elle pas! C'est pour vivre en honnête homme qu'il s'est échappé; c'est pour reprendre leur vie de scélérats que ceux-ci s'échappent. Placé, par son évasion, entre les atroces exigences de ces suppôts du crime et l'impitoyable surveillance des suppôts de la justice, que de peines il lui faut prendre pour se sauver des uns et des autres! Sa vie se consume entre ces deux terreurs; et, malgré la probité avec laquelle il exerce successivement plusieurs métiers, il n'a véritablement que l'existence d'un brigand, parce qu'un jugement injuste, mais irrévocable, lui a imprimé le sceau de la réprobation.
Il me semble que ce tableau des misères où Vidocq a été entraîné par son inconduite, loin de rien offrir d'immoral, doit provoquer aux réflexions les plus salutaires des hommes dont les principes ne seraient pas encore déterminés.
De plus, ces Mémoires donnent sur le régime des prisons et des bagnes des renseignemens de la plus haute importance. On n'y verra pas sans trembler à quel degré les surveillans de ces infâmes ateliers poussent l'insouciance. Occupés uniquement de deux intérêts, tout ce qui ne tend pas à favoriser l'évasion de leurs prisonniers, ou à augmenter les odieux profits qu'ils font sur ces misérables, n'est pour eux qu'un objet d'indifférence; ce que font les forçats dans leur chaîne, pourvu qu'ils ne les brisent pas, ne leur importe en rien. Aussi, loin d'être des maisons de correction ou d'amendement, ces maisons ne sont-elles que des écoles normales en matière de crime, écoles de perfectionnement où, pour la plupart, les pervers qu'on y plonge achèvent de se dépraver.
Quand on lit les Mémoires de Vidocq, on serait tenté de croire qu'il y a aux bagnes une classe de gens plus atroce que les condamnés qu'on y retient, que les réprouvés qui y vivent; ceux qui en vivent.
Un criminaliste trouvera dans ces Mémoires plus d'un sujet de grave méditation: loin d'en croire la publication dangereuse, je la tiens donc pour utile, pour salutaire même.
Mais en est-il ainsi des Mémoires dont j'ai parlé antérieurement? Est-il certain qu'ils convertiront tous les vicieux et ne corrompront aucun des innocens qui les liront? Caricature du Don Juan de Molière, le Comte de Tilly n'a voulu, en publiant ses Mémoires, que se faire législateur, ou tout au moins professeur en matière de rouerie. Comme son modèle, il est mort dans l'impénitence finale; point de pardon pour lui.
Moins odieuse, mais non moins vicieuse, la Phryné moderne a quelque analogie avec la Madeleine, mais non pas avec la Madeleine pénitente: elle est moins tourmentée du regret d'avoir commis tant de péchés que du regret de n'en pouvoir plus commettre, foute de complices; anathème aussi à son livre, mais indulgence pour celui de Vidocq. Les regrets de la Madeleine m'édifient peu; mais je ne suis pas moins sensible que Dieu aux remords du bon larron.
En général, les Mémoires dont on se fait l'objet sont plutôt un sujet de vaine curiosité que d'utile instruction pour le public, parce qu'il est rare qu'ils soient écrits de bonne foi, et que l'auteur ait l'importance qu'il s'attribue.
Mais lorsque l'histoire de l'historien se trouve liée à celle d'un homme qui, par sa position et par son caractère, a joué un grand rôle dans le monde, d'un homme qui, tel que Frédéric, Voltaire ou Napoléon, a exercé sur les destinées humaines une influence qui se perpétue après sa mort, c'est chose différente. Recommandable par l'objet, sinon par l'écrivain, ces Mémoires-là méritent d'occuper l'attention de quiconque tient à ne prononcer sur les grands hommes qu'en connaissance de cause, qu'après avoir recueilli toutes les dépositions et lu toutes les pièces relatives au procès qui s'instruit à l'occasion de leur apothéose, qu'après avoir entendu l'avocat du diable comme celui du saint.
Cela explique l'intérêt qu'ont excité tous les Mémoires relatifs à
Napoléon, et particulièrement ceux de M. le duc de Rovigo, de M. de
Bourrienne et de M. Constant; l'un ministre, l'autre secrétaire, et le
dernier valet de chambre de cet homme prodigieux.
Ces écrivains ont vécu tous les trois dans l'intimité du grand homme, mais chacun d'eux lui porte des sentimens différens: le duc de Rovigo l'admire; M. de Bourrienne l'abhorre; M. Constant l'adore. Que de renseignemens curieux ne doivent pas renfermer des écrits dictés par des intérêts si divers à des hommes qui ont vu le même homme de si près, et l'ont envisagé sous des rapports si dissemblables!
Écrits sans art, mais non pas sans talent, écrits avec la pointe d'une épée, les Mémoires du ministre de Napoléon sont une histoire complète de la vie politique et privée de ce prince, depuis sa campagne d'Égypte jusqu'à son départ pour Sainte-Hélène. Il est difficile, en les lisant, de ne pas partager le sentiment qui règne dans ce livre, parce que ce sentiment y est continuellement justifié par l'exposition des principes qui dirigèrent Napoléon, et par les intentions qui l'ont jeté dans celles même des entreprises que la fortune s'est plue à réprouver, parce qu'il y est démontré que ces projets, qu'on attribuait à une ambition insatiable, n'étaient véritablement que la conséquence des positions périlleuses où la politique anglaise avait l'art de replacer son irréconciliable ennemi à l'instant même où il venait d'y échapper, et que c'est toujours à son corps défendant qu'il a repris les armes que les coalitions n'ont jamais posées que pour se ménager le temps de se refaire de leurs fatigues, de réunir de nouvelles ressources, de réparer leurs défaites et de tenter de nouveau la fortune dont ils espéraient lasser la rigueur.
Ces observations sont applicables aux causes qui amenèrent les deux guerres avec l'Autriche, et la guerre avec la Prusse ainsi que l'occupation de l'Espagne, et l'expédition de Russie, dans lesquelles Napoléon fut engagé presque malgré lui.
Les Mémoires du duc de Rovigo ne sont peut-être pas exempts d'erreurs; mais ils sont certes exempts de mensonge. On est d'autant plus fondé à le croire que les plus graves réclamations qu'ils ont excitées portent moins sur des faits controuvés que sur des faits avérés. La vérité n'est pas toujours bonne à dire.
La véracité domine dans ces Mémoires, tout empreints qu'ils sont de la plus vive reconnaissance. On n'en peut pas dire autant de ceux de M. de Bourrienne: c'est sous la dictée de l'envie et de la haine que ceux-là sont écrits; ces passions s'y manifestent dès les premiers chapitres. En retraçant, non sans complaisance, les détails d'une liaison qui a pris naissance au collége, M. de Bourrienne a grand soin de présenter les faits de manière à ce qu'on en conclue qu'elle était tout au profit du jeune Corse qui, sous le rapport de l'esprit et sous celui du coeur, était bien loin, si l'on en croit son intime ami, d'apporter dans ce commerce des avantages égaux à ceux qu'il en retirait. On y voit que M. Bonaparte réussissait à peine dans quelques facultés, tandis que M. Bourrienne, génie universel, accaparait tous les prix et fatiguait, par la multitude de ses succès, la main qui distribuait les couronnes. À en juger par ces renseignemens, un lecteur qui ne connaîtrait pas les faits ultérieurs, et à qui on annoncerait qu'un de ces deux écoliers a été le premier homme du siècle, s'imaginerait-il que ce ne soit pas M. de Bourrienne?
Il paraît pourtant que M. Bonaparte, ou de Buonaparte, n'était pas inférieur en tout à son brillant condisciple. D'après un programme des exercices publics qui terminèrent, en 1782, l'année scolaire à l'école de Brienne[1], programme que j'ai sous les yeux, le jeune Corse aurait concouru pour le prix dans quatre facultés différentes, l'histoire, la géographie, la géométrie, et, ce qu'il y a de plus singulier, la danse, art dans lequel toutefois M. de Bourrienne excellait aussi, puisqu'il est inscrit sur cette honorable liste parmi les danseurs qui figurèrent dans la Monaco, ou dans le ballet qui a dû clore la solennité.
Les mêmes sentimens se reproduisent dans le tableau que M. Bourrienne fait de ses relations avec son ancien camarade qu'il retrouve dans le monde en 1792; il ne nous laisse pas ignorer que, plus riche alors, ou, disons mieux, moins pauvre que son intime ami, il payait quelquefois pour deux; il ne nous laisse pas ignorer non plus que cet intime ami se trouva si dénué de ressources après le 10 août, qu'il fut obligé d'emprunter sur sa montre chez M. Fauvelet, frère de M. Bourrienne, homme obligeant, qui avançait de l'argent sur nantissement aux émigrans, et que M. Bonaparte a l'indignité d'appeler marchand de meubles, quand il n'était que prêteur sur gages.
Entré dans la diplomatie à cette époque, M. de Bourrienne se trouvait dans une position plus heureuse que son camarade le lieutenant d'artillerie. La fortune les classait, sans contredit alors, en raison de leur mérite; il faut voir avec quelle complaisance il le fait sentir. Mais ce bel ordre ne se maintint pas long-temps. Après le siége de Toulon, il fut interverti. Devenu capitaine, le lieutenant, franchissant à pas de géant les grades intermédiaires, fut fait général, et le secrétaire de légation, inscrit sur la liste des émigrés, se vit arrêté dès le premier pas dans la carrière ouverte à sa vaste capacité. Cette injustice du sort altéra sensiblement l'humeur de M. de Bourrienne, et aussi sa tendresse pour son intime ami, qui pourtant n'en pouvait mais.
Cependant cet intime ami avait été nommé au commandement de l'armée d'Italie; la prospérité ne l'enivra pas. L'empressement et l'obstination qu'il mit à appeler près de lui son ancien camarade, dont il obtint ou plutôt dont il exigea la radiation, est remarquable; on y reconnaît toute la chaleur d'une affection de jeunesse.
Il s'en faut de beaucoup qu'elle se retrouve dans le sentiment avec lequel l'émigré radié rend compte de ce fait. On croirait, à la manière dont il en parle, que c'est contre son gré qu'il recouvra une patrie par les soins du condisciple qui l'associait à sa haute fortune en l'admettant dans son cabinet.
L'histoire de ce cabinet, où le secrétaire entra dans de pareilles dispositions, n'est pas écrite avec une grande bienveillance, comme on se l'imagine. Est-elle écrite avec fidélité? il est permis d'en douter. Les erreurs qu'elle contient en donnent le droit[2]. On est fondé à croire que celui qui se trompe sur ce que tout le monde sait, peut tromper tout le monde sur ce qu'il dit n'être su que de lui; on est fondé à croire qu'ayant à expliquer son expulsion du cabinet consulaire, où tant de motifs semblaient devoir le maintenir à jamais, il n'a dû négliger aucune occasion de noircir la réputation de Napoléon, chaque imputation dont il charge la mémoire de celui-ci lui paraissant une justification de la sienne: la justesse de cette conjecture n'est, au reste, que trop évidemment démontrée par les deux volumes de réfutations dont les Mémoires de M. de Bourrienne ont été l'objet[3].
Un ami de la gloire de Napoléon ne doit donc pas trop se fâcher de la publication des Mémoires de M. de Bourrienne. La discussion qu'ils ont provoquée a fait jaillir la vérité dans tout son éclat. Ce n'est pas, après tout, la première fois que la calomnie a tourné au profit du calomnié. Ajoutons que dans l'intention de donner du crédit aux inculpations qu'il n'épargne pas à son ami, M. de Bourrienne le disculpe victorieusement sur certains chefs d'accusation qui passaient pour fondés[4]. C'est toujours quelque chose.
Souhaitons que M. de Bourrienne fasse un jour dans son propre intérêt ce qu'il a fait dans celui de Napoléon, et qu'il réfute par des démonstrations les reproches qu'on lui adresse et auxquels il n'oppose que des dénégations.
Ses Mémoires contiennent sa propre histoire autant que celle de Napoléon; cela devait être. Quand on publie un factum à l'occasion d'un procès où l'on est impliqué, il est difficile de ne pas parler beaucoup de soi.
Il n'en est pourtant pas ainsi des Mémoires de M. Constant. C'est presque uniquement de Napoléon que cet autre commensal de Napoléon nous entretient. Il avait aussi un procès à soutenir devant le public, et prenait la plume dans un intérêt assez semblable à celui qui l'a fait prendre à M. de Bourrienne. S'il n'a pas été renvoyé par son maître, il a quitté. Le public lui demandait par quels motifs, au moment de la mauvaise fortune, il s'était séparé du grand homme qui l'avait appelé auprès de lui au temps de sa prospérité.
On n'attend pas d'un domestique toute la délicatesse qu'on exige d'un secrétaire, en conséquence, on eût vu sans surprise celui-ci justifier cet abandon aux dépens de son patron; et comme un héros ne l'est pas pour son valet, on comptait sur des révélations qui auraient montré sous un aspect un peu moins louable dans sa vie privée l'homme qui dans sa vie publique commande si fréquemment l'admiration; on s'attendait à ce que cet ennemi intime ferait voir un tyran domestique dans le despote qui asservissait l'Europe: c'était une consolation pour l'envie. Malheureusement il n'en a pas été ainsi; et des serviteurs de Napoléon qui ont écrit de lui, M. de Bourrienne est le seul pour qui le proverbe précité ne soit pas en défaut.
Loin d'être d'un ennemi, les révélations du valet de chambre sont de l'ami le plus dévoué et donnent du maître l'idée la plus favorable. Elles démontrent que personne n'était plus traitable dans son intérieur, plus doux avec ses gens que l'homme qui fut si terrible aux rois; que si sa tête était ouverte à toutes les ambitions, son coeur n'était fermé à aucune affection tendre, et qu'il était accessible aux sentimens d'humanité qui semblent le plus incompatibles avec les habitudes de la politique.
Cette histoire de la vie intérieure de Napoléon est complète, trop complète peut-être. On y voit que la galanterie était un délassement pour cet empereur, comme pour tant de personnages qui l'ont précédé sur le trône, et qu'en faiblesses même, il ne lui manquait rien de ce que nous divinisions dans nos rois. Mais s'il ressemble aux plus grands d'entre eux sous ce rapport, du moins est-il un point sous lequel il en diffère: c'est qu'il ne tirait pas vanité de ses faiblesses, c'est qu'il n'appelait pas l'attention publique sur ce que le public devait ignorer, c'est qu'il respectait assez la morale pour tenir secret ce dont la morale pouvait s'offenser, c'est qu'il ne prétendait pas obliger le peuple à honorer les femmes qu'il eût déshonorées par cette injurieuse exigence.
Son confident ne l'a pas tout-à-fait imité dans sa réserve. Mais encore ne fait-il qu'entr'ouvrir le rideau de l'alcôve impériale; et s'il ne se tait pas sur les faits, se tait-il toujours sur les noms. Cela est louable à une époque où tant de chroniqueurs spéculent sur le scandale, où les réputations sont continuellement sacrifiées à de vils intérêts de librairie, où tant de faiseurs de Mémoires exploitent surtout la diffamation, ingrédient non moins favorable au succès d'un livre que le fumier à la fertilité d'un champ, et s'emparant de l'honneur des gens, de leur vivant même, en usent avec eux comme ces apprentis de Saint-Côme avec le chien vivant qu'ils soumettent au tranchant du scalpel.
Joints à ceux de M. de Bourrienne et à ceux du duc de Rovigo, les Mémoires de Constant, qui embrassent l'histoire de Napoléon depuis son avènement au pouvoir jusqu'à son abdication, ne laissaient guère à désirer que des détails plus circonstanciés sur la partie de sa vie antérieure à son élévation.
Cette lacune vient d'être remplie en partie par les Mémoires de Mme la Duchesse d'Abrantès. On y trouve des détails précieux sur l'enfance et l'adolescence de cet homme si extraordinaire, qui, d'origine grecque, annonçait en lui dès l'âge le plus tendre un homme de Plutarque, comme le disait Paoli. On y voit l'instinct de la supériorité se manifester dans les passions de ce jeune homme qu'on accusait de bizarrerie et de morosité, parce qu'il était tourmenté de ce malaise qu'éprouve une âme impatiente d'employer de hautes capacités; un génie qui, comme l'aigle emprisonné dans une cage, se débat dans une condition médiocre, jusqu'au moment où il lui est permis de briser les obstacles qui enchaînent son essor, et d'aller prendre dans les régions les plus élevées sa véritable place.
Ce mérite se retrouvera, je crois, dans une partie de mes Souvenirs. Il y est souvent question de Napoléon, sous des rapports où il n'a pas été donné à tout le monde de l'observer, et qui n'ont pu être saisis que par une personne admise dans sa familiarité.
Napoléon, sans être l'objet spécial de ce livre, y règne donc, mais comme dans le siècle qui conservera son nom il y règne entouré des hommes qui ont coopéré à sa grandeur, et dont la grandeur est son ouvrage. Il est peu de ces hommes-là que je n'aie connus avant leur élévation, et avec qui je n'aie été sur le pied de l'égalité la plus parfaite, égalité qui, depuis, a cessé avec plusieurs, mais non pourtant avec tous. Quelques uns, et je le dis à leur honneur, se sont obstinés à ne voir qu'un camarade dans celui que la fortune a moins favorablement traité qu'eux, et à qui ses forces, son insouciance, ou les circonstances, n'ont pas permis de grimper comme eux jusqu'au faîte du mât de cocagne, au pied duquel il est retombé, après s'être à peine élevé à la hauteur où peut parvenir un homme de lettres qui, hors le moment du danger, ne fut guère que cela.
On trouvera ici, sur ces hommes-là, des renseignemens précieux et neufs; on en trouvera de pareils aussi sur d'autres hommes qui se sont fait remarquer à d'autres titres pendant la longue période qu'embrassent ces souvenirs qui s'étendent des trente dernières années du XVIIIe siècle aux trente premières années du XIXe. Peindre les individus à mesure qu'il les rencontre, caractériser les événemens à mesure qu'ils s'accomplissent, et tout cela, le faire d'après ses propres impressions et non d'après les préventions d'autrui, voilà à quoi l'auteur de ces Souvenirs s'engage. On peut ainsi faire, sur des sujets déjà traités, un livre neuf.
Il faut le dire toutefois, c'est moins l'histoire des événemens qu'on trouvera dans ce livre que celle de l'influence qu'ils ont exercée sur la société, que celle des modifications si singulières et si contradictoires qu'ont éprouvées les habitudes françaises par suite des vicissitudes auxquelles notre organisation sociale a été soumise pendant les diverses phases de la révolution. Personne peut-être n'a été plus à même que moi d'en juger. Placé dans la classe mitoyenne, je n'étais ni assez au-dessous de la classe supérieure, ni assez au-dessus de la classe inférieure, pour ne pas voir ce qui se passait dans l'une et dans l'autre.
Homme de lettres par goût, homme politique par circonstance, mais homme du monde plus que tout autre chose, c'est moins l'histoire des lois que celle des moeurs, moins l'histoire de l'état que celle de la société, que j'écris.
Cette histoire, trop souvent dédaignée des historiographes, c'est aux hommes du monde à la recueillir. C'est dans les registres où, sous la dictée du hasard, s'inscrivent les faits à mesure qu'ils se produisent, se consignent les opinions à mesure qu'elles se manifestent, c'est dans ces procès-verbaux de chaque journée qu'on doit la trouver.
Pour qu'on puisse leur accorder quelque créance, il faut toutefois que la fidélité de ces procès-verbaux soit garantie par la signature dont ils sont souscrits. Cette garantie, qui manque à tant de Mémoires anonymes ou pseudonymes, fabriqués dans on ne sait, ou plutôt dans on sait bien quel atelier, cette garantie se trouvera, j'espère, dans la signature que portent ces Souvenirs. Ce ne sont pas des romans fabriqués avec quelques faits avérés, mais noyés dans un fatras de caquets où la vérité est immolée à des intérêts de parti ou de coterie, à des calculs de politique ou de commerce; c'est un recueil de faits attestés par l'écrivain qui les raconte et qui les publie sous la responsabilité de son honneur.
En résumé, ce n'est pas tout-à-fait mon histoire que je donne ici, mais ce n'est pas non plus uniquement l'histoire des autres; c'est quelque chose de tout cela; c'est ce dont je me souviens de moi et des autres.
Quand ma vie s'est trouvée en contact avec celle de quelque personnage célèbre à quelque titre que ce soit, ou avec quelque événement mémorable, quelle qu'en soit la nature, je n'hésite pas à tout raconter; l'importance des hommes ou celle des faits supplée alors à la mienne. C'est d'eux que je parle à propos de moi. En tout autre cas, je ne crois pas pouvoir être assez sobre de détails. Je ne suis pas un héros d'histoire.
Je crois surtout devoir m'abstenir de parler de certaines aventures dont ma vie n'est pas plus exempte que celle de tant de gens qui n'ont écrit que pour en raconter de semblables. En fait de sottises ou de folies, un galant homme n'a le droit de révéler que celles qui lui appartiennent tout entières. Jean-Jacques, disait une femme spirituelle qui se croyait en droit d'accuser ce moraliste de quelque indiscrétion, Jean-Jacques peut bien faire ses confessions, mais devait-il faire les confessions d'autrui?
Je ne me prévaudrai ni de l'exemple de Jean-Jacques, qui pousse quelquefois la sincérité jusqu'au cynisme, ni de celui de Marmontel, qui, dans un livre dédié à ses enfans, porte dans ses aveux la fatuité presque aussi loin que le chevalier de Faublas. Je ne livrerai, en fait de secrets, que ceux qui sont à moi sans partage; si je n'ai pas la prétention d'être un héros d'histoire, je n'ai pas non plus celle d'être un héros de roman.
Si les agitations auxquelles ma destinée a été livrée, et qui m'ont conduit soit en Angleterre, soit en Italie, soit en Espagne, soit en Hollande, se reproduisent dans ce livre, on y trouvera du mouvement et de la variété: qu'alors on n'ait pas regret à l'intérêt qu'il obtiendrait; ce serait celui qu'on ne peut refuser à des sentimens vrais et à des récits véridiques.
Cela dit, j'entre en matière.
LIVRE PREMIER.
1766—1783.
CHAPITRE PREMIER.
Réflexions générales. Enfance de l'auteur.—Premières impressions.—Mort de Louis XV.—Ses funérailles.—L'Éducation domestique.—Le collége.
Je suis né le 22 janvier 1766. Mon père, sans être riche, possédait un revenu honnête en biens-fonds, qu'il aliéna en partie pour acheter chez les princes, frères du roi Louis XVI, des charges dont par des événemens qu'il n'avait pu prévoir, et par suite de sa mort prématurée, la finance a été perdue pour ses enfans. Ce qui devait augmenter sa fortune commença notre ruine.
Je n'avais que dix ans quand il mourut. Je crois le voir encore: sa physionomie, son maintien, les habitudes de son corps, l'expression de son visage, le son de sa voix même, tout cela m'est présent, comme si nous ne nous étions quittés que d'hier.
Aimable, spirituel, actif, entreprenant et ambitieux, il était fait pour arriver à tout, s'il eût vécu âge d'homme. Il avait à peine trente-six ans quand il fut enlevé par une fluxion de poitrine.
Son père était mort au même âge de la même maladie. Je ne suis pas superstitieux. Ce rapprochement me revenait pourtant malgré moi dans l'esprit quand je me trouvai dans cette fatale année.
Cela me rappelle un fait assez singulier. Un jour que je dînais chez un de mes bons amis, Parceval de Grandmaison, le docteur Alibert, qui voit tout en rapport avec la science à laquelle il s'est voué, et cherchait à deviner, d'après la complexion de chacun, la maladie à laquelle il était enclin: «Vous, par exemple, dit-il après m'avoir attentivement considéré, vous êtes magnifiquement constitué pour la fluxion de poitrine.—C'est donc un privilége de famille? lui répondis-je; mon père et mon grand-père sont morts de cette maladie à trente-six ans, et je n'en ai pas trente-sept.—Rien de tout cela ne me surprend, reprit-il avec tranquillité; mais il ne faut pas vous en inquiéter. En vous livrant à des travaux de tête, vous avez détourné la tendance de la nature; vous y êtes échappé en vous faisant homme de lettres, et c'est dommage. Quel spectacle pour un observateur que celui qu'eût offert le combat d'une complexion énergique comme la vôtre, avec une fluxion de poitrine bien conditionnée, et dont je vous aurais tiré!»
Mes premiers souvenirs remontent presque au commencement de ma vie. Je me souviens parfaitement avoir habité dans une maison qui faisait l'angle de la rue de Cléri et du boulevard, et qui n'est démolie que depuis quelques années. Nous y demeurions en 1770, lors du mariage de Louis XVI. Je ne vis des fêtes qui eurent lieu à cette occasion que ce qu'on en pouvait voir par la fenêtre, c'est-à-dire l'illumination; mais le récit des apprêts qui se faisaient à la place Louis XV, et des événemens désastreux qui changèrent en un jour de deuil cette brillante solennité, retentit encore à mes oreilles.
Un fait qui ne s'est jamais effacé non plus de ma mémoire, et que des rêves ont représenté plus d'une fois à mon imagination, date de la même époque. Une vieille voisine qui m'aimait beaucoup, et se plaisait à me faire partager ses plaisirs, après m'avoir plusieurs fois régalé des marionnettes, me mena un jour, à l'insu de mes parens, comme de raison, voir une exécution à la place de Grève. Elle avait loué à cet effet une fenêtre d'où l'on pouvait jouir tout à l'aise de cet autre spectacle. Le patient souffrit moins que moi: on eut beau me dire que c'était un exécrable scélérat, je ne vis en lui qu'un homme qu'on assassinait, et que des assassins dans les hommes qui le tuaient. Effroyable impression! l'échafaud sur lequel il monta soutenu par un prêtre, la croix sur laquelle on l'étendit, la barre dont on lui brisa les os, la roue autour de laquelle on plia ses membres rompus; je vois encore tout cela, et ce n'est pas sans frissonner. De là cette irritabilité nerveuse qui, après plus de soixante ans, n'est pas encore calmée en moi; de là aussi mon horreur pour la peine de mort qui, pour la plupart des cas où on l'applique, me paraît un acte d'atroce puérilité.
Un autre objet moins terrible en lui-même, et dont le souvenir m'épouvante moins aujourd'hui, me causait aussi dans ce temps-là une grande terreur: c'était la ridicule représentation d'un personnage dit le Suisse de la rue aux Ours, que des polissons promenaient dans les rues à une certaine époque de l'année. Ce mannequin gigantesque, car il atteignait presque à la fenêtre de l'appartement que nous occupions au premier, tenait en sa main le couteau avec lequel il avait répandu le sang d'une bonne vierge de plâtre qu'on voyait alors sous grille, au lieu où le sacrilége avait été commis. Il me paraissait bien plus coupable que l'assassin dont j'ai parlé plus haut; j'entendais dire, sans trop de pitié, qu'il avait été brûlé vif; et pourquoi m'était-il odieux? parce qu'il me faisait peur.
Ce sentiment est celui qui, dans mon enfance, a exercé sur moi la plus grande influence. Je me rappelle qu'alors je saluais avec un égal empressement les soldats et les prêtres: l'uniforme et la soutane me faisaient trembler.
J'avais alors quatre ans. Mes souvenirs remontent plus haut encore. Je me rappelle assez nettement certains faits qui se rapportent au temps où j'étais en nourrice, d'où je ne fus retiré, à la vérité, qu'à l'âge de trois ans. On pense bien qu'on n'avait pas attendu l'époque de mon rappel pour me sevrer. Comme le paysan à qui l'on m'avait confié était vigneron, quoiqu'il habitât en Normandie, et qu'il y avait toujours dans son cellier un tonneau en perce, je ne cessai pas de téter après le sevrage, et j'allais prendre au robinet ce que le sein ne me fournissait plus. Boire ainsi me plaisait assez; mais ce qui me plaisait davantage, c'était de boire dans la belle tasse d'argent dont mon Silène se servait pour déguster et faire déguster son vin; rarement, toutefois, je buvais la tasse entière, si petite qu'elle fût. Plus curieux et plus dévot que gourmand, je la renversais presque toujours pour admirer et pour baiser un saint Nicolas qui était gravé à son revers, et que je prenais pour le bon Dieu; à trois ans, j'étais aussi avancé qu'un Russe l'est à trente.
Mon père ayant transporté son domicile à Versailles en 1771, j'étudiai là les premiers élémens du latin, chez un maître de pension presque octogénaire. Ce bon homme, qui avait passé sous Louis XIV les premières années de sa jeunesse, nous entretenait si souvent du grand roi, dont tout au reste me parlait à Versailles, à commencer par Versailles lui-même, qu'il me semble avoir vécu sous son règne.
J'ai souvent vu Louis XV; il passait plusieurs fois par semaine, pour aller chasser, par la rue Satori, où j'étais en pension. On ne manquait pas alors de nous mettre en ligne devant la porte, et nous de crier: Vive le roi! C'était peine perdue: le bon prince ne faisait pas plus attention à nos voeux qu'aux doléances qui depuis cinquante ans lui étaient adressées de tous les points de la France, qu'aux aboiemens des chiens qu'il rencontrait sur sa route; nos voeux d'enfans ne l'empêchèrent pas de mourir avant l'âge que lui promettait sa forte constitution.
Louis XV avait la figure noble et calme; mais des sourcils épais lui donnaient un caractère de dureté. Quoiqu'il se tînt très-droit, et qu'il portât la tête haute, il me paraissait bien vieux; il n'avait pourtant que soixante et trois ans quand il mourut; mais je n'en avais que huit.
L'inquiétude que causait la maladie du roi dans une ville entièrement peuplée de ses domestiques me frappa vivement; et, comme je n'avais pas assez de pénétration pour démêler dans les démonstrations de ce sentiment, provoqué chez les vieux courtisans par la crainte de perdre ce qu'ils tenaient du vieux roi, celles qui, chez les jeunes, provenaient de la crainte de ne pas se saisir assez tôt des faveurs d'un nouveau règne, je croyais le Bien-Aimé bien réellement aimé. Quel fut mon étonnement, quand je vis l'indifférence qui se manifesta à ses obsèques! Cette cérémonie si pompeuse, et qui, d'après les anciens usages, ne devait avoir lieu que quarante jours après le décès du monarque, se fit presque furtivement le lendemain même de sa mort. Jetés dans un simple carrosse de deuil, ses restes putréfiés furent traînés de nuit, au grand galop, à la dernière demeure, à travers une populace muette, entre deux colonnes de gardes du corps, et au milieu d'un groupe de pages qui, le mouchoir sous le nez, se tenaient éloignés du cercueil le plus possible, et polissonnaient avec leurs flambeaux. Je conçus dès lors que la mort d'un roi pouvait bien ne pas être toujours une calamité publique.
Tout reprit bientôt dans Versailles le train accoutumé. Louis XVI revint au bout de six semaines occuper l'appartement de Louis XV. Les chasses recommencèrent; comme son prédécesseur, il passait pour aller au tiré devant la porte de notre pension; comme son prédécesseur, il y était accueilli par des Vive le roi! auxquels il ne faisait pas plus d'attention que son prédécesseur. Le roi n'avait fait que rajeunir.
Je ne perdais pas tout-à-fait mon temps en pension; déjà je passais pour posséder les élémens du latin, parce que je récitais mon rudiment, et pour comprendre Cornelius Nepos, parce que je l'expliquais, quand, à la sollicitation de ma mère, mon père me fit revenir à la maison pour y continuer mes études sous la direction d'un précepteur.
L'abbé Louchart[6] ainsi se nommait celui dont il avait fait choix, méritait sa confiance sous tous les rapports; il était instruit et possédait l'art d'instruire. Quoique doux, il ne manquait pas de fermeté; il n'était pas avare de ses soins. Il s'en faut de beaucoup pourtant que j'aie fait des progrès avec lui. Entouré de distractions, dépourvu d'émulation, j'avais pris l'étude, que j'aimais peu, dans un dégoût invincible. Quand mon père était présent, je travaillais, mais mal; quand il était absent, je ne travaillais pas du tout, et, fatigué de mon oisiveté, je faisais enrager, pour me désennuyer, M. l'abbé; car tout précepteur portant alors le petit collet et le manteau, c'était la livrée de la condition, prenait le titre d'abbé. Après six mois d'essai, ma mère fut obligée de consentir à ce qu'on me menât au collége.
Mais dans quel collége? Mon père avait été élevé chez les jésuites et leur conservait quelque affection. À leur défaut, il voulait me confier aux bénédictins, et me placer à l'école de Pontlevois. Effrayée de la distance, ma mère proposa Juilly, collége dirigé par les oratoriens. Mon père fit preuve d'une grande tendresse pour elle, en condescendant à ses désirs, et en confiant mon éducation aux antagonistes des jésuites. Le baiser qu'il me donna en me remettant aux mains de ces bons pères fut celui d'un adieu qui devait être éternel. Un mois après il n'existait plus.
C'est le 16 février 1776 que j'entrai dans cette maison célèbre; c'est le 16 mars que je perdis mon père. Sa mort m'affligea profondément; je l'ai long-temps pleurée. Le dommage qu'elle apportait à notre fortune était considérable; mais c'est le seul que je n'appréciais pas.
Mon père se plaisait à jaser avec moi. Nos conversations n'ont pas été sans résultat pour mon esprit; elles y ont jeté la semence de plusieurs goûts qui ne m'ont pas encore quitté, tel surtout que celui des lettres et de la poésie. C'est lui qui le premier m'a parlé de Voltaire, et le premier qui, en m'en parlant, l'a qualifié du nom de grand homme.
CHAPITRE II.
Juilly.—Des oratoriens qui dirigeaient ce collége.—Le P. Petit, le P.
Viel, le P. Dotteville, le P. Mandar, le P. Prioleau, le P. Bailly, le
P. Gaillard, le P. Fouché (de Nantes), le P. Billaud (de Varennes), et
autres.
Le collége de Juilly, où l'on ne recevait que des pensionnaires, se composait à cette époque de trois cent soixante et quelques élèves, que surveillaient, dirigeaient et instruisaient une trentaine d'oratoriens. Pendant sept ans et demi que j'y suis resté, cette population s'est renouvelée plus d'une fois en totalité. Je m'y suis trouvé ainsi en rapport avec un millier de personnes au moins. Comme il en est un certain nombre parmi elles qui depuis ont joué des rôles importans dans le monde, les détails qui les concernent ne sont pas étrangers à l'histoire: je ne crains donc pas d'y entrer.
À la tête de la maison était, avec le titre de supérieur, le P. Petit. Administrateur habile, directeur prudent, esprit sans préjugés, sans illusions, plus philosophe qu'il ne le croyait peut-être, indulgent et malin tout à la fois, il conduisait avec des bons mots cette grande maison, où il maintint pendant trente ans un ordre admirable, et réunissant à l'autorité qu'il tenait de sa place celle que donne une raison supérieure, il exerçait sur les instituteurs, comme sur les élèves, la moins violente, mais la plus réelle des dictatures. Économe de cette autorité, il n'entrait en communication avec les uns et avec les autres que dans les circonstances les plus graves, quelquefois comme conciliateur, quelquefois aussi comme juge; et comme ses arrêts, exprimés dans les formes les plus piquantes, se gravaient par cela même dans la mémoire de tous, il en résultait que les uns se gardaient des abus de pouvoir aussi soigneusement que les autres d'excès d'insubordination. Religieux, mais non fanatique, il n'oubliait pas qu'il était directeur d'un pensionnat et non d'un séminaire, et que les enfans qu'on lui confiait devaient vivre dans le monde; aussi tenait-il surtout à ce qu'on en fît d'honnêtes gens; c'était son mot. Le fait suivant le peindra mieux que tout ce que je pourrais ajouter.
Nous allions à confesse une fois tous les mois, ce qui ne nous déplaisait pas, parce que le temps de la confession était pris sur celui de l'étude, et que cela nous donnant l'occasion de polissonner tant en allant chercher l'absolution qu'après l'avoir reçue, la confession équivalait pour nous à une récréation. Un des pénitens du P. Petit s'accuse d'avoir volé. «Volé! c'est une action infâme, s'écrie le confesseur; c'est un péché de laquais! comment un enfant de famille a-t-il pu commettre une pareille bassesse! Volé! si, grâce à une contrition parfaite, vous avez jamais place en paradis, ce ne sera donc qu'auprès du bon larron: là aussi, mon fils, il ne faut figurer qu'avec les gens d'honneur. Volé! mais il y a vol et vol; la nature de l'objet influe beaucoup sur la valeur du péché. Volé! vous n'avez pas volé de l'argent?—Fi donc, mon père!—Bon; mais il est toujours mal de prendre ce qui ne nous appartient pas.
Le bien d'autrui tu ne prendras
Ni retiendras à ton escient.
Qu'avez-vous volé, des livres, du papier, des plumes?—Non, mon père.—Je vous crois; paresseux comme vous l'êtes, que feriez-vous de cela? C'est donc quelque friandise? J'entends: deux péchés pour un, celui de gourmandise et celui de larcin.—Mon père, j'ai volé un oiseau.—Un oiseau! le fait est moins grave; mais encore est-ce un péché. Et de quelle espèce était cet oiseau? de quelle grosseur? gros comme quoi? comme un pierrot?—Plus gros, mon père.—Comme un sansonnet?—Plus gros, mon père.—Comme un dindon?—Pas si gros, mon père.—Plus gros, pas si gros; qu'est-ce donc?»
Pendant ce singulier interrogatoire, un coq se met à chanter. «Qu'est-ce que j'entends, dit le confesseur?—C'est mon péché, mon père.—Comment, votre péché! où est-il votre péché?»
Il était dans la poche du pénitent qui, pour se rendre au confessionnal, avait passé par la basse-cour, et, chemin faisant, escamoté un poulet. Comme il était d'un naturel timoré, ce pécheur s'accusait de son vol pour en avoir l'absolution, et pouvoir s'en régaler ensuite en sûreté de conscience: c'était assez bien calculer; mais le chant du coq gâta tout. «Polisson, lui dit le P. Petit, allez reporter ce poulet à la basse-cour, et vous viendrez après recevoir l'absolution.»
Encore un trait de lui. Pour exciter l'émulation, on avait formé de l'élite des écoliers de seconde et de rhétorique une petite société littéraire, qui prenait le nom d'académie, et, tout considéré, en valait bien une autre. Dans ses séances publiques, car elle tenait aussi des séances publiques, les professeurs faisaient quelquefois lire de petits ouvrages qu'eux-mêmes avaient composés, et qui ne valaient pas toujours ceux des élèves. Une lettre dans laquelle je rendais compte à un de mes amis qui était sorti du collége, d'une de ces séances, et où des vers d'un professeur étaient assez vivement et assez justement critiqués, fut renvoyée à Juilly par l'administration de la poste, qui n'avait pu découvrir le nouveau domicile de mon correspondant, et remise au Père supérieur.
«Vous vous avisez donc de juger vos maîtres? me dit-il un jour où le hasard me fit trouver sur son chemin.—Moi! mon père?—Oui, vous, monsieur.—Je ne comprends pas ce qui peut m'attirer ce reproche de votre part (je ne songeais pas à une lettre écrite depuis trois semaines)—Et la lettre que vous avez écrite à votre ami Joguet, qui déménage tous les quinze jours comme une fille (l'inquiétude alors commence à me saisir)? Vous vous moquez des vers du P. ***; il est vrai qu'ils ne sont pas bons, mais ne feriez-vous pas mieux de vous occuper de vos cahiers de philosophie? Au reste, vos remarques sont justes: votre lettre est assez plaisamment tournée (ici je reprends quelque assurance). Je suis fâché seulement d'y voir quelques fautes d'orthographe, et que vous y blessiez quelquefois la règle des participes. Ce n'est pas tout-à-fait votre faute, à la vérité, ajoute-t-il avec une maligne bonhomie: on vous apprend comment se font les vers, et on ne vous apprend pas comment les mots s'écrivent; c'est pourtant ce dont on ne peut se passer, quand ce ne serait que pour ne pas faire de vers faux. Faire des vers et ne pas mettre l'orthographe, c'est porter un habit brodé sans porter de chemises: d'ailleurs, quand on reprend les fautes d'autrui, il faut être exempt de fautes soi-même. Souvenez-vous de cela, mon petit ami: ejice primum trabem de oculo tuo. Allez, corrigez-vous, et ne perdez pas courage: pour peu que vous parveniez à tourner une énigme et à combiner un logogryphe, vous pourrez un jour travailler au Mercure de France, et vous serez homme de lettres comme tant d'autres.»
La prédiction ne tarda pas à s'accomplir: un an ne s'était pas écoulé, que j'avais envoyé au Mercure qui, en l'agréant, m'accorda l'immortalité, un logogryphe sur le mot ou le nom Laharpe; et ce n'est pas le seul succès de ce genre que j'aie obtenu, soit dit sans me vanter.
Le P. Viel, directeur de la police et des études, sous le titre de grand préfet, était encore un homme d'un mérite rare; aussi je lui dois un article à part, et j'aurai quelque plaisir à le tracer.
Né à la Nouvelle-Orléans, mais transplanté dès sa plus tendre enfance à Juilly, où il fut écolier avant d'être maître, pendant quarante-cinq ans, il n'eut pas d'autre patrie. Du banc des étudians montant à la chaire des professeurs, il avait enseigné long-temps les belles-lettres avant d'être porté aux fonctions supérieures où je le trouvai. Une vigilance toujours active, une sagacité qu'on ne trouvait jamais en défaut, une sévérité qui, s'arrêtant là où elle serait devenue dureté, et qui, consistant plutôt dans les formes que dans les actes, prévenait les fautes qu'il aurait eu regret de châtier; une volonté dirigée par l'esprit de justice et tempérée par une véritable bonté, telles étaient les qualités par lesquelles il maintint la discipline pendant vingt ans dans un pensionnat aussi nombreux, et que, antérieurement, avaient agité de fréquentes révoltes. Il y en eut, à la vérité, quelques unes pendant la durée de sa magistrature; mais les mutins choisissant toujours pour agir le temps où il était en voyage, ces révoltes étaient encore un témoignage du respect qu'on lui portait. Revenait-il, tout rentrait dans l'ordre: c'était Neptune calmant d'un seul mot les tempêtes; c'était le virum quem, dont le seul aspect ramène à l'ordre la multitude mutinée.
Deux traits donneront une idée précise de son caractère.
Un de ces sujets qui mettent leur amour-propre à se distinguer par des sottises, avait fait le pari de lui cracher au nez, au nez du grand préfet! En effet, au moment où ce redoutable surveillant inspectait la division dont ce polisson faisait partie, il gagne la gageure. Grand scandale! quel châtiment peut expier un tel outrage? Les plus rigoureux, les plus ignominieux, la prison, le fouet, l'expulsion, paraissent insuffisans. Cependant le P. Viel, s'essuyant avec sang-froid, s'avance vers le coupable qui le bravait de ses regards: «Vous êtes malade, mon enfant, lui dit-il avec douceur; vous avez besoin d'être soumis à un traitement particulier; cela regarde le médecin; ce qui me regarde, moi, c'est d'obtenir de Dieu qu'il vous rende votre raison. Dès demain je dirai la messe dans cette intention.» On pense bien que cette indulgence n'a pas diminué le respect qu'on portait à l'autorité de cet excellent homme: un acte de sévérité l'eût moins affermie.
L'autre fait me concerne; il eut lieu quelques mois avant ma sortie de Juilly. Un de mes intimes amis, qui tournait les vers avec facilité, avait composé un triolet épigrammatique contre notre commun préfet[7] dont, par parenthèse, je n'avais pas trop à me louer. Un de nos camarades aussi croyait avoir à s'en plaindre; mais comme il avait plus d'humeur que d'esprit, recourant, pour se venger, à l'esprit d'autrui, il copia le triolet en lettres majuscules, et l'afficha dans la cour du collége au-dessous de la fontaine où, à l'heure du déjeuner, tous les élèves venaient s'abreuver d'une eau plus claire que fraîche. Tous l'avaient lu quand, averti par l'empressement des curieux groupés autour de ce placard, le préfet vint le détacher; il le porte aussitôt chez le grand préfet pour avoir justice du chansonnier anonyme. Les soupçons se promenèrent sur tout le monde, excepté sur l'auteur de cette injurieuse publication, lequel était reconnu incapable, non pas de penser, mais de rédiger des sottises, même en prose. On procède à une enquête. Comme on me savait brouillé avec l'offensé, et que j'étais réputé poète, je fus mandé chez le juge d'instruction. «Quel est l'auteur de ce placard?» me dit le P. Viel d'un ton sévère, en étalant sous mes yeux le corps du délit.—«Je ne le sais pas.—Vous le savez, et vous avez tort de ne pas me le dire; en faveur de votre aveu, je pourrais user d'indulgence; si vous me cachez la vérité, j'ai d'autres moyens de la découvrir: alors plus de pitié; le coupable sera chassé sans rémission. Songez-y bien; je vous donne jusqu'à demain pour y réfléchir.»
Ce mot chassé était dur à notre oreille: nous pensions que l'expulsion imprimait sur le sujet auquel cette peine était infligée un caractère indélébile d'infamie. Je savais quelle était la pénétration du grand préfet; certain que si je ne lui donnais le change, tôt ou tard il découvrirait la vérité, et qu'alors l'auteur, que j'aimais, serait aussi compromis que l'éditeur qui m'était tout-à-fait indifférent, je prends mon parti. Le lendemain je vais trouver le P. Viel. «J'ai eu tort, lui dis-je, de vous cacher hier la vérité; j'aurais dû mieux répondre à votre confiance. Je viens vous dire le nom du coupable.—Quel est-il?» Et il me regardait. «C'est moi.—Vous! répliqua-t-il en me regardant plus fixement encore.—Moi.—M'en donnez-vous votre parole d'honneur?» Et comme j'hésitais: «Vous mentez, et vous avez doublement tort, car vous n'êtes pas habile à soutenir un mensonge; il ne faut pas mentir, même dans un but généreux. Au reste, j'apprécie le sentiment qui vous fait mentir ici; je ne pousserai pas les informations plus loin; mais dites au coupable de ne pas récidiver, car ma justice serait dure: embrassez-moi, mon enfant, et venez à déjeuner prendre du café avec moi.»
Le P. Viel était non seulement bon professeur de littérature, mais, joignant l'exemple au précepte, il était bon versificateur, en latin s'entend. Plusieurs épîtres, une traduction du huitième livre de la Henriade, et la traduction complète du Télémaque, qui, sous sa plume, est devenue une épopée parfaite, puisque cette matière si poétique en a reçu la forme qui lui manquait; ces divers ouvrages, dis-je, l'ont placé au niveau des Porée, des Comire, des Rapin et de tous les modernes qui ont versifié avec le plus d'habileté et de succès dans la langue de Virgile.
Cette traduction du Télémaque, publiée par cinq élèves du P. Viel, est devenue un ouvrage classique[8].
Après vingt ans d'absence, le P. Viel, qui s'était réfugié en Amérique à l'époque de la révolution, est revenu en France, où il fut accueilli par Salverte l'aîné, qu'il aimait comme un fils, et dont il était aimé comme un père. Il passa deux ou trois ans à Paris au milieu de ses anciens élèves; mais, sentant ses forces s'affaiblir, c'est à Juilly, où plusieurs oratoriens avaient rétabli un pensionnat, qu'il voulut finir ses jours. Cette maison, qui avait été son berceau, fut son tombeau. Il y est mort âgé de plus de quatre-vingts ans.
J'étudiai là sous plusieurs hommes distingués. Un P. Petit, homonyme et non parent du père supérieur, fut mon régent de rhétorique. Animé d'un double enthousiasme, celui du patriotisme et celui de la poésie, il nous faisait faire tout à la fois un cours de politique et un cours de littérature, et nous entretenait autant de la guerre d'Amérique et des exploits de Washington et de Lafayette que des odes d'Horace et des oraisons de Cicéron. Il nous apprenait à être citoyens tout en nous enseignant l'art de bien dire. En sortant de l'Oratoire, entré dans la carrière du barreau, il a long-temps exercé les fonctions de procureur impérial auprès de la Cour d'Amiens.
Il me fit exercer les dispositions qu'un P. Bernardi, homme de goût et d'esprit, mon professeur de seconde, avait cru me trouver pour la poésie. Je ne sais si je leur ai en cela grande obligation; mais j'en ai sans doute une grande au P. Bouvron, sous lequel j'ai fait mes quatre premières classes. Ce professeur, qui se fût certainement distingué dans la carrière de l'enseignement, s'il n'eût été enlevé par une mort précoce, avait inventé un moyen aussi simple qu'ingénieux pour nous enseigner simultanément l'histoire et le latin; il tirait de Florus, de Paterculus ou de Tite-Live les sujets de nos versions, et de Rollin ou de Vertot nos sujets de thèmes, et nous fit faire ainsi, dans l'espace de quatre ans, un cours complet d'histoire romaine.
Je fis ma philosophie sous le P. Prioleau, homme non moins remarquable par la finesse de son esprit que par la solidité de sa raison. Il avait le talent de nous rendre toute espèce de travail aimable; il ne parvint pourtant pas à m'apprivoiser avec les Catégories d'Aristote et les formes plus barbares qu'ingénieuses sous lesquelles on enseignait alors l'art de raisonner ou de déraisonner: je n'y pus jamais mordre.
C'est lui qui, après le règne de la terreur, acheta la maison de Juilly, et y rétablit le collége, où il employa tous ceux de ses anciens confrères qu'il put rassembler.
Le P. Dotteville, traducteur de Salluste et de Tacite, habitait aussi Juilly; mais c'était comme pensionnaire, et pensionnaire n'a pas ici, comme on le présume, le sens d'écolier. Ce philosophe, qui n'avait d'oratorien que l'habit, et qui dès long-temps avait renoncé à l'enseignement, s'était fait de notre prison une retraite charmante. Dégagé de toute obligation et de tout soin, riche avec un revenu médiocre, parce que le revenu suffisait à ses goûts, disposant de la bibliothèque de la maison, qui était considérable, et d'un joli jardin qu'il s'était fait dans le parc, il cultivait là les lettres et les fleurs, et, comme ce vieillard dont Virgile nous a laissé le portrait dans ses Géorgiques, il achevait dans des plaisirs utiles une vie long-temps consacrée à d'utiles travaux. L'aménité de son esprit et son excessive indulgence le rendaient cher aux élèves, quoiqu'il n'eût avec eux aucun rapport nécessaire. L'estime qu'il commandait l'avait investi d'une autorité bien plus réelle que celle que la plupart de nos supérieurs tenaient de leurs fonctions.
C'était aussi un homme recommandable sous plus d'un rapport que le P. Mandar[9], qui succéda au P. Petit, après mon départ, dans les fonctions de supérieur. Il avait l'esprit orné, tournait assez facilement les vers français, et improvisait avec assez d'élégance une exhortation. C'était le poète et le sermonaire du collége, où il passait tout à la fois pour un Gresset et pour un Massillon; mais malheureusement manquait-il de la qualité la plus importante pour sa place, le jugement. Il voulut faire mieux que son devancier, et fit très-mal. Prodigue autant que l'autre était économe, fanatique autant que l'autre était tolérant, il mit le désordre dans les affaires de la maison par ses embellissemens, et la révolte dans le pensionnat par ses réformes; si bien que, par suite de ses perfectionnemens, Juilly inclinait vers sa ruine quand la révolution l'abattit du coup qui détruisit toute instruction en France.
Ces divers personnages, quel que fût leur mérite, ne sont guère connus que de ceux qui ont habité Juilly, ou de ceux qui s'adonnent aux lettres ou se vouent à l'enseignement. Il en est autrement des quatre oratoriens dont je vais parler, et qui, jetés par le mouvement révolutionnaire dans les affaires publiques, sont passés presque immédiatement du gouvernement d'une école à celui de l'État. Quoique leur importance dans la première de leur condition n'ait pas fait présager celle qu'ils reçurent de la dernière, ils ont droit à une mention, même dans ce chapitre de l'histoire de Juilly.
Le P. Bailly[10] n'avait pas vingt-quatre ans quand je me suis trouvé sous sa férule; il était préfet des études, et dès lors il se faisait aimer de ses élèves, par les qualités qui depuis lui ont concilié l'affection de ses administrés quand il fut préfet de l'empire, et surtout par cette modération qui suffit au maintien de l'ordre, quand elle est associée à la fermeté. Je n'ai pas été étonné du rôle qu'il a joué à la Convention, où il faisait partie de cette faction d'honnêtes gens que les décemvirs n'ont pu ni diviser ni corrompre, et à laquelle la totalité des législateurs s'est réunie le jour où, dans leur effroi, ils ont senti la nécessité d'agir contre les tyrans que cette faction n'avait pas cessé d'inquiéter par son immobilité.
Le P. Gaillard[11], qui était à peu près de son âge, n'avait pas des vertus aussi aimables; il régnait moins en père qu'en despote dans sa préfecture scolastique; il aurait pu prendre pour devise ce passage du psalmiste: visitabo in virgâ iniquitates eorum; et toutefois il obtenait moins par la terreur que l'autre par la douceur. Bien éloigné d'avoir alors les opinions philosophiques auxquelles il s'est rallié sans doute quand il est entré dans les affaires du siècle, il nous surveillait avec une vigilance presque inquisitoriale dans la pratique de nos devoirs religieux. Je me souviens qu'un jour, regardant un portrait de Jean-Jacques: Voilà, dit-il, un homme qui, si on lui avait rendu justice, aurait été brûlé avec ses écrits. La dureté de cet arrêt l'a gravé pour jamais dans ma mémoire: il était probablement inspiré par la robe que portait alors le juge qui l'a prononcé. En la dépouillant, ce juge a déposé sans doute des opinions si peu compatibles avec l'esprit dans lequel s'est accomplie une révolution qui a fait sa fortune. Le citoyen Gaillard ne pensait probablement plus comme le P. Gaillard.
Fouché, de la Convention nationale, offre la même disparate avec Fouché de l'Oratoire de Jésus. À Juilly, où il professait les mathématiques, le P. Fouché n'a montré que cette indifférence qui même au faîte du pouvoir semblait former le trait caractéristique de sa physionomie morale. Capable de faire tout le mal qui pouvait lui être utile, mais n'ayant pas alors d'intérêt à en faire, il passait là pour bonhomme, et cela se conçoit. Il n'avait avec les élèves que des rapports agréables. L'étude des sciences exactes n'y étant pas obligatoire, et le régent qui les professait n'ayant affaire conséquemment qu'à des écoliers de bonne volonté, et dont la raison était déjà formée, le P. Fouché n'avait jamais occasion de se montrer terrible, et trouvait souvent occasion d'être agréable. De plus, comme il s'occupait beaucoup de physique et qu'il faisait souvent des expériences publiques, les écoliers lui savaient autant de gré de ce qu'il entreprenait pour sa propre utilité que s'il l'eût entrepris pour leur seul amusement. C'est des sciences qu'il attendait alors la célébrité qu'il obtint depuis par des moyens moins innocens! En s'embarquant dans un aérostat, à Nantes, il prouva que même sous la robe des Béruliens[12], il ne manquait ni d'ambition ni d'audace.
Le P. Billaud, qui depuis est devenu si effroyablement fameux sous le nom de Billaud-Varennes, paraissait alors un très-bonhomme aussi, et peut-être l'était-il; peut-être même l'eût-il été toute sa vie s'il fût resté homme privé, si les événemens qui provoquèrent le développement de son atroce politique et l'application de ses affreuses théories ne se fussent jamais présentés. Je pencherais à croire qu'au moral, comme au physique, nous portons en nous le germe de plus d'une maladie grave, dont nous semblons être exempts tant que ne s'est pas rencontrée la circonstance qui doit en provoquer l'explosion. Tel était l'état où se trouvait en 1783 le P. Billaud. Plus mondain que ne le permettait le caractère de la modeste société dont il faisait partie, il était à la vérité quelque peu friand de gloire littéraire, et travaillait en secret pour le théâtre; mais serait-il en horreur à l'humanité si la révolution ne lui avait pas permis une ambition plus tragique?
Celle-ci lui réussit mal. Les anciens de la congrégation ayant découvert que le P. Billaud avait fait présenter une tragédie à M. Larive, comédien ordinaire du roi, lequel M. Larive avait refusé d'en être le parrain, ils décidèrent qu'un goût aussi profane était incompatible avec la sainteté de leur institut, et signifièrent à ce poète malencontreux qu'il eût à dépouiller leur saint habit et à se retirer; ce qu'il fit.
Le P. Billaud, tout en travaillant dans le sublime, s'exerçait à la fugitive; il tournait même le madrigal dans l'occasion. Tout le collége répétait avec admiration ce quatrain qu'il inscrivit sur une mongolfière de papier, fabriquée par les écoliers sous la direction du P. Fouché, et que ces deux courtisans confièrent aux vents en les priant de souffler dans la direction de Versailles.
Les globes de savon ne sont plus de notre âge.
En changeant de ballon, nous changeons de plaisirs.
S'il portait à LOUIS notre premier hommage,
Les vents le souffleraient au gré de nos désirs.
Dix ans après, le poète et le physicien se montrèrent moins gracieux envers le monarque.
Le P. Billaud, qui a commencé sa carrière en élevant des enfans, l'a finie, dit-on, en instruisant des perroquets. Plût à Dieu que dans l'intervalle il ne se fût pas mêlé de régenter les hommes!
Je ne terminerai pas ce chapitre sans donner un souvenir à quelques autres oratoriens moins célèbres mais aussi estimables au moins que ces deux derniers. Tel était le P. Alhoi, tête à la fois philosophique et poétique, esprit également aimable et grave, qui remplaça avec succès l'abbé de l'Épée à l'école des sourds et muets pendant l'absence de l'abbé Sicard, et composa sur les hospices, à l'administration desquels il avait siégé, un poëme recommandable par les notions dont il abonde et par le talent avec lequel elles sont exprimées.
Tel était le P. Brunard, fils d'un agriculteur des environs. Cet homme remarquable par la droiture et la solidité de son esprit professait l'histoire et la géographie. Je lui ai l'obligation de mon goût pour ces deux sciences, et surtout pour la première qu'il nous enseignait aussi philosophiquement que le lui permettait sa robe: il avait surtout horreur du fanatisme, et parlait de la Saint-Barthélemi comme en parle Voltaire, comme vous en pensez. Ce brave homme était fort laid: je m'avisai de mettre à la suite de son nom cette sentence: mentem hominis spectacto, non frontem: il m'en remercia.
Tel était le P. Ogier, qui m'a donné par pure affection des leçons de botanique, science dont l'étude a fait si souvent le charme de mes promenades, science à laquelle depuis cinquante ans je dois chaque année un plaisir nouveau, car tous les printemps je la rapprends et je l'oublie tous les hivers: c'est toujours à recommencer.
Tel était aussi le vieux P. Debons, pour qui Juilly était une maison de retraite plus qu'une maison de repos. Ses fonctions obligatoires se bornaient à réciter les Heures canoniales: usé, cassé par le professorat, ses forces physiques ne lui permettaient guère que de psalmodier; mais comme Perrin Dandin, il ne pouvait renoncer à son métier, et ne s'entêtait pas moins à professer que l'autre à juger. Ne pouvant tenir classe, il venait chercher les écoliers dans leur lit quand ils étaient malades, et leur servait de répétiteur. Il venait aussi, pendant les récréations, recruter ceux qu'il croyait disposés à l'entendre, et tout en se promenant avec eux dans le parc, il leur donnait des notions préliminaires sur certaines sciences, telle que l'anatomie, ou plutôt que l'ostéologie, car il lui était interdit de nous parler d'autre chose que des os, ce qu'il oubliait quelquefois. C'était un puits, ou plutôt un tas de science: dans sa tête étaient réunies toutes les connaissances humaines, mais pêle-mêle, mais pas même dans l'ordre alphabétique de l'Encyclopédie. Si nos conférences ambulatoires avaient d'utiles résultats, elles en avaient de pernicieux aussi. Distribuant ses connaissances avec plus de prodigalité que de prudence, il nous entretenait quelquefois d'objets que nous devions ignorer. Tout en avertissant ses auditeurs des dangers attachés à certains plaisirs, il leur en révélait l'existence, et corrompait leurs moeurs en croyant les épurer. Ce n'est pas, au reste, le seul professeur de morale à qui cela soit arrivé. Plus d'une fois c'est dans le confessionnal même que l'innocence a été initiée à ces dangereux mystères par un directeur imprudent.
Parlerai-je d'un P. Herbert, l'homme le plus nul que j'aie rencontré? pourquoi non? il peut être l'occasion de quelque remarque utile. Si j'ai un peu de propension pour la raillerie, lui seul en a provoqué les premiers développemens. Comme beaucoup de sots, il abusait de sa position pour mortifier ses inférieurs, et se dédommageait sur eux des sarcasmes que ses égaux ne lui épargnaient guère. Je ne sais en quoi j'avais eu le malheur de lui déplaire; mais pendant toute la durée de mon enfance, j'avais été l'objet de ses attaques; il ne me rencontrait pas, qu'il n'eût quelque mot désagréable à me dire. Pauvre enfant, je supportais cette injustice avec résignation, persuadé que la supériorité d'esprit accompagnait nécessairement la supériorité d'âge. Mon esprit cependant et ma raison se formaient: découvrant enfin que cet homme s'arrogeait sur moi un droit que rien ne justifiait en lui, et que c'était avec le pied d'un âne qu'il me portait gratuitement tant d'atteintes, je finis par lui riposter avec la patte du chat.
Quoiqu'il en eût déjà senti la griffe, il essaya un certain jour de me déconcerter. M'interpellant au milieu de mes camarades comme je me promenais pendant la récréation dans la cour des jeux: «Vous cherchez, me dit-il d'un ton lourdement goguenard, un sujet d'épigramme?—Je l'ai rencontré, lui répondis-je». Les rieurs, cette fois, ne furent pas pour lui: aussi n'y revint-il plus.
Mais je ne m'en tins pas là. Chargé de faire aux étrangers les honneurs de la maison (il ne savait faire que cela), comme il n'avait pour tout mérite que celui de dîner deux fois, je l'affublai pour épigraphe de ce vers d'Horace:
Nos numerus sumus et fruges consumere nati.
Ce trait l'attéra: il me l'a d'autant moins pardonné, qu'il n'a pas pu s'en venger. Terminons ce chapitre par le récit du désappointement qu'il éprouva à cette occasion.
Ce que j'avais fait pour le P. Herbert, je l'avais fait pour tous les membres de la communauté. À leurs noms j'avais cousu des traits tirés des auteurs sacrés ou des auteurs profanes, des poëtes ou des prophètes, traits qui les caractérisaient assez bien. Le cahier où ces jugemens étaient consignés me fut dérobé, à l'aide de fausses clés, par un surveillant qui, pendant notre absence visitait quelquefois nos papiers. Grand scandale; me voilà déféré à la communauté entière; me voilà justiciable de ceux dont j'avais fait justice. Le procès s'instruit à mon insu, dans une assemblée générale, un soir, après le coucher des élèves. On lit le cahier qui contenait le corps du délit: les gens maltraités, et particulièrement le P. Herbert, demandent que justice soit faite. Toutes les épigraphes cependant n'étaient pas des épigrammes. Une partie des juges de qui je n'avais pas à me plaindre n'avait qu'à se louer de moi; ils s'étaient assez amusés des traits dont s'irritaient leurs confrères; et le P. Petit, à l'esprit narquois, en avait ri plus d'une fois dans sa barbe. Le P. Herbert opinant pour mon expulsion: «L'expulser! dit le P. Petit; l'expulser! y pensez-vous? S'il s'est moqué de vous quand il était dans votre dépendance, combien ne s'en moquera-t-il pas quand il sera libre! Il n'a pas donné de publicité à ses jugemens; ne leur en donnez pas par votre arrêt; ne provoquez pas un éclat qui ferait rire à vos dépens les écoliers, comme nous y rions nous-mêmes. Si vous m'en croyez, le cahier sera remis à la place où on l'a pris, et il n'en sera plus question.»
Cet avis prévalut.
CHAPITRE IV.
Les huit années les moins heureuses de ma vie.
J'entends répéter tous les jours que les années passées au collége sont nos plus heureuses années. Je ne l'ai pas éprouvé, j'ai même éprouvé le contraire. Je n'étais pas mauvais écolier; je remplissais mes devoirs avec ponctualité, et même avec quelque distinction; j'ai obtenu plus d'une fois des récompenses; je n'ai jamais subi de punitions honteuses; mais, pendant huit ans, j'ai craint d'en subir. N'est-ce pas avoir subi huit ans de supplice?
Ces huit ans m'ont fait connaître le sentiment qui domine partout où règne l'arbitraire. Là où il n'y a pas de bornes pour l'autorité, il n'y a pas de sécurité même pour l'obéissance. Ce qui satisferait la raison ne satisfait pas toujours le caprice. Or, tous nos supérieurs n'étaient pas exempts de caprice. De plus, quelques uns d'entre eux, cherchant à obtenir par une sévérité exagérée la considération que ne commandait pas leur extrême jeunesse, se complaisaient à appesantir le joug sur les malheureux enfans soumis à leur surveillance. Parodiant les consuls romains, ces cuistres croyaient quelquefois utile de décimer les légions pour raffermir la discipline. Ainsi, ce qu'il n'aurait pas eu à redouter de la justice, le meilleur sujet pouvait le recevoir du hasard.
Ce système avait souvent un effet opposé à celui qu'on voulait obtenir. Il occasionna de mon temps plusieurs révoltes, révoltes partielles, mais qui, par cela même qu'elles se renfermèrent toujours dans la division où cette imprudente rigueur avait été mise en pratique, en démontrèrent le vice.
Pour l'intelligence de ce chapitre, il est nécessaire de connaître l'organisation de la maison de Juilly; en deux mots la voici:
Distribués dans le pensionnat d'après des considérations différentes de celles qui déterminaient leur répartition dans les classes, les élèves y étaient moins assortis en raison du degré d'instruction qu'en raison de leurs forces physiques; ainsi les six divisions du pensionnat ne correspondaient pas absolument aux divisions des classes. Ces divisions s'appelaient chambre des grands, des moyens, des troisièmes, des quatrièmes, des cinquièmes et des minimes; chacune d'elles était surveillée par un préfet.
Les fonctions de préfet étaient confiées d'ordinaire à des novices qui, peu de temps avant, étaient encore soumis à la férule dont on les armait. De là les inconvéniens dont j'ai parlé plus haut.
De toutes les chambres, la plus difficile à gouverner était celle des moyens. La cause s'en devine aisément. Composée de sujets entrés dans l'adolescence, elle souffrait impatiemment qu'on la tînt asservie à la discipline des chambres inférieures qu'elle regardait avec dédain, et qu'on ne la fît pas participer au régime de la chambre des grands à qui, par égard pour leur raison, l'organisation générale accordait quelques priviléges, tel que celui de ne pas marcher en rang, et qui se gouvernait par des réglemens qu'elle s'était donnés elle-même.
Un mot sur ces réglemens. L'esprit n'en était pas tout-à-fait conforme à la soumission que les écoliers doivent à leurs maîtres et les enfans aux dépositaires de l'autorité paternelle. Par suite de la prétention qu'avaient leurs rédacteurs de ne plus être des enfans, il y était interdit aux grands de se soumettre à une punition quelconque: c'était l'insubordination mise en principe.
Nulle chambre néanmoins n'était plus subordonnée à ses devoirs que la chambre des grands. Comme le refus de subir la peine que l'infraction d'un devoir entraînait eût été suivie de l'expulsion du coupable, l'expulsion se trouvant la peine qu'on encourait pour la moindre faute, il s'ensuivait qu'un réglement qui nous prescrivait la désobéissance nous forçait par cela même à obéir, et que nous observions d'autant plus scrupuleusement les obligations qui nous étaient imposées par nos supérieurs que nous redoutions plus celles que nous imposait notre propre volonté. Ainsi, par l'effet de ces réglemens que la politique de nos supérieurs feignait d'ignorer, la chambre qui eût été la plus difficile à gouverner était en réalité la plus soumise à la discipline.
Pendant le long séjour que j'ai fait à Juilly, jamais la chambre des grands, qui était composée de sujets de quinze à dix-huit ans, n'a bronché; mais plusieurs révoltes ont éclaté dans la chambre des moyens.
La dernière eut lieu en 1782, au commencement de décembre, en l'absence du P. Viel. Elle fut provoquée par le despotisme d'un préfet de vingt ans qui, s'essayant dans l'autorité, se fit mettre à la porte de chez lui par ses élèves, comme ces jeunes fous qui, maniant un cheval pour la première fois, se font jeter par terre pour l'avoir fatigué du mors et taquiné de l'éperon, sans autre but que de lui faire sentir la présence d'un maître.
Lira-t-on avec quelque intérêt, après les révolutions qui se sont accomplies sous nos yeux, le récit d'une insurrection de collége? Pourquoi non? À l'âge près, les héros de ces diverses révoltes se ressemblent assez. Les enfans sont de petits hommes, si les hommes ne sont pas de grands enfans.
On était en hiver: pendant la récréation du soir, les élèves s'amusaient à pendre à un gibet, moins élevé à la vérité que celui de Mardochée, une effigie de papier qui rappelait par son costume, plus que par sa ressemblance, le pédant dont ils voulaient faire justice. Trouvant la plaisanterie mauvaise, le pédant étendit sa colère sur toute la chambre. Quoique l'heure de reprendre les études ne fût pas arrivée, il fit cesser la récréation. Le signal qu'il donna à cet effet fut celui de l'insurrection. Toutes les chandelles s'éteignent, et cette chambre, aux voûtes enfumées et qui ressemblait assez à une caverne, n'est plus éclairée que par un réverbère auquel les écoliers ne pouvaient atteindre, et qu'une cage en fil de fer protégeait contre les projectiles. Au lieu de se rendre à leurs places, ces mutins, formés en groupe, font voler les chandeliers, les dictionnaires et les écritoires à la tête du tyran qui, atteint par un Gradus et se sentant serré de près, se fait jour à coups de poing à travers la cohue, et gagne la porte en laissant sur le champ de bataille son sceptre, sa couronne et le registre de ses lois, ou, si on l'aime mieux, sa férule, son bonnet carré, et le cahier des pensums, qui payèrent pour sa personne, et que les insurgés brûlèrent en dansant autour du fagot qui les anéantissait, comme a fait depuis le peuple de Venise, que j'ai vu entourer de ses farandoles le bûcher où se consumaient avec le livre d'or la corne ducale et les autres insignes du doge fugitif.
Maîtres de la place, les rebelles barricadent la porte et se mettent en état de soutenir un siége. En vain le suppléant du grand préfet, en vain le P. supérieur lui-même les somment-ils ou les prient-ils d'ouvrir; les refus les plus énergiquement articulés sont les seules réponses qu'ils obtiennent. Il est plus facile, même dans un collége, de prévenir une révolte que de la réprimer. Quand une fois la multitude est sortie des bornes du devoir, ce ne sont plus des considérations morales qui l'y font rentrer; le respect, l'amour lui-même y perdent leur puissance; elle n'est plus susceptible d'obéir qu'à des intérêts physiques. J'eus lieu en cette circonstance de faire, à l'occasion d'une révolte d'écoliers, cette observation dont tant de révoltes d'hommes faits m'ont depuis démontré la justesse. Quels que soient les individus dont elle se forme, la multitude obéit toujours aux mêmes principes. Le souffle d'un marmot produit dans un verre d'eau les mêmes effets que celui de l'ouragan sur l'Océan.
Cette révolte partielle pensa cette fois s'étendre à la chambre des grands dont je faisais partie, et l'embrasement alors pouvait gagner tout le collége. Voici à quelle occasion. Avec l'aide du menuisier, on avait tenté de pénétrer dans la place en brisant la porte; mais, reconnaissant qu'on n'y pourrait pas entrer sans courir risque d'être écrasé par la calotte du poêle, calotte de fonte qui était suspendue au-dessus de la porte, la communauté s'arrêtant au parti très-sage de réduire les rebelles par la fatigue et par la faim, avait changé le siége en blocus. On défendit en conséquence à qui que ce fût de leur fournir des vivres. Or, j'avais dans la place un frère avec qui j'avais été élevé et dont je n'ai été séparé que par la mort; nous nous aimions tendrement. Je ne pris pourtant pas parti dans la révolte où il s'était jeté comme ses camarades; mais, au premier avis que j'en eus, je me mis en observation, et le matin, comme il avait faim, ce qui était assez naturel après une nuit passée sans sommeil, dans une si grande agitation, je courus lui porter, non seulement mon déjeuner, mais celui d'une partie de mes camarades que leur générosité mit à ma disposition, plusieurs d'entre eux ayant si ce n'est un frère, un ami dans la chambre insurgée. En sévissant contre nous, ainsi que le grand préfet intérimaire le voulait, on nous eût infailliblement jetés dans la révolte; heureusement la prudence du P. Petit empêcha-t-elle cette faute. «Fermez les yeux, dit-il; ne mettez pas votre autorité aux prises avec les sentiments naturels; ce serait la compromettre.»
Les sacrifices faits par les grands, qui n'étaient guère que trente, n'étaient pas proportionnés d'ailleurs aux besoins d'une soixantaine d'affamés: ceux-ci furent donc obligés d'entrer en composition. On dressa une capitulation, qui ressemblait fort à celle que trente-trois ans après les puissances alliées souscrivirent à Saint-Cloud: on y garantissait aux insurgés une amnistie générale; mais, comme après la capitulation de Saint-Cloud, les assiégeants ne furent pas plus tôt maîtres de la place, qu'ils violèrent leurs engagements. Dès lors je conçus ce que c'était que la politique; je vis qu'elle n'était pas toujours d'accord avec la morale qu'on nous prescrivait si éloquemment de respecter à l'égal de la religion.
Rentré dans sa capitale par la brèche, le préfet se conduisit comme depuis s'est conduit plus d'un prince. Le traité fut lacéré et foulé aux pieds; il ne fut plus question que de vengeances: on désigna les sujets sur lesquels elles devaient tomber, et mon pauvre frère, qui n'avait ni plus ni moins de tort que les autres, fut porté sur la liste des proscrits.
La force des choses me fit encore intervenir dans les affaires de cette chambre, qui devenaient les miennes. Réclamant contre la rigueur du préfet restauré: «Si la punition porte sur la chambre entière, lui dis-je, je ne ferai pas à mon frère l'insulte de vous demander qu'il soit mieux traité que ses camarades; mais, s'il y a des exceptions, comme il n'en a pas plus fait que ceux que l'on excepte, je demande qu'il soit traité comme eux.» Ma requête ne fut pas écoutée; bien plus, ayant lieu de reconnaître que les formes dans lesquelles je l'avais rédigée avaient augmenté les mauvaises dispositions où l'on était déjà pour mon frère, et qu'on lui réservait une punition que je réputais capitale, bien qu'elle ne menaçât pas sa tête: «Prévenons ton déshonneur, lui dis-je; je ne suffirais pas seul à te défendre, mais je puis te sauver; suis-moi;» et, sans plus délibérer, je l'entraîne. Nous traversons le parc. Je connaissais un endroit où le mur n'avait pas sept pieds de haut; nous l'escaladons, et nous voilà dans les bois de Nantouillet, ancien domaine du chancelier ou du cardinal Duprat.
Je présumais qu'on ne tarderait pas à envoyer à notre poursuite. Décidé à ne pas me laisser ramener, même par Gousset, bon garçon, qui tantôt charretier, tantôt postillon, faisait aussi, quand le cas l'exigeait, fonction de gendarme, j'avançais, un couteau nu dans une main et une grosse pierre dans l'autre, ce qui n'allégeait pas ma marche, engagée dans une terre détrempée par le dégel. Pour donner le change à la meute, voyageant à travers champ, je m'étais d'abord jeté à gauche, dans la direction d'un village nommé Saint-Même; mais pensant qu'un paysan que nous avions rencontré pourrait bien porter à Juilly des renseignemens sur notre itinéraire, après avoir poussé une pointe d'une demi-lieue, nous rabattant sur la droite, nous vînmes couper le chemin de Paris, entre le Mesnil et Thieux, et, nous jetant du côté opposé à celui que nous avions pris d'abord, nous arrivâmes à Villeneuve, village peu éloigné de Dammartin. Il était nuit. Nous entrâmes dans une mauvaise auberge, où nous nous donnâmes pour les enfans de l'intendant d'Ermenonville.
Un mauvais civet qui nous parut excellent, un lit détestable où nous dormîmes à merveille, nous coûtèrent vingt-quatre sous. Il m'en restait cinquante-six pour fournir à notre commune dépense jusqu'à Saint-Germain-en-Laye, où nous comptions trouver un asile chez notre oncle: c'était plus qu'il ne nous en fallait.
Le lendemain, avant le jour, nous nous remîmes en route, évitant toujours de passer dans les villages où notre signalement devait avoir été envoyé. Suivant notre chemin, tantôt à pied, tantôt sur des charrettes; mangeant quand la faim nous prenait, mais entrant plus souvent chez le pâtissier que chez le boulanger, et consommant plus de brioches que de pain, à midi nous arrivâmes à Paris, que nous traversâmes sans nous arrêter; à six heures, nous étions à Saint-Germain.
Grand désappointement! pas d'oncle à Saint-Germain! Il était chez ma mère, à quatre grandes lieues de cette ville, dans une maison de campagne qu'elle avait à Nauphle-le-Vieil, ou le Vieux.
Deux vieilles dévotes, propriétaires de la maison où mon oncle occupait un appartement, et auxquelles nous nous présentâmes, nous voyant crottés de la tête aux pieds, ne pensèrent qu'à une chose: c'est que le lendemain, fête de la Vierge, elles ne pourraient pas nous mener à la grand'messe en si piteux équipage. Sans plus s'embarrasser de la longue marche que nous avions faite que de celle qui nous restait à faire, elles décidèrent donc que nous continuerions notre voyage. On nous trouva un guide, vieux soldat, qui portait encore son nom de guerre et s'appelait Berg-op-Zoom: il se chargea de nous conduire à Nauphle par le plus court. Je ne sais s'il tint parole; mais je sais qu'après cinq heures de marche par des chemins affreux, accablés de fatigue, mourant de faim, rebutés de ferme en ferme, où l'on n'avait voulu nous vendre ni nous donner du pain, parce qu'on nous prenait pour des voleurs, nous arrivâmes enfin, à une heure après minuit, à la maison maternelle, où nous entrâmes par la fenêtre.
Ma mère avait de l'âme: elle ne put pas trop désapprouver le sentiment qui m'avait porté à soustraire mon frère à une peine déshonorante; d'ailleurs, mon frère l'avait fait rire en lui disant assez naïvement que tout ce désordre était l'effet d'un petit morceau de papier. C'était ainsi qu'il désignait le chiffon sur lequel on avait barbouillé l'effigie du préfet.
Mon pauvre frère ne se trompait ici qu'en ce qu'il prenait l'occasion pour la cause. Au reste, ce n'est pas la première fois qu'une insurrection a été provoquée par des chiffons ou des papiers: celle par laquelle le peuple de Paris préludait, en 1788, à la révolution qui s'accomplit l'année suivante, n'a-t-elle pas éclaté lorsque, conformément au système du cardinal de Brienne, on tenta de substituer le papier à l'argent pour le paiement des rentes?
On nous soigna plus qu'on ne nous gronda; et après trois semaines de repos, pendant lesquelles on négocia notre rentrée, nous fûmes reçus au collége, comme si nous revenions de vacances: une amnistie avait tout arrangé.
Ces vacances avaient interrompu mes études; je ne pus jamais rattraper l'arriéré. Est-ce un malheur? Je suivais alors un cours de métaphysique.
L'étude de la physique eut plus d'attraits pour mon esprit que celle d'une science qui me paraissait souvent absurde et presque toujours vaine. Je m'y livrai avec plaisir; et ce n'est qu'après l'avoir poussée aussi loin qu'on peut le faire au collége, que je sortis de Juilly au mois d'août 1783.
Avant de clore ce chapitre, un mot d'un des chagrins les plus vifs que j'aie éprouvés au collége. Je le dus à l'un des actes les plus stupides qu'un tyran ou qu'un pédant (l'un s'est parfois trouvé dans l'autre) ait improvisé; ne fût-ce que sous ce rapport, il est bon d'en prendre note.
En 1777, minime encore (c'est ainsi qu'on nommait les petits), j'avais été envoyé à l'infirmerie pour un gros rhume. Un Américain, nommé Wals s'y trouvait avec moi pour un rhume aussi: il appartenait à la chambre des grands; je lui servais de pantin, comme de raison. L'insurrection des colonies anglaises avait éclaté l'année précédente. «Pourquoi, me dit-il un jour, n'es-tu pas coiffé à la bostonienne?» On nommait ainsi un genre de coiffure par laquelle, à l'exemple des soldats de Washington, les élégants de Paris supprimaient leurs ailes de pigeon et coupaient de côté leurs cheveux presqu'au ras de la tête. «C'est la mode, ajouta-t-il: veux-tu que je te mette à la mode?» et, prenant une paire de ciseaux, ce grand polisson abat les boucles qui s'arrondissaient sur mes oreilles. L'opération n'avait pas été faite avec une grande habileté; mais, faite par le perruquier le plus habile, cette coiffure écourtée n'en eût pas paru moins bizarre, comparativement à celle que mes camarades, y compris mon tondeur, avaient conservée. À ma sortie de l'infirmerie, je fus accueilli dans le pensionnat avec un rire universel: c'était juste; mais ce qui ne le fut pas, c'est qu'un P. Pépin, préfet de notre chambre, vrai Pépin-le-Bref en fait d'esprit, vrai minime en fait de sens commun, jugea utile de me punir de l'espièglerie d'autrui, et me fit affubler par le frère perruquier d'une coiffure supplémentaire, d'un vrai gazon, que je fus condamné à porter jusqu'à ce que mes cheveux eussent crû dans la proportion suffisante. J'exécutai l'arrêt à la lettre, car je couchais même avec ce ridicule bonnet, dont la queue, liée à la mienne par un même ruban, ressemblait assez à une demi-aune de boudin qui me descendait jusqu'aux reins. Les ridicules de cette nature ne tardent pas à retomber sur leur auteur. La reproduction de mes cheveux ne pouvait guère se faire en moins de six semaines. Il y en avait trois que je l'attendais, quand je fus rencontré par le P. supérieur; cette étrange toilette n'échappa point à son regard investigateur. «Nous sommes en carême, me dit-il, pourquoi cette farce de carnaval?» Je le mis au fait, non sans quelque embarras. Je ne sais ce qui se passa entre lui et le P. Pépin; mais je crois, pour m'exprimer en style de collége, que ce préfet reçut une perruque, car l'instant d'après il me débarrassa de la mienne.
Pas de despotisme plus stupide que celui d'un pédant. Cette fois-là celui-ci s'était montré inventif en fait de punition: d'ordinaire, il ne se donnait pas tant de peine. Pour la moindre peccadille il recourait aux verges, que les oratoriens, soit dit en passant, ne maniaient pas moins volontiers et pas moins dextrement que les jésuites: correction paternelle, disaient-ils.
Châtiment révoltant, de quelque manière qu'on l'administre. Infligé par la main d'un mercenaire, il est infâme; par la main d'un maître, il est honteux également pour l'exécuteur et pour le patient. Et à quel point n'outrageait-il pas la décence, quand on pense que les verges se trouvaient quelquefois dans des mains de vingt ans, et que le fustigeant eût à peine été le frère aîné du fustigé!
Cette correction avait été abolie en France par la révolution. Quelques gens l'ont rétablie comme une conséquence de la restauration: et ces gens-là se disent amis des bonnes lettres et des bonnes moeurs! N'était-il donc pas possible de trouver des moyens de répression plus efficaces et moins répugnans que ce procédé, qui ne révolte pas moins l'honneur que la pudeur?
Les anciens tribunaux ne connaissaient pas de punition plus rigoureuse pour ces criminels précoces en qui la scélératesse a devancé l'âge, pour ces drôles qui étaient traduits devant eux en conséquence de crimes auxquels la loi ne permettait pas d'appliquer les peines portées contre l'homme fait. L'enfant était alors livré au questionnaire, pour être fouetté sub custodia, dans la prison, ou sous la custode, pour parler le jargon des criminalistes.
Et des instituteurs, et des hommes qui représentent le père de famille n'auraient pas horreur de recourir à un châtiment que les juges regardaient comme un supplice! ils n'auraient pas honte de descendre aux fonctions de bourreaux, pour punir des fautes très-légères de la même manière que la loi punissait les crimes!
CHAPITRE V.
Mes camarades et moi.—Portraits.—Anecdotes.
Quantité d'hommes remarquables à des titres différens sont sortis du collége de Juilly; le Marquis de Bonald, si bon qu'il soit, n'est pas le meilleur qui sorte de là; le Comte de Narbonne, le Marquis de Catelan, le général Desaix, l'amiral Lacrosse, l'amiral Duperré, Adrien Duport, Héraut de Séchelles, le chevalier de Langeac y ont été élevés avant ou après moi; mais j'y ai eu pour condisciples M. Dupleix de Mézy, M. Pasquier, et pour camarades M. de Joguet, M. Eryès, M. Boiste, MM. de Salverte, M. Durand, dit de Mareuil, M. Creuzé Delessert et M. de Sallenave.
Avant de poursuivre mon récit, je crois devoir expliquer pourquoi je désigne ces messieurs par des qualifications différentes, et quelle distinction j'établis entre condisciple et camarade. Condisciple signifie soumis à la même discipline, et peut s'appliquer à tous les écoliers qui habitent le même collége et sont régis par une règle commune. Camarade signifie habitant la même chambre, de l'espagnol camara, et ne doit se dire que des écoliers qui suivent la même classe, ou travaillent dans le même quartier.
MM. de Mézy et Pasquier étaient pour moi dans la première catégorie. Tous deux se signalèrent à Juilly par les études les plus brillantes; entrés au parlement de Paris, au sortir du collége, tous deux semblaient destinés à jouer un rôle important. Le second seul a rempli entièrement sa destinée. Parlons du second.
À quelques exceptions près, l'homme diffère peu dans le monde de ce qu'il était au collége. L'âge le corrige moins qu'il ne le développe. Doué d'une facilité singulière pour le travail, M. Pasquier s'est montré à la tribune ce qu'il avait été en rhétorique, habile arrangeur de mots, mais plus disert qu'éloquent; d'ailleurs courtisan des plus souples avec les puissans, tant qu'ils sont puissans, il n'a jamais pu se dépouiller, avec le reste des hommes, de la morgue qu'il avait contractée dans la robe parlementaire qui lui a servi de maillot et lui servira de linceul.
Ces deux messieurs m'ont précédé de quelques classes. Parmi ceux que je précédais, il s'en trouve plusieurs qui marquent aussi dans le monde: tel est M. Alexandre de Laborde. Entré au collége quatre ou cinq ans après moi, il se trouvait dans une classe très-inférieure à la mienne. Je n'étais donc pas à même de juger alors des dispositions de son esprit, si recommandable par tant d'aptitudes diverses; mais je n'en ai pas moins eu l'occasion de reconnaître dès lors en lui le caractère qui déjà lui conciliait toutes les affections. Le sort, qui l'avait doué d'un physique en harmonie parfaite avec le plus heureux moral, lui promettait une grande fortune. Les vers qu'Horace adressait à Tibulle semblent avoir été faits pour lui.
Dî tibi formam,
Dî tibi divitias dederant, artemque fruendi.
Dans cette catégorie se trouve aussi Chênedollé, poète à qui le temps a manqué pour remplir toute sa destinée, mais à qui la littérature doit, sinon un poëme parfait, du moins des vers admirables; M. Creuzé Delessert, qui s'est illustré par tant d'ouvrages ingénieux, et surtout par des poèmes chevaleresques écrits avec tant d'esprit, de grâce et de facilité; M. Choron, dont l'esprit également propre aux sciences, aux lettres et aux arts, s'est appliqué surtout à perfectionner l'enseignement de la musique, et à qui cet art est redevable d'une école qui rivalise avec les plus célèbres conservatoires de l'Italie; Losier de Bouvet, à qui nos guerres civiles ont acquis un autre genre de célébrité, et dont le père a découvert une terre qui n'existait pas[13]. Dans cette catégorie se trouve enfin M. de Caux, que plus d'un genre de capacité a conduit sous l'empire dans le cabinet de Napoléon, et au ministère sous la monarchie. J'aime à le répéter, la camaraderie de collége est pour les bons coeurs une espèce de parenté; M. de Caux m'a confirmé dans cette opinion. Un jour que, dans les intérêts d'un de mes fils, je me déterminai à me présenter à l'audience de ce ministre que je n'avais jamais été visiter, que je n'avais même jamais rencontré dans le monde: «Nous nous connaissons depuis long-temps, me dit-il du ton le plus aimable; nous avons été élevés dans le même collége.—Cela est vrai, monseigneur. Alors vous étiez dans les petits et moi dans les grands, et je ne faisais guère attention à vous. N'allez pas faire comme moi avec moi, aujourd'hui que les choses sont dans l'ordre inverse.» Il ne m'a pas imité; j'en ai la certitude.
Voilà pour mes condisciples; venons-en à mes camarades. Je ne dirai qu'un mot de M. Durand que j'ai sincèrement aimé. La nature lui a libéralement départi les qualités qui mènent à la fortune. Il s'est formé à l'école de M. de Talleyrand. Le patron qui l'a employé ne pouvait pas trouver un élève dont le caractère eût plus de rapport avec le sien.
M. de Joguet est un homme solide en amitié. Celui-là eût sacrifié sa fortune à ses amis, mais non pas ses amis à sa fortune. Quoiqu'il ait eu des opinions très-opposées à la révolution, il n'a jamais renié ceux de ses camarades que leurs opinions avaient jetés dans le mouvement révolutionnaire. Il les plaignait plus encore qu'il ne les blâmait; et sans les rechercher, il ne s'en éloignait pas. Neveu du marquis de Bièvre, il eût pu comme lui se faire un nom dans la littérature légère. Je ne sais pourquoi il s'est amusé à écrire sur des matières graves.
Les deux Salverte ont appelé une grande considération sur leur nom commun. Un esprit juste, une raison supérieure, une probité inaltérable caractérisent l'aîné, qui, membre de la chambre des représentans pendant les Cent-Jours, n'a pu qu'y faire entrevoir ces qualités qu'il a mises en pratique pendant la majeure partie de sa vie dans l'administration des domaines où il était placé en première ligne: le second, depuis plusieurs années membre de la chambre élective, s'y fait remarquer par l'étendue de ses connaissances, la facilité de son élocution et aussi par la sévérité de son patriotisme plus spartiate qu'athénien. Philosophe érudit, littérateur et poète, sa vie entière a été consacrée à l'étude: peu d'hommes ont autant écrit dans autant de genres.
M. Eryès est un de nos plus savans et de nos plus judicieux géographes. Quant à Boiste, qui ne connaît pas son Dictionnaire? Exécuté sur le plan le plus vaste, et néanmoins dans la forme la plus concise, ce dictionnaire est, sans contredit, le plus complet que nous ayons. On a peine à concevoir que ce soit l'ouvrage d'un seul homme. C'est à sa complexion débile et maladive que Boiste est redevable d'avoir achevé ce travail auquel, à la vérité, la nature de son esprit le rendait essentiellement propre. Contraint à garder la maison, par suite des privations qu'il était obligé de s'imposer, il avait beaucoup plus de loisir que le commun des hommes, et pouvait employer à l'étude tout le temps que les plaisirs ne lui demandaient pas. À quels travaux ne peut-il pas suffire l'homme qui tous les jours travaille tout le jour? Aussi, dans l'espace de quinze ans, a-t-il donné de ce dictionnaire qu'il voulait porter au plus haut degré de perfection je ne sais combien d'éditions, toutes recommandables par d'importantes améliorations.
Boiste est encore un homme dans lequel l'âge n'a fait que développer les qualités de l'enfant, et qu'il a complété sans le changer. Porté dès le collége à tout soumettre à l'analyse, il avait eu plus de succès dans les études philosophiques que dans les études littéraires; l'imagination dominait moins en lui que la raison. Grand ergoteur, il aimait beaucoup la discussion, et ne défendait pas toujours l'idée la plus juste, mais du moins la défendait-il de bonne foi, et s'il se fondait quelquefois sur de mauvais argumens, se rendait-il aux bons. Quoiqu'il fût d'humeur assez morose par suite de son tempérament, il était bon, attaché, affectueux même: de plus, on n'avait pas un coeur plus honnête et plus droit.
Tel il était encore quand à mon retour de l'exil, après six ans, je le retrouvai à Ivri, près Paris, où il avait acquis une petite propriété qu'il habitait toute l'année. Le pauvre homme me reçut comme un frère. «Nous avons bien pensé à toi, me dit-il en me montrant sa femme.» Il me l'avait prouvé en m'envoyant à Bruxelles sa cinquième édition, qui fut publiée pendant mon séjour forcé hors de France; attention à laquelle je ne fus pas peu sensible: «Je prenais plaisir, ajouta-t-il, à citer des exemples tirés de tes ouvrages et à mettre ton nom sous les yeux de mes lecteurs.»
À propos de ce dictionnaire, racontons un fait assez singulier pour être recueilli. Quand une expression avait été employée dans une acception nouvelle, ou quand une nouvelle expression réclamée par le besoin avait été créée, Boiste n'omettait pas d'en tenir note dans son lexique, en indiquant, comme de raison, l'auteur de cette néologie. Ainsi, spoliatrice, mot de nouvelle fabrique, mais qui est dans les analogies de notre langue, lui ayant paru mériter droit de bourgeoisie, il le lui donna en nommant, comme de raison, l'auteur à qui ce mot appartenait. «SPOLIATRICE, dit-il à cet article; loi spoliatrice, BONAPARTE.» Le lexicographe n'y avait pas entendu malice. La police ne put se l'imaginer; elle ne put pas croire qu'il eût rassemblé innocemment des mots qui formaient une pareille épigramme. Boiste fut arrêté, et ce n'est pas sans peine qu'il parvint à se faire relâcher par cette autorité qu'il lui fut encore moins difficile de fléchir que de convaincre, et qui ne concevait pas qu'un homme d'esprit ne sût pas toujours ce qu'il disait.
Boiste est mort il y a quelques années. J'ai perdu en lui un excellent ami.
J'en conserve un à Bayonne, dans ce bon Sallenave. Je ne le vois guère que de vingt ans en vingt ans; mais suis-je dans la peine, je reçois aussitôt de ses nouvelles. Le faible et l'opprimé n'ont pas de patron plus actif que cet avocat, également recommandable par l'originalité de son esprit et par la générosité de son caractère.
C'étaient mes bons amis aussi que les deux Theurel; c'étaient! car je leur survis. Ils avaient pour père le plus honnête procureur qui ait existé, je pourrais dire le plus honnête homme. Le cadet, qui avait embrassé avec quelque chaleur la cause de la révolution, fit avec distinction la brillante campagne de Dumouriez. Parti simple volontaire, il gagna ses épaulettes à Jemmapes, à Fleurus, à Nerwinde; il était chef de bataillon quand il s'est retiré, et s'est retiré quand l'armée où il servait fut employée à l'intérieur contre des ennemis qui étaient toujours pour lui des Français. Il est mort il y a quelques années.
Son frère mourut dès 1786. La cause d'une fin si précoce est bizarre, et de plus un des plus funestes effets de générosité que je connaisse. Doué d'une âme ardente et fière, ce jeune homme était d'une extrême susceptibilité sur tout ce qui tenait à l'honneur. Un jour qu'il badinait assez librement sur le théâtre de l'Opéra avec une chanteuse, un acteur, que cette liberté offense, lui donne un soufflet sans autre explication. On se battrait pour moins: rendez-vous donné. Le lendemain, comme l'offensé se disposait à se rendre sur le champ de bataille, arrive l'offenseur; il avait fait ses réflexions. «Je ne me dissimule pas, dit-il, la gravité de l'outrage que je vous ai fait; la mort seule peut l'expier. Vous avez droit de me tuer, et cela vous sera facile, je ne sais pas manier une épée, je n'ai jamais touché un pistolet; mais si vous me tuez, une famille qui n'a que moi pour soutien tombera dans la misère, et elle est innocente de mon tort.» Il dit, et fait entrer sa femme et ses enfans qui attendaient dans l'antichambre. Attendri par leurs larmes, Theurel sent les armes lui tomber des mains; il se laisse fléchir; il promet de ne pas donner suite à cette affaire.
Cependant le souvenir d'un affront si cruel le tourmentait sans relâche; il lui semblait que le public, qui ne s'en inquiétait guère, devait être moins touché de la pitié qu'il avait eue pour une famille entière, que frappé de l'indifférence qu'il montrait pour sa propre considération. Il se tenait pour déshonoré par l'acte le plus honorable qu'un véritable brave puisse faire en pareille circonstance. La vie lui devint à charge; il tomba dans la mélancolie la plus noire, et, quoiqu'il fût entouré des témoignages de notre amitié et de notre estime, il se tua de désespoir de ne pouvoir révoquer le pardon qu'il avait accordé, et de ne pouvoir réussir à se faire tuer par un autre, car il avait eu, depuis cette aventure, des affaires qu'il appelait malheureuses, parce qu'ayant blessé ses adversaires, il en était sorti sans une égratignure.
Ces deux frères aimaient passionnément les lettres et les arts. Étaient-ils à Paris, nous en parlions; étaient-ils hors Paris, nous nous en écrivions. Ils firent en 1785 un voyage à Ferney: beau sujet de correspondance. J'ai retrouvé dans mes papiers quelques vers dont était entrelardée la prose que je leur adressai à cette occasion; les voici:
C'est là qu'une urne funéraire
Enferme le coeur de Voltaire.
Tout, en ce dépôt précieux,
Malgré les cagots et l'Église,
Voltaire habite encor ces lieux;
Et c'est son coeur qui l'éternise.
Avec vous, heureux voyageurs,
Avec vous penché sur sa cendre,
Qu'il me serait doux de lui rendre
Un tribut de vers et de fleurs!
Et, m'abandonnant aux douleurs
Qu'un si saint objet vous inspire,
De l'arroser d'autant de pleurs
Que m'en a fait verser Zaïre!
Puis, cherchant à exprimer par une comparaison le sentiment qui nous unissait, j'ajoutais:
S'il est un triple personnage
Dont l'inexplicable union
Est l'obscur objet d'un hommage
Que prescrit la religion
À l'aveugle dévotion,
Qui n'y veut pas voir davantage;
Sans troubler sa tranquillité
Par notre intimité sincère,
Prouvons à l'incrédulité
Qu'après tout, une Trinité
Peut bien exister sans mystère.
Au nombre de mes camarades de classe, se trouvait aussi un pauvre diable qu'il est inutile de nommer. Personne n'a manifesté de meilleure heure la passion de la célébrité, et chez personne cette passion n'a été plus malheureuse. Secrétaire de Mirabeau, son nom est entré dans l'histoire à la suite de celui de son patron, comme un valet entre dans un palais à la suite de son maître; mais, quoi qu'il ait fait, il n'a pu s'y faire admettre à des titres qui lui fussent personnels. C'était, dès le collége, une tête qui s'échauffait à froid, un déclamateur sans idées, un four qui ne cuisait pas, et de la gueule duquel il ne sortait que de la fumée. Rien d'emphatique comme ses compositions; nous l'appelions M. Thomas, par allusion à l'académicien qu'il contrefaisait, mais qu'au fait il était bien loin d'imiter. J'étais, à l'entendre, le faiseur de Bonaparte. Je voudrais bien que cela fût vrai; je voudrais bien pouvoir m'attribuer certaines proclamations où le langage du grand homme n'est pas moins sublime que ses conceptions: mais je n'ai pas plus été le faiseur de Bonaparte que l'homme en question n'a été le faiseur de Mirabeau.
À ces noms j'en pourrais ajouter d'autres. M. de Mathan, de la chambre des pairs; M. Sapey, de la chambre des députés; Muiron, mort à Arcole; Duphot, assassiné à Rome; le général Lamothe, dont le nom, comme les leur, est inscrit sur nos plus glorieux bulletins; M. Bressier, digne parent des Portalis et des Siméon; M. Barthélémi, en qui l'on ne saurait méconnaître le talent le plus énergique, le plus souple et le plus vrai qui se soit manifesté dans la jeune littérature; M. Berryer, dont tous les partis voudraient s'approprier le talent; tous ces hommes si recommandables à des titres si divers, sont des élèves de Juilly.
Ils appartiennent aussi à cette illustre école, les joyeux convives qui tous les ans, le 3 janvier, jour de Sainte-Geneviève, se réunissent dans ce banquet où toutes les conditions se nivellent, où toutes les prétentions s'effacent, où toutes les opinions se confondent pour quelques heures au moins, et dans lequel il n'est permis de mêler aux vins qui nous viennent de tous les pays que l'eau importée de Juilly même, et puisée à la source limpide et salubre où notre enfance s'est désaltérée.
Pour compléter ce chapitre, il me faut bien aussi parler de moi. J'en parlerai en conscience, comme des autres. Je laisse à qui il appartient à prononcer sur la nature et sur la portée de mon esprit; je dirai seulement que j'ai fait d'assez bonnes études, et cela moins par suite d'une application sérieuse que de la facilité que j'avais à deviner ce que les autres n'apprennent pas sans l'étudier. J'étais assez fort en littérature; mais, en revanche, assez faible en mathématiques. La passion de la poésie, qui s'est manifestée en moi dès l'enfance, remplissait ma tête, au point de n'y presque pas laisser de place pour autre chose; je détestais tout ce qui pouvait m'en distraire: aussi lui ai-je été redevable de quelque succès précoces, et m'a-t-elle ouvert dès lors les portes d'une académie, car à Juilly aussi nous en avions une.
Parlons à présent de mon caractère: il en est de plus heureux; il en est de plus mauvais. J'avais été bon écolier, je fus bon camarade. Plus sensible qu'irascible, plus rancunier que vindicatif, plus gai que malin, plus confiant que crédule, gardant moins volontiers le souvenir du mal que celui du bien, aussi incapable de dissimulation que de soupçons, franc jusqu'à l'étourderie, jusqu'à la rudesse, constant dans mes affections comme dans mes aversions, ne dédaignant pas la faveur des maîtres, mais préférant l'estime publique à tout, j'avais dès l'adolescence les défauts et les qualités qui, même au collége, donnent des amis dévoués et des ennemis implacables, et qui, développés par l'âge, devaient faire dans le monde ma fortune et ma ruine.
LIVRE II.
1783—1790
CHAPITRE PREMIER.
Mon entrée dans le monde.—Études spéciales.—Goûts dominans.—Mon
Parnasse.—Mes sociétés.—Musée de Paris.
À la mort de mon père, ma mère avait obtenu par l'entremise de Madame (tel est le titre que portait alors Marie-Joséphine-Louise de Savoie, épouse de Monsieur, depuis Louis XVIII) que les places de son mari seraient conservées à ses enfans, et que, jusqu'à l'époque où nous pourrions les remplir, elles seraient remplies par notre oncle. Pendant cet intervalle, les maisons des princes subirent plusieurs modifications, sous le nom de réforme. N'osant pas, par crainte de notre protectrice, nous dépouiller ouvertement, les réformateurs donnèrent à ces places des dénominations différentes; et l'on assigna à ma mère et à l'oncle qui avait géré pour nous des pensions dont une partie devait nous revenir; pension qui n'équivalait pas, à beaucoup près, au revenu de la portion de patrimoine que cette opération nous avait fait perdre. C'est ainsi qu'on entendait alors la justice et l'économie.
J'entre dans ces détails pour démontrer combien est fausse l'assertion de je ne sais quel biographe, qui prétend que je suis redevable à Louis XVIII du bienfait de mon éducation: vingt-cinq mille livres de rente que possédait mon père le mettaient à même d'y suffire. Je tiens donc de sa tendresse d'abord ce bienfait que ma mère m'a continué, et non de la faveur d'un prince qui, si bienveillant qu'il ait paru être un moment pour moi, m'a fait plus de mal qu'il ne m'a jamais voulu de bien.
Il est encore un article sur lequel je crois devoir m'expliquer avant d'aller plus loin. On m'a souvent demandé si j'appartenais aux Arnauld, qui ont appelé sur le nom que je porte tant d'illustration pendant le cours du XVIIe siècle. Je le crois: je l'ai entendu répéter à ma mère, d'après mon père. Nous n'écrivons pas tout-à-fait ce nom comme l'écrivait la famille auquel il doit son éclat. Nous mettons un T là où elle mettait un D; mais on sait que ces sortes d'altérations ne concluent pas en fait de généalogie. Plusieurs de mes ancêtres ont écrit leur nom avec un D et en retranchant L. Sur mon extrait de baptême, le nom porte un D; j'ai pris le T pour me conformer à mon père, qui, je le répète, ne s'en croyait pas moins parent des Arnauld. Dans la dernière année de sa vie, ayant intérêt à le prouver, il avait commencé à ce sujet avec un homme du métier, l'abbé de Vergès, un travail qu'il n'a pas eu le temps d'achever; ma mère en avait conservé les pièces. Mais les menaces portées par la Convention, en 1793, contre les nobles qui garderaient leurs titres, m'ayant fait craindre pour elle, si, dans une de ces visites auxquelles on était alors exposé, une des mille autorités à qui tous les domiciles étaient ouverts découvrait ces papiers, je l'engageai à les anéantir. Mon inquiétude pour ma mère, jointe à mon indifférence sur cet article, ne m'a pas permis d'en prendre connaissance, et je n'y ai pas regret. À quoi servent aujourd'hui ces titres sans priviléges? que constatent-ils le plus souvent? d'impuissantes prétentions. Étrange sujet d'orgueil, après tout, qu'un nom qui, en rappelant ce que valaient vos pères, dénonce le peu que vous valez! Je souhaite à mes enfants d'autres titres à la considération.
Lorsque j'entrai dans le monde, j'avais donc perdu à peu près ma fortune; ma mère, qui désirait m'en voir acquérir, pensa qu'à cet effet il serait utile que j'achevasse mon droit. Comme cela exigeait que je séjournasse à Paris, et qu'elle demeurait à Versailles, elle me mit en pension chez Me de Crusy, procureur au Châtelet, pour y prendre connaissance des affaires, tout en étudiant les lois. Son projet était de me mettre ainsi en état d'entrer dans la magistrature ou dans l'administration; mais mon goût ne me portait ni vers l'une ni vers l'autre carrière, non que j'eusse de l'éloignement pour l'occupation, mais parce que celle à laquelle je consacrais tout mon temps ne pouvait se concilier avec aucune autre.
Que de peine se donna ce bon M. de Crusy pour me mettre en état de gagner la pension que ma mère lui payait, et dont elle avait promis de me faire l'abandon dès que mon patron se déclarerait suffisamment payé par mon utilité! Rien ne put me déterminer à me livrer à des études que j'avais en dégoût, si ce n'est en mépris. Tant que j'avais de l'argent, c'est-à-dire pendant la première quinzaine du mois, j'allais au spectacle; n'en avais-je plus, je n'en travaillais pas davantage pour l'étude. Quand je n'allais pas promener mes pensées, renfermé dans ma chambre, j'y faisais des vers jusqu'à l'heure des repas, après lesquels je m'y renfermais de nouveau pour en faire encore. Isolé, là, je n'y étais pourtant pas caché. Quand ils étaient pressés d'ouvrages, les clercs venaient quelquefois m'y chercher; voici ce que j'imaginai pour échapper à cette contrariété. Le corridor qui communiquait à nos chambres tirait son jour d'une fenêtre qui donnait sur la réunion de deux toits; à l'aide d'une chaise, dont le dossier me servait d'échelle, je me réfugiais dans cette espèce de vallée où je pouvais faire une dizaine de pas sans me précipiter dans la rue; là, entre deux montagnes de tuiles, qui perdaient bientôt leur couleur pour mon imagination, je me croyais in frigida Tempe… gelidis in vallibus Hoemi, ou dans le vallon le plus retiré du Parnasse. Une fois, je pensai y être découvert. Jugeant, à l'aspect de la chaise, que je pouvais avoir été rimer dans la gouttière, Me de Crusy ne s'avisa-t-il pas, non d'y monter, mais d'y regarder? Heureusement échappai-je à sa recherche. Comme il m'avait d'abord appelé, je me hâtai de grimper sur le pignon de la fenêtre, de laquelle ses regards parcouraient toute la longueur de ma promenade, et, à cheval justement au-dessus de sa tête, j'attendis sur cette monture, un peu moins fringante que Pégase, la fin de cette perquisition.
J'eus grand soin depuis, comme on le pense, de retirer l'échelle après moi quand je retournai chercher là des inspirations. J'y retournai souvent, car j'y composai un grand opéra, une Sapho, dont je me flattais que Piccini ferait la musique. Vaine espérance! ce grand compositeur, avant de l'entreprendre, ayant voulu avoir l'avis de M. Suard sur le mérite du poème, il me fallut solliciter une audience de M. Suard: je ne doutai pas de l'obtenir; vaine espérance encore! mes lettres restèrent sans réponse; et ce n'est que dix-huit ans après que j'eus l'occasion de parler pour la première fois à cet académicien, qui ne m'avait pas voulu pour écolier, dont j'étais devenu le confrère.
À cela près que je perdis mon temps, si c'est le perdre que de ne pas l'employer comme le voudraient les personnes dont vous dépendez, je n'ai pas trop lieu de regretter l'emploi que je fis de ma première année de liberté. Grâce à je ne sais quel sentiment de convenance que m'avait inspiré ma mère, et qui m'a souvent tenu lieu de principes, ma conduite fut sinon exempte de tout écart, du moins exempte de dévergondage, et n'ai-je pas à me rappeler une sottise dont je doive rougir. Les plaisirs que j'aimais avec passion, les plaisirs que je préférais à tout, étaient ceux que donnent les arts; c'est même des succès qu'elles obtenaient par les arts que les femmes tiraient à mes yeux leur charme le plus puissant. Ainsi sentaient les jeunes gens avec qui je passais ma vie, et qui presque tous avaient été mes camarades de collége. Avec quel emportement nous usions de cette liberté après laquelle nous avions si longtemps soupiré! avec quelle avidité nous courions après des plaisirs que nous avions si longtemps désespéré d'atteindre! Mais, je le répète, ceux qui naissent des arts, la poésie, la musique, le théâtre, l'opéra surtout étaient les premiers pour nous, et nous n'en jouissions qu'à demi quand nous n'en jouissions pas ensemble.
Cependant je fréquentais aussi une société plus grave, celle de M. De France, payeur de rentes, et mon proche parent. Chez lui les arts régnaient moins que les sciences; il s'occupait de physique, de chimie, d'histoire naturelle plus que de musique et de poésie: j'en fis mon profit. Il était riche. Comme il tenait table ouverte tous les mercredis, je fis connaissance chez lui avec plusieurs hommes remarquables de l'époque, avec plusieurs savants qui ne sont pas tous oubliés, quoiqu'en fait de sciences il soit donné à peu de personnes de se maintenir au même degré de gloire pendant plusieurs générations. Cela n'est guère assuré qu'à ces hommes de génie qui, tels que les Newton, les Linnée, les Buffon, les Jussieu, les Cuvier, attachant leurs noms à des systèmes, ont été législateurs dans une science quelconque.
Valmont de Bomare, que je voyais là toutes les semaines, n'a pas eu ce privilége. Son dictionnaire, qui n'est plus guère cité que pour ses lacunes et ses erreurs, ne commande plus le respect qu'il lui obtenait alors: ceux qui sont entrés de son vivant dans la carrière qu'il n'a pas parcourue sans honneur, l'ont laissé bien loin derrière eux; mais il n'en est pas ainsi de ce bon Haüy[14], qui venait souvent aussi dans cette maison. Ce minéralogiste jouissait déjà d'une grande considération, quoiqu'il n'eût pas encore trouvé le système qui devait régir la cristallographie. C'est à un accident qu'il est redevable de cette découverte; et comme cet accident lui est arrivé chez mon cousin même, peut-être n'est-il pas hors de propos d'en faire mention ici.
M. De France avait un assez beau cabinet de conchyliologie et de minéralogie, qu'il ouvrait avec complaisance aux curieux, et surtout aux savants, auxquels il permettait d'en déplacer les pièces pour les examiner de plus près. Un jour qu'Haüy usait de la permission, comme il voulait replacer un échantillon assez volumineux de je ne sais quelle cristallisation, cette pièce lui échappe et se brise en mille éclats. Jugez de son désespoir! il ne pouvait se pardonner sa maladresse. M. De France le console de son mieux, et pour la lui faire oublier, il donne ordre à un domestique d'enlever ces débris. L'ordre s'exécutait quand Haüy, dont les yeux suivaient les mouvements du balai, rompant le silence: «N'attachez-vous, dit-il, aucune valeur à ces fragments?—Aucune.—Accordez-moi donc une grâce.—Laquelle?—La liberté de les recueillir et de les emporter.—À vous permis, cher abbé. Mais qu'en voulez-vous faire?—Étudier leur forme tout à mon aise. Remarquez-vous que le noyau de ce cristal est un prisme où se reproduisent sous un moindre volume les formes que la pièce affectait dans son intégrité?—C'est vrai.—Cette pièce ne serait-elle pas formée de la réunion de plusieurs couches de formes semblables, quoique de dimensions différentes, et superposées les unes aux autres dans un ordre régulier? C'est ce dont je veux m'assurer en rajustant ces morceaux.»
L'expérience justifia ces conjectures, et l'accident qui provoqua cette observation fut pour Haüy ce qu'avait été pour Newton la chute de cette pomme qui lui révéla le système de l'attraction.
Fourcroi, qui déjà travaillait à la révolution de la chimie qui devait associer son nom à celui de Lavoisier, était de ces réunions.
Quelques gens de lettres s'y rendaient aussi. De ce nombre était un vieil avocat nommé Marchand, ennemi capital de Voltaire, auteur de quelques vers plus malins d'intention que de fait, tels qu'une Épître du curé de Fontenoi à Voltaire, et de quelques pamphlets du même genre, le Testament de Voltaire, par exemple. Ce bonhomme s'imaginait presque être l'égal du colosse qu'il attaquait; il en parlait avec le dédain d'un vainqueur pour le champion qu'il a ménagé. Cette vanité le rendait plus amusant, à mon gré, que les contes cyniques qu'il rabâchait dès qu'il avait un verre de vin dans la tête. La bouffonnerie, même exempte de licence, m'a toujours paru incompatible avec la dignité de la vieillesse; je l'aimerais mieux, je crois, maussade que dévergondée, quoique peu de défauts me déplaisent autant que la maussaderie. Qui ne se respecte pas n'a pas le droit d'être respecté. C'est ce qui arriva à ce compotateur de Piron. On finit par se lasser de lui. Comme il entrait facilement en état d'ivresse, et qu'un jour, par suite de cet état, il fit une chute assez grave en sortant de table, on profita de l'occasion pour donner à entendre aux gens qui le soignaient qu'on ferait bien de ne plus le laisser sortir: il était temps, au fait: il avait déjà quatre-vingt-cinq ou six ans.
Là se rendaient encore d'autres personnages, gens du monde, gens de robe, gens de cour possédant à fond la chronique scandaleuse du règne de Louis XV, et débitant l'histoire en caquets. Personne sous ce rapport n'égalait le marquis de Gouffier qui avait dépensé en folies la plus grande partie de sa vie déjà longue, et la totalité d'une fortune considérable. Élève des roués de la régence dont il transmettait les traditions à leurs petits-fils, ne repoussant aucun compagnon de plaisir, bien plus, courant en chercher partout où il espérait en trouver, et n'attachant pas moins de prix à une partie liée avec Préville et Bellecour qu'à une orgie faite avec le comte de Lauraguais ou tel autre de ses pairs, ce seigneur s'était échappé plus d'une fois des salons où devait l'écrouer son rang, pour aller jouir au cabaret des charmes d'une autre égalité. C'était déroger: mais comme il avait été complice de tous les tours qui ont été joués à ce malheureux Poinsinet, et qu'il racontait fort plaisamment les facéties ou les mystifications dont ce singulier personnage avait été l'objet et la dupe, je lui savais très-bon gré de cette dérogeance.
Pendant cette année je fis connaissance avec quelques jeunes littérateurs qui étaient affiliés au musée de Court de Gébelin, avec Saint-Ange, qui dès lors avait publié des fragmens de sa traduction des Métamorphoses, et possédait déjà tout le talent qui le fit entrer à l'académie quand il n'avait plus d'esprit; avec Duchosal, bon garçon, qui s'efforçait d'être méchant, et faisait, en dépit de sa nature, des satires moins malignes à la vérité que mauvaises; avec Le Bailly qui, bien que très-jeune, avait déjà donné dans quelques fables des preuves de ce talent facile et naturel qui le fait placer encore parmi les héritiers de La Fontaine.
Que je portais envie à ces Messieurs! Que les applaudissemens excités par la lecture de leurs ouvrages retentissaient profondément dans mon âme! Nulle gloire ne me paraissait préférable à celle dont ils me semblaient déjà saisis, et que je croyais même assurée au bonhomme Cailleau, honnête imprimeur, auteur de fables dont on parlait peu, et dont on ne parle plus. Au-dessus de l'honneur d'être membre du musée de Paris, je ne concevais qu'un honneur, celui d'être de l'académie française.
CHAPITRE II.
Académie française.—La Harpe.—Ducis.—Beaumarchais.—Anecdote sur le
Mariage de Figaro.
On conçoit, d'après ce que j'ai dit, combien j'étais curieux d'assister à une séance de l'académie française. La Harpe m'en procura le moyen. Ma mère l'avait rencontré plusieurs fois à la campagne chez une femme aimable; il s'en souvint, et m'accorda très-gracieusement un billet avec lequel j'assistai à la séance où Garat fut couronné pour l'éloge de Fontenelle, et Florian pour l'églogue de Ruth. Je n'imaginais pas alors que je serais un jour le collègue du premier et le successeur du second!
Leurs ouvrages, qu'on leur permit de lire eux-mêmes, furent très-applaudis; mais il n'en fut pas ainsi du rapport lu par Marmontel sur les pièces envoyées au concours. Les doctrines qu'il y professait, et surtout les formes dans lesquelles il exprima son jugement sur une églogue intitulée le Patriarche, ne lui concilièrent pas le suffrage de tout l'auditoire, à beaucoup près, elles provoquèrent même des murmures qui me surprirent plus qu'ils ne m'attristèrent. Je n'en sortis pas moins satisfait de la séance: mon plaisir aurait été complet si j'avais entendu quelque chose de mon patron; mais l'auteur de Warwick gardait alors le silence: comme Achille, il boudait dans sa tente. Il s'en est bien dédommagé depuis!
La Harpe, que j'ai rencontré souvent, mais avec qui je n'ai jamais été lié, me parut dès lors assez gourmé, tout poli qu'il s'efforçait d'être. Le ton sec et tranchant avec lequel il exprimait ses opinions sur plusieurs de ses confrères et particulièrement sur Ducis, me choquait, quoique au fond cette opinion ne manquât pas de justesse, et contînt même l'éloge de ce tragique. Mais cet éloge fait sans grâce ressemblait à celui que le diable ferait du bon Dieu, «Ducis n'entend rien, disait-il, à la combinaison d'un plan. Les siens sont dénués de toute raison, particulièrement celui du Roi Lear. L'auteur s'y montre encore plus insensé que son héros.—Cet ouvrage obtient pourtant un grand succès, répliquai-je avec timidité.—Ouvrage détestable!—Il y a, ce me semble, de bien belles scènes.—Eh! Monsieur, qui vous dit le contraire? Sans doute, il y a de belles scènes dans le Roi Lear, dans Hamlet, dans Roméo et Juliette, dans Oedipe chez Admète et même dans ce Macbeth qui vient de tomber; mais, de belles scènes ne constituent pas seules un bel ouvrage. Si M. Ducis faisait une pièce comme il fait une scène, il serait notre premier tragique.»
Ceci me rappelle que l'hiver précédent j'avais fait connaissance avec Ducis. Il m'avait accueilli avec plus de réserve que La Harpe, et cependant je me sentais appelé vers lui par un attrait que l'autre n'a jamais eu pour moi. J'étais juste par instinct.
Ducis était de Versailles qu'habitait sa mère, et où je passai chez la mienne les huit premiers mois qui suivirent ma sortie du collége. Comme il n'était bruit là que de Ducis, je ne pus résister au désir de voir de près l'homme que toute la ville s'accordait à admirer, car en dépit du proverbe, il était prophète en son pays. On m'avait promis de me présenter à lui dans l'un de ses voyages, et la chose avait manqué plusieurs fois. Las de voir mon plaisir dépendre de la volonté d'autrui, un beau soir je prends ma résolution; et surmontant ma timidité, qui alors était excessive, je me présente seul chez madame Ducis. C'était une bonne femme qui ne manquait ni de jugement ni d'esprit. Elle me reçut avec politesse, parut flattée du motif de ma visite; mais quand je lui demandai la permission de revenir: «Vous demeurez loin d'ici, me dit-elle, vous pourriez faire bien des courses inutiles; je vous ferai prévenir dès que mon fils reviendra.»
Je ne me le tins pas pour dit. Huit jours après, nouvelle visite et même demande de ma part. Huit jours après, même réponse accompagnée d'un accueil plus gêné. Je n'en revins pas moins huit jours après. Accueil plus contraint encore; je n'y concevais rien. Pour tout concevoir, il aurait suffi de faire attention à ce qui se passait quand j'arrivais. Une belle personne de dix-sept à dix-huit ans, qui, pendant la durée de ma première séance, les yeux baissés, brodait auprès de Mme Ducis tandis que celle-ci tricotait, n'avait pas manqué dans les séances suivantes de se lever à mon arrivée, et aussitôt après m'avoir rendu gracieusement mon salut, de sortir du salon pour n'y plus rentrer: c'était la fille de Ducis. Veuf depuis plusieurs années, il l'avait placée sous la surveillance de cette bonne dame, qui me croyait plus épris de la beauté de sa petite-fille qu'enthousiaste du génie de son fils. Le vrai ne lui paraissait pas vraisemblable.
Ducis en jugea comme elle. Lorsqu'enfin je parvins à le rejoindre, il m'invita à venir le voir à Paris, où il me reçut autrement en effet qu'à Versailles. À Versailles, il n'avait été que poli; à Paris, il fut affectueux. Ce n'est que long-temps après toutefois qu'il m'expliqua la raison de cette disparate dont je n'avais pas deviné la cause, tant les vues que l'on me prêtait m'étaient étrangères!
Ducis était alors pour moi le poète par excellence. Les beautés originales qui abondent dans ses tragédies m'en laissaient à peine entrevoir les défauts; et c'est bien d'après moi que je lui donnais la préférence sur La Harpe. Poète correct et froid, La Harpe, que je n'estimais guère que sur parole, ne m'avait ému que dans son Philoctète où revit l'énergique simplicité de Sophocle; le reste de son théâtre ne valait pas pour moi une scène de Ducis. Après quarante-cinq ans, je sens encore de même.
Cependant je suivais le théâtre avec une insatiable avidité: quelle que fût la pièce, quels que fussent les acteurs, j'y éprouvais un plaisir auquel j'aurais sacrifié tous les autres. Le Séducteur, ouvrage de l'oncle de mon ami Joguet, et la première comédie que j'aie vue aux Français, m'avait enchanté. Qu'on juge de l'effet que produisit sur moi le Mariage de Figaro! La Comédie Française, si riche alors en talens, n'en a jamais fait peut-être un emploi si heureux que dans cette pièce; jamais ouvrage n'a été joué avec un ensemble si parfait. À la sollicitation de Beaumarchais, qui ne faisait rien comme un autre et n'en faisait pas plus mal pour cela, Mlle Sainval avait consenti à descendre des hauteurs de la tragédie pour concourir avec Molé, Dazincourt, Desessarts, Dugazon, et cette Olivier dont le talent était naïf et frais comme sa figure, à la représentation de son singulier drame. Quelle puissance ces enchanteurs réunis n'exerçaient-ils pas sur une imagination de dix-huit ans! Elle n'égalait pas toutefois celle de l'actrice qui remplissait le rôle de Suzanne: cette perfection de talent, que nous avons tant admirée depuis dans Mlle Contat, était alors rehaussée par tout ce que la jeunesse la plus vive, la beauté la plus piquante peuvent prêter de charme au jeu le plus parfait. Mlle Contat ajoutait à ce rôle, déjà si séduisant, une valeur dont Beaumarchais lui-même était étonné. L'esprit du rôle appartenait bien à Beaumarchais, mais non pas l'esprit avec lequel ce rôle était rendu; celui-là appartenait tout entier à l'actrice, et elle en avait peut-être autant que l'auteur lui-même; elle créait en traduisant. Jamais musique n'a prêté à la parole une expression pareille à celle que recevaient, en passant par la bouche de son spirituel interprète, les saillies d'un des hommes les plus spirituels qui aient jamais écrit.
Je me pris de belle passion aussi pour cet homme-là. Les persécutions que lui attirèrent le succès de la Folle Journée me révoltaient à un point que je ne puis exprimer; j'y voyais pis que de l'injustice, j'y voyais de l'ingratitude; j'étais si reconnaissant du plaisir que m'avait fait cet ouvrage!
Je ne fus pas, comme on l'imagine, médiocrement indigné de l'outrageant abus d'autorité dont Beaumarchais fut frappé au fort de son succès. Aujourd'hui, toute mon indignation se réveille encore à ce souvenir. Cet acte arbitraire, le seul peut-être qu'on soit fondé à reprocher au plus modéré des princes, fut provoqué par une bien perfide insinuation. Voici le fait.
M. Suard, qui depuis 1774 était censeur royal, avait constamment refusé son approbation au Mariage de Figaro. Beaumarchais étant parvenu néanmoins à faire représenter sa comédie, M. Suard en conçut un vif dépit; et comme en qualité de journaliste il s'attribuait aussi le droit de censurer les pièces de théâtre, se proclamant le champion du goût et de la morale, il poursuivit avec un acharnement infatigable la pièce contre laquelle son veto avait été impuissant.
Après plusieurs attaques portées par lui sous le voile de l'anonyme contre l'ouvrage de Beaumarchais, et contre Beaumarchais lui-même, il fit paraître dans le Journal de Paris une lettre où était tournée en ridicule la disposition par laquelle l'auteur du Mariage de Figaro donnait aux pauvres mères nourrices la totalité du bénéfice que lui avaient acquis les innombrables représentations de cette pièce. Cette lettre avait été rédigée dans une société que l'aîné du frère de Louis XVI honorait souvent de sa présence. Révolté de la malignité avec laquelle M. Suard empoisonnait ses meilleures intentions, et croyant n'avoir affaire qu'à lui, Beaumarchais répond par des sarcasmes à cette lettre, dont M. Suard n'était pas le seul auteur. Le journaliste, dans son ressentiment, imagina de faire retomber sur le prince la moitié de l'injure, afin d'avoir à sa disposition la puissance du prince tout entière. «Cet homme est-il assez effronté? dit-il, traiter ainsi les plus augustes personnes!» Le stratagème réussit. Louis XVI, à qui cet excès d'audace fut dénoncé sous les formes les plus propres à l'irriter, sortit une fois de sa modération habituelle; plus frère que roi, il ordonna que le bourgeois qui avait osé riposter à une insulte dictée par une altesse royale, fût arrêté sur-le-champ, et conduit, non pas à la Bastille, prison trop noble pour un pareil polisson; non pas dans une prison d'État, mais dans une maison de correction; et comme Sa Majesté, quand elle prit cette décision, était au jeu, c'est sur un sept de pique que fut écrit par elle, avec le crayon dont on marquait les bêtes, l'ordre d'enlever un citoyen à sa famille et de l'enfermer à Saint-Lazare.
Cet acte, si léger et si cruel, fut bientôt blâmé des personnes même qu'il avait fait sourire au premier moment: chacun se sentit menacé par là, non seulement dans sa liberté, mais encore dans sa considération. Je me sais gré d'en avoir jugé ainsi de prime-abord, et d'y avoir vu surtout une révoltante injustice dans un âge où, plus porté à sentir qu'à réfléchir, j'étais habitué à tenir pour légale toute volonté royale. Je consignai mes sentimens sur ce fait dans une ode, pièce assez hardie pour me faire arrêter aussi, mais que je n'ai pas publiée, et j'ai bien fait, car elle n'était pas bonne. Se compromettre avec l'autorité par de méchants vers, c'est faire une double sottise.
Ce n'est pas, au reste, le seul outrage que Beaumarchais ait eu à endurer à cette époque où sa célébrité l'avait rendu le point de mire de nombre de gens qui prétendaient devenir célèbres. Bergasse aussi l'a très-rudement traité pour s'être fait, un peu étourdiment peut-être, le chevalier de Mme de Kornman contre son mari. Racontons à ce sujet une anecdote que j'aime à répéter, parce que c'est une des meilleures justifications qu'on puisse opposer à tant d'écrits où Beaumarchais est représenté, non pas comme le plus malin, mais comme le plus méchant des hommes, ce qui n'est pas tout-à-fait la même chose.
Ayant appris qu'une dame du grand monde avait parlé de lui avec autant de malignité que de légèreté, à l'occasion de l'intérêt qu'il témoignait pour la femme adultère, il crut pouvoir prendre sa revanche, et riposter à ces attaques par quelques pages dans un Mémoire qu'il était près de publier sur ce procès. La soeur de l'imprudente en ayant eu avis, conçut qu'un ridicule ineffaçable allait s'attacher à sa soeur. Pour détourner le coup, elle se décide à s'adresser à Beaumarchais lui-même, qu'elle avait quelquefois rencontré dans le monde, et va le trouver. À la suite d'une explication, où les torts de l'agresseur n'avaient pas été plus dissimulés que les droits de l'offensé, elle lui demande le sacrifice de sa vengeance. «Connaissez-la tout entière,» dit Beaumarchais; et il lui donne communication du passage signalé, qui égalait ce que sa plume si vive et si mordante a tracé de plus original. À chaque mot, la pauvre femme frémissait. «Et c'est de ces pages-là, Madame, que vous demandez la suppression! Vous ne connaissez donc pas le coeur d'un auteur?—Je connais votre âme; c'est à elle que je m'adresse. Je sais que vous n'avez rien fait de mieux; l'effet de ces pages est certain; mais vous seriez désespéré du succès d'une vengeance plus cruelle que l'injure: plus vous estimez ces pages, plus, j'en suis sûre, vous trouverez d'honneur à en faire le sacrifice.»
Beaumarchais, pour toute réponse, déchire ces terribles pages et les jette au feu. Voilà l'homme qui, selon Me Bergasse, suait le crime.
Je tiens ce fait de Mme de Bonneuil, ma belle-mère, qui fut médiatrice dans cette affaire, et s'empressait de le raconter toutes les fois qu'elle entendait accuser de méchanceté un homme qui, s'il a combattu toute sa vie, toute sa vie n'a fait que se défendre.
La passion de la musique, art que je n'ai jamais pratiqué[15], mais dont j'ai toujours joui avec délices, faisait aussi bien que la poésie le charme de ma vie. Je partageais mes tributs entre la Comédie française et l'Opéra, et mon culte entre Corneille et Gluck, entre Racine et Piccini, entre Sacchini et Voltaire, entre Molière et Grétry. La musique expressive et sévère de Gluck, surtout, me ravissait; elle était pour moi la véritable déclamation tragique, la mélopée que la Grèce appliquait au débit des scènes d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide; j'admirais sous ce rapport, entre ses productions, son Iphigénie en Tauride et son Alceste.
Quant à son Armide, que je ne pouvais me lasser d'entendre, l'enthousiasme qu'elle excitait en moi tenait à une autre cause: cette composition, qui réunit tous les genres d'expressions, me semblait être en musique ce qu'est en poésie l'Épopée du Tasse. On conçoit, d'après cela, que je ne fus pas insensible au talent de Sallieri, dont les Danaïdes furent représentées pour la première fois cette année-là; et en cela je jugeais d'après moi, car cette oeuvre, si belle dans un si grand nombre de ses parties, ne fut pas appréciée à sa première apparition.
Je n'étais pas insensible non plus au génie de Grétry: peut-il ne pas plaire à quiconque apprécie le génie de Gluck? Ces grands compositeurs ne puisent-ils pas leur mélodie à la même source? ne cherchent-ils pas évidemment tous les deux à reproduire l'accent naturel des passions? n'est-ce pas en le modulant qu'ils sont parvenus à donner à leur chant une expression si vraie, une expression qui leur imprime un charme inaltérable pour toute personne qui, écoutant la musique avec son intelligence et avec son âme, y veut autre chose qu'un amusement fait pour l'oreille, une expression qui la met au niveau des premiers arts d'imitation?
C'est ainsi que j'avais passé un an à Paris, occupé de tout, excepté de ce que j'y étais venu faire, quand une passion, qui n'a pas été sans influence sur ma destinée, me fit prendre en dégoût cette ville tumultueuse. Je sollicitai et j'obtins la permission de revenir à Versailles. J'avais, à m'entendre, mille projets en tête; mais, en réalité, je n'avais qu'une volonté dans le coeur. Rien de tout cela ne s'est réalisé.
CHAPITRE III.
Premières amours.—Werther.—Marie-Joséphine-Louise, MADAME, m'attache à sa personne.—Voyage à Amiens.
Pendant l'année qui venait de s'écouler, partageant avec quelque réserve pourtant les plaisirs de mes joyeux camarades, faisant assez de sottises pour ne point passer pour un sot, aimant toutes les femmes conséquemment, et n'en préférant aucune, je n'avais pas eu l'occasion de connaître ce que c'était que mon coeur: un hasard me le révéla.
Cet oncle qui avait dû gérer jusqu'à notre majorité les places qui nous avaient été conservées après la mort de mon père, était venu demeurer à Paris avec sa famille, par suite de la réforme dont j'ai parlé plus haut. J'allais souvent les voir. Un jour je trouve chez eux une jeune femme que je n'avais jamais rencontrée, soit là, soit ailleurs, et qui, de la ville où elle résidait, était venue passer quelques jours avec eux. Elle n'était pas d'une beauté parfaite; mais le charme répandu dans toute sa personne me frappa bien plus vivement que la perfection des plus belles femmes que j'avais vues jusqu'alors.
J'ai reconnu depuis qu'elle était jolie, bien faite, que ses grands yeux étaient pleins de douceur et d'esprit, qu'elle disait avec un accent enchanteur les choses les plus ingénieuses et les plus naturelles; qu'à une profonde sensibilité, recouverte par une frivolité apparente, elle unissait une grande élévation d'âme, et une grande indépendance de caractère: sans me rendre compte de tout cela au premier abord, j'en eus le sentiment, et je m'enflammai à cet attrait formé de tant d'attraits divers, comme un corps exposé à l'action d'un verre ardent s'enflamme à vingt rayons différens au moment où il semble frappé par un rayon unique. Subjugué au premier aspect, je sortis enfin le plus amoureux des hommes de cette maison où j'étais entré aussi insouciant, aussi indifférent qu'on peut l'être à dix-huit ans.
Je ne m'en aperçus pas sur-le-champ. L'espèce d'ivresse où j'avais été pendant les dix jours qu'elle passa à Paris, ne m'avait laissé ni le loisir ni la faculté de réfléchir. Sans me demander à quoi tenait l'état délicieux où je me trouvais, j'en jouissais, ne me doutant pas qu'il se fût opéré en moi le moindre changement et que je fusse né à une nouvelle vie.
Ce que le bonheur ne m'avait pas révélé le malheur me le révéla bientôt. Le jour où elle devait retourner chez elle arriva. À peine eut-elle mis le pied dans la voiture qui allait l'emporter, je sentis qu'une partie de moi-même se détachait de moi; je sentis que je l'aimais. Ce moment me l'apprit: il y avait déjà dix jours que tout le monde le savait.
Immédiatement après son départ, il me sembla que je n'avais plus rien à faire à Paris, où je n'avais rien fait. Mais qu'irai-je faire à Versailles? Quelque chose, à ce que je croyais. La carrière diplomatique me plaisait assez, disais-je à ma mère: j'y voulais entrer à toute force. Au fait, je ne voulais rien, rien que me rapprocher du lieu où était désormais concentrée toute mon existence.
Je me trouvai alors dans une de ces situations qui peuvent décider du sort d'un homme. Mon sentiment n'était pas partagé; mais il donnait un grand empire sur moi à la personne qui me l'inspirait. Plus âgée que moi, quoique fort jeune, cette personne avait sur moi les avantages de la raison dont les développemens sont pour l'ordinaire plus précoces dans les femmes que dans les hommes, et qui semble, en certains cas, se fortifier de celle qu'elles nous font perdre. Il eût été si facile de se servir de son influence pour me plier à des volontés dont ses désirs m'auraient fait des lois!
Ma mère, toute spirituelle qu'elle était, ne le sentit pas, ou peut-être craignit-elle, en me faisant diriger par une influence étrangère, d'affaiblir celle qui lui échappait; mauvais calcul.
Sans état, mais non toutefois sans occupation, je me livrai avec plus d'ardeur que jamais à mes travaux poétiques; mais je leur donnai une autre direction. Pendant l'année qui venait de s'écouler, les vers n'avaient été pour moi que le langage du plaisir: ils devinrent tout à coup celui du sentiment. Je m'étais plu à rimer des odes moins héroïques qu'érotiques, et des chansons satiriques plus mauvaises que méchantes; c'est ainsi que le plus communément les jeunes gens qui ont le goût ou la manie de versifier jettent leur gourme poétique; prenant tout à coup mes oeuvres en aversion, je n'eus de repos qu'après être parvenu à retirer les copies que j'en avais laissé prendre à mes camarades, et les avoir jetées au feu avec l'original; j'aurais même voulu les anéantir dans ma mémoire: l'amour m'avait rendu chaste et bon.
Des héroïdes, des élégies, des romances, voilà les compositions dont je m'occupais exclusivement: il s'en faut beaucoup qu'elles fussent toutes dignes d'être exhumées du recueil où je les enfouissais; quelques unes néanmoins obtinrent alors un succès qui même aujourd'hui me semble mérité.
Laharpe, qui en entendit une que la soeur de cette pauvre madame Gail avait mise en musique, lui donna plus d'éloges qu'il n'avait habitude de le faire; il lui fit même l'honneur de la recueillir dans la correspondance qu'il entretenait avec le comte Schuwaloff pour l'amusement du grand duc, depuis Paul Ier: elle est intitulée l'Absence. Il y trouvait des sentimens vrais. Il avait raison.
Tout concourait à irriter une passion dans les tortures de laquelle je me complaisais en la maudissant, d'abord les contrariétés qu'y opposait ma mère, par suite d'une prudence mal entendue, et puis le peu d'importance qu'y attachait la personne qui en était l'objet, et dont la coquetterie s'en amusa un moment comme d'un enfantillage. Elle avait tort. Ces enfantillages-là sont ceux des marmots qui jouent avec le feu: de grands malheurs peuvent en résulter.
Un incident étranger à toute volonté contribua peut-être à son développement. Le célèbre roman de Werther occupait alors l'attention publique. Depuis la Nouvelle Héloïse, aucun ouvrage de ce genre n'avait remué aussi fortement les imaginations. Je ne l'avais pas lu. En le vantant, la seule personne qui devait craindre de m'en parler me donna le besoin de le lire. Elle porta l'imprudence plus loin. «Je vous le prêterai, me dit-elle, mais vous viendrez le chercher.»
Tel fut l'objet apparent de la première visite que je lui fis. La restitution de ce livre fut le prétexte de la seconde. Livre fatal! Dans un état tranquille, si le hasard l'eût fait tomber entre mes mains, je ne l'aurais pas lu sans émotion! Quelle impression ne produisit-il pas sur un coeur agité d'un premier amour, ce livre qui m'était donné par l'objet même de cet amour!
Je ne vis que ma propre histoire dans ce roman rempli de mes propres sentimens. Ma tête s'exalta par cette lecture que je ne me lassais pas de recommencer. En remettant à Werther les pistolets qu'il lui demanda, Charlotte ne lui avait pas fait un prêt plus dangereux que celui que me faisait l'étourdie qui me prêta ce beau, mais pernicieux ouvrage.
J'entre dans tous ces détails, parce que ces révélations peuvent être de quelque utilité pour plus d'un lecteur. Rien d'indifférent avec un coeur qui se trouve dans l'état où le mien était alors. Le moyen le plus propre à donner un caractère sérieux à ces écarts d'une sensibilité déréglée est de leur accorder trop d'importance, et surtout de les contrarier. Tentez d'arrêter ce torrent, il renversera bientôt ses digues et se signalera par des ravages.
En toute chose, les avantages sont auprès des inconvéniens. Mes moeurs se régularisèrent par l'effet même du sentiment qui égarait ma tête. Le cénobite le plus austère observe moins fidèlement les voeux qui le lient vis-à-vis de Dieu, et l'amant le plus scrupuleux les sermens qui l'enchaînent à la maîtresse qui s'est emparée de lui en se donnant à lui, que moi l'engagement que j'avais pris vis-à-vis de moi-même envers celle qui me refusait tout espoir! Ce donquichotisme vous fait rire. Je suis tenté d'en rire aussi, j'en ai presque pitié, mais je ne saurais y avoir regret. C'est peut-être à ses conséquences, qui se sont étendues sur toute ma vie, que je dois la bonne santé dont j'ai presque constamment joui, et la vigueur que je conserve encore à un âge, qui pour tant de gens, est déjà celui de la caducité.
Vers ce temps-là, Madame, qui, ainsi que je l'ai déjà dit, me connaissait depuis mon enfance, m'attacha positivement à elle: voici à quelle occasion. De temps en temps elle s'informait avec intérêt de ce qui me concernait. «De quoi s'occupe votre fils? dit-elle un jour à ma mère.—Il ne s'occupe que de poésie, répondit ma mère avec un accent qui n'était pas celui de la satisfaction.—S'il a du talent pour la poésie, pourquoi vous en affligeriez-vous? lui répondit la princesse.—Mais a-t-il du talent, Madame?—Tâchez de me procurer quelques vers de sa façon, je les ferai lire à Monsieur; il s'y connaît, Monsieur. Je vous dirai ce qu'il en pense.»
Ma mère n'eut pas beaucoup de peine à satisfaire cette curiosité. Mes papiers étaient épars sur une table: elle prit les premiers venus. Parmi ces pièces qui portaient toutes un certain caractère de mélancolie, et qui toutes étaient adressées à la même personne sous un nom supposé, se trouvait la traduction du sonnet de Pétrarque: S'amor no e che dunque sento?
«Chère madame Arnault, dit la princesse en rendant le tout, Monsieur est fort content des vers de votre fils; j'aime à vous l'apprendre. Mais j'ai autre chose à vous apprendre encore, et c'est d'après moi que je parle; votre fils est amoureux, amoureux fou.» Ma mère répondit par un soupir. «Pourquoi vous chagriner aussi de cela? lui dit Madame; cette folie sauvera sa jeunesse de beaucoup d'écarts. Patience; d'ailleurs cela se passera.»
Les femmes prennent naturellement intérêt à l'amour, lors même qu'elles n'en sont pas l'objet. Cet incident ne fit que fortifier l'intérêt dont Madame voulait bien m'honorer. Ma mère, profitant de ces bonnes dispositions, la pria de m'accorder un titre qui m'attachât publiquement à sa personne. «Volontiers, répondit Madame, je le fais secrétaire de mon cabinet;» et par son ordre on m'en délivra le brevet quelques jours après. Aucunes fonctions, aucune rétribution n'étaient attachées à ce titre; mais il me donnait les entrées chez la princesse avec les officiers de sa maison.
Il y avait un an que je dépensais ainsi mon temps à versifier et à soupirer quand ma mère imagina que pour les maladies morales il peut être bon aussi de changer d'air. Je n'avais jamais vu la mère ni les tantes de mon père: elle me proposa d'aller à Amiens où elles demeuraient. Dans ce moment l'objet de mes vers et de mes voeux partait pour un voyage de plusieurs mois. J'acceptai avec empressement une proposition qu'en toute autre circonstance j'aurais repoussée. Jamais je n'étais sorti de l'Île de France: aller en Picardie c'était aller au bout du monde. Le jour où la dame de mes pensées prenait la route d'Orléans, je pris la route d'Amiens. C'était en juin 1786.
CHAPITRE IV.
Je me marie.—De la Maçonnerie.—Mes premiers essais dramatiques.
J'ai comparé quelque part la destinée de l'homme à celle de la feuille dont les vents se jouent et qu'ils promènent au hasard dans toutes les directions. Plus j'y pense, plus cette comparaison me paraît juste. Que de fois n'avons-nous pas été détournés du but que nous poursuivions par la démarche même que nous faisions pour l'atteindre?
Ce n'était certes pas pour me marier que j'avais quitté Versailles; et pourtant j'étais marié quand j'y revins après six mois d'absence. Indépendamment de l'attrait qu'une femme jeune et d'une beauté rare peut avoir pour un homme de vingt ans, le besoin d'échapper au chagrin que me donnait un sentiment que je ne croyais pas pouvoir jamais être partagé, et aussi peut-être le désir de sortir de la tutelle où l'on me retenait, me portèrent à prendre ce parti. Comme celui qui se jette à l'eau pour se sauver de la pluie, je me mariai pour devenir indépendant.
Ce mariage, au reste, n'était pas déraisonnable, en supposant qu'il fût raisonnable de se marier à l'âge que j'avais. Sans m'apporter une dot considérable, ma femme devait hériter d'une honnête fortune. Deux ans après, il est vrai, vint la révolution, qui nous enleva ce que nous avions et ce que nous devions avoir. Du papier, voilà tout ce qui nous est resté à la mort de son père, à qui elle n'a survécu que quelques années. Mais elle m'a laissé deux fils, honorablement connus à des titres différens, et qui, vu le court intervalle de leur âge au mien, pourraient passer pour les cadets d'une famille dont je serais l'aîné. Je ne saurais donc avoir de regret à ce mariage qui, dans eux, m'a donné des frères, les seuls qui me restent aujourd'hui.
La bonté de Madame se signala encore en cette circonstance. Quand ma mère, tout en lui témoignant la crainte qu'elle avait de l'approuver, lui fit part de mon projet, elle l'invita à surmonter sa répugnance, et l'y décida en lui disant qu'elle voulait signer au contrat. Puis elle ajouta: «Je donne à votre fils mille écus de traitement sur ma cassette; et comme voilà un an qu'il est en place, je veux que l'année écoulée lui soit payée.» En disant cela, elle remit à ma mère un bon de mille écus, qui fut en effet acquitté par M. de Châlut son trésorier.
J'aime, après quarante-cinq ans, à me rappeler ce fait; j'aime à le consigner ici avec l'expression de l'éternelle reconnaissance que je conserve pour cette princesse vraiment bonne, quoique ce fait ait provoqué ma ruine, ainsi qu'on le verra.
Comme je vivais avec ma mère, mon changement d'état n'avait rien changé à mes habitudes. Je continuai à donner à la littérature, ou plutôt à la poésie, le temps que me laissaient mes rêveries sentimentales, et elles m'en laissaient plus qu'avant mon mariage. Dans la position tranquille où je me trouvais, je sentais plus que je ne méditais; la jouissance n'est pas rêveuse comme le désir.
Je me livrai un peu plus à la société dont antérieurement je me tenais éloigné. Les ministères étaient alors établis à Versailles. Parmi les employés il s'y trouvait des jeunes gens de beaucoup d'esprit, qui cultivaient les lettres. On ne jouit qu'à demi du plaisir de produire, si l'on n'a pas l'occasion de donner quelque publicité à ses productions. Comme il n'y avait ni académie, ni musée, ni lycée dans la ville royale, pour y suppléer on forma des sociétés maçonniques. Les amis des lettres s'empressèrent de s'y faire affilier; le même goût me fit prendre le même parti.
Un intérêt de curiosité s'y mêlait aussi. Je désirais savoir à quoi m'en tenir sur ces associations mystérieuses qui s'étendent dans presque toutes les parties du monde civilisé.
Quel intérêt a primitivement réuni ces hommes qui se reconnaissent à des signes particuliers, expriment leurs pensées sous des formes qui leur sont propres, et observent dans leurs assemblées un si singulier cérémonial? Est-ce celui de concentrer entre eux les secrets d'une grande industrie? ou celui de dérober à la surveillance des gouvernemens les mystères d'une implacable vengeance? Cette organisation fut-elle dans l'origine celle d'une confrérie d'ouvriers ou d'une association de conspirateurs? Est-ce un poignard émoussé dont on a fait un hochet?
Mais qu'importe la solution de ces problèmes au but dans lequel la maçonnerie se perpétue? L'esprit de philantropie est le seul qui réunisse aujourd'hui ses plus ardens sectateurs; jamais ils ne se séparent sans s'être enquis du bien à faire, et sans avoir fait du bien, sans avoir versé leur tribut dans la bourse des pauvres. Examinons donc moins ce que fut la maçonnerie que ce qu'elle est.
La maçonnerie, telle qu'elle est, me semble une institution propre surtout à lier entre eux, dans les intérêts de l'humanité, tous les peuples dont la religion est assise sur la croyance d'un Dieu unique; c'est le théisme dans toute sa simplicité. Le christianisme, l'islamisme, et conséquemment le judaïsme dont ils dérivent, y retrouvent la base de leur immortelle doctrine, la base du culte respectif qu'ils rendent au commun objet de leur adoration; et, comme le premier dogme maçonnique prescrit aux adeptes de s'entr'aider, il s'ensuit qu'en quelque lieu que le hasard le pousse, un maçon trouve des amis s'il s'y trouve des maçons.
Il est peu de gouvernemens qui n'aient persécuté les associations maçonniques. On conçoit que les mystères dont elles s'enveloppent aient inquiété dans l'origine des esprits ombrageux; mais, aujourd'hui qu'on sait ce qui en est, conçoit-on que ces persécutions n'aient pas cessé partout? Pourquoi proscrire des assemblées dans le secret desquelles il est si facile de s'immiscer? En France, même sous les rois absolus, on faisait ce qu'il y a de mieux à faire. Des fonctionnaires publics, des grands seigneurs, des princes du sang même, descendant de la hauteur de leur position sociale, se sont courbés sous le niveau maçonnique. Que peut-on redouter d'une société qui ne craint pas de se donner de tels surveillans?
Ces associations, que le régime de la terreur avait dissipées, se reformèrent avec une activité nouvelle sous le consulat. On voulut en effrayer Napoléon; mais il ne put se résoudre à prendre la chose au sérieux. «Ce sont des enfans qui s'amusent, dit-il, laissez-les faire et surveillez-les.» Plus d'un fonctionnaire public se fit aussitôt recevoir maçon, et je ne fus pas peu flatté de siéger en loge entre frère Cambacérès, second consul, et frère Dubois, préfet de police. C'était bien; mais voici qui n'eût pas été si bien.
Pour reconnaître la tolérance du premier consul non contentes de boire à sa santé dans tous leurs banquets, les loges s'empressèrent d'appeler aux suprêmes dignités les membres de sa famille, et de les placer au Grand-Orient, administration suprême d'où ressortissent toutes les loges de France, dont Joseph Bonaparte fut nommé grand-maître. À cette nouvelle, le premier consul se prit à rire; et quand son frère vint lui demander s'il devait accepter ce titre qu'avant la révolution le premier prince du sang n'avait pas dédaigné, il ne lui dissimula pas qu'à son sens l'accepter serait accepter un ridicule. «Citoyen, lui dit Cambacérès, votre avis serait-il que votre frère refusât l'honneur qui lui est déféré? Cela ne serait pas, ce me semble, d'une bonne politique. Une association, après tout, a droit à des égards, ne fût-ce que parce qu'elle est nombreuse. Tous les gens qui offrent à votre frère la dignité de grand-maître sont vos amis; ils deviendront vos ennemis, s'il la refuse. Leur amour-propre, qu'il flatterait en acceptant, s'irritera de ses dédains, et vous aliénera tout ce qu'il y a de maçons en France et ailleurs.—Vous avez raison,» répondit le premier consul; et Joseph fut installé sur le trône où l'avaient élevé tous les zélateurs de la seule égalité qui dès lors existât dans la république française.
Cette égalité, au reste, est assez plaisante: elle ressemble un peu à celle qui existait à la cour impériale à l'époque glorieuse, pour nous du moins, où, en échange du cordon de la Légion d'Honneur qu'ils ambitionnaient, les souverains du continent mettaient, par boisseaux, à la disposition de Napoléon les insignes de leurs Ordres respectifs pour être distribués par lui suivant son caprice, aux officiers militaires et civils qui l'entouraient. Dans une loge maçonnique, comme aux Tuileries, tout le monde étant décoré, c'est comme si personne ne l'était: la vanité y produisait le même effet qu'ailleurs la modestie.
Ce n'est pas là le seul rapport de cette institution quasi religieuse avec les institutions profanes: là, comme ailleurs, l'ambition règne, et l'intrigue aussi; là, comme en d'autres républiques, nombre de gens ne se donnent pas de repos qu'ils ne soient sortis de cette égalité dont ils préconisent éternellement les charmes, et qu'ils ne se soient élevés au-dessus de ce niveau qu'ils recommandent si soigneusement à leurs confrères de respecter.
J'ai vu plus d'un maçon essayer sur ce petit théâtre un talent que depuis il a employé avec plus d'éclat et de profit sur un théâtre un peu plus grand. Je les ai vu se donner autant de peine pour obtenir le maillet de vénérable dans une loge borgne, qu'en a pris Napoléon pour se faire déférer le sceptre impérial.
Faute de pouvoir être le second dans Rome, plus d'un aussi s'efforçait d'être le premier dans ce village. De ce nombre était ce pauvre Félix Nogaret; il cherchait dans des succès de loge un dédommagement de ceux qu'il ne pouvait obtenir dans les académies. C'était pourtant un homme d'esprit, un homme instruit. Ses ouvrages ne manquent pas de facilité, mais ils manquent souvent de jugement et de goût. Courant après l'originalité, il ne rencontre habituellement que la bizarrerie, n'écrit guère qu'en parodiste, et n'est jamais plus ridicule que quand il croit traiter le plus sérieusement du monde les matières les plus graves.
C'est sous son patronage que je fus initié, à Versailles, dans la loge du Patriotisme, singulière dénomination alors pour une loge établie à l'orient de la cour. Société philantropique dans ses séances ordinaires, elle devenait dans ses séances extraordinaires société académique. Indépendamment des discours que prononçaient les orateurs dans ces solennités, pendant les banquets, ses membres, entre la poire et le fromage, y faisaient des lectures de pièces en vers ou en prose de leur composition; ce n'était pas le moindre charme de nos festins, qu'égayaient aussi des morceaux de musique composés, soit par Giroux, soit par Mathieu, maîtres de la chapelle du roi, et exécutés par les musiciens de Sa Majesté.
Invité, malgré ma grande jeunesse, à y payer mon tribut, je m'y résignai par pure obéissance d'abord. Puis, encouragé par l'indulgence avec laquelle j'avais été accueilli, je composai par reconnaissance, à ce que je crois, une scène lyrique, qu'un de nos frères devait mettre en musique pour être exécutée dans le concert public que nous donnions tous les ans au profit des pauvres octogénaires: le succès qu'obtint cette scène me ramena dans la carrière dramatique.
Sur cet essai, un musicien nommé Simon, membre de notre loge, me jugeant capable de faire un opéra-comique, m'engagea à mettre sur la scène le sujet de Gilblas chez les voleurs. Cet opéra, dont il devait faire la musique, était destiné au théâtre de Beauregard, maison de campagne où résidaient les enfans du comte d'Artois, à l'éducation desquels le bonhomme Simon était attaché. Le sujet me plut; je me mis à l'oeuvre, et je n'en fis pas un drame plus mauvais que tant d'autres qui avaient été joués avant, ou qui ont été joués depuis. Le travail achevé, pensant qu'il n'y avait pas de raison qui m'obligeât à le destiner exclusivement à un théâtre particulier, et que ce qui était bon pour un théâtre de la cour le serait aussi pour un théâtre de Paris, je me hasardai à le faire présenter aux comédiens qu'on nommait alors Italiens, bien qu'ils ne parlassent que le français. Cette démarche n'eut pas le résultat que j'en attendais. À cette époque, les Trois Fermiers, Blaise et Babet, l'Épreuve villageoise et le Droit du Seigneur occupaient la scène; les Clairval, les Trial, les Michu, acteurs accoutumés à n'endosser que des habits de seigneurs ou de bergers, pensèrent qu'ils ne pouvaient, sans se dégrader, revêtir l'habit de brigands. À la seule énonciation du sujet, Messieurs de l'Opéra-Comique se montrèrent aussi peu disposés à entendre cette pièce sans bergers, qu'ils le seraient aujourd'hui à écouter une pièce sans bandits, et ils repoussèrent à l'unanimité, sur le titre, ce sujet, que six ans après ils ont accueilli avec empressement dans la Caverne de Lesueur: autre temps, autres moeurs. Funeste à la pastorale, la révolution avait mis le brigandage en crédit. La chose importante, en tout, est de paraître à propos.
La peine que j'avais prise pourtant n'était pas tout-à-fait perdue. Je m'étais exercé dans la partie la plus difficile de l'art dramatique, dans celle sans laquelle l'ouvrage le mieux écrit ne saurait réussir à la scène: cet essai me fut utile. En combinant le plan d'un opéra-comique, j'avais appris à combiner celui d'un drame quelconque. Me croyant fondé à prendre quelque confiance en mes forces, j'entrepris une tragédie.
Le sujet que je choisis m'avait frappé dès le collége. Fourni aussi par Gilblas, il est tiré d'une Nouvelle intercalée dans ce roman sous le titre du Mariage de vengeance; aujourd'hui même encore je le crois, soit par les caractères qui s'y développent, soit par les incidens qui l'animent, soit par la catastrophe qui le dénoue, susceptible d'un grand effet dramatique.
Je m'en occupai comme on s'occupe à cet âge d'un travail qui plaît; je m'en occupai avec passion. J'avais déjà rempli la moitié de ma tâche, quand je rencontrai Ducis dans un voyage que j'avais fait à Paris pour assister à la première représentation d'une tragédie qui tomba, Alphée et Zarine, tragédie non pas romantique, mais romanesque s'il en fût, où, par parenthèse, se trouvaient ces vers que leur bizarrerie a gravés dans ma mémoire en caractères indélébiles:
… et sa tête se couvre D'un casque étincelant qui se ferme et s'entr'ouvre.
On pense bien que je ne fis pas mystère à Ducis de mon audacieuse entreprise. «Bravo! me dit-il; j'aime à vous voir entrer dans cette noble carrière; ne fût-elle pas couronnée par le succès, cette tentative ne peut que vous être utile.—Je ne désespérerais pas de réussir, si vous vouliez bien m'aider de vos conseils et m'éclairer sur mes fautes. Serait-ce abuser de votre bonté que de vous prier d'entendre cet ouvrage quand il sera terminé?—Non, sans doute; il est de notre devoir, à nous vieux praticiens, de guider les jeunes gens, quand ils veulent se laisser guider s'entend. Je recevrai avec plaisir votre confidence, et j'y répondrai par la franchise la plus absolue. Comptez là-dessus,» ajouta-t-il avec cet accent patriarcal qui donnait tant d'autorité à ses paroles, et en me serrant la main à me faire crier.
Cette promesse accrut encore l'ardeur avec laquelle j'avais travaillé jusqu'alors. Trois mois après, ma pièce était finie. C'était dans le fort de l'hiver. Malgré un froid des plus rigoureux, je cours à Paris, ou plutôt chez Ducis. Je m'attendais à être reçu les bras ouverts. Quelle fut ma surprise, mon désappointement d'être accueilli de la manière la plus glaciale. Sa mère ne m'avait jamais traité si froidement. Sans m'inviter à m'asseoir, il me demande assez brusquement ce qui m'amène.—«Votre promesse. Je viens mettre votre complaisance et vos lumières à contribution. Ne vous rappelez-vous pas que vous m'avez autorisé à vous apporter ma pièce dès qu'elle serait achevée? elle l'est;» et, tout en parlant, je portais la main à ma poche pour en tirer mon manuscrit. Il n'en sortit pas. «À vous parler franchement, me répliqua Ducis, j'ai eu tort d'avoir pris cet engagement avec vous. Ces sortes de complaisances ne mènent à rien de bon. Dit-on la vérité à un auteur, il se fâche si elle ne lui est pas agréable. La lui cache-t-on, on devient complice de sa chute. Je ne veux m'exposer ni à l'un ni à l'autre inconvénient. Permettez-moi donc de retirer ma parole.»
Je ne répondis à ce discours que par un salut, et je me retirai plus affligé qu'irrité. Je ne pouvais m'expliquer la cause d'un changement si absolu, si singulier. Ducis, à qui long-temps après, le coeur gros encore, j'en demandai l'explication, et qui était vraiment bonhomme, me répondit «que, n'ayant aucune garantie de ma capacité, il avait été effrayé de l'épreuve à laquelle je venais soumettre son obligeance et de la perte de temps qu'elle lui coûterait; et que d'ailleurs il était alors dans une mauvaise disposition d'esprit.—Je comprends, lui dis-je:
Il est des jours d'ennui, d'abattement extrême
Où l'homme le plus ferme est à charge à lui-même.
MACBETH.
Mais il est fâcheux pour moi de vous avoir trouvé dans un de ces jours-là. Vous m'avez fait bien du chagrin.»
Par la suite je me suis estimé heureux d'avoir éprouvé ce chagrin; il m'a mis en garde contre ces mouvemens d'impatience qui m'auraient porté à repousser les confidences des jeunes auteurs. Il vaut mieux courir le risque de s'ennuyer une heure ou deux, que d'affliger gratuitement qui que ce soit une minute.
Ceci me rappelle que, trois ans avant ce fait, Marmontel, à qui j'avais écrit pour le prier de me donner son avis sur l'opéra que j'avais composé dans la gouttière de Me de Crusy, ne daigna pas même me répondre. Ce n'est pas très-poli; mais encore M. le secrétaire perpétuel n'avait-il pris aucun engagement avec moi, et n'est-ce que par son silence qu'il me fit comprendre qu'il aurait toujours quelque chose de mieux à faire que de m'écouter. Je croyais qu'il n'avait pas reçu ma lettre; j'ai eu depuis la preuve du contraire. Une quarantaine d'années après l'avoir écrite, je l'ai retrouvée entre les mains de quelqu'un qui l'avait prise au hasard dans un grand coffre où cet académicien jetait ses papiers de rebut.
Je ne me décourageai cependant pas; sans trop songer à ce que deviendrait la tragédie faite, j'en entrepris une autre: Marius à Minturnes.
Dès l'âge le plus tendre, j'avais été frappé de la physionomie de ce proscrit, de la grandeur de ce caractère que grandissait encore l'infortune. La scène où d'un regard il désarme son assassin, la scène du Cimbre était toujours restée présente à mon imagination depuis que je l'avais rencontrée dans Vertot, c'est-à-dire depuis l'époque où j'avais commencé à lire. En la retraçant dans ma jeunesse, je n'ai fait qu'exprimer une impression que j'avais éprouvée dans mon enfance.
Je travaillai à cette tragédie avec plus d'ardeur et de passion encore qu'à la première. À la maison, hors de la maison, au lit, en promenade, à cheval comme à pied, je n'avais pas d'autre occupation.
Quant à mes délassemens, c'est toujours à la musique que je les demandais. Je fus servi à souhait cette année-là. Une troupe italienne, que la cour avait fait venir à Versailles cette année-là, y jouait les chefs-d'oeuvre de Sarti, de Paësiello, de Cimarosa. Avec quel ravissement n'ai-je pas entendu le Noce di Dorina, l'Italiana in Londra, il Marchese Tulipano, et ce Re Teodoro, dont les mésaventures devaient bientôt être surpassées par celles de la cour qu'elles divertissaient! Prenant la chose du côté le plus gai, et tout au présent comme elle, tous les soirs j'allais m'enivrer de cette délicieuse musique. Plus je l'entendais, plus j'avais besoin de l'entendre; il me semblait que ces Italiens avaient inventé un nouvel art, ou développé en moi un sens nouveau.
CHAPITRE V.
J'achète une charge chez MONSIEUR.—Pourquoi.—Anecdotes sur ce Prince.
Ma position était assez douce. Maître de mon temps, je l'employais tout entier dans l'intérêt de mes goûts. Je n'aurais rien eu à désirer si les apparences de fortune avec lesquelles je m'étais marié n'étaient pas devenues illusoires en partie. Madame, ainsi que je l'ai dit, avait attaché 3000 fr. de traitement à mon titre de secrétaire du cabinet. Mais c'était sur sa cassette qu'était assigné ce traitement; or sa cassette était tellement obérée par des générosités de la même nature, que dès le second quartier le trésorier refusa d'acquitter le mandat de la princesse, alléguant qu'il était déjà en avance, et qu'il ne pouvait pas payer un traitement qui n'était pas porté sur les états approuvés par Monsieur sans se compromettre vis-à-vis de la chambre des comptes: ce qui était vrai.
Fatiguer tous les trois mois Madame par de nouvelles réclamations, n'eût été ni délicat ni adroit. Il était évident que cette bonne princesse avait donné ce qu'elle n'avait pas. Ma mère pensa qu'en achetant une charge qui me donnerait accès auprès de Monsieur j'obtiendrais facilement de lui la ratification du traitement qui m'avait été donné par Madame, et l'inscription de ce traitement sur les états de sa maison, inde mali labes.
Sur ces entrefaites un des principaux officiers du service intérieur de Monsieur obtint la permission de traiter de sa charge. Je l'achetai de moitié avec M. Sylvestre[16], et moyennant mon argent, j'aliénai mon indépendance, au rebours de tant de gens qui se font payer pour la perdre.
Ces sortes de marchés passaient pour avantageux alors. On croyait ainsi non seulement acheter la protection du prince, mais même une certaine importance dans le monde où les titres attachés à ces places sonnaient honorablement.
Comment des hommes non seulement de condition libre, mais de condition noble, ont-ils été amenés à remplir des fonctions domestiques auprès des rois et des princes? Essayons de l'expliquer.
C'est du palais des empereurs d'Orient qu'est passé dans ceux des souverains du moyen âge cet usage qui s'est perpétué jusqu'à nos jours. Plus les hommes par lesquels ces princes se faisaient servir étaient élevés par eux-mêmes au-dessus du peuple, plus leurs maîtres croyaient rehausser leur propre grandeur. Au fait, combien ne devaient-ils pas paraître grands aux yeux du vulgaire, ces hommes auprès desquels les plus hauts seigneurs tenaient à honneur d'occuper des offices qui partout ailleurs sont remplis par des gens de basse extraction, et qui dans les temps anciens, réservés aux esclaves, étaient même dédaignés des affranchis!
Mon devoir ou mon droit se bornait à remplacer pendant six semaines le comte d'Avarai qui remplissait auprès de Monsieur les fonctions que le duc de Liancourt remplissait auprès du roi. Quoique ces fonctions ne fussent ni difficiles ni compliquées, par suite d'une timidité dont je ne suis pas encore corrigé, je m'en acquittais assez gauchement. Je dois rendre cette justice au prince, il n'en témoignait aucune impatience: il attendait sans mot dire que ma main cessât de trembler. Mais s'il paraissait ne pas s'apercevoir de ma maladresse, quand je devins moins gauche, il ne parut pas s'apercevoir davantage de ma dextérité[17]: c'était une véritable idole qui ne témoignait ni mécontentement ni satisfaction du plus ou du moins d'habileté avec laquelle elle était desservie par ses prêtres.
Une fois pourtant il sortit non pas de son caractère, mais du système de modération qu'il s'était fait. Un de ses valets de chambre nommé Duruflé, homme de lettres assez distingué, qui même avait obtenu un prix à l'Académie française, lui ayant tiré un poil en lui chaussant un bas: «que vous êtes bête! s'écria le prince.—Je ne savais pas qu'on fût bête pour manquer d'adresse à chausser un bas à Monsieur.—On est bête dès lors qu'on n'a pas l'esprit de bien faire ce qu'on se charge de faire, répliqua sèchement Monsieur. Le poète qui n'avait pas cru, en achetant l'honneur d'approcher le protecteur des lettres, s'exposer à un pareil compliment, se hâta de vendre sa charge.
Monsieur sortait toutefois de sa silencieuse impassibilité quand à son lever se présentait quelque personnage marquant par son esprit surtout. Comme il avait des connaissances variées, il saisissait volontiers l'occasion de les faire briller. Le docteur Lemonnier paraissait-il, la conversation s'établissait aussitôt sur la botanique; sur les chartes et sur les chroniques avec l'historiographe Moreau; sur la littérature avec l'académicien Rhulières; et sur les bruits de ville avec le médecin de ses écuries, qui était aussi celui de madame de Balbi; avec le docteur Beauchênes qui venait presque tous les matins lui rapporter les nouvelles de la veille, et qui était, sinon dans sa confiance, du moins dans sa familiarité.
Ce prince traitait aussi avec quelque distinction Boissi-d'Anglas, quoiqu'il fût officier de sa maison et qu'il eût acheté chez lui une charge de maitre-d'hôtel ordinaire.
Monsieur, à tout prendre, était un garçon d'esprit, mais il le prouvait moins par des mots qui lui fussent propres que par l'emploi qu'il faisait des mots d'autrui. Sa mémoire (elle était des plus étendues et des mieux meublées), lui fournissait à tout propos des citations: c'est de Quinault qu'il les empruntait avant son émigration: depuis, c'est à Horace: j'aurai occasion d'en rapporter quelques unes; on y reconnaîtra l'esprit qui a dicté le Voyage à Coblentz.
Cet esprit qui, depuis Louis XIV, s'est perpétué à Versailles jusqu'à Louis XVI à travers la cour de Louis XV, non pas sans s'altérer, n'était pas exempt de recherche. À cette époque où la cour donnait encore le ton à la société, cela passait pour de la grâce; aujourd'hui qu'il n'en est plus de même, on n'y voit que de l'afféterie et de la pédanterie: je pensais alors comme on pense aujourd'hui, mais je n'osais le dire.
De tout temps ce prince rechercha les succès littéraires. Faisant de l'esprit sous l'anonyme dans les journaux comme on en fait au bal sous le masque, il glissait de temps à autres, soit dans la Gazette de France, soit dans le Journal de Paris, de petits articles, de petites lettres, dans lesquels il attaquait à la sourdine tel homme qui ne s'y attendait guère, sauf à se venger en prince de l'imprudent qui le traiterait en auteur.
Il aimait beaucoup à s'amuser de la crédulité parisienne. La description de cet animal fantastique, qu'on disait en 1784 avoir été trouvé dans le Chili, est de son invention; c'est aussi un fait de son génie que l'article où l'on proposait d'ouvrir une souscription en faveur d'un horloger de Lyon qui marcherait sur l'eau.
Comme il tournait quelquefois des vers, on lui en attribua de bons; on lui attribua, entre autres, le joli quatrain que Lemière adressa à une dame en lui donnant un éventail[18]. Ce quatrain-là n'est pas plus de lui que le Mariage secret, et que la Famille Glinet, qu'on lui attribua aussi, ni même que l'opéra de Panurge, qu'il était peut-être capable de faire.
Pour compléter cet article, justifions-le de quelques reproches qu'on lui fait encore aujourd'hui. On l'accusa d'ambition; il n'en fut pas exempt; il s'est montré dès 1787, à l'assemblée des notables, quelque peu friand de popularité. Le titre de citoyen par lequel on le désignait, ne lui déplaisait pas alors; il semblait même fier de ses dissentimens avec le roi. Remanier la monarchie, attacher son nom à une charte, s'amuser entre les partis furibonds, finasser entre les deux chambres, mener les affaires comme on mène une partie de piquet, et gagner à force d'astuce, en dépit des mauvais jeux, sont des jouissances qui ont pu lui faire convoiter le trône, qui d'ailleurs n'était pas sans charmes pour sa vanité. Le plaisir de le posséder l'emporta peut-être, enfin, sur la douleur que lui causèrent les événemens qui lui en frayèrent si inopinément l'accès: je puis croire cela, mais je ne crois que cela.
Calomnié dans sa politique, il le fut aussi dans sa moralité. Les dames, qu'il ne courtisait que de propos, lui prêtèrent des goûts plus socratiques que platoniques. Cette imputation péchait par la base: là où il n'y a rien, le roi perd ses droits. Il a été toute sa vie chaste comme Origènes. La dix-neuvième année de son règne cependant, à son avènement au trône, époque où il mettait son chapeau de travers pour se donner un air martial, jaloux de ressembler en tout à Henri IV, il songea, dit-on, à se donner une maîtresse en titre; si cela est, il n'a pu la prendre qu'ad honores, et n'établir, à cet effet, qu'une sinécure, pur objet de luxe, comme la dépense que lui occasionnaient certains chevaux somptueusement entretenus pour son usage, et qu'il n'a jamais montés.
J'avais assez mal choisi mon temps pour acheter une charge à la cour. Placer ainsi son argent en 1788, c'était, comme disait Champfort, se faire marchand de poisson après Pâques. Avec un peu plus d'expérience, avec un peu d'attention seulement, j'aurais reconnu que rien n'était plus aventuré que les placemens de cette espèce. Les princes étaient écrasés de dettes. Malgré les réformes qu'elles avaient subies, leurs maisons ne pouvaient évidemment être maintenues sur le pied dispendieux où elles avaient été établies. Mais à Versailles, faisait-on ces réflexions? On y vivait avec autant de sécurité sur l'avenir que les enfans d'Adam tandis que les eaux du déluge s'amassaient sur leurs têtes. La fortune royale y paraissait assise sur des fondations aussi solides que le château habité par les petits-fils de Louis XIV, quoique, comme ces fondations, elle fût secrètement ruinée par des rats.
En demandant des secours à l'assemblée des notables, le roi avait révélé sa détresse à la France. Les édits du timbre et de la subvention territoriale avaient provoqué des discussions qui auraient dû m'éclairer sur les risques que j'allais courir. Mais on ne voyait à la cour, dans ces indices de détresse, que ceux des ressources qui restaient au roi.
J'entrais à peine en fonction en 1789, quand la révolution éclata.
CHAPITRE VI.
Des évènements qui se sont accomplis, du 5 mai au 7 octobre 1789, à
Versailles.
Je n'ai été ni acteur ni confident de quelque faction que ce soit à cette époque où, mettant la monarchie en pièces, les gens les mieux intentionnés eux-mêmes jetaient ses membres palpitants dans la chaudière où les filles de Pélias faisaient bouillir leur père pour le rajeunir. Je ne pourrais donner que des conjectures sur le but réel que les meneurs se proposaient. Je me bornerai donc à raconter simplement ce que j'ai vu; peut-être jetterai-je ainsi quelque lumière sur les faits monstrueux qui préparèrent la terrible catastrophe de 1793, catastrophe que provoquèrent même avant 1789 les personnes qui songeaient le moins à l'amener.
De ce nombre furent les frères même de l'infortuné Louis XVI, je veux dire Monsieur et M. le comte d'Artois. Tous deux avaient exercé à son détriment une influence diverse dès la première assemblée des notables, l'un en le contrariant dans les concessions qu'il inclinait à faire aux exigences des temps; l'autre en paraissant demander pour elles plus que le trône ne voulait leur accorder, ce qui rendit un moment ce citoyen plus populaire que le roi.
En cela tous deux obéissaient à la nature de leur esprit; je dis esprit dans le sens propre de ce mot, car le comte d'Artois lui-même ne manquait pas d'esprit; mais il manquait de jugement. On citait de lui d'heureux traits, des saillies piquantes; mais il ne savait soutenir ni une discussion, ni même une conversation sérieuse. Ennemi de l'étude, incapable d'application, asservi aux principes qui avaient été suggérés à son enfance, il n'avait guère recueilli de son éducation, qui fut aussi mauvaise que puisse l'être une éducation de prince, que des préjugés qu'endormirent quelque temps les passions de la jeunesse la plus évaporée, mais qu'elles n'étouffèrent pas, et qui, même avant que ces passions fussent amorties, se réveillèrent avec toute la violence du fanatisme dès qu'ils y furent provoqués par des intérêts politiques.
On ne doit pas s'étonner qu'aux approches de la révolution, dont il ne lui était donné de comprendre ni la nécessité, ni la puissance, et qu'on ne pouvait modifier qu'en se résignant à la subir, s'exposant à tout perdre pour ne vouloir rien céder, comme il a tout perdu depuis pour avoir voulu tout recouvrer, ce prince se soit mis à la tête du parti récalcitrant, à la tête du clergé réfractaire et de la noblesse contre-révolutionnaire.
Quant à Monsieur, en qui la réflexion avait modifié, entre les préjugés qu'il tenait de ses instituteurs, ceux qu'il n'avait pas jugé utile de répudier, et qui n'était pas de caractère à rester nul dans des circonstances qui développaient toutes les ambitions, trop haut pour se mettre à la suite de qui que ce fût, et trop circonspect pour se faire chef de l'opposition, comme il avait d'abord semblé y tendre, il essaya de se créer une importance plus grande peut-être et certainement moins dangereuse, en jouant de finesse au milieu de tant de violences, en prenant entre les deux extrêmes le rôle de modérateur, le rôle de cette masse flottante que dans nos assemblées on appela ventre, en fortifiant de son poids qu'il transporterait tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, le parti qu'il aurait intérêt à faire prévaloir, manoeuvre qui le ferait redouter et rechercher, et qui aurait moins pour but de mettre un terme aux oscillations que de les entretenir. Cette théorie, qu'il employa vingt-quatre ans plus tard avec quelque succès dans un intérêt tout opposé à la vérité, et qui lui vaut la réputation d'homme habile, lui en valut alors une un peu moins flatteuse, source première peut-être des soupçons dont fut entachée la droiture de Louis XVI, qui semblait déférer à ses conseils, et qu'on accusa d'être aussi dissimulé que le premier de ses frères, parce qu'il n'était pas inconsidéré comme le dernier.
Dès le lendemain de l'ouverture des états-généraux se manifesta la mésintelligence qui régnait entre les trois ordres, à l'occasion de la vérification des pouvoirs. Aux prétentions émises par le tiers, il fut aisé de juger que l'intention de consolider l'ancien ordre de choses n'était pas celle de la majorité de l'assemblée. Les députés du tiers, contradictoirement à ce qui s'était pratiqué, voulaient que les pouvoirs des trois ordres fussent vérifiés en commun. Les deux ordres privilégiés décidèrent que «les pouvoirs seraient vérifiés et légitimés dans chaque ordre séparément.» Le comte d'Artois appuya cette décision. Monsieur, qui s'était montré plus favorable antérieurement au tiers à qui il avait fait accorder la double représentation dans les états-généraux, se prononça moins positivement pour lui en cette circonstance; c'était se détacher de l'armée à laquelle il avait donné les moyens de gagner la bataille. C'était ou faire une faute ou avouer qu'il en avait fait une. Il perdit dès lors avec sa réputation de sagesse sa popularité.
Six semaines se consumèrent en stériles débats: les deux ordres cherchaient à se faire appuyer par le pouvoir royal; se donnant la nation pour appui, les députés du tiers-ordre, sur la proposition de Sieyès, décidèrent qu'ils étaient la seule réunion légitime, attendu qu'il ne pouvait exister entre le trône et cette assemblée (les états-généraux) aucun pouvoir négatif; principe dont j'approuve assez les conséquences, mais qui ne dérivait certes pas de l'ordre de choses que les trois ordres étaient appelés à raffermir. Se substituant aux états, en prenant la dénomination d'assemblée nationale, le tiers-ordre déclara de plus que les contributions, telles qu'elles se percevaient actuellement dans le royaume, n'ayant point été consenties par la nation, étaient illégalement établies et perçues; qu'on les autorisait néanmoins au nom de la nation, mais seulement jusqu'au jour de la première séparation de cette assemblée, de quelque cause que la séparation pût venir. C'était mettre en pratique l'exemple donné en Angleterre par Hampden en 1636, c'était faire échec au roi.
Le roi, pour arrêter le cours des choses, annonça qu'il tiendrait une séance royale. Sous prétexte des dispositions nécessaires à cet effet, on ferma la salle des états aux députés du tiers à qui ce local avait été assigné jusqu'alors pour leurs séances particulières. Bailly, qui les présidait, les convoque dans un Jeu de Paume. Là ils font serment de ne pas se séparer sans avoir donné une constitution à la France. C'est de ce jour (20 juin), c'est de cet acte que date la révolution.
Ainsi tous les moyens suggérés à la cour contre le tiers, par les ordres privilégiés, tournaient contre eux.
Après avoir donné à entendre, le 23, dans la séance annoncée où il fit de grandes concessions aux intérêts du peuple, en maintenant toutefois la distinction des ordres, qu'il opérerait seul, s'il le fallait, le salut public, le roi ordonna aux chambres de se séparer jusqu'au lendemain, où elles viendraient reprendre leurs séances dans le local attribué particulièrement à chacune d'elles.
Les députés du tiers restant néanmoins dans la salle commune, M. de Brezé, la tête haute, vint les sommer, de par le roi, de se retirer sur l'heure. J'entends encore la réponse que Mirabeau de sa voix argentine, mais avec un accent solennel, fit à cette sommation.«Allez dire à ceux qui vous ont envoyés que nous sommes ici par la volonté du peuple, et que nous n'en sortirons que par la puissance des baïonnettes.» M. de Brezé baissa l'oreille et sortit. Les baïonnettes ne se présentèrent pas, et se maintenant assemblée nationale en dépit de la protestation royale, le tiers ne se sépara qu'après avoir décrété l'inviolabilité de ses membres. Le roi céda. Le 27 juin, à son invitation, la minorité de la noblesse et celle du clergé se réunirent au tiers.
Cependant les esprits fermentaient à Paris. La populace faisait sortir des prisons les militaires détenus pour cause d'insubordination. Enfreindre la discipline était déjà un acte de patriotisme. La cour, accoutumée à voir l'ordre maintenu à Paris par sept ou huit cents soldats du guet, crut que trente régiments seraient plus que suffisants pour réprimer la population de cette grande ville: le commandement de cette armée fut donné au maréchal de Broglie. On forma des camps sur les avenues qui aboutissaient à Versailles, et l'on attendit avec sécurité, avec impatience même, le moment où s'engagerait entre une bourgeoisie sans expérience et des troupes bien disciplinées un combat dont l'issue ne paraissait pas douteuse.
J'avais passé une partie de ce temps-là à Marly où la cour s'était établie, mais d'où elle revint au bout de quinze jours, la présence du roi devenant de jour en jour plus nécessaire à Versailles. Peu avant ce retour je vis arriver dans ce séjour royal le cardinal de La Rochefoucauld, l'archevêque de Paris et plusieurs membres du parlement, qui venaient supplier Sa Majesté de prendre en sollicitude les dangers qui menaçaient l'Église et la monarchie.
Le retour de Marly fut marqué par une mesure audacieuse de la part de la cour. Les ministres étaient divisés d'opinion. Necker et ses adhérents pensaient qu'il y avait danger pour Louis XVI à sortir de la voie où il était entré et à résister à l'impulsion générale. Le parti opposé l'emporta. Le 11 juillet le ministre de la nation, le ministre qui la veille était encore celui du roi, est brusquement congédié.
J'étais à Paris le 12 quand cette nouvelle y parvint. On sait, mais on ne peut se figurer l'effet qu'elle y produisit. Les fureurs du peuple déchaîné par Masaniello ne furent pas plus terribles que celles de cette multitude excitée par les déclamations de Camille Desmoulins. La ville retentissait des clameurs, des hurlemens de ces forcenés. Partis du Palais-Royal, ils se répandirent dans toutes les rues qu'ils parcoururent, pendant toute la nuit, armés d'ustensiles plus redoutables qu'héroïques, et brandissant des flambeaux qui menaçaient la capitale d'un embrasement universel. Plus curieux qu'épouvanté, je passai une partie de la nuit à observer ce formidable spectacle.
Des incidens singuliers aggravent quelquefois les dangers auxquels chacun est exposé en pareilles circonstances: c'est ce qui m'arriva. Comme on refusait déjà les billets de caisse à Versailles, et que j'en avais un de mille francs, j'étais venu le dimanche 11 pour le changer contre de l'argent monnayé, à Paris, où ils avaient encore cours, et aussi pour aller à l'Opéra, où j'étais quand ordre nous vint d'en sortir de par le peuple. Mon opération financière terminée, grâce à je ne sais quel restaurateur qui ne se fit pas prier pour me rendre neuf cent quatre-vingt-onze francs sur mille, le dîner avait payé l'escompte, je me décidai le 14 juillet, pendant qu'on se portait à la Bastille, à retourner à Versailles, où l'on devait être inquiet de moi. Les voitures publiques ne marchaient pas; cela ne m'arrêta point. Divisant ma somme en deux sacs, j'en mets un dans chaque poche de mon habit, et me voilà en route, protégé par la cocarde nationale. Après avoir traversé les Tuileries et le Cours la Reine, j'arrive lestement à la barrière de la Conférence: elle était en feu. Le peuple s'amusait à brûler les bureaux et les registres des commis, faute de pouvoir les brûler eux-mêmes. Je sentis que pour passer il ne fallait pas avoir l'air d'un fugitif: les mains dans mes poches et d'un air d'indifférence, je me mêle aux groupes, disant mon mot sur les sangsues du peuple, et petit à petit je parviens sans être remarqué à m'en dégager, et à gagner le quai de Chaillot. Hors de la foule, mais peu loin d'elle encore, je crois pouvoir changer de maintien et mettre mes mains dehors pour me délasser. Malheureuse idée! abandonné à son poids, un des sacs crève la poche qui le renfermait, et tombe: le bruit qu'il fit sur le pavé retentit encore à mon oreille. Heureusement l'attention de la foule était-elle occupée par l'incendie de la barrière, et derrière ainsi que devant moi ne se trouvait-il personne sur la route. Ramassant le sac sans être vu, je le mets dans mon chapeau, et je m'achemine vers Saint-Cloud, où étaient les avant-postes de l'armée royale. Autre incident: compromis par la cocarde qui jusque-là m'avait protégé, je me vois sur le point d'être jeté dans la rivière, et ce n'est qu'en y jetant ce signe d'une opinion que je n'avais pas, que j'obtiens du commandant du poste la permission de passer outre. «Si on m'avait arrêté à ma sortie de Paris, me serais-je aussi facilement tiré d'affaire, me disais-je tout en poursuivant mon chemin. Pourquoi non? Ne suis-je pas cousin de M. de Flesselles? cousin du prévôt des marchands, la seule autorité qui soit encore reconnue dans la capitale? Je me serais réclamé de lui; on m'aurait conduit à l'Hôtel-de-Ville, et là tout se serait arrangé;» et dans ce moment même cet infortuné magistrat tombait assassiné sur les marches de l'Hôtel-de-Ville!
Ce n'est qu'à Versailles que j'appris, avec cette triste nouvelle et celle des autres meurtres qui avaient ensanglanté cette terrible journée, toute l'étendue des périls auxquels j'avais échappé.
Le roi ayant fait aux circonstances les concessions qu'elles exigeaient, telles que le renvoi des troupes, le rappel du ministre et l'adoption des couleurs dont s'était coiffée l'insurrection, les esprits se calmèrent; la tranquillité revint, sinon l'ordre, et l'assemblée poursuivit assez paisiblement, pendant les mois d'août et de septembre, le cours de ses réformes.
Mais le calme n'était qu'apparent; de part et d'autre on n'avait pas cessé de conspirer. La cour ne songeait qu'à récupérer ce qu'elle avait perdu; les révolutionnaires, qu'à se saisir de ce qui leur restait à prendre; et des deux côtés on n'attendait que l'occasion pour recommencer les hostilités. Telle était la disposition des esprits, quand arrivèrent les journées des 5 et 6 octobre, journées signalées par une catastrophe provoquée plus encore par des imprudences que par des résolutions, et qui s'est accomplie sous mes yeux.
Depuis le renvoi de l'armée du maréchal de Broglie, et par suite de la défection des gardes françaises et d'une partie de la garde suisse, la cour n'était plus gardée que par une compagnie de gardes du corps. Soit qu'elle ne lui parût pas suffire à la sûreté de la famille royale, soit qu'il eût l'intention de se créer les moyens de tirer le roi de la dépendance où il était tombé depuis le 14 juillet, le ministre de la guerre fit venir à Versailles le régiment de Flandre pour y remplacer les corps défectionnaires.
Quelque projet qu'on eût, il importait d'établir la bonne intelligence entre les nouveaux-venus et les gardes du corps, qui ne voyaient pas sans quelque humeur les auxiliaires qu'on leur donnait. Rien ne rapproche les militaires comme la gamelle. On incita les gardes du corps qui, en possession de la place, devaient en faire les honneurs, à offrir un banquet aux officiers du régiment de Flandre, et, comme si on avait l'intention de faire de cette réunion un spectacle, on mit à la disposition des convives la grande salle d'opéra du château. Les tables étaient dressées sur le théâtre; la musique militaire occupait l'orchestre; entrait qui voulait au parquet et dans les loges. J'y allai. Dès le premier moment, je reconnus qu'il s'agissait moins de politesse que de politique. Au quatuor, Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille? ritournelle obligée en pareilles fêtes, succéda tout à coup l'air, Ô Richard! On l'applaudit avec un enthousiasme qui s'accroît à mesure qu'on le répète; or on le répète à chaque santé que l'on porte, et l'on en porte beaucoup. Le vin n'était pas propre à calmer cette frénésie; elle semblait toutefois à son comble quand une voix proposa d'envoyer une députation supplier le roi de vouloir bien honorer la fête de sa présence, et de venir recevoir en personne les hommages de ses fidèles gardes. Il était six heures du soir; le roi, qui revenait de courre le cerf, n'avait pas encore quitté l'habit de chasse, mais il avait quitté ses bottes. Les pieds en pantoufles et ses bas attachés par-dessus la culotte, il se présente dans une loge, tenant le dauphin par la main et donnant le bras à la reine. Cet acte d'une complaisance peut-être irréfléchie acheva de tourner les têtes Les cris de Vive le roi! mêlés aux airs favoris, retentissaient à fendre les oreilles les plus dures. Après avoir accueilli avec une bonhomie touchante la santé que lui porta la totalité des convives, le roi se retira, les laissant en proie à leur double ivresse.
Leur exaltation, accrue et comprimée en même temps par la présence du monarque, éclata dans toute sa violence après son départ. Entraînés par l'exemple, les plus réservés perdent toute retenue. Les officiers du régiment de Flandre passent sur leurs habits blancs les bandoulières chamarrées des gardes du corps; ceux-ci échangent leurs chapeaux galonnés contre les chapeaux unis de l'infanterie; l'on fait un troc fraternel des cocardes qu'on en a détachées.
Ces cocardes étaient tricolores comme celle du roi. On les aurait, dit-on, foulées aux pieds. Je ne l'ai pas vu, et j'ai bien observé pourtant ce qui se passait. Plus d'un de ces signes a pu échapper aux mains mal assurées des troqueurs et tomber à leurs pieds mal assurés aussi; mais je ne l'ai pas vu, je le répète. Ce que j'ai bien vu, ce que je n'hésite pas à certifier, c'est qu'il n'y avait pas dans cette salle un militaire qui ne fût possédé de royalisme et qui ne le manifestât de la manière la plus extravagante. Dans ces temps, tout était fureur, la fidélité même.
Dès lors je prévis les conséquences de ces folles démonstrations. Dès lors je vis la populace de Paris se ruer sur Versailles, et juillet recommencer en octobre. Comparant cette poignée de fous à ces légions de furieux que le génie de Mirabeau venait d'armer, je frémis de ce qui s'ensuivrait; et, sortant le coeur navré de ce banquet dégénéré en orgie, «Ces flots de vin, dis-je à ma femme, feront couler des flots de sang.»
Cela se passait le jeudi 1er octobre. On ne s'en tint pas là. Loin de calmer ce délire, on semblait se complaire à l'entretenir, à l'accroître même. Plusieurs repas furent donnés dans le même but; et l'on s'y conduisit plus follement s'il est possible. À la suite de celui que la compagnie alors de service auprès du roi offrit à son capitaine le duc de Gramont, de jeunes gardes firent donner le fil à leur sabre. Cela s'était passé, il est vrai, dans l'intérieur de l'hôtel des gardes du corps à qui leur manége avait servi de salle à manger; mais le fait avait été divulgué soit par la jactance des propriétaires de sabres émoulus, soit par la reconnaissance de l'émouleur à qui l'on avait donné cinquante écus pour sa peine.
D'autres imprudences succédèrent à celles-ci. Le dimanche, 4 octobre, des individus, qui fondaient leur fortune sur une réaction, levèrent tout-à-fait le masque, et, bien qu'alors personne ne portât au château aucune cocarde avec l'habit habillé, ils s'y montrèrent avec d'énormes touffes de rubans blancs, donnant le bras à je ne sais quelles intrigantes qui s'en étaient pourvues, et les attachaient, bon gré mal gré, aux chapeaux des passans.
Le récit de ces faits parvint dès le soir même à Paris, qui n'était que trop occupé déjà du premier repas. À la nouvelle de l'insulte faite aux couleurs sacrées, tous ceux qui les portaient s'étaient tenus pour offensés. La plus légère impulsion suffisait pour leur faire prendre les armes. Les hommes aux vues desquels ce mouvement était utile, et qui, sous prétexte de soustraire l'assemblée à la dépendance du roi, voulaient mettre dans leur dépendance le roi et l'assemblée, rendirent ce mouvement nécessaire en poussant à Versailles la plus vile population de Paris, et c'en est aussi la plus nombreuse. Une disette y suffirait: il y eut disette. Le 5 octobre, entre quatre et cinq heures du soir, quarante mille individus, ivres pour la plupart, et tous armés de ce que le hasard a mis sous leurs mains, envahissent la ville des rois en demandant du pain. À huit heures, ils sont rejoints par les bataillons de la garde parisienne qui, complices d'un projet qu'ils ignoraient, venaient porter les derniers coups à la majesté royale qu'ils croyaient protéger.
La populace s'était portée d'abord à l'assemblée, où ses députés avaient été admis, puis au château; mais elle n'avait pas pu y entrer. Au premier bruit de sa marche, les cours en avaient été fermées, et les gardes du corps, formés en bataille devant les grilles, et soutenus par le régiment de Flandre, en avaient occupé toutes les entrées. La présence des gardes du corps effraya moins qu'elle n'irrita cette multitude à la haine de laquelle ils avaient été signalés. Malgré l'imperturbable patience de ces militaires qui, sages au moins sous les armes, recevaient sans riposter les injures et les pierres dont on les accablait, un combat, dont les suites ne pouvaient être qu'affreuses, allait s'engager, quand arrivèrent les colonnes parisiennes. Une pluie abondante, qui survint au même moment, contribua peut-être autant qu'elles à dissiper ces hideux rassemblemens, qui s'éparpillèrent dans les cabarets et dans les écuries.
On doit d'autant plus louer la modération des gardes en cette circonstance, qu'un de leurs officiers, M. de Savonières, avait été blessé à leur tête; mais on doit encore plus d'éloges à l'intrépide dévouement d'un citoyen qui, par un de ces actes admirables en tous les temps, prévint le massacre dont le canon allait donner le signal et l'exemple.
La garde nationale de Versailles, non moins hostile à la cour que la canaille de Paris, voulait rompre la ligne qui couvrait le château; déjà elle avait braqué contre elle un canon chargé à mitraille; elle y mettait le feu. Un de ses officiers, qui s'appelait la Toulinière, homme estimé et aimé à juste titre, interpellant les artilleurs, leur remontre les conséquences affreuses de l'action à laquelle ils se disposent, et, se plaçant à la bouche de la pièce, il déclare qu'il veut être le premier Français que le canon assassinera s'ils s'opiniâtrent dans leur projet. L'héroïsme eut cette fois l'autorité qui manquait à la loi; plus heureux que Desille, M. la Toulinière empêcha le massacre et survécut à son dévouement. Je m'estime heureux de donner quelque publicité à ce fait que l'histoire n'a pas recueilli.
Favorisé par la pluie et par l'obscurité, j'étais parvenu à me glisser dans le château par la rue de la Surintendance, dont la grille était entrebaillée de manière à ne laisser passage qu'à une personne. Je fus étonné du petit nombre de défenseurs que la cause royale y avait rassemblés; il se bornait, non compris les gardes de service, à une soixantaine d'officiers tant de la maison militaire que de la maison civile du monarque et des princes. Sans autres armes pour la plupart que l'épée de ville, ces volontaires attendaient, sur les banquettes de l'Oeil-de-Boeuf, la part qui leur était réservée dans l'infortune de leur maître. Sur la nouvelle que les attroupemens s'étaient dissipés, et que la garde nationale parisienne répondait de la sûreté du château, où l'on avait fait rentrer les gardes du corps, toutes celles de ces personnes qui n'étaient pas de service furent invitées à se retirer.
Curieux de savoir ce qui se passait à l'assemblée, je m'y rendais, quand je rencontrai à l'entrée de l'Avenue de Paris une colonne de députés qui venait chez le roi. Me mêlant à eux, je les suivis jusque dans le cabinet de ce pauvre prince, qui les reçut avec bonté, affectant une confiance qu'il n'avait pas, et à laquelle ils répondaient par l'expression d'un dévouement qu'ils n'avaient pas non plus. Au bout d'un quart d'heure, on se retira, soit pour se reposer de ce qu'on avait fait, soit pour aviser à ce que l'on ferait; et certes toutes les intentions n'étaient pas innocentes, à en juger par les propos que j'ai entendus.
Il était deux heures du matin quand je rentrai chez moi. Accablé de fatigue, je me couchai et je m'endormis de ce sommeil dont on dort à vingt-trois ans dans quelque disposition d'esprit qu'on soit.
J'aurais dormi vingt-quatre heures si, à neuf heures du matin, une effroyable explosion ne m'avait tiré de cette léthargie. Cette explosion était produite par une décharge générale faite par la troupe de ligne et la garde nationale en témoignage de réconciliation, témoignage non moins effrayant que ceux de leurs divisions. Bientôt j'appris ce qui s'était passé depuis le point du jour, la violation de la maison royale, le massacre des gardes, l'outrage fait au lit de la reine, l'engagement pris par le roi de venir habiter la capitale où l'assemblée se transporterait aussi.
Peu d'heures après, cette promesse recevait son exécution. La famille royale s'avançait vers Paris au pas de la foule hideuse qui l'y conduisait en triomphe, triomphe auquel les captifs ne manquaient pas, triomphe que précédaient les têtes des vaincus, et que suivaient les gardes du corps qui avaient été forcés d'échanger leurs chapeaux contre les bonnets de leurs assassins peut-être. À midi, la ville royale, encombrée depuis douze heures par une population si nombreuse et si turbulente, n'était plus qu'une solitude silencieuse. À midi commençait à germer l'herbe qui couvre encore aujourd'hui ses marbres; indice d'une viduité peut-être éternelle.