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Souvenirs de Charles-Henri Baron de Gleichen

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VI

JOSEPH II et LÉOPOLD II.

L 'empereur Joseph haïssait la flatterie, mais il ne dédaignait pas un éloge transformé en critique, ou une louange, dont le ton prouvait qu'elle n'avait pas été faite pour lui être redite: j'en suis un exemple.

Une dame, qu'il aimait beaucoup, m'a confié que je dois le commencement des bonnes grâces, dont il m'a honoré, à une phrase assez libre, qui m'est échappée dans une lettre, écrite de Vienne au baron de Frankenberg à Gotha; je lui disais: «que ce monarque ressemblait à un ragoût parfait, où rien ne domine.» Effectivement ce prince n'avait aucune de ces qualités saillantes, qui dépassent les autres et qui marquent ordinairement dans le caractère d'un grand homme; toutefois j'ai reconnu depuis, que ma comparaison n'était pas tout à fait juste.

Joseph II avait quelques traits dans sa physionomie morale qui le distinguaient particulièrement. Il avait une activité rare, qui le rendait capable de faire quatre fois plus qu'un homme ordinaire; aidé par l'heureuse facilité de passer d'un travail à l'autre, sans qu'aucune des idées précédentes se mélât aux subséquentes. Mais cette activité, d'ailleurs si précieuse, devenait un défaut en lui, parce qu'elle était souvent trop minutieuse et toujours fouettée par une impatience, qui devançait quelquefois la réflexion, la marche des lumières qu'il répandait, et le moment de l'opportunité.

Il s'est pressé de régner, comme s'il avait prévu qu'il n'avait pas de temps à perdre; et bien des choses, qu'il a faites, ont soutenu sa monarchie chancelante: surtout l'égalité de la justice pour toutes les classes, qu'il a introduite, est devenue la source de l'attachement que son peuple a témoigné à ses successeurs. La plus belle qualité peut-être de Joseph II, si impatient pour agir, était sa patience pour supporter la contradiction, sa longanimité et son mépris des offenses.

Tout ce que la bêtise, l'ignorance, la mauvaise volonté et la malice ont de plus révoltant, il l'a éprouvé dans l'exécution des changements qu'il voulait faire. On contrariait ses projets, tantôt par trop de précipitation, qui ne lui laissait pas le temps du repentir, le tout pour avoir la satisfaction de pouvoir lui reprocher la mauvaise réussite d'une entreprise nouvelle. Tout autre que lui aurait fait pendre et rouer, mais il n'opposait à ces contrariétés qu'une vigilance et une fermeté imperturbables. Il était naturellement calme et n'a jamais donné une preuve d'emportement, mais sa justice était sévère; il la regardait comme son premier devoir, et comme la principale vertu d'un monarque.

Il craignait d'être ce qu'on nomme un bon prince, mais il avait moins sujet qu'un autre d'avoir peur d'être la dupe de son cœur peu sensible, jamais tendre. Sa bonté se bornait à aimer le peuple, à ne haïr personne, à être débonnaire, communicatif, affable, même familier avec tout le monde, et singulièrement aimable pour ceux qui étaient de sa société. Mais il n'avait point de favori, point de maîtresse, point de ministre jouissant d'un grand crédit: jaloux de son autorité, il était fortement en garde pour n'être gouverné par personne. Il parlait beaucoup, comme tous les princes de sa maison; mais, quoique trop verbeux, il contait agréablement, et le style de son discours se serrait et devenait énergique quand, dans le tête-à-tête, il traitait une matière intéressante.

Personne ne questionnait mieux que lui, ni n'excitait plus de confiance par sa familiarité et sa cordialité; ses questions avaient l'air et souvent l'intention de chercher un conseil, mais il ne cherchait ordinairement que d'en trouver un qui s'accordait avec son avis.

Quoiqu'il eût l'esprit très-cultivé, il n'aimait que les sciences utiles et détestait les spéculations. Il connaissait parfaitement les défauts et les ridicules des Viennois, s'appliquait à les corriger, à plier leur roideur et à humilier leur morgue; il leur donnait lui-même l'exemple de la politesse, et tâchait d'abattre les prétentions de leur vanité, autant que l'aristocratisme de leurs déportements. La simplicité de son costume, de son étiquette et de toute sa manière d'être, avait le caractère d'une noble assurance de sa grandeur, bien plus que d'une singularité, car cette simplicité lui était naturelle.

Son économie était plus louable en général que bien entendue dans ses détails; son grand défaut, et en vérité il en avait peu, était d'avoir été trop peu généreux. Il pensait que, parce qu'il sacrifiait toute sa vie au service de l'État, sans se payer par les dépenses, que d'autres souverains faisaient, pour satisfaire leurs passions, tous les citoyens devaient de même se vouer à l'intérêt du bien public, sans autre récompense que celle d'avoir bien fait leur devoir.

L'exemple de Frédéric II lui avait inspiré l'espérance de pouvoir faire comme lui. Il est certain que jamais prince n'a été si bien servi, ni à si bon marché, que ce roi; mais aussi jamais prince n'a su nuancer plus finement, ni avec plus de justesse, les récompenses réelles et imaginaires que lui, et l'avarice de son père qui avait précédé sa petite lésine, la rendait non-seulement supportable, mais lui donnait même un air de libéralité.

Je finirai par une anecdote plus intéressante que toute autre pour mon esprit et mon cœur. Elle est un exemple bien singulier d'une étrange sévérité, de la justice de Joseph II exercée sur un coupable et sur lui-même.

Le lieutenant-colonel Székely estimé et aimé de tout le monde, s'était rendu célèbre par plusieurs guérisons difficiles, qu'il avait opérées avec des remèdes, que lui fournissaient les Rose-Croix; mais ces messieurs l'avaient induit, par l'espérance de la pierre philosophale, à leur donner le peu d'argent qu'il avait, et une partie de celui qui se trouvait dans la caisse de la garde hongroise, dont il était le trésorier. Le terme pour visiter cette caisse approchait et, se voyant perdu, il alla se jeter aux pieds de l'empereur, et crut qu'en s'accusant lui-même avant la découverte de son crime, il pourrait exciter la clémence du monarque, par cette preuve de confiance en sa générosité. Mais Joseph II, qui haïssait particulièrement les Rose-Croix, le fit juger par un tribunal de justice, et non content de la sentence qui condamnait Székely à un long emprisonnement, le prince, irrité à un point inconcevable, casse la sentence et ordonne que le lieutenant-colonel soit exposé au pilori et enfermé pour le reste de ses jours. Alors parut un libelle dans lequel la cause était plaidée de la manière la plus touchante, et l'extrême sévérité de l'empereur dépeinte avec les couleurs les plus noires. On le mettait au-dessus des Néron et des Caligula. L'empereur ayant lu ce libelle, ordonna qu'on permît de le vendre, fit mettre Székely en liberté, donna une pension à sa famille, et écrivit à l'archiduc Ferdinand à Milan, où j'étais alors, par le même courrier qui nous apporta ce libelle: «Des raisons importantes m'ayant déterminé à laisser dorénavant un libre cours à la justice, et à renoncer à mon privilége de faire grâce, vous, qui êtes mon représentant en Lombardie, vous vous abstiendrez également de faire aucun changement aux sentences criminelles des tribunaux.»

Je vois avec admiration dans la marche de toute cette aventure, que l'âcreté offensante et injurieuse de ce libelle n'a point empêché Joseph II de sentir la grandeur de sa faute, en le lisant; que son repentir n'a point excédé dans la mesure de la réparation, et qu'il a eu le noble courage de se punir lui-même en faisant publier l'exposé horrible de ses torts; mais que, reprenant le ton de monarque absolu dans la dépêche envoyée à son frère et qui, sans doute, a été une circulaire, il a imprimé singulièrement le cachet de son caractère; car c'est aux dépens de la clémence du souverain, qu'il a bien voulu sacrifier la rigueur arbitraire à la justice inaltérable des lois.

Léopold II avait beaucoup de rapports avec l'empereur son frère, mais ces rapports étaient différemment nuancés. Son activité plus pensive, plus concentrée que remuante, n'était ni impatiente ni prématurée; au contraire, souvent trop retardée par une humeur hypocondre, ou par des excès de sagesse et de prévoyance. Il semblait avoir choisi pour maxime le Festina lente d'Auguste. Il se donnait du temps pour régner, et il aurait érigé des colosses de prospérité, s'il avait pu régner longtemps. Ce prince était minutieux, mais seulement dans la spéculation et la formation de ses projets, et nullement dans sa manière de travailler, car il ne faisait rien de ce qu'un autre pouvait faire à sa place.

Léopold aimait les arts et les sciences, même spéculatives, car il était devenu à la fin de sa vie très-savant janséniste. Il était moins sensible que Joseph, ami plus tendre avec les femmes. Il était plus communicatif que sincère, plus tolérant que bon, plus accessible que populaire, n'affectionnant personne, mais aimant son peuple, comme un père soigneux et éclairé. Encore plus jaloux de son autorité que Joseph II, il n'avait à Florence que Favante, qui écrivait tout, sans avoir le moindre crédit. Léopold était taciturne ou parleur, selon l'assiette de sa santé.

Sa simplicité n'avait point le caractère de dédaigner la pompe, comme celle de Joseph II, mais plutôt l'air d'une épargne excessive, surtout dans les dernières années de son règne en Toscane. Alors, ayant été admis dans un mauvais petit château près de Florence, où il s'était retiré, j'y ai passé une heure, sans avoir vu ni gardes, ni gentilhomme, ni valet de chambre, en un mot personne, excepté une femme de chambre qui était placée près de la fenêtre d'un boyau, servant d'antichambre à l'appartement de la Grande-Duchesse; celle-ci était en casaquin comme une petite bourgeoise et cousait ainsi.

Elle nous dit de prendre des chaises. Peu de temps après, le Grand-Duc arriva dans un mauvais frac brun, sans ses ordres, have, sec, et fort hypocondre; il parla peu ce jour-là, mais il m'apprit pourtant quelque chose de remarquable, il me dit: que dans sa tournée pour visiter toutes les maisons de campagne des Médicis, il avait trouvé dans une cache, pratiquée dans le mur, un grand nombre de poisons avec des étiquettes, qui marquaient les époques de leurs effets et leurs différents emplois. Il ajouta: que lui-même les avait portés à l'Arno pour les submerger en sa présence.

La passion morale dominante des deux frères était la justice, mais celle de Léopold était clémente, équitable et nullement sévère. C'est ce qu'il a prouvé par son code criminel, si sublime pour la profonde sagesse des précautions qu'il prescrit, si admirable pour la clarté de son laconisme, et si digne d'éloges pour la merveilleuse humanité de ses intentions. Ce bon prince, plus soigneux de corriger que de punir, s'est particulièrement étendu dans son code sur le régime moral des maisons de force et a proportionné la durée des peines à celle de l'amendement des malfaiteurs.

Bien plus occupé de son peuple que de sa personne et de sa bourse, il a défendu dans ce code les tortures cruelles, les peines raffinées et les procédures extraordinaires qu'on employait partout ailleurs pour découvrir et punir les attentats contre le souverain, et il a déclaré qu'étant payé pour maintenir la sûreté publique il rembourserait ce qui aurait été volé dans les rues et sur les grands chemins.

Quel législateur a jamais été si peu égoïste, si humain et si généreux! Je sais de science certaine, que Léopold a composé et écrit ce code lui-même et de sa propre main. Voilà le monument, qui seul devrait suffire pour éterniser sa mémoire, et fermer la bouche aux jugements absurdes et détracteurs, que des gens indignes de juger ce prince, ont osé porter sur lui, dans un pays où il n'a pas eu le temps de se faire connaître.

Léopold est aussi l'auteur d'une machine de police la plus parfaite qui ait jamais été imaginée. Il l'avait composée de tout ce que celles de Paris et de Venise avaient de plus ingénieux et de plus admirable pour imiter la providence. Lui-même la surveillait sans passion, sans personnalité, avec l'indulgence, la discrétion, la sagesse et le secret d'un excellent confesseur. Si, après lui, on a transformé cette belle machine en un tribunal d'inquisition, ce n'est pas sa faute. Elle a eu le sort de toutes les choses les plus excellentes, qui sont sujettes aux plus grands abus. On dirait que cette punition soit attachée à l'audace humaine qui ose viser à la perfection. C'est cette police, ce second chef-d'œuvre de Léopold, qui a été la seule chose qu'on lui ait reprochée à Florence. Mais elle a été précisément la branche la plus louable, la plus sage et la plus parfaite de son gouvernement, outre qu'elle avait le mérite d'assurer la sûreté des individus et du souverain, sans charger l'état d'une nombreuse garde de soldats, dont elle tenait lieu; cette vigilante bienfaitrice diminuait les crimes en les prévenant, et servait de base à un code criminel le plus doux qu'on ait jamais pu faire, pour constater la vie précédente des coupables accusés, et pour en tirer des présomptions pour ou contre la crédibilité des témoins.

J'ai vu arriver Léopold à Vienne, en 1790. Je dois avouer qu'à ma grande surprise je l'ai trouvé si différent pour la figure, l'embonpoint, l'humeur et les manières, qu'entrant chez lui, je croyais que c'était un autre homme, qui avait pris sa place, et pendant toute la demi-heure, que je lui ai parlé, je n'ai absolument rien trouvé qui me le rappelât. Cet homme que j'avais vu cinq années auparavant si maigre, si triste, si mélancolique et si silencieux, était gros et gras, gai, et d'une loquacité presque indiscrète, car il me passa en revue l'état de sa monarchie ébranlée par la dernière guerre avec les Turcs, par le mécontentement de la noblesse de Bohême, par les dangers de la diète prochaine en Hongrie, et par la révolte des Pays-Bas; après quoi, il me fit l'énumération de ses craintes, fort augmentées par les troubles que la révolution française pouvait répandre sur toute l'Europe, et finit par une phrase qui, en vérité, me paraissait le mot de l'énigme, pour se rendre raison de l'étrange résolution qu'il prit de rétablir la forme du gouvernement de sa mère, abolie par Joseph, et le pouvoir bureaucratique des ministres et des grands seigneurs. Voici ce qu'il me dit: «Pendant de tels orages il faut se mettre sous un arbre, jusqu'à ce que le ciel devienne plus serein.» Cette phrase annonce non-seulement, qu'il ne voulait conserver cette ancienne forme de gouvernement, si contraire à ses principes, que lui-même avait inculqués à son frère, que jusqu'à des temps plus calmes; mais, lorsque je la combine avec le caractère pacifique de ce prince, elle me prouve aussi que son intention n'a jamais été de se mêler sérieusement des affaires en France, ni de lui faire la guerre.

Je lui ai même, dans cette première année de son règne, entendu faire l'éloge et l'apologie de tant de belles choses, qu'on disait dans l'Assemblée nationale; et la note donnée au mois de décembre suivant, qui avait l'air d'une déclaration de guerre, n'aurait jamais été suivie jusqu'au bout, si ce prince eût vécu. Elle n'avait été demandée par le parti modéré, que comme une menace qui devait lui servir d'arme défensive contre les jacobins. Mais ce grand et excellent monarque mourut deux mois après, et la guerre se fit tout de suite après la mort de celui, qui l'aurait déclinée ou qui l'aurait faite tout autrement. Les émigrés et les enragés d'Allemagne, les officiers et les généraux, qui savaient que Léopold n'aimait pas la guerre, Rome et le parti des jésuites qui le détestaient, le peuple qui se rappelait Joseph II, les flatteurs du nouveau gouvernement et enfin les imbéciles qui répètent tout sans réfléchir: voilà les juges, dont les âmes viles, méchantes, haineuses et vindicatives, ont osé critiquer, calomnier et condamner la mémoire d'un prince que la postérité seule est digne de juger; c'est l'ensemble de tous ces partis, qui a composé le monstre à cent mille bouches, dont la dent impure a dévoré la plus belle réputation d'un prince qui ait existé depuis des siècles!

Qu'on aille en Toscane, qu'on y admire les ruines de ses bienfaits, qu'on y entende les regrets du peuple, et même ceux de la noblesse, qui ne l'aimait pourtant pas, parce qu'il ne lui donnait point de fêtes, parce qu'il ne faisait pas assez d'attention à ses priviléges, parce que sa justice la traitait comme tout le monde, et parce qu'enfin sa police espionnante et sévère gênait les passions et l'ancienne licence des seigneurs florentins. Mais après avoir entendu les réparations honorables, que la noblesse de Florence fait aujourd'hui à ce prince méconnu par elle, c'est le peuple surtout qu'il faut écouter. Quelles bénédictions touchantes données à son ombre! que de larmes qui arrosent encore le tableau qu'ils vous font d'un siècle d'or, dont il leur avait fait connaître les délices! Voilà les preuves des titres, que cet excellent prince avait en sa faveur pour prognostiquer ce qu'il aurait fait, s'il avait régné longtemps en Autriche.

Mais, ne pouvant pas disconvenir que son règne en Toscane n'ait présenté le modèle d'un gouvernement parfait, ses détracteurs ont supposé, qu'il aurait fait tout de travers, parce qu'il était bien différent de gouverner une grande monarchie, ou bien une petite.

La bonté équitable avec laquelle il avait débuté envers les Brabançons révoltés, en leur offrant tout ce qu'ils avaient demandé à Joseph II, a été dépeinte comme un excès, qu'il avait rendu peu croyable, et même comme une fausseté qui cherchait à les tromper, tandis que c'était l'unique moyen de les ramener, s'il avait pu être employé plus tôt.

On a tâché d'exalter le mécontentement du peuple au sujet de l'ancien régime réintroduit, en grossissant les inconvénients qui en résultaient, et blâmant le démenti que Léopold donnait à ses principes promulgués en Toscane, sans réfléchir que ce n'était qu'une mesure du moment, comme je l'ai dit plus haut. Ceux même qui avaient tant souhaité la guerre l'accusaient de l'avoir provoquée, et tâchaient de le rendre responsable des fautes et des malheurs qu'il aurait certainement évités.

Parce qu'il s'était enfermé souvent avec Bischofswerder, le favori que Frédéric-Guillaume lui avait envoyé, et qu'il faisait des expériences alchimistes avec lui pour gagner sa confiance, on taxait la politique de ce prince habile de chercher la pierre philosophale. Le côté par où on a le plus tâché de l'attaquer, a été son libertinage qu'on a chargé des couleurs les plus odieuses. Il est vrai qu'il aimait passionnément les femmes, qu'il avait des maîtresses, auxquelles il donnait beaucoup d'argent, jamais du crédit; mais n'a-t-on pas pardonné à tant d'autres princes, qui ne le valaient pas?

Enfin, pour discréditer par un seul mot ses talents reconnus dans le passé, ils ont dit que ce n'était plus le même homme, qu'il n'y avait qu'à le regarder, qu'il était devenu gras, paresseux, débauché, fastueux et insouciant; qu'il serait à Vienne aussi prodigue qu'il avait été avare à Florence; que son faste et ses maîtresses ruineraient l'État; que sa lenteur n'achèverait jamais rien; que sa timide condescendance favoriserait les soulèvements des provinces, et que son indolence finirait par abandonner les rênes du gouvernement à ses ministres.

Voilà le précis des jugements, que l'impatience la plus arrogante et la malignité la plus atroce ont prononcés contre Léopold, et qui ont été répétés par l'ineptie la plus déraisonnable; on l'a jugé non sur ce qu'il a fait, mais sur ce qu'il aurait pu faire ou ne pas faire.

O toi! le seul prince que j'aie pleuré, parce que je prévoyais combien ta vie ou ta mort déciderait du bonheur ou du malheur de tant de peuples, reçois ce grain d'encens que j'ai osé offrir à ta mémoire dans cette faible apologie, en attendant la quantité incommensurable de celui que la postérité brûlera à ton honneur dans le temple de la vérité! Tu es le héros de mon cœur, moins merveilleux et étonnant sans doute que celui qui, de nos jours, commande la terreur et l'admiration, qui est encore plus grand par les maux qu'il a détournés que par le bien qu'il a fait, et que mon esprit est forcé de mettre au-dessus de tous les hommes!

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VII

LE PRINCE KAUNITZ.

L a monarchie autrichienne a eu beaucoup de généraux célèbres et un seul ministre, le prince de Kaunitz. Ce grand homme en politique, qui a marqué dans l'histoire autant par la longue durée de son ministère que par le traité de Versailles, vit encore dans la mémoire de ses contemporains par ses qualités personnelles et ses singularités.

Il était grand, bien fait, recherché dans sa parure, ridicule par sa perruque à cinq pointes, fort grave dans son maintien, pathétique dans son discours, et assez roide, mais sa roideur lui allait bien mieux qu'aux autres seigneurs autrichiens; elle paraissait lui appartenir de droit, elle avait même les grâces d'une contenance naturelle, et portait le cachet de la supériorité.

Il ne saluait guère que de la tête ses amis avec un souris paternel, tous les autres avec un air protecteur. Il était bon, juste, loyal, désintéressé, quoiqu'aimant et demandant même tout bonnement aux cours des cadeaux en vins, chevaux, tableaux et autres articles, qui avaient rapport à ses goûts.

Il parlait en termes choisis, lentement et avec grande réflexion. Personne n'a eu une érudition plus vaste que lui, dans la terminologie technique, et elle était d'une grande recommandation auprès de lui pour ceux qui la possédaient. Il se laissait séduire par un mot de ce genre peu connu, autant que le duc de Choiseul par un bon mot.

Il était savant, aimait les arts, surtout la peinture, et protégeait les artistes en tous genres, car même les ouvriers parfaits dans des métiers subalternes étaient honorés de son estime particulière; et il avait une véritable passion pour les ouvrages bien finis, au point qu'un jour, au milieu d'un discours qui l'intéressait beaucoup, il caressa ma plaque d'ordre, et interrompit la conversation en disant: «Voilà une plaque qui n'a certainement pas été faite en Allemagne.»

Sa prudence, son sang-froid, son excellente judiciaire, et sa longue expérience lui ont acquis à juste titre le nom du Nestor de la politique de son temps. Il jouissait du bonheur d'avoir un grand nombre de goûts, et de n'être sujet à aucune passion. Ses amis se plaignaient du peu de bien qu'il leur faisait, mais ses ennemis n'avaient à se plaindre d'aucun mal, ni d'aucune vengeance de sa part. Il écoutait, avec une attention et une patience extrêmes, les détails les plus diffus, et répondait exactement à chaque point; mais il n'admettait guère la réplique.

En général il était pénible, dans les derniers temps surtout, de traiter d'affaires avec lui à cause de sa surdité et de son peu de ménagement; car, comme il était difficile d'obtenir une audience particulière, on se trouvait réduit à lui parler fort haut, et à s'exposer à une de ses fréquentes incartades devant tout le monde.

Il était fort économe de son travail, et paraissait prodigue de son temps, en s'occupant longuement à des choses de fantaisie, et souvent à des niaiseries; mais son but était de se ménager beaucoup de temps pour penser, et de conserver la tête fraîche et bien reposée.

Une de ses maximes principales, qu'il débitait souvent, et dont l'empereur Joseph aurait dû profiter, était de ne jamais rien faire de ce qu'un autre aurait pu faire à sa place. «J'aimerais mieux découper du papier, disait-il, que d'écrire une ligne qu'un autre pourrait écrire aussi bien que moi.» Aussi était-il si avare d'écriture qu'il ne signait les lettres de peu d'importance que par un K. En revanche, il s'était imposé la loi de ne jamais quitter son bureau sans avoir expédié tous les papiers qui se trouvaient dessus; de là provenaient les retards et les heures incertaines de ses dîners. A juger de son goût pour le fini, et de la lenteur, avec laquelle il soignait tout ce qu'il faisait, il y a apparence que l'écriture devait lui coûter plus qu'à un autre, mais le peu qu'il écrivait était parfait.

Ses attentions pour les personnes, qui venaient le voir, étaient rares, par conséquent flatteuses et toujours essentielles, surtout pour des précautions de santé. C'est de lui, qui d'ailleurs disait si peu de choses obligeantes, que j'ai reçu le compliment le plus délicieux qu'on ait jamais fait. Quand je le vis pour la première fois, il me dit d'un ton grave: «Je me réjouis de faire la connaissance d'un homme, dont beaucoup de monde m'a dit du bien, et personne du mal.» Toutes les fois que je pense à ce compliment, je me dis, je suis donc plus heureux que sage.

Malgré la reconnaissance et l'admiration que j'ai vouées à sa mémoire, je dois parler de ses défauts et de ses singularités, parce que ce sont surtout les petites taches, qui intéressent le plus dans la physionomie d'un grand homme; elles consolent notre petitesse, plaisent à notre malignité, et servent parfois à relever la beauté d'un caractère, comme une mouche sur le visage d'une belle femme relève sa blancheur.

Le défaut principal du prince de Kaunitz était l'égoïsme, mais qui, étant calculé, simple et parfait, devenait raisonnable et ne faisait du mal à personne. Il s'occupait avant toutes choses de sa santé, en éloignant les chagrins, et sacrifiait toutes les convenances à sa commodité, à ses goûts et à son bien-être. Déjà dans sa jeunesse il avait accoutumé l'impératrice Marie-Thérèse à lui permettre de fermer ses fenêtres et à prendre sa capote en sa présence, quand il trouvait qu'il faisait trop froid dans sa chambre. Pour se maintenir dans une température égale, il avait en hiver un surtout et un manteau, qu'il ôtait ou qu'il prenait alternativement. A la fin du repas, on lui portait un miroir, avec tout un attirail de dentiste, et il faisait sans cérémonie une longue toilette de bouche devant toute la compagnie. Accoutumé à se retirer à onze heures du soir, il ne se gênait ni pour un archiduc ni même pour l'empereur, et s'il se trouvait encore à cette heure à son billard, il lui tirait sa révérence et le plantait là.

Il craignait extrêmement les odeurs, et lorsqu'une femme, même étrangère, qui en avait, voulait se mettre à côté de lui, il lui disait très-sèchement: «Allez-vous-en, Madame, vous puez.»

Pour ne penser ni à la mort ni à la vieillesse, il voulait qu'on ignorât son jour de naissance, qu'on ne lui parlât jamais d'un homme mourant, et même la mort de celui de ses fils, qu'il aimait le plus et qu'il savait fort malade, ne lui a été annoncée que par l'habit de deuil que son valet de chambre lui présenta. Son égoïsme était si naïf, qu'il se jugeait et parlait de lui-même comme d'un tiers.

L'empereur Joseph avait fait faire le buste du maréchal Lascy et celui du prince de Kaunitz. Sous le dernier on avait mis une inscription latine pleine des éloges que méritait ce ministre; quelqu'un louant devant lui la perfection du style lapidaire, qui régnait dans cette inscription, le prince lui répondit: «C'est moi qui l'ai faite.»

Il était grand connaisseur en chevaux, excellent écuyer, et c'était lui faire sa cour que d'aller l'admirer à son manége, où on le trouvait tous les jours avant son dîner. Le Chevalier Keith, ministre d'Angleterre, y envoya un jour un Anglais, qu'il voulait produire avantageusement, et lui recommanda de louer le prince tant qu'il pourrait et bien fort, comme il le faut pour un homme blasé sur les louanges. L'Anglais, qui n'était pas grand louangeur, se battit les flancs pour lui dire en rougissant: «Ah, mon prince, vous êtes le plus grand écuyer que j'aie vu de ma vie!»—«Je le crois bien,» fut la seule réponse qu'il reçut.

L'âge avait beaucoup aigri son humeur, qui allait quelquefois jusqu'à l'insolence et qui traitait cruellement les gens qu'il n'estimait pas particulièrement. En voici deux traits: Le prince Sulkowsky parlant à son voisin dans un moment que le prince Kaunitz lui envoyait d'un ragoût par un de ses domestiques favoris, le repoussa un peu rudement. Le prince de Kaunitz s'en aperçut et lui dit: «Prince, si vous donnez des coups de poing à mes gens, je leur ordonnerai de vous les rendre.» Il aimait, étant à table, que la conversation fût animée, et d'être amusé par ses convives. Un jour que personne ne se mettait en devoir de parler, il dit à Madame de Clary, qui était chargée des invitations et de faire les honneurs de la maison: «Il faut avouer, Madame, qu'aujourd'hui vous m'avez invité bien sotte compagnie.»

Sa hauteur s'étudiait à se manifester surtout vis-à-vis de ceux qui pouvaient être exigeants envers lui. Quand Pie VI vint à Vienne et lui présenta la main, que tout le monde s'empressait de baiser respectueusement, ce ministre se contenta de la prendre et de la serrer avec la cordialité la plus familière. Mais tout comme il cherchait à humilier les prétentions, il se plaisait aussi à honorer singulièrement les talents, même dans les classes inférieures. Un ambassadeur qui dînait chez lui pour la première fois ne se trouvant pas encore dans le salon, quand le prince y entra, celui-ci se hâta de faire servir et se mit à table, sans attendre l'ambassadeur; mais le lendemain il fit retarder son dîner pour Noverre, maître de ballets, qui n'était pas encore arrivé.

Lorsque Joseph II prit les rênes du gouvernement, il se servait du prétexte de ménager la santé de son ministre et de ne vouloir pas déranger ses habitudes, pour le prier de ne pas venir le voir et de permettre qu'il vînt chez lui. Malgré cela il ne faisait rien d'important sans lui, et l'apparence d'une diminution de crédit a toujours été sauvée par les démonstrations les plus éclatantes d'une extrême considération. Il en a joui encore sous le règne de Léopold, et j'ai vu ce monarque venir avec l'impératrice au jardin du prince de Kaunitz, pour lui présenter le roi et la reine de Naples. C'est dans sa terre d'Austerlitz que reposent les cendres de celui qui, par le traité de Versailles, avait éteint le germe de tant de guerres entre la France et l'Allemagne.

Le prince de Kaunitz s'impatientait, quand la conversation tombait. «J'aimerais mieux entendre des sottises, dit-il un jour, que ne rien entendre du tout.» Le comte de Mérode, un de ses flatteurs, reprit alors la parole et s'écria: «Il faut avouer que M. Pitt est le plus grand ministre de l'Europe, êtes-vous content de moi, mon prince?»

Le prince de Kaunitz mourut le 27 juin 1794. Il dit un jour dans le courant de l'abattement qui précéda sa mort, à son fils le comte Ernest Christophe (né en 1737, mort le 19 mai 1797): «Mon ami, je sens que je m'en vais, consolez-moi, encouragez-moi!»

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VIII

MADAME GEOFFRIN ET SA FILLE.

J 'aime à me retracer madame Geoffrin, dont l'amitié a été pour moi si agréable et si utile: voilà mon excuse, si j'ose parler d'elle après Morellet et d'Alembert. Les souvenirs, qu'elle a laissés à mon cœur et à mon esprit, sont des jouissances, qui me sont particulières, trop précieuses, pour que je les sacrifie à la crainte du qu'en dira-t-on.

J'étais de son lundi destiné aux artistes, de son mercredi appartenant aux gens de lettres, et de ses audiences privilégiées, vouées aux bons conseils, qu'elle savait donner à ceux qui avaient le bonheur de les suivre, car aucun ministre de police n'a mieux connu Paris qu'elle.

Je suis redevable à ses leçons de l'aisance économique, commode, honorable, et même politique, avec laquelle j'ai existé à Paris; je l'entends encore, quand elle m'apprenait à me taire pour écouter de manière à faire croire qu'on avait dit les plus belles choses du monde; quand elle me prêchait de parler toujours aux gens de leurs affaires, jamais des miennes, qu'au besoin, pour recevoir d'eux en or, ce que je leur avais prêté en petite monnaie; quand elle me disait à mon arrivée: «donnez-vous d'abord pour ce que vous êtes, mais soyez tel constamment; ne vous imposez que les devoirs les plus essentiels, mais sans y manquer jamais; au bout de l'année tous les moindres reviennent au même.»

Voilà comme cette excellente femme me parlait en bonne mère, et comme elle endoctrinait volontiers ceux de ses amis qui aimaient ses conseils. Mais elle se mettait véritablement en colère contre ceux qui ne les suivaient pas.

L'amour de l'ordre, une bienveillance active et une prudence consommée étaient les ressorts principaux qui animaient le caractère de madame Geoffrin.

Toutes les sottises lui donnaient de l'humeur, surtout celles de ses amis, et comme on ne peut pas gronder tout le monde, et qu'elle avait tout réduit en principes, sa règle était de ne gronder que ses amis.

Stanislas Poniatowski, recommandé à madame Geoffrin lorsqu'il vint à Paris dans sa jeunesse, avait reçu d'elle de grandes marques d'intérêt: entre autres, elle avait payé ses dettes pour le tirer de prison, ce qui fonda entre eux une liaison constante et intime d'amitié et de correspondance. Dans ses lettres il l'appelait sa chère maman, et elle le nommait son fils. Quand il fut élu roi de Pologne, voici le peu de mots qu'il lui écrivit: «Ma chère maman, je règne, ne me grondez pas.»

L'origine de madame Geoffrin est extrêmement obscure. Il paraît qu'elle avait été pauvre, mais fort belle, et que cette dernière qualité a engagé M. Geoffrin, premier possesseur de la fabrique de glaces et fort riche, de l'épouser. On avait de la peine à retrouver quelques restes de cette beauté qui avait autrefois enchanté ses contemporains, sans les rendre autrement heureux, car madame Geoffrin a été fort sage, malgré la laideur et la bêtise de son mari. Son seul amusement était de jouer de la trompette marine. Se plaignant pourtant un jour de s'ennuyer beaucoup, on lui proposa de lire, et après bien des débats sur le choix du livre, il emporta un tome de Moréri. Le lendemain on lui demanda, s'il était content de sa lecture, il répondit, «que cet auteur était trop scientifique pour lui, qu'il ne le comprenait pas plus que s'il avait écrit en grec.» Alors on voulut savoir de lui ce qu'il n'entendait pas. Il prit le volume de ce dictionnaire, qui est imprimé en deux colonnes, et passant toujours de la ligne d'une colonne à celle de l'autre, qui était vis-à-vis, il leur demanda de lui dire en conscience, s'ils comprenaient quelque chose à ce galimatias.

La manière d'être de madame Geoffrin peut se comparer au style de la Fontaine. Il y avait beaucoup d'art, mais cet art ne paraissait pas. Tout en elle semblait très-ordinaire, et pourtant personne ne l'égalera jamais en voulant l'imiter.

Tout chez elle était raisonné, facile, commode, utile et simple. Son ton bourgeois et son langage commun donnaient à son discours, plein de sagesse et de raison, un caractère piquant et quelquefois sublime. Elle aimait les sentences et les maximes; en voici une qu'elle prouvait par son exemple et qu'elle avait fait mettre sur ses jetons d'argent: «L'économie est la mère de l'indépendance et de la libéralité.» Une autre, qu'elle pratiquait et qu'elle avait fait encadrer, disait: «Il ne faut pas faire croître l'herbe sur le chemin de l'amitié.»

Le genre d'esprit favori de madame Geoffrin était celui des comparaisons, et elle en a trouvé qui sont infiniment justes et ingénieuses.

«Si je considère, disait-elle, l'inégalité des richesses, les excès de l'opulence et de la misère répandues sur le genre humain, je crois voir une quantité de petits enfants étendus sur le plancher d'une chambre en hiver, et qui n'ont entre eux qu'une seule couverture trop courte et trop étroite pour les couvrir tous. Chacun s'efforce pour tirer la couverture à soi et découvre tantôt une épaule et tantôt une jambe de son petit voisin, mais ceux qui sont au milieu, quoique ils étouffent de chaud, tirent si fort dans tous les sens, qu'une quantité de ces pauvres petits, qui sont au bord de la couverture, restent nus et meurent de froid.»

Elle comparait la société de Paris et ses individus à une quantité de médailles renfermées dans une bourse, lesquelles à force de s'être frottées longtemps l'une contre l'autre, ont usé leur empreinte et se ressemblent toutes.

Madame Geoffrin, méthodique et compassée en tout ce qu'elle faisait, l'était aussi dans la distribution des heures de sa journée. Elle avait des heures fixes dans l'après-dînée, pour faire rencontrer ensemble les différentes classes de personnes, qui pouvaient se convenir, et souvent c'étaient des rendez-vous d'affaires, qui se traitaient chez elle et dont elle était la médiatrice. C'était une grande contrariété pour elle quand une visite indiscrète venait troubler ses arrangements.

Le général Clerk, membre du Parlement et du parti de l'opposition, était venu à Paris fort recommandé par lord Shelburne. Il était fort fêté, surtout par les gens de lettres, et on l'avait présenté à madame Geoffrin comme un homme savant et jouant un rôle considérable dans son pays. Elle le pria à dîner, et lui, étant resté le dernier sans faire mine de vouloir partir, elle lui demanda, s'il n'allait point au spectacle, disant, qu'on donnait une nouvelle pièce et qu'il fallait s'y rendre de bonne heure. «Non, madame, répondit-il, je n'aime pas le spectacle français.—Vous aimez mieux sans doute vous promener et, par le beau temps qu'il fait, vous trouverez beaucoup de monde aux Tuileries.—Non, madame, je n'aime pas la promenade.—Mais apparemment vous avez beaucoup de connaissances et par conséquent beaucoup de visites à faire?—Oh non, madame, je ne fais point de visites.—Mais, monsieur, dit madame Geoffrin impatientée, vous devez bien vous ennuyer toute l'après-dînée.—Pardonnez-moi, interrompit le général, quand je suis quelque part, après mon dîner, je cause et je reste.» Il resta effectivement enraciné tout le long de la soirée, s'invita à souper, sortit le dernier de la compagnie et ne revint plus, car madame Geoffrin le consigna à sa porte pour toujours.

Plusieurs services, que madame Geoffrin a rendus à la princesse d'Anhalt, mère de l'impératrice Catherine, et au comte de Bezkoy, que cette princesse aimait beaucoup, et à la fameuse Anastasie, par la suite sa favorite intime, ont produit la liaison et le commerce de lettres, qui a existé entre Catherine et madame Geoffrin. Cette dernière avait acquis un droit tout particulier d'écrire librement tout ce que son zèle pouvait lui inspirer. Lorsque le manifeste sur la mort de Pierre III parut, madame Geoffrin osa mander à l'impératrice le mauvais effet, que ce mémoire, si contraire à ce que tout le monde savait, produisait dans le public. Catherine, sans en être blessée, répondit: Hélas! madame, ce mémoire n'a pas été composé pour les pays étrangers, il a été fait pour un peuple, auquel il faut dire ce qu'il faut croire. J'ai lu cette lettre, remarquable par sa naïveté et son indulgence, et je puis en attester l'exacte vérité.

Madame Geoffrin avait une science physionomique assez singulière. Elle prétendait reconnaître le caractère des gens par leur dos, et cela donna l'idée à un peintre de ses amis de faire son portrait d'une manière fort ingénieuse. On voyait dans ce tableau madame Geoffrin par derrière dans sa robe de chambre grise, son linge plat et sa coiffe noire, au fond d'une avenue et prête à entrer dans le cloître, où elle avait coutume de faire tous les ans une retraite. Sa ressemblance était frappante, quoiqu'elle tournât le dos aux spectateurs.

Madame Geoffrin avait une fille qui ne lui ressemblait ni de figure, ni d'humeur, ni de caractère, aussi ne l'aimait-elle guères, et disait, que c'était un œuf de canard, qu'elle avait couvé. Cette fille était madame de la Ferté-Imbeault. Elle avait été fort belle, et sa mère l'avait forcée d'épouser un mari vieux, jaloux et pauvre, pour lui donner un grand nom, ce qui a été la source de leur mésintelligence. Délivrée de bonne heure de la tyrannie de son mari, son premier soin fut de s'affranchir de celle de sa mère, qui fut obligée de prendre patience, voyant que sa fille avait hérité d'elle la fermeté, l'esprit et la violence de caractère, suffisants pour lui résister et pour être maîtresse absolue de ses volontés.

Madame de la Ferté-Imbeault était bonne, franche, gaie, vive, brusque et bruyante, parce qu'elle était fort sourde. Elle s'était donnée une existence très-singulière en se donnant pour folle. Ce rôle, qu'elle appelait son domino, était joué par elle si parfaitement, que des sots y étaient trompés, et qu'il faisait les délices des gens d'esprit avec lesquels elle vivait. Elle soulevait de temps en temps ce joli masque si agréable à l'amour-propre de tout le monde, pour montrer adroitement les coins les plus intéressants de la figure naturelle, et, mêlant la vérité aux extravagances, le savoir à l'ignorance, et la sagesse à la déraison, elle savait faire aimer et respecter sa folie.

Ses succès en ce genre, joints à son goût pour les chansons et les divertissements du bon vieux temps, inspirèrent à son imagination un plan, dont l'exécution la rendit presque célèbre à Paris et dans les pays étrangers. Se rappelant les plaisirs joyeux de la fête des fous et de la mère folle à Dijon et les productions piquantes du régiment de la Calotte, elle donna à ses idées une forme moins satyrique, plus décente et encore plus gaie, parce que c'était de la folie toute pure, et fonda l'ordre des Lanturlus. Ses lois principales étaient de n'avoir pas le sens commun, de faire des chansons, et de dire des bêtises spirituelles. Il était divisé en deux classes, celle des Lampons, parce que le refrain de ses chansons était: Camarades, Lampons; et celle des Lanturlus dont les chansons finissaient par: Lanturlu, Lanturlu. Madame de la Ferté-Imbeault s'était déclarée reine de cet ordre, et distribuait à ses favoris les charges de la couronne. Non-seulement toute la société était Lanturlus, mais aussi beaucoup de grands seigneurs ont été admis à cet honneur, entre autres: Paul I, alors grand-duc de Russie, le prince Henri de Prusse, les ducs de Gotha et de Weimar, et même les deux frères de Louis XVI ont demandé à être reçus, mais l'étiquette de Versailles était trop sérieuse pour se prêter à ces folies, que la gravité pincée du prince Henri n'avait pas dédaignées. Je le vis pourtant faire une grimace fort plaisante, lorsqu'on l'obligea à se mettre à genoux, pour baiser la main de notre reine.

Malgré toutes ces folies, madame de la Ferté-Imbeault faisait plus de cas de la raison solide que du simple esprit. Elle passait ses matinées à lire les auteurs anciens, surtout Plutarque et Montaigne. Elle avait été amie intime du président de Montesquieu, mais elle était un peu brouillée avec les gens de lettres, parce qu'ils la croyaient plus dévote qu'elle ne l'était, à cause de ses liaisons avec madame de Marsan, la patriarche des dévotes.

Ici je dois noter comme une chose singulière, que c'est madame de la Ferté-Imbeault qui a introduit M. de Condorcet dans le monde et qui a commencé sa fortune. Ce pauvre marquis était arrivé, recommandé à elle, fort déguenillé, et n'ayant d'autres richesses que son grand savoir en mathématiques et son livre du calcul intégral et différentiel. Madame de la Ferté-Imbeault le prit dans une grande affection; elle ne l'appelait que son intégral. Elle le produisit à la cour, lui fit avoir une pension, mais prenant bientôt une place distinguée parmi les philosophes, il tourna le dos à sa protectrice; toutefois son ingratitude ne lui fit pas autant de mal qu'au duc de la Rochefoucault, qu'il a fait massacrer.

La société que madame de la Ferté-Imbeault cultivait et amusait le plus, était celle du marquis de Pont-Chartrain; elle y vivait intimement avec le duc de Nivernois et M. de Maurepas.

L'amitié de madame de Marsan lui attirait celle des enfants de France; elle était fort bien à la cour de Mesdames, extrêmement liée avec les principales personnes du parlement, et tout cela, joint à une bonne maison, lui valait une considération, qui l'emportait sur le ridicule qu'elle voulait bien se donner. De tous les gens de lettres, qui fréquentaient la maison de sa mère, elle ne voyait que MM. Grimm et Burigny. Ce dernier, plus respectable par ses vertus et la grande simplicité de son caractère que par ses écrits, avait été soigné dans sa vieillesse par madame Geoffrin; mais sa décrépitude a été honorée et égayée dans la maison de madame de la Ferté-Imbeault d'une manière si touchante que jamais père, entouré de sa famille, n'a paru plus heureux.

La bonhomie et l'imagination couleur de rose de madame de la Ferté-Imbeault ont vu, ainsi que moi, fort en beau les commencements de la révolution, mais sa raison en a pressenti les malheurs bien plus tôt que moi, et elle a eu le bonheur de mourir quelques mois avant les scènes affreuses du terrorisme.


Lettre de madame Geoffrin à M. Bautin, receveur général des finances à Paris.

A Vienne, ce 12 juin 1766.

Mon cher petit ami, je vous crois de retour de vos voyages, au moins le serez-vous, quand cette lettre sera à Paris. Je suis sûre que vous serez bien aise d'y trouver de mes nouvelles. Je suis arrivée à Vienne samedi au soir et en parfaite santé. J'ai eu pendant tout le voyage ces certaines belles couleurs, que j'avais pendant celui du Housset, quoique je n'aie point bu le petit coup, ni chanté la chansonnette.

Je ne me suis pas ennuyée un seul instant pendant le voyage. Je n'avais pour compagnie que mes deux femmes que j'avais priées de causer entre elles en toute liberté; elles ont souvent dit des choses qui m'ont divertie. J'avais porté des livres; je n'en ai pas ouvert aucun que celui des postes d'Allemagne, et cette jolie carte qui m'avait mise si injustement et si ridiculement en colère. J'ai fait une pose en chemin à Durlach, où j'avais un ami. J'ai été tant accueillie par le margrave et la margrave, que nous avons eu les yeux mouillés en nous séparant. J'y ai été aussi à mon aise que je le suis chez moi; on m'a fait promettre d'y retourner.

Le prince et la princesse ont de l'esprit et du goût pour les arts, mais cela n'est ni éclairé, ni conduit; cette petite cour-là est magnifique et servie à la française. Voilà mon premier succès dont mon petit ami se serait rengorgé, mais tout ce que je vais lui dire est bien pis que tout cela.

Il faut vous dire que mon voyage a fait mille fois plus de bruit à Vienne qu'à Paris. Il y avait quinze jours que le prince de Kaunitz avait donné ordre aux postes que l'on l'avertisse de mon arrivée. Moi, je vous dirai dans la plus grande droiture de mon cœur, que je comptais passer trois ou quatre jours à Vienne dans mon auberge, où j'aurais vu quelques hommes, que j'étais bien sûre qui seraient bien aises de me voir, et de repartir sans avoir rien vu.

Il en a été tout autrement. Dès le lendemain de mon arrivée, ma chambre n'a pas été ouverte, qu'elle a été remplie de valets de chambre et de pages pour me complimenter, savoir de mes nouvelles, et me prier à dîner; et à onze heures, les ambassadeurs de toutes les cours et tous les seigneurs, que j'ai reçus chez moi depuis bien des années et dont je ne me souvenais plus, sont venus me voir, avec des expressions de reconnaissance et de sentiment dont j'ai été confondue.

La princesse Kinsky, qui en est une autre que celle de Paris, qui est la plus charmante personne qu'il soit possible d'imaginer, est venue chez moi, et s'est tellement emparée de moi que nous ne nous quittons pas d'un seul instant.

Le prince Galitzin est la première personne considérable que j'ai vue; il est venu chez moi le soir même de mon arrivée. Il m'a priée à dîner pour le lendemain, il voulait m'emmener chez lui, mais n'ayant pas voulu accepter toutes ses offres, il m'a donné tout ce qui me manquait dans mon auberge. Il m'a envoyé tous les matins du café à la crême; son carrosse est le mien; enfin je suis comblée et accablée de ses attentions. Quand je ne dîne point chez lui, on le prie à dîner où je dîne, enfin nous ne nous quittons pas. C'est un homme adorable. Je vous prie de le dire au prince Galitzin, votre voisin, en voulant bien lui faire de ma part mille tendres compliments.

Le prince de Kaunitz, qui est ici non-seulement le premier ministre, mais aussi le premier ministre de tous les premiers ministres de l'Europe, a un pouvoir absolu et une représentation d'une dignité et d'une magnificence inimaginables. Il a un jardin à deux pas de Vienne, où on va dîner tous les jours; on y fait la meilleure chère possible et servie avec une élégance charmante; il a une sœur, qui est veuve, qui fait les honneurs de chez lui, et avec une politesse et une attention qui enchantent tout le monde.

Le prince, après le dîner, sur les cinq ou six heures, revient en ville pour ses affaires. La compagnie va de son côté faire chacun ce qui lui convient, et l'on revient le soir en ville dans son appartement au palais impérial. Cet appartement est superbe, bien éclairé et rempli de toute la cour et la ville, et on y est comme si on était dans son boudoir. On se cantonne, on demande une table sur laquelle on s'appuie sans jouer, et on cause jusqu'à onze heures. On ne soupe point; dans toute la ville on donne des rafraîchissements. J'y passe toutes mes soirées, et j'ai la distinction, dont tout le monde me fait de grands compliments, que le prince de Kaunitz est assis à côté de moi, et qu'il me parle avec beaucoup d'intimité; et là on me fait des présentations sans fin, en me parlant de ma grande réputation et de mon grand mérite.

Vous autres, qui vous moquez de moi toute la journée, vous seriez confondus, si vous voyiez le cas que l'on fait de moi ici! Le lendemain de mon arrivée, la princesse Kinsky avec le prince Galitzin m'ont menée promener à une promenade publique, qui est comme sont les Champs-Élysées. L'empereur y était avec une des archiduchesses en calèche; il venait à notre rencontre, je le vis autant qu'il m'était possible en passant; il me regarda et fit des mines à madame de Kinsky; après trente pas le carrosse s'arrêta et on cria: «Voilà l'empereur qui revient.» Je me mis sur le devant du carrosse pour le voir mieux, sa calèche s'arrêta. Il sauta en bas, et vint à la portière du carrosse et me dit, «que, comme il partait la nuit pour aller à un camp, il avait été très-empressé de me connaître.» Il me dit «que le roi de Pologne était bien heureux d'avoir une amie comme moi.» Je fus confondue et n'ai jamais été si bête; enfin je lui dis: «Comment est-il possible que Votre Majesté impériale sache que je suis au monde?» Il me dit «qu'il me connaissait très-bien, et qu'il savait tout ce que j'avais quitté en quittant ma maison.» Enfin il me parla comme s'il avait été à nos petits soupers du mercredi. Je voulus me jeter en bas du carrosse pour me prosterner, il m'en empêcha avec une grâce infinie.

Hier j'ai vu l'impératrice douairière régnante, et toute la famille royale à Schœnbrunn. L'impératrice m'a parlé avec une bonté et une grâce inexprimables; elle m'a nommé toutes les archiduchesses, l'une après l'autre, et les jeunes archiducs. C'est la plus belle chose que cette famille qu'il soit possible d'imaginer. Il y a la fille de l'empereur, arrière petite-fille du roi de France; elle a douze ans: elle est belle comme un ange. L'impératrice m'a recommandé d'écrire en France que je l'avais vue cette petite, et que je la trouvais belle. En quittant l'impératrice, elle m'a donné sa main à baiser, et comme je lui ai demandé la permission à mon retour de lui présenter mes respectueux hommages, elle m'a dit: «Je serais jalouse, si vous retourniez par un autre chemin.»

Enfin, je crois rêver. Je suis ici plus connue que je ne le suis dans la rue Saint-Honoré et de la façon du monde la plus flatteuse, et mon voyage y fait un bruit, depuis quinze jours, incroyable. En voilà bien long, mon cher petit ami, mais j'ai cru que je devais ce détail à votre amitié. A Varsovie, je vous en ferai un autre. Adieu jusque là. Je vous aime et vous embrasse, mon cher petit, de tout mon cœur, et, en vérité, cela est bien vrai.

Je dis hier au soir au prince de Kaunitz: «Mon prince, la reine de Trébisonde ne pouvait pas être mieux reçue que moi.» Il me répondit: «Personne ne peut être vu ici avec plus d'estime et de considération que vous; vous êtes respectée plus que vous ne pourrez jamais vous l'imaginer.» Il est bien sûr que je ne l'ai pas imaginé et que je ne l'imagine pas encore! Vraiment, vraiment, j'oubliais de vous parler de l'homme que le roi de Pologne m'a envoyé pour me conduire chez lui. C'est un gentilhomme qui a le titre de capitaine. Il parle toutes les langues; il est très-entendu: il a à sa suite des meubles pour meubler les auberges où je coucherai, vaisselle d'argent, cuisiniers, provisions, et généralement tout ce qu'il est possible d'imaginer pour rendre mon voyage très-commode.

Hé bien, mon cher petit ami, malgré mes succès, ma gloire et tous les honneurs que l'on me rend, je sens que le plaisir que j'aurai de vous revoir et tous mes amis, me sera bien plus sensible encore que tout cela, et que je vous aimerai tous encore, s'il est possible, plus que je ne faisais.

Mille tendresses à mon petit chat, à madame la vicomtesse, à M. votre frère et à madame votre belle-sœur, et dites à M. de Chauvelin que je compte sur son amitié, que j'en suis touchée et très-reconnaissante. Faites-lui part de mes succès, afin qu'il ne se repente pas de m'aimer.

Des compliments aussi, honnêtes et affectueux, à M. l'abbé Chauvelin; je n'ai que lieu de me louer de lui. Enfin, mon cher petit ami, entretenez-moi dans le souvenir de toutes les personnes qui m'honorent de leur bonté et de leurs amitiés.

Voilà encore que j'oubliais de vous dire que l'impératrice m'a trouvé le plus beau teint du monde. Vous voyez que ceci est une confession générale.

Enfin, je pars demain de Vienne.

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IX

LE MARÉCHAL DE BRISSAC[7].

J amais ridicules n'ont été respectés en France comme ceux du maréchal de Brissac. Ils étaient vraiment respectables, car ils avaient les grâces de la naïveté, les charmes du romanesque, et le mérite d'une réalité aussi estimable qu'extraordinaire.

Son style gaulois, ses phrases amphigouriques, ses bas ponceaux roulés, son juste-au-corps à grands parements, boutonné, les deux petites queues qui terminaient sa frisure exhaussée, tout cela allait parfaitement à l'air de son âme. De loin, on croyait voir un vieux fou; mais de près, c'était un homme du temps des Bayards, et ce qui rendait son héroïsme complétement aimable, c'est que les formes de sa vertu étaient assez grotesques, pour ne pas trop humilier l'amour-propre de ses contemporains.

On voulait un jour l'engager, par la crainte de déplaire à la cour, à une condescendance équivoque; il répondit: «J'ai tous les courages, hors celui de la honte.» Dans sa jeunesse, ayant pris querelle avec le prince de Conti, au sortir de l'Opéra, et proposé de se battre avec lui, il fut mené à la Bastille. Pour en sortir, il devait faire des excuses à ce prince devant toute la cour. Ses parents eurent bien de la peine à l'y résoudre; enfin, il promit d'obéir au roi. Arrivé dans la galerie de Versailles, il s'approcha du prince de Conti, et il lui dit: «Le roi m'a ordonné de vous demander pardon: je le fais, mais vous pouviez vous faire honneur à meilleur marché, car, en vérité, je ne vous aurais pas tué.» On le ramena à la Bastille: la guerre étant survenue, il fut envoyé à son régiment et on n'en parla plus.

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X

LA FAMILLE DE MIRABEAU.

U ne autre originalité gauloise, mais fort différente de celle du maréchal de Brissac, était le marquis de Mirabeau, surnommé «l'ami des hommes.»

Montaigne avait fait sur lui l'effet que les romans de chevalerie avaient fait sur Don Quichotte. Il aimait Montaigne et son style: il avait raison, mais il l'imitait assez mal, se croyait Montaigne, et avait doublement tort.

Le marquis de Mirabeau n'a été ni si bon, ni si méchant, que ses amis et ses ennemis l'ont dit. La faiblesse de son caractère le rendait l'un et l'autre, suivant l'impulsion des circonstances; il était vaniteux autant que son ami M. de Pompignan; dès leur tendre jeunesse, ils s'étaient admirés réciproquement, et avaient communiqué ce sentiment à leurs familles qui l'ont poussé jusqu'à l'adoration.

Maîtres dans leurs maisons, ils ont été gâtés par un encens domestique, qui est devenu puant au dehors. Si M. de Mirabeau a paru mauvais père et mauvais mari, il faut convenir aussi qu'il avait une femme débordée dans sa conduite, et un fils aîné, qu'il fallait empêcher d'aller à l'échafaud; mais la manière despotique, avilissante et haineuse, avec laquelle ce fils était traité et désespéré dans la maison paternelle, parce qu'il était laid et indomptable par les châtiments, étouffait en lui les sentiments d'honneur et d'ambition qui devaient se trouver au fond de son âme courageuse, aigrissait la violence de ses passions, et aiguisait son esprit si différent et si supérieur à celui de ses parents. Je leur ai dit souvent qu'ils en feraient un grand scélérat, pouvant en faire un grand homme. Il est devenu l'un et l'autre.

J'ai contracté une liaison intime dans la famille de Mirabeau, en opérant un raccommodement du chevalier de Mirabeau[8], mon ami, qui était brouillé à mort avec sa mère et ses frères, pour son mariage avec mademoiselle Navarre, ci-devant comédienne et maîtresse du maréchal de Saxe.

La secte des économistes, dont le marquis était l'apôtre, m'avait rapproché de lui au point que j'étais devenu l'enfant de la maison; même la vieille mère, dévote et scrupuleuse à l'excès, m'honorait d'une amitié et d'une confiance qui étonnaient tout le monde, parce que j'étais hérétique et vivais avec les encyclopédistes, qui étaient ses bêtes noires. C'est surtout pour transmettre l'histoire de la maladie et de la fin de cette femme singulière, que j'écris cet article de sa famille. Elle avait été mariée fort jeune à un vieux militaire, capitaine aux gardes françaises, à la fin du règne de Louis XIV. On racontait de lui, comme des preuves de son originalité et de la considération qu'on avait pour lui, que passant un jour à la tête de sa troupe sur le Pont-Neuf, il s'arrêta devant la statue de Henri IV, et dit à ses soldats: «Mes enfants, saluons celui-ci, il en vaut bien un autre;» de plus, qu'il avait osé battre un jour, dans l'antichambre du roi, un garçon bleu qui lui avait manqué, et que rien de tout cela n'avait été ressenti par Louis XIV.

Il paraît de là que le vieux Mirabeau doit avoir été un peu brusque, emporté et sans doute jaloux. Il y a apparence que la jeune femme avait beaucoup de tempérament et qu'elle a dû appeler la religion au secours de sa vertu; car je l'ai connue stupidement dévote, en dépit d'une pénétration, d'une justesse et d'une force d'esprit étonnantes.

Sa maladie me paraît avoir développé les combats de son tempérament contre ses principes, et de sa philosophie contre la foi la plus aveugle. A l'âge de quatre-vingt-deux ans, elle tomba malade d'une goutte remontée, et que Bordeu prit pour une fièvre catarrhale maligne; il lui donna beaucoup de kermès minéral, qui subtilisa l'humeur goutteuse. Elle se répandit sur les nerfs, et se concentra ensuite dans le cerveau; elle devint folle, furieuse, enragée, elle arrachait tous ses vêtements; on fut obligé de la coucher sur la paille, et de la mettre sous la garde d'un vieux valet de soixante et dix ans, qui seul pouvait en venir à bout, parce qu'elle en était devenue amoureuse.

Elle était un squelette et n'avait plus qu'un souffle de vie, lorsque la rage la prit. Dès ce moment, sa santé physique changea si miraculeusement, qu'elle engraissa à vue d'œil, devint fraîche comme une jeune fille, et tous les symptômes de son sexe et de la jeunesse lui revinrent.

Mais ce qu'il y a de plus merveilleux encore, c'est que sa folie portait précisément sur les deux points contraires de son caractère moral. Cette femme si vertueuse, si prude, qui s'offensait de l'ombre d'une expression équivoque, vomissait des paroles qui auraient révolté les oreilles d'un grenadier et qu'on aurait cru devoir lui être totalement inconnues, et caressait sans cesse son garde septuagénaire. Le second produit de sa rage était les blasphèmes les plus horribles, et quand quelqu'un venait la voir, elle lui criait de renier Dieu ou qu'elle l'étranglerait. Elle a vécu dans cet état jusqu'à l'âge de quatre-vingt-six ans, et c'est bien d'elle qu'on peut dire par excellence qu'elle a eu la tête tournée et l'esprit à l'envers.

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XI

SAINT-GERMAIN.

L e penchant pour le merveilleux inné à tous les hommes en général, mon goût particulier pour les impossibilités, l'inquiétude de mon scepticisme habituel, mon mépris pour ce que nous savons et mon respect pour ce que nous ignorons, voilà les mobiles qui m'ont engagé à voyager durant une grande partie de ma vie dans les espaces imaginaires. Aucun de mes voyages ne m'a fait autant de plaisir; j'ai été absent pendant bien des années, et suis très-fâché de devoir maintenant rester chez moi.

Bien persuadé qu'on ne peut être constamment heureux qu'en poursuivant de près un bonheur, qui s'échappe sans cesse, sans jamais se laisser atteindre, je suis moins fâché de n'avoir rien trouvé de ce que je cherchais, que de ne plus savoir où aller et de n'avoir plus ni conducteur ni compagnon de voyage. Je suis seul, sédentaire dans des châteaux en Espagne, que j'élève et que je détruis comme un enfant qui bâtit et renverse ses châteaux de cartes.

Mais pour varier mes plaisirs, et pour rafraîchir mon imagination, je vais me retracer les souvenirs de quelques-uns des personnages principaux que j'ai rencontrés dans mes voyages, qui m'ont guidé, logé, nourri, et qui m'ont procuré des jouissances pas moins réelles que tant d'autres qui sont passées et qui n'existent plus.

Je commence par le célèbre Saint-Germain, non-seulement parce qu'il a été pour moi le premier en date, mais aussi le premier dans son genre.

Revenant à Paris en 1759, je fis une visite à la veuve du chevalier Lambert, que j'avais connue précédemment, et y vis entrer après moi un homme de taille moyenne, très-robuste, vêtu avec une simplicité magnifique et recherchée. Il jeta son chapeau et son épée sur le lit de la maîtresse du logis, se plaça dans un fauteuil près du feu et interrompit la conversation en disant à l'homme qui parlait: «Vous ne savez ce que vous dites, il n'y a que moi qui puisse parler sur cette matière, que j'ai épuisée tout comme la musique que j'ai abandonnée, ne pouvant plus aller au delà.»

Je demandai avec étonnement à mon voisin, qui était cet homme-là, et il m'apprit que c'était le fameux M. de Saint-Germain, qui possédait les plus rares secrets, à qui le roi avait donné un appartement à Chambord, qui passait à Versailles des soirées entières avec Sa Majesté et madame de Pompadour, et après qui tout le monde courait, quand il venait à Paris. Madame Lambert m'engagea à dîner pour le lendemain, ajoutant avec une mine glorieuse, que je dînerais avec M. de Saint-Germain, lequel, par parenthèse, faisait la cour à une de ses filles et logeait dans la maison.

L'impertinence du personnage me retint longtemps dans un silence respectueux à ce dîner; enfin, je hasardai quelques propos sur la peinture, et m'étendis sur différents objets que j'avais vus en Italie. J'eus le bonheur de trouver grâce aux yeux de M. de Saint-Germain; il me dit: «Je suis content de vous, et vous méritez que je vous montre tantôt une douzaine de tableaux, dont vous n'aurez pas vu de pareils en Italie.» Effectivement il me tint presque parole, car les tableaux qu'il me fit voir étaient tous marqués à un coin de singularité ou de perfection, qui les rendait plus intéressants que bien des morceaux de la première classe, surtout une sainte famille de Murillo, qui égalait en beauté celle de Raphaël à Versailles; mais il me montra bien autre chose, c'était une quantité de pierreries et surtout des diamants de couleur, d'une grandeur et d'une perfection surprenantes.

Je crus voir les trésors de la lampe merveilleuse. Il y avait, entre autres, une opale d'une grosseur monstrueuse et un saphir blanc de la taille d'un œuf, qui effaçait par son éclat celui de toutes les pierres de comparaison que je mettais à côté de lui. J'ose me vanter de me connaître en bijoux, et je puis assurer que l'œil ne pouvait découvrir aucune raison pour douter de la finesse de ces pierres, d'autant plus qu'elles n'étaient point montées.

Je restai chez lui jusqu'à minuit et le quittai son très-fidèle sectateur. Je l'ai suivi pendant six mois avec l'assiduité la plus soumise, et il ne m'a rien appris, sinon à connaître la marche et la singularité de la charlatanerie. Jamais homme de sa sorte n'a eu ce talent d'exciter la curiosité et de manier la crédulité de ceux qui l'écoutaient. Il savait doser le merveilleux de ses récits, suivant la réceptibilité de son auditeur. Quand il racontait à une bête un fait du temps de Charles Quint, il lui confiait tout crûment qu'il y avait assisté, et quand il parlait à quelqu'un de moins crédule, il se contentait de peindre les plus petites circonstances, les mines et les gestes des interlocuteurs, jusqu'à la chambre et la place qu'ils occupaient, avec un détail et une vivacité qui faisaient l'impression d'entendre un homme qui y avait réellement été présent. Quelquefois, en rendant un discours de François Ier, ou de Henri VIII, il contrefaisait la distraction et disant: «Le roi se tourna vers moi».... il avalait promptement le moi et continuait avec la précipitation d'un homme qui s'est oublié, «vers le duc un tel.»

Il savait, en général, l'histoire minutieusement, et s'était composé des tableaux et des scènes si naturellement représentés, que jamais témoin oculaire n'a parlé d'une aventure récente, comme lui de celles des siècles passés.

«Ces bêtes de Parisiens, me dit-il un jour, croient que j'ai cinq cents ans, et je les confirme dans cette idée, puisque je vois que cela leur fait tant de plaisir; ce n'est pas que je ne sois infiniment plus vieux que je ne parais,»—car il souhaitait pourtant que je fusse sa dupe jusqu'à un certain point. Mais la bêtise de Paris ne s'en tint pas à lui donner quelque peu de siècles: elle est allée jusqu'à en faire un contemporain de Jésus-Christ, et voici ce qui a donné lieu à ce conte.

Il y avait à Paris un homme facétieux, nommé milord Gower, parce qu'il contrefaisait les Anglais supérieurement. Après avoir été employé dans la guerre de Sept ans par la cour, comme espion à l'armée anglaise, les courtisans se servaient de lui à Paris pour jouer toutes sortes de personnages déguisés, et pour mystifier les bonnes gens. Or, ce fut ce milord Gower que des mauvais plaisants menèrent dans le Marais sous le nom de M. de Saint-Germain, pour satisfaire la curiosité des dames et des badauds de ce canton de Paris, plus aisé à tromper que le quartier du Palais-Royal; ce fut sur ce théâtre que notre faux adepte se permit de jouer son rôle, d'abord avec un peu de charge, mais, voyant qu'on recevait tout avec admiration, il remonta de siècle en siècle jusqu'à Jésus-Christ, dont il parlait avec une familiarité si grande, comme s'il avait été son ami. «Je l'ai connu intimement, disait-il, c'était le meilleur homme du monde, mais romanesque et inconsidéré; je lui ai souvent prédit qu'il finirait mal.» Ensuite, notre acteur s'étendait sur les services qu'il avait cherché à lui rendre par l'intercession de madame Pilate, dont il fréquentait la maison journellement. Il disait avoir connu particulièrement la sainte Vierge, sainte Élisabeth, et même sainte Anne sa vieille mère. «Pour celle-ci, ajoutait-il, je lui ai rendu un grand service après sa mort. Sans moi, elle n'aurait jamais été canonisée. Pour son bonheur, je me suis trouvé au concile de Nicée, et comme je connaissais beaucoup plusieurs des évêques qui le composaient, je les ai tant priés, leur ai tant répété que c'était une si bonne femme, que cela leur coûterait si peu d'en faire une sainte, que son brevet lui fut expédié.» C'est cette facétie si absurde et répétée à Paris assez sérieusement, qui a valu à M. de Saint-Germain le renom de posséder une médecine qui rajeunissait et rendait immortel; ce qui fit composer le conte bouffon de la vieille femme de chambre d'une dame, qui avait caché une fiole pleine de cette liqueur divine: la vieille soubrette la déterra et en avala tant, qu'à force de boire et de rajeunir, elle redevint petit enfant.

Quoique toutes ces fables, et plusieurs anecdotes débitées sur l'âge de M. de Saint-Germain, ne méritent ni la croyance ni l'attention des gens sensés, il est pourtant vrai que le recueil de ce que des personnes dignes de foi m'ont attesté sur la longue durée et la conservation presque incroyable de sa figure, a quelque chose de merveilleux. J'ai entendu Rameau et une vieille parente d'un ambassadeur de France à Venise, assurer y avoir connu M. de Saint-Germain en 1710, ayant l'air d'un homme de cinquante ans. En 1759, il paraissait en avoir soixante, et alors M. Morin, depuis mon secrétaire d'ambassade, de la véracité duquel je puis répondre, renouvelant chez moi sa connaissance faite en 1735 dans un voyage en Hollande, s'est prodigieusement émerveillé de ne le pas trouver vieilli d'une année. Toutes les personnes qui l'ont connu depuis, jusqu'à sa mort, arrivée à Schleswig en 1780, si je ne me trompe, et que j'ai questionnées sur les apparences de son âge, m'ont toujours répondu qu'il avait eu l'air d'un sexagénaire bien conservé.

Voilà donc un homme de cinquante ans qui n'a vieilli que de dix ans dans l'espace de soixante-dix ans, et une notice qui me paraît la plus extraordinaire et la plus remarquable de son histoire.

Il possédait plusieurs secrets chimiques, surtout pour faire des couleurs, des teintures et une espèce de similor d'une rare beauté. Peut-être même était-ce lui qui avait composé ces pierreries dont j'ai parlé, et dont la finesse ne pouvait être démentie que par la lime. Mais je ne l'ai jamais entendu parler d'une médecine universelle.

Il vivait d'un grand régime, ne buvait jamais en mangeant, se purgeait avec des follicules de séné qu'il arrangeait lui-même, et voilà tout ce qu'il conseillait à ses amis qui le questionnaient sur ce qu'il fallait faire pour vivre longtemps. En général, il n'annonçait jamais, comme les autres charlatans, des connaissances surnaturelles.

Sa philosophie était celle de Lucrèce; il parlait avec une emphase mystérieuse des profondeurs de la nature, et ouvrait à l'imagination une carrière vague, obscure et immense sur le genre de sa science, ses trésors, et la noblesse de son origine.

Il se plaisait à raconter des traits de son enfance, et se peignait alors environné d'une suite nombreuse, se promenant sur des terrasses magnifiques, dans un climat délicieux, comme s'il aurait été le prince héréditaire d'un roi de Grenade du temps des Maures. Ce qui est bien vrai, c'est que personne, aucune police n'a jamais pu découvrir qui il était, pas même sa patrie.

Il parlait fort bien l'allemand et l'anglais, le français avec un accent piémontais, l'italien supérieurement, mais surtout l'espagnol et le portugais sans le moindre accent.

J'ai ouï dire qu'entre plusieurs noms allemands, italiens et russes, sous lesquels on l'a vu paraître avec éclat dans différents pays, il avait aussi porté anciennement celui de marquis de Montferrat. Je me rappelle que le vieux baron de Stosch m'a dit à Florence avoir connu, sous le règne du Régent, un marquis de Montferrat, qui passait pour un fils naturel de la veuve de Charles II, retirée à Bayonne, et d'un banquier de Madrid.

M. de Saint-Germain fréquentait la maison de M. de Choiseul, et y était bien reçu. Nous fûmes donc bien étonnés d'une violente sortie que ce ministre fit à sa femme au sujet de notre héros. Il lui demanda brusquement, pourquoi elle ne buvait pas? et elle lui ayant répondu: qu'elle pratiquait, ainsi que moi, le régime de M. de Saint-Germain avec bon succès, M. de Choiseul lui dit: «Pour ce qui est du baron, à qui j'ai reconnu un goût tout particulier pour les aventuriers, il est le maître de choisir son régime, mais vous, madame, dont la santé m'est précieuse, je vous défends de suivre les folies d'un homme aussi équivoque.» Pour couper une conversation qui devenait embarrassante, le bailli de Solar demanda à M. de Choiseul, s'il était vrai que le gouvernement ignorait l'origine d'un homme, qui vivait en France sur un pied si distingué? «Sans doute que nous le savons, répliqua M. de Choiseul (et ce ministre ne disait pas vrai), c'est le fils d'un juif portugais, qui trompe la crédulité de la ville et de la cour. Il est étrange, ajouta-t-il en s'échauffant davantage, qu'on permette que le roi soit souvent presque seul avec un tel homme, tandis qu'il ne sort jamais qu'environné de gardes, comme si tout était rempli d'assassins.» Ce mouvement de colère provenait de sa jalousie contre le maréchal de Belle-Isle, dont Saint-Germain était l'âme damnée, et auquel il avait donné le plan et le modèle de ces fameux bateaux plats qui devaient servir à une descente en Angleterre.

La suite de cette inimitié et les soupçons de M. de Choiseul se développèrent peu de mois après. Le maréchal intriguait sans cesse pour se faire l'auteur d'une paix particulière avec la Prusse, et pour rompre le système de l'alliance entre l'Autriche et la France, sur lequel était fondé le crédit du duc de Choiseul. Louis XV et madame de Pompadour désiraient cette paix particulière. Saint-Germain leur persuada de l'envoyer à la Haye au duc Louis de Brunswick, dont il se disait l'ami intime, et promit de réussir par ce canal dans une négociation dont son éloquence présentait les avantages sous l'aspect le plus séduisant.

Le maréchal dressa les instructions, le roi les remit lui-même avec un chiffre à M. de Saint-Germain, qui étant arrivé à la Haye, se crut assez autorisé pour trancher du ministre. Son indiscrétion fit que M. d'Affry, alors ambassadeur en Hollande, pénétra le secret de cette mission, et fit, par un courrier qu'il envoya, des plaintes amères à M. de Choiseul, de ce qu'il exposait un ancien ami de son père, et la dignité du caractère d'ambassadeur à l'avanie de faire négocier la paix, sous ses yeux, sans l'en instruire, par un étranger obscur.

M. de Choiseul renvoya le courrier sur le champ, ordonnant à M. d'Affry d'exiger avec toute l'énergie possible des Etats généraux que M. de Saint-Germain lui fût livré, et cela fait, de l'adresser, pieds et poings liés, à la Bastille. Le jour d'après, M. de Choiseul produisit au conseil la dépêche de M. d'Affry; il lut ensuite la réponse qu'il lui avait faite, puis, promenant ses regards avec fierté autour de ses collègues, et fixant alternativement le roi et M. de Belle-Isle, il ajouta: «Si je ne me suis pas donné le temps de prendre les ordres du roi, c'est parce que je suis persuadé que personne ici ne serait assez osé de vouloir négocier une paix à l'insu du ministre des affaires étrangères de Votre Majesté!» Il savait que ce prince avait établi et toujours soutenu le principe, que le ministre d'un département ne devait pas se mêler des affaires d'un autre.

Il arriva de là ce qu'il avait prévu: le roi baissa les yeux comme un coupable, le maréchal n'osa pas dire le mot, et la démarche de M. de Choiseul fut approuvée, mais M. de Saint-Germain lui échappa. L. H. P., après avoir fait valoir beaucoup leur condescendance, envoyèrent une garde nombreuse pour arrêter M. de Saint-Germain, qu'on avait averti secrètement et qui s'enfuit en Angleterre.

J'ai quelques données qui me font croire qu'il en repartit bientôt pour se rendre à Pétersbourg. De là, il apparut à Dresde, à Venise et à Milan, négociant avec les gouvernements de ces pays pour leur vendre des secrets de teintures, et pour entreprendre des fabriques. Il avait alors l'air d'un homme qui cherche fortune, et fut arrêté dans une petite ville du Piémont pour une lettre de change échue; mais il étala pour plus de 100,000 écus d'effets au porteur, paya sur le champ, traita le gouverneur de cette ville comme un nègre, et fut relâché avec les excuses les plus respectueuses. En 1770, il reparut à Livourne, portant un nom russe et l'uniforme de général, traité par le comte Alexis Orlof avec une considération que cet homme fier et insolent n'avait pour personne, et qui me paraît avoir un grand rapport avec un propos du prince Grégoire, son frère, tenu au margrave d'Anspach.

Saint-Germain s'était établi quelques années après chez ce dernier, et l'ayant engagé à aller avec lui voir ce favori fameux de Catherine II, qui passait à Nuremberg, celui-ci dit tout bas au margrave, en parlant de Saint-Germain, à qui il faisait le plus grand accueil: «Voilà un homme qui a joué un grand rôle dans notre révolution.»

Il était logé à Triesdorf, et y vivait à discrétion avec une insolence impérieuse qui lui allait à merveille, traitant le margrave comme un petit garçon. Quand il lui faisait humblement des questions sur sa science, la réponse était: «Vous êtes trop jeune pour qu'on vous dise ces choses-là.» Pour s'attirer encore plus de respect dans cette petite cour, il montrait de temps en temps des lettres du grand Frédéric: «Connaissez-vous cette main et ce cachet?» disait-il au margrave, en lui montrant la lettre dans son enveloppe. «Oui, c'est le petit cachet du roi.»—«Eh bien, vous ne saurez pas ce qu'il y a dedans,» et puis il remettait la lettre dans sa poche.

Ce prince prétend s'être assuré que les pierres précieuses de M. de Saint-Germain étaient fausses, ayant trouvé moyen d'en faire toucher une par la lime de son joaillier, qui fut aposté au passage du diamant qu'il s'agissait de montrer à la margrave, qui était au lit, car Saint-Germain avait grand soin de ne pas perdre ses pierreries de vue.

Enfin, cet homme extraordinaire est mort près de Schleswig, chez le prince Charles de Hesse, qu'il avait entièrement subjugué, et engagé dans des spéculations qui ont mal réussi. Durant la dernière année de sa vie, il ne se faisait servir que par des femmes, qui le soignaient et le dorlotaient comme un autre Salomon, et après avoir perdu insensiblement ses forces, il s'est éteint entre leurs bras.

Toutes les peines que les amis, les domestiques et même les frères de ce prince, se sont données pour arracher de lui le secret de l'origine de M. de Saint-Germain, ont été inutiles; mais ayant hérité de tous ses papiers et reçu les lettres arrivées depuis au défunt, le prince doit être mieux instruit sur ce chapitre que nous, qui vraisemblablement n'en apprendrons jamais davantage, et une obscurité si singulière est digne du personnage.

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XII

CAGLIOSTRO.

O n a assez dit de mal de Cagliostro, je veux en dire du bien. Je pense que cela vaut toujours mieux, tant qu'on le peut et au moins n'ennuierai-je pas par des redites.

Cagliostro était petit, mais il avait une fort belle tête; elle aurait pu servir de modèle pour représenter la figure d'un poëte inspiré. Il est vrai que son ton, ses gestes et ses manières étaient celles d'un charlatan plein de jactance, de prétentions et d'impertinence; mais il faut considérer qu'il était Italien, médecin donnant des audiences, soi-disant grand-maître franc-maçon, et professeur des sciences occultes. Au demeurant, sa conversation ordinaire était agréable et instructive, ses procédés nobles et charitables, et ses traitements curatifs jamais malheureux et quelquefois admirables: il n'a jamais pris un sol de ses malades.

Je l'ai vu courir, au milieu d'une averse, avec un très-bel habit, au secours d'un mourant, sans se donner le temps de prendre un parapluie, et j'ai vérifié trois cures merveilleuses qu'il a faites à Strasbourg, dans les trois genres où l'art des Français excelle.

Un bas officier, déclaré incurable d'une mauvaise maladie, et qui avait été un cadavre hideux, m'a été montré par son capitaine; il était gros et gras et parfaitement rétabli par Cagliostro.

Le secrétaire de M. de Lasalle, commandant à Strasbourg, se mourant de la gangrène à la jambe et abandonné de tous les chirurgiens, a été guéri par Cagliostro.

Une femme en travail ayant été condamnée par les accoucheurs à une mort certaine, sans promettre qu'ils sauveraient l'enfant, on fit appeler Cagliostro qui assura qu'il la délivrerait avec le succès le plus complet, et il tint parole. Il m'a avoué que sa promesse avait été téméraire; mais que le pouls du cordon ombilical l'ayant convaincu que l'enfant était en parfaite santé, et voyant qu'il ne manquait à la femme que des forces pour accoucher, il s'était fié à la vertu d'un remède singulièrement confortatif qu'il possédait, et qu'enfin il avait été plus heureux que sage.

Son bonheur ou sa science en médecine a dû lui attirer la haine et la jalousie des médecins, acharnés entre eux autant que les prêtres, quand ils se persécutent.

Voilà les ennemis dangereux, qui l'ont le plus décrié en France, en Pologne et en Russie. Ici, je me rappelle un défi plaisant que Cagliostro a fait au médecin du grand-duc Paul. Ce docteur l'avait appelé en duel. Cagliostro lui dit que chacun avait le droit de ne se battre qu'avec les armes de son état, et que comme il s'agissait de prouver la supériorité de leur science réciproque, il lui proposait de s'entre-empoisonner; qu'en conséquence, il lui offrait une pilule à avaler; qu'il en ferait autant de celle que son adversaire lui donnerait, et que celui qui aurait le meilleur contre-poison serait le vainqueur. La haine qu'on portait au cardinal de Rohan, avec lequel il était extrêmement lié, a aussi fortement rejailli sur lui, et son nom a été mêlé dans l'histoire du collier, mais sans aucune preuve. Qu'on joigne à la calomnie de tant d'ennemis positifs la malveillance des hommes, qui aiment en général à croire et à répéter plutôt le mal que le bien, et on verra qu'il est au moins possible qu'un inconnu excitant l'envie plus que la pitié ait été opprimé par la médisance.

Tout ce que je puis attester, c'est que ses disciples lui sont restés fidèles, autant que les élèves des jésuites à leurs maîtres, que ceux qui ont beaucoup vécu avec lui m'en ont beaucoup dit du bien, et personne du mal, avec des preuves convaincantes.

S'il a trompé en qualité d'adepte, il n'a fait que son métier, et même plus noblement que tant d'autres personnages plus respectables que lui; car il donnait gratis à ceux qui avaient faim, la nourriture qu'ils lui demandaient.

La charité, même mal employée, est pour le moins excusable. Sa loge égyptienne en valait bien une autre, car il a tâché de la rendre plus merveilleuse et plus honorable qu'aucune loge européenne. Elle offrait plus de charges de grands-officiers, que n'en avait la couronne de France, et dans le dernier grade il y avait l'apparition d'un ange derrière un paravent avec un petit garçon, auquel cet ange révélait tout ce que le premier lui demandait à la requête des spectateurs du paravent. Comme Cagliostro choisissait un enfant de beaucoup d'esprit, on a toujours été merveilleusement étonné de la sagacité de ses réponses.

La mauvaise conduite de la femme de Cagliostro lui a aussi attiré des reproches, même celui d'en être le complice; mais pourquoi supposer sans preuves qu'un mari soit content lorsqu'il est.... battu?

Ce qui a le plus occupé la curiosité du public, a été de découvrir d'où Cagliostro pouvait tirer tout l'argent qu'il dépensait, car il n'avait point de banquier qui lui en fournissait, il n'en recevait jamais par la poste, on ne lui connaissait aucuns biens, ni en terre, ni en portefeuille, et pourtant sa dépense annuelle à Strasbourg était évaluée à trente mille francs, et celle de Paris à près de cent mille.

Voilà un mystère qui n'a jamais été pénétré, et il est juste qu'un homme extraordinaire laisse après lui quelque chose à deviner. On a cru que c'est le cardinal qui lui a donné tout cet argent, et qu'il n'a jamais voulu s'en vanter; c'est ce qu'il y a de plus probable, car rien n'est plus faux que le profit qu'on disait que Cagliostro tirait de ses médecines en partageant avec son apothicaire. Cagliostro donnait gratis toutes les médecines qu'il composait lui-même, et l'apothicaire ne vendait que des pilules à un petit écu chaque boîte: or, j'en ai donné la recette, dont l'auteur m'avait gratifié, à un apothicaire d'Allemagne, lequel m'en a demandé le double pour la même quantité.

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XIII

LAVATER.

N ul n'est prophète dans son pays. Ce proverbe a été démenti par Lavater. Il est impossible d'être plus aimé ni plus révéré, qu'il l'a été dans toute la Suisse. Son nom était connu et chéri jusque dans les montagnes les plus inaccessibles; on venait de là chercher conseils et secours auprès de lui (souvent au milieu de la nuit), et toujours on trouvait assistance et consolation.

S'il a eu quelques ennemis à Zurich, c'est qu'il était membre d'une ville divisée par l'animosité de deux partis, et que l'envie républicaine n'avait pas même épargné Aristide. Mais il a trouvé dans les pays étrangers bien d'autres envieux plus injustes, que sa célébrité et ses opinions particulières, promulguées avec une confiance trop ingénue, lui ont attirés.

La source de son esprit et de son imagination était dans son cœur, par conséquent fort différente de celle qui n'était que dans la tête de ses adversaires, et sa candeur donnait beau jour à la malignité.

J'ai beaucoup examiné Lavater par les lunettes de ses amis, par celles de ses ennemis et par les miennes; en voici le résultat, au moins pour ma persuasion.

Si on accorde aux actions plus de valeur qu'aux paroles et aux écrits, Lavater a été l'homme le plus estimable de son temps; car personne n'a fait plus de bien dans sa sphère que lui en faisait du matin au soir. C'était son métier: il était ouvrier habile et diligent en bienfaisances, mettant toutes ses heures et toutes ses liaisons à profit pour rendre service aux malheureux et pour secourir les indigents.

Comme il n'était nullement riche, car il est mort fort obéré[9], il s'était créé un cercle d'âmes dévotes, qui avait l'air d'une secte, mais qui se distinguait de toute autre par ses bonnes œuvres et l'amour de Dieu réalisé dans celui du prochain. Depuis, il avait imaginé un atelier de charité, où toutes sortes de petits ouvriers gagnaient du pain à faire mille petites niaiseries ingénieuses et élégantes, qu'il savait vendre à leur profit.

Son talent d'auteur a été le moindre de ses mérites; sa conversation valait mieux, mais ses actions étaient bien au-dessus de l'une et de l'autre. Son ouvrage le plus critiqué est sa «Physionomie.» Il a eu le sort de tous les nouveaux systèmes, de causer d'abord trop d'engouement et de finir par être déchiré sans pitié.

Les mérites principaux de ce livre sont les estampes et le style; mais il me semble qu'on a grand tort de traiter des assertions conjecturales comme des vérités scientifiques. De tous les écrits de Lavater, c'est son «Journal» qui, à mon gré, lui a fait le plus d'honneur. Il contient des confessions d'une âme pure, qui aspire à la plus grande perfection, et une méthode de scruter sa conscience bien instructive, mais bien difficile à pratiquer avec autant de sévérité et d'ouverture de cœur. Il faut être bien juste, pour oser coucher sur le papier toutes ses pensées les plus secrètes, et encore plus, pour les faire imprimer. Je doute qu'aucun des ennemis de Lavater aurait le courage de publier celle qu'il a eue, en l'accusant d'être jésuite. Sa conversation était bien plus agréable que ses écrits; variée par les avantages du discours animé, elle devenait particulièrement touchante et pleine d'onction, quand il s'agissait d'instruire ou de consoler.

De plus, elle était extrêmement nourrie, étant concentrée par l'économie que Lavater mettait à son loisir, et infiniment instructive, agréable et variée par la multiplicité de ses connaissances et par son goût exquis dans les arts.

Je n'ai guères rencontré quelqu'un qui m'ait donné plus de satisfaction que lui, en dissertant sur la peinture. Il avait un sentiment si profond de la beauté, un coup d'œil si juste et un tact si délicat, que j'en ai été émerveillé de la part d'un homme qui n'avait jamais été ni en France, ni en Italie.

Le talent pour la peinture lui paraissait inné, car, sans avoir jamais manié le pinceau, ni même dessiné, il savait guider la main peu habile d'un jeune artiste, d'une manière surprenante, et produisait avec ses teinturiers, par ses avis intelligents, des ouvrages vraiment charmants.

En général, tout en lui était marqué au coin de la finesse, jusqu'à sa physionomie effilée, et jusqu'au bout de son nez pointu; il apercevait l'indéfinissable dans la perfection, et il découvrait les imperfections les plus cachées. Mais, malgré tant de mérites et d'ornements qui distinguaient sa conversation, ses actions, je le répète, étaient au-dessus de tout; et lorsque je les considère, il me paraît que cet homme si moralement fertile ressemble à un arbre qui a produit d'assez belles feuilles et des fleurs délicieuses pour ceux qui étaient sous son ombre; mais surtout des fruits admirables, tant par leur nombre que par leur utilité.

La vanité et l'amour du merveilleux sont les défauts qu'on a particulièrement reprochés à Lavater, et desquels il n'était pas entièrement exempt, mais que ses ennemis ont trop exagérés et même calomniés. Cette vanité, qu'ils ont maltraitée si cruellement, était pourtant si douce, qu'elle ne pouvait guère blesser qu'eux, qui étaient jaloux de n'être pas fêtés comme lui: elle était dépouillée d'orgueil, de prétentions et de vanterie, fondée sur le sentiment involontaire et assez juste des mérites de son cœur, et sur la jouissance séduisante de l'affection, qu'on lui témoignait; il s'abandonnait à la complaisance de se laisser caresser, admirer et traiter avec confiance par l'amitié. S'il courait quelquefois après la considération, qui donne du crédit, s'il cultivait soigneusement ses liaisons avec les grands, c'était pour rendre service aux petits.

Ce n'étaient pas les honneurs qu'on lui rendait, qui le flattaient, mais l'amour qu'on lui témoignait: ce n'étaient pas les princes qu'il recherchait, mais les moyens d'étendre ses charités!

Une telle vanité n'est-elle pas bien pardonnable? on pourrait presque s'en vanter.

Lavater avait trop d'esprit pour se contenter de ce que nous savons, trop d'imagination pour résister aux charmes des possibilités, et trop de foi religieuse pour ne pas croire facilement tout ce qu'il trouvait dans les traditions chrétiennes, et qui avait quelque rapport avec ses idées favorites. Voilà la source et l'excuse de son penchant pour le merveilleux, si naturel à tous les hommes qui pensent.

Agité par un zèle sans bornes pour secourir l'humanité, il regrettait particulièrement ce don précieux, communiqué aux apôtres et à leurs disciples, de guérir les malades par l'imposition des mains.

Il ne trouvait rien de ridicule ni d'impossible dans les guérisons du P. Gassner, et je serais tenté de croire, que dans un des recoins de son cœur se tenait caché un certain regret, que la réformation ait coupé ce fil mystique du pouvoir spirituel attribué à l'ordination des prêtres. Ce doute secret, son penchant pour les miracles, et sa croyance à la doctrine mystérieuse de la première Église, l'empêchaient de s'éloigner des catholiques autant que ses confrères; et son amitié intime contractée avec le Dr. Sailer[10], ex-jésuite, qui lui ressemblait par ses lumières et ses vertus, ont produit une accusation contre lui, aussi absurde que mémorable dans l'histoire des tracasseries littéraires.

Des gens malveillants et impudents, qui se vantaient de savoir flairer la piste des jésuites, l'ont déclaré affilié caché des jésuites, tandis qu'on taxait Sailer d'être protestant en secret, parce qu'il était si lié avec Lavater. Une des idées bizarres et favorites de ce dernier était, que saint Jean l'Évangéliste n'était point mort, qu'il se promenait encore sur la terre, et qu'il pourrait peut-être avoir l'honneur de sa visite.

Il fondait son opinion sur les paroles de Jésus-Christ, répondant à saint Pierre, jaloux de voir que Jean était excepté de la mission apostolique: «Si je veux qu'il reste jusqu'à ce que je reviendrai, que t'importe!» et sur l'induction, que les disciples de Jésus Christ même ont tirée de ses paroles, que saint Jean ne mourrait point. Effectivement saint Jean ne se trouve point dans le martyrologe.

Lavater, comptant sur les promesses extraordinaires faites à la perfection de la foi, et flatté par la pureté de ses intentions et de sa conscience, espérait que Dieu pourrait lui faire une grâce particulière dans un siècle où il avait si peu de concurrents dignes d'y prétendre. Je m'étonne qu'aucun de ses ennemis n'ait touché cette corde sensible de Lavater, pour se moquer de lui, en lui envoyant un saint Jean supposé, assez adroit pour le mystifier. Malgré tant d'amour pour les choses merveilleuses, l'esprit de Lavater était plus en garde contre son imagination que contre les moqueries de ses adversaires.

J'en ai eu la preuve dans sa réponse à la lettre du comte de Bernstorff, qui l'appelait à Copenhague. L'autorité bien grave du témoignage de l'homme plein de génie, de lumières et de vertu qui lui écrivait, ne l'a point empêché de rejeter de prime abord l'appât des choses extraordinaires, qu'on offrait à sa curiosité et à son jugement.

Le philosophe le plus dépouillé de préjugés, n'aurait pas désavoué les doutes et les réflexions pleines de sagesse avec lesquelles il combattait les dangers de la crédulité. Mais il est pourtant revenu assez convaincu de la vérité de ce qu'on lui avait dit à Copenhague, quoiqu'on ne l'ait pas admis à éprouver lui-même la valeur de ces mystères.

Ils consistaient en certaines révélations obscures et énigmatiques, que les initiés recevaient pendant leurs prières, et dont les solutions étaient données en songe aux personnes avec lesquelles ils étaient en rapport intime sur ces objets. Cette communication de lumières s'opérait de préférence entre maris et femmes, et comme c'étaient ces dernières qui donnaient les explications, le tout m'a paru une intrigue, à l'aide de laquelle les femmes ou leur directeur en chef, gouvernaient les maris.

On a assuré Lavater, que, dans des circonstances très-importantes, on avait reçu par ces moyens miraculeux des prédictions, des éclaircissements et des conseils admirables, et on en avait accordé à lui-même d'assez curieux et d'assez flatteurs, pour exciter son attente et obtenir provisoirement sa confiance.

Il n'a point voulu me dire en quoi ces éclaircissements consistaient, mais il m'a affirmé en avoir reçu de très-vrais sur le passé et de très-étonnants sur l'avenir; tout ce qu'il m'a confié avoir appris d'eux, c'est que son âme avait joué jadis plusieurs rôles considérables; qu'il avait été le roi Josias dans le Vieux Testament; dans le Nouveau, Joseph d'Arimathie; et Zwingli, en dernier lieu; car ces messieurs croyaient à la métempsycose, et je suis fâché de n'avoir pas noté la liste fort plaisante des âmes voyageuses de plusieurs grands personnages. Je me rappelle seulement que Frédéric II a été saint Luc.

Toutefois, je dois rendre la justice à Lavater que sa conviction de la réalité des mystères, qui se célébraient en Danemark, a été achevée et déterminée par l'accomplissement fortuit de quelques prédictions, qui lui ont été faites, et surtout par des confirmations assez singulières de plusieurs points de cette doctrine mystérieuse, lesquelles lui ont été données par la bouche d'un somnambule.

C'était un jeune garçon de neuf à dix ans, nommé Hermann, qui se trouvait dans un village près de Zurich, et qui, tombé dans un somnambulisme naturel, n'avait qu'un cri après Lavater, qu'il n'avait jamais vu. Étant allé le trouver, cet enfant non-seulement l'a d'abord reconnu, mais lui a répété un grand nombre de toutes les choses qu'il avait entendues à Copenhague, ce qui, à moins d'admettre la réalité du merveilleux, ne peut s'expliquer que par la supposition, que l'indiscrétion de Lavater et de ses confidents a donné à de mauvais plaisants l'idée de se moquer de lui par le moyen de cet enfant, qu'ils avaient sans doute endoctriné. Mais ce que je n'entreprendrai point d'expliquer, c'est ce qu'il a écrit à une dame de ses amies intimes, avant qu'on ait pu prévoir les désastres de la Suisse. Voici ce que dit cette lettre: «J'ai appris par la bouche de notre Seigneur même, que je mourrai martyr, après avoir souffert de grandes peines et vu des choses que tant de personnes désirent de voir, et qu'elles verront pour leur malheur. Puisse ma mort attester la certitude, que le Seigneur daigne parler encore aux mortels!»

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XIV

SAINT-MARTIN.

M artinez Pasqualis a été le fondateur de l'ordre mystique des Martinistes, nommés ainsi à cause de la considération, que Saint-Martin, l'un des sept maîtres, que leur chef avait désignés pour propager sa doctrine après lui, avait obtenue au-dessus de ses collègues par son mérite personnel et par son livre fameux des Erreurs et de la Vérité.

Pasqualis était originairement Espagnol, peut-être de race juive, puisque ses disciples ont hérité de lui un grand nombre de manuscrits judaïques. Sa science était beaucoup moins théorique que celle de ses apôtres; il pratiquait tout franchement la magie, tandis qu'eux s'en cachaient et la défendaient soigneusement. J'ai été fort lié avec un certain La Chevalerie qui avait été son aide de camp favori, lequel m'a montré quelques tapis de leurs opérations magiques, et raconté plusieurs faits merveilleux, s'ils étaient vrais. Je n'en citerai qu'un. Les travaux magiques de ces messieurs ont pour objet surtout de combattre les démons et leurs satellites, sans cesse occupés à répandre des maux physiques et spirituels sur toute la nature par leur magie noire. Les combats se font particulièrement aux solstices et aux équinoxes de part et d'autre. Ils travaillent sur des tapis crayonnés, sur lesquels ils établissent leurs citadelles, qui consistent en un grand cercle au milieu pour le grand maître, et deux ou trois plus petits pour ses assistants. Le chef, quoique absent, voit toutes les opérations de ses disciples, quand ils travaillent seuls, et les soutient.

Un jour, me dit La Chevalerie, que je n'étais pas parfaitement pur, je combattais tout seul dans mon petit cercle, et je sentais que la force supérieure d'un de mes adversaires m'accablait, et que j'allais être terrassé. Un froid glacial, qui montait de mes pieds vers le cœur, m'étouffait, et prêt à être anéanti, je m'élançai dans le grand cercle poussé par une détermination obscure et irrésistible. Il me sembla en y entrant, que je me plongeais dans un bain chaud délicieux, qui remit mes esprits, et répara mes forces dans l'instant. J'en sortis victorieux, et par une lettre de Pasqualis, j'appris qu'il m'avait vu dans ma défaillance, et que c'était lui qui m'avait inspiré la pensée de me jeter dans le grand cercle de la puissance suprême.

Voilà ce que La Chevalerie m'a raconté, pénétré de la conviction la plus intime. Il se trompait peut-être, mais son intention n'était certainement pas de me tromper. Loin de vouloir faire de moi un prosélyte, il faisait son possible pour me détourner de cette doctrine qui, disait-il, l'avait rendu fort malheureux. On l'avait excommunié à tout jamais, pour un péché sans rémission, et il ne cessait de médire de Pasqualis et de ses successeurs. Il dépeignait le premier comme un homme plein de vices et de vertus, qui se permettait tout, malgré sa sévérité pour les autres, qui prenait de l'argent de ses disciples, les escroquait au jeu, et donnait ensuite leur argent au premier venu, quelquefois à un passant qu'il ne connaissait pas; il disait à ceux qui lui en témoignaient leur étonnement: «J'agis comme la providence, ne m'en demandez pas davantage.»

Passons au héros du présent article, à M. de Saint-Martin. Jeune, aimable, d'une belle figure, doux, modeste, simple, complaisant, se mettant au niveau de tout le monde, et ne parlant jamais des sciences, encore moins de la sienne, il ne ressemblait nullement à un philosophe, plutôt à un petit saint; car sa dévotion, son extreme réserve et la pureté de ses mœurs paraissaient quelquefois extraordinaires dans un homme de son âge. Il était fort instruit, quoique dans son livre il ait parlé de plusieurs sciences d'une manière fort baroque. Il s'énonçait avec beaucoup de clarté et d'éloquence, et sa conversation était fort agréable, excepté quand il parlait de son affaire, alors il devenait pédant, mystérieux, bavard ou taciturne; crainte d'avoir trop dit, il niait le lendemain ce dont il était convenu la veille.

Il avait des réticences insupportables, s'arrêtant tout court au moment où l'on espérait tirer de lui un de ses secrets; car il croyait à une voix intérieure qui lui défendait ou lui permettait de parler. Son grand principe était que, dans la route spirituelle, on ne devait point troubler la marche de l'homme, qu'il suffisait de le préparer à deviner les secrets qu'il était destiné à savoir. Aussi, se donnait-il plus de peine pour éloigner ses disciples de sa science que pour les y appeler, se croyant responsable des abus qu'ils pourraient en faire. Son père, qui était maire d'Amboise, l'avait mis dans le service militaire, où, par sa bonne conduite, ou par le crédit de M. de Choiseul, seigneur d'Amboise, il s'était avancé, en très-peu de temps, au grade de capitaine; mais, entraîné par la doctrine de Pasqualis et une vocation, qui lui semblait irrésistible, il quitta brusquement le service, malgré les exhortations de ses parents, de ses amis et de son protecteur, se brouilla avec son père, et se voua aux œuvres de sa science mystique et à la pauvreté. Il s'était proposé de ne rien demander à son père, et réduit au pain et à l'eau, c'est en se chauffant au feu d'une cuisine de gargote, qu'il a composé son traité des Erreurs et de la Vérité.

Le débit de ce livre, le premier et le meilleur qu'il a écrit, l'a aidé à subsister, jusqu'à ce que madame de la Croix, qui courait une carrière approchante de la sienne, l'ait recueilli chez elle. Mais bientôt ils se brouillèrent, voulant s'endoctriner l'un l'autre, et Saint-Martin, ayant hérité d'une tante cinquante louis de rente, se trouva fort riche, et publia quelques nouveaux ouvrages, qui augmentèrent son aisance: c'est alors qu'il ouvrit une petite école, et que je devins son disciple.

Tout ce qu'il m'a appris est si peu important, et je l'ai si parfaitement oublié, que je ne crains pas d'être indiscret, en parlant de sa doctrine. Le peu que j'en dirai m'appartient; je le dois à l'application avec laquelle je n'ai cessé de relire son livre, à l'attention avec laquelle j'ai saisi chaque mot échappé à mon harpocrate, et peut-être à mon talent pour la devination de tous les livres, qui traitent de sciences occultes.

Celui des Erreurs et de la Vérité est le seul dont le style soit agréable et qu'on puisse lire sans dégoût. Les trois quarts de cet ouvrage sont intelligibles; et les pages qu'on ne comprend pas, présentent des objets si neufs et si bizarres, qu'ils amusent l'attention et piquent la curiosité.

Bien des gens ont cru que cet ouvrage n'avait été composé que pour ramener le monde à des idées religieuses par l'appât du merveilleux. Il est certain qu'il a produit cet effet sur plusieurs personnes de ma connaissance et sur moi-même; mais j'ai lieu d'assurer que c'est une introduction très-savante et très-détaillée à la science de la magie, et qu'il renferme beaucoup de choses, dont l'auteur s'abstenait de parler dans ses leçons.

La science des nombres, qu'il a représentée sous l'emblème d'un livre à dix feuilles, était de toutes ses connaissances celle à laquelle il attachait le plus haut prix. Il disait l'avoir volée à son maître, et qu'il ne la communiquerait jamais à personne. C'est grand dommage, car c'est sous ce voile mystérieux qu'il a enveloppé les plus rares secrets de son ouvrage.

Tout ce qu'il avouait était, que les nombres donnaient la clef de l'essence de toutes les choses matérielles, pourvu qu'on en connût les véritables noms dans la langue primitive; que par les nombres on éprouvait les esprits, de même que par les paroles de puissance, pour s'assurer si les uns et les autres étaient bons ou mauvais; et que tout cela s'obtenait par l'analyse cabalistique de ces noms et de ces paroles, dont les lettres hébraïques produisaient les dix nombres, qui manifestaient des vérités si importantes.

Il ajoutait, que l'alphabet hébreux n'était juste que jusqu'à la dixième lettre inclusivement, que le reste avait été brouillé, mais qu'il en connaissait l'ordre véritable. Voilà déjà une confession assez claire que ces messieurs s'occupaient de magie.

Un autre aveu, que je lui ai arraché, est la description des figures hiéroglyphiques écrites en traits de feu, qui lui apparaissaient dans ses travaux, et dont il lui était ordonné de conserver les dessins, qu'il m'a montrés. Ces figures ne sont autre chose que ce qu'on appelle les sceaux des esprits, qu'on voit sur les talismans, sur les pentacles, et autour des cercles magiques.

Mais ce n'est qu'en tremblant que Saint-Martin parlait de toutes ces choses-là. Il assurait que la magie avait occasionné la chute des esprits et celle de l'homme; que la seule pensée, analogue à ces crimes, pouvait nous perdre pour toujours; que sa conscience était chargée de l'âme de ses disciples, et que, par toutes ces raisons, il se trouvait obligé à toutes les précautions que prescrivait sa doctrine pour les mener au bien à petits pas, et pour éloigner de cette route ceux que la providence n'a point destinés au grand œuvre des élus, choisis par elle pour combattre le mal sur la terre.

Au reste, je conseille à tous ceux qui veulent étudier le livre des Erreurs et de la Vérité, de lire préalablement l'histoire du Manichéisme de Beausobre, qui leur ouvrira l'intelligence sur les matières fondamentales du livre de Saint-Martin, et où ils trouveront de grands rapports avec sa doctrine.

J'ai connu deux collègues de M. de Saint-Martin, moins difficiles que lui, mais qui ne le valaient pas: l'un se nommait Hauterive, qui tenait boutique de la science à tous venants, et dont mon maître était fort mécontent; l'autre Villermoze: il avait fondé son cercle à Lyon; il avait moins de savoir que Saint-Martin, mais beaucoup plus d'onction, d'aménité et de franchise, au moins apparente. Il parlait au cœur beaucoup plus qu'à l'esprit; il était estimé de tout le monde pour ses qualités, et adoré de ses disciples, à cause de ses manières cordiales, amicales et séduisantes. Il a joué un rôle distingué dans la maçonnerie, et a fini par s'adonner entièrement au magnétisme spirituel. Il a péri dans les massacres de Lyon, et Saint-Martin est mort tranquillement pendant la révolution, qui avait un peu dérangé la fréquentation de son école.

Pour se faire une idée complète de la doctrine de Saint-Martin qui, de toutes les doctrines mystiques est la plus merveilleuse, la plus intéressante et la plus attachante, il faut lire les ouvrages suivants:

Des Erreurs et de la Vérité,
Des rapports entre Dieu, l'homme et la nature,
Ecce homo,
De l'Esprit des choses,
L'homme de désir,
Le crocodile,
Le nouvel homme,
Lettre à un ami sur la révolution française,
Éclair sur l'association humaine,
Œuvres posthumes,
Le ministère de l'homme esprit.

Différentes traductions de Jacob Bœhme et un ouvrage allemand qui a pour titre: Magicon.

Je crois faire plaisir à mes lecteurs en terminant cet article par une notice biographique de Saint-Martin, écrite par lui-même:

«J'ai été gai, mais la gaieté n'a été qu'une nuance secondaire de mon caractère; ma couleur réelle a été la douleur et la tristesse, à cause de l'énormité du mal (Bœhme 3, 18) et de mon profond désir pour la renaissance de l'homme.

«On ne m'a donné de corps qu'un projet. J'ai été moins l'ami de Dieu, que l'ennemi de ses ennemis, et c'est ce mouvement d'indignation contre les ennemis de Dieu, qui m'a fait faire mon premier ouvrage.

«La nature de mon âme a été d'être extrêmement sensible, et peut-être plus susceptible de l'amitié que de l'amour; cependant cet amour même ne m'a pas été étranger, mais je n'ai pu m'y livrer librement, comme les autres hommes, parce que je n'ai été que trop attiré par de grands objets, et que je n'aurais pu jouir réellement de la douceur de ce sentiment, qu'autant que le sublime appétit, qui m'a toujours dévoré, aurait eu la permission de se satisfaire; or c'est une permission que des maîtres sacrés m'ont toujours refusée.

«Enfin, je n'aurais voulu me livrer au sensible, qu'autant que mon spirituel n'aurait pas paru crime et folie.

«Oh, si ce spirituel eût été à son aise, quel cœur j'aurais eu à donner! J'ai changé sept fois de peau étant en nourrice; à l'âge de dix-huit ans, il m'est arrivé de dire au milieu des confessions politiques, que les livres m'offraient: Il y a un Dieu, j'ai une âme, il ne me faut rien de plus pour être sage, et c'est sur cette base qu'a été élevé ensuite tout mon édifice.»

(Il disait en entrant dans sa carrière: ou j'aurai la chose en grand, ou je ne l'aurai pas).

«Depuis que l'inexprimable miséricorde divine a permis que l'aurore des régions vraies se découvrît pour moi, je n'ai pu regarder les livres, que comme des objets de lamentations, car ils ne sont que des preuves de notre ignorance et une sorte de défense faite à la vérité, tant elle s'élève au-dessus d'eux. Les livres morts nous empêchent aussi de connaître le livre de vie, et voilà pourquoi ils font tant de mal au monde, et nous reculent tout en paraissant nous avancer.

«Bœhme, cher Bœhme, tu es le seul que j'excepte, car tu es le seul qui nous mène réellement au livre de la vie. Encore faut-il bien qu'on puisse y entrer sans toi. Les livres que j'ai faits n'ont pour but, que d'engager les lecteurs à laisser là tous les livres, sans en excepter les miens.

«Dans l'initiation que j'ai reçue et à laquelle j'ai dû dans la suite toutes les bénédictions, dont j'ai été comblé, il m'arriva de laisser tomber mon Bouclier par terre, ce qui fit de la peine au maître; cela m'en fit aussi à moi, en ce que cela ne m'annonçait pas pour l'avenir beaucoup de succès.

«J'ai reconnu, que c'était une chose honorable pour un homme, que d'être, pendant son passage ici-bas, un peu balayeur de la terre. De tous les états de la vie temporelle, les deux seuls que j'aurais aimé à exercer, eussent été celui d'évêque et celui de médecin, parce que, soit pour l'âme, soit pour le corps, ce sont les seuls où l'on puisse faire le bien pur et sans nuire à personne, ce qui n'est pas possible dans l'ordre militaire, dans l'ordre judiciaire, dans l'ordre des traitants; et je n'aurais pas aimé à n'être que curé, non par orgueil, mais parce qu'un curé n'est pas aussi libre dans son instruction, que peut l'être un évêque. Le duc de Choiseul a été, sans le savoir, l'instrument de mon bonheur, lorsque, voulant entrer au service, non par goût, mais pour cacher à une personne chère mes inclinations studieuses, il me plaça dans le seul régiment où je pouvais trouver le trésor qui m'était destiné. L'espérance de la mort fait la consolation de mes jours: aussi voudrais-je qu'on ne dise jamais: l'autre vie, car il n'y en a qu'une.

«La ville de Strasbourg est la seconde après Bordeaux, à qui j'ai des obligations inappréciables, parce que c'est là où j'ai fait connaissance avec des vérités précieuses dont Bordeaux m'avait déjà procuré les germes. Et les vérités précieuses, c'est par l'organe de mon amie intime qu'elles me sont parvenues, puisqu'elle m'a fait connaître mon cher Bœhme. Mon premier séjour à Lyon en 1773, 1774, 1775, ne m'a pas été beaucoup plus réellement profitable, que celui de 1785. J'y éprouvai un repoussement très-marqué dans l'ordre spirituel. Mon père n'ayant pas pu éteindre dans moi le goût que j'avais pour les objets profonds, essaya vers ma trentième année de me donner des scrupules sur les recherches dans les vérités religieuses, qui doivent être toutes de foi. Il m'engagea à lire un sermon du P. Bourdaloue, dans lequel le prédicateur prouvait qu'il ne fallait pas raisonner; je lus le sermon, et puis je répondis à mon père: «C'est en raisonnant que le P. Bourdaloue a voulu prouver qu'il ne fallait pas raisonner.»

«Mon père garda le silence; il n'est pas revenu depuis à la charge. C'est à Lyon, que j'ai écrit le livre intitulé: Des Erreurs et de la Vérité; je l'ai écrit par désœuvrement et par colère contre les philosophes. J'écrivis d'abord une trentaine de pages, que je montrai au cercle, que j'instruisais chez M. de Villermas, et l'on m'engagea à continuer.

«Il a été composé vers la fin de 1773 et le commencement de 1774, en quatre mois de temps, et auprès du feu de la cuisine, n'ayant pas de chambre où je pusse me chauffer.

«Un jour même, le pot de la soupe se renversa sur mon pied, et le brûla assez fortement. C'est à Paris, en partie chez madame de la Croix, que j'ai écrit le Tableau naturel, à l'instigation de quelques amis.

«C'est à Londres et à Strasbourg, que j'ai écrit l'Homme de désir, à l'instigation de Tieman. C'est à Paris que j'ai écrit l'Ecce homo, d'après une notion vive que j'avais eue à Strasbourg. C'est à Strasbourg que j'ai écrit le Nouvel homme, à l'instigation d'un gentilhomme suédois.

«En 1768, étant en garnison à Lorient, j'eus un songe qui me frappa. J'étais dans les premières années de mes grands objets, et c'est à Lorient même que j'en avais eu les premières preuves personnelles, en lisant un livre de mathématiques. La nuit, je vis un gros animal renversé par terre du haut des airs par un grand coup de fouet; je vis ensuite un autel, que je pris pour être chrétien, et sur lequel je vis quantité de personnes passer et repasser avec précipitation et comme voulant le fouler aux pieds. Je me réveillai avec beaucoup d'affliction, de ce que je venais de voir. C'était l'annonce du renversement de l'Église.

«Mes ouvrages et particulièrement les derniers ont été le fruit de mon tendre attachement pour l'homme, mais en même temps du peu de connaissance, que j'avais de sa manière d'être, et du peu d'impression que lui font ces vérités dans cet état de ténèbres et d'insouciance, dans lequel il se laisse croupir. Ce ne sont pas mes propres ouvrages qui me font le plus gémir sur cette insouciance, ce sont ceux d'un homme, dont je ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers, mon chérissime Bœhme.

«Il faut que l'homme soit devenu entièrement sot ou démon pour n'avoir pas profité plus qu'il ne l'a fait de ce trésor envoyé au monde il y a cent quatre-vingts ans. Les apôtres, qui n'en savaient pas tant que lui, ont infiniment plus que lui avancé l'œuvre.

«C'est que pour les hommes encroûtés, comme ils le sont, les faits sont plus efficaces que les livres.»

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XV

MADAME DE LA CROIX.

M adame de Jarente, fille du marquis de Sénas et nièce de cet évêque d'Orléans, qui avait la feuille des bénéfices sous le règne de madame de Pompadour et de M. de Choiseul, avait épousé fort jeune le marquis de la Croix, officier général au service d'Espagne, que j'ai connu généralement estimé à Madrid. Son mari l'avait laissée, je ne sais pas pourquoi, à Avignon, où, n'ayant rien de mieux à faire, elle s'est donnée la peine de gouverner le comtat, durant la vice-légation de Mgr Acquaviva, qui était fort paresseux et éperdument amoureux d'elle. Comme elle aimait à gouverner, elle rejoignit son mari, lorsqu'il fut nommé vice-roi en Galice. Après sa mort, elle quitta l'Espagne maltraitée et fort pauvre, vint à Lyon, y tomba dangereusement malade, eut des visions pendant sa maladie, et passa de l'incrédulité la mieux conditionnée à une crédulité sans bornes.

Parmi les livres mystiques qu'elle lisait alors, celui des Erreurs et de la Vérité l'avait charmée davantage, et c'est à lui qu'elle attribuait principalement sa conversion. Aussi rechercha-t-elle l'auteur, dès qu'elle fut arrivée à Paris, le recueillit chez elle, et se composa, toujours disputant avec lui, un petit système théosophique particulier, qui n'avait pas le sens commun.

Je n'en citerai qu'un exemple: elle appliquait le fameux quaternaire du livre de Saint-Martin à la divinité, en qui elle prétendait qu'il y avait quatre personnes engendrées successivement: le fils du père, le Saint-Esprit du fils, et Melchisédec du Saint-Esprit.

Mais madame de la Croix était bien plus forte pour la pratique que pour la théorie. Son affaire principale était de combattre le diable et de guérir les maladies. Elle croyait comme le P. Gassner, dont elle faisait grand cas, que le diable était cause de presque toutes les maladies, lesquelles avaient toujours leur source dans quelque péché, qui avait soumis la partie malade aux influences du démon. Elle opérait par des prières et par l'imposition de ses mains arrosées d'eau bénite et de saint chrême; mais quand elle rencontrait un possédé, et elle en nourrissait toujours quelques uns à la brochette, c'était alors qu'elle se croyait à sa véritable place; exorcisant et chassant ce diable du corps de ce pauvre malheureux, qui pour avoir fait un pacte avec lui, serait perdu à jamais, sans la puissance qu'elle avait reçue de Dieu de le délivrer. Ces cures de possédés étaient les plus difficiles, car pour les obsédés, lesquels par des pratiques de fausse magie n'avaient le diable que sur eux ou autour d'eux, il lui en coûtait beaucoup moins de peine de les en débarrasser, elle avait même le pouvoir de le montrer à la compagnie avant qu'il s'en allât, sous une forme qui n'effrayait personne. Je me souviendrai toujours d'une description charmante qu'elle m'a faite de l'apparition d'un de ces diablotins, dont elle avait délivré un certain consul de France à Salé, homme de lettres, que j'avais rencontré souvent chez les encyclopédistes. «Quand le mauvais esprit, me dit-elle, fut sorti de son corps, je lui ordonnai de nous apparaître sous la forme d'une petite pagode chinoise. Il nous fit la galanterie de prendre une figure vraiment délicieuse; il était habillé en couleurs de feu et or, son visage était très-joli, il remuait des petites mains avec beaucoup de grâce, et fut se sauver sous ce rideau de taffetas vert que vous voyez là, dont il s'enveloppa, et d'où il fit toutes sortes de grimaces à son ancien hôte; mais ce dernier, ayant sans doute commis de nouvelles fautes, resta obsédé; car, rentrant un soir au logis, il trouva la petite pagode sur son bureau, et je fus obligée de me transporter chez lui pour la chasser de sa chambre.» Nous avions été fort étonnés, M. le consul et moi, de nous rencontrer ensemble chez madame de la Croix, mais je le fus bien plus que lui, lorsqu'elle l'obligea à convenir en ma présence de la vérité de ce récit, et, par bien des raisons, j'ai lieu de croire qu'ils ne pouvaient pas être d'accord.

J'ai vu chez elle plusieurs personnages, qui se faisaient traiter de l'incarnation diabolique et qui m'ont surpris bien plus que le consul; entre autres, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Monbarrey, le marquis, la marquise et le chevalier de Cossé. Madame de la Croix prétendait que bien du monde, et même des personnes de ma connaissance étaient obsédées, et avaient des apparitions, mais qu'elles n'osaient pas en parler de peur de se donner un ridicule. Elle me citait nommément le comte de Schomberg, qui occupait une place distinguée parmi les philosophes mécréants, et que je voyais beaucoup chez le baron d'Holbach. Cette dernière assertion me paraissait une absurdité vraiment choquante; mais, l'année d'après, me trouvant chez madame Necker, cette dame produisit une lettre de M. de Buffon, qui lui écrivait de Bourgogne et lui parlait de certaines visions, qui régnaient dans cette province, et que c'étaient toujours de vieilles femmes qui apparaissaient. Quelques gens de lettres qui n'aimaient pas M. de Buffon, parce qu'il était trop religieux, faisant quelques mauvaises plaisanteries sur son penchant à croire des choses incroyables, voici ce que M. de Schomberg nous dit à mon grand étonnement: «Vous me connaissez assez, messieurs, pour être persuadés que je ne crois pas aux revenants, cela n'empêche pas, que je ne voie et que je n'aie vu depuis longtemps, et presque chaque semaine, la figure de trois vieilles femmes, qui s'élèvent du pied de mon lit, et qui, se recourbant contre moi, me font des grimaces épouvantables.»

Ceci me rappelle un de mes amis, M. Tieman, qui voyait presqu'à chaque place qu'il regardait fixement, pendant quelques minutes, une tête, dont les yeux et les traits étaient si animés, qu'elle lui paraissait vivante. Sur la tache de sang, qu'on montre dans la chambre du château d'Édimbourg, où David Rizzio fut poignardé, il dit avoir vu une tête, qui exprimait les convulsions de la mort d'une manière effrayante; il retourna à différentes reprises à la même place et il revit toujours cette tête plus horrible qu'auparavant. M. Tieman, quoique entiché de la passion des sciences occultes, était un homme très-véridique, incapable de tromper qui que ce soit, et toujours en garde de se tromper lui-même. Quoi qu'il en soit, j'ai lieu de croire, qu'il voyait réellement ce qu'il disait voir. Eh! qui n'a pas rencontré bien des honnêtes gens, qui assuraient avoir eu des apparitions avec des circonstances et des protestations si persuasives, qu'on devait être fâché de les révoquer en doute? Mais ne pourrait-on pas, pour se mettre le cœur et l'esprit en repos, admettre qu'une conformation particulière de l'œil, ou une concrétion compacte, qui se serait formée dans le cristallin ou dans l'humeur vitrée, pourraient produire la représentation d'un spectre? Cette concrétion opaque, qui aurait pris une forme déterminée, analogue à celle d'une figure humaine et interceptant les rayons de la lumière, me paraît surtout propre à produire ces sortes d'illusions. Ce spectre serait sans doute noir et mal dessiné, mais l'imagination, ce peintre rapide et habile, colorerait et achèverait bien vite l'ébauche d'une telle grisaille.

Madame de la Croix a été dans sa jeunesse ce qu'on nomme une beauté romaine, mais si parfaite comme on n'en a jamais vu une pareille. Elle avait une figure pleine de grâces et de caractère, l'œil perçant, le nez aquilin, la tête altière, un port superbe, une démarche majestueuse, en un mot c'était l'idéal d'une belle impératrice. De tant de charmes, il ne lui restait dans sa vieillesse qu'une physionomie spirituelle et animée, une taille bien faite, un beau pied, un air impérieux, et beaucoup d'éloquence. Ces restes imposants et distingués convenaient merveilleusement au rôle qu'elle jouait, quand elle parlait au diable; son geste menaçant et l'accent de sa voix faisaient trembler, et il y avait tant de noblesse dans son maintien, tant d'élévation dans sa dévotion exaltée, et une expression si sublime de foi et d'assurance dans toute sa personne, qu'on croyait voir une sainte qui allait faire un miracle. Mais malheureusement je n'en ai vu aucun, quoique j'aie passé bien des journées chez elle, à attendre que le diable sortît du corps d'un possédé. Cependant j'ai été témoin de plusieurs guérisons de maux de tête et de dents, de coliques et de douleurs rhumatiques, opérées sur des personnes qui venaient chez elle en visite et qu'elle connaissait même très-peu. Je pense que ces sortes de guérisons peuvent s'expliquer assez naturellement par l'action du magnétisme animal secondé par l'imagination, cette fée puissante qui commande au génie et préside aux ressorts de notre organisme. Toutefois, si l'on considère combien l'amour-propre doit être flatté de l'honneur d'être un instrument de la divinité, on peut pardonner à madame de la Croix et compagnie de ne pas croire à des causes naturelles, quand il s'agit de miracles.

Madame de la Croix racontait avec une naïveté, une grâce et un art pittoresque, qui lui étaient propres, les particularités des visites qu'elle recevait des mauvais esprits, quand elle était seule. On voyait tout ce qu'elle disait, tant ses descriptions étaient vives et naturelles. Toutes les fois que je venais chez elle, je trouvais des nouvelles de sa société. Tantôt c'étaient des niches fort drôles qu'on lui avait jouées, et tantôt des persécutions effrayantes qu'elle avait essuyées. Souvent des processions entières de pénitents en grandes robes couleur de rose, ou de capucins fort puants, vêtus en bleu céleste, ou d'autres personnages ecclésiastiques ridiculement fagotés arrivaient chez elle de nuit et traversaient son lit, les capucins lui offraient des baisers et les pénitents flagellaient ses couvertures. Quelquefois on lui donnait un bal, où elle voyait les ajustements les plus curieux et les modes de tous les siècles; une autre fois, c'étaient un feu d'artifice magnifique, des pyramides de diamants et de bijouteries, des illuminations superbes ou des palais enchantés qu'on lui montrait. Elle dépeignait tout cela si vivement, avec tant de goût, de gaieté et d'éloquence, que ses récits valaient mieux que la plupart des descriptions d'une fête, ou de l'assemblée la plus brillante.

Je ris encore toutes les fois que je pense à une dispute théologique, qu'elle eut avec un de ses esprits familiers, masqué en docteur de Sorbonne, qui la traitait d'hérétique, en soutenant les opinions de l'Église romaine de la manière la plus orthodoxe: «Mais, lorsqu'il finit par y mêler des blasphèmes, je lui fermai la bouche avec un cadenas, me dit-elle, qu'il portera jusqu'au jour du jugement.—Et où avez-vous pris ce cadenas?» lui répliquai-je. «Ah! mon cher baron, que vous êtes peu instruit de la différence entre la réalité spirituelle et la matérielle; c'est un cadenas bien véritable que je lui ai appliqué: les nôtres n'en ont que la figure.»

Je ne m'ennuyais donc pas chez elle en attendant la chose principale, qui était le diable, qu'elle avait promis de montrer, d'autant plus que nous ne parlions pas toujours de ces choses-là, et que son esprit orné et fécond rendait la conversation aussi instructive qu'agréable; mais tout le monde n'était pas aussi bénévole que moi, et l'on se permettait de la donner en spectacle, en l'engageant à faire ses conjurations dans les maisons, où on lui faisait accroire qu'il revenait des esprits. Ces facéties se faisaient même si grossièrement, qu'elle s'en apercevait; mais elle mettait ces humiliations au pied de la croix, et m'en parlait avec une grande ouverture de cœur et beaucoup de bon sens. «Vous qui m'avez connue, disait-elle, si jalouse de ma gloire et de ma supériorité, qui savez que je me prive du moindre superflu pour le donner aux pauvres, qui voyez que le métier que je fais ne me rapporte que de la honte et du mépris dans un pays où, par mon rang et ma parenté, je pourrais jouer un tout autre rôle, ne sentez-vous pas, qu'une force très-supérieure doit m'imposer l'œuvre que j'exerce? Dites-moi franchement, si mon esprit a baissé; trouvez-vous que je suis devenue folle?» Il était bien difficile de répondre à ces questions, d'autant plus que je trouvais son esprit plus brillant que jamais; mais, après lui avoir fait compliment, je ne pouvais pas me défendre de penser à part, qu'une idée fixe peut fort bien exister, sans troubler les autres, et qu'on peut être raisonnable avec un coin de folie.

Au reste madame de la Croix avait une charité si active, une piété si édifiante, une bonté d'âme si touchante, tant d'onction, de génie et de noblesse de caractère, qu'elle méritait les plus grands égards, et qu'on ne pouvait pas se défendre de l'aimer et de la respecter. Pour moi, je ne saurais penser à elle sans l'admirer et la regretter sincèrement. Je l'ai vue pour la dernière fois en 1791 à Pierry, en Champagne, chez M. Cazotte, ce charmant auteur du Diable amoureux qui, de maître qu'il avait été chez les Martinistes, s'était fait disciple de madame de la Croix, et qui a péri dans les massacres du mois de septembre. Je crains fort que madame de la Croix, dont je n'ai pu avoir aucune nouvelle, n'ait péri de même; car elle avait tout ce qu'il fallait pour occuper une place parmi les martyrs, et elle travaillait de toutes ses forces contre la révolution, qu'elle regardait comme l'œuvre du diable.

Une prouesse, dont elle se vantait particulièrement, était d'avoir détruit un talisman de lapis-lazuli, que le duc d'Orléans avait reçu en Angleterre du célèbre Falk Scheck, premier rabbin des Juifs. «Ce talisman, qui devait conduire le prince au trône, me disait-elle, fut brisé, par la vertu de mes prières, sur sa poitrine dans ce moment mémorable, où il lui prit un évanouissement au milieu de l'Assemblée nationale.»

Je finirai cet article par une scène, que je ne puis ni oublier ni m'expliquer. Madame de la Croix avait un possédé qui, induit par un meunier son voisin, avait formé un pacte avec le diable sans le savoir, et qui par conséquent pouvait être délivré. Toutes les fois qu'il venait chez elle, il se jetait à genoux, et sanglotait en racontant les tourments horribles qu'il souffrait sans cesse. Elle le couchait sur un canapé, lui découvrait le ventre, y appliquait des reliques et de l'eau bénite. Alors on entendait un gargouillement affreux dans le ventre, et le patient jetait des cris effroyables; mais le diable tenait ferme, et nos espérances de le voir sortir, furent toujours trompées. Un jour, ce possédé devint furieux, sauta à bas du canapé et fit mine de se jeter sur nous. Madame de la Croix se mit entre lui et nous, et d'un air menaçant le remit à sa place; alors il grinçait des dents avec une force si extraordinaire, que les passants dans la rue auraient pu l'entendre, et proférait en écumant des blasphèmes si horribles et si nouveaux, qu'ils nous faisaient dresser les cheveux sur la tête; de là il passa aux invectives les plus atroces contre madame de la Croix, et finit par l'énumération la plus scandaleuse de tous les péchés, que cette pauvre dame pouvait avoir commis dans toute sa vie, avec des détails, dont plusieurs m'étaient connus, et encore beaucoup d'autres capables de la faire mourir de confusion. Elle écoutait tout cela les yeux tournés vers le ciel et les mains croisées sur la poitrine, et pleurant amèrement. A la jeunesse près, elle ressemblait à sainte Madeleine. Quand le patient eut terminé son discours, elle se mit à genoux et nous dit: «Messieurs, voilà un châtiment de mes péchés bien juste, que Dieu accorde à ma pénitence; je mérite ces humiliations, que j'ai éprouvées devant vous, et je voudrais les essuyer devant tout Paris, si je pouvais expier par là toutes mes fautes.»

Qu'on réfléchisse sur tout ceci, et qu'on me dise, s'il est croyable qu'une femme, telle que je l'ai dépeinte, ait voulu violer à ce point tous les égards les plus sacrés dus à Dieu, à la pudeur et à sa réputation, pour nous tromper? Mais peut-on être trompé et se tromper soi-même, quand il s'agit de surmonter l'horreur que doivent exciter de pareilles épreuves, et de sacrifier tout ce qu'on a de plus cher, avec une abnégation de raison et d'amour-propre si révoltante et si épouvantable?

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