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Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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Title: Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

Author: baron de Charles Henri Gleichen

Editor: Paul Grimblot

Release date: October 15, 2011 [eBook #37762]

Language: French

Credits: Produced by Hélène de Mink and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS DE CHARLES-HENRI BARON DE GLEICHEN ***

Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.


9927.—IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE
Rue de Fleurus, 9, à Paris


SOUVENIRS
DE
CHARLES-HENRI
BARON DE GLEICHEN

PRÉCÉDÉS D'UNE NOTICE
PAR
M. PAUL GRIMBLOT

logo

PARIS LÉON TECHENER FILS, LIBRAIRE

RUE DE L'ARBRE-SEC, 52

M DCCC LXVIII

SOUVENIRS
DE
CHARLES-HENRI
BARON DE GLEICHEN

(décoration)

TABLE.

I. Ferdinand VI et Charles III rois d'Espagne 1
II. Le duc de Choiseul 19
III. Le Dauphin 43
IV. Le masque de fer 46
V. Necker 51
VI. Joseph II et Léopold II 67
VII. Le prince de Kaunitz 85
VIII. Mme Geoffrin et sa fille 94
IX. Le maréchal de Brissac 113
X. La famille de Mirabeau 115
XI. Saint-Germain 120
XII. Cagliostro 135
XIII. Lavater 140
XIV. Saint-Martin 151
XV. Mme de la Croix 166
XVI. Les Convulsionnaires 179
XVII. Alchimie 187
XVIII. Anecdotes et petites histoires 193
(décoration)

(décoration)

AVERTISSEMENT.

L a duchesse de Choiseul, qui nous est aujourd'hui si bien connue, a passionnément aimé son mari, nous le savons, et elle n'a jamais aimé que lui, on peut le croire sans témérité. Mais elle se laissait volontiers admirer, adorer, aimer, car elle inspirait à tous ceux qui l'approchaient et qui étaient touchés de sa beauté et de ses vertus, des sentiments qui, pour n'oser s'avouer hautement et se déguiser sous les noms honnêtes d'amitié et de dévouement, ressemblaient à ce que l'on est convenu d'appeler de l'amour. Parmi ces amoureux discrets et délicats se distinguait un étranger, un allemand, le baron de Gleichen, dont il est si souvent fait mention dans les lettres de Mme du Deffand et de la duchesse de Choiseul. Nul ne fut plus que lui, si on excepte l'abbé Barthélemy, sous le charme des attraits irrésistibles de cette femme autant estimable qu'aimable, qui avait toutes les vertus ou peu s'en faut, cela n'est pas douteux, et qui pourtant n'était pas chrétienne, avouons-le au risque de déplaire à ses adorateurs de ce temps-ci.

J'ai ouï dire à de très-bons juges qui, par pure ignorance, ne rendaient pas justice au duc de Choiseul, qu'il était impossible qu'un mari si tendrement aimé par une femme si parfaite ne fût pas estimable. Le duc de Choiseul, quoique, hélas! bien souvent infidèle, était digne de tant d'amour; on n'inspire pas des sentiments tout à la fois si tendres et si passionnés sans les mériter. L'abbé Barthélemy, cet ami si dévoué, s'il vit dans la mémoire des hommes, ce n'est pas pour avoir écrit le Jeune Anacharsis et avoir su le phénicien, c'est uniquement à cause de l'affection qu'avait pour lui la duchesse de Choiseul, et du culte qu'il lui avait voué. Après le grand abbé, Gleichen est sûrement celui qui a le plus aimé la duchesse de Choiseul, et c'est lui sans contredit qui a fait de cette femme rare le portrait le plus ressemblant et aussi le plus flatteur. En revanche, elle lui a donné des marques de la plus véritable affection, et pour le conserver auprès d'elle, dans sa société de tous les jours, le duc de Choiseul, à sa prière, a fait et tenté des choses impossibles.

Barthélemy et Gleichen ont été incontestablement les deux amis que la duchesse de Choiseul a le plus particulièrement distingués, et à qui elle a été le plus attachée. Cette recommandation a suffi pour faire revivre le nom de Barthélemy, déjà tombé dans l'oubli: qu'elle sauve du même naufrage la mémoire de Gleichen, qui mérite aussi bien d'être un peu connu pour lui-même, et à qui ses modestes Souvenirs assurent une place honorable parmi les chroniqueurs de la seconde moitié du dix-huitième siècle.

Charles-Henri de Gleichen naquit en 1735 à Nemersdorf, auprès de Bayreuth. Son père, dont il était l'unique fils, était grand veneur de cette petite cour. Gleichen reçut sa première éducation dans la maison paternelle, et en 1750 il fut envoyé à l'université de Leipsig. Il y connut le poëte Gellert, qui fut vraisemblablement un de ses maîtres, et à qui il inspira une vive amitié. En 1752, Gleichen était de retour à Bayreuth, et il fut admis dans la maison du margrave en qualité de gentilhomme de la chambre. L'année suivante, il alla à Paris achever son éducation: il paraît avoir surtout fréquenté le salon de Mme de Graffigny. En 1755, Gleichen accompagna le margrave de Bayreuth et sa femme en Italie, et le 21 août de la même année, il fut attaché à la personne de la margrave en qualité de chambellan. Cette femme d'un mérite si distingué, digne sœur de Frédéric, honorait Gleichen d'une confiance toute particulière. Elle le renvoya en 1756 en Italie.

Voici deux lettres qu'elle lui écrivait:

Bayreuth, le 9 avril 1756.

«J'ai eu le plaisir, monsieur, de recevoir votre lettre. Tout ce que vous me dites de beau de Rome me fait venir l'eau à la bouche. Est-il possible qu'on puisse avoir des vapeurs, quand on est au paradis? Cependant vous mandez au marquis d'Adhémar que vous en êtes tourmenté. J'espère qu'elles vous donneront trêve à l'avenir et que j'aurai plus souvent de vos nouvelles.

«Après avoir passé le plus triste hiver du monde par rapport à ma santé, j'ai fini par prendre une fausse pleurésie. Comme je suis encore si languissante, je ne crois pas de longtemps me tirer d'affaire. J'en viens à nos commissions:

«Je vous laisse entièrement le maître de mes trésors, et d'en acheter tout ce qu'il vous plaira. Le diable règne beaucoup chez moi à force de retrancher sur mes charmes. Je vous envoie 200 sequins, que vous pourrez employer à votre plaisir, pour ce que vous trouverez de plus beau. Je vous prie de faire en sorte que Pompée Battoni finisse le tableau du margrave, et qu'il soit envoyé tout de suite. Pour ce qui est du portrait du duc et de ma fille, je ferai écrire à Stuttgard.

«Je trouve comme vous que le modèle de la Flore est extrêmement cher.

«Je vous prie de faire mes excuses au prélat Marcolini de ce que je ne lui ai point répondu, et de dire au prélat Emaldi que ma tabatière partira incessamment, et que c'est le peintre qui en a retardé l'envoi.

«Le service de porcelaine pour le cardinal Valenti est parti le 5 de ce mois. Je vous adresse la lettre. Mandez-moi si La Condamine est encore à Rome, et en ce cas faites-lui bien mes compliments. Dites-lui que mon portrait va être commencé, et soyez persuadé de ma parfaite estime, monsieur.

«Votre très-affectionnée

«Wilhelmine

A Bayreuth, le 18 avril 1756.

«J'ai eu un plaisir infini, monsieur, en lisant votre relation, et j'en aurai encore plus, si vous voulez bien la continuer. Tout ce qui renouvelle les idées de mon voyage me récrée l'esprit. Vous devez m'avoir bien des obligations de vous avoir renvoyé au charmant séjour où vous êtes.

«Si l'on m'y veut un peu de bien, je le mérite par le tendre amour que j'ai pour ce paradis. Faites, je vous prie, bien des compliments à tous ceux qui se souviennent de moi, et surtout aux cardinaux de la maison Corsini, dont vous ne me dites rien, et à M. de Stainville.

«J'aurais été charmée si M. de Canillac avait reçu le chapeau de cardinal. Je vous adresse deux lettres. Vous n'avez pas besoin de recommandations. Si je vous en donne, c'est plutôt par une marque de mon estime que par toute autre raison. Soyez persuadé, monsieur, que je tâcherai de vous en convaincre en toute occasion.

«Wilhelmine.»

P. S. Je suis encore très-malade, et j'ignore si je relèverai de cette maladie, ou non. La tabatière de M. le prélat Emaldi est partie. Il m'a été impossible de dicter plus longtemps.

Gleichen resta en Italie jusqu'après la mort de la margrave, qui arriva le 14 octobre 1758. Il revint en passant par Avignon et Genève, et il s'arrêta pour faire aux Délices une visite à Voltaire, qu'il avait déjà vu à Bayreuth en 1753. Pendant son séjour à Rome, Gleichen avait connu l'ambassadeur de France, le comte de Stainville, et avait été admis dans sa familiarité. Vers la fin de 1758, le comte de Stainville était devenu duc de Choiseul et ministre des affaires étrangères en France, à la place du cardinal de Bernis. Le margrave de Bayreuth avait à réclamer le payement des subsides que la France lui avait promis pour prix de sa neutralité, et on ne s'empressait guères, paraît-il, de faire droit à ses justes réclamations. Il semble que le duc de Choiseul lui fit dire qu'il lui serait agréable d'avoir à traiter de cette affaire avec le baron de Gleichen. Cette insinuation fut un ordre, et Gleichen retourna à Paris chargé de cette commission: on peut soupçonner pourtant qu'il aurait souhaité un autre emploi. Voici ce que lui écrivait à ce sujet la duchesse de Choiseul:

«Je suis bien aise, monsieur le baron, que vous ayez eu des preuves de l'intérêt que M. de Choiseul et moi prenons à vous. J'ai bien senti cependant que ce que nous avons demandé, que vous fussiez employé par le margrave en France, n'était pas ce qui devait vous être le plus agréable, mais je ne crois pas que ce soit ce qui doive vous être le moins utile. C'est toujours un commencement, et commencer, dans toutes les affaires, est toujours l'opération la plus difficile: l'impulsion une fois donnée, c'est au talent à la conduire où il veut.»

Gleichen ne resta que neuf mois en France[1], car le margrave de Bayreuth était un trop petit prince pour avoir un envoyé accrédité près la cour de Versailles. Le duc et la duchesse de Choiseul désiraient pourtant que Gleichen fût fixé à Paris. Le roi de Danemark avait des intérêts à ménager à la cour de Versailles; il lui était dû aussi de grosses sommes pour des subsides que la France lui avaient promis, et qu'elle ne lui payait pas. Le duc de Choiseul fit savoir à Copenhague que les intérêts du Danemark ne pourraient être confiés en de meilleures mains qu'en celles de Gleichen, et que si on voulait à la fois lui être agréable et faire chose utile, il n'y avait pour le roi de Danemark qu'à prendre à son service le baron de Gleichen. La négociation ne fut pas longue. De son côté, le margrave de Bayreuth s'empressa de donner à Gleichen la permission d'entrer au service du Danemark, et aurait-il pu la refuser après avoir reçu la lettre qu'on va lire:

«Mon cousin, le baron de Gleichen, votre ministre, m'a rendu sa personne si agréable, pendant le séjour qu'il a fait à ma cour, que je n'ai pu me dispenser de m'intéresser à son avancement, et vous savoir gré de la permission que vous lui avez donnée d'entrer au service du roi de Danemark. Je suis très-sensible aux nouveaux témoignages que vous me donnez de votre attachement à cette occasion. Je connais trop l'élévation de vos sentiments, pour n'y pas prendre une entière confiance, et vous ne devez pas douter que je n'y réponde par ceux de la plus haute estime et de la plus sincère affection pour vous. Sur ce, je prie Dieu, qu'il vous ait, mon cousin, en sa sainte et digne garde.

«Écrit à Versailles, le 29 août 1759.

«Louis.»

Le margrave de Bayreuth ne se borna pas à autoriser Gleichen à quitter son service: il lui accorda une pension de mille thalers. Il est vrai que cette pension fut payée peu régulièrement, et, en 1767, il ne fallut pas moins que l'intervention du duc de Choiseul pour faire toucher à Gleichen l'arriéré de plusieurs années.

Voici en quels termes le comte de Moltke, grand maréchal de la cour de Danemark, et favori du roi, écrivait à Gleichen, le 21 août 1759:

«L'empressement avec lequel je me suis porté à apprécier l'ouverture que M. le duc de Choiseul a faite de votre part, il y a quelque temps, du dessein que vous avez d'entrer au service du roi, ne vous laissera aucun doute sur la satisfaction que je ressens, de ce que Sa Majesté a daigné déférer à vos souhaits. Elle a balancé d'autant moins à cet égard que les mérites que vous possédez, et dont elle est très-bien informée, lui ont donné pour vous, monsieur, beaucoup d'estime, et que d'ailleurs elle a été fort aise d'avoir pu faire voir, en cette occasion, de quel poids est auprès d'elle la recommandation de M. de Choiseul.»

Gleichen ne tarda pas à se rendre à Copenhague pour présenter ses devoirs à son nouveau maître. Mais ce n'était pas pour rester dans ce triste séjour qu'il avait renoncé à son pays. On peut juger de son désappointement par la lettre qu'il adressait bientôt après son arrivée en Danemark à la duchesse de Choiseul:

«Ah! madame, qu'il fait froid à Copenhague: je suis un homme gelé, si vous ne daignez pas vous souvenir que vous m'avez promis de dire à chaque courrier un mot pour moi à M. le duc, pour qu'il en dise un autre à M. de Bernstorff. Si vous saviez, madame, combien il fait froid à Copenhague, vous auriez pitié de moi, et de là il résulterait peut-être que dans peu j'aurais plus chaud. J'ai l'imagination glacée en pensant à l'hiver prochain, et il en arrivera pis à toute ma personne, si le peu de froid qu'on sent à Paris ne vous fait penser à celui dont on souffre ici. On a même raffiné sur le supplice d'hiver dans ce pays-ci. Parce qu'on n'est qu'à demi-chemin pour aller à la mer Glaciale, il n'est pas d'usage de porter des fourrures. J'en grelotte! Dussé-je être envoyé en Russie, au moins je pourrais m'y fourrer jusqu'aux dents. Pardon de ma lettre à la glace. Je finis, madame, en faisant des vœux pour que ma lettre ne vous gèle pas, et en vous assurant de mon éternelle reconnaissance et de mon profond respect. Je ne vous parle pas de mon ennui, c'est un chapitre à part, que je traite dans une lettre à l'abbé, et dont il doit vous rendre compte.»

Voici la lettre que Gleichen adressait dans le même temps à l'abbé Barthélemy:

«Je suis consolé, mon cher abbé, à peu près comme Job l'était par ses amis, et tous les miens me disent: «Tu l'as voulu, George Dandin!» J'ai tort, mais ce n'est pas de m'ennuyer horriblement ici, c'est d'avoir voulu venir dans un pays si ennuyeux. Toutefois, pouvais-je prévoir un mal qu'on ne connaît véritablement qu'ici? L'ennui y est aussi épais que l'eau qu'on y boit et l'air qu'on y respire. Hors d'ici, on ne s'ennuie que par raffinement, cela n'approche pas même de nos plaisirs. Il n'y a que les femmes que je trouve charmantes dans ce pays. On est dispensé de toute sorte de galanterie à leur égard; aussi sont-elles d'une sagesse extrême, prudes, bégueules, maussades et froides. Voici à peu près les discours les plus éloquents que m'a tenus la dame la plus coquette de Copenhague, celle qui donne le ton aux autres: Monsieur est ici depuis peu, j'espère; Monsieur a pris maison, j'espère; Monsieur joue gros jeu, j'espère; au quadrille, j'espère; Monsieur y perd son argent, j'espère; Monsieur aura la fièvre, j'espère. Et oui, morbleu! mes dames, monsieur crèvera, j'espère, s'il ne sort pas bientôt d'ici.»

La duchesse de Choiseul essayait de consoler le pauvre Gleichen, tombé de Charybde en Scylla, et cherchait à lui faire prendre patience. Elle lui écrivait:

«Votre imagination, monsieur le baron, vous forme des fantômes auxquels vous ne donnez l'être que pour vous déchirer le sein; je souffre des maux qu'ils vous causent et je voudrais bien y parer, mais il n'appartient qu'à Hercule seul de vaincre la chimère. Ce n'est pas comme ceux qui ne partageraient ni vos inquiétudes ni vos embarras, que je vous engage à la patience et au courage; c'est comme un moyen de diminuer vos malheurs; le désespoir aveugle et le courage éclaire. N'abandonnez pas votre âme, calmez votre imagination, servez-vous de la justesse de votre esprit pour apprécier les choses à leur juste valeur; n'appelez pas malheur ce qui n'est souvent qu'une suite des contrariétés ordinaires de la vie: c'est en luttant contre elles que le courage les surmonte; vous croirez peut-être que l'habitude du bonheur m'a ôté l'idée du malheur, ou la sensibilité pour les malheureux, non, monsieur; vous vous tromperiez, mais sachez qu'il n'est impossible à personne de n'être pas malheureux, et croyez en même temps, qu'il n'est pas plus impossible d'être heureux. Pour vous convaincre de cette vérité, examinez les hommes, et vous verrez qu'à l'exception d'un fort petit nombre, c'est à leur moral qu'ils doivent le bonheur dont ils jouissent, ou le malheur qui les opprime.

«N'allez pas, je vous prie, vous imaginer, monsieur le baron, que ces réflexions soient des préceptes que je vous donne; je ne fais que vous rappeler au besoin ce que vous avez sans doute pensé autrefois. Dieu nous garde de ces censeurs sévères qui veulent nous rendre insensibles à tout événement. Je vous dis au contraire: dépitez-vous, s'il le faut, contre les contrariétés de la fortune; soyez ce que vous êtes, mais laissez ensuite la raison reprendre ses droits; et ce conseil n'est que pour vous marquer l'intérêt que je prends à ce que vous souffrez actuellement, et celui que je prendrai toujours à tout ce qui vous regarde.»

Et encore le 27 octobre:

«J'allais répondre à votre lamentable lettre du 1er de ce mois, quand j'ai reçu celle du 8. Le pinceau en est un peu moins tragique, mais permettez-moi de vous le dire, il l'est trop encore. Vous devez assez de justice à l'intérêt que je prends à ce qui vous regarde, pour que mes conseils ne puissent vous être suspects, et la pitié que je dois à l'ennui, s'il en était besoin, me justifierait de reste. Croyez donc que je plains le vôtre autant qu'on doit le plaindre, mais je veux que cette pitié même me serve à le combattre. Quoique jeune encore, vous avez vu assez de pays, vous avez connu assez d'hommes, pour savoir que cette maladie règne dans tout l'univers, et le soin que l'on prend pour l'éviter ne vous a-t-il pas montré son empire? Peu de gens s'y soustraient; je n'en connais que deux classes, ceux qui sont tout entiers à leurs passions, ou tout entiers à eux-mêmes. Le trouble qui accompagne les premiers; et les remords qui souvent les suivent, les rendent encore plus malheureux; pour les seconds, ils sont inutiles dans la société; et ce sont deux écueils également à éviter. Le ciel nous a donné les passions comme les ressorts de notre âme, et non comme ses tyrans: notre courage doit servir à les contenir, et notre esprit à les employer: vous avez l'un et l'autre, et vous êtes dans le cas d'en faire usage.

«Une noble, juste et honnête ambition vous a fait, par des moyens pareils, quitter votre cour, pour faire briller vos talents dans une autre, et servir sur un plus grand théâtre; M. de Choiseul a été assez heureux pour vous être utile dans ce projet, et l'amitié de M. de Bernstorff vous en promet déjà le succès. Mais à peine arrivé à Copenhague, l'ennui qui vous poursuit vous le fait presque abandonner, ou vous expose à en perdre les fruits en en précipitant l'effet. La meilleure recette que j'aie à vous donner contre l'ennui est de vous le cacher à vous-même; quand on s'y livre, il nous peint tout de ses couleurs. Je vous permettrais de vous ennuyer, si, arrivé à la fin de votre carrière, vous n'aviez plus rien à désirer ni à entreprendre, mais vous ne faites que la commencer. Avec de l'esprit, des livres, trois ou quatre personnes à qui parler, qui aient seulement le sens commun, et un projet à suivre, on ne doit pas s'ennuyer. Quelque triste que soit le Danemark, il vous offre au moins ces ressources. Votre liaison avec M. de Bernstorff, dont l'esprit et les connaissances ont fait les délices de ce pays-ci et causent encore nos regrets, en est une grande; cultivez-la et profitez-en. M. de Choiseul vous y servira de tout son pouvoir par les recommandations les plus vives; mais n'attendez pas de lui qu'il vous demande lui-même pour être employé dans cette cour; ce serait aller contre votre objet, et vous nuire au lieu de vous servir. C'est ce qu'il m'a chargé de vous dire, monsieur, quand je lui ai montré votre dernière lettre; M. de Bernstorff est encore plus le ministre de son maître qu'il n'est l'ami de M. de Choiseul, et il le doit regarder de même à son égard. Ainsi, en vous demandant, il vous rendrait suspect à ce ministre, et ce serait pour vous une raison d'exclusion. C'est pourquoi il faut que vous attendiez patiemment que les circonstances vous amènent ce que vous désirez. En suivant un plan, on le remplit tôt ou tard, et il ne nous échappe que lorsque nous l'abandonnons.»

Il est évident que si pour complaire au duc de Choiseul, la cour de Danemark avait pris Gleichen à son service, le crédit de ce ministre à Copenhague n'était pourtant pas assez fort pour faire nommer Gleichen au poste de Paris, et contrebalancer l'influence des envoyés de Prusse et d'Angleterre à cette cour, qui auraient vu avec regret le Danemark avoir pour représentant à la cour de France un homme que l'on devait croire tout à la dévotion du duc de Choiseul: Il ne faut pas oublier qu'en 1759 la guerre de Sept ans durait encore, et que les deux parties belligérantes mettaient tout en œuvre pour faire sortir le Danemark de sa neutralité. D'ailleurs, pour envoyer Gleichen en France, il aurait fallu déplacer le ministre en titre, le comte de Wedel Fries, qui ne voulait pas quitter ce poste volontairement, et sans doute il avait plus de crédit à Copenhague qu'un étranger et un nouveau venu, tel que Gleichen. Les instances réitérées du duc de Choiseul réussirent pourtant à faire entrer Gleichen dans le service diplomatique: il fut nommé ministre en Espagne. On peut juger du désespoir du pauvre Gleichen en se voyant relégué dans ce poste lointain, alors peu envié, et où il craignait de se voir à tout jamais oublié. Voici en quels termes il se plaignait au duc de Choiseul:

«M. l'ambassadeur[2] m'a annoncé qu'on me destine à m'envoyer en Espagne. J'en ai pressenti mon père, qui s'y oppose avec une douleur qui me rendrait malheureux, si je ne la respectais pas. Sa santé et son âge me font prévoir que je touche au moment de le perdre. Dois-je me préparer le repentir ineffaçable d'avoir hâté sa mort, et m'éloigner si fort, tandis qu'il s'agit de recueillir ma fortune la plus solide? Il s'agit de ma tranquillité et de mon intérêt le plus fort, et j'ai recours à Votre Excellence pour que je lui sois redevable de préférence, et qu'elle veuille m'aider à tourner ce moment si favorable à mon avantage. L'importance du poste qu'on me destine me prouve les effets de la protection de Votre Excellence et des bonnes intentions qu'on a pour moi. Mais si l'on veut véritablement me rendre heureux, il sera bien facile de faire une translocation en ma faveur, et de m'envoyer en Allemagne. J'accepterai avec plaisir une moindre place, ce qui accommodera même celui qui me cédera la sienne, et je répugnerai d'autant moins à aller à la cour de Pologne, quoique ce soit le début diplomatique dans ce pays-ci, que j'y serais plus à portée de mes espérances qu'en Espagne, d'où l'on n'est tiré que bien difficilement. Je supplie Votre Excellence de m'obtenir cette grâce de M. de Bernstorff, qui peut-être ne me mettra à portée de la lui demander, que quand le temps sera trop court pour cet arrangement. Le sacrifice que je fais de cette place, qui me tente infiniment, au devoir que la nature a rendu le premier de tous, me rend plus digne de votre protection que jamais. C'est une des plus importantes marques de la bonté de Votre Excellence que je lui demande, et elle comblera ma reconnaissance, l'attachement inviolable et le profond respect, avec lequel je suis toute ma vie, etc.»

En revanche, un des nombreux amis que Gleichen avait laissés en France, le félicitait presque de sa nomination au poste de Madrid; ce n'était rien moins que le marquis de Mirabeau.

Du Bignon, le 30 octobre 1760.

«C'est une chose fort honorable de recevoir dans nos champs une petite lettre toute puante et toute musquée, datée de Copenhague. Elle m'est venue fort à propos, car on était en peine le jour même de nommer une bouteille de vin doux qui s'est trouvée dans mon cellier, et je l'ai appelée Muscat de Copenhague; c'est cela, et je vous en suis bien obligé. Je vous plains, mon pauvre baron, de ce que l'ennui monte en croupe et galope avec vous, qu'il traverse même des bras de mer, pour vous tenir compagnie. Oh! Cosmopolite longin, vous seriez ultra sauromata, que vous trouveriez toujours le tu autem de Rabelais. Croyez-moi, mangez moins, dormez moins, digérez mieux, et faites de fortes promenades le matin au lieu du soir, mais de très-bonne heure, et petit à petit vous verrez que tous les pays se ressemblent, et qu'on peut être gaillard partout, à moins que le cœur ne soit fort attaché quelque part, sorte d'encombre dont la providence a garé votre contenue (sic) morale et physique. En outre, vos pénibles attributs peuvent aussi se trouver compris dans les décrets d'en haut, pour vous rendre plus habile à remplir supérieurement les devoirs de l'état auquel votre étoile et votre volonté vous ont appelé; car, si nous faisions un être imaginaire et fantastique de la politique, il me semble, qu'elle serait longue et maigre, l'arrière-train traînant, la révérence profonde, la voix douce et basse, le teint parfois luisant et parfois allumé, l'œil élastique et la vue rapprochée, parlant peu et toujours dans des coins, écoutant beaucoup et soupirant parfois. Vous voyez, mon très-cher, que cette ressemblance-là ne vous coûtera pas tant à attraper que pourrait faire celle d'un homme gaillard, qui va la tête en l'air, parle haut, gesticule, et donne dans tous les pots au noir qui se trouvent en son chemin; or, on ne saurait avoir tout. Vous croyez donc, mon cher baron, que votre bouffonne destinée vous fera envoyer calciner en Espagne. Vous y aurez le pied sec comme les cèdres du Liban; vous y trouverez des pierres gravées, si les Maures en avaient; vous y serez déféré à l'inquisition pour plus d'un fait, et en partirez pour l'Angleterre tout préparé à aller finir votre cours des singularités humaines, avec la secte des ennuyés de la vie. Oh! mon cher baron, vous savez que j'ai un faible pour vous, quoique vous ne valiez rien, mais je suis tout plein de ces faibles-là, et vous êtes un des plus forts. Voulez-vous que je vous parle sérieusement, il en est temps encore. Remplissez votre destinée, puisque vous vous l'êtes choisie, et profitez de vos courses, pour vous bien persuader de la vérité du mot de Salomon qui avait tout vu et joui de tout, c'est, que tout est vanité, si ce n'est de bien faire et se réjouir. A cela, vous avez deux empêchements que vous pouvez vaincre; l'un est votre santé que vous pouvez rendre très-bonne par la sobriété; l'autre, votre volonté, qu'il serait temps de songer à vaincre, sans quoi elle vous martyrisera toute la vie, sans vous rendre un instant heureux. En outre, diminuez beaucoup, si vous m'en croyez, de ce souci du lendemain qui vous a pris bien jeune, et qui devient un tic, et désespère en vieillissant. Vous n'en ferez rien, mon très-gracieux, et je compte sur la vanité de mon sermon; vous n'en serez que plus réjouissant, mon très-cher, pour votre très-affectionné et plus que dévoué.

«Je suis parti pour la campagne trois jours après votre départ, et conséquemment n'ai plus vu depuis ni M. ni Mme de Choiseul.»

Gleichen dut faire contre mauvaise fortune bon cœur, et, en attendant des jours meilleurs, se rendre à Madrid, où il resta trois longues années. Il passa par Bayreuth, où il vit son père pour la dernière fois, car il mourut en 1761. Il s'arrêta à Paris quelques jours, et il lui fut certainement promis par le duc et la duchesse de Choiseul qu'il ne serait pas oublié. En effet, aussitôt après la conclusion du traité de Paris (février 1763), le duc de Choiseul renouvela ses instances à Copenhague, et Gleichen arriva au comble de ses vœux. Ce n'était pas uniquement pour être agréable au duc de Choiseul, et moins encore à lui-même, que Gleichen fut nommé envoyé extraordinaire du roi de Danemark près la cour de Versailles, mais en considération du crédit qu'on lui supposait avec raison auprès du tout-puissant ministre qui gouvernait la France. Cela est manifeste par les instructions que le baron de Bernstorff lui adressait à Madrid, vers le milieu de l'été de 1763, en lui recommandant de se hâter de se rendre à son nouveau poste:

«Le Roi m'ordonnant de joindre aux instructions expédiées selon le style et la forme ordinaire, que, par son commandement, j'ai l'honneur de vous remettre aujourd'hui, une explication plus particulière et plus précise des affaires qu'il vous confie, ainsi que de ses volontés et de ses vues à leur égard, a bien voulu me dispenser de vous parler de la France elle-même, de sa puissance, de ses malheurs, de sa politique ancienne et nouvelle, de ses liaisons et alliances, de son ministère, des intrigues et factions qui la divisent. Ces détails nécessaires pour tout autre, ne le sont pas pour vous. Sa Majesté sait que vous connaissez cette puissante monarchie et ceux qui la gouvernent, et elle a jugé de là, qu'il suffirait de vous exposer son système, tant général que surtout relatif à cette couronne, et d'en tirer les conséquences, qui, déterminant ses intérêts et ses souhaits vis-à-vis d'elle, serviront de règles et de principes à votre conduite et à vos soins.

«Le Roi a pour unique but le bonheur de ses peuples, vraie source, son cœur le sent, de la gloire et de la félicité du monarque et de la monarchie; l'assurer, l'augmenter par des moyens dignes de lui, par la pureté et la justice de ses desseins et de ses projets, par la fermeté de ses résolutions et de ses démarches dans leur exécution, par l'observation la plus scrupuleuse de sa parole, par une constance inaltérable dans ses amitiés et de ses alliances: c'est là sa politique, et, en la suivant attentivement, on est sûr de ne jamais manquer ses intentions.

«La félicité d'un peuple est de ne dépendre d'aucune autre puissance que de celle de son souverain naturel et légitime et de ses lois; de jouir en paix et en tranquillité de tous les bénéfices et de tous les avantages que ces lois lui accordent; de ne jamais voir ses intérêts sacrifiés ou subordonnés à ceux d'une autre nation; de ne combattre, s'il le faut, que pour son maître et sa patrie, et non pour des querelles étrangères, dont il ne ferait que partager en subalterne les hasards et les maux, sans être admis à une part égale des biens, des succès et de la gloire; de voir son souverain considéré et révéré par les autres puissances de l'Europe, son alliance recherchée et son influence fondée sur l'opinion de sa sagesse et de sa vertu, assez établie chez les conseils des nations voisines pour pouvoir y maintenir l'équilibre et la paix, et écarter toute résolution contraire à la sûreté et à la tranquillité communes; et de sentir enfin sa prospérité, ses forces et ses richesses augmentées intérieurement par des acquisitions faites légitimement et judicieusement, par de sages établissements dans toutes les parties de l'état, par une attention suivie à favoriser la population, par l'extension de son commerce et par les encouragements donnés à l'agriculture, à l'industrie et aux arts. C'est cette félicité que le Roi cherche par des soins infatigables à procurer et à conserver à la nation qui lui obéit; il n'a point fait de démarche pendant tout son règne, qui n'ait tendu à l'augmenter, et tous les ordres qu'il donne aujourd'hui, et à vous, monsieur, et à nous tous qui le servons, n'ont point d'autre but.

«C'est de ce principe que sont émanées toutes ses mesures; c'est ce principe qui l'a tenu, malgré les menaces et les promesses, ferme, calme et intrépide dans l'orage, et qui, après l'avoir engagé à faire goûter à ses sujets la douceur d'une profonde paix au milieu des horreurs et des calamités d'une guerre générale, lui a mis les armes à la main, lorsqu'un ennemi redoutable se préparait à envahir ses États, aussi décidé à combattre, même à forces inégales, dès que l'honneur et le salut de son peuple l'exigeaient, et de préférer la guerre la plus dangereuse à une honteuse paix, qu'il l'avait été jusque-là de préférer la paix aux apparences séduisantes d'une guerre qui, à tout autre qu'à lui, n'aurait d'abord paru annoncer et promettre que des avantages faciles et certains; c'est encore le même principe qui le guide dans ses résolutions, aujourd'hui que l'Europe, respirant de ses malheurs et de ses illusions, va rentrer dans son ancien système, ou peut-être prendre une forme nouvelle encore plus solide.

«Il importe à la France comme au Roi, que le Nord soit libre, et que, pour cet effet, l'excessive puissance des Russes, de cette nation devenue aujourd'hui si orgueilleuse et si entreprenante, soit limitée; il ne lui importe pas moins que la Suède ne soit point asservie sous le joug d'une princesse ambitieuse et absolument dépendante des adversaires et rivaux de la maison de Bourbon, ni les anciens et fidèles amis de la France, victimes de leur zèle pour elle, soumis et sacrifiés au ressentiment et au pouvoir arbitraire de cette violente ennemie; il lui importe également que, par une union sincère formée entre les deux anciennes couronnes du Nord, l'équilibre de cette partie de l'Europe, source de son influence sur elle, se rétablisse; et il lui importe enfin, autant qu'au roi, que le commerce de l'univers ne soit pas uniquement entre les mains des Anglais, ses ennemis implacables, et des Hollandais, toujours enclins à embrasser et à soutenir leur cause, mais que les nations naviguantes et trafiquantes du Nord y aient part, et puissent, lorsque le cas l'exige, empêcher que la mer ne leur soit fermée, et ne leur refuse pas tous ses biens et tous ses secours.

«Le Roi ne demande rien au Roi Très-Chrétien, rien que l'exécution de ses anciennes promesses, et l'observation de ses propres intérêts.

«Vous ne trouverez point de négociations entamées entre les deux couronnes; toutes celles dont vos prédécesseurs ont été chargés sont finies, et la délicatesse du Roi ne lui a pas permis d'en ouvrir de nouvelles dans ces temps de malheurs et de détresse, où des infortunes et des calamités multipliées, au dedans et au dehors du royaume, ont épuisé et épuisent encore toute l'attention et toute la sollicitude du ministère de Versailles.

«L'alliance même, qu'il a été d'usage jusqu'ici de renouveler toujours quelques années avant terme, tire à sa fin: elle expirera au quinze mars prochain (1764). Le Roi consentirait probablement à la prolonger, mais il ne veut pas que vous en fassiez la proposition. Dans le dérangement où se trouvent les finances de la France, et au moment du nouveau système que l'on paraît vouloir y établir, cette proposition ne pourrait pas être reçue.

«Sa Majesté n'en fera pas l'essai, et elle se borne à vous enjoindre de veiller à l'accomplissement de l'ancien traité, c'est-à-dire, à l'acquit des subsides arriérés. Si la France veut continuer d'être ce qu'elle est, ou redevenir ce qu'elle a été, il faut qu'elle discerne et distingue les puissances, qui peuvent et veulent être ses amis, de celles, qui ne peuvent et ne veulent pas l'être; que, sans courir vainement, et par une complaisance dont elle doit avoir senti l'inutilité, après l'alliance des unes, elle cherche à conserver celle des autres; il faut qu'elle travaille au maintien du repos et de l'indépendance du Nord; il faut qu'elle soutienne en Suède un parti malheureux et prêt à succomber, qui s'est sacrifié pour lui complaire; il faut qu'elle fasse usage de tout son crédit dans ce royaume, pour y conserver la liberté et le gouvernement, tel qu'il est établi par les lois.

«C'est là le point décisif pour le Nord et pour le crédit de la France. Je vous le recommande, monsieur, par ordre exprès du Roi. Faites-en l'objet principal de vos soins et ne déguisez pas à la France, que le salut du Nord repose et se fonde sur cette base; que, si on l'ébranlait jamais, tout serait en feu au même moment, et que le Roi, fidèle à ses principes, et préférant à tout le bonheur de son peuple, intimement et irrévocablement lié à la liberté de la Suède, n'hésiterait pas à soutenir de tout son pouvoir et par les derniers efforts de ses armes, le parti de ceux qui combattraient pour elle.

«Ce parti est aussi celui de la France, et il est assez malheureux pour ne pouvoir résister toujours, sans un secours étranger, à l'ambition de la cour et à celle de ceux qu'elle suscite contre lui. Ne permettez pas qu'on se lasse à Versailles de l'assister, et opposez-vous à tous ces faux politiques qui, sous prétexte du peu d'utilité, dont la Suède est aujourd'hui à ses alliés, voudraient y rétablir la souveraineté; faites sentir à MM. de Choiseul et de Praslin, qu'au moment que la France paraîtrait vouloir consentir, ou seulement conniver à une pareille entreprise, elle perdrait tous ses amis dans le Nord, et livrerait la Suède, si la révolution réussissait, à la domination des Russes, et aux conseils impérieux du roi de Prusse, seul oracle de la reine sa sœur; et, si elle ne réussissait pas, à l'influence des Anglais, auxquels les défenseurs de sa liberté seraient obligés de s'adresser, dès l'instant qu'ils se verraient délaissés par la France. Dévoilez-leur toutes les suites d'un projet si funeste.

«Vous veillerez avec scrupule au maintien des droits du Roi et de ceux de son ambassade, et vous accorderez vos soins distingués à ce que la chapelle de Sa Majesté serve à l'usage auquel le Roi la destine, à l'édification et à la consolation de ceux de sa religion, qui, sans elle, seraient peut-être privés de tout secours spirituel. Le Roi, protecteur en tous lieux de ceux qui professent sa foi, aime, que ses ministres pensent à cet égard comme lui.

«Tout Danois, ou autre sujet de Sa Majesté, trouvera en vous un soutien et un père; vous permettrez à ceux qui ont des affaires ou des procès en France, de recourir à vos lumières, à vos conseils et à votre appui; et vous donnerez une attention particulière à la conduite, aux mœurs et aux principes de la jeune noblesse de la nation voyageant en France. Si quelqu'un d'entre elle se dérangeait à un certain point, vous vous hâteriez d'en avertir sa famille, et de prévenir ainsi sa perte.»

La véritable raison du choix de Gleichen pour le poste de Paris était l'espoir que par son crédit personnel il réussirait à obtenir le payement des sommes assez considérables que le Danemark réclamait de la France. En vertu d'une convention du 4 mai 1758, le cabinet de Versailles s'était engagé à donner à la cour de Copenhague un subside annuel de deux millions de francs pendant six ans. En 1763, il était dû au Danemark un arriéré de 10,400,000 livres, que le cabinet de Versailles se montrait peu empressé d'acquitter. Gleichen réussit à obtenir le payement de six millions, et un autre ministre que lui n'aurait sûrement pas touché un sou de cette dette, car le duc de Choiseul ne manquait pas de bonnes raisons pour justifier la non-exécution de la convention de 1758. C'est à opérer cette rentrée inespérée que se borna la carrière diplomatique de Gleichen à Paris de 1763 à 1770.

En 1768, le successeur de Frédéric V, décédé le 14 janvier 1766, Christian VII eut la fantaisie de voir un peu le monde. Il arriva à Paris dans les premiers jours du mois d'octobre. Les lettres et les mémoires du temps sont remplis du séjour du jeune roi de Danemark. Gleichen a laissé une note à ce sujet où se trouvent quelques détails qui paraissent avoir échappé aux chroniqueurs:

«Aucun étranger nouvellement arrivé à Paris n'a saisi avec autant de promptitude et de justesse le ton de la société et de la délicatesse des convenances qu'elle exige, comme le roi de Danemark. Personne ne s'est mis plus vite que lui à l'unisson de ce monocorde, si uniforme et pourtant si varié par tant de nuances presque imperceptibles; il n'a jamais détonné, et, quoique exposé sur un piédestal élevé à la critique d'un public difficile et satirique, loin de lui donner aucun ridicule, tout le monde a été bien content de lui. J'attribue cette grande facilité de sentir toutes les finesses des conventions établies par des prétentions sans nombre et par un raffinement excessif, à l'extrême sensibilité des nerfs de ce prince, qui déjà alors avait de fréquents accès de ce dérangement qui, du physique, s'est étendu sur le moral. Mais une justice plus importante que je dois lui rendre, c'est de s'être conduit avec une mesure, une prudence, une dignité et une présence d'esprit vraiment admirables pour son âge, son peu d'expérience et la faiblesse de sa santé.

«Lorsqu'il se présenta pour la première fois à Louis XV, ce monarque, qui n'avait jamais su adresser la parole à un nouveau visage, embrassa le roi de Danemark sans lui dire un mot, et se tourna vers le comte de Bernstorff[3] pour lui parler, parce qu'il l'avait connu anciennement durant son ambassade en France. Le roi de Danemark sentit l'incongruité de cette réception, fit sur-le champ une pirouette en se tournant vers le duc de Choiseul qu'il aborda, et celui-ci sut bien vite attirer son maître à la conversation entamée avec le jeune monarque.

«En négociant avec M. de Choiseul sur la manière dont le roi de Danemark devait être reçu, on m'avait singulièrement recommandé d'obtenir que les deux monarques ne se vissent tous les deux que seuls dans la première entrevue, et, porte close; que le roi de France donnât le titre de majesté à celui de Danemark, et qu'ensuite ce dernier demeurerait dans le plus entier incognito. M. de Choiseul me répondit que, quoiqu'il eût l'ordre de son maître de m'accorder tout ce que je voudrais en matière d'étiquette, je devais savoir que ma demande était impossible, puisque le roi de France n'était jamais resté seul un seul instant de sa vie, pas même étant dans sa garde-robe, et qu'il ne lui était pas permis de chasser de sa chambre les personnes qui, par les priviléges de leurs charges, ont le droit d'y rester. La première entrevue se passa donc en présence de tous les principaux personnages. Mais le lendemain Louis XV rendant la visite à Chrétien VII, accompagné de quelques princes du sang et de toute sa cour, ce dernier courut au-devant du roi de France, le prit par la main, et, marchant fort vite, l'entraîna vers son cabinet dont il entr'ouvrit la porte, s'y glissa après lui et la referma à double tour. Tout cela se passa si lestement que le duc d'Orléans, poussé par la foule qui se pressait de suivre, heurta avec son gros ventre contre la porte, et voilà Louis XV resté seul avec un étranger pour la première fois de sa vie. Les deux rois s'entretinrent assez longtemps, et furent fort contents l'un de l'autre. M. de Choiseul m'a dit que son maître avait été enchanté de la conversation aisée et spirituelle du roi de Danemark, et celui-ci m'a dit qu'il avait été émerveillé du peu d'embarras et des grâces que le roi de France avait mis dans la sienne. Ensuite il ajouta: Vous souvient-il de ce que vous nous aviez écrit sur l'impossibilité qu'un roi de France puisse rester seul? j'ai mieux réussi que vous, car je m'en suis donné le plaisir.»

Ce séjour du roi de Danemark à Paris aurait dû placer Gleichen fort avant dans les bonnes grâces de son maître, qui d'ailleurs était si satisfait de ses services que l'année précédente il lui avait envoyé l'ordre de Danebrog: ce fut au contraire l'origine de la disgrâce de Gleichen. On a cru que le comte de Bernstorff avait été jaloux de la bonne situation de son inférieur, et des distinctions dont il le voyait comblé. Il est plus vraisemblable que Gleichen, demeuré fort étranger à la cour de Danemark, s'attira, sans le vouloir et même sans s'en douter, la malveillance de deux personnages de la suite du roi, bien autrement considérables par le fait que le comte de Bernstorff, qui n'était que ministre d'État, je veux dire le jeune comte de Moltke, favori du roi, et son médecin, le trop fameux Struensée. Quoiqu'il en soit, le 19 mars 1770, Gleichen fut rappelé purement et simplement. Cette nouvelle l'affligea sans le surprendre, car, bien des mois avant, il écrivait dans une lettre confidentielle au comte de Bernstorff, qui apparemment l'avait averti du sort qui le menaçait:

«J'ai été aussi reconnaissant qu'affligé de la lettre particulière dont Votre Excellence m'a honoré. Si votre bonté pour moi est toujours la même, mon envie de mieux faire réussira facilement. Vous vous apercevrez facilement que j'ai fait l'impossible pour mettre mes relations au-dessus de tout reproche. Mais si vos bontés ont changé, je désespère de mériter votre approbation, et privé du plus grand encouragement que je puisse avoir, je ne tiendrai pas contre le malheur d'imaginer que les succès ne sont plus faits pour moi. Vous savez, monsieur, que ce doute me tourmente depuis votre départ.»

Cette lettre, ou toute autre pareille, fut communiquée à la duchesse de Choiseul, qui lui répondait sur-le-champ:

«Je vous verrai ce soir, monsieur le baron, avec grand plaisir, mais rien ne m'étonne plus que la lettre que vous écrivez à M. de Bernstorff. Il faut savoir si vos soupçons sont bien fondés, si vous ne vous êtes pas alarmé trop légèrement; je le voudrais pour votre bonheur, et pour le plaisir de vous conserver dans ce pays-ci. Si par malheur vous aviez raison, mais je ne le puis croire, nous aurions fait un bel ouvrage.»

Et bientôt après, le 13 novembre 1769:

«Votre lettre, mon cher baron, m'a mise au désespoir, et vos dangers m'ont tourné la tête. Je n'ai rien su de mieux que d'envoyer votre lettre à M. de Choiseul, et de lui faire part de toutes mes frayeurs, et je ne puis, je crois, mieux vous rassurer, qu'en vous transcrivant littéralement sa réponse: «Mon cher enfant, je vous renvoie la lettre de votre baron; je ne puis rien faire à présent, parce qu'il faut ménager les circonstances, mais je ferai, je vous le promets, c'est mon cœur qui promet à mon cœur.»

«Prenez donc patience, mon cher baron, et soyez sûr que je la perds pour vous, mais en revanche, je ne perds pas un jour, un moment, une occasion, de travailler à votre affaire. Je suis certaine de la bonne volonté et de la vérité de M. de Choiseul. Un jour viendra, et j'en suis sûre, où je pourrai vous dire: Soyez heureux, mon cher baron, et je serai moi-même la plus heureuse du monde, si je contribue à votre bonheur, en vous donnant des preuves de tous mes sentiments pour vous.»

Malheureusement, c'était le moment où le duc de Choiseul était le plus menacé par la cabale qui se servait de Mme du Barry pour le renverser. On imagine sans peine quelles devaient être les inquiétudes de Gleichen, si dévoué à tant de titres à des amis qui lui étaient si attachés. En réponse à une de ses lettres, la duchesse de Choiseul lui écrivait:

«Avant même d'avoir pu parler à M. de Choiseul, monsieur le baron, je me hâte de vous faire tous les remercîments que méritent votre attention et les marques d'amitié que vous nous donnez. J'y suis, je vous assure, infiniment sensible, parce que je suis convaincue quelles viennent du cœur, et je ne doute pas que M. de Choiseul ne partage toute ma reconnaissance à ce sujet. Quant à l'objet de vos craintes, je vous supplie de vous rassurer, parce que: 1o je ne les crois pas fondées, et qu'en second lieu, le pis qui en pourrait arriver serait d'aller vivre tranquillement à Chanteloup, où je serais trop heureuse, si mon mari n'était pas malheureux. Cependant, comme sa reconnaissance pour le meilleur des maîtres qui l'a comblé de bienfaits, exige qu'il lui sacrifie son repos tant que ses services pourront lui être agréables, je ne puis désirer sa retraite; mais je ne puis aussi la craindre qu'autant que l'on aurait altéré dans l'esprit du Roi la pureté de sa conduite, de ses intentions et de son respectueux attachement pour sa personne, ainsi je vous serai très-obligé de vouloir bien continuer de prendre à cet égard toutes les informations que vous pourrez avoir. C'est contre ce malheur seul que notre sentiment ne nous permet pas d'être sans inquiétude, pour le reste nous laisserons faire. Adieu, monsieur le baron.»

Et quelques jours après, de Versailles:

«Je n'ai pas voulu donner la peine à votre valet de chambre, monsieur le baron, d'attendre ma réponse, que je ne pouvais faire qu'après avoir communiqué votre lettre à M. de Choiseul. Vous ne trouverez dans cette réponse que les sentiments auxquels vous deviez vous attendre, les remercîments que nous vous devons, et la reconnaissance et la sensibilité extrême que nous avons de l'amitié et de l'intérêt que vous nous marquez. Pour le fond, même indifférence; et pour la forme, même vivacité; mais nous avons cependant lieu de croire par différentes informations que nous avons eues d'ailleurs, qu'il y a plus de vanité et même de vanterie dans les parents, que de réalité dans le fond des choses. Ainsi rassurez-vous, mon cher baron, mais continuez toujours à nous donner toutes les informations que vous pouvez avoir; cela conduit toujours à savoir à qui l'on a affaire, et il est toujours bon de le savoir.

«Adieu, monsieur le baron, on me presse pour partir, je ne puis vous en dire davantage. On m'assure que M. de Praslin est furieux du manque de foi, mais qu'il a la parole pour la seconde. Dieu veuille que ce ne soit pas encore: Ah! le bon billet qu'a La Châtre.»

Cependant le duc de Choiseul n'avait pas été inactif à Copenhague. Gleichen, qui d'abord avait été renvoyé sans aucun égard, fut nommé, le 13 juillet 1770, ministre à Naples, et M. de Bernstorff, paraît-il, n'avait pas été étranger à cette nomination; il lui écrivait de Traventhal, sa maison de campagne, le 23 juillet 1770:

«Je dégage ma parole en vous envoyant aujourd'hui, et ainsi avant la fin de ce mois, vos nouvelles lettres de créance. J'y ajoute la décharge que vous avez désirée relativement au ministère que vous avez rempli en France, et des instructions pour celui que vous allez remplir, telles qu'on a coutume de les adresser aux ministres qui partent. Elles ne sont conçues que dans des termes généraux et dans le style ordinaire, mais vous voudrez bien, en même temps, jeter les yeux sur celles que j'ai dressées, le 28 avril 1766, pour le comte d'Osten.

«La position entre les deux cours étant à peu près la même qu'elle était alors, je n'ai pas trouvé à y changer, et je suis autorisé à vous prier de les regarder comme si elles avaient été faites aujourd'hui pour vous.

«Il me reste le plaisir de vous dire que le Roi vous accorde 3000 écus pour votre voyage et pour votre établissement. C'est la somme la plus forte qui ait jamais été donnée en pareille occasion. Je me flatte d'avoir ainsi rempli à tout égard ce que je vous avais promis, et de vous avoir prouvé la vérité de mon désir de vous voir satisfait. Puissiez-vous l'être toujours, et convaincu par les faits des sentiments, avec lesquels j'ai l'honneur d'être, etc., etc.»

P. S. M. d'Osten appréhende que vous l'arrêterez trop à Naples, mais je le rassurerai en lui faisant part de la promesse que vous m'avez faite, que vous seriez avec lui au plus tard à la mi-novembre.

A ce même moment, M. de Bernstorff était disgracié; le baron d'Osten, que Gleichen remplaçait à Naples, devenait ministre des affaires étrangères; et Struensée, l'obscur médecin du roi, premier ministre.

Cependant Gleichen, résigné à son mauvais sort, était parti pour Naples, où la duchesse de Choiseul lui écrivait de Paris, le 30 octobre 1770:

«Je ne peux pas me résoudre à vous écrire, mon cher baron, sans pouvoir vous mander: votre affaire est faite; soyez libre, soyez heureux, et faites le bonheur de vos amis en venant les rejoindre. Je ne peux pas non plus me résoudre à garder un plus long silence, qui pourrait ou vous laisser douter de vos amis, ou vous les faire oublier. Je vous écris donc, mon cher baron, sans avoir autre chose à vous dire, si ce n'est que je suis fâchée de ne vous rien dire. Vous avez entendu les bruits de guerre qui nous menacent, ils auront retenti jusqu'au fond de l'Italie; ils nous donnent bien du travail, bien de l'humeur, et pour le moment, ils ferment la porte aux grâces, même à la justice. C'est votre mauvaise étoile qui nous a soufflé ces mauvais bruits de guerre; ils s'opposent autant à nos plaisirs qu'ils sont contraires à vos intérêts.

«Quoi qu'il en soit, celui qui s'en est chargé ne les prend pas moins à cœur, et celle qui les sollicite, n'y met pas moins d'ardeur; rien ne refroidira, mon cher baron, le désir que j'ai de vous revoir, de contribuer à votre bonheur, et de vous convaincre de tous mes sentiments pour vous.»

Il est difficile d'indiquer exactement à quoi la duchesse de Choiseul faisait allusion dans cette lettre; on va voir que vraisemblablement il ne s'agissait de rien moins que de faire passer Gleichen du service du roi de Danemark à celui du roi de France. Mais, moins de deux mois après, le 24 décembre, le duc de Choiseul était renvoyé du ministère et exilé. La duchesse de Choiseul, arrivée le 26 à Chanteloup, écrivait dès le 31 à Gleichen:

«Vous êtes en droit, mon cher baron, de vous plaindre de votre étoile. Votre roi arrive à Paris pour donner à M. de Bernstorff occasion de vous prendre en grippe. Il vous ôte du poste de France, le seul auquel vous étiez attaché, et il est lui-même chassé du ministère, au moment où il songeait à réparer le tort qu'il vous avait fait, et vous laisse chancelant dans le poste de Naples. Une seule ressource vous restait: un ami qui paraissait tout-puissant, qui aurait voulu employer toute sa puissance à vous être utile, voulait changer et assurer votre sort; vous touchiez au moment du bonheur, votre affaire était dans le portefeuille, le travail devait se faire samedi; mardi, je comptais vous écrire la plus jolie lettre du monde, et lundi matin cet ami n'existait plus pour l'utilité de personne. Cette nouvelle vous sera sûrement déjà parvenue avant que vous receviez ma lettre, et je crains bien qu'elle n'ait excité votre verve et déjà produit un poëme plus long que l'Iliade et plus ennuyeux que l'Odyssée. J'ai emporté, mon cher baron, le regret de n'avoir pu vous être utile, le seul qui ait affecté mon cœur et qui sera éternel, si ce malheur me prive à jamais du bonheur de vous revoir dans ce pays-ci. Vous savez que je ne suis pas de ceux avec qui les absents ont tort; si je perds le plaisir de vous voir, je ne perdrai jamais, mon cher baron, celui de vous aimer.

«J'envoie ma lettre à la petite-fille (Mme du Deffand) pour qu'elle vous la fasse tenir par une occasion sûre. Ne me répondez pas sur votre affaire. Je vous avertis que je n'écrirai plus. M. de Choiseul me charge de vous faire mille tendres compliments.»

Gleichen eût pu se consoler à Naples de sa mauvaise fortune, au sein des arts et des débris de l'antiquité qu'il aimait tant, et dans la société d'un autre exilé de Paris, l'abbé Galiani. Mais un des premiers actes de M. d'Osten, après son entrée au ministère des affaires étrangères, fut de supprimer ce poste diplomatique, dont, mieux que personne, il connaissait l'inutilité pour le Danemark. Gleichen, après un an de séjour à Naples, fut nommé ministre à Stuttgart, à la place de M. d'Asseburg, qui, Allemand comme lui, n'avait pas eu plus que lui à se louer du service du Danemark, et passait à celui de Catherine. Gleichen ne pouvait se résigner à aller végéter dans la triste résidence du duc de Wurtemberg. Sur son refus d'accepter ce poste si inférieur, il fut mis à la retraite; mais il dut renoncer à la pension de mille thalers que lui accordait M. d'Osten, parce que ce ministre y joignait la condition par trop onéreuse de résider en Danemark. Cette pension fut rendue à Gleichen un peu plus tard, et avec la permission de vivre où il lui plairait, par le neveu de M. de Bernstorff, le comte André Pierre, successeur de M. d'Osten dans le ministère des affaires étrangères, après la catastrophe de Struensée.

Devenu libre, Gleichen mit à profit ses loisirs pour satisfaire sa curiosité et son goût pour les voyages, mais toujours il revenait à Paris, qui était sa véritable patrie. En quittant Naples, son premier soin fut de faire une visite à ses amis dans ce triomphant exil de Chanteloup, où il fit de longs et fréquents séjours, et il resta jusqu'à la fin le discret et dévoué adorateur de la duchesse de Choiseul. La révolution française bouleversa son existence. Dans ses derniers jours, il se retira à Ratisbonne, et il y mourut le 5 avril 1807. C'est dans cet obscur asile qu'il écrivit ses souvenirs, à la prière de son ami, M. de Weckerholz, et d'un émigré français, qui, après avoir été envoyé de France à la diète de Ratisbonne, s'était fait Allemand, le comte de Bray.

L'existence de ces Souvenirs, auxquels on donnait volontiers le titre par trop ambitieux de mémoires, était connue de beaucoup de contemporains de Gleichen. Un fragment en a même été publié en 1810, à Paris, dans le Mercure Étranger. Ils ont été imprimés complétement, mais non publiés en Allemagne, par un éditeur qui ne s'est pas nommé[4].

Gleichen a laissé d'autres écrits en langue allemande, publiés en 1796 et 1797, sur divers sujets de philosophie et sur les beaux-arts. Mais ces méditations, auxquelles il attachait sans doute beaucoup de prix, sont loin de valoir ces simples esquisses de la société de son temps, qui, par leur exactitude et les curieux détails qu'elles renferment, méritent d'être consultées par tous ceux qu'intéresse l'histoire du dix-huitième siècle.

P. G.

(décoration)

SOUVENIRS
DU
BARON DE GLEICHEN.


I

FERDINAND VI ET CHARLES III ROIS D'ESPAGNE.

Ferdinand VI avait hérité de son père la maladie du dieu des jardins et la terreur maniaque qu'on en voulait à sa vie. Cette double irritabilité morale et physique l'avait rendu encore plus dépendant de la reine Barbe de Portugal, sa femme, que Philippe V ne l'avait été de la sienne. La folie de l'un et de l'autre s'adoucissait par le charme de la musique et du chant de Farinelli qui, passionnément aimé de la reine Barbe et de son mari, était parvenu à un degré de faveur plus honorable pour lui que pour ses maîtres; car il n'a jamais fait qu'un bon usage de son crédit et s'est tenu modestement à sa place, tant qu'il a pu, évitant respectueusement les grands, et vivant avec les gens de sa sorte et de son pays. Je suis arrivé à Madrid peu de mois après son départ; on n'avait pas même encore achevé d'effacer tous ses portraits, qu'on avait placés, sculptés et incrustés dans toutes les maisons royales: mais on ne touchait point à sa mémoire, que j'ai vue respectée et honorée presque universellement.

Revenons au pauvre roi Ferdinand, dont la maladie et la mort offrent quelques particularités plus remarquables que son règne, qui n'a été célèbre que par la magnificence de ses opéras.

La tentative de l'assassinat de Louis XV, suivie de celle qui eut lieu en Portugal, sont les causes funestes, qui ont commencé et achevé le dérangement total de l'esprit du malheureux Ferdinand. Lorsqu'il reçut la nouvelle du dernier de ces attentats, il s'orienta dans la chambre, pour placer la France à sa droite et le Portugal à sa gauche; puis, tenant la lettre qu'il relisait, il s'écria après un long silence: «Stilettata di quà, pistolettata di là: ed io in mezzo. Oime!» Après quoi il se fourra sous le lit de la reine, qui était vis-à-vis de lui, et d'où on ne put le tirer qu'avec beaucoup de peine. Son état ne fit qu'empirer depuis, par la petite vérole de sa femme. Cette circonstance lui imposa des privations, qui mirent le comble à ses fureurs aphrodisiaques, qui ont été au point de vouloir violer l'agonie de cette pauvre reine. Du moment qu'elle fut morte, sa folie n'eut plus de bornes. Il fallut l'emporter à Casa del Campo, où, étant arrivé, il s'accrocha au gentilhomme de la chambre, jusqu'à le faire tomber à terre; on fut obligé de le détacher de force. Le monarque continua seul la promenade, refusant toute nourriture pendant plus d'une semaine, après quoi il mangea pendant huit jours l'impossible, et s'efforça à ne rien rendre en s'asseyant sur les pommeaux pointus des chaises antiques de sa chambre, desquels il se faisait des tampons. Ce cercle vicieux de jeûner, de se bourrer et de se constiper, dura plusieurs mois, et il mourut après avoir tenu son royaume dans un état d'anarchie, que la pitié fraternelle de Charles III refusait de terminer, malgré les pressantes sollicitations du ministère espagnol de venir prendre les rênes du gouvernement.

La mémoire de ce monarque, que j'avais connu dans trois voyages à Naples, avant d'avoir eu le bonheur de l'approcher journellement durant les deux années de ma mission en Espagne, m'est trop chère pour ne pas lui consacrer quelques pages. Ce prince était d'une laideur parfaite, de la tête aux pieds, mais sans aucune difformité, et on s'accoutumait facilement à cette laideur par l'air de bonté et les manières simples et naturelles, dont elle était accompagnée, et qui lui tenaient lieu de grâces. Cette laideur me rappelle un bon mot, d'autant plus saillant qu'il était dit par un sot, en contemplant le portrait de Charles III que j'avais sur une tabatière, et qui circulait à la table de M. de Voltaire à Ferney. Je racontais combien ce prince était jaloux de son autorité en Espagne, tandis qu'à Naples il l'avait abandonnée à sa femme au point de passer pour un imbécile, uniquement pour avoir la paix du ménage: Elle était donc bien méchante, dit M. de Voltaire, et que lui aurait-elle donc fait? Elle l'aurait dévisagé, lui répondis-je. Alors cet homme, qui n'avait pas desserré les dents de toute la journée, et qui, dans ce moment, regardait le portrait, s'écria: Ma foi, elle lui aurait rendu là un grand service. L'accoutrement rustique du roi, ses culottes de peau, ses bas de laine roulés, ses poches, qui avaient l'air de deux havre-sacs, tant elles étaient toujours remplies, et sa petite queue, donnaient à la royauté un air de bonhomie si original, qu'on lui voulait du bien de ne se faire respecter que par réflexion. Il n'avait absolument que le sens commun. Car, l'ayant entendu parler beaucoup et longtemps, je ne lui ai jamais rien ouï dire qui fût spirituel, encore moins brillant; mais aussi ne lui ai-je jamais entendu proférer un propos d'ignorant, ou qui fût mal raisonné ou déplacé. Il me questionnait avec discernement, parlait à chacun suivant son âge, son pays ou son état, et s'abstenait de tous les lieux communs, qui sont les objets ordinaires de la conversation des princes.

Il était constant dans ses affections et avait un véritable ami, chose bien rare pour un roi. C'était le duc de l'Ossado, le seul être contre lequel la reine ne pouvait rien. Mais ce qui était encore plus rare dans un roi, c'est qu'il était parfaitement honnête homme. Lorsque la guerre fut sur le point d'éclater entre l'Espagne et l'Angleterre, au sujet des îles Falkland, et qu'il était nécessaire, pour l'éviter, de démentir les ordres que le roi catholique avait donnés, pressé par son conseil d'accorder cette satisfaction au roi d'Angleterre, on eut une peine inouïe à l'y résoudre; il disait toujours: Mais c'est moi qui ai tort, j'aimerais bien mieux écrire au roi d'Angleterre, que les ordres ont été de moi, que j'en suis fâché, et que je lui en demande pardon. Une preuve bien remarquable de sa bonté, qui proportionnait son ressentiment à l'incapacité d'un ministre, qu'il aurait pu et dû ne pas écouter, est le ménagement plus qu'humain, qu'il eut après la perte de la Havane, pour M. Ariago, ministre de la marine et des Indes, homme borné et ridiculement dévot, mais parfaitement bon et honnête. Son avis, expressivement inepte, de renfermer la flotte dans le port et de s'en servir comme d'une fortification, l'emporta sur celui du roi, qui voulait avec raison qu'on fît sortir la flotte et l'employer à combattre. En conséquence elle et la ville furent prises. M. Ariago ne voulait pas le croire, parce qu'il avait recommandé l'une et l'autre tous les matins à la sainte Vierge. Mais n'en pouvant plus douter, il tomba dangereusement malade de désespoir: ce que le roi ayant appris, il le fit assurer, que jamais il ne lui parlerait de la Havane, et poussa la générosité au point de ne pas prononcer ce nom de longtemps en présence de ce pauvre ministre.

Comme j'ai été témoin de cette guerre désastreuse, dans laquelle la France engagea Charles III, qui n'avait pas encore eu le temps de reconnaître le délabrement des forces militaires de l'Espagne, et que j'ai vu de près la résistance incroyable, que le petit Portugal a opposée à toute l'armée espagnole, combinée avec un corps français auxiliaire, il faut que j'atteste et que je note un trait d'ignorance, de désordre et de négligence si au-dessus de tant d'autres que j'ai vus depuis, et si fort, que quoique tout le monde me l'assurât à Madrid, j'ai été le seul ministre qui n'ait pas osé le mander à sa cour, le croyant impossible. L'armée était presque arrivée aux frontières du Portugal et on avait oublié, on ne me croira pas .... on avait oublié .... la poudre!! Quand le roi vint en Espagne, on s'était aperçu dans toutes les places, où il fallait tirer le canon, qu'on manquait de poudre, et à Madrid on fut obligé d'en tirer du dépôt pour les chasses: on avait eu presque une année pour se préparer à cette guerre, et malgré tout cela on avait oublié la poudre. Le prince de Beauveau, qui était à la tête des troupes françaises, envoya un courrier à M. de Saint-Amand, qui commandait à Bayonne, pour faire vider, sous sa responsabilité, tous les magasins à poudre de ce port et des forts voisins; et j'ai eu la certitude complète de cet oubli monstrueux par la lettre de M. de Beauveau, que M. de Saint-Amand me montra, lorsque je passai à Bayonne pour retourner en France. Je pourrais citer encore bien d'autres traits de l'ineptie des ministres espagnols, du dérangement total de la machine guerrière, qui se sont manifestés dans cette campagne. M. de Flobert, excellent ingénieur, que M. de Choiseul leur avait donné pour maréchal de logis, leur demandait des cartes du Portugal, et on n'en trouva pas même d'exactes des provinces espagnoles!

M. de Flobert disait à tout le monde, qu'il était allé en Portugal à l'aide de la boussole, et on l'enferma dans la tour de Ségovie. L'armée était arrivée aux frontières, et M. de Squillacci marchandait encore avec les approvisionneurs; aussi les pauvres soldats espagnols, malgré leur sobriété naturelle, mouraient de faim, et ne vivaient que des miettes tombant de la table des Français. Les canons étaient sans affûts, les boulets étaient ou trop grands ou trop petits, et toutes les armes dans un dépenaillement inexprimable. Ce dépérissement était l'ouvrage presque réfléchi de la reine Barbe et de M. de l'Ensenada, son ministre affidé, qui, pensant avec regret aux dépenses, que la reine Farnèse avait faites, pour établir ses deux fils en Italie, voulaient s'assurer de tous les fonds pour donner des fêtes et des opéras, et ôter à l'Espagne la possibilité de guerroyer. Ils avaient même, en maltraitant les officiers et les soldats qui s'étaient distingués en Italie, étouffé cet esprit militaire, qui honorait les Espagnols, et on eut toutes les peines du monde à ramasser 50000 hommes pour aller en Portugal. Ce n'est donc pas la faute de Charles III, si toute cette guerre, entreprise par déférence pour le chef de sa famille, a si mal tourné. Quoique son règne n'ait pas été marqué par des victoires et des conquêtes, il mérite cependant des éloges, pour avoir combattu avec courage et persévérance plusieurs préjugés, défauts de police et mauvaises habitudes nationales, et pour avoir commencé la civilisation d'une nation incroyablement arriérée, et difficile à être mise au courant des autres, à cause de son ignorance, de sa paresse, de son orgueil et de sa philosophie cynique.

L'Espagnol, de sa nature, n'est propre qu'à la guerre et aux sciences: par sa bravoure et sa sobriété, il est excellent soldat; et son esprit naturel, s'il était cultivé, pourrait le rendre célèbre dans l'empire des lettres; mais il est et sera toujours un mauvais paysan; on n'en fera jamais ni un artisan habile, ni un cultivateur diligent. Il lui faut si peu à sa manière: il fait bonne chère avec un oignon et un peu de lard; un vieux manteau lui suffit pour se vêtir et être couché; il se chauffe au soleil, ne s'ennuie point à ne rien faire, et regarde le travail comme un malheur et un opprobre. Que voulez-vous qu'on fasse d'un peuple pareil, auquel on ne peut pas même communiquer des besoins, qui partout ailleurs sont devenus les aiguillons de l'industrie et de la fatigue? J'ai souvent rêvé en bâtissant mes châteaux en Espagne, comment je m'y prendrais pour réformer les Espagnols, et je n'ai jamais pu imaginer qu'une marche bien lente et problématique pour guérir leurs infirmités physiques et morales. Il y a trois provinces en Espagne dont les habitants sont bien faits, sains, robustes, laborieux et intelligents: c'est la Biscaye, la Catalogne et Valence. C'est de là que je prendrais mes béliers pour anoblir et bonifier les autres races abâtardies, surtout celle des Castillans. Je croiserais ces derniers avec mes Biscayens, mes Catalans et mes Valenciens, auxquels j'accorderais les priviléges d'entreprises dédaignées par les Castillans, et peut-être pourrait-on exciter leur émulation par la jalousie de leur orgueil et par l'opposition sensible de leur misère à la prospérité des autres.

Mais sans entrer dans ces spéculations théoriques, Charles III commença par ce qui frappait les sens. Il entreprit d'abord de purifier Madrid, dont l'infection était si épouvantable, qu'on la sentait à six lieues à la ronde, et qu'on la mâchait pendant six semaines avant de s'en être blasé. Il n'y a sorte d'oppositions et de difficultés qu'il n'éprouva dans ce projet. Il fallut faire venir et employer des Napolitains, pour établir de force des latrines dans les maisons, et le corps des médecins composa un mémoire pour représenter que l'air de Madrid ayant toujours été fort sain, il leur paraissait dangereux de vouloir le changer. Ceci me fait souvenir de l'histoire d'un Espagnol qui était tombé malade en France, et dont les médecins ne pouvaient pas deviner la maladie. Son valet de chambre imaginant que l'air natal pourrait lui faire du bien, et le malade ne pouvant plus être transporté, il fourra sous son lit un bassin plein d'odeur de Madrid. L'Espagnol, après des rêves délicieux, s'éveilla en disant: «Ho Madrid de mi alma»! et il guérit.

Charles III, après avoir purgé la capitale de son infection, fit mettre des lanternes dans les rues; et aujourd'hui elle est une des villes les plus propres et les mieux éclairées de l'Europe. Sa tentation de rogner les manteaux, et la défense rigoureuse de rabattre les chapeaux sur la figure, mascarade très-dangereuse dans l'obscurité, ne fut pas si sage, parce que les rues étant éclairées, cette défense n'était plus si nécessaire, et qu'elle fut exécutée avec tant de violence qu'il en résulta une émeute très-fâcheuse. Cette imitation de la rigueur avec laquelle Pierre le Grand fit couper la barbe aux Russes, avait le même but, de changer les mœurs en changeant le costume; mais cette idée est moins vraie que le proverbe: l'habit ne fait pas le moine. Une entreprise bien plus sage, pour introduire un peu plus d'industrie étrangère, et qui a beaucoup mieux réussi, c'est l'établissement de cette colonie allemande qui transforma les déserts infectés de voleurs de la Sierra Morena, en une route garnie de champs cultivés et d'auberges commodes. Cette entreprise fut faite par le marquis Olavides, homme sans mœurs et sans religion, mais plein de génie et de zèle, pour polir sa nation et lui être utile.

Le roi le protégea longtemps contre ses ennemis, mais enfin sa mauvaise conduite, sa prépotence, et surtout son incontinence scandaleuse, forcèrent le prince à le mettre entre les mains de l'inquisition. Je ne citerai qu'une preuve de son mauvais caractère. Étant du conseil du Mexique, il fut condamné à être pendu; sa femme, qui était veuve d'un des principaux membres de ce conseil, et qui, par ses richesses et ses parents, jouissait du plus grand crédit, lui sauva la vie en l'épousant. J'ai souvent été témoin de l'ingratitude effroyable avec laquelle il paya tant de générosité. Il la traitait avec le plus grand mépris, la forçait à vivre avec une certaine doña Gracia, qui était sa maîtresse, chose alors inouïe à Madrid, et dépensait ainsi les richesses que son épouse lui avait abandonnées.

L'abaissement et la modification du tribunal de l'inquisition, dont j'ai été témoin, est une des plus belles époques du règne de Charles III. Depuis le concordat conclu entre l'Espagne et la cour de Rome, il subsistait une défense rigoureuse d'afficher une bulle qui n'aurait pas été approuvée par la cour. Le nonce en avait reçu une, que tous les évêques d'Espagne lui avaient refusé de publier; il gagna le grand inquisiteur, qui crut pouvoir faire usage de son ancienne indépendance en matières ecclésiastiques. Un beau matin nous apprîmes avec étonnement à Saint-Ildefonse, que le grand inquisiteur avait été enlevé de son lit par un détachement de dragons, et conduit dans un fort. L'indifférence méprisante avec laquelle les courtisans racontaient ce fait hasardeux, et le silence presque approbateur du peuple, excitèrent une surprise égale à l'admiration que méritaient le courage et la politique éclairée du roi. Bientôt après, tous les inquisiteurs, abasourdis par ce coup foudroyant, arrivèrent pour demander grâce, et la délivrance de leur chef, qu'on ne leur accorda qu'aux conditions suivantes: qu'ils n'auraient plus rien à leur disposition absolue que la censure des livres, que deux fiscaux royaux siégeraient parmi eux, et que personne ne pourrait être jugé ni condamné sans le consentement de la cour. Ce grand pas vers la lumière, suivi de l'expulsion des Jésuites, autre acte mémorable de Charles III, a ouvert la carrière des sciences qui commencent à prospérer en Espagne.

Je ne puis pas quitter les souvenirs que me donne ce pays, sans citer quelques bizarreries remarquables qui m'y ont frappé. Les habitants de Madrid ont plusieurs usages, qui sont au rebours des nôtres et du sens commun. Par exemple: les jeux de paume sont blancs, et les balles sont noires; ils portent au marché les noix dans des corbeilles, et les figues dans des sacs; leur premier plat est la salade, et le dernier la soupe; et les clefs de la ville de Madrid se trouvent dans une petite maison au dehors de la porte, et toutes les nuits le portier renferme les habitants. Les propos galants, les soupirs et agaceries amoureuses sont exprimés en Espagne dans la classe inférieure des petits maîtres et des dulcinées de ce pays, par de petits hoquets artificiels, que l'estomac profère ordinairement, qui forme entre eux un duo singulier, qui doit apparemment imiter le roucoulement de deux tourterelles, mais qui ressemble à quelque chose de fort indécent. Au lieu de l'Opéra, si fameux sous le règne de la reine Barbe, je n'ai vu que des comédies saintes, appelées Autos sacramentales, spectacles trop curieux, pour que je n'en dise pas deux mots avant de finir cet article.

La première à laquelle je me suis trouvé, était une pièce allégorique, qui représentait une foire. Jésus-Christ et la sainte Vierge y tenaient boutiques en rivalité avec la mort et le péché, et les âmes y venaient faire des emplettes. La boutique de notre Seigneur était sur le devant du théâtre, au milieu de celles de ses ennemis, et avait pour enseigne une hostie et un calice, environnés de rayons transparents. Tout le jargon marchand était prodigué par la mort et le péché, pour s'attirer des chalands, pour les séduire et les tromper, tandis que des morceaux de la plus belle éloquence étaient récités par Jésus-Christ et la sainte Vierge, pour détourner et détromper ces âmes égarées. Mais malgré cela ils vendaient moins que les autres, ce qui produisit, à la fin de la pièce, le sujet d'un pas de quatre, qui exprimait leur jalousie, et qui se termina à l'avantage de notre Seigneur et de sa mère, lesquels chassèrent la mort et le péché à grands coups d'étrivières. Une autre pièce assez plaisante et fort spirituelle, est la comédie du pape Pie V. C'est une critique très-bien faite des mœurs espagnoles. Dans la dernière scène on voit ce pape, qui est un saint, sur un trône au milieu de ses cardinaux, et deux avocats plaider devant ce consistoire pour et contre les belles qualités et les défauts des Espagnols; l'avocat contre finit par dénoncer le fandango comme une danse scandaleuse et licencieuse, et digne de la censure apostolique; alors l'avocat pour tire une guitare de dessous son manteau et dit, qu'il faut avant tout avoir entendu un fandango avant que de pouvoir en juger. Il le joue, et bientôt le plus jeune des cardinaux ne peut plus y tenir: il se trémousse, descend de son siége et remue les jambes; le second en fait autant; la même envie passe au troisième, et les gagne l'un après l'autre jusqu'au Saint Père, qui résiste longtemps, mais qui enfin se mêle parmi eux; et tous finissent par danser et rendre justice au fandango.

Mais la plus plaisante de toutes ces saintes farces, est la comédie de l'annonciation. On y voit la sainte Vierge accroupie devant un brasier. Gabriel entre, le manteau sur le nez avec le chapeau rabattu sur la face; il se démasque, laissant tomber son manteau, et paraît en costume de petit-maître espagnol avec deux ailes d'ange. Marie le prie de prendre place auprès du brasier, et lui offre du chocolat; l'ange Gabriel lui répond, qu'il ne peut pas avoir cet honneur-là, par la raison qu'il était invité à manger un Oglio chez le Père éternel. Après bien des discours fort beaux, mais trop longs, arrive le saint Esprit qui danse avec la sainte Vierge un fandango, dont l'expression peint toujours, d'un bout à l'autre, l'acte le plus contraire au mystère dont il s'agit.

J'ai interrogé le nonce, comment il était possible, que les évêques d'Espagne pussent tolérer des spectacles si ridicules? Il m'a assuré en avoir parlé à plusieurs, que tous lui ont répondu, que tant que le peuple ne s'en moquerait pas, au contraire s'y édifierait, ils les croyaient presque plus utiles que des sermons, qui, en Espagne, sont souvent accompagnés d'intermèdes figurés, et ne ressemblent pas mal à des comédies. Effectivement ces Autos sacramentales sont remplis d'une excellente morale, et de morceaux très-pathétiques pour inspirer la dévotion; et j'ai été témoin que, dans une de ces comédies où on représentait la messe sur le théâtre avec l'illusion la plus parfaite, beaucoup de spectateurs se frappaient la poitrine, et que quelques-uns se mettaient à genoux au son de la clochette. Aujourd'hui ces spectacles n'existent plus: le même progrès de l'esprit, qui les a rendus ridicules, les a défendus.

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II

LE DUC DE CHOISEUL.

L e duc de Choiseul était d'une taille assez petite, plus robuste que svelte, et d'une laideur fort agréable; ses petits yeux brillaient d'esprit; son nez au vent lui donnait un air plaisant, et ses grosses lèvres riantes annonçaient la gaieté de ses propos.

Bon, noble, franc, généreux, galant, magnifique, libéral, fier, audacieux, bouillant et emporté même, il rappelait l'idée des anciens chevaliers français; mais il joignait aussi à ces qualités plusieurs défauts de sa nation: il était léger, indiscret, présomptueux, libertin, prodigue, pétulant et avantageux.

Lorsqu'il était ambassadeur à Rome, Benoît XIV le définissait un fou, qui avait bien de l'esprit. On dit que le parlement et la noblesse le regrettent et le comparent à Richelieu: en revanche ses ennemis disent que c'était un boute-feu, qui aurait embrasé l'Europe.

Jamais je n'ai connu un homme, qui ait su répandre autour de lui la joie et le contentement autant que lui. Quand il entrait dans une chambre, il fouillait dans ses poches, et semblait en tirer une abondance intarissable de plaisanteries et de gaieté. Il ne résistait pas à l'envie de rendre heureux ceux qui savaient lui peindre le bonheur dont il pourrait les combler. Il puisait dans les trésors du crédit pour les obliger, pourvu que cela ne lui coûtât pas trop de peine. Au contraire, l'image du malheur lui était insupportable, et je lui ai entendu faire des plaisanteries, qui me paraissaient affreuses, sur les pleurs de la famille de son cousin Choiseul le marin, qu'il avait été obligé de faire exiler pour se mettre à l'abri de ses menées enragées; et voilà comme il s'armait par une feinte dureté contre la facilité et la faiblesse, qui lui étaient naturelles. Je lui ai entendu répondre à madame de Choiseul qui l'appelait un tyran: dites, un tyran de coton! Aussi, un moyen sûr d'obtenir de lui ce qu'on voulait, était de l'irriter auparavant sur un autre objet; cette colère passée, le lion devenait un mouton. J'ai employé deux fois contre lui ce secret que je n'ai communiqué à personne, et sans jamais en avoir abusé.

Une des plus belles qualités de M. de Choiseul était d'être ennemi généreux et ami excellent. Le duc d'Aiguillon, dénoncé au parlement et sauvé par des réticences favorables, que le duc de Choiseul mit dans les témoignages qu'il fut appelé à rendre contre son ancien ennemi, est une des grandes preuves qu'il n'était point haineux. L'attachement constant de ce grand nombre de gens de la cour, qui l'ont suivi dans sa disgrâce à Chanteloup, et qui lui ont été fidèles jusqu'à la mort, prouve combien il avait été leur ami. Le bailli de Solar, ambassadeur de Sardaigne, a éprouvé de lui les effets les plus recherchés et les plus tendres d'une amitié presque filiale. Il est le seul homme que le duc de Choiseul ait traité avec une sorte de respect, peut-être parce qu'il avait été à Rome son instituteur en politique. Le duc lui fit avoir l'ambassade de Paris, la médiation de la paix en 1762, des gratifications immenses, et une abbaye de 50000 livres de rente. Tous les devoirs pieux, qu'un fils peut rendre à son père, lui ont été prodigués par M. de Choiseul et sa famille dans sa longue et cruelle maladie, étant mort d'un cancer à Paris, peu de temps après les avantages dont son ami l'avait comblé.

Pour moi qui suis payé plus que personne pour vanter, et pour me vanter de son amitié, je dois ajouter que, durant les trente années que j'ai vécu avec lui dans une certaine intimité, il ne m'a jamais perdu de vue un seul instant, et que je n'ai jamais pu m'attirer de sa part aucun refroidissement essentiel, malgré différents torts que j'ai eus envers lui. Il aimait l'audace, et c'est par un propos presque offensant, et que j'avais soutenu avec toute la folie romanesque d'un jeune homme de vingt-deux ans, que j'ai trouvé le chemin de son cœur. Venant d'arriver en 1756 à Frascati pour y passer les deux derniers mois de l'été dans sa maison, il parla peu respectueusement de la margrave de Bayreuth, sœur aînée du roi de Prusse, qui m'avait élevé et envoyé pour remercier le pape de tout ce qu'il avait fait pour elle pendant son séjour à Rome. Je répliquai à M. de Choiseul d'une manière si fière et si piquante en présence de beaucoup de convives, qu'il jeta sa serviette sur la table et se leva avec un air fort échauffé; mes chevaux n'étant pas partis, je les fis remettre, je voulus me retirer. Madame de Choiseul me retint, et je ne restai qu'à condition que M. l'ambassadeur me promettrait de ne jamais rien dire en ma présence de la margrave, que je ne pusse écouter décemment. Il le fit, me traita depuis ce moment avec la plus grande affection, et le roi de Prusse ayant levé le mois d'après le bouclier contre la France, par son entrée en Saxe, dont j'appris la première nouvelle, M. de Choiseul n'a depuis jamais tenu aucun propos désobligeant contre la margrave et son frère, sans m'en demander plaisamment la permission.

Sa pétulance audacieuse a été mise au jour dès le premier carnaval de son ambassade à Rome. Cette histoire, qui a fait tant de bruit, a été estropiée et trop mal jugée, pour que je ne la rapporte pas, d'autant plus que je la tiens de source. On avait donné au gouverneur de Rome la loge que les ambassadeurs de France avaient eue au théâtre d'Aliberti, et, par mégarde ou par malice, on oublia de la rendre à M. de Choiseul, qui voulut absolument la ravoir, quoiqu'il n'aimât pas la musique italienne. Le gouverneur prétendit que, représentant la personne du pape, sa présence était nécessaire au spectacle, et qu'il ne céderait pas. A la première représentation, M. de Choiseul arma ses gens, ayant appris que le gouverneur voulait arriver avec main forte, et lui fit dire que, s'il osait entreprendre la moindre violence pour entrer dans cette loge, il le ferait jeter dans le parterre. Tout Rome fut pétrifié. Le pape ne sachant que dire, chargea le cardinal Valenti de faire une mercuriale à l'ambassadeur. Ce prélat, qui avait beaucoup de dignité et d'éloquence, composa une harangue très-énergique, qu'il débita avec l'assurance de terrasser le jeune ambassadeur. Savez-vous ce qu'il me répondit? me dit le cardinal, qui m'a raconté toute l'histoire l'année d'après: il claqua des doigts (c'était son geste favori d'insouciance) presque sous mon nez, et me dit: vous vous moquez de moi, monseigneur, voilà trop de bruit pour un petit prestolet, quand il s'agit d'un ambassadeur de France; ensuite il fit une pirouette sur le talon et sortit. Ces incartades qui contrastaient avec la gravité romaine et celle des ambassadeurs, qu'ils avaient vus jusque-là, devaient naturellement faire un mauvais effet contre M. de Choiseul, et lui donner la réputation d'un jeune étourdi peu fait pour sa place. Mais, après les premiers propos, on ne vit en lui qu'un homme d'esprit soutenu par sa cour, et capable de tout dans de plus grandes entreprises, ayant tout osé pour si peu de chose. Il fut craint, respecté et bientôt courtisé, aimé et admiré par les Romains, éblouis de sa magnificence et des grâces de la cour qu'il procurait à ses clients. Il fut chéri par Benoît XIV à cause de la gaieté de son esprit, et la morgue romaine resta déconcertée pour toujours devant son maintien dégagé et burlesque. Voilà comme les objets dont la puissance sacrée ne repose que sur l'opinion, perdent leur valeur par un peu de courage, de dédain et de ridicule.

M. de Choiseul avait mené une vie dissipée et libertine dans sa première jeunesse. Nommé ambassadeur à Rome, il était encore fort ignorant, il lisait peu, mais n'oubliait jamais rien de ce qu'il avait lu; son esprit prompt, adroit, pénétrant et juste, entendait à demi-mot, devançait les explications et cachait son ignorance en éblouissant par sa perspicacité. Aussi se contentait-il de savoir l'essentiel des choses, abandonnant les détails aux secrétaires et à ses commis. Il écrivait de sa main les dépêches les plus secrètes sans faire un brouillon, il n'en gardait pas de copies, et les envoyait par des courriers. Son écriture était si illisible, qu'un ministre fut obligé un jour de renvoyer la dépêche, en alléguant l'impossibilité de la déchiffrer. Il travaillait peu et faisait beaucoup. Ses intrigues et ses plaisirs lui enlevaient un temps considérable, mais il le regagnait par la promptitude de son génie et la facilité de son travail. Il avait imaginé différents moyens de l'abréger et de le simplifier; entr'autres, une manière de réduire un grand nombre de lectures et de signatures à une seule. La voici: chaque courrier lui apportait une corbeille pleine de lettres et de placets, que lui, comme ministre de la guerre, aurait dû lire; il n'en faisait rien: premièrement, parce que c'était presque impossible, et puis, parce qu'il avait bien autre chose à faire. Un commis les lisait pour lui, et formait une colonne à mi-marge, des numéros et des précis de ces lettres. Il en faisait la lecture au ministre qui lui dictait la substance de ses résolutions, et qui était écrite vis-à-vis, à la marge. Cela fait, le ministre parcourait le tout, et signait. Ensuite cette feuille se remettait à un autre commis, qui en faisait les réponses, lesquelles ne se signaient qu'avec la griffe, et partaient sans être revues par le ministre; mais l'original de toutes ces expéditions, déposé aux archives, était un document permanent qui obviait à tous les abus de l'estampille.

Jamais il n'y a eu un ministre aussi indiscret dans ses propos que M. de Choiseul; c'était son défaut principal. Sa légèreté, la fougue de son esprit, son goût pour les plaisanteries, et souvent l'effervescence de sa bile, en étaient les causes naturelles. Cependant il y en avait encore d'autres plus nobles dans le fond de son cœur, qui font presque honneur à son indiscrétion: la sincérité de son âme haïssait, autant que la justesse de son esprit, tout ce qui était faux; et l'élévation de son caractère dédaignait les réserves timides et le pédantisme minutieux de la politique. L'expérience l'ayant amené enfin à reconnaître son défaut, il a mieux aimé s'en faire un jeu, que de s'en corriger. Il inventait des indiscrétions pour donner le change, et il se consolait d'un embarras par le plaisir de s'en tirer; car la prérogative la plus éminente de son génie était l'art de trouver remède à tout. Il était l'homme du moment pour jouir, faillir, et réparer, vraiment prodigieux pour trouver des expédients; et, s'il avait vécu jusqu'à la révolution, lui seul peut-être aurait été capable d'imaginer un moyen pour l'arrêter.

De tant de bons mots qu'il a dits, je n'en rapporterai qu'un, le meilleur à mon gré, et qui prouve que, même dans la colère, la promptitude de son esprit et la gaieté supérieure de son humeur, ne l'abandonnaient pas pour se tirer d'affaire. Un officier qui l'importunait sans relâche à toutes ses audiences, pour obtenir la croix de Saint-Louis, se mit enfin entre lui et la porte, par laquelle ce ministre voulait s'échapper, pour le forcer à l'écouter. Outré de cette impertinence, il s'emporta au point de lui dire: Allez-vous faire ... mais la réflexion que c'était un militaire et un gentilhomme, l'arrêta, et voici comme il se reprit pour achever la phrase: Allez vous faire protestant, et le roi vous donnera la croix de mérite.

Il n'aimait les honneurs, la richesse et la puissance que pour en jouir et en faire jouir ceux qui l'entouraient.

Le duc de Choiseul était beaucoup moins fier de sa place que de sa personne. Quand il pensait à sa naissance, il se rappelait qu'anciennement un homme de qualité aurait cru se dégrader en acceptant une charge de secrétaire d'État, et que tous avant lui, hormis l'abbé de Bernis, avaient été gens de robe, et d'après cela il croyait faire beaucoup d'honneur à Louis XV de vouloir bien être son ministre. Quoique tout le monde sût que la France, jadis si redoutable, n'était plus à craindre, que Louis XV était décidé à tout prix de n'avoir plus de guerre, et que la mauvaise opinion qu'on avait de ses finances, surpassant la réalité, était confirmée par lui-même, qui disait souvent à ses gens: Ne mettez pas sur le roi, cela ne vaut rien! le duc de Choiseul néanmoins soutenait encore la dignité de cette couronne et le respect qu'on lui portait. L'Europe avait une terreur panique de son audace incalculable. Cependant on se trompait: il se faisait plus méchant qu'il n'était; il n'aurait jamais osé compromettre son maître au delà des bornes qu'il lui avait absolument prescrites.

On raconte que le duc de Choiseul, étant à Rome, avait eu du général des jésuites l'aveu d'avoir été noté par eux comme ennemi de leur ordre sur un propos inconsidéré, qu'il avait tenu dans sa première jeunesse, et l'on prétend que l'horreur, que lui avait inspirée une inquisition si recherchée, était la cause de tout ce qu'il a fait depuis contre eux. On se trompe: c'est une succession de torts de leur part, et d'autres circonstances qui en ont fait leur ennemi. Indigné de la persécution affreuse, que le parti moliniste en France avait suscitée aux mourants par le fameux régime des billets de confession, l'ambassadeur travailla de bon cœur, et d'après ses instructions, à les contrecarrer auprès de Benoît XIV, qui ne les aimait pas. Alors ce furent les jésuites qui se déclarèrent ses ennemis, et ne cessèrent de le persécuter par le parti des dévots. Dans les premières années de son ministère, ils se servirent du duc de la Vauguyon, pour engager M. le Dauphin à remettre au roi un mémoire plein de calomnies contre M. de Choiseul qui, s'étant justifié, obtint la permission de s'en expliquer vis-à-vis de M. le Dauphin, auquel son père avait fait une vive semonce. Ce prince malgré cela n'ayant pas reçu convenablement M. de Choiseul, celui-ci eut la hardiesse de lui dire: Monseigneur, j'aurai peut-être le malheur d'être un jour votre sujet, mais je ne serai jamais votre serviteur!

Madame de Pompadour, amie et protectrice de M. de Choiseul, était encore plus que lui en butte à la haine de M. le Dauphin, de madame la Dauphine, et de tout le parti dévot.

Voilà les intérêts communs que les cours de Madrid et de Lisbonne, auteurs principaux de la ruine des jésuites, employèrent pour favoriser leurs desseins. M. de Choiseul qui, dès lors, avait l'idée du pacte de famille en tête, crut avoir trouvé un moyen de s'ancrer dans l'esprit de Charles III, en se vouant à lui pour perdre les jésuites en France. Les parlements les avaient proscrits, mais il fallait le consentement du roi pour les expulser, et le roi avait une secrète inclination pour cette société, qui avait pour elle toute la famille royale et un grand parti au conseil et à la cour. Le duc de Choiseul nous a dit depuis, dans sa retraite de Chanteloup, qu'il s'était bien gardé de paraître son ennemi aux yeux de son maître, mais qu'il avait constamment dicté au roi d'Espagne ce qu'il fallait dire à celui de France, avec lequel il correspondait de main propre. Au reste, il me paraît que ce ne sont ni les cours ni les ministres, mais les jésuites eux-mêmes, qui se sont perdus; ce sont leurs trafics d'argent en France, leurs imprudences en Espagne, et surtout l'orgueil, l'opiniâtreté, et la sotte témérité de leur général, qui ont ourdi et consommé leur ruine. Quand on manda à ce dernier que le P. Malagrida était arrêté comme complice de l'assassinat du roi de Portugal, beaucoup d'amis des jésuites se trouvaient rassemblés à un dîner chez le cardinal Negroni avec le P. Ricci; tous lui conseillèrent d'écrire sur-le-champ au roi de Portugal, que quoique persuadé de l'innocence de Malagrida, son ordre implorait provisoirement pour lui la clémence de S. M. T. F.; mais le général fut inflexible: il écrivit une lettre folle, pour soutenir qu'un jésuite ne pouvait être jugé que par la société, et la société fut chassée du Portugal. C'est le P. Adami, ci-devant général des servites et un des convives de ce dîner, qui m'a conté cette anecdote. Une autre, que je tiens de M. de Choiseul, est une preuve encore plus grande de l'imprudente témérité du P. Ricci. On avait mis sous les yeux de Louis XV la thèse, que les jésuites ont soutenue de tout temps, et avaient osé agiter de nos jours à Montpellier, qu'il était permis de tuer un tyran ou un roi qui était contraire à la religion catholique. Le prince se rappelant sans doute la tentative de son assassinat, parut frappé; le maréchal de Soubise, organe principal du parti dévot au conseil, dit qu'il suffisait de demander au général de condamner et de prohiber pour jamais une thèse, qui datait de très-loin, et qui, de nos jours, était monstrueuse. Alors le roi ordonna à M. de Choiseul d'écrire à Rome pour cet effet, et ce ministre crut l'occasion manquée pour longtemps, d'arracher le consentement du roi, nécessaire à l'exécution de l'arrêt du parlement; mais le général Ricci refusa avec une arrogance incroyable de faire ce qu'on lui demandait, disant que la condamnation de cette thèse, qui n'avait jamais été qu'un exercice d'esprit, impliquerait l'idée d'une doctrine, et aurait l'air de désavouer une opinion, dont le simple soupçon serait déshonorant pour son ordre, et c'est alors qu'il prononça cette fameuse sottise: sint ut sunt, aut non sint. Une telle effronterie décida le sort des jésuites en France et prépara la possibilité de leur extinction. Clément XIV qui les craignait encore plus qu'il ne les haïssait, les a défendus encore longtemps, et le cardinal de Bernis m'a dit qu'on n'a pu forcer ce pape à lâcher la bulle, que par la menace positive de publier la promesse, écrite de sa main, d'abolir l'ordre des jésuites pour obtenir la tiare, et par conséquent le crime honteux d'une simonie. On croit presque généralement, que Clément XIV a été empoisonné par les jésuites: pour moi je n'en crois rien. Ils n'étaient pas gens à commettre des crimes inutiles, ce poison aurait été moutarde après dîner. Le marquis de Pombal, Charles III et le duc de Choiseul sont morts fort naturellement, voilà les preuves de mon opinion. Clément XIV est mort de la peur de mourir; son idée fixe était le poison, et la putréfaction subite de son cadavre n'a été que l'effet de l'angoisse horrible qui l'a tué. Je suis persuadé que les jésuites existeraient encore, s'ils avaient été aussi méchants qu'on les a supposés.

L'on a reproché à M. de Choiseul d'avoir dilapidé les finances. J'ai été témoin, qu'après la mort de madame de Pompadour, il s'est donné beaucoup de peine pour s'instruire sur cet objet, et pour chercher des remèdes: il a consulté surtout Forbonnais et M. de Mirabeau, qui tous deux m'ont dit avoir été étonnés de la perspicacité, avec laquelle il approfondissait des matières si difficiles. Mais réfléchissant sur l'impossibilité de remédier à des désordres fondés sur la faiblesse du roi, sur de longs abus, et sur l'avidité insatiable des gens de la cour, il a désespéré de pouvoir combiner des projets d'économie avec le maintien de son crédit et de la faveur. Il ne s'est plus occupé qu'à faire nommer des contrôleurs-généraux, qui lui fussent dévoués, à se procurer tous les fonds nécessaires au succès des départements dont il était chargé, et à être le distributeur des grâces du roi. Toutefois, on ne peut lui reprocher la prodigalité relativement à lui-même, et le compte qu'il a rendu des épargnes faites dans ses départements, a prouvé également son honnêteté et ses talents pour l'économie.

M. de Choiseul, qui a toujours visé à se rendre indépendant et inamovible, aurait bien voulu obtenir la charge de surintendant des finances. La comptabilité rigoureuse, imposée à cette place, lui aurait donné le droit de refuser toutes les demandes indiscrètes, même celles du roi, et fourni l'excuse bien légitime de dire: Sire, il y va de ma tête. Mais Louis XV pressentait bien un tel inconvénient, et avait de plus une répugnance invincible à faire revivre aucune de ces anciennes grandes charges de la couronne. Au reste, si l'on compare la dette de Louis XV à celle de Louis XVI, et le déficit sous ce dernier règne aux ressources que la révolution a découvertes et dilapidées, on trouvera qu'il n'y avait pas de quoi tant crier contre Louis XV, ni qu'il ait été nécessaire de convoquer les états généraux, pour peu qu'on eût voulu employer une petite partie de ces ressources.

Si M. de Choiseul avait eu autant d'attachement et de déférence pour sa femme que pour sa sœur, il s'en serait bien mieux trouvé; il aurait eu des amis moins nombreux, moins gais et moins flatteurs, mais plus vertueux, plus sages et plus désintéressés que n'étaient ceux, dont madame de Grammont, et l'espoir de tout obtenir par elle, l'avaient environné. Il n'aurait pas eu les ennemis, qu'elle lui attirait par son arrogance, ses préventions, et les abus qu'elle faisait de son crédit; et le cœur excellent de son frère aurait été préservé contre l'écorce qui se forme autour de celui des ministres.

Madame de Choiseul a été l'être le plus moralement parfait que j'aie connu: elle était épouse incomparable, amie fidèle et prudente, et femme sans reproche. C'était une sainte, quoiqu'elle n'eût d'autres croyances que celles que prescrit la vertu; mais sa mauvaise santé, la délicatesse de ses nerfs, la mélancolie de son humeur, et la subtilité de son esprit, la rendaient sérieuse, sévère, minutieuse, dissertatrice, métaphysicienne, et presque prude. Voilà du moins comme elle était représentée à son mari par sa sœur, et le cercle joyeux qui se divertissait chez elle. Malgré cela, il était pénétré d'estime, de reconnaissance, et de respect pour une femme qui l'adorait, qui lui conciliait les ennemis de sa sœur, et à qui son cœur rendait la justice d'avoir une vertu plus pure, plus solide, et plus méritoire que n'était la sienne.

La duchesse de Grammont était plus homme que femme; elle avait une grosse voix, le maintien hardi et hautain, des manières libres et brusques: tout cela lui donnait un air tant soit peu hermaphrodite. Elle possédait les qualités de son frère, mais plus prononcées, ce qui leur donnait une teinte rude, et choquante dans une femme. Cette ressemblance avec M. de Choiseul, jointe à l'art de savoir l'amuser, lui avait donné un empire sur lui, qu'elle affichait avec une insolence essentiellement nuisible à la réputation et même à la fortune de son frère; car cette femme impérieuse et tranchante a beaucoup accéléré la chute de M. de Choiseul, tandis qu'elle aurait été au moins retardée par l'intérêt extrême que madame de Choiseul inspirait au roi, à toute la cour, et même aux ennemis de son mari.

Tout le monde a su que Louis XV exilant ce ministre à Chanteloup, dit qu'il l'aurait traité bien plus durement, sans sa considération pour madame de Choiseul, et qu'il ne lui sut aucun mauvais gré de la lettre pleine de fierté qu'elle lui avait adressée, en refusant une pension de 50 000 francs que le roi lui offrait. Après avoir sacrifié à son mari tous ses biens disponibles, jusqu'à ses diamants, elle a encore consacré après lui toutes les rentes dont elle avait l'usufruit à sa mémoire, s'est réduite avec un laquais et une cuisinière à la dixième partie de son revenu, pour acquitter les dettes de M. de Choiseul, et a payé jusqu'à la révolution plus de 300000 écus par an, pour achever de les éteindre. Aussi sa personne a-t-elle été respectée, même par les monstres de cette révolution, tandis que sa belle-sœur a été traînée par eux au supplice, sans démentir son caractère plein de courage et d'orgueil, traitant ses bourreaux comme des valets.

On a débité, surtout en Angleterre, que M. de Choiseul, pour se soutenir un peu plus longtemps, avait tâché d'impliquer la France dans une guerre, qui était sur le point d'éclater entre l'Espagne et l'Angleterre, au sujet des îles Falkland. Cela est faux. J'ai su par le prince de Masserano, alors ambassadeur d'Espagne à Londres, et vingt ans après par un commis des affaires étrangères, que le duc de Choiseul a fait en cette occasion deux démarches trop longues à rapporter ici, aussi hardies que désintéressées, pour maintenir la paix. Au reste, ce ministre ne tenait déjà plus à sa place. Sa santé était altérée; enfant gâté de la fortune et de la faveur, il ne pouvait supporter aucun dégoût; fatigué des bonheurs de la cour, il souhaitait être heureux d'une autre manière, et il bâtissait des châteaux en Espagne sur Chanteloup.

Il lui aurait été bien facile de s'arranger avec madame du Barry, qui ne demandait pas mieux que d'être tirée des griffes rapaces et tyranniques de son beau-frère, de ses protecteurs, et de tous les roués dont elle était l'instrument. Elle était d'ailleurs une bonne créature, fâchée d'être employée à faire du mal, et dont l'humeur joyeuse eût raffolé de M. de Choiseul, dès qu'elle l'aurait connu. Le roi aurait certainement fait l'impossible pour favoriser et consolider l'union de sa favorite avec son ministre, qu'il était très-fâché de perdre; rien ne le prouve mieux qu'un billet qu'il lui écrivit dans les derniers temps, où ils s'écrivaient plus qu'ils ne se voyaient. M. de Choiseul se plaignant à son maître d'une horrible tracasserie, dont il était menacé, celui-ci lui répondit: «Ce que vous imaginez est faux, on vous trompe; défiez-vous de vos alentours que je n'aime pas. Vous ne connaissez pas madame du Barry, toute la France serait à ses pieds, si»..... signé Louis. Ce billet que j'ai vu, n'exprimait-il pas le vœu d'un accommodement, la prière de s'y prêter, et l'aveu bien étrange pour un roi, que le simple suffrage de son ministre ferait plus que tout ce qui était en la puissance royale? Il est étonnant que le cœur sensible de M. de Choiseul ait résisté à tant de bonté, à l'envie de jouer tous ses ennemis, et à la certitude de régner plus commodément à l'aide d'une femme, qui aurait été entièrement à ses ordres: il est encore plus surprenant que, répugnant à s'avilir par la moindre démarche honteuse, sachant qu'il serait exilé, il n'ait pas donné sa démission, surtout avec ces dispositions à la retraite, dont j'ai parlé plus haut. Mais il ne prévoyait pas, qu'en l'exilant, on le traiterait avec tant de rigueur, qu'on le forcerait à se démettre de sa charge de colonel-général des Suisses, dans laquelle il se croyait inamovible, et ne savait rien des moyens aussi singuliers que noirs, qui furent mis en œuvre par le chancelier, dans les derniers moments, pour irriter le roi, et le disposer à des actes de violence. On employa des billets que le duc de Choiseul avait écrits anciennement à M. de Maupeou, lorsqu'il était encore premier président, dans un temps de dissension entre le parlement et la cour, et où il convenait au bien public que le premier ne se rendît pas d'abord aux volontés du conseil d'État; ces billets contenaient des exhortations à résister, des conseils pour se conduire, et des promesses de le seconder; ces billets, qui n'étaient pas datés, furent montrés au roi, comme venant d'être adressés au premier président actuellement, au lieu d'obvier aux troubles, qui ont éclaté depuis avec tant de violence. M. de Choiseul fut par là sourdement convaincu d'avoir des liaisons criminelles avec le parlement, qu'on savait lui être fort dévoué, et d'avoir voulu attenter à la puissance royale, qu'il n'aimait pas trop. Ne prévoyant aucune de ces menées, on dirait qu'il ait voulu ne rien déranger à la belle porte qu'on lui construisait pour sa sortie triomphale; aussi sa chute et son existence à Chanteloup ont-elles été plus brillantes que les plus beaux jours de sa faveur. La moitié de la cour a déserté Versailles, pour se rendre à Chanteloup; et le peuple de Paris bordait les rues, depuis son hôtel jusqu'à la barrière d'Enfer, le comblant d'acclamations, honorables, ce qui fit à ce ministre, qui n'avait jamais été populaire, une impression si sensible, qu'il dit les larmes aux yeux: «voilà ce que je n'ai pas mérité.»

M. de Choiseul a eu le malheur de s'attirer une calomnie, aussi horrible que dénuée de preuves et de vraisemblance, par un propos le plus étrange et le plus inconsidéré qu'il ait jamais tenu. J'y étais et j'en ai frémi. Madame la Dauphine se mourait. Tronchin avait été appelé, et se disputait violemment avec les médecins de la cour. Le roi se trouvait à Choisy, et M. de Choiseul revenant à Paris pour souper, conta d'un air fort échauffé, que le roi avait reçu un billet de Tronchin, dans lequel il disait, que l'état de madame la Dauphine manifestait des symptômes si extraordinaires, qu'il n'osait pas les confier au papier, et qu'il se réservait d'en informer Sa Majesté de bouche, à son retour: Que veut dire ce coquin de charlatan? prétend-il insinuer, que j'ai empoisonné madame la Dauphine? Si ce n'était le respect que j'ai pour M. le duc d'Orléans, je le ferais mourir sous le bâton. C'est un propos inconcevable, qui a germé longtemps et qui lui a valu l'accusation affreuse, non-seulement d'avoir empoisonné madame la Dauphine, mais même le Dauphin.

Je m'en vais me permettre de rapporter un de mes bons mots, non parce qu'il est de moi, et qu'il a le mérite de n'être qu'un seul mot, mais parce qu'il a été raconté comme une réplique, adressée à une petite maîtresse étourdie, pour lui faire sentir son inconvenance, tandis que je l'ai dit à la femme la plus prudente, la plus respectable et la plus discrète que j'aie connue.

Je revenais en 1768 à Compiègne de Calais, où j'avais embarqué le roi de Danemark, qui se rendait de Dunkerque à Londres. Je jouais aux échecs avec la duchesse de Choiseul. Le monde qui avait rempli le salon s'étant écoulé, et madame de Choiseul croyant que nous étions tout seuls, me dit: On dit que votre roi est une tête,... et moi voyant un homme qui était derrière elle, je répondis en baissant les yeux: «couronnée. Elle s'avisa tout de suite que quelqu'un nous écoutait: Pardon, me dit-elle, vous ne m'avez pas laissé achever, je voulais dire, que votre roi est une tête qui annonce les plus belles espérances.

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III

LE DAUPHIN[5].

M onsieur le Dauphin, fils de Louis XV, aimait les sciences et lisait beaucoup. Son grand désir était de donner à ses enfants un gouverneur habile et savant; malgré cela il leur donna un homme inepte et ignorant. Voici comme la chose se passa.

Le duc de la Vauguyon, affilié des jésuites et n'ayant point d'autre mérite que celui d'être leur esclave, était le sujet auquel M. le Dauphin et le parti des dévots destinaient cette place. Les personnes du service intérieur de M. le Dauphin qui leur étaient dévouées, les informaient tous les matins du livre que ce prince lisait, et de la page, où il était resté; en conséquence les teinturiers de M. de la Vauguyon lui arrangeaient un précis de tout ce qu'il était possible de savoir sur cette matière, et les compères mettant la conversation sur le même sujet en présence de M. le Dauphin, leur protégé bien endoctriné parlait, non pas comme un livre, mais comme une bibliothèque; et il fut choisi.

M. le Dauphin a eu la réputation d'avoir été extrêmement bigot; on s'est trompé. Ce n'est pas lui qui, par goût ou par dévouement, s'était mis à la tête des dévots: c'étaient eux et son épouse, qui, placés derrière lui, le poussaient en avant comme étant leur chef, et peut-être était-il bien aise de jouer un rôle qui lui donnait quelque crédit.

Il haïssait les philosophes, et non la philosophie, car sa piété était éclairée, et sa politique prévoyait les dangers de l'irreligion.

Il lisait tous les livres les plus défendus, et une petite anecdote de ses derniers moments prouve qu'il envisageait la mort avec calme d'esprit, et que son respect pour les cérémonies religieuses ne l'empêchait pas de plaisanter. Après l'acte des saintes-huiles, le roi sortit, appela le duc de Gontaut et lui dit: Je viens d'être bien étonné. M. le Dauphin s'est mis à rire au milieu des cérémonies, je lui en ai demandé la raison, et il m'a répondu: Demandez à M. de Gontaut, qu'il vous raconte l'histoire du bailli de Grilles.

La voici: cet officier, commandant les grenadiers à cheval, était mourant d'une fièvre maligne; on lui avait mis force vésicatoires aux pieds, et lorsqu'on lui appliqua les saintes-huiles, sa tête était fort embarrassée. Quand il fut rétabli, on lui demanda, s'il avait eu beaucoup de douleurs? Pas trop, répondit-il, il n'y a que l'extrême-onction, qui m'a fait un mal de tous les diables.

On se trompe souvent en jugeant les opinions religieuses des princes sur l'extérieur de leurs pratiques. L'impératrice Marie-Thérèse a passé sa vie au milieu des reliques, des images miraculeuses, et des démonstrations puériles de la bigoterie la plus aveugle. Mais, après avoir su par son médecin le nombre d'heures qui lui restaient encore à vivre, elle se dépêcha de recevoir tous les sacrements; et, cela fait, elle ne regarda plus aucun objet matériel de sa dévotion précédente, pas même le crucifix, expédia encore plusieurs affaires, et termina sa vie assise sur un canapé, au milieu de sa famille.

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IV

LE MASQUE DE FER.

L 'année 1756 a été la plus heureuse de ma vie, elle m'a comblé à l'âge de vingt ans de toutes les jouissances de l'Italie et de Paris.

Je vivais à Rome au sein des beaux arts et chez le comte de Stainville, alors ambassadeur de France, dans l'intimité d'une société, dont les agréments étaient au-dessus de tout ce que j'ai trouvé depuis à Paris de plus exquis en ce genre.

C'étaient avant tout le maître de la maison dans toute la fraîcheur de sa joyeuse amabilité, et madame de Stainville à l'âge de dix-sept ans, pleine de grâces, de gaieté, et annonçant déjà les qualités solides de son cœur et de son esprit. Puis il y avait le bailli de Solar, l'abbé Barthélemy, le président de Cotte, la Condamine, le marquis d'Alem et M. Boyer de Fondcolombe qui composaient ce cercle, et les mêmes personnages se trouvant réunis quelques années après autour de M. de Choiseul, devenu ministre des affaires étrangères, nous nous rappelions souvent nos belles soirées de Rome et de Frascati, les différents sujets de conversation, qui nous avaient intéressés davantage, et entr'autres le masque de fer.

Notre curiosité eut soin de réchauffer celle que M. de Choiseul avait partagée avec nous, et ce ministre nous promit qu'il emploierait tous les moyens qui étaient en son pouvoir, pour approfondir ce mystère.

Il commença par faire faire les recherches les plus soigneuses dans le dépôt des affaires étrangères, et il ne trouva rien.

Ensuite il fut au roi qui, lui nommant successivement différents personnages, auxquels on avait appliqué cet événement, fit connaître par ses défaites qu'il ne voulait pas parler.

Alors on s'adressa à madame de Pompadour qui fit réellement l'impossible pour vaincre la résistance du roi. Mais, après avoir essuyé plusieurs rebuffades, voici le discours mémorable que ce prince lui tint: Cessez de me tourmenter sur ce sujet, je ne puis pas vous le dire, c'est le secret de l'État. Après MM. de Louvois et Chamillard, personne n'en a eu connaissance que M. le Régent et le cardinal de Fleury; ce dernier m'en a instruit, il n'y a au monde que moi qui le sache, et il doit être enterré avec moi.

Eh, quel devait donc être ce vieux secret d'État que le roi n'osait pas révéler à l'homme et à la femme en place, qui les savaient tous, ceux du moment, ordinairement plus importants que ceux du temps passé! Toutes les explications de ce mystère politique que l'imagination a pu inventer, ne sont pas à l'épreuve de ce discours du roi, même la supposition, que Louis XIV, puîné, ait exclu un frère aîné par une faute de sa mère et par la nécessité de le soutenir, n'était pas une flétrissure de la mémoire de ce monarque, et n'altérait point les droits de son successeur à la couronne.

On est tenté de croire, que ce secret aurait pu donner atteinte à ces droits et qu'une telle considération devait imposer à Louis XV un silence éternel. Il fallait que la chose eût un rapport si direct et si important à la personne de ce prince, qu'il ne pût pas la découvrir sans rougir ou s'exposer. Comme on a pris grand soin d'effacer toutes les traces de cette ténébreuse affaire, on en reste aux conjectures.

Peut-être la suivante s'accorderait-elle avec le discours de Louis XV à madame de Pompadour, que j'atteste sur mon honneur être véritable et exactement tel qu'il nous a été rendu le lendemain par M. de Choiseul, lequel n'a cessé depuis, étant ministre de la guerre, de faire encore les recherches les plus soigneuses dans les archives de ce département et dans celles de la Bastille, sans obtenir le moindre éclaircissement sur cet objet.

J'ai trouvé, il y a longtemps, dans un vieux livre, dont j'ai malheureusement oublié le titre, une anecdote applicable au masque de fer; je me souviens seulement que c'était des mémoires d'un officier général, qui se disait «confident intime de la reine Anne d'Autriche.» Il raconte, qu'étant arrivé de Paris à Lyon, où Louis XIII se trouvait à l'occasion de la guerre de Savoye, le roi lui avait demandé, quelles nouvelles il apportait? ayant répondu: qu'on disait la reine grosse. Ce monarque, après avoir rêvé un moment, s'était écrié en frappant du pied: Cela n'est pas possible!

Essayons de bâtir une hypothèse sur cette anecdote. Supposons que la reine, enceinte du cardinal, ait chargé son confident de sonder le terrain, pour s'assurer si le roi aurait bonne mémoire et se donnerait la peine de calculer; que cette princesse, apprenant les marques de défiance et d'emportement de son mari, redoutable pour sa cruauté, ait craint de publier sa grossesse, qu'elle soit accouchée secrètement, et qu'après la mort de Louis XIII, elle et le cardinal, restés maîtres absolus en France, aient cédé au désir de mettre leur enfant sur le trône, et de l'échanger contre le fils légitime du roi, et que la tendresse maternelle ait sauvé de la mort, et condamné son autre fils à porter ce masque de fer, lorsqu'on s'est aperçu de sa grande ressemblance avec son frère. Cette hypothèse pourrait cadrer avec le propos essentiellement important de Louis XV à madame de Pompadour, car ce monarque se serait également déclaré par là illégitime successeur de ses ayeux.

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V

NECKER.

L es causes éloignées, qui ont produit la révolution sont si nombreuses, et les prochaines si défigurées par les passions des partis, leur champ a été si vaste et leurs routes si tortueuses, que jamais historien ne se tirera de ce labyrinthe, pour en rapporter un ensemble juste, vrai et satisfaisant. Combien ne se trompent donc pas ceux qui de nos jours ne voient dans les causes prochaines, que deux fantômes créés par leur ignorance ou leur désespoir. Pour un des partis, c'est la reine; pour l'autre, c'est M. Necker, qui a été la cause unique de la révolution. Comme cette dernière imputation est sans comparaison la plus fausse et la plus injuste, que j'ai connu pendant trente ans cet homme célèbre et malheureux, crucifié pour avoir voulu sauver le peuple, et que j'ai vu de près les deux faces opposées de la révolution, l'amour de la vérité et ma conscience me pressent de dire ce que j'en sais, et surtout de peindre M. Necker.

Il était grand de taille, de caractère sérieux, froid, roide et taciturne, ce qui le faisait paraître orgueilleux, dur et rébarbatif; son esprit plus abstrait que brillant, sa politesse plus mesurée que prévenante, et son cœur moins sensible que juste, le rendaient peu aimable, mais infiniment estimable. Il affectionnait plus le genre humain que ses amis, pour lesquels il ne faisait presque rien; il aimait mieux voir en grand qu'en petit, et son ambition vertueuse s'était livrée à l'espérance de devenir le bienfaiteur d'une grande nation.

Peu de temps après son arrivée à Paris, il se fit connaître par la générosité, avec laquelle il offrit tout ce qu'il possédait alors à son ami le banquier Thélusson, qui éprouvait un embarras alarmant dans ses affaires; il devint son associé, et leur maison prospérant beaucoup, on attribua ces succès à l'habileté de M. Necker. Bientôt sa réputation s'accrut par le rôle qu'il jouait à la compagnie des Indes, dont il était syndic, et par ses liaisons avec les gens de lettres. La république de Genève l'ayant nommé son ministre, il parut à la cour, fut consulté, fit des plans de finance, composa l'éloge de Colbert, et publia son fameux livre sur le commerce des grains, qui réfutait le système des économistes. L'ensemble de toutes ces productions, joint à des mœurs pures, des actes de charité, des procédés nobles et une conduite pleine de sagesse et de droiture, donnèrent de lui l'idée d'un homme distingué par ses connaissances, son génie et ses vertus. La voix publique l'appela pour la première fois au secours de l'état, et le jeune roi, attentif à la voix du peuple, le créa directeur de ses finances. La guerre avec les Anglais, qui survint, dérangea d'abord tous ses plans. M. de Sartine, ministre de la marine, l'assassina par l'émission perfide et clandestine de dix fois plus de billets qu'on ne lui avait permis de créer sur le crédit de son département. Necker, au désespoir, prétendit qu'on optât entre lui et Sartine. M. de Maurepas fit pencher la balance en faveur de ce dernier, et M. Necker, qui avait déjà expérimenté la presqu'impossibilité de faire du bien, se retira en 1781 sans regrets, et sans accepter la pension qu'on lui offrait. Il ne fut regretté bien véritablement que par les créanciers de l'état. Son successeur, M. de Calonne, l'éclipsa totalement par son amabilité, les charmes de son éloquence et l'enchantement de ses largesses. Mais bientôt les profusions de ce ministre le forcèrent à mesurer l'abîme qu'il creusait, et à changer de conduite. Jusque-là, il n'avait travaillé qu'à se maintenir, mais calculant l'impossibilité de la durée des moyens qu'il employait, son esprit supérieur vit jour à la possibilité d'appliquer un grand remède à la grandeur du mal, et conçut l'espérance courageuse d'abattre les abus et d'établir un nouvel ordre de choses. Ne pouvant plus solder la reine, les princes et la cour, il se tourna vers M. de Vergennes, le seul homme en qui Louis XVI avait une véritable confiance. Il obtint par lui la parole d'honneur du roi de le seconder dans son projet et de tenir ferme jusqu'au bout, convoqua une assemblée des notables et l'ouvrit par un discours le plus éloquent, le plus beau et le plus ingénieux, qui peut-être ait jamais été prononcé; il commençait par le tableau le plus effrayant de l'état désespéré, dans lequel se trouvaient les finances, et, après avoir démontré la nécessité de tout entreprendre pour remédier à des dangers si pressants, il expliqua la facilité d'y parvenir par les moyens qu'il indiquait. Un de ces moyens était, autant que je me le rappelle, un impôt en denrées à percevoir sur les productions de l'année à proportion de la fertilité, projet analogue à la dîme de M. de Vauban. Un autre moyen, qui était le principal, le plus efficace, mais le plus difficile de tous, était le retranchement d'une grande partie des abus, dont jouissaient le clergé, la noblesse et surtout les grandes charges de la cour et de la couronne, dont M. de Calonne montrait la foule, la grandeur, l'iniquité et l'insolence. Malgré les oppositions, les intrigues et la défense enragée de ces grands personnages avares, qui ne voulaient pas lâcher leur proie, tout allait bien.

L'autorité du roi et les cris du public appuyaient les bonnes intentions du ministre converti. La France allait être sauvée, et M. de Vergennes mourut subitement. En observant combien il mourut à propos et que, dès ce moment, tout changea de face, que le maintien des abus fut assuré et M. de Calonne renvoyé, on est tenté d'ajouter foi à l'imputation que la famille de M. de Vergennes a faite à ceux qui avaient intérêt de le faire mourir[6]. Car lui seul était l'homme qui pouvait faire agir le roi, et sans lui, M. de Calonne se trouvait abandonné de tout le monde; il n'était plus aimé comme autrefois, parce qu'il ne donnait plus rien; il n'était plus estimé, parce qu'il n'avait pas été fort estimable. Si l'assemblée des notables eût bien tourné, l'assemblée nationale ne serait pas survenue, et le clergé et la noblesse se seraient conservés par quelques sacrifices! O justice de la Providence! qui indique souvent le genre du crime par l'analogie de la punition.

Durant cette assemblée des notables s'était élevée la fameuse querelle de M. Necker avec M. de Calonne sur le déficit dans les finances, si diversement énoncé par eux dans leurs comptes rendus; ils s'accusaient réciproquement d'avoir menti, et ils disaient vrai, car chacun avait menti, mais à bonne intention. M. Necker, pour sa commodité en cas qu'on le rappelât, ou pour celle de son successeur, avait diminué la dette nationale, afin de soutenir le crédit et de faciliter les emprunts, sa ressource favorite, parce qu'elle pèse moins sur le peuple que les impôts. M. de Calonne, au contraire, a sans doute grossi les objets pour inspirer la terreur. J'ai eu une connaissance exacte de la situation des finances, lorsqu'en 1770 j'ai quitté mon poste à Paris, et n'ayant pas perdu de vue la dette nationale parce que j'y étais fort intéressé, je puis affirmer qu'il est impossible que l'un de ces ministres n'ait pas adouci, ni l'autre exagéré le mal. Une suite de prodigalités, de déprédations, de fausses alarmes et de mouvements révolutionnaires, qu'il serait trop long de développer, ont amené insensiblement la promesse et la nécessité d'une convocation des états généraux, dont l'idée avait pris naissance dans les espérances offertes par l'assemblée des notables.

Nous voici à l'époque où commencent les grands reproches, qu'on fait avec une sorte d'apparence à M. Necker, et dont je ne citerai que les trois principaux. Le premier est d'avoir engagé le roi à accorder, au moment même de la convocation des états généraux, tout ce que le peuple français pouvait raisonnablement demander de lui, et à publier, dès la fin de décembre 1788, ces dispositions débonnaires dans le rapport de M. Necker fait à la clôture de son assemblée des notables. Le second reproche est d'avoir décidé que l'on ne voterait pas par ordres, mais par tête, après avoir accordé une double représentation au tiers-état. Le troisième est de n'avoir pas employé la forme ancienne de vérifier les pouvoirs des commettants devant une commission royale, mais d'avoir assigné à la noblesse et au clergé leurs salles particulières, comme pour les inviter à se séparer. Si le danger des révoltes n'avait pas été si pressant, ni les besoins de l'état si urgents, il aurait certainement mieux valu que le roi se fût laissé prier, pour céder peu à peu aux instances de son peuple. Mais a-t-on le droit de condamner M. Necker après les événements? Il faut juger un homme qui a fait ses preuves d'honnêteté et de vertu, sur ses intentions, et sur la question s'il a pu faire autrement.

M. Necker, témoin depuis si longtemps de la soumission d'un peuple opprimé, du despotisme d'une cour déréglée, de l'instabilité des volontés royales, du pouvoir des intrigues, et de l'incertitude de rester en place, voyait un moment fortuné, où le roi consentait à donner pour toujours un père à son peuple. Plein de sollicitude pour le bonheur de ce peuple et d'appréhensions sur les vicissitudes humaines, M. Necker a cru en conscience devoir mettre, à l'abri des cabales, les plus beaux droits de la nation, et ne pouvoir lier le roi trop tôt par une déclaration, que les circonstances rendaient irrévocable. Voilà la raison principale, pour laquelle on a annoncé sans marchander en décembre 1788, ce qu'il aurait certainement mieux valu n'accorder qu'en avril 1789, si l'on avait eu à faire à un roi plus ferme et moins obsédé. Pour ce qui est de la double représentation du tiers, et de la décision, qu'on opinerait par tête, je répondrai, qu'il était impossible et qu'il aurait été absurde de faire autrement. D'abord, il paraît juste que des millions d'hommes eussent au moins la parité avec autant de centaines, mais le but principal et indispensable ayant été d'abolir les abus, et de faire payer les privilégiés comme le reste de la nation, il fallait au moins préparer une possibilité à y parvenir. En opinant par ordre, il est clair que le clergé et la noblesse auraient été deux contre un, et la pluralité des voix aurait encore été en faveur des premiers, si le tiers n'avait eu qu'une simple représentation. On aurait donc agi contre son but; toute la nation aurait été instruite d'avance, que la convocation des états-généraux serait inutile, qu'elle n'était qu'illusoire, le peuple se serait révolté, et le mal serait devenu plus grand que jamais.

A l'égard du troisième reproche, je conviens que M. Necker a fait une faute capitale, contre laquelle je n'ai rien à répliquer, sinon qu'on doit pardonner une seule faute à un homme chargé d'une besogne immense, à un homme dont l'œil voit mieux les objets majeurs que les détails, à un homme enfin plus exercé à s'occuper du bien qu'à prévoir le mal.

Le tort le plus funeste de M. Necker, mais qui peut lui être moins reproché que tout autre, est d'avoir été la dupe de son cœur. Il lui paraissait impossible, que toute la France ne dût être pénétrée de la condescendance du roi, et qu'on pût abuser de sa bonté; mais il ne tarda pas à s'apercevoir qu'il s'était trompé, et, sans prévoir les mauvaises intentions des chefs du parti qu'il avait affectionné, il chercha à contenir le mal qu'il se reprochait, et se mit à étayer tant qu'il pouvait l'autorité royale. Mais son crédit et son génie n'étaient pas assez puissants, pour diriger les démarches du roi, réprimer la fougue des prétentions du tiers-état, et faire entendre raison aux privilégiés. Il perdit la confiance de son maître, se rendit de plus en plus odieux à la cour, à la noblesse et au clergé, et devint suspect à son parti, voulant réunir les extrêmes et accorder des principes de contradiction, d'après les conseils de sa droiture et l'impulsion de sa conscience. Il a éprouvé ce qui est toujours arrivé à ceux qui étaient modérés au milieu des enragés.

Il serait cependant difficile d'imaginer même après coup, ce que M. Necker aurait pu faire, pour remédier aux désordres du terrible combat qui se préparait. Je pense que le meilleur, et peut-être le seul moyen aurait été de gagner Mirabeau, ce géant des Jacobins, dont la langue était une massue, laquelle dirigée par l'audace, le coup d'œil et le savoir faire de celui qui la maniait, frappait toujours des coups décisifs. Ce favori de la populace, tout-puissant alors parmi les factieux, connaissant tous leurs plans, et propre à les combattre à armes égales, oui, j'ose le dire, il fallait le faire premier ministre. Mais l'ambition glorieuse de M. Necker, et encore plus sa moralité sévère, auraient reculé d'horreur devant la simple pensée d'une alliance aussi monstrueuse pour lui. S'il avait pu prévoir, combien de braves et honnêtes gens se verraient forcés sous le règne de Robespierre à jouer des rôles de scélérats, pour opérer par cette abnégation bizarre et presque héroïque de la vertu, le seul bien qu'on pouvait faire alors, celui de sauver des victimes, peut-être M. Necker aurait-il eu, en rougissant, le courage de s'abaisser à une telle union, pour éviter des malheurs si inouïs.

Il est beaucoup plus aisé de dire ce que le roi aurait pu et dû faire, lorsque la violence de la noblesse faisant schisme, avait poussé le tiers à se déclarer la nation par le droit du plus fort. Le roi seul pouvait terminer la querelle facilement, et avec de très-grands avantages pour lui et pour son peuple. Il devait se déclarer pour le tiers; d'abord il se mettait du côté le plus sûr, parce que c'était le plus fort; son armée jointe au peuple, il n'y avait plus de combats à craindre, parce que la partie devenait trop inégale; presque tout le clergé, et une grande partie de la noblesse, auraient respecté son invitation de revenir à la chambre nationale; une déclaration de Sa Majesté à ceux qui vivaient de ses bienfaits, qu'elle les leur retirerait en cas de désobéissance, aurait mis à la raison la partie la plus considérable des privilégiés, et le tiers-état se serait sans doute contenu dans des bornes plus justes, s'il n'avait pas été irrité par des résistances trop protégées par l'autorité souveraine, et révolté par la menace de l'armée qui se rassemblait.

C'est du 23 juin 1789, qu'on doit dater le vrai commencement de la révolution. C'est dans ce jour mémorable, que M. Necker avait espéré de réunir les ordres qui avaient fait schisme; il avait déterminé le roi à se rendre dans l'assemblée nationale, et y prononcer un discours composé par ce ministre, et dans lequel l'autorité royale, sacrifiant presque tous ses droits, n'exigeait des partis que le sacrifice réciproque d'une partie de leurs prétentions. Mais, les ministres Villedeuil et Barentin, après avoir commencé par indisposer dès le matin les membres de l'assemblée, en leur fermant l'entrée de la salle entourée de gardes, sous prétexte qu'on l'arrangeait encore pour l'arrivée du roi, ne s'en tinrent pas là. Ils osèrent changer le discours avec la malice la plus noire, en y glissant les phrases les plus choquantes pour l'esprit qui régnait alors, et quelques altérations révoltantes. C'étaient de beaux présents arrangés par M. Necker, accompagnés de soufflets et de coups de pied. Aussi ce discours eut l'effet le plus désastreux. Le bruit s'en répandit avant la fin de la séance. Necker donna sa démission, et il y eut une émeute si effrayante, que le roi, et même la reine, furent forcés à employer les prières les plus touchantes pour persuader M. Necker de rester. Mais il eut grand tort de céder à ces instances; il devait au moins exiger le renvoi de ses perfides collègues, qui, le déjouant partout, mettaient des entraves à ses meilleures opérations, et qu'on peut placer au nombre des ingrédients de la révolution. On profita des craintes et de la jalousie, que cette émeute avait excitées dans l'âme du roi, pour le porter à rassembler une armée, et à décider le renvoi de M. Necker. Après un conseil secret, tenu le jeudi précédant la prise de la Bastille, M. Necker essuya plusieurs avanies de la part des princes, et M. le comte d'Artois disait partout qu'il méritait d'être pendu.

Le 11 juillet 1789, le roi le congédia avec toutes les marques d'affection et de regret, en le priant de partir avec tout le secret possible. M. Necker obéit fidèlement, se rendit le même jour à Saint-Ouen, et de là à Bâle, sans dire mot à personne. On ne fut assuré de son évasion que le lendemain à midi, et alors commencèrent les grandes scènes du peuple, chassant les troupes de Paris, et promenant les bustes du duc d'Orléans et de M. Necker par les rues, et les parcourant toute la nuit avec des flambeaux et des épées, sans commettre d'autre excès que de demander des armes dans toutes les maisons. Il est mémorable, et à jamais honorable pour les sans-culottes, de n'avoir, malgré leur pauvreté, fait le moindre abus de la facilité qu'ils avaient de piller. Trente mille gueux héroïques étaient les maîtres de Paris rempli de richesses immenses, et ils n'ont rien demandé que la liberté. Le 13 juillet, on commença à former une garde nationale et à s'emparer des armes, qui étaient aux Invalides. Le 14 juillet, la prise de la Bastille et les premières victimes; du 15 au 16 juillet, la fuite des princes et des ministres; le 16, l'assurance que le roi viendrait à Paris, et le 17, ce monarque traîné pendant cinq heures de temps de Versailles à l'hôtel de ville, environné de près de cent mille hommes armés d'épées, de piques et de broches, et précédé de canons dont la bouche était tournée contre sa voiture. Pendant cette longue et pénible route, ce monarque ne témoigna autre chose, que beaucoup d'ennui du trop de lenteur de la marche, et parla comme à son ordinaire, avec autant d'indifférence que de tranquillité.

Après le compliment: Paris vient de conquérir son roi, que lui fit M. Bailly, en lui présentant aux barrières les clefs de la ville, un jeune étourdi lui en fit un autre. On passait devant la place Louis XV, où il y avait un chœur de musique, et le jeune homme, fourrant sa tête dans la voiture, dit d'une voix flûtée: «Sire, on va jouer: Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille.» Le roi se renfonçant dans le fond du carrosse, répondit tout bas en soupirant: «Tudieu, quelle famille!» Arrivé à l'hôtel-de-ville, on l'y fit monter sous une voûte formée avec des épées nues, qui se croisaient et s'entrechoquaient avec un cliquetis effrayant. Exténué de fatigues, il prit un peu de pain et de vin. On lui présenta la cocarde nationale, avec laquelle il se montra au peuple ivre de joie et d'espérance. Au retour, tournant le coin d'une rue, ce monarque pensa avoir l'œil crevé par la pointe de l'épée d'un homme, qui marchait à la portière, et qui ne s'apercevait pas que le roi sortait la tête pour regarder en haut; ce bon prince rangea doucement l'épée de côté, et dit: «Mon ami, la paix est faite.»

M. Necker se rendit aux sollicitations touchantes du roi et de l'assemblée nationale, mais surtout à la peinture, qu'on lui fit des convulsions effrayantes qui agiteraient la France, s'il ne revenait pas, et il revint. Jamais triomphateur n'a été environné d'autant de gloire, d'enthousiasme et d'amour, que M. Necker faisant son entrée à Paris. C'était une apothéose, mais le soir même de cette brillante journée commença la décadence de sa grande destinée. Il avait rencontré M. de Besenval qu'on allait exécuter; il promit d'obtenir sa grâce, tint parole, mais fut dénoncé le même soir dans tous les clubs des jacobins comme ennemi caché du peuple. Depuis persécuté par eux, par la reine et la cour, abandonné par le roi et l'assemblée nationale, on l'éminça au point, qu'après une longue série de peines et de dégoûts, il fut renvoyé comme un laquais, et le peuple français donna sur lui, qui était son idole, la première preuve de cette horrible ingratitude, qu'il a exercée depuis sur tant d'autres, qui le servaient de leur mieux, comme cela s'est toujours pratiqué dans les démocraties.

Que n'a-t-il pas dû souffrir dans sa retraite cet homme si jaloux de sa réputation, si passionné pour le bien public, et dont la vertu était si délicate, en voyant sa gloire éclipsée, ses hautes espérances trompées, et les horreurs qui désolaient la France, en apprenant les calomnies que la rage et l'ingratitude répandaient contre lui, et en éprouvant peut-être des reproches que sa conscience pieuse et malade était seule en droit de lui faire, et que tout autre à sa place aurait plus mérités que lui. Il est mort, sans doute martyr des souvenirs les plus amers, buvant à longs traits le calice de regrets les plus déchirants, et portant les péchés de la France avec la patience religieuse de l'innocence souffrante.

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