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Souvenirs d'un sexagénaire, Tome I

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CHAPITRE II.

Trajet de France en Angleterre.—Séjour à Douvres.—Rencontre quasi-romanesque.—J'arrive à Londres.—Anecdotes.

Je n'ai pas perdu la mémoire de l'engagement que j'ai pris avec le lecteur et avec moi-même; je n'écris pas un roman. Si donc il se trouve dans les incidens de ce voyage certains faits de caractère tant soit peu romanesque, qu'on n'en accuse pas mon imagination, mais le hasard qui dans ses jeux se plaît quelquefois à procéder dans l'ordre qu'eût adopté la combinaison du romancier. C'est un peu pour le prouver que je consigne ici cet épisode, qui ne se rattache que légèrement à des intérêts publics.

Dans les instructions envoyées de Londres à ma soeur improvisée, l'heureux mortel dont elle colportait l'effigie lui recommandait de s'adresser, pour ce qui concernait le passage, au capitaine Descarrières, commandant de paquebot. Notre premier soin fut donc de nous informer de ce capitaine. Il était en mer, et ne devait revenir que le lendemain ou le surlendemain. Il fallut prendre patience. Nous employâmes notre temps le mieux possible, si l'innocence est ce qu'il y a de mieux au monde, le tuant aussi gaiement qu'on le peut entre frère et soeur, parcourant la ville, visitant le port, gravissant les falaises, du haut desquelles nous apercevions celles qui ceignent l'Angleterre, et qu'à leur blancheur on prendrait de là pour les murailles d'une immense citadelle; mais dans ces courses pendant lesquelles son bras s'enchaînait au mien qui lui servait souvent d'appui, ne pensant peut-être pas assez elle à ce qu'elle allait rejoindre, moi à ce que j'avais quitté. Le plus âgé de nous avait à peine vingt-six ans; c'eût été notre excuse si nous, en avions eu besoin.

Le surlendemain de notre séjour, au retour d'une promenade, on nous annonça que le capitaine Descarrières était arrivé, et qu'il viendrait nous voir avant de partir, car il devait retourner à Douvres ce soir même. Un moment après, il vint en effet conférer avec nous. «N'ayant point de passeport, vous ne pouvez, nous dit-il, passer sur mon bord. N'importe, vous serez à Douvres demain matin. Plusieurs personnes qui sont dans le même cas que vous doivent aller rejoindre, à une lieue d'ici, une barque que j'ai fait mettre à leur disposition. À dix heures du soir, un homme de confiance viendra vous prendre et vous conduira au rendez-vous malgré les garde-côtes, dont vous tournerez les postes. Confiez-moi vos bagages, je les porterai à Douvres; ils vous attendront à Kings-Head, à la Tête du Roi (la dame avait déclaré vouloir descendre dans cette auberge), et je vous y retiendrai un appartement. Le prix du passage par barque est double de celui du paquebot; vous concevez pourquoi. Ce n'est qu'en payant grassement les gens qui me servent en fraude, que je puis compter sur leur fidélité. Cela payé, vous n'aurez d'ailleurs plus rien à leur donner à quelque titre que ce soit; et puis ils ne vous demanderont rien.»

Nous payâmes les trois guinées; le capitaine fit enlever nos bagages; et la nuit venue, après avoir réglé nos comptes, nous attendîmes en soupant le guide qui devait nous conduire au lieu de l'embarquement.

Il arriva entre neuf et dix heures du soir, nous recommanda de garder le silence le plus profond, et après nous avoir fait traverser la ville, il nous mena par des sentiers détournés à un endroit où nous fûmes rejoints par une compagnie de quatre ou cinq personnes, à laquelle nous nous mêlâmes sans dire mot. Nous marchâmes ainsi pendant une heure et demie par la nuit la plus obscure, évitant les villages, et nous arrivâmes enfin au bord de la mer, sur une plage où elle a si peu de profondeur qu'elle n'est pas même accessible aux barques les plus légères. Il fallut en conséquence nous laisser porter jusqu'à l'embarcation qui nous attendait là, et sortir de France comme Anchise sortit de Troie, mais non pas sur le dos d'un fils de Vénus.

Notre bâtiment était une simple barque de pêcheur; barque non pontée, et du plus petit échantillon. Trois hommes manoeuvraient cette coquille de noix sur l'Océan, mer sans bornes dans certaines directions, mer très-étroite dans la direction que nous suivions; car pendant la nuit nous ne perdîmes pas un seul moment de vue les phares de France et ceux de l'Angleterre entre lesquels nous naviguions.

Conformément à ce que nous avait dit le capitaine Descarrières, les matelots eurent pour nous de grandes attentions: ils nous couvrirent de leurs capes, nos vêtemens ne nous garantissant pas suffisamment de la fraîcheur de la nuit: ils portèrent même l'attention jusqu'à nous offrir de serrer nos pistolets dans une armoire qui était à la poupe près du gouvernail, l'air de la mer pouvant les gâter, disaient-ils. Je les remerciai de cette obligeance superflue pour moi, je n'avais pas d'armes. Mais deux voyageurs de la compagnie que nous avions recueillie en avaient; ils les confièrent à ces bonnes gens, qui les enveloppèrent bien soigneusement dans des lambeaux d'étoffes de laine, et les enfermèrent sous clef et à double tour, de peur de la rouille.

Nous avions quitté la terre à près de minuit; le vent était favorable, mais faible. Quand le jour se leva nous étions encore au milieu du canal. C'est alors seulement que nous pûmes envisager nos compagnons de voyage et nos conducteurs.

Je ne fus pas peu surpris de reconnaître dans une des dames qui voguait avec nous cette femme que le 2 septembre j'avais rencontrée à la barrière de Charenton, et dont la conversation avec le sans-culotte m'avait procuré les documens sur lesquels je rectifiai mon plan de campagne. Un intérêt bien grave, ainsi que je l'avais présumé, la poussait alors hors de Paris. Mais qui était-elle? vêtue de la robe qu'elle portait la première fois que je la vis, elle avait un ton et des manières qui ne s'accordaient guère avec l'extrême modestie de ce costume. Elle affectait, ainsi que sa société qu'elle semblait dominer, de se tenir loin de nous, de faire bande à part, dans une circonstance où la conformité d'intérêt et d'opinion semblait devoir nous rapprocher. C'était probablement quelque dame de haute volée. Je ne puis toutefois que le présumer, ne l'ayant pas entendu nommer; mais c'était évidemment une maîtresse femme.

Dans la compagnie de cette dame, qu'on ne nommait pas, se trouvait un personnage qu'elle nommait à tout propos, et qui ne me parut rien moins qu'un maître homme, quoiqu'il portât le nom de Charost. Ce M. de Charost-là n'était certainement pas celui dont l'active, l'infatigable philantropie appela sur ce nom une si belle illustration. C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans, espèce de fat suranné, qui, du ton le plus léger, débitait des fadaises et des fadeurs à ces dames, dont il semblait être le complaisant.

Ma soeur riait avec moi de ces gens qui ne voulaient pas rire avec nous, quand un incident imprévu vint mêler à cette distraction un intérêt presque tragique.

Nos patrons, dont les physionomies n'étaient pas aussi douces que leurs propos, interpellaient M. de Charost, qui leur avait confié une fort belle paire de pistolets à deux coups, et lui expliquaient enfin le véritable motif de leur sollicitude pour la conservation de ses armes. «Vous avez peut-être des assignats, lui disaient-ils; ces dames en ont peut-être aussi.—Oui, j'ai encore quelques uns de ces chiffons-là, je crois.—Ça n'a pas cours en Angleterre; ça vous est inutile; vous devriez bien nous les donner.—Vous les donner! n'êtes-vous pas payés? n'avons-nous pas remis au capitaine Descarrières le prix convenu?—Aussi ne vous demandons-nous pas d'argent.—Que me demandez-vous donc?—Des chiffons, des papiers qui vous sont inutiles et qui nous serviront à nous.—Mais arrivé là-bas, j'en compte bien tirer parti.—Avec qui, s'il vous plaît?—Allons, Monsieur, c'est assez raisonner, dit le patron qui tenait le gouvernail; vos assignats, ou nous virons de bord, et nous vous remettons en France. Après cela vous vous en tirerez comme vous pourrez.—Coquins! mes pistolets!» Que pouvait faire M. de Charost? Ses pistolets étaient dans le meilleur état possible, mais ils n'étaient pas sous sa main; on les avait enfermés sous clef et à double tour de peur de la rouille. «Il fait joli frais; dans deux heures nous serons en France,» répétaient les matelots, en lui riant au nez. Le bon gentilhomme s'exécuta; sa compagnie fit de même, et nous suivîmes ce noble exemple, car les quêteurs ne nous oublièrent pas. Il me restait quelques corsets[31]. Je les donnai sans me faire prier; je les donnai gaiement même, ne croyant pas payer trop cher la comédie dont ils venaient de me régaler. Là se bornèrent les aventures de cette nuit. À un quart de lieue de Douvres, un canot anglais vint nous prendre et nous jeta sur la plage où nous fûmes happés au débarquer par deux ou trois gros douaniers, qui d'abord promenèrent avec assez de rudesse leurs lourdes mains sur nos vêtemens, mais dont, conformément à l'avis qui nous avait été donné, nous nous débarrassâmes avec quelque argent.

Nous nous fîmes conduire à Kings-Head, où le capitaine Descarrières avait retenu pour nous une chambre, une seule, jugeant que ce qui nous avait suffi à Boulogne nous suffirait à Douvres. Notre bagage nous attendait dans cette auberge, qui avait été indiquée à ma soeur par son correspondant de Londres; mais le correspondant ne l'y attendait pas; il eut tort.

On lui écrivit de venir au plus vite. Il vint très-vite sans doute, mais pas trop, mais pas assez; quand il arriva, plus de frère, plus de soeur à Kings-Head, quoique nous y fussions encore.

Las de l'attendre à Douvres depuis trois jours, nous étions décidés à partir le lendemain pour Londres, et notre voiture était retenue. Comme nous soupions, ou plutôt comme je soupais, car par suite d'une querelle qu'elle m'avait faite pour nous désennuyer, ma ci-devant soeur n'avait pas voulu se mettre à table; comme je soupais donc, la porte de la salle s'ouvre avec fracas: Quoi! c'est vous? s'écrie-t-on de part et d'autre. On s'embrasse, et je suis présenté au nouveau venu.

On a deviné quel était l'homme qu'on recevait ainsi: son arrivée ne m'étonna pas. Mais ce qui m'étonna un peu ce fut de voir avec cet honnête Monsieur que je ne connaissais pas un Monsieur honnête aussi que je connaissais beaucoup.

Ce camarade-là était un homme à aventures s'il en fut. Celle qui le poussait en Angleterre était aussi singulière que tragique. Appartenant aux deux classes que les révolutionnaires poursuivaient avec le plus de fureur, ses opinions aristocratiques l'avaient fait dénoncer doublement à sa section, où il était déjà signalé par son caractère apostolique. En conséquence, on vint, à la fin du mois d'août, pour l'arrêter dans l'hôtel garni où il demeurait. Sa présence d'esprit le sauva. «Laissez-moi mettre des bottes et passer une redingote,» dit-il aux sbires qui l'avaient surpris en toilette du matin; et il entra dans un des cabinets au milieu desquels était placée son alcôve. Ce cabinet avait une porte de dégagement sur l'escalier; mon homme s'évade par là, descend dans la rue en robe de chambre de basin et en pantoufles, comme il est, et se jette dans une voiture de place, qui le conduit chez un ami, où il reste quelques jours. Mais bientôt le tocsin sonne, les visites domiciliaires recommencent; il n'était ni hors de France, ni hors de Paris: comment l'en faire sortir?

Méhée, alors greffier de la commune de Paris, y remplissait les mêmes fonctions que Grumeadd le tailleur à Maisons près Charenton: c'était lui qui délivrait les passeports. Cet homme avait de mauvaises opinions, mais il n'était pas un mauvais homme. On lui demande s'il ne peut pas sauver un aristocrate, «Pourquoi pas? répond-il; l'important est de purger la France de ces sortes de gens. J'aime mieux les faire fuir que les voir tuer. Sait-il monter à cheval votre abbé? car c'en était un.—Il a été capitaine de dragons.—À merveille! Je l'expédierai en courrier pour Londres.» C'est de Londres en effet, où il était arrivé sain et sauf, que, profitant de la voiture de l'homme obligeant que nous attendions, ce courrier revenait à Douvres réclamer sa valise qui lui avait été adressée là depuis son départ.

Au premier coup d'oeil il devina tout. Je m'en aperçus à l'expression moitié gaie, moitié maligne de sa figure; expression qui devint plus vive quand l'aubergiste, à qui l'on demanda un logement, répondit que toutes ses chambres étaient occupées. Force fut à ces Messieurs d'aller coucher au Schips, au Vaisseau, auberge du voisinage. Après avoir pris leur part d'un assez bon souper dont je leur fis les honneurs, et être convenus que le lendemain nous partirions ensemble au point du jour, ils se retirèrent donc en nous souhaitant une bonne nuit; voeu qui fut exaucé.

Le lendemain à la pointe du jour, la voiture était à notre porte. Le lecteur me saurait peu de gré de lui faire la description des objets que je rencontrai sur une route décrite par tant de voyageurs. Sans le forcer à s'arrêter à Kenterbury où nous nous reposâmes, sans le traîner à la fameuse cathédrale où Thomas Bequey, depuis canonisé, tonna contre son ancien ami Henry Plantagenet, je le conduirai donc à la ville par excellence, à Londres où, sans avoir été mis à contribution par les gentilshommes de grand chemin, nous arrivâmes le jour même. Là nous descendîmes dans un logement que notre maréchal des logis avait retenu dans Adelphy, non loin du Strand, mais où nous ne restâmes que trois jours.

Pendant six semaines nous attendîmes à Londres le résultat des événemens qui s'accomplissaient en France. Je rencontrai dans cette grande ville nombre de Français qui, ainsi que nous, étaient venus y chercher un refuge; mais je ne me liai avec aucun d'eux, et après m'être séparé d'un ménage que je me serais fait scrupule de troubler depuis que le chef m'avait admis dans son intimité, et logé pendant quelques jours près de Sommerset-House, je me mis en pension avec le camarade dans la cité, près de la Bourse, et cela par économie autant que par délicatesse; mais tous les soirs nous venions prendre le thé avec nos amis.

J'avais pris à Paris une lettre de crédit sur un banquier de Londres, nommé Lecointe. J'allai la lui présenter. Après y avoir fait honneur, il m'invita à dîner pour le dimanche suivant. «Nous serons entre Français seulement,» me dit-il avec un accent qui n'était rien moins que français; ce qui n'étonnera pas quand on saura que, bien qu'il se tînt pour Français, il était aussi Anglais et plus même que les princes de la maison de Brunswik; sa famille, française d'origine, étant établie en Angleterre depuis la révocation de l'édit de Nantes, c'est-à-dire depuis cent sept ans, à l'époque où j'eus l'honneur de faire sa connaissance.

Le dimanche, à l'heure dite, je me rends à Devonshire-Square, dans le beau milieu de la cité. Comme je demeurais alors dans le Strand, il me fallut pour cela traverser la ville dans une grande partie de sa longueur. Je ne regrettai point mes pas. Le dîner où je me trouvai avec plusieurs émigrés français fut égayé par un incident assez bizarre pour être raconté.

Au nombre des convives était un abbé dont j'ai oublié le nom, et qui paraissait très-familier avec les maîtres de la maison. La conversation roulait sur les affaires de France; on parlait à tort et à travers; on parlait de tout le monde. Pas un personnage un peu marquant dans le parti révolutionnaire qui n'ait été mis à son tour sur la sellette. Je ne sais auquel d'entre eux on faisait le procès, quand l'abbé, enchérissant sur le mal qu'on en disait, ajouta: Enfin c'est un ladre, un fesse-mathieu.

À ces mots, prononcés de l'accent le plus ferme et le plus élevé, Mme Lecointe, qui faisait les honneurs de la table, se lève le visage tout en feu, sort de la salle, et son mari la suit en nous laissant dans une vive inquiétude sur la cause d'une retraite si précipitée. Au bout de quelques minutes, il revint dissiper nos appréhensions, mais ce fut pour nous jeter dans une surprise non moins grande, quoique moins sinistre. «Vous me demandez, répondit-il à l'abbé qui s'enquérait des causes de la subite disparition de Mme Lecointe, vous me demandez si mon femme être indisposé? Oui, Monsieur, elle être indisposé, grandement fort indisposé de ce que vous avez dit devant elle.—Et qu'ai-je dit qui ait pu l'offenser?—Vous avez dit ce qu'on ne dit jamais devant une femme honnête.—Moi, mon cher Monsieur!—Vous-même, M. habbot.—En vérité, M. Lecointe, je ne sais si je rêve. Plus je cherche ce que j'ai pu dire, moins je reconnais avoir rien dit dont la délicatesse d'une dame ait droit de s'offenser. J'en appelle à la société entière.—Et moi aussi. Monsieur ne a-t-il pas dit que M. Mathious il était un fesse? Mme Lecointe est-elle faite pour entendre ce mot-là? un mot pareil se dit-il devant une femme que l'on respecte? un jambe, à la bonne heure. Mais encore fait-on bien de ne parler de ces choses qu'après que les dames sont sorties, et qu'en buvant le claret; et de plus, un habbot ferait mieux de n'en parler jamais.»

Nous étions loin de nous attendre à cette explication: chacun de nous étouffait de rire. Nous tâchâmes de faire entendre raison à M. Lecointe qui, de fait, n'entendait rien aux finesses d'une langue qu'il n'avait apprise que dans les livres. Ce n'est pas sans peine que nous parvînmes à lui faire comprendre que l'expression qui choquait si fort Mme Lecointe n'avait pas un sens immodeste dans le cas dont il s'agissait; qu'il n'y pouvait pas être suppléé par le synonyme proposé, et que jambe-mathieu signifierait tout autre chose que fesse-mathieu, qualification qu'on donne en France aux gens entachés de sordide avarice: pour preuve on lui présenta le dictionnaire de l'Académie où cette définition est consignée, et qu'il se hâta de porter à Mme Lecointe, laquelle eut bien de la peine à ne pas trouver l'Académie aussi impertinente que M. l'abbé.

CHAPITRE III

Du théâtre anglais.—Départ pour Douvres.—Singulier voyage.—Je m'embarque pour Ostende.

Mon voyage en Angleterre ressemble fort aux tragédies anglaises; ce n'est guère qu'une série de bouffonneries amenées par une circonstance grave.

Pendant mon séjour à Londres, je ne négligeai pas, comme on l'imagine, de visiter les théâtres. J'allai voir d'abord les petits spectacles. C'est la première ressource des étrangers à qui la langue du pays n'est pas familière; ce que l'oreille ne comprend pas les yeux l'interprètent. Cela est surtout applicable aux spectacles où domine la pantomime; tel celui qu'Astley avait établi près de Westminster-Bridge. Il n'est pas absolument nécessaire de bien savoir l'anglais pour saisir le sens des saillies dont les bouffons d'écurie égaient leurs exercices. Elles sont assez brèves et assez rares pour qu'un voisin qui sait mal le français ait le temps de vous expliquer celle qui vient d'être dite pendant que l'improvisateur en médite une autre.

Je ne vis rien là, en fait de voltige, que je n'eusse vu à Paris, où
Astley avait aussi un cirque qu'il venait occuper pendant l'hiver.

Aux exercices d'équitation succéda une pantomime mêlée de vaudevilles. Elle représentait les premières victoires remportées par les Anglais sur Tippo-Saëb. On nous a reproché avec quelque raison de nous louer beaucoup en face de nous-mêmes sur nos théâtres lorsque nous y représentons des faits contemporains. En cela, comme en d'autres choses, nous n'avons pas l'initiative sur les Anglais. Il y aurait injustice à leur refuser sur cet article aussi le brevet d'invention; mais je crois que nous avons droit au brevet de perfectionnement.

Je choisis pour aller aux grands théâtres les jours où l'on y jouait des pièces de Shakespeare. À Drury-Lane, je vis Henri V ou la conquête de France; et je le vis comme les étrangers voient nos tragédies, le livre à la main. Les bouffonneries dont ce drame est semé me frappèrent peut-être plus que ses beautés; et cela se concevra si l'on pense qu'elles étaient singulièrement exagérées par le jeu des acteurs. Langue universelle, la pantomime suffisait pour me faire comprendre les intentions de Fluellen dans la scène où ce Gallois fait manger un poireau cru au vieux Pistol. Mais quoique je susse quelques mots d'anglais, je ne traduisais pas assez promptement les passages vraiment nobles qui se rencontrent dans le rôle de Henri pour en pouvoir apprécier sur l'heure tout le sublime. Vint toutefois une scène qu'à mon grand étonnement je compris presque tout entière. C'est celle où la belle Catherine, cette fille de France qui fut accordée par Charles VI son père au vainqueur d'Azincourt, ce fait donner une leçon d'anglais par une de ses dames d'honneur. La conformité que la prononciation établit entre certains mots anglais dont le sens est très-modeste, et certains mots français dont le sens I'est si peu qu'ils ne sont pas même enregistrés dans le dictionnaire, n'étonna pas médiocrement mes oreilles, qui pourtant ne sont pas bégueules; et cependant c'est sur un grand théâtre de Londres, c'est en présence de femmes de toutes les conditions, et de Mme Lecointe peut-être, qu'on débitait ces propos qui, même aujourd'hui, seraient à peine tolérés chez nous en mauvais lieu.

Nous n'avons qu'un seul exemple d'ingénuité pareille dans notre théâtre; il se trouve dans la Comtesse d'Escarbagnas. S'attachant plus au son qu'au sens, cette bonne dame comprend tout de travers la phrase latine que M. Bobinet fait répéter à son noble élève. Molière, tranchons le mot, outre-passe en cela les bornes que la décence prescrit à la gaieté comique; il dit devant le public assemblé ce qu'il n'eût pas osé dire dans une société particulière; mais encore n'est-ce que dans une saillie sur laquelle il ne revient pas, et puis, la Comtesse d'Escarbagnas n'est pas une tragédie.

John Kemble me parut fort noble dans le personnage de Henri V. C'est un des rôles où il était le plus goûté du public, qui toutefois lui trouvait moins de chaleur et de profondeur qu'à Garrick, dont la mémoire était fraîche encore.

À Covent-Garden je vis représenter Roméo et Juliette, celui des drames de Shakespeare que j'ai toujours le plus affectionné à la lecture; c'est aussi celui que j'ai vu jouer avec le plus de plaisir. Comme j'en possédais tous les détails, comme je connaissais et le motif et les traits de ses principales scènes, il ne me fut pas difficile de retrouver à travers l'anglais les sentimens et les pensées que je savais en français; aussi cette représentation m'attacha-t-elle beaucoup plus que celle d'Henri V; d'ailleurs l'action de ce drame, qui repose sur des développemens de passions si touchans, sur un amour si ingénu d'une part et si profond de l'autre, est conduite avec un art si supérieur à celui qui ordonne l'autre drame, composé de scènes qui se succèdent sans combinaison, dans le rang où l'histoire a placé les événemens qu'elles retracent!

Tout en admirant Roméo et Juliette, je regrettais pourtant, non que la nourrice de Juliette s'y montrât, mais qu'elle y mêlât ses caquetages et ses grimaces aux situations les plus pathétiques; j'étais bien loin d'imaginer alors que ce qui me déplaisait si fort serait un jour admiré à Paris, et que cette caricature, qui n'est pas moins éloignée de la nature que l'emphase de nos anciens capitans, nous serait jamais proposée comme un perfectionnement qui manquait à notre système dramatique.

À la tragédie succéda une pantomime intitulée Blue-Beard, la Barbe-Bleue, arlequinade qui fut exécutée par des sauteurs. Aucune des circonstances du conte original n'avait été omise dans cette farce, où les atrocités les plus révoltantes étaient alliées aux plus extravagantes bouffonneries. On y voyait entre autres le cabinet où six femmes décapitées attendaient la septième que leur bourreau s'apprêtait à réduire à leur mesure. C'était du romantisme en action, du romantisme sans paroles; ce n'est pas le plus mauvais.

Tels étaient mes plaisirs du soir. Le matin je passais mon temps à courir la ville, à visiter les monumens, Saint-Paul, Westminster; à me promener, soit au parc Saint-James, soit à Hyde-Parc, soit à Kensington, tout en travaillant comme d'habitude. Je fis aussi quelques excursions à Black-Heath, à Greenwich. Je me rappelle être revenu de ce dernier endroit dans une voiture à quatorze roues, espèce d'omnibus, où vingt-quatre voyageurs se trouvaient fort à l'aise, et que quatre chevaux menaient train d'enfer, sur une route aussi unie à la vérité que les plus belles allées du jardin le mieux soigné.

Cependant les affaires changeaient de face sur le continent. Les Français non seulement résistaient à l'invasion, mais ils poursuivaient les envahisseurs. Battus à Valmi et gorgés de nos raisins, les Prussiens se retiraient avec la plus ridicule des maladies. Les armées républicaines, car la république avait été proclamée sur les débris de la monarchie, les armées républicaines, se répandant hors de notre territoire, occupaient déjà plusieurs places sur celui de ses ennemis. Montesquiou était entré dans Chambéry, Anselme dans Nice, Custine dans Mayence et dans Francfort; les Autrichiens avaient été obligés de lever le siége de Lille; Dumouriez menaçait Mons. Attestés par les journaux anglais, ces succès l'étaient aussi aux coins de toutes les rues de Londres par de nombreuses caricatures où le duc de Brunswik et le roi de Prusse n'étaient pas ménagés, et surtout par les injures du peuple, qui en général n'était pas favorable aux émigrans comme on disait alors, ou aux émigrés comme on dit aujourd'hui.

Je me rappelle à ce sujet un propos du portier du théâtre de Covent-Garden. French King, à le lanterne, me dit-il en baragouin anglo-français, au lieu de me donner un renseignement que je lui demandais. Ce mot me fit penser à Charles Ier.

La prolongation de notre séjour à l'étranger, d'après le train que prenaient les choses, n'avait plus de motif raisonnable; elle pouvait même avoir de graves inconvéniens, la Convention nationale, qui venait de remplacer l'Assemblée législative, s'occupant d'une loi qui fermerait à jamais la France aux Français fugitifs. Nous fûmes d'avis à l'unanimité, dans un conseil tenu avec le ménage à ce sujet, qu'il nous fallait reprendre au plus tôt la route de Paris. Ce fut aussi l'avis du camarade, qui se désolait de ne pas pouvoir nous suivre.

Pauvre homme! plus d'un motif contribuait à sa douleur: sans fortune sur une terre étrangère, que deviendrait-il? De plus, il laissait en France, à ce qu'il m'avait fait entendre, un objet de l'affection la plus vive, une dame enfin avec laquelle il était aussi intimement lié qu'un grand-vicaire le puisse être avec une dame depuis le concile de Trente.

Le ménage ayant retenu, faute de mieux, une voiture à trois places, à l'Ours-Blanc, chez un loueur de Picadilly, le désir que nous avions de ne pas nous séparer me détermina à prendre une place sur l'impériale de cette voiture, manière de voyager dès lors en usage dans les trois royaumes.

Placé sur cet observatoire ambulant, je vis mieux le pays en m'en allant que je ne l'avais vu en venant. Rien ne gênait ma vue; et quoique nous fussions à la fin d'octobre, malgré quelques averses qu'il me fallut essuyer, je n'eus pas regret d'avoir pris ce parti. Il y avait place pour deux sur ce siége. Je le partageai successivement avec divers compagnons qui s'y plaçaient pour faire quelques lieues, et m'abandonnaient ensuite. Un d'eux donna lieu à un incident qui égaya fort les voyageurs sur la tête desquels il se passa, et auxquels je me réunissais dans les auberges pour prendre le repas.

D'humeur un peu plus communicative que les autres, un de ces oiseaux de passage voulut absolument lier conversation avec moi. La chose était assez difficile; je ne savais que peu d'anglais, et lui ne savait pas du tout le français. Il ne s'en obstina pas moins à me provoquer, voulant me forcer à convenir qu'en France on ne mangeait pas d'aussi bonne viande que celle dont il portait un échantillon dans son mouchoir où était enveloppé un carré de mouton qu'il étalait avec un orgueil tout national. Je ris d'abord de cette prétention, sans lui répondre. Mon insulaire d'insister, et de me demander si les grenouilles dont nous nous repaissions valaient ses côtelettes. Gardant toujours le silence, comme j'affectais de ne pas l'écouter, il en prend de l'humeur, et m'attaquant avec un coude des plus anguleux, il prétend me tirer de ma rêverie et m'arracher l'aveu qu'exigeait son patriotisme. La patience m'échappe enfin; après lui avoir rendu avec le poing dans l'estomac ce qu'il m'avait donné dans les côtes avec le coude, je le pressai vigoureusement contre une rampe qui régnait autour de l'impériale et nous servait de garde-fou, pièce assez utile dans la circonstance, et me glissant derrière lui, je me plaçai de manière à lui prouver que j'étais maître de le détrôner et de le précipiter sous les roues. Cela mit fin à la discussion. Reconnaissant le droit au plus fort, il me tendit la main en signe de réconciliation, et ne me montra plus que de la déférence jusqu'au prochain relai où il descendit, et voulut absolument me faire goûter de son mouton pour me convaincre de la vérité de ce qu'il avait avancé démonstration à laquelle je me refusai.

C'est là qu'en dînant je racontai la chose aux voyageurs qui avaient fait la route sous notre champ de bataille. Ils ne concevaient pas d'où provenait le mouvement qui avait si vivement agité nos jambes ordinairement pendantes, et d'où provenait le bruit qui tout à coup s'était fait entendre au-dessus d'eux, ne s'imaginant pas qu'on pût boxer sur une impériale, tout en courant la poste.

Il était dix heures du soir quand nous arrivâmes à Douvres. Le paquebot de Calais ne devait partir que le lendemain matin; celui d'Ostende partait à l'instant même. Je pars pour Ostende, dis-je; je profiterai de l'occasion pour voir la Belgique, pour visiter Bruges, Gand, Bruxelles, Anvers et la Hollande peut-être. J'aurai là des nouvelles positives des princes; je réglerai ma marche sur la leur: c'est le plus sage.

Au lieu de descendre à l'auberge, à Kings-Head, où je n'aurais pas occupé probablement la chambre qui m'y avait été antérieurement retenue par le capitaine Descarrières, je me fis conduire droit au paquebot, et sans trop songer au temps qu'il faisait, je me couchai pendant qu'on mettait à la voile.

CHAPITRE IV.

Arrivée à Bruxelles.—Rencontre tout-à-fait romanesque.—Théâtre de
Bruxelles.—M. de Beauvoir.—Départ pour la France.

Pendant que je dormais, le vaisseau marchait, et marchait vite, car le vent d'équinoxe soufflait de l'ouest avec une violence extrême. Je ne m'en inquiétais guère; mais les passagers qui ne dormaient pas s'en inquiétaient pour eux, et ils s'en inquiétaient pour moi les amis que j'avais laissés à Douvres où l'on croyait le paquebot assailli par tous les dangers d'une tempête.

Je ne me réveillai qu'au grand jour, et grimpai tout aussitôt sur le pont. Il était couvert de passagers français, prêtres insermentés pour la plupart, qui allaient chercher sur le continent une hospitalité un peu moins coûteuse que l'hospitalité anglaise. J'eusse mieux fait de ne pas quitter le lit, le mal de mer, auquel j'avais échappé jusqu'alors, ne m'y aurait pas assailli. Ce mal est communicatif. Entouré de gens qu'il torturait, j'en fus atteint, et je n'en guéris qu'en mettant pied à terre à Ostende, où nous abordâmes après douze heures de traversée. La tempête nous avait favorisés au lieu de nous nuire.

J'achevai ma journée dans cette ville, où je m'ennuyai fort; et le lendemain, dès quatre heures du matin, je pris avec quelque plaisir la diligence, qui me conduisit à Bruges, ou je m'embarquai sur le canal de Gand.

Rien de plus agréable que cette manière de voyager, qu'on a encore perfectionnée depuis. Pendant que la barque cheminait, réunis dans un salon, les passagers, qui avançaient sans se mouvoir, pouvaient s'occuper à leur gré comme dans le salon d'un club. De plus, ils y trouvaient, pour un prix modique, un excellent dîner. Je fis ainsi, non seulement sans fatigue, mais en me reposant, sur ce chemin qui marche, les huit lieues qui séparent la ville de Bruges de celle de Gand, où la barque arriva d'assez bonne heure pour que je me déterminasse à partir aussitôt pour Bruxelles.

Un vieux berlingo où je fus entassé avec cinq autres personnes, parmi lesquelles se trouvait un théologal des plus gras, et où je n'eus pour siége que mon sac de nuit, et pour dossier que la portière, m'y voitura tout d'une traite, mais non lestement, car il était quatre heures du matin quand j'arrivai dans la capitale du Brabant, lequel était alors province autrichienne.

Je descendis à l'auberge où notre cocher avait fait marché de conduire ses voyageurs; car on sait que les voyageurs sont comme les paquets un objet de trafic pour les cochers.

Je ne connaissais qu'une personne à Bruxelles, c'était Charlotte La Chassaigne, fille de l'actrice de ce nom, et actrice elle-même au théâtre de cette ville. Mon premier soin fut de me présenter chez elle. Elle me reçut de la manière la plus affectueuse, et m'invita à venir souper après le spectacle, car elle jouait ce jour-là. Par nécessité autant que par goût, j'allai passer ma soirée au spectacle.

À l'orchestre, où je me plaçai, se trouvait un grand nombre d'émigrés français. À leur maintien on ne les eût certes pas pris pour des débris d'une armée battue. Les officiers autrichiens, qui s'y trouvaient en grand nombre aussi, ne paraissaient pas les voir de très-bon oeil; ils leur lançaient, avec une feinte bonhomie, des railleries que plusieurs de ces étourdis ne justifiaient que trop à la vérité par leurs ridicules.

Tel était un houzard long et sec comme don Quichotte, et sur le visage duquel deux moustaches se dessinaient en point d'interrogation. Entrant après le commencement de la pièce, il dérangea deux fois, pour aller prendre possession au milieu de l'orchestre de la place qu'il avait fait occuper par son laquais, la totalité des personnes qui se trouvaient entre cette place et la porte par où il était entré et par où son laquais devait sortir. Dieu sait que de sarcasmes lui attira cette double importunité. Loin de le protéger contre eux, son équipement belliqueux les provoquait. «Quelles moustaches! disait l'un; je n'en ai pas vu de pareilles en Turquie où pourtant on en porte de belles.—Quelle sabre-tache! disait l'autre; quel dolman! Ce Monsieur vient de Hongrie assurément.—Monsieur, disait un troisième, prenez garde à vos mouvemens; si les pistolets que vous portez à votre ceinture venaient à tomber sur vos pieds, cela pourrait vous blesser.—Ils ne sont pas chargés,» répondit naïvement l'homme aux moustaches qui, au mépris des bienséances, se présentait en effet au théâtre avec des pistolets.

Quand ce héros fut placé, les plaisanteries s'arrêtèrent, mais ce n'était qu'une trêve. Pendant l'entr'acte, le feu recommença plus vivement. J'eus lieu de reconnaître alors qu'il y avait plus de niaiserie que d'impertinence dans l'individu auquel elles s'adressaient.

Ce talpache, disait-on, est un bas Normand, riche propriétaire, qui, tourmenté du désir d'être colonel, a demandé aux princes l'autorisation de lever à ses frais une légion à laquelle il donnerait son nom. Ayant obtenu, non pas sans peine, la permission de se ruiner, depuis ce moment-là il ne quitte pas le harnais; s'identifiant avec son uniforme, qui tient à lui comme la peau tient au corps, il use jusqu'à l'abus du droit d'être ridicule, droit qu'il a payé de toute sa fortune, et s'en donne, comme vouvoyez, pour son argent.

Non loin du groupe d'où me venaient ces explications, je crus cependant reconnaître un jeune homme qui, depuis quinze mois, était sorti de France. Je cours à lui; nous avons bientôt renoué connaissance. «Vous voyez, me dit-il, un houzard noir, un houzard du régiment de Mirabeau Tonneau. La campagne que nous avons faite n'a pas été des plus brillantes. Après avoir attendu je ne sais combien de mois, dans le plus triste des cantonnemens, le jour de gloire au-delà du Rhin, nous sommes enfin entrés en France à la suite des Prussiens. Vous savez ce que nous y avons gagné; m'en voilà revenu; au diable si j'y retourne. Mes bagages ont été pillés, et je n'ai rapporté de là, avec ma gloire, qu'un uniforme troué, un sabre qui ne m'est plus bon à rien, et un couplet que le bel-esprit du régiment a fait sur notre colonel. Le voici ce couplet, il est sur l'air du vaudeville de la Rosière de Salency.

     Le colonel nous promet bien
     De nous mener droit en Champagne:
     Le colonel n'en fera rien,
     Il est en pays de Cocagne.
     L'horreur de l'eau, l'amour du vin,
     Le retiendront aux bords du Rhin.

«Mais à propos, où demeurez-vous?—À l'hôtel des Pays-Bas.—Quittez cette auberge, venez, dans la mienne. C'est l'hôtel de l'Empereur; nous y tiendrons ménage ensemble.» J'acceptai avec empressement la proposition, et le lendemain, dès le matin, j'occupais avec lui un appartement où nous nous mîmes sur un pied semblable à celui où j'étais avec le camarade que j'avais laissé à Londres.

Mon nouveau commensal m'avait conté ses aventures. Je lui devais le récit des miennes; je le fis: ce fut l'objet de notre première conversation. Je n'oubliai, comme on le pense bien, ni le voyage de Boulogne, ni la rencontre de Douvres. Il en rit à se pâmer, et surtout au chapitre de la reconnaissance qui se fit entre moi et le camarade du légitime propriétaire de la dame qui voyageait sous ma garde. «C'est un roman,» s'écriait-il. Le roman n'était pas encore fini; lui-même allait y ajouter un chapitre. «Et le camarade, reprit-il, quel est son nom, s'il vous plaît?—Vous ne connaissez que lui, répondis-je en lui nommant le camarade.—Comment, c'est…! et il riait encore plus fort. Vous a-t-il donné des nouvelles de ma femme?—Il ne m'en a pas parlé.—Vraiment?—Vraiment.—Il ne vous a pas dit qu'elle avait quelques bontés pour lui?—N'est-elle pas bonne avec tout le monde?—De cette façon-là? non, pas même pour moi. On ne commande pas à son coeur, et ce n'est pas pour moi que le sien s'est déclaré. Ne savez-vous donc pas qu'ils s'aiment à la fureur?—En êtes-vous bien sûr?—Si j'en suis sûr! Au reste, c'est leur affaire, et vous voyez que cela ne m'afflige guère.—Alors il n'en est pas de même de lui. Tout gai qu'il soit naturellement, il était quelquefois fort triste.—D'être séparé de ma femme.—Il portait à son cou un cordon de cheveux.—De cheveux de ma femme.—De cheveux blonds cendrés.—Couleur des cheveux de ma femme. Quoi! vous ne saviez rien de tout cela?—Rien, je vous le jure. Non seulement je ne m'en doutais pas; mais quoique nous eussions l'un dans l'autre une confiance que je croyais sans réserve, il ne m'en a jamais parlé. Il est sur cet article un peu plus discret que vous.—Il est bien bon de s'en gêner. Après tout, où est le mal? Si Madame ne m'aime pas, je n'aime pas Madame. Nous n'avons pas d'enfans; nous sommes presque débarrassés d'une chaîne qu'au fait nous n'avons pas formée de notre gré. Et puis, au train dont vont les choses, le divorce sera bientôt décrété. Madame se mariera de son côté; moi je me remarierai du mien, si la fantaisie m'en prend. La révolution a du bon quoi qu'on en dise.»

Tout ce qu'il me contait était réellement nouveau pour moi. Cela s'était passé sous mes yeux sans que j'y fisse attention. Je me mêle rarement de ce qui ne me regarde pas, et pas toujours de ce qui me regarde. Je pris le parti, avec un homme qui riait de tout, de rire d'un fait qui n'aurait pas fait rire tout le monde à sa place, et de rire surtout du hasard qui me mettait avec lui dans une intimité pareille à celle où j'avais été avec son vicaire.

J'avais pris à Londres, à tout hasard, une lettre de recommandation de l'abbé de Montesquiou pour le prince Auguste d'Aremberg, alors comte de la Marck. Sachant que ce seigneur était à Bruxelles, j'allai la lui porter. Il y fit honneur avec une extrême politesse, et m'invita à dîner pour le surlendemain. Je ne parle de cette circonstance que parce qu'elle constate qu'en 1815 je n'étais pas inconnu de l'abbé de Montesquiou, et qu'il n'ignorait pas les preuves d'attachement que j'avais données en 1792 à la cause royale.

Je trouvai à dîner chez le comte de la Marck le marquis de Bonnet, dont l'esprit me frappa autant par sa justesse que par sa finesse. Sa conversation était d'un grand intérêt; celle du comte était d'un grand intérêt aussi. Ami de Mirabeau, et cependant dévoué à Marie-Antoinette, comme il avait été médiateur entre la cour et ce tribun, sa position l'avait initié dans d'importans secrets. Il était, il est encore curieux à entendre sur cet article, quelque discrétion qu'il mette à le traiter.

Comme je le priais de me dire franchement ce qu'il pensait de Mirabeau sous le rapport moral, il me répondit par cette phrase qui est d'un grand sens: «Mirabeau eût été le premier des hommes s'il eût su vivre avec deux mille écus de rente.»

Par suite de mon goût dominant, et de la seule relation familière que j'avais à Bruxelles, je vis assez souvent la première cantatrice du théâtre, soit chez Charlotte, soit chez elle où Charlotte me conduisait. Je rencontrais là fort bonne compagnie: plusieurs chevaliers français formaient la société de ces dames, qui toutes deux étaient Françaises. Le duc de Duras surtout ne sortait pas de chez la prima donna, fort bonne femme, chez qui il était fort bon homme. Il préférait ce salon à ceux de la cour, et il avait raison, on s'y amusait davantage. Je soupais tous les soirs avec lui, tantôt chez l'actrice qui parlait, tantôt chez l'actrice qui chantait; et la gaieté de ces soupers me faisait croire quelquefois que j'étais à Paris.

Le directeur du théâtre, M. Adam, était quelquefois des nôtres. On me demandera peut-être pourquoi, par suite de ces relations, je ne fis pas représenter mes ouvrages à Bruxelles? La cause en est simple. Le gouvernement autrichien, sous lequel la Belgique était récemment rentrée, redoutant tout ce qui pourrait réveiller l'esprit de liberté dans des têtes à peine refroidies, ou plutôt toujours chaudes, ne permettait plus qu'on représentât de tragédies; et comme les douceurs exhilarantes de l'harmonie lui paraissaient propres à adoucir, à lénifier, à accoiser l'aigreur des esprits prêts à s'enflammer[32], il avait mis les Brabançons au régime auquel les médecins mettent le gentilhomme limousin, et les tenait à l'opéra-comique.

Il tolérait cependant la représentation de quelques comédies. Mais il fallait qu'elles fussent du genre le plus innocent; aussi le répertoire comique du théâtre de Bruxelles était-il plutôt emprunté aux boulevards qu'à la Comédie-Française. On en écartait les pièces qui n'avaient pas subi antérieurement à la révolution l'épreuve de la représentation à Paris. Les pièces d'un seul auteur, grâce à l'insignifiance de son talent, étaient affranchies de cette condition; c'étaient celles de M. de Beaunoir.

Deux mots sur lui. Il était fils d'un M. Robineau, notaire anobli par l'emplette d'une charge de secrétaire du roi. Mais trouvant que le nom paternel ne résonnait pas assez noblement, il avait imaginé de le changer sans le quitter, et de Robineau il avait fait Beaunoir qui en est l'anagramme. Il fut pendant quelques temps abbé sous ce nom, et remplissait alors un petit emploi à la bibliothèque du roi. Cependant il travaillait aussi pour les théâtres du boulevard qui lui doivent les Pointus, famille dont l'histoire n'a pas fourni moins de sujets de drames à la scène bouffonne qu'à la scène héroïque la famille des Atrides[33]. L'archevêque de Paris, jugeant cette dernière occupation peu compatible avec le petit collet, somma M. l'abbé d'y renoncer. M. de Beaunoir renonça au petit collet; mais comme la condition de fournisseur des théâtres forains semblait peu compatible avec la dignité d'un quasi-bibliothécaire du roi, et qu'il lui avait été fait aussi des observations à ce sujet, M. de Beaunoir, qui s'était marié, mit sous le nom de sa femme les pièces qu'il composa depuis, et entre autres Fanfan et Colas, la meilleure de toutes, ou plutôt la seule bonne.

La fécondité de cet auteur est surprenante. Le fait suivant, que je tiens de Millin de Grand-Maison, en donnera une idée. Feu Nicolet, fondateur du théâtre des grands Danseurs du Roi, dit théâtre de la Gaité depuis qu'il est triste, écrivit un jour à M. de Beaunoir: «Monsieur, l'administration que je préside a décidé qu'à l'avenir, comme par le passé, vos ouvrages seraient reçus à notre théâtre sans être lus, et qu'on continuerait à vous les payer dix-huit francs la pièce; mais vous êtes prié de n'en pas présenter plus de trois par semaine.»

M. de Beaunoir, qui laissait sa femme se qualifier de comtesse à Paris, était allé à Bruxelles dès 1789, dans le but d'y exploiter les opinions aristocratiques. Il avait émigré pour prouver sa noblesse qu'il s'efforçait de soutenir avec un talent des plus roturiers.

Cependant les émigrés qui avaient fait partie des corps licenciés par suite de la retraite des Prussiens affluaient à Bruxelles, et me confirmaient par leurs récits tout ce qui m'avait été dit par tant de voix. La plupart d'entre eux avaient cru que les affaires se termineraient en une seule campagne et s'étaient arrangés pour cela. Voyant leurs ressources épuisées, ils ne cachaient pas leur regret de ne pouvoir rentrer en France pour s'y accommoder au temps. Désespérant d'une cause dont ils désespéraient eux-mêmes, je me déterminai à rentrer au plus vite par la route de Dunkerque, les communications par Lille ou par Valenciennes étant coupées.

Mon nouvel associé, à qui je fis part de cette résolution, l'approuva tout en regrettant de ne pouvoir m'accompagner; et quand je montai en voiture pour me rendre à Gand, où je reprendrais la barque: «Je veux, dit-il, que vous emportiez un gage de mon souvenir. Prenez cela,» et il me remit son sabre de houzard.

La loi par laquelle la Convention bannissait les émigrés à perpétuité et prononçait la peine de mort contre ceux qui rentreraient en France pouvait être promulguée d'un jour à l'autre; mais comme une disposition de cette loi portait une exception en faveur des Français voyageant à l'étranger dans l'intérêt des sciences et des arts, me fondant sur cet article et sur mon passeport signé GRUMEAUD, je montai sur la barque de Gand avec une sécurité qu'aujourd'hui j'ai peine à concevoir.

CHAPITRE V

La barque de Gand.—Association malheureuse.—Furnes.—Examen de conscience.—Arrivée à Dunkerque.—Votre passeport?—Je suis incarcéré—Incident comique.—On me donne la ville pour prison.

Il y avait sur la barque société nombreuse, mais je n'y rencontrai personne de ma connaissance. Deux voyageurs entre lesquels j'étais placé à table me témoignèrent néanmoins quelque désir d'entrer en conversation avec moi. Ils allaient en France; leur empressement redoubla quand ils surent que tel était aussi le but de mon voyage. Ils me parlèrent alors des difficultés qu'on pouvait rencontrer à la frontière. «Je n'en redoute aucune, leur dis-je avec assurance, je suis en règle; j'ai un passeport.»

La conversation en resta là pour le moment. Mais après le dîner, me tirant à part, ces Messieurs me demandèrent si je voulais leur rendre un grand service. «Je le veux, si je le puis. Parlez.—Les opinions que vous professez si hautement, me dit le plus âgé, nous ont inspiré une confiance sans bornes. Nous ne vous ferons donc pas mystère de notre position: je suis major dans le régiment de Condé; mon camarade est garde-du-corps. Je m'appelle le Camus; il s'appelle de la Bonne. Les corps dans lesquels nous servions étant désorganisés, nos épées devenant inutiles à une cause perdue, et les princes ne pouvant plus nous solder, nous usons de notre liberté pour nous occuper de nos intérêts privés, et nous retournons chez nous pour prévenir la confiscation de nos biens.—Vous n'avez, je crois, rien de mieux à faire pour le présent.—Sans contredit. Mais comment rentrer en France? nous n'avons point de passeports.—Je conçois votre embarras; mais je n'y vois pas de remède.—Il y en a un pourtant, si vous êtes aussi obligeant que vous le paraissez.—Lequel?—C'est de nous laisser voyager avec vous. Nous passerons pour vos domestiques, et votre passeport servira pour tous.—Mais il ne m'est donné que pour moi seul.—Tout voyageur n'a-t-il pas le droit d'emmener ses gens?—Mais mon passeport ne m'y autorise pas.—Cela va sans se dire.—Ma foi, si vous voulez courir la chance, je ne m'y oppose pas. Mais avec deux laquais tournés comme vous, ne m'exposai-je pas à être pris pour un seigneur? C'est quelquefois un sot rôle, surtout par le temps qui court. N'importe; il faut s'entr'aider. Abandonnons-nous à la Providence; les circonstances nous inspireront.»

Tout en jasant nous étions arrivés à Gand. Nous y louâmes à frais communs, pour Dunkerque, une voiture qui le soir même nous mena coucher à Furnes sur l'extrême frontière. En soupant nous fîmes le plan du roman que nous débiterions si nous étions interrogés par les autorités locales; et pour ne pas nous embrouiller ou nous contredire, nous le fîmes le plus court et le plus simple possible. J'avais rencontré mes domestiques à Londres, où leurs anciens maîtres les avaient laissés sur le pavé, et où j'avais été obligé de chasser mes gens. Le plus jeune de ceux-ci, M. de la Bonne, était mon valet de chambre; et le plus âgé, M. le Camus, mon cuisinier, mon cocher, que sais-je! Le lendemain, non sans avoir répété notre leçon en déjeunant, nous prenons la route de Dunkerque.

De Furnes à cette ville il n'y a guère plus de quatre lieues. À mesure que nous en approchions, la sécurité, qui était montée avec nous en voiture, s'évanouissait devant les inconvéniens manifestes de notre plan. «Prenons bien garde, dit M. le major du régiment de Condé, de rien conserver qui puisse démentir ce que nous dirons et dénoncer notre véritable condition. Quel porte-manteau avez-vous là, M. de la Bonne? C'est, Dieu me pardonne, votre porte-manteau de garde-du-corps du roi!»

Cela était vrai. M. de la Bonne d'arracher à la hâte les galons blancs et les fleurs de lis blanches qui se détachaient sur le drap bleu de sa valise, et qui auraient pu lui tenir lieu de cartouche de congé. «Mais vous, me dit-il tout en s'exécutant, qu'avez-vous là vous-même?—Un sabre qu'on m'a donné.—Un sabre d'uniforme! un sabre de l'armée de Condé! Cela se reconnaît sans peine à l'ornement qu'il porte.» En effet, semblable à un crapaud qui se serait cramponné au pommeau de ce sabre, une large fleur de lis de cuivre mat se détachait en relief sur l'acier poli, dont la poignée était fabriquée. Il n'y avait pas moyen de la faire disparaître. Je pris le parti de jeter ce sabre dans les champs, où il aura sans doute été ramassé par quelque brave, qui s'en sera paré comme d'un trophée conquis. Le beau gage d'amitié qu'on m'avait donné là!

La route, quittant la campagne, finit par longer les bords de la mer. Nous les suivîmes jusqu'à Dunkerque, où nous arrivâmes vers deux heures après midi.

Jusque là, mes gens et moi, nous avions vécu sur le pied de l'égalité la plus parfaite. Contribuant à la dépense dans la même proportion, nous jouissions dans la même proportion des avantages attachés à certaines circonstances. Ainsi dans notre voiture, où l'un de nous était obligé de s'asseoir sur le strapontin, le maître n'avait pas dé privilége, et, au bout du temps convenu, cédant la place du fond, il allait remplacer un de ses valets sur la sellette. J'y siégeais quand, arrivés à la porte de Dunkerque, un officier du poste vint nous reconnaître et nous demanda nos passeports.

J'exhibai celui dont j'étais porteur. À l'aspect de ce passeport griffonné sur du papier à sucre, sans respect pour le cachet qui y était plaqué, ni pour la signature avec paraphe dont il était souscrit, le militaire me regarda avec l'expression d'un homme qui croit avoir affaire à un mauvais plaisant; puis, s'adressant à mes camarades de voyage: «Et vous, Messieurs, je veux dire citoyens, vos passeports?—Nous sommes les domestiques de Monsieur.—Comment!—Ces Messieurs sont mes domestiques.—Vos domestiques?—Oui, mes domestiques; vous riez! en douteriez-vous?—Je n'en doute pas, citoyen, et je les félicite de leur condition; ils ont affaire, ce me semble, à un maître accommodant; car non seulement ils ne sont pas derrière la voiture où d'ordinaire les domestiques se tiennent, mais ils occupent dans le fond, sur de bons coussins, la meilleure place, tandis que leur maître est assis sur une mauvaise planche.—C'est par mon ordre. J'aime les planches, moi. Je suis bien libre, je crois, d'en user comme je l'entends avec mon monde.—Je n'en disconviens pas.—Vous prêchez l'égalité, et moi je la pratique.—C'est à merveille.—Veuillez donc ne pas nous retenir plus long-temps, et nous permettre d'aller dîner; il est l'heure.—En effet, il est deux heures: je voudrais de tout mon coeur vous laisser passer; mais malheureusement je ne le puis. Le cas où vous vous trouvez présente une difficulté sur laquelle le général Pascal lui seul peut prononcer. Je vais la lui soumettre. Prenez patience; sa réponse ne se fera pas attendre.» Il dit; et après nous avoir recommandés à la surveillance du poste, il disparaît emportant avec lui mon passeport.

Nous nous regardions depuis quelques minutes, et sans nous être dit un mot, nous nous comprenions fort bien, car nous pensions tous la même chose, quand l'officier de retour: «Citoyen, dit-il, le général ne croit pas pouvoir prononcer. Votre affaire regarde la municipalité. Cocher, conduisez les citoyens à la municipalité: un caporal et quatre hommes pour accompagner la voiture!»

Les inquiétudes que cet incident me donnait ne m'empêchaient pas de remarquer l'affectation avec laquelle cet homme substituait au nom Monsieur le mot citoyen. Ignorant qu'il obéissait en cela à un décret de la Convention, je ne savais qu'en conclure.

La voiture, au pas des fusiliers, traverse une partie de la ville, et s'arrête à la porte d'une église. C'est là que le sénat dunkerquois tenait ses séances. Il était assemblé dans le choeur, occupant les stalles où siégeaient antérieurement les chanoines. On nous traduit à la barre. J'expose le fait. Après m'avoir écouté sans m'interrompre, les pères conscripts nous invitent à nous retirer pour qu'ils en délibèrent. Préalablement on nous sépare, et chacun de nous est conduit dans une chapelle, où on l'abandonne à ses réflexions.

Elles n'étaient pas gaies, à en juger par les miennes, qui furent interrompues au bout d'un quart d'heure par l'intervention d'un membre de la municipalité. S'asseyant dans un confessionnal, la mission qu'il remplissait alors lui en donnait le droit, il m'interroge sur certaines circonstances de ma déposition qui, disait-il, ne paraissaient pas d'une extrême clarté à ses collègues. Il s'agissait de ma rencontre avec mes nobles valets. Je réponds de mon mieux; mais, à chaque réponse, embarrassé par les observations de l'inquisiteur, je sentais que mes valets et moi nous étions loin d'avoir prévu tous les points par lesquels nous étions vulnérables. Quand il n'eut plus rien à me demander, ou plutôt quand il vit que je n'avais plus rien à répondre, l'inquisiteur se retira, disant qu'il allait faire son rapport au corps qui l'avait délégué.

À sa place revint presque aussitôt M. Thiéri, maire de la commune. Comme on m'avait rendu mes camarades, il était évident que c'était sur notre sort commun qu'il allait prononcer. Avant qu'il parlât, je lus notre arrêt sur son honnête figure. «La municipalité, me dit-il, ne trouve pas votre passeport en règle; mais peut-être passerait-elle là-dessus, si votre association avec les deux individus qui voyagent avec vous ne compliquait pas votre affaire: leurs réponses ne concordent pas avec les vôtres; on pense qu'ils ont une qualité très-différente de celle qu'ils prennent. En conséquence, le conseil municipal a décidé qu'il en référerait au ministre de l'intérieur, pour savoir si on devait leur permettre ainsi qu'à vous l'entrée de la république, et que vous seriez détenus jusqu'à l'arrivée de sa réponse.»

Nous n'avions rien à objecter à cette décision. Nous nous bornâmes à le prier d'obtenir qu'on ne nous séparât pas. Il se retira en nous promettant de présenter cette demande à ses collègues.

Je ne sais trop qui nous conduisit à la prison, qui était à peu de distance du local où siégeait le corps municipal. Le geôlier nous accueillit avec une joie évidente, avec la joie d'un chasseur qui rencontre du gibier. Après avoir parlé un moment à l'écart avec notre conducteur: «Le citoyen maire consent, dit-il, à ce que vous soyez logés ensemble; voilà votre chambre, on va la meubler.»

Deux mauvais lits, entre lesquels étaient placés un hamac, une table et trois chaises, tel était notre mobilier. Après nous avoir installés dans ce taudis le plus sale et le plus étroit qu'on puisse imaginer, il se retira, et fermant la porte sans toutefois nous enfermer: «Vous êtes libres… nous dit-il, de vous promener dans les corridors.» Puis il ajouta que nous trouverions chez lui tout ce dont nous pourrions avoir besoin, et pour preuve il nous fit donner, en nous apportant nos effets, une cruche d'eau presque limpide.

Dès qu'il fut parti, nous délibérâmes sur notre position. Elle n'était pas bonne; mais ces Messieurs ne pouvaient s'en prendre qu'à eux-mêmes. C'était par l'effet de leur volonté qu'ils se voyaient atteints par une loi qu'ils connaissaient avant d'avoir quitté la Belgique. Quant à moi, c'était par suite de ma complaisance que je me trouvais associé à leur sort. Ils le sentirent, et me déclarèrent que notre association ne pouvait pas durer plus long-temps, que je devais dorénavant ne songer qu'à me tirer d'affaire, et que, pour qu'on ne me rendît plus solidaire des griefs qu'on leur imputait, ils étaient résolus à déclarer la vérité au maire sur tout ce qui était relatif à notre rencontre, ne doutant pas qu'on ne me relâchât aussitôt. En effet, ils firent sur ce fait la déclaration la plus véridique à M. Thiéri qui, sur leur invitation, s'était hâté de la venir recevoir. Mais le mal était irréparable. Le conseil municipal, à qui il s'empressa de rendre compte de cet incident, nous fit dire que cette rectification était trop tardive; que le conseil s'engageait à la faire insérer dans le rapport qu'il adresserait à l'autorité supérieure; mais qu'il ne pouvait révoquer l'ordre qui me mettait provisoirement en arrestation. Il fallut en conséquence se résigner; ce que je fis.

Dans ma prison, je n'eus d'abord d'autre plaisir que celui que m'apportait à toutes les heures le retour du carillon de Dunkerque. Ce que je redoutais le plus après ce plaisir c'était l'ennui; il engendre l'humeur; l'humeur engendre les querelles; une prison alors devient un enfer. Pour échapper à cette maladie et à ses suites, je songeai à me procurer des livres. Il y a des écoliers de Juilly partout. Je me rappelai avoir vu au collége un nommé Gamba, fils d'un négociant de Dunkerque, et qui avait la réputation d'être un bon enfant. Je pensai que peut-être il l'était encore dans le monde. Quoiqu'il eût été mon condisciple et non mon camarade, je me hasardai à lui écrire. Il y avait quelque courage à se mettre en rapport avec un prévenu d'émigration. Cette considération ne le retint pas. Il m'envoya d'abord des livres; puis il vint concerter avec moi ce qu'il y avait à faire pour abréger ma captivité, tout en s'occupant de l'adoucir.

Je frappai dans ce but à plus d'une porte. Plus heureux que ne l'ont été tant de personnes, je dois le dire et je le dis avec un sentiment qui, après quarante ans, a encore pour moi toute sa vivacité, tout son charme, aucune des portes auxquelles je frappai ne m'a été fermée. Je reçus même des preuves de l'intérêt le plus généreux et le plus efficace de la part de quelques individus qui n'ont pas toujours été accessibles à la pitié, et qui me savaient des opinions tout-à-fait opposées aux leurs[34].

Pendant qu'ils agissent, je vais tâcher de me rappeler ce que je faisais sous les verrous. Notre vie, comme on l'imagine, était variée par peu d'incidens. Les repas que nous prenions en compagnie, à la table du geôlier, en rompaient seuls la monotonie. Le reste du temps, nous le passions, soit dans nos chambres, soit dans les corridors, seule promenade qui nous fût ouverte. Pour qui n'aimait pas la lecture, ou ne portait pas en lui-même les moyens de s'occuper, il fallait dormir le reste du temps ou se quereller pour dissiper l'envie de dormir, ce qui arrivait bien quelquefois à mes camarades. Comme beaucoup de militaires, leur état excepté, ils ne pouvaient guère s'occuper de rien; hors des camps ou de la garnison, c'étaient des poissons hors de l'eau. J'échappai à la nécessité de recourir à ce genre de distraction par le travail autant que par la lecture. Je me remis à la composition d'une tragédie de Zénobie, dont j'avais fait le premier acte partie à Paris, partie à Londres. Dès que je me réveillais, ce qui avait lieu long-temps avant le jour, car du défaut d'exercice naissait pour moi le défaut de sommeil, dès que je me réveillais, je me mettais à l'oeuvre, et je gagnais ainsi, en changeant de rêves, l'heure du lever, l'heure où se dissipaient mes illusions; car de ma fenêtre, où l'on voyait la haute mer, j'apercevais les bâtimens qui s'éloignaient à toutes voiles de la terre où j'étais captif. Combien, à ce spectacle, le sentiment de ma position me devenait pénible! Le bannissement auquel j'avais voulu échapper me semblait: alors la liberté même.

Pour m'en distraire, je recourais vite à mes livres; c'est ce qu'on peut faire de mieux en cas pareil; les livres sont des amis qui ne nous manquent jamais.

Mes camarades de chambrée m'étaient de peu de ressource. Il n'y avait point de rapport entre leurs goûts et les miens; il y en avait beaucoup au contraire entre mes goûts et ceux de mon camarade du dehors.

M. Gamba, si comme je me plais à le croire il vit encore, qu'il me pardonne de le nommer, M. Gamba me visitait souvent. Un jour que, parlant des plaisirs que l'on pouvait rencontrer à Dunkerque, je lui demandais s'il y avait un théâtre dans cette ville: «Nous en avons un, dit-il, qui n'est pas grand.—Et vos acteurs?—Nos acteurs sont proportionnés à notre théâtre.—Que jouent-ils?—Mais tout, la comédie, l'opéra-comique, le vaudeville.—Et la tragédie?—Quant à la tragédie, jamais ils ne se sont avisés de la jouer, et c'est fâcheux; car une représentation de votre Marius serait d'un bon effet ici dans la circonstance. Si cependant vous aviez un exemplaire de Marius, on pourrait… mais il n'est pas imprimé.—Je porte avec moi un exemplaire de Marius partout où je vais.—Comment! en auriez-vous une copie dans votre valise?—J'en ai l'original dans ma tête. Si vos comédiens étaient de force et d'humeur à le jouer, je l'aurais bientôt jeté sur le papier.—Vraiment?—Vraiment.»

La conversation sur cet objet n'alla pas plus loin. Le lendemain matin Gamba revient; il n'était pas seul. Avec lui se trouvait un petit homme à la figure épanouie, à la panse rebondie. «Permettez-moi, dit Gamba, de vous présenter le directeur de notre théâtre, M. Oyer.—Oui, Monsieur, me dit M. Oyer, sans préambule, je suis directeur de la troupe de cette ville. Mes acteurs sont à votre service ainsi que moi; ils brûlent du désir de jouer votre Marius.—Mais ils ne savent que chanter.—Savoir chanter, c'est savoir déclamer. Et puis à Dunkerque on n'y regarde pas de si près. Fiez-vous-en à nous; donnez-nous votre pièce; nous la jouerons; cela vous sera utile et à nous aussi. L'intérêt que la ville entière prend à votre situation ne peut que s'en augmenter. Où est la copie dont vous pouvez disposer?—Vous l'aurez dans deux jours. Je ne demande que le temps de la transcrire; après-demain je vous la remettrai.—Y aurait-il de l'indiscrétion, Monsieur, à vous prier d'en faire lecture à haute voix?—Aucune.—J'amènerais avec moi mes acteurs; ils prendraient ainsi connaissance de l'esprit de leurs rôles et de vos intentions.—Amenez-les; cela peut être utile.—Il est fâcheux que la copie ne soit pas à votre disposition dès aujourd'hui.—Pourquoi?—Parce que nous avons aujourd'hui relâche. Après-demain nous jouerons; retard de quarante-huit heures en conséquence pour la lecture.—Vous êtes libres aujourd'hui; que la lecture ait lieu aujourd'hui. Amenez votre monde; je vous réciterai l'ouvrage. S'il vous convient, je le transcrirai; sinon vous m'aurez évité la peine de le transcrire.—À tantôt donc.—À tantôt.»

Le jour même, à quatre heures du soir, Gamba, qui n'avait pas entendu ce dialogue sans rire, me ramena M. Oyer avec une escorte aussi héroïque que puisse l'être celle d'un directeur de troupe ambulante ou d'un roi de théâtre. Elle se formait de huit personnages, c'est-à-dire de sept acteurs et de leur mémoire personnifiée dans la personne du souffleur. Ces Messieurs se placèrent comme ils purent, c'est-à-dire trois sur deux chaises, et quatre sur les lits avec mes camarades de chambrée. MM. Oyer et Gamba s'assirent sur la table, et moi, guindé sur mon hamac d'où je dominais l'assemblée, je leur débitai de mémoire et sans hésiter les trois actes de Marius.

La lecture n'ayant pas refroidi le zèle de ces Messieurs, les rôles furent distribués sur-le-champ d'après les aptitudes de chacun. Celui de Marius père fut réclamé par la basse-taille, et par la haute-contre celui de Marius fils; on ne put le leur refuser. Le Caillot voulut absolument jouer le Cimbre, et on le lui céda. Les autres rôles furent donnés au La Ruette, au Trial et au Michu; les Elleviou, les Martin et les Dozinville ne régnant pas encore[35], je dis donnés, je devrais dire promis, car il fallait préalablement transcrire la pièce, ce que je fis en deux jours, comme je m'y étais engagé. Je tuais le temps à coups de plume.

La troupe s'occupa incontinent d'apprendre les rôles, et le bruit se répandit dans la ville qu'au premier jour l'opéra-comique jouerait une tragédie d'un prisonnier.

Il y avait déjà douze jours que je végétais sous les verrous, attendant une réponse de Paris, quand arrivèrent à Dunkerque les citoyens Bellegarde, Cochon et Doulcet, commissaires de la Convention. Mon beau-père qui, à la première nouvelle de ma mésaventure, était accouru d'Amiens pour me réclamer, espéra trouver dans des législateurs plus de hardiesse que dans des municipaux. Il leur demanda une audience, et l'obtint. Sa bonhomie me servit plus que toute la finesse imaginable. Sur le simple exposé des faits, les pro-consuls, qui pourtant n'osèrent pas ordonner tout-à-fait ma mise en liberté, décidèrent qu'on ne pouvait refuser de me donner la ville pour prison, en attendant que le comité de surveillance de la Convention, qui devait prononcer en définitive sur mon sort, eût envoyé sa décision. La municipalité, qui avait agi moins par malveillance que par peur, accorda sur cette autorisation ce que nous réclamions. Ma prison n'eut plus pour murs que ceux de la ville, et même il me fut permis d'aller me promener sur le bord de la mer, pourvu que je rentrasse avant la clôture des portes.

La latitude était grande. Je l'avouerai pourtant, cet assujettissement me fut insupportable. Pendant dix jours qu'il dura, l'enceinte de la ville me parut une prison plus étroite que celle dont je n'imaginais pas qu'il me fût possible de sortir, et je souffris plus de ne pas jouir de ma liberté tout entière que je n'avais souffert pendant treize jours d'être privé de toute ma liberté.

CHAPITRE VI.

Théâtre de Dunkerque.—Rencontre encore plus romanesque que les deux autres.—Liberté définitive.—Quelles sont les personnes à qui j'en suis redevable.—Lille.—M. André, maire de cette ville.—Retour à Paris.

Le premier usage que je fis de ma liberté, M. Gamba étant absent, fut de courir me promener au bord de la mer, sur l'estrand; j'y restai jusqu'au dîner; après dîner, j'allai au spectacle.

On donnait ce jour-là l'Intrigue épistolaire et Renaud d'Ast. Quoique médiocrement jouées, ces pièces me divertirent beaucoup. Il n'est chère que d'appétit. Je sais me contenter de ce qui est passable; je le trouve bon même quand je ne puis avoir mieux. D'ailleurs la première pièce était toute nouvelle pour moi; quoiqu'elle repose sur une donnée un peu forcée, l'auteur en fait sortir des situations si plaisantes qu'on ne peut, ce me semble, la voir sans un vif intérêt de curiosité. Il s'y trouve aussi un rôle, celui du peintre, où l'on ne peut pas méconnaître la création d'un esprit essentiellement original. Dessiné d'après le caractère de Greuse, avec une fidélité égale à celle que cet artiste mettait à copier la nature, ce rôle est un des plus vrais et des plus plaisans qui aient été mis en scène depuis Molière. Cette pièce est de Fabre d'Églantine. Quand on songe qu'il est auteur aussi du Philinte de Molière, on ne peut nier qu'il ne fût doué d'un génie essentiellement comique. Malgré l'imperfection d'un style qui pouvait s'épurer, à quelle hauteur ne se fût-il pas placé par la puissance de ses conceptions s'il ne se fût pas manqué à lui-même, si, quittant la carrière où il avait déjà rencontré la gloire et où une gloire plus grande l'attendait, il ne se fût pas jeté dans la carrière au bout de laquelle il voyait le pouvoir, ou du moins l'opulence, et n'a rencontré que l'échafaud!

Renaud d'Ast ne fut pas absolument mal chanté. Je trouvai mes acteurs tragiques passables dans l'opéra-comique: il y en a tant qui ne le sont nulle part!

L'intérêt qu'avait pour moi ce qui se passait sur la scène fut moins vif toutefois que celui d'un incident qui vint m'en distraire, que celui que me fit éprouver une certaine figure qui m'apparut tout à coup au milieu de cette salle.

Aux premières loges, juste en face du théâtre, était la loge du maire. Ce magistrat, que je ne connaissais que trop, l'occupait avec sa famille, il était placé sur le devant avec des dames. Derrière lui étaient quelques hommes, et parmi eux un individu dont l'aspect me jeta dans une étrange perplexité. J'ai peine à croire qu'un même individu puisse être présent au même instant en plus d'un lieu, quoique cela soit arrivé à saint Nicolas. «C'est lui, me disais-je, non pas en parlant de saint Nicolas; mais non, ce n'est pas lui; la chose est impossible. Il faut convenir qu'il y a des ressemblances bien singulières; celle-ci est à me faire croire aux Ménechmes

Pour savoir positivement à quoi m'en tenir: «Ce Monsieur-là quel est-il?» demandai-je à un de mes voisins, homme obligeant, biographie parlante, qui, pendant les entr'actes, m'avait nommé tous les visages et raconté la vie de chacun. «Ce grand Monsieur en habit brun?—Précisément.—Quelque parent du maire, probablement. Il n'est ici que depuis quelques jours; mais il ne quitte pas le maire; on les voit partout ensemble. Je crois qu'il demeure chez le maire; je crois qu'il couche chez lui, ou même avec lui; il ne le quitte pas plus que son ombre.—Comment s'appelle-t-il?—Je l'ignore. Je vous dirai même que j'ai fait pour le savoir des perquisitions inutiles. Mais l'ouverture commence; écoutons.»

L'opéra-comique achevé, je me hâte de sortir pour me placer dans le vestibule et considérer de près la tête parisienne que j'étais si étonné de trouver sur des épaules dunkerquoises. Je m'embusque à cet effet au bas de l'escalier par où devait descendre le maire et sa noble compagnie. Il arrive en effet, et me salue. Empressé de lui rendre sa politesse, je m'approchais de lui pour le remercier, quand le personnage dont la présence excitait si fort ma curiosité se retirant adroitement derrière le groupe dont il faisait partie, me regarde en plaçant son index sur ses lèvres, puis se détachant de sa société comme s'il en avait été séparé par la foule: «Où demeures-tu? me dit-il en passant?—À la Conciergerie (tel était le nom de mon auberge, qui, au fait, était encore une prison pour moi).—Demain j'irai déjeuner avec toi; aujourd'hui je ne te connais pas.» Et il va rejoindre son monde, qui déjà s'inquiétait de ce qu'il pouvait être devenu.

Le lendemain il tint parole. Mais quel était cet homme, me direz-vous? Le camarade qui s'était échappé si adroitement de sa chambre, et si à propos de Paris, lors des massacres de septembre; le camarade que j'avais retrouvé d'une manière si imprévue à Douvres; le camarade que j'avais laissé si involontairement à Londres en partant pour la France, où il ne semblait pas possible qu'il rentrât jamais. Ses ressources épuisées, il avait préféré les risques douteux auxquels il s'exposait en rentrant en France, à la misère inévitable qui l'atteignait en Angleterre, et il avait employé le peu d'argent qui lui restait à payer son passage à Calais. Ne manquant ni de présence d'esprit ni d'adresse, comme on a pu en juger, quoique sans papiers, il avait trouvé le moyen d'entrer à Calais; et muni d'une recommandation de je ne sais qui pour le maire de Dunkerque, il s'était présenté chez ce brave homme qui l'avait accueilli et le traitait en ami de la maison.

Nous rîmes beaucoup de notre situation respective, qui était tout justement inverse de ce qu'elle devait être. «Qui se serait jamais imaginé, quand nous nous séparâmes, qu'au bout d'un mois nous nous retrouverions à Dunkerque, où je serais prisonnier et émigré, et toi libre et commensal du maire?»

De quels embarras ne s'est-il pas tiré? Quoiqu'il eût pour le parti régnant tous les caractères de la réprobation, non seulement il retourna à Paris, mais il y habita pendant tout le temps de la terreur, faisant tantôt un métier, tantôt un autre, et se tirant toujours d'affaire. À une époque où je le croyais caché, je ne fus pas peu surpris de le rencontrer au Palais-Royal, empaltoqué dans une houppelande, embéguiné d'un bonnet à poils où flottait une longue queue de renard. Il faisait alors le commerce de bois.

Dans le narré que je lui fis de ce qui m'était arrivé depuis notre séparation, je n'oubliai pas la rencontre que j'avais faite à Bruxelles, et la confidence que j'y avais reçue du secret qu'il avait cru devoir me taire. «Puisque la personne la plus intéressée à le garder le divulgue, me dit-il, je ne la démentirai pas. Je ne repousserai pas non plus les conseils qu'elle me donne.»

En effet, un an après, la femme qu'il aimait, devenue veuve d'un mari vivant, changea de nom et reçut sur les registres de l'état civil celui du camarade qui, en le lui donnant, usa d'un droit que n'a pas abrogé l'Église grecque, et dont plus d'un apôtre avait usé aux temps de la primitive Église.

Cependant on s'occupait activement à Paris de ma délivrance définitive. Le pouvoir n'était pas encore exclusivement tombé dans les pattes sanglantes des terroristes. Quelques gens qui avaient provoqué le pire en voulant faire le mieux se trouvaient encore en place, et s'efforçaient, en réparation du mal fait aux masses, d'adoucir celui des individus.

De ce nombre n'était pas l'exécrable Bazire. Celui-là fit traîner en prison ce pauvre Méjan, qui, sans songer à son propre danger, était allé le solliciter pour moi. Mais Fabre-d'Églantine, que Mlle Contat avait trouvé le moyen d'émouvoir en ma faveur, mais Tallien que mon ami Maret avait intéressé à mon sort, mais le ministre Rolland, auprès de qui ma pauvre mère avait trouvé accès, se montrèrent plus humains; ils se réunirent à Pons de Verdun pour me tirer de la position dangereuse où je m'étais si étourdiment jeté, et pour empêcher que la loi fatale ne me fut appliquée. Ils y réussirent, et firent décider par le comité de surveillance de la Convention que, voyageant dans l'intérêt de la littérature, et particulièrement de l'art dramatique, j'étais dans le cas de l'exception portée par cette loi. C'est toutefois sur une lettre du ministre à la municipalité de Dunkerque qu'elle me délivra un passeport pour Paris.

Je quittai Dunkerque le lendemain même. Peu d'heures après mon départ, la municipalité, qui avait hésité à me relâcher sur la lettre ministérielle, reçut à cet effet l'ordre absolu de la Convention. Il est à remarquer que dix-huit mois après cette époque quatre des signataires de cet ordre, souscrit par six personnes, étaient morts sur l'échafaud.

C'est principalement à l'amitié de Mlle Contat que je dus ma délivrance. Quoiqu'elle professât hautement des opinions opposées au système qui prévalait, elle exerçait par son talent, son esprit et sa beauté, sur la plupart de ces âmes féroces, un ascendant sous lequel elles fléchissaient, tout en s'en étonnant.

Je répondis par les vers suivans à la lettre par laquelle elle me donnait avis du succès de ses démarches.

     Vos doigts de rose ont déchiré
     Le crêpe étendu sur ma vie.
     Par vous, belle et sensible amie,
     De mes fers je suis délivré.
       Je ne suis plus seul sur la terre;
     Je redeviens, par vos bienfaits,
     Fils, époux, citoyen et père,
     Je redeviens surtout Français.
       Me savaient-ils cette existence,
     Ceux qui m'avaient calomnié?
     Riche et fier de votre amitié,
     Pouvais-je abandonner la France?
       Ami de la tranquillité,
     Je ne suis ni guerrier ni prêtre.
     J'ai fait quelques héros peut-être,
     Mais je ne l'ai jamais été.
       C'est depuis qu'elle m'est ravie
     Que j'estime la liberté.
     Elle ressemble à la santé
     Que le seul malade apprécie.
       Mille fois heureux qui par vous
     Recouvre ce bien que j'adore;
     Mille fois plus heureux encore
     Qui peut le perdre à vos genoux!

De Dunkerque je me rendis à Lille avec mon beau-père. Nous nous arrêtâmes là trois jours chez le maire, qui était son parent et conséquemment le mien.

M. André, qui avait fait dans le commerce une fortune honnête dans toutes les acceptions du terme, et s'était enrichi sans compromettre sa probité, avait été porté à cette magistrature par l'estime publique. Il s'en montra digne. On eut lieu de reconnaître en lui à quel degré le sentiment du devoir peut élever un coeur simple. Les militaires, chez qui le courage est obligatoire et qui n'en manquèrent certes pas pendant le bombardement de cette place, n'en montrèrent pas plus en cette circonstance que ce citoyen qui, pendant cinquante ans, ne s'était fait remarquer que par des vertus paisibles. Se transportant à toute heure, sans considérer le danger, partout où sa présence était réclamée par l'intérêt public, c'est lui surtout qui, par l'exemple de sa généreuse résignation, avait contenu une population que les assiégeans s'étudiaient à réduire au désespoir; car le bombardement avait été particulièrement dirigé sur le quartier habité par la classe la plus nombreuse et par conséquent la plus pauvre, sur le quartier Saint-Étienne, qui n'était plus qu'un monceau de ruines. De toutes les vertus, la plus communicative est sans doute le courage; celui que déployait ce brave homme avait gagné les femmes elles-mêmes. Honteuses d'en montrer moins qu'un vieillard, elles rivalisaient d'empressement avec les hommes pour éteindre le feu que les boulets rouges répandaient dans tous les quartiers de la ville. Elles avaient même fini par se familiariser à tel point avec ces désastreux projectiles que, dès que la fumée indiquait leur séjour en quelque endroit, portant une casserole de la main droite, elles couraient les extraire du lieu qu'ils incendiaient, et les plongeaient dans un seau plein d'eau qu'elles portaient de la main gauche; explication que je tiens d'une simple servante.

Pendant mon séjour à Lille, j'allai au spectacle. Quelle pièce donnait-on ce jour-là? Je ne sais. Mais ce dont je me souviens fort bien, c'est qu'on y exécutait cette scène fameuse où Gardel avait mis la Marseillaise en action. Je n'étais rien moins que révolutionnaire; mais, au sentiment avec lequel j'entendis cet appel fait à la vengeance nationale au milieu des ruines dont la jalousie autrichienne avait couvert une de nos plus belles cités, je reconnus que j'étais Français.

Cet appel ne s'était pas fait entendre en vain. Nos bataillons, en répétant ce chant héroïque, avaient vengé dans les champs de Jemmapes les malheurs de Lille et de Valenciennes; cette victoire leur livrait la Belgique, et la cour de Bruxelles allait chercher un refuge à Vienne contre des malheurs qu'elle avait si cruellement provoqués.

Je ne terminerai pas ce chapitre sans dire ce que devinrent mes compagnons de prison. Peu de jours après mon départ parvint à Dunkerque l'ordre de mettre à exécution la loi sur les émigrés, laquelle, à dater du jour de sa promulgation, avait contre eux tout son effet. Mais comme cet effet ne pouvait être rétroactif, les émigrés rentrés antérieurement en France furent déportés à la frontière, qu'ils ne pourraient plus dépasser désormais sans encourir la peine de mort.

Quel a été depuis le sort de MM. Le Camus et de La Bonne? Je ne sais. Je n'ai jamais eu de leurs nouvelles même indirectement. La loi qui les frappait menaçait aussi en France les amis avec lesquels ils auraient conservé des rapports. C'est sans doute à leur reconnaissance que je dois attribuer leur apparent oubli.

Et Marius? Marius fut chanté quelques jours après mon départ, à la grande satisfaction des amateurs de Dunkerque, et aussi à celle du directeur, qui reconnut qu'il y avait quelquefois du profit à faire une bonne action.

Cependant je poursuivais ma route à franc étrier; et quatre mois après être sorti de Paris, j'y rentrai presque aussi content de mon voyage que Scarmentado l'a été des siens[36].

FIN

NOTES.

[1: D'après ce programme, M. de Buona-Parte, d'Ajaccio en Corse, n'était pas de la première force en latin, car il y est dit qu'il ne répondra que sur l'histoire, quoique la classe dont il faisait partie dût être interrogée aussi sur les langues anciennes. M. Fauvelet, c'est le nom que portait alors M. de Bourrienne, y est inscrit parmi les élèves qui expliqueront Horace; ce qui prouve qu'il était en latinité supérieur à son condisciple. Quant à ce qui concerne les sciences exactes et la danse, ils y réussissaient également tous deux, comme le constate le même programme; ce qui n'est pas peu honorable pour M. de Buona-Parte.

Cette pièce, où le général Nansouty figure comme chanteur et comme danseur, m'a été communiquée par M. de Coupigny, homme recommandable à plus d'un titre.]

[2: Aux erreurs de M. de Bourrienne, et elles sont nombreuses, il faut ajouter celles qui ont été introduites dans ses Mémoires par leur éditeur. Cette note, extraite de la Revue de Paris, fait connaître combien cet éditeur s'est fait peu de scrupule de plier la vérité aux intérêts de sa spéculation.

«L'éditeur des Mémoires de Bourrienne avait besoin, pour compléter son troisième ou quatrième volume, d'une ou deux feuilles supplémentaires; car n'ayant tout juste de la copie que pour quatre volumes, et en ayant promis six au public, l'éditeur était trop consciencieux pour n'en pas donner au moins douze. Or Napoléon racontait volontiers des histoires bien noires, à la manière du Moine ou du Confessionnal des Pénitens noirs; faisons-lui raconter une histoire que M. de Bourrienne aura retenue en secrétaire fidèle. Un conte de ce genre était au nombre des articles publiés par un Magazine de Londres; on l'apporte tout traduit à l'éditeur; voilà son affaire; le conte est mis dans la bouche de Sa Majesté Impériale; lisez Giulio, et vous jugerez avec quelle facilité Napoléon traduisait la langue anglaise. Bientôt les Mémoires de M. de Bourrienne obtiennent un succès européen; les Magazines de Londres en rendent compte, et entre autres celui à qui avait été emprunté Giulio. Le critique de s'extasier sur le talent de Napoléon comme conteur, et de retraduire le conte de Giulio comme ce qu'il y avait de plus remarquable dans la livraison de M. de Bourrienne! Et c'est ainsi qu'on écrit l'histoire!»

(Revue de Paris, 27 février 1850.)]

[3: Les erreurs volontaires et involontaires de M. de Bourrienne ont donné lieu à deux volumes d'observations par MM. les généraux Belliard et Gourgaud, les comtes d'Aure, de Survillers, Boulay de la Meurthe et de Bonacossi, les barons Meneval et Massias, le ministre de Stein, le prince d'Eckmühl, et par M. Cambacérès, lequel, je crois, était prince aussi.

Paris, chez Heideloff, quai Malaquais, et Urbain Canal, rue J. J.
Rousseau, 1830.

À ces noms on pourrait ajouter celui de M. Collot, aujourd'hui directeur de la Monnaie, et antérieurement fournisseur des vivres et viandes à l'armée du général Bonaparte. Dans une lettre dont l'original est entre les mains de Mme la duchesse d'Abrantès, et dont le hasard m'a donné connaissance, ce financier dément de la manière la plus positive certaines assertions de M. de Bourrienne, lequel pourtant ne le traite pas en ennemi. M. Collot parait ne pas trop aimer Bonaparte, mais il aime la vérité. Rien ne le prouve mieux que cette lettre; la voici[5]:

«Madame la Duchesse,

«Il y a plus de quatre ans que je n'ai vu M. Bourrienne, et il y a plus de vingt ans que je le vois très-peu. Il ne m'a consulté en rien pour ses Mémoires. Je ne lui ai jamais dit un mot qui ait autorisé en aucune manière le propos que vous me rapportez. Ce propos est faux. J'en dis autant de celui qu'il prête à Bonaparte dans une conversation que ce premier consul eut avec moi en présence de Bourrienne. Celui-ci affirme que Bonaparte m'a dit: Donnez 300,000 fr. à tel ministre, 200,000 à tel autre. Bonaparte, maître de la France, avait trop le sentiment des convenances pour vomir ces turpitudes. Certes je ne suis pas payé pour faire le panégyrique de Bonaparte, mais je dois à la vérité de purger sa mémoire de pareilles vilenies. Je les aurais désavouées dans nos journaux, si je n'avais pas une répugnance extrême à y faire parler de moi.

«J'aurai l'honneur d'aller vous voir, et si l'attestation que je vous donne dans cette lettre ne suffit pas, j'y ajouterai tout ce qui vous paraîtra désirable pour repousser l'injuste inculpation faite à la mémoire de votre mari.

«Agréez, Mme la duchesse, l'hommage de mon respect affectueux.

«Signé Collot.

«Paris, le 30 juin 1829.»]

[5: Tome IV. page 346 des Mémoires de Bourrienne.]

[6: Dans sa discussion sur l'exécution des prisonniers de Jaffa, M. de Bourrienne semble dépouiller l'esprit de malveillance qui d'ordinaire dicte ses jugemens sur les actions de son ancien condisciple; mais c'est un tort qu'il n'a pas souvent avec lui-même.]

[7: L'ABBÉ LOUCHART. C'était un homme instruit et judicieux. Après avoir fait successivement plusieurs éducations particulières, il est entré dans l'instruction publique, et a rempli avec distinction les fonctions de censeur au lycée de Liège. Mis à la retraite lorsque le département de la Roër fut séparé de la France, il est mort en 1832.]

[6: Préfet répondait à maître de quartier.]

[8: Au lieu de cinq élèves, lisez six. En tête de cette traduction on lit:

STETHANO, ALEXANDRO, VIEL, PRESBYTERO, IN ACADEMIA JULIACENSI. STUDIORUMM OLIM MODERATORI HOC IPSIUS OPUS QUOD TYRIS MANDARI RELLIGIOSE CURAVERUNT AFFEREBANT, AMANTISSIMI ET MEMORES ALUMNI

     Aug. Creuzé de Lessert.
     J. R. Barvès.
     J. A. Durant.
     J. M. E. Salverate.
     A. V. Arnault.
     Eusebius Salverte.
]

[9: LE P. MANDA. Son éloquence tant soit peu brusque se ressentait de l'austérité de son caractère. Appelé à Versailles, en 1782, pour prêcher devant la cour, il toucha moins son auditoire qu'il ne l'effaroucha. C'était Jonas à Ninive. Il n'y parut qu'une fois. Chargé depuis de remplacer le P. Petit à Juilly, il fit beaucoup moins bien que lui en voulant faire mieux. La révolution ne le trouva pas disposé aux complaisances qu'elle exigeait du clergé. Il aima mieux s'exiler que de prêter le serment imposé aux ecclésiastiques par la constitution de 1791. Il est mort en 1803, en Angleterre, où il avait été recueilli par des familles, catholiques, dont les chefs, tels que les Howard, les Talbot, avaient été élevés à Juilly. Il est plusieurs fois question du P. Mandar dans les Confessions de Rousseau, avec lequel il eut quelques rapports à Montmorency. C'est lui qui donna l'idée à ce grand prosateur de traiter, sous la forme de poëme, le sujet du Lévite d'Ephraïm.]

[10: LE P. BAILLY. Avant d'être élu député à la Convention, cet ex-oratorien avait exercé les fonctions d'administrateur du département de Seine et Marne. Il était prêtre, et prêtre marié; mais cela ne l'empêcha pas d'honorer ceux qui respectaient des engagemens sur lesquels il avait cru pouvoir revenir, et de protéger en toute occasion les ecclésiastiques qui se montraient plus scrupuleux que lui. En 1795 il affronta, pour les défendre, les ressentimens du comité de sûreté générale. Sa modération au milieu des partis furieux, le fit accuser plusieurs fois de royalisme. Après avoir administré quatorze ans avec autant de sagesse que d'intégrité le département du Lot, compromis par des agens moins intègres que lui, il avait été remplacé; et bien qu'il se fût justifié, il n'était pas encore réintégré quand arriva la restauration. Un accident affreux hâta sa fin en 1819. Une voiture publique, dans laquelle il revenait de Rouen, ayant versé, il eut les deux poignets cassés par cette chute. On crut le sauver en les lui coupant. Est-ce du mal ou du remède qu'il est mort?]

[11: LE P. GAILLARD, homme propre et prêt à tout. Après avoir passé par diverses fonctions dans le corps enseignant, entré dans la carrière civile, il fut successivement administrateur, législateur et juge. On ne pourrait que le féliciter de son habileté, si elle ne lui avait mérité la confiance du R. P. Fouché. Ce ministre n'eut pas en 1815 d'agent plus actif, plus délié et plus dévoué à la cour de Gand.]

[12: LES BÉRULIENS. La congrégation de l'Oratoire de Jésus, congrégation essentiellement vouée à renseignement, avait été instituée en 1615 par Pierre de Bérulle, qui depuis fut fait cardinal. Composée d'hommes que des voeux n'enchaînaient pas, et qui pouvaient en sortir à volonté, cette société différait surtout de celle d'Ignace de Loyola, en ce qu'exclusivement française, elle était régie par un Français qui résidait, non pas à Rome, comme le général des jésuites, mais à Paris. Des hommes célèbres, de grands hommes même sont sortis de l'Oratoire. Pour le prouver, s'il ne suffit pas de nommer le P. Quesnel, nous nommerons Mallebranche. Opposés en tout aux jésuites partisans du molinisme et du despotisme, les oratoriens étaient jansénistes et républicains.]

[13: Le cap de la Circoncision]

[14: HAÜY. C'est le fait auquel cette note se rattache qui lui fit embrasser avec une infatigable ardeur l'étude des sciences naturelles. «Dès lors, dit Cuvier, Haüy semble vouloir devenir un homme nouveau; mais aussi quelle magnifique récompense accordée à ses efforts! Il dévoile la secrète architecture de ces productions mystérieuses, où la matière inanimée parait offrir les premiers mouvemens de la vie, où il semblait qu'elle prit des formes si constantes, si précises par des principes analogues à celles de son organisation; il sépare, il divise par la pensée les matériaux invisibles dont se composent ces étonnans édifices; il les soumet à des lois invariables; il prévoit par des calculs les résultats de leur assemblage, et, parmi des milliers de calculs, aucun ne se trouve en défaut. Depuis ce cube de sel que tous les jours nous voyons naître sous nos yeux, jusqu'à ces saphirs, ces rubis, que des cavernes obscures cachaient en vain à notre luxe et à notre avarice, tout obéit aux mêmes règles; et parmi les innombrables métamorphoses que subissent tant de substances, il n'en est aucune qui ne soit consignée d'avance dans les formules d'Haüy. Comme il n'y aura plus un autre Newton, parce qu'il n'y a pas un autre système du monde, on peut dire aussi, dans une sphère plus restreinte, qu'il n'y aura pas un autre Haüy, parce qu'il n'y a pas une deuxième structure de cristaux.»

Haüy était prêtre, et n'a jamais cessé de remplir les fonctions du sacerdoce, même dans la prison où il avait été jeté après le 10 août. Protégé par le respect que commandaient son génie et sa simplicité, il fut mis en liberté avant les massacres de septembre. Il est mort le 3 juin 1822, à quatre-vingts ans.]

[15: La musique est un art que je n'ai jamais pratiqué. J'ai pourtant eu le père de Kreutzer pour maître de violon. Il a trouvé en moi un élève moins habile que son fils, soit dit sans vanter ce dernier.]

[16: Membre de l'Académie des sciences et bibliothécaire de Louis XVIII.]

[17: Ma dextérité. Mon service n'en exigeait pas beaucoup. Les officiers qui concouraient à la toilette du prince étaient multipliés bien au-delà du besoin. Rien de plus juste que ce qu'en dit le grand Frédéric dans ce dialogue transcrit par Champfort.

«Le roi.—Allons, Darget, divertis-moi; conte-moi l'étiquette du roi de France: commence par son lever.»

Alors Darget entre dans tout le détail de ce qui se fait, dénombre les officiers, leurs fonctions, etc.

«Le roi (en éclatant de rire).—Ah! grand Dieu! si j'étais roi de France, je ferais un autre roi pour faire toutes ces choses-là à ma place.»]

[18: Voici ce quatrain:

          Dans le temps des chaleurs extrêmes,
          Heureux d'amuser vos loisirs,
     Je saurai près de vous appeler les zéphyrs;
          Les amours y viendront d'eux-mêmes.

Ce joli quatrain se trouve dans les diverses éditions des oeuvres de Lemière, à commencer par celle de 1774; et c'est en 1783 ou 1784 que Monsieur le transcrivit de sa main quasi-royale sur l'éventail de la plus gracieuse et de la plus infortunée des reines. Il n'en est pas d'un ouvrage d'esprit comme d'une province qui reste en définitive au prince qui s'en empare. Un poète qui en pille un autre n'est pas conquérant, mais plagiaire, titre moins honorable. En lui donnant ce quatrain qu'il avait emprunté, les éditeurs des oeuvres de Louis XVIII l'ont calomnié. Cette note a surtout pour but sa justification.]

[19: Vers sur la tragédie de Charles IX. Dans l'Esprit des Journaux, compilation qui pourrait faire croire que les journaux n'avaient pas d'esprit, et qui s'imprimait à Bruxelles chez Weissembruck, on trouve à la suite de ces vers la note suivante:

«Les vers qu'on vient de lire faisaient partie de la Correspondance littéraire de La Harpe. L'auteur en obtint de l'éditeur la suppression, à l'instant où les tomes V et VI allaient être mis en vente; on substitua aux vers de M. Arnault le conte de M. Andrieux, intitulé: le Moulin de Sans-Souci. Il n'existe peut-être pas deux exemplaires du tome VI de la Correspondance de la Harpe dans lesquels on trouve la pièce de M. Arnault. L'auteur contre qui elle est dirigée n'existant plus, nous n'avons vu aucun inconvénient à la publier

Étrange délicatesse que celle de l'imprimeur Weissembruck! Se croire en droit de publier une pièce surprise à son auteur, parce que la personne qui s'y trouve attaquée n'existe plus! Est-ce bien au mort que cette publication-là pourrait nuire? La délicatesse de M. Bouchot est d'une tout autre nature: c'est celle d'un homme de coeur et d'un homme d'esprit.]

[20: Receveur général et régent de la Banque.]

[21: GORSAS. Dans les déclamations qui remplirent sa feuille à cette occasion, il prétendait que Mesdames ne possédaient, rien en propre; que leur bagage, propriété nationale, appartenait à tout le monde, excepté à elles. «Vous emportez mes chemises!» s'écriait-il avec l'emphase la plus bouffonne. À en croire l'auteur de la chanson, les officiers municipaux d'Arnai-le-Duc ont pris la chose au pied de la lettre, et l'arrestation de ces princesses n'aurait eu pour but que de vérifier si les réclamations du journaliste étaient fondées. Le procès-verbal de cet inventaire fut publié sur l'air Rendez-moi mon écuelle de bois.

Si Gorsas fut ridicule, il ne fut pas atroce. Il eut l'honneur de mourir avec les girondins.]

[22: CAZALES pensait à la vérité que cette souveraineté ne se manifestait que par l'acte qui connaît le pouvoir au prince que le peuple se choisissait; il ne trouvait pas cela incompatible avec le principe de la légitimité que son parti fondait sur le droit divin.]

[23: Bigre n'est pas français. Je prie le lecteur de me pardonner ce barbarisme.]

[24: Le maître de la garde-robe, un des premiers officiers de la maison des princes. Chez nos rois, le grand-maître de la garde-robe était ce que fut dans l'antiquité ce proto-vestiarius, qui avait le soin et la direction de tout ce qui concernait le vestiaire des empereurs d'Orient. Cette charge, exercée par les plus grands seigneurs, était depuis 1718 dans la famille de La Rochefoucauld. Le duc de Liancourt était grand-maître de la garde-robe de Louis XVI.]

[25: «Avant d'aller plus loin, dit l'auteur du Voyage à Coblentz, il est bon d'observer que mon premier valet de chambre couchait toujours dans ma chambre, ce qui semblait être un obstacle à ma sortie, à moins de le mettre dans ma confidence. Mais je m'étais assuré par une répétition faite deux jours avant, que j'avais beaucoup plus de temps qu'il ne m'en fallait pour me lever, allumer de la lumière, et passer dans mon cabinet avant qu'il fût déshabillé et revenu dans ma chambre.»]

[26: Il m'habilla, et quand je le fus. Cette licence n'est pas la seule que se soit permise l'auteur du Voyage à Coblentz; tantôt il se dit un peu trop lourd pour monter ou descendre facilement de cabriolet; tantôt il allume, non pas une bougie, mais de la lumière: ces négligences prêtent sans contredit du naturel à son style, mais peut-être a-t-il poussé sous ce rapport la recherche un peu loin. Voir, pour s'en assurer, les observations publiées sur le Voyage à Coblentz, le 1er avril 1823, par l'un des plus spirituels et des plus indulgens rédacteurs du Miroir, journal qui ne fut supprimé par ordre de Sa Majesté qu'un mois après.]

[27: DESPRÉAUX qui n'est pas Boileau. Il s'agit ici de Despréaux, d'abord danseur à l'Opéra, puis auteur de chansons, de vaudevilles et de parodies; celle de Pénélope est son Cid. Il y avait dans tout cela plus de bouffonnerie que de malice, et plus de naturel que d'élégance. Despréaux, qui a fait un poème sur l'art de la danse (parodie de l'Art poétique de Boileau), s'étonnait qu'on n'eût pas créé dans l'Institut, classe des beaux-arts, une section d'académiciens dansans. Il se fondait pour cela sur des argumens presque aussi forts que ceux dont se prévaut le maître de danse de M. Jourdain pour démontrer l'excellence de son art. Sur tout autre article, il parlait en homme d'esprit.

Les vers de ce Despréaux-là étaient classiques pour l'auteur du Voyage à Coblentz. Il les cite comme ceux d'Horace et de Quinault. Voyez audit Voyage, page 46.]

[28: Regnauld de Saint-Jean d'Angély.]

[29: Les causes grasses servaient de matière à des procès fictifs qui, pendant les jours gras, s'instruisaient et se plaidaient à la basoche, tribunal sans appel en carnaval.]

[30: Assignat de la valeur de 5 francs.]

[31: Quelques CORSETS. Ainsi, du nom de leur signataire, se nommaient certains assignats. Corset, comme Améric-Vespuce, a donné son nom à ce qu'il n'avait pas inventé ou trouvé; l'un et l'autre en latin sont synonymes.]

[32: M. de Pourceaugnac, acte 1er, scène XI.]

[33: LES POINTUS. Jérôme pointu, Eustache pointu, Boniface pointu, n'ont pas été moins célèbres que les Agamemnon, les Thyeste et les Oreste. Leur immortalité, il est vrai, a duré moins long-temps.]

[34: Ainsi, les révolutionnaires, à qui je n'avais cessé d'être hostile, m'ont été moins durs en 1792 qu'en 1813 ne le furent les princes pour lesquels je m'étais si gravement compromis.]

[35: On désignait dès lors les divers emplois de l'opéra-comique par le nom des acteurs qui avaient excellé ou qui excellaient dans ces emplois.]

[36: Tout le monde connaît les voyages de ce philosophe dont Voltaire nous à transmis l'histoire. Après avoir couru le monde, Je résolus de ne plus voir que mes pénates, dit Scarmentado. Cette résolution prouve qu'il avait tiré quelque profit de ses courses.

Scarmentado vient de l'espagnol escarmentado, qui veut dire redressé, corrigé par l'expérience, l'analogue de ce mot manque au français.]

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