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Souvenirs de la duchesse de Dino: publiés par sa petite fille, la Comtesse Jean de Castellane.

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de la duchesse de Dino

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Title: Souvenirs de la duchesse de Dino

Author: duchesse de Dorothée Dino

Annotator: Etienne Lamy

Editor: Fürstin Marie Dorothea Elisabeth de Castellane Radziwill

Release date: June 10, 2008 [eBook #25752]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS DE LA DUCHESSE DE DINO ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SOUVENIRS DE LA DUCHESSE DE DINO

PUBLIÉS PAR SA PETITE-FILLE
LA COMTESSE JEAN DE CASTELLANE

PRÉFACE DE M. ÉTIENNE LAMY de l'Académie Française

PARIS
CALMANN-LEVY, ÉDITEURS

PRÉFACE

Parmi les femmes du XIXe siècle, la plus Européenne peut-être fut celle qui s'appela d'abord princesse Dorothée de Courlande, puis comtesse de Périgord, enfin duchesse de Dino et de Sagan. Courlandaise d'origine, élevée en Allemagne, mariée en France, elle appartint par le sang, par le goût, par le devoir, à trois nations différentes. Dès l'enfance, elle eut à Berlin un renom de petit prodige, mais ces rayons d'aube ne présagent pas toujours l'éclat du jour, et, au début du XIXe siècle, les réputations nées hors de France semblaient des gloires de province. À seize ans, elle acquit chez nous droit de cité; son mariage lui donna pour oncle l'arbitre le plus difficile et le plus sûr des élégances intellectuelles et sociales, le prince de Talleyrand. En 1814, le prince, après avoir étudié sa nièce, voulut se parer d'elle au congrès de Vienne. En cette ville tous les souverains tinrent quelques mois leurs cours, et non seulement les traités, mais même les modes mondaines, commencèrent les revanches de l'Europe victorieuse contre l'hégémonie française. Talleyrand, ambassadeur de notre défaite, et soucieux d'effacer son passé révolutionnaire, ne pouvait présenter à la vieille société, qui imposait de nouveau ses principes et ses exclusions, la princesse de Bénévent. Il se tira d'embarras et soumit à une redoutable épreuve sa nièce, en faisant faire par elle les honneurs de l'ambassade. Dans cette élite de la politique, de l'aristocratie, de l'esprit, de la beauté, tout était splendeur, et grâces, et séductions, mais tout était curiosité, calculs, pièges, nulle imperfection ne pouvait échapper à tant d'yeux si pénétrants, et il fallait plaire à tous pour réussir! À ce congrès qui élevait et abaissait souverainement les puissances, celle de la jeune femme fut consacrée. Son succès à Vienne accrédita dans la société polie de toute l'Europe cette beauté intelligente, qu'on ne connaissait pas toute en la voyant, qui devenait plus séductrice quand elle parlait, qui savait écouter et se taire, dont le tact suppléait l'expérience, et qui, même aux côtés d'un tel ambassadeur, ne fut pas effacée.

Leurs mérites se complétaient et ne se séparèrent plus. Désormais elle partagea la vie publique où il gouvernait les affaires, et la retraite d'où il les épiait. Elle fut non seulement la grande dame qui perpétuait pour le plus raffiné des grands seigneurs tous les charmes de l'ancienne société, mais une confidente pour l'intelligence et une collaboratrice pour les travaux du politique. Lui mort, l'attache qui la retenait à la France fut brisée. Elle y gardait de vraies affections, elle leur réserva quelques visites et des lettres nombreuses, mais rentra comme d'exil dans la chère Allemagne de son enfance. Là elle n'avait pas pour ennemis les ennemis de M. de Talleyrand et retrouvait les fidèles sympathies des Hohenzollern; là surtout son influence fut visible, son prestige populaire et, en 1862, sa mort pleurée.

Les grands acteurs de l'existence mondaine sont un peu comme ceux du théâtre. Avec leurs gestes et le son de leur voix finit la vie de leur gloire, qui bientôt tient toute en leur nom. Le souvenir de madame de Dino allait s'évaporant comme un parfum, lorsqu'un honneur plus durable lui fut rendu. Les Mémoires, récemment publiés, de M. de Barante, contenaient toute une correspondance de la duchesse. Ces lettres, par l'élévation, la tendresse, l'éloquence dépassaient singulièrement la facilité naturelle aux femmes dans leurs causeries écrites. Les bons juges furent unanimes à reconnaître un penseur, un écrivain, et à souhaiter qu'il se survécût en d'autres oeuvres, dignes de celles-là.

Ces Souvenirs n'obtiendront pas une moindre faveur. Ils furent écrits en 1822, et la duchesse y raconte son enfance. Dès la première page, une des plus jolies, elle dit comment lui vint l'idée de ce travail. Un de ses amis surprend dans ses yeux des larmes, la devine malheureuse, lui conseille des distractions ordinaires: «Allez dans le monde.—J'en suis excédée.—Les spectacles, la promenade?—Me fatiguent.—Les voyages?—M'éloignent de ce que j'aime.—Essayez de la coquetterie.—Je l'ai épuisée.—De la dévotion.—Je l'ai traversée.—Eh bien, écrivez.—Et quoi?—Vos Mémoires.—Quelle folie!» À la réflexion, elle jugea cette folie sagesse, elle eut raison. D'abord les Souvenirs sont tout vivants de faits, et de faits qui mêlent sans cesse l'histoire d'une enfant à la grande histoire. Les lettrés aimeront une simplicité qui ne songe jamais à étonner, mais où il y a de la force épandue, une abondance de pensées, de sensations, d'images, qui, amenées et entraînées par le cours du récit, glissent comme entre deux eaux, sans s'attarder jamais à se mettre plus en lumière, un instinct de laisser inachevé plutôt que de revenir pour parfaire, un don de trouver l'excellent par rencontres non cherchées, un art de ne pas s'appliquer, une façon naturelle de tenir la plume, comme une grande dame cause, se vêt et se meut, avec une distinction presque distraite où rien n'est métier et où tout est race. Enfin ces Souvenirs nous apprennent ce que fut l'éducation de l'enfant, comment se préparait une destinée brillante et incomplète, et par quoi effort de conscience la femme dut parfaire seule l'oeuvre de ses maîtres et peu à peu s'élever aux sentiments qui furent l'ascension morale de sa vie.

I

Si ces Souvenirs avaient été publiés au moment où ils furent écrits, et que, selon la mode d'alors, on eût voulu expliquer l'oeuvre par le titre, celui-ci méritait d'être choisi: «Dorothée ou le malheur des trop grands biens.»

Le pays des fortunes les plus soudaines et les plus extraordinaires fut, au XVIIIe siècle, la Russie. L'autocratie créatrice du jeune empire n'avait pas voulu se limiter, même par une loi qui réglât la transmission du pouvoir. Le tsar désignait à son gré son héritier. Mais s'il mourait sans avoir rien dit, force était de suppléer à ce silence, les principaux serviteurs du souverain défunt choisissaient le souverain nouveau: l'excès de l'omnipotence aboutissait à abandonner aux sujets la création de l'autorité. Gela arriva dès la mort de Pierre le Grand. Remettre la couronne à sa veuve Catherine parut au conseil de l'empire garder le pouvoir pour lui-même: ainsi commença le règne des impératrices. Cinq se succédèrent sur le trône durant les trois quarts du XVIIIe siècle. Mais le bénéfice ne fut pas pour ceux qui les avaient élevées. Ces souveraines ne se trouvèrent pas faites pour le veuvage qui leur avait valu le trône. L'expérience des vieux serviteurs avait trop de rides, les impératrices préférèrent les mérites que le temps enlève aux mérites que le temps apporte. Toutes-puissantes, elles ignoraient les obstacles accordés d'ordinaire comme sauvegardé à la vertu tentée, et il leur suffisait de désirer pour avoir déjà obtenu. Des sujets jeunes et beaux rendirent le service d'état que leur demandait l'amour, et l'amour prêta ses ailes à leur fortune. À défaut de vertu, l'orgueil chez ces souveraines souffrait de leurs faiblesses: il précipita la prodigalité des titres, des honneurs, des richesses, entassés comme pour amoindrir la distance entre elles et leurs favoris[1]. Rien n'était obstacle dans un État qui avait pour seule constitution la constitution de ces voluptueuses. Ainsi se forma une aristocratie contraire à la structure normale de la noblesse, qui est fille du temps. Cette noblesse d'origine fut, en Russie, dominée par de jeunes envahisseurs qui usurpaient d'un coup les plus hautes dignités, certains encore peuple par les rudesses primitives, les énergies solitaires, les férocités impitoyables qu'une aristocratie traditionnelle dissout dans l'élégance de ses moeurs et la solidarité de ses intérêts. Ces audaces cruelles trouvèrent leur emploi contre Pierre III, Paul Ier, et la vie amoureuse des impératrices prépara la mort tragique des empereurs.

Des favoris, le premier par la date, la durée, l'éclat et les éclipses de sa fortune fut Jean de Biren. C'était un petit compagnon, né en Courlande. Cette contrée, unie à la Pologne par un lien fédératif, vivait libre sous des ducs nationaux. Un d'eux, au début du XVIIIe siècle, avait épousé une nièce de Pierre le Grand, Anne, et mourut le jour de ses noces, laissant le duché à sa veuve. Jean occupait à la chancellerie de Mittau un emploi modeste; une affaire de service lui donna un jour accès près de sa souveraine, à celle-ci la rencontre inspira, une bienveillance bientôt passionnée. Biren gouvernait depuis dix ans le duché et la duchesse, quand elle fut, en 1730, à la mort de Catherine, appelée au trône de Russie. Biren la suivit en maître. Dans ce pays, aux moeurs encore asiatiques, le pouvoir donnait la richesse, avec les présents des protégés et les dépouilles des adversaires: vingt mille exils en Sibérie et douze mille exécutions pourvurent avec surabondance à la sûreté de l'État et à la fortune de Biren. De la souveraineté il ne lui manquait guère que le titre. L'impératrice, renonçant pour lui à la Courlande, le fit élire par la diète de la province: en 1737 il devint duc de Courlande. Enfin, libérale pour lui jusque dans la mort, Anne lui confia par testament la régence de la Russie, c'est-à-dire le pouvoir absolu durant la minorité de Pierre III, alors au berceau. Mais en 1741 il est surpris par une conspiration de palais, et, de tout ce qu'il possédait, rien ne lui est laissé que la vie. C'était assez pour qu'il recommençât, étape par étape, son retour vers ses biens perdus. Il mit à les recouvrer le même temps qu'il avait mis à les conquérir: vingt-trois ans. En 1762, son épée, la même qui lui avait été prise en 1741, lui fut rendue, et l'année suivante la Courlande. Mais ce qui ne pouvait lui être rendu c'était la confiance et la joie. Il avait trop éprouvé la fragilité des choses. Ce que l'amour lui avait offert, la haine le lui avait ôté, l'arbitraire le lui restituait, un nouveau caprice pouvait le lui reprendre, et tout lui serait ravi par la mort, déjà proche derrière la vieillesse. En 1769, il abdiqua en faveur de son fils aîné, et en 1772 acheva sa vie, ayant trouvé au fond des prospérités la tristesse.

Son fils aîné Pierre recueillit l'héritage, mais non le désenchantement. Il avait les aptitudes d'un prince médiatisé, n'aimait pas le travail qui vole du temps au repos, se plaisait aux honneurs sans obligations et à l'inconstance des joies. Le mariage même ne l'avait pas fixé: après deux unions courtes, stériles et rompues par le divorce, il épousa, en 1779, une de ses sujettes, la comtesse de Médem, que désignaient à son choix «sept cents ans d'une noblesse sans tache». Sept cents ans de noblesse sont jolis à voir dans un visage de vingt ans, et, cette fois, le duc avait trouvé la compagne de sa vie mondaine. Mittau, quoique placé sur la route de Berlin à Pétersbourg, et bien fourni de nouvelles, était à l'écart des amusements. Malgré la loi qui interdisait aux souverains de quitter le duché, le couple princier prit son vol vers le soleil, passa en Italie les années 1784 et 1785, et se prépara en Allemagne un établissement. Le duc acheta en Silésie le fief de Sagan, qui avait été à Wallenstein; en Bohême, en Saxe, en Prusse de grandes terres; à Berlin, le palais que Frédéric II avait bâti pour sa soeur Amélie. Ses séjours dans ses domaines ne lui laissaient pas le temps de rentrer dans ses États. Il vivait heureux loin de ses sujets, passionné pour les objets d'art. Les plus beaux à ses yeux étaient les quatre filles que lui avait données sa troisième femme, et qui grandissaient autour de lui. La dernière, née le 24 août 1793, était Dorothée.

Il était temps qu'elle vint au monde pour naître fille de souverain. On touchait au dernier partage de la Pologne et Catherine II voulait la Courlande. Le duc fut heureux de vendre ce qu'il ne pouvait conserver. Un capital de deux millions de roubles, soit huit millions de francs, une pension de vingt-cinq ducats, soit deux cent cinquante mille francs, lui payèrent l'abandon de sa principauté, et dès lors il ne fut plus qu'un oisif de marque, certain d'avoir gagné à accroître sa richesse en diminuant ses devoirs. À Berlin, l'existence des Courlande demeurait presque royale; les égards que leur témoignait la maison régnante de Prusse étaient devenus de l'amitié; la reine Louise s'était liée avec la duchesse; le prince Louis-Ferdinand, qui devait finir à Iéna, était le compagnon des filles aînées; sa soeur, la princesse Radziwill, avait voulu être la marraine de la petite Dorothée. Mais la résidence principale des Courlande était Sagan. Le domaine était immense, le château magnifique, digne de Wallenstein et de ses rêves. Quelques meubles du grand homme rappelaient son passage, qui avait laissé à cette demeure la majesté de l'histoire. C'était de l'histoire aussi que «toutes ces curiosités de l'Asie qui avaient été offertes à mon grand-père durant sa régence», et qui, «avec les tableaux et les marbres apportés d'Italie par le prince Pierre», remplissaient de «magnifiques inutilités» les appartements nombreux et tous habités. De Silésie, de Berlin, de Prague, de Dresde, les visiteurs se succédaient, mêlant leur va-et-vient au groupe des gentilshommes qui vivaient à demeure dans la familiarité du maître. Des demoiselles d'honneur, escorte permanente, entouraient aussi la duchesse. Les grandes chasses, les longs repas, les redoutes et les bals étaient pour le travail; pour le repos «une troupe de comédiens assez passables, des chanteurs italiens et de bons musiciens attachés à la maison de mon père». C'était à peu près l'existence qu'on menait dans les petites cours d'Allemagne. Mais celles-ci, pauvres pour la plupart, étaient réduites à un mince apparat de surface; l'on enfonçait à Sagan dans une profondeur d'opulence, qui, inférieure aux ressources, était encore de la modestie.

Cette splendeur fut pour Dorothée la première vision, et laissa dans ses yeux un éblouissement; il lui parut avoir commencé par vivre un conte de fée. Elle y jouait son rôle, et était elle-même pour la compagnie le plaisir d'un instant lorsque, habillée et parée, elle passait de mains en mains et de caresses en caresses. C'est alors qu'elle rencontrait sa mère. Celle-ci se devait à ses hôtes, à leurs plaisirs où elle trouvait le sien; elle n'avait pas de temps pour cette petite fille dont elle connaissait moins l'âme que les toilettes. Telle est la misère de la richesse: l'or sépare ceux qu'il comble. L'oisiveté, plus que le travail, dissocie les familles; souvent leur vie commune est ruinée à proportion que s'accroît leur fortune, et les enfants les plus abandonnés ne sont pas toujours ceux des pauvres. Malgré tous les privilèges du rang et du luxe, au foyer de cette fête perpétuelle et de cette hospitalité attentive pour tous, la petite princesse grandissait, solitaire, oubliée, aux mains d'une vieille Anglaise.

Cette gouvernante avait pour principes que la santé se fortifie par l'eau froide, et l'intelligence par le fouet; tour à tour, elle trempait et fessait son élève. L'eau froide que l'élève jugeait barbare est aujourd'hui réhabilitée. Le fouet le sera peut-être à son tour. Il se trouvera des novateurs pour élever ce châtiment à la dignité de sport, combattre la superstition de l'épidémie intangible, flétrir la barbarie qui emprisonne et courbe sur d'inintelligents pensums les jeunes corps faits pour le grand air et l'exercice, et préférer le châtiment court, inoffensif et sain, grâce auquel le sang circule plus vite. Mais l'Anglaise, fille d'une race insatiable, battait sans mesure. Et ce traitement cruel déconcertait comme un illogisme la petite princesse. Elle se sentait une part vivante et inséparable de la puissance sociale qu'elle voyait chaque jour consacrée par les empressements et les respects unanimes. Et elle était livrée à des subalternes, maltraitée sans qu'en sa personne nul de ses proches se sentît atteint, sans que surtout sa mère connût les humiliations infligées à sa fille. Les jeunes ont une divination infaillible de ce qui leur est dû. Sans l'avoir appris de personne, la petite victime savait que la présence des mères est un droit pour leurs enfants s'ils souffrent. L'absence de la mère fut à la fille l'épreuve qui blesse l'ordre naturel des choses, la douleur qui vient d'où l'on attendait la joie, la surprise où il y a de la trahison. Quelle plainte secrète dans ces lignes: «Si, tout en aimant beaucoup ma mère, en rendant justice à ses rares qualités, en la prisant bien haut, en la mettant bien à part, je ne suis jamais arrivée avec elle à des relations précisément filiales, j'en attribue la première cause à ce temps d'oppression dont ma jeune tête lui faisait intérieurement quelques reproches.» Cette déception n'a pas seulement tari la source des confiances sans réserve entre la fille et la mère. Si la plus parfaite des tendresses est indifférente et lointaine, qu'espérer des autres affections? Une défiance universelle désenchante cette âme d'enfant. L'oiseau noir de la mélancolie ramené d'exil par Jean de Biren, et qui n'a pas trouvé où se poser sur les agitations bruyantes du duc Pierre, habite la chambre de Dorothée oubliée, et assombrit de la même ombre les derniers jours de l'aïeul et les premières années de la petite-fille. Mais en celle-ci, non assouplie encore par la discipline des désillusions, les instincts de justice et de bonheur se dressent en révolte. Elle oppose aux mauvais traitements sa mauvaise volonté, pousse en sauvageon, n'écoute rien, n'apprend rien. À sept ans, elle ne connaissait pas l'alphabet et savait seulement désobéir en trois langues, «le français que, dit-elle, j'avais attrapé au salon; l'allemand, qui m'arriva par l'antichambre, et l'anglais, que j'apprenais à travers les gronderies et les coups».

II

En 1800, le duc Pierre mourut. Ses filles, qu'on regardât la dot ou le visage, prenaient rang parmi les superbes partis de l'Europe. Moins de six mois après, les trois aînées étaient pourvues.

Pour l'aînée, Wilhelmine, un projet s'était préparé de lui-même où semblaient réunis le bonheur et l'éclat. La familiarité d'enfance entre la jeune fille et le prince Louis-Ferdinand de Prusse, «tous deux jeunes, beaux, doués de qualités semblables», était devenue un sentiment très tendre. La soeur du prince, marraine de Dorothée, «désirait vivement cette alliance qui, à la première ouverture, parut convenir également au roi de Prusse, notre tuteur». Mais les mariages des princes sont affaires d'État et l'État a des raisons que le coeur ne connaît pas. Les collatéraux que leur naissance place près du trône sans chance de s'y asseoir sont un peu les suspects des races royales. Les dons brillants du prince Louis rejetaient dans l'ombre le terne équilibre où s'immobilisaient les mérites du roi. Le prince était riche et le paraissait plus encore par comparaison avec les maigres ressources de la famille régnante. Tandis que le roi semblait embarrassé par l'épée du grand Frédéric et ami de la paix, le prince, chef idolâtré des jeunes officiers, considérait la guerre contre la France comme un devoir d'ambition pour la Prusse, et condamnait la tactique déjà vieillie qui paralyserait l'armée dans la tâche nouvelle. Unir à Wilhelmine ce prince était accroître sa fortune d'une fortune égale, son ambition d'un orgueil non moins impérieux, sa hardiesse d'une énergie plus tenace: alors celui qui était seulement un embarras pouvait devenir un danger. Aussi les conseillers de la couronne s'opposèrent-ils au mariage. Le prince, affirment les Souvenirs, eut «de longs regrets» qu'il étourdit par des dissipations. Elles ne laissèrent pas à cet homme si bien doué le temps de mûrir sa tête, comme dit Clausewitz. Il ne fut que le roi des mauvais sujets et sa bravoure ne lui prépara qu'une mort inutile. Wilhelmine, blessée de ce qu'elle appelait «les torts de la cour de Berlin», saisit la vengeance préférée des jeunes filles et voulut prouver l'absence de ses regrets par sa promptitude à accepter un autre époux: ce fut le prince Louis de Rohan. La seconde, Pauline, choisit un prince de Hohenzollern-Hechingen, chef de la branche aînée de Brandebourg, la troisième, un Italien, le duc d'Acerenza, des princes Pignatelli. On crut que la duchesse allait suivre l'exemple de ses filles et les dépasser par la splendeur de l'alliance. Un oncle du roi Gustave de Suède, le duc d'Ostromanie, offrit sa main à la veuve, jeune encore et toujours belle. Mais elle n'avait pas fui la neige de Mittau pour la retrouver à Stockholm. Elle objecta que le climat de la Suède serait trop rigoureux pour la jeune Dorothée. Celle-ci, dans ses Souvenirs, juge d'un mot les époux de ses soeurs, acceptés pour leur «naissance», leur «jolie figure» ou leur «importunité», et condamne ces consentements si légers dans «la seule grande question de la vie des femmes». Au moment de ces mariages elle n'en aperçut que les fêtes, un peu voilées du deuil si proche, et, sous des couleurs plus sombres et avec des personnages nouveaux, s'était continuée sa vie de pompes princières et de secrète indigence.

Il fallut, pour changer les choses, que, par hasard, un ami de la maison interrogeât cette petite fille farouche, jaune, maigre, et dont les yeux immenses semblaient tout le visage. Surpris qu'elle fût tout inculte, «il voulut s'assurer lui-même si cette ignorance tenait à de la mauvaise volonté, à de la stupidité ou à quelques défauts dans la manière d'enseigner». Il commença à apprendre l'alphabet à l'enfant qui, en huit jours, sut lire «comme une grande personne». Il conclut de l'épreuve que l'élève manquait seulement de bons maîtres et qu'elle leur ferait honneur.

La duchesse, tout à coup, s'éprit du devoir que son deuil lui laissait le temps d'accomplir. On lui atteste l'intelligence de la petite sauvage: il faut en faire une merveille, pour le plus grand honneur de la famille. La duchesse cherche dans ses souvenirs les modèles les plus parfaits de l'éducation qu'elle souhaite. Huit années auparavant, un conflit du duc Pierre avec sa diète de Courlande, qui ne pardonnait pas à son prince d'être toujours voyageur, était soumis au suzerain Stanislas-Auguste, roi de Pologne, et avait amené la duchesse à Varsovie. En ces Polonais, civilisés depuis des siècles et rattachés par leurs croyances à l'Occident, elle avait enfin vu ce que sa délicatesse cherchait: une aristocratie dégagée des lourdeurs allemandes et des barbaries cosaques, affinée par toutes les souplesses de la race slave, et, sous le plus faible des gouvernements, la plus brillante des sociétés. Là une jeune fille avait paru à la duchesse l'emporter sur toutes, et, de l'avis général, les dons naturels de mademoiselle Christine Potocka devaient leur perfection à l'habileté de son institutrice, mademoiselle Hoffmann. Un homme aussi avait semblé à la duchesse supérieur aux autres; c'était l'abbé Piattoli, un Florentin, d'âge mûr, de visage noble, de belle prestance: ces avantages extérieurs n'étaient que la parure de dons plus essentiels, un caractère loyal, une nature généreuse, une intelligence vive, qui s'était chargée sans fatigue d'une vaste érudition, et avait, par préférence, approfondi les sciences exactes. Il eût voulu ne vivre que pour apprendre: il lui avait fallu, pour vivre, enseigner. Confiée à ses soins, l'éducation du prince Lubomirski avait instruit même le précepteur, qu'elle initia aux épreuves et aux espoirs de la Pologne déjà amoindrie, mais vivante encore. Le Florentin s'était senti le coeur polonais. Sa tâche auprès de son élève terminée, il mit son zèle au service de la nation, et, collaborateur des patriotes les plus actifs, devint le secrétaire de Stanislas-Auguste, auprès de qui la duchesse l'avait trouvé. Il s'était employé efficacement pour la noble solliciteuse. Depuis, la Pologne avait subi le dernier partage, et la ruine de la nation changé bien des destinées. Piattoli, traité en rebelle par la Russie, avait subi une dure captivité, jusqu'à ce que la duchesse, reconnaissante, obtînt son élargissement et lui offrît asile. Mademoiselle Christine Potocka, pour partager le sort de son père, otage à Pétersbourg, avait laissé mademoiselle Hoffmann sans élève. Sans élève! Elle peut donc instruire Dorothée! Et la duchesse, toute affaire cessante, s'assure les soins de l'incomparable institutrice. Mais quand Piattoli sut qu'il y avait un petit prodige à former, il voulut s'acquitter envers la fille de ce qu'il devait à la mère, déclara qu'il se sentait le goût de finir par son premier métier: et la personne de sept ans qui venait de naître à l'attention maternelle eut à la fois une institutrice et un gouverneur.

Que mademoiselle Hoffmann, Allemande protestante, eût commencé par suivre en France un jeune Français, que la mort de celui-ci eût devancé leur mariage, que, pour partager du moins sa foi et le mieux pleurer, la presque veuve se fût convertie au catholicisme et à la vie religieuse, que, sur le point de prononcer ses voeux, elle eût abandonné son couvent, et traversé deux religions pour y dépouiller toute croyance, la duchesse ne s'en était pas inquiétée. Pour l'abbé Piattoli, malgré son titre, il était laïque, un peu libertin et tout à fait incrédule. Sa foi se bornait à une idolâtrie de la métaphysique encyclopédiste. Et tandis que mademoiselle Hoffmann, «passionnée pour l'Émile», appliquait à son élève l'hygiène de Rousseau, Piattoli «estimait Condillac un guide plus sûr que l'Evangile». Mais comment la duchesse eût-elle été assez en retard sur la mode pour garder les scrupules déjà éteints dans son monde?

L'enseignement laïque, en effet, date du XVIIIe siècle et fut inauguré dans toute l'Europe par l'aristocratie. La France donna le signal: là, plus qu'en aucun autre pays, une royauté usurpatrice de toutes les forces sociales avait gâté les classes les plus proches d'elle, par les tentations de ses exemples et les mauvais conseils de l'oisiveté. La décadence des moeurs avait préparé celle des croyances et la philosophie du XVIIIe siècle était née de cette corruption. Il devenait si commode pour ceux à qui on n'avait laissé d'autre tâche que le plaisir, de se faire une morale conforme à leurs penchants, de se rendre ainsi la vie facile et la conscience légère. Il était si flatteur pour chacun de croire à la bonté naturelle du genre humain, au progrès continu de la raison dans les coeurs purs. Il était si logique de rejeter, comme des fables injurieuses pour cette raison, les croyances gênantes pour cette joie de vivre et négatrices de cette bonté native. Et comme tout ce qui venait de nous faisait alors autorité, nos mauvaises doctrines avaient, par le crédit de notre langue, envahi l'Europe. Loin que les gouvernements étrangers tentassent de fermer leurs pays à la contagion, les plus absolus des souverains, Catherine et Frédéric, furent les plus hospitaliers. Flatter les philosophes était être célébré en retour par ces entrepreneurs de renommée, favoriser l'empire des sens était dissoudre les énergies dangereuses des sujets, la politique et la vie de ces princes leur faisaient importune l'idée d'un juge à qui rien ne demeure caché et que rien ne fléchit, être délivrés de lui supprimait la grande borne de leur pouvoir. La solidité de leur autocratie rassurait, à son tour, leurs sujets sur les conséquences de cette nouveauté française, et l'élite de leur noblesse s'amusa aux doctrines encyclopédistes comme aux jeux innocents de l'esprit. Le plus signalé service à rendre aux enfants de bonne maison fut de leur découvrir un maître philosophe, de poursuivre leur éducation en Occident et de la parfaire à Paris, où les jeunes gens suivraient les dernières modes de l'intelligence. Veut-on saisir, sur le fait, ce mélange des élégances aristocratiques et des doctrines révolutionnaires: qu'on lise l'ouvrage publié récemment, par le grand-duc Nicolas Mikhaïlovitch, sur le comte Paul Stroganov[2]. Le père de celui-ci, un grand seigneur, ami de l'impératrice Catherine, cherche au fond de l'Auvergne, pour précepteur, Romme, le futur montagnard, le futur supplicié de Prairial, un mathématicien qui mettait la politique au nombre des sciences exactes, et adorait, pour être suprême, l'humanité. Romme entreprend l'éducation du jeune Paul en Russie et l'achève à Paris quand la révolution commence. Dans la ville où tous les étrangers de distinction se trouvent chez eux, Stroganov et son maître ont été précédés par Piatoli et Lubomirski, son élève. Ce dernier a été rejoint par son cousin, le prince Adam Czartoryski, et, dans ses Mémoires, le prince Adam parle de ce qu'il dut à la sagesse de Piattoli. Romme, plus philosophe encore, ne veut pour Stroganov que des relations pures: c'est pourquoi il le conduit chez Théroigne de Méricourt et l'affilie à la société des jacobins. Quand le vieux Stroganov trouve, enfin, que c'est trop de principes, il choisit, pour ramener en Russie le jeune Paul, un parent sage, Novossilltzov, qui, à Londres, étudie les institutions et adopte les libertés anglaises. Koutchoubey qui, avec Stroganov, Novossilltzov et Czartoryski, jouera bientôt un rôle dans la politique russe, s'est acclimaté, non loin d'eux, en Suisse, aux idées républicaines. Eux-mêmes les petits-fils de Catherine, Alexandre, héritier du trône, et son frère Constantin ont pour maître le Suisse et républicain Laharpe, qui croit tenir de son compatriote, Jean-Jacques, la minute préhistorique du Contrat social. Quand des hommes d'expérience et des souverains choisissaient ainsi les maîtres de leurs enfants, faut-il s'étonner si l'exemple imposait à une femme superficielle, et persuadée qu'avec de bonnes manières on ne saurait avoir de mauvaises doctrines?

En s'assurant les deux éducateurs dont elle avait ouï dire le plus de bien, la duchesse croyait avoir réparé le temps perdu. Elle n'avait pas prévu l'inévitable, leur discorde. Piattoli et mademoiselle Hoffmann, dit leur élève, «avaient commencé par s'aimer trop», mais firent vite pénitence, en se détestant. Il suffisait qu'ils tinssent chacun à son système d'enseigner pour avoir des prétextes à mésintelligences. Elles devinrent passionnées quand tous deux devinrent jaloux de leur élève, et que, pour se disputer la première place dans son coeur et dans son esprit, tout leur fut arme. Départager ces compétences furieuses appartenait à l'impartial arbitrage de la mère. Mais elle manquait d'aptitude et de loisir. C'est l'enfant qui, seule, allait choisir entre les avis contraires, gouverner son éducation et, par suite, ses maîtres. «Je ne prenais de tous deux que ce qui, à mon propre jugement, me paraissait raisonnable, et ce qui, surtout, se trouvait de mon goût.» Non qu'elle fût indocile. Elle accepta les épreuves par lesquelles on impose à toutes les jeunes filles tous les beaux-arts; elle dansait bien, dessinait mieux, brodait à miracle et ne se fit prier que pour la musique: elle aimait à l'entendre, mais jouée par les autres. Elle avait peu de goût pour les exercices du corps et ne consentait à la promenade «qu'à la condition de grimper aux arbres». Elle se trouvait trop grande pour jouer avec les enfants de son âge. Elle n'avait d'attraits que pour la pensée: histoire, littérature, philosophie, elle était disposée à apprendre plus qu'on ne songeait à lui enseigner. Sa curiosité universelle se faisait promener dans l'inconnu par son institutrice et par son gouverneur. Cette ardeur d'apprendre, la maturité précoce de cette raison confirmaient la foi de Piattoli dans les ressources de la nature humaine et la force spontanée du vrai. Il se fût reproché de tenir à l'attache un esprit explorateur et capable de trouver lui-même sa voie. La surabondance même des recherches et des acquisitions était la plus utile discipline pour cette intelligence infatigable: amasser lui donnerait de quoi choisir.

«Il avait une bibliothèque de bons et de mauvais livres, comme est ordinairement celle d'un homme. Excepté trois ou quatre ouvrages signalés et interdits, l'abbé me livra les autres. Grimpée et blottie sur la marche la plus élevée de l'échelle, je passais mes récréations à parcourir toutes sortes de fatras et de bonnes choses. Mademoiselle Hoffmann arrivait et me grondait. Du haut de l'échelle, je la laissais dire et lorsque je la voyais faire mine de m'atteindre, je m'élançais sur le corps de bibliothèque que j'escaladais très lestement au risque de me casser le cou. Je vois d'ici les bustes d'Homère et de Socrate entre lesquels je prenais place et d'où je négociais pour descendre: ce qui n'arrivait qu'après avoir obtenu la permission de continuer la lecture qui m'intéressait.»

Cette méthode hasardeuse eût développé chez la plupart le goût des ouvrages frivoles, elle fortifia dans Dorothée l'attrait vers les sciences les plus abstraites et les plus précises, «l'algèbre et les mathématiques que, dit-elle, je préférais à tout». Elle poussa ces sciences jusqu'aux calculs astronomiques. À treize ans, elle passait «avec un bonheur et un amour-propre singuliers de fréquentes soirées à l'observatoire de Berlin», derrière les grandes lunettes qui n'avaient jamais servi à de si jeunes yeux.

Cette vocation à chercher toujours plus loin préparait son intelligence à d'autres recherches plus essentielles. Par delà les immensités du firmament s'étendent les abîmes obscurs de la destinée; une intelligence comme la sienne devait être attirée vers les mystères que la conscience pressent et que la foi révèle. La preuve de sa vocation pour ces problèmes est que, plus tard, elle fit d'eux son étude et son remède. Mais, à l'âge où l'esprit ne voyage pas encore seul, elle ne trouva pas de guides vers ces régions. «Mon éducation religieuse était nulle, je ne faisait point de prières, car je n'en savais pas.» Elle n'avait été «qu'une fois» au temple, un jour que le prédicateur était fort mauvais. Elle s'y était endormie. Jugeant qu'à son âge les moyens factices de provoquer le sommeil étaient superflus, elle déclara qu'elle ne retournerait plus à l'église, et dire Amen fut tout l'effort religieux de Piattoli et de mademoiselle Hoffmann.

Donc, ni l'enfant ni ses maîtres ne croient à une loi divine du devoir. Dès lors, quelle incertitude sur ce devoir que les maîtres affirment seulement au nom de leur raison, que l'enfant peut contester au nom de la sienne! Où sont les prises sur la conscience à former? Sans doute leur affection pour leur élève et l'appel à son coeur leur donnent crédit sur elle, car son coeur est bon. Toutefois, si elle obéit souvent pour leur plaire, il lui arrive de se plaire à elle-même en désobéissant. Alors, leur unique ressource est de lui rappeler qu'elle doit à sa famille, à sa naissance, à son rang, à ses dons naturels, d'être par le savoir, par la générosité, par la douceur, par la patience, au-dessus des autres. Mademoiselle Hoffmann ne lui offre de ces prières que l'encens, Piattoli mêle, sous les formes les plus ingénieuses et enveloppées, les conseils aux éloges. Nous connaissons sa méthode par des lettres qu'il écrivait à son élève, quand des voyages l'éloignaient d'elle: on ne peut donner au nom d'une sagesse toute mondaine, de meilleures raisons à une grande dame pour ne jamais déchoir du piédestal où la société la place. Mais cette éducation n'agit que par une seule force: l'orgueil, et, en lui faisant appel sans cesse, elle le développe sans mesure. L'orgueil, certes, n'est pas un faible auxiliaire pour soutenir dans le caractère certaines vertus ostentatrices et certains respects de soi; mais il est un gardien bien envahisseur et gâte vite les vertus qu'il inspire. Il ne détend pas contre les faiblesses les plus coupables, si elles ne sont pas tenues pour avilissantes par le code arbitraire de l'honneur. Surtout il ne donne pas à l'âme où il commande la force de s'élever au-dessus de lui de lutter contre lui, de pratiquer les vertus humbles, d'aimer les devoirs méprisés. Rien n'enseignait à cette jeune âme le secret de s'oublier ou de se sacrifier; rien ne lui révélait les consolations intérieures qui rendent supportables les peines et précieux les actes où l'on n'est ni vu, ni plaint, ni admiré; rien ne lui préparait du courage pour le jour où les avantages présentés à sa jeunesse comme l'essentiel de la vie seraient emportés par l'âge ou les disgrâces.

Dans cette éducation, le superflu a donc pris la place du nécessaire. Les lacunes sont attestées par les Souvenirs même. Ils notent sans embarras les faiblesses de coeur et de chair que surprit autour d'elle le regard trop hâtif de l'enfant: elles ne sont pas de celles que la loi mondaine réprouve. Ils avouent avec plus d'émotion le désordre dont elle avait dès lors conscience dans sa propre vie et qu'«un orgueil excessif, une indépendance constatée, des liens de parenté affaiblis, des idées religieuses sans force» furent le mal de sa jeunesse. Ils peignent mieux encore le vice de cette éducation dans les pages où elle veut, «après avoir parlé sincèrement de défauts, citer les qualités qui les atténuaient». Et dans les excuses qu'elle cherche à son orgueil, que d'orgueil encore! «Je n'ai de ma vie élevé des prétentions, dit-elle, que lorsque j'ai pu supposer à la malveillance l'intention de les contester»; mais c'est précisément si elles sont contestées, qu'il y a modestie à ne pas les soutenir, et les plus altiers n'ont plus sujet de les affirmer quand elles sont reconnues. «J'admettais peu de supériorités, mais je n'étais pas asses sotte pour n'en reconnaître aucune, celles que donnent de grandes vertus, des talents remarquables, la vieillesse a toujours trouvé en moi l'estime et le respect»; n'accorder préséance qu'à la longévité, au génie et à la sainteté, n'est pas répandre ses égards en prodigue, «Je n'ai jamais manqué à la politesse»: c'est dire qu'elle sait l'importance de ses moindres attitudes. Son désir de plaire «n'était jamais assez général pour qu'il pût cesser d'être flatteur»; mais cette politesse a «de mauvais moments», et alors sa science des gradations marque les distances plus qu'elle n'établit les rapports. «Donner le bonheur est une manière d'exercer la puissance qui a toujours eu un grand charme pour moi. Aussi dans tous les temps j'ai été la meilleure possible pour mes gens et utile autant qu'il dépendait de moi à ceux qui me montraient de la confiance et me demandaient un service ou une protection»; mais son bonheur à donner ces bonheurs est un plaisir d'autorité. Elle accomplit sa charge de protection envers ceux qui la sollicitent, elle ne se sent pas débitrice de bienveillance envers ceux qui lui sont étrangers, ne lui demandent rien, lui demeurent hostiles. Ses rapports avec le genre humain sont de condescendance, personne ne lui a dit que la perfection de la bonté est s'abaisser pour être de niveau avec ses clients, personne que la charité monte parfois de l'humble vers le privilégié.

III

Pour cette petite fille s'instruire était apprendre ce qu'elle voulait, de qui elle voulait, et quand elle voulait. Vivre était agir comme elle voulait.

Le palais de Berlin, où depuis la mort de son père elle est revenue, lui appartient. Ce n'est pas elle qui habite chez sa mère, mais la mère qui habite chez sa fille, et non avec elle. La demeure s'étend assez vaste pour que plusieurs familles y tiennent à l'aise, chacune dans ses appartements. La duchesse occupe une partie de l'édifice, et Dorothée une autre. «Je savais beaucoup trop que la maison m'appartenait, que j'étais servie par mes gens, que mon propre argent payait mes dépenses, et qu'enfin mon établissement était complètement séparé du sien. J'allais le matin lui baiser la main, de temps en temps elle venait dîner chez moi. C'est à quoi se bornaient nos rapports.»

La duchesse vivait pour ce groupe de quelque cent personnes qui, perdu dans la masse de deux milliards d'êtres humains, croit exister seul et s'appelle le monde. À Berlin, elle avait, par sa richesse, son rang et l'amitié de la famille royale, toutes facilités pour se choisir une petite cour dans la grande. Mais un irrespirable ennui émanait de cette noblesse toute gourmée de préséances: cette société vivait trop en gradins pour laisser place au plain-pied d'une compagnie. Frédéric II s'était délassé de l'apparat cérémonieux par les parties fines où il s'encanaillait d'esprit avec quelques familiers, instruits et gais sans être nés. L'air léger et joyeux qui soufflait de France, quelques-uns, en Allemagne, l'avaient respiré, mais demeuraient épars: la cour, la bourgeoisie, les lettrés vivaient, chacun à son étage, dans Berlin terne, hiérarchique, superposé. Deux ou trois salons de riches Juives étaient les seuls où l'on tentât de réunir cette dispersion. Elles n'appartenaient à aucune classe, il leur était moins difficile de nouer des rapports avec toutes, et les gens de diverse origine résistaient moins à se rencontrer chez elles, comme en pays étranger. Ce qu'elles essayaient, la duchesse l'imposa. Il ne lui suffisait pas de s'ennuyer en bonne compagnie. Elle aimait la conversation, il lui fallait l'esprit des autres pour frotter le sien contre, et faire des étincelles. À l'élite des visiteurs étrangers et de la noblesse berlinoise, tout naturellement groupés dans son salon, elle mêla des savants, des littérateurs, des artistes. C'était pour elle une élégance originale et une couronne de plus que devenir égalitaire au profit de l'intelligence; écrivains, poètes, musiciens, lui surent gré de leur ouvrir une aristocratie jusque-là fermée; les nobles consentirent, parce qu'elle était princesse, à frayer chez elle avec des roturiers. Elle fut donc, selon son désir, l'attrait et l'arbitre d'une société qui ne ressemblait à aucune autre, éclipsait toutes les autres, faisait une petite révolution, et dans Berlin rappelait Paris par les élégances des moeurs anciennes et les amusements des idées nouvelles.

Rien de tel, pour soutenir la conversation, que de renverser et de reconstruire la société. La duchesse avait aimé d'abord la philosophie du XVIIIe siècle pour l'agrément que le doute et le rire ajoutaient aux entretiens, et savait gré à la France de lui avoir fait ces joies. Lorsque les rêves humanitaires finirent en tragédies sanglantes, la majesté d'un peuple debout pour défendre son sol, puis la plénitude de sa victoire débordée sur l'Europe cachaient à la spectatrice lointaine les tyrannies par les conquêtes, elle ne voyait les crimes qu'à travers les gloires. Et quand, aux limites du passé et de l'avenir, s'éleva, maître de la paix et de la guerre, arbitre de l'Europe comme de la France, l'homme incomparable qui semblait préparé de longtemps par les siècles et prêt à fonder pour des siècles une société où se réconcilieraient les âges, la duchesse s'éleva elle-même de la philosophie à l'enthousiasme et, dans ce salon cosmopolite, régna l'influence française.

Dorothée ne paraissait guère dans ces réunions. La précocité de son intelligence lui eût rendu intéressants quelques-uns parmi les causeurs, mais ils ne songeaient pas à partager leurs attentions, toutes à la mère. Elle n'est là qu'une petite fille: elle n'a qu'une porte à franchir et rentre chez elle grande dame. Elle y trouve presque chaque jour un mot de sa marraine qui l'appelle au palais Radziwill, là elle ne partage avec personne l'attention, les caresses, les gâteries, et connaît la douceur d'un foyer familial. Souvent invitée au palais royal, elle s'associe aux jeux du prince héritier: elle est son aînée d'un an et goûte l'autorité de l'âge. Mais c'est surtout chez elle que tout se meut autour d'elle et pour elle. Là, mademoiselle Hoffmann, en cela seulement vestale, entretient le feu sacré d'une admiration toujours égale, et enveloppe son élève de l'attachement un peu subalterne qui, dans la communauté des existences, consacre la hiérarchie des rangs. Elle exalte en son élève le besoin des éloges; accepter les flatteries de ceux à qui serait dénié le droit de critique est l'illogisme des grands hommes, comment n'eût-il pas été celui d'une petite fille? Seule la duchesse aurait pu remettre tout en équilibre par la mesure dans les éloges et l'autorité dans les reproches. Faute qu'elle revendique la place, elle la laisse à l'institutrice, qui préfère ne pas s'amoindrir en partageant avec la mère, et, dans l'existence à part où elle retient son élève, insinue ses propres relations. Ce n'étaient pas des amitiés ancillaires: mademoiselle Hoffmann cherchait et méritait la familiarité d'esprits cultivés. Elle les avait rencontrés dans la bourgeoisie de Berlin «pleine de savoir et de talent», dit Dorothée, qui ajoute: «ce n'était pas une société où par mon rang je fusse naturellement placée.» Ces visiteurs entrés par la petite porte ne pénétraient pas en égaux. Parmi eux l'enfant était «toujours et à une grande distance la première». Il fallait qu'elle eût beaucoup de sens pour ne pas le perdre avec des gens qui, de sa cuisine à ses fantaisies, trouvaient tout parfait: et ses fantaisies ne valaient toujours pas sa cuisine. Ainsi elle avait à Tannée sa loge au théâtre, où deux acteurs régnaient alors, madame Unzelmann et Iffland qui parut à madame de Staël n'avoir pas d'égal en France. Dorothée jugea qu'ils l'intéresseraient même hors de leurs rôles. Mademoiselle Hoffmann n'avait rien à refuser à son élève et, d'après les Souvenirs, «Iffland n'avait rien à refuser à mademoiselle Hoffmann». Les deux acteurs deviennent donc familiers chez la petite princesse; elle délibère avec eux sur les costumes, les programmes, ils lui récitent et lui font déclamer des vers. Par la parfaite convenance de leur attitude ils eussent été à leur place partout, «excepté chez une jeune personne»: Dorothée l'écrit à vingt-neuf ans, mais personne ne lui avait dit au moment utile. Elle les adopte et les impose, familiarités imprudentes qui lui en préparent une illustre. Ces deux interprètes de Schiller avaient communiqué à Dorothée leur enthousiasme pour le poète. Celui-ci voulut voir sa jeune admiratrice, et, depuis, «Schiller ne s'arrêta pas à Berlin sans qu'il me fit l'honneur de venir chez moi». D'autres écrivains eurent envie de se plaire où il se plaisait. Jean de Müller, Humboldt que Dorothée avait rencontrés chez sa mère, Ancillon, qu'elle avait conquis au palais royal, l'astronome Bode qui, pour elle, laissait un instant ses étoiles accoutumées, vinrent en habitués chez une fillette. Et elle se rend cette justice: «Je n'ai jamais mieux fait les honneurs chez moi que lorsque j'avais treize ans.»

C'était un salon comme celui de la duchesse, avec un caractère non moins original et tout opposé. Car le sentiment qui remplissait le coeur de la jeune fille était le culte de l'Allemagne où elle était née, dont les souverains l'aimaient, dont les hommes illustres la recherchaient, dont les chefs-d'oeuvre l'avaient émue, dont les vertus simples la charmaient, dont elle parlait avec perfection la langue. Elle avait voulu se rapprocher de ceux qui pensaient comme elle. Cette visible préférence leur apportait le plus délicat des hommages, puisque la jeune Courlandaise se faisait leur par son choix, et était pour sa patrie adoptive une espérance et un rayon de printemps. Ainsi le salon dont elle était la petite reine groupait, en face de l'humanisme cosmopolite et de l'influence française qui triomphaient chez sa mère, les partisans les plus fidèles de la culture et de la puissance allemandes.

C'était l'éclatante défaite de Piattoli par mademoiselle Hoffmann. Ni les relations un peu inférieures, ni les familiarités avec les acteurs, ni la préférence exclusive pour l'Allemagne n'auraient été approuvées de ce délicat, si attentif aux formes, et si ami de la France. Comment le gouverneur s'était-il laissé battre? Parce qu'il était absent. Et c'est la richesse qui avait fait à Dorothée ce nouveau dommage. En 1804, la Russie devait encore les indemnités promises pour la cession de la Courlande, les obtenir était difficile. Pour l'emporter sur l'inertie du pouvoir, qui dans tous les pays se plaît aux paiements retardés, et en Russie avait pour loi la volonté du monarque, il fallait, auprès du prince, des protections. À ce moment le ministre des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg était le prince Adam Czartoryski. L'abbé l'avait beaucoup connu, la duchesse pensa à Piattoli comme négociateur. Sans doute, c'était interrompre, au moment où ils prenaient le plus d'importance, ses soins auprès de Dorothée qui atteignait onze ans. Mais, entre l'éducation d'une fille, fût-elle Dorothée, et le recouvrement d'une créance nécessaire à la splendeur familiale, pouvait-on hésiter? Le bon Piattoli avait donc quitté, les larmes aux yeux, son élève et pris la route de Pétersbourg.

IV

On connaît l'étonnante amitié qui lia quelque temps le prince Czartoryski à Alexandre. Après le partage de la Pologne, Czartoryski, descendant des Jagellons, riche, jeune, populaire, pouvait devenir le chef d'une révolte nationale: il avait été appelé à Pétersbourg, nommé aide de camp du grand-duc héritier, et ainsi, sous apparence d'honneur, gardé à vue. Il supportait depuis quelque temps son sort de vaincu, sans se plaindre ni oublier, lorsque Alexandre s'ouvrant au compagnon dont il désirait faire un ami, s'était dit désireux de rendre l'indépendance à la Pologne et de supprimer le pouvoir absolu en Russie. Ces confidences, qui annonçaient la générosité du futur maître et réveillaient l'espoir le plus cher du patriote, avaient acquis à Alexandre tout le dévouement de Czartoryski. Elles n'étaient pas pour surprendre chez l'élève de Laharpe, elles ne furent pas oubliées quand Alexandre devint empereur. Aussitôt Czartoryski, Paul Stroganov, Novossilltzov et Koutchoubey, élevés à l'occidentale comme lui, formèrent son conseil secret. Ce pouvoir occulte dura deux ans et demi, et, pendant la première année, délibéra quarante-six fois sous la présidence de l'empereur. Tandis que les ministres en titre continuaient les pratiques de l'autocratie ancienne, lui étudiait les moyens de la détruire: il faut lire dans l'ouvrage du grand-duc Nicolas les procès-verbaux et les rapports du conciliabule où l'empereur conspirait contre sa propre autorité. Au bout d'un an, la nouveauté du plaisir était passée, les embarras des réformes avaient apparu, et Alexandre se détachait de la liberté politique. Non qu'en la promettant il eût été de mauvaise foi. Il avait une imagination vive que séduisaient les nobles entreprises, et un caractère indolent que les difficultés lassaient: il obéissait tout à tour à ces instincts contraires en abandonnant les projets dont, après l'examen, il désespérait, pour s'attacher avec une ardeur neuve à d'autres desseins dont, au premier regard, il voyait seulement la beauté. Il était moins double que successif. Quand il abandonna le rêve de la liberté politique, il resta attaché aux compagnons de son premier espoir, en renonçant à se servir de leurs idées voulut se servir d'eux, et plaça Czartoryski aux affaires étrangères. Celui-ci espérait que, pour la Pologne du moins, l'empereur restait constant. À ses yeux, l'intérêt essentiel de la Pologne était qu'il ne se fît aucun accord entre la France et la Russie. Leur entente empêcherait, en effet, la France, le pays le plus intéressé à la renaissance de la Pologne, de réclamer à la Russie l'acte réparateur; la Pologne ne pourrait donc plus compter que sur la justice spontanée de ses spoliateurs, et ceux-là sont rares que leur conscience réveille dans le silence. La guerre entre la Russie et la France était la grande chance de la Pologne. La France devrait s'en faire la libératrice, dès l'ouverture des hostilités, afin de tourner contre la Russie l'effort du peuple opprimé; à la paix, afin de n'assurer par la résurrection de ce peuple un allié perpétuel contre les agrandissements moscovites; et la certitude de ces périls presserait la Russie bien conseillée de prendre les devants, de délivrer elle-même la Pologne, pour la neutraliser. C'est afin d'introduire dans la politique russe ces règles fondamentales que Czartoryski avait accepté les affaires étrangères. D'ailleurs il était convenu qu'il ne recevrait ni traitement, ni décorations, et que s'il ne pouvait servir utilement sa patrie, il quitterait le ministère. Si ceux qui connaissent les hommes d'État déclarent ce désintéressement invraisemblable, je répondrai que cela se passait il y a plus d'un siècle et dans un pays encore peu civilisé.

Quand Piattoli arriva à Saint-Pétersbourg, le ministre reçut avec les plus affectueux égards cet ami de la Pologne, qui avait souffert pour elle; il l'établit dans sa propre maison. Les négociations retinrent l'envoyé deux années; en aucun pays ce n'est beaucoup pour obtenir justice. Comment à son hôte, l'abbé n'eût-il pas parlé de celles pour qui il était venu, et dont l'absence faisait sa peine, sa duchesse et son incomparable élève? Comment ses lettres auraient-elles tari sur le prince, sa bonté, son dévouement, l'importance de sa tâche, la grandeur probable de sa destinée? Quoi d'étonnant si dans sa tête et dans son coeur, s'échauffe le projet d'unir la jeune fille qu'il aime davantage à l'homme qu'il admire le plus? Il a un portrait de la jeune élève, il l'a prêté au prince, qui ne le rendit jamais. Il fait copier une miniature du prince et l'envoie à Dorothée. Le prince a trente-quatre ans, vingt-trois de plus que la fillette et pourrait être son père; mais le portrait de Dorothée est si joli, et plus encore la vision de l'être toujours charmant et toujours nouveau que lui présente l'enthousiasme de l'abbé! Pour elle, elle est encore à cette adolescence où les disproportions d'âge n'occupent pas. Il s'agit bien d'années, quand elle pense à cette victime assez noble pour inspirer attachement au chef de la race spoliatrice, à cette volonté assez loyale pour ne trahir aucun de ses devoirs contraires, à ce paladin qui prépare la gloire de son maître par la délivrance de sa patrie. Le prince lui apparaît comme un héros et les héros sont toujours jeunes. C'est une belle effigie du devoir qu'elle admire en regardant la miniature; c'est à une existence vouée au salut d'un peuple qu'elle voudrait unir la sienne; c'est le grand homme qu'elle aime, car elle aime. Ainsi commence et grandit entre deux êtres qui ne se sont jamais vus, le plus délicat, le plus pur, le plus exquis des sentiments.

Tandis que ce rêve les charme, l'oeuvre de fer et de sang s'accomplit en Europe. Czartoryski avait poussé à la guerre entre la Russie et la France et venait d'adhérer à la troisième coalition. La campagne de 1805, soutenue par l'Autriche et la Russie, mène en Allemagne Alexandre et son ministre jusqu'à Austerlitz. Même après cette bataille qui décide l'Autriche à la paix et décourage la Prusse de se mêler à la guerre, la Russie demeure aussi intraitable que l'Angleterre, et apprête un nouvel effort en 1806. Il laisse peu de temps pour résoudre les autres affaires. Si celles de la duchesse ne sont pas brusquées, il n'y a guère de chance qu'elles arrivent à terme et, pour obtenir vite d'Alexandre, la grâce d'une femme vaut mieux que les raisons d'un homme. Piattoli indique à la duchesse un moment où elle est sûre de voir l'empereur, et la prie de venir à Pétersbourg. Elle y arrive à la fin de juin 1806.

«L'empereur la trouva, ce qu'elle était en effet, belle, aimable, et grande dame autant que personne au monde.» Donc la cause était bonne, elle fut gagnée en deux mois. Quand la duchesse repartit «enchantée de l'amitié qu'Alexandre lui avait témoignée», elle comptait s'arrêter six semaines en Courlande et regagner Berlin dès octobre. Mais durant ces six semaines, la Prusse, poussée par la Russie, avait déclaré la guerre à la France; en octobre l'armée de Frédéric était détruite et Berlin occupé par nos troupes. Avant qu'elles y pénètrent, Dorothée et sa gouvernante rejoignent la duchesse hors d'atteinte des Français. Les Souvenirs racontent cette épidémie de la peur qui atteint alors les personnes les moins exposées; les foules fugitives, sans bagages, sans ressources, entassées sur des charrettes, suppliant aux relais pour obtenir des chevaux; la course à la frontière où il n'y a pas d'ennemis, jalonnée par les passages de la reine, du roi, du prince royal, que le désastre sépare et emporte, membres épars de la monarchie vaincue. Dorothée, à une halte dans un village près de Starzard, apprend l'entrée de Napoléon à Berlin. Dans l'auberge, contre un mur, elle avise «une mauvaise gravure représentant Bonaparte Premier Consul. L'arracher de son cadre, lui couper en effigie le nez et les oreilles, fut l'affaire d'un instant». Tel fut, après Iéna, le seul acte de vigueur que puisse enregistrer l'histoire du vaincu.

L'héroïne rejoignit sa mère en Courlande, et avec toute apparence d'y rester plus qu'elle ne désirait. Les Russes, arrivant au secours de leurs alliés, manoeuvraient dans l'est de la Prusse pour refouler l'invasion française, et la route de Berlin passait par le pays où déjà grondait le canon de Pultusk, où allait bientôt retentir celui d'Eylau, d'Heilsberg et de Friedland. La jeune fille s'installa avec sa mère à Mittau.

Là, elle put contempler une autre détresse, plus ancienne et plus grande que celle des Hohenzollern. Louis XVIII et sa cour habitaient le château où la duchesse de Courlande avait régné. Construit dans le style de Versailles, entouré de jardins magnifiques, mais atteint par deux incendies, le vaste édifice était maintenant déchu comme ses hôtes. Ils n'en habitaient pas la totalité. Une caserne et un hôpital militaire se partageaient la masse de l'édifice: une aile moins délabrée avait été mise à la disposition de Louis XVIII. La cour d'honneur était divisée en deux, une partie réservée au prétendant, une partie aux soldats malades, et dans l'hôpital se succédaient par convois, depuis la guerre, les Français blessés et prisonniers, évacués sans ordre ni secours. Quel spectacle: une ruine de palais offerte à la ruine d'une race, une ombre de Versailles hantée par des ombres de Bourbons, et ces fantômes royaux, pour qui vivent seulement les choses mortes, rejoints au fond de l'Europe par la réalité, envahis dans leur émigration par la France nouvelle, exposés jusque sur l'asile étranger où la légitimité abrite ses derniers espoirs au démenti de Français qui combattent, souffrent et meurent pour un autre maître et sous un autre drapeau. Dorothée vit surtout, avec la curiosité attentive et souvent cruelle de l'enfance, toutes les laideurs qu'il y a dans la disgrâce. Elle n'est pas tendre pour ce petit monde, jaloux, fier et gueux, en quête de maigres faveurs et «d'un bon dîner». Elle respecte seulement l'archevêque de Reims, «le seul des serviteurs du roi qui conservât de la dignité dans le malheur», et l'abbé Edgeworth qui allait mourir victime de sa charité pour nos prisonniers. Elle a pour la reine une répulsion physique:

«Je n'ai jamais vu une femme plus laide ni plus sale. Ses cheveux gris, coupés en hérisson, étaient couverts d'un mauvais chapeau de paille tout déchiré. Son visage était long, maigre et jaune. Sa taille petite et grosse soutenait, je ne sais comment, un jupon sale, sur lequel flottait un petit mantelet de taffetas noir tout en loques. Elle me fit peur la première fois que je la vis.»

Chez le duc d'Angoulême, tout en dévotions et en chasses, elle trouve l'insignifiance. Seuls la duchesse d'Angoulême et le roi l'intéressent. Madame Royale secourt nos prisonniers français, il est interdit de parler devant elle de nos revers, et Dorothée admire «la fille de Louis XVI proscrite, le coeur déchiré par d'affreux souvenirs, cédant à la pitié envers des Français… Que l'auréole du malheur lui seyait bien! J'avais souvent l'honneur de la voir, d'abord, chez ma mère où elle ne venait jamais sans me demander, à la promenade où elle me rencontrait quelquefois, dans son intérieur où elle m'admettait avec bonté, mais plus souvent encore à dîner chez le roi».

Du roi, elle raconte la bienveillance souriante: «Il me prenait sur ses genoux, m'embrassait, me nommait, à cause de mes yeux noirs, sa petite Italienne, me questionnait sur mes études, me faisait mille grâces.» À Mittau, elle l'a vu assez souvent pour connaître «par combien d'attentions éloignées ce roi sait montrer sa faveur». En 1822, à Paris, elle a éprouvé jusqu'à quel don d'ignorer les personnes il sait pousser l'indifférence: elle laisse tomber de sa plume une goutte d'amertume, l'amertume de ceux qui se rappellent contre ceux qui oublient. «Jamais le roi ne m'a témoigné le moindre souvenir de ses anciennes bontés, lorsque je passe maintenant comme une ombre deux fois l'année devant son fauteuil.»

À Mittau, sa grande joie fut la présence de Piattoli. Il était revenu lui aussi de Pétersbourg. «J'allais souvent causer dans sa chambre et il bornait ses leçons à diriger le choix de mes lectures et à me faire rendre compte des impressions qui m'en étaient restées. D'ailleurs, que de questions, n'avais-je pas à faire sur le prince Czartoryski?» Tout ce qu'elle apprend lui plaît; même qu'il craigne de n'être pas assez jeune. Elle répond qu'elle a quinze ans et les goûts de l'âge mûr, elle empreint de gravité sa conversation et ses manières, elle «met ses soins à se vieillir», et à cette coquetterie ses jours s'écoulent délicieux.

L'été de 1807 commençait, apportant, outre la joie à une jeune fille, la paix au continent. Alexandre, après Friedland, était las de la lutte contre la France, et préparait le traité de Tilsitt. C'était, par l'amitié des deux empereurs, le concours de la France retiré à la Pologne, le sort de cette nation remis à la générosité russe, la ruine de la politique soutenue par le prince Czartoryski. Déjà il avait quitté le ministère et voulut se rapprocher de Tilsitt, non plus par l'espoir de changer, mais par la hâte de connaître ce qui se préparait. Le désir de voir la jeune princesse de Courlande le poussait aussi vers Mittau. Il y resta trois semaines, logé chez la duchesse.

«Je sentis pour la première fois de l'embarras et une extrême timidité lorsqu'en entrant, à l'heure du dîner, dans le salon de ma mère, je vis le prince, et qu'à table, ma place se trouva à côté de la sienne.» Il était sombre. Le pressentiment que trois campagnes désastreuses avaient blessé à mort la confiance d'Alexandre dans le conseiller de la guerre, et que perdre l'amitié de l'empereur était devenir inutile à la Pologne, mettait sur un visage toujours un peu triste une ombre dure, et creusait aux plis de la bouche, facilement dédaigneuse, comme des cicatrices de désenchantement. Elle comprit qu'il souffrait, que cette souffrance était noble, elle l'en admira davantage et, pour le comprendre, n'eut pas besoin qu'il parlât. Car l'étrange amoureux ne lui disait rien et se contentait de la regarder. Attiré par ce charme de jeunesse, il se défendait contre lui-même, songeait sans cesse aux deux âges si différents, «Tandis que nous étions silencieusement à nous observer et à nous deviner, le traité de Tilsitt fut rendu public, l'empereur traversa Mittau pour retourner dans la capitale, il s'arrêta chez ma mère, fut charmant pour elle et pour moi et m'aurait complètement enchanté si je ne lui avais trouvé de la froideur pour le prince Adam.» Le prince suivit son maître à Pétersbourg. La veille de son départ, il s'adressa pour la première fois à la jeune fille, et la pria avec insistance de revenir à Berlin par Varsovie.

C'était, comme les sages, dire beaucoup en peu de mots. À Varsovie habitait la mère du prince, pour laquelle il professait un culte. Elle avait une de ces volontés impérieuses qui imposent volontiers aux autres les bonheurs qu'elles ont choisis pour eux. Depuis longtemps elle élevait près d'elle, pour son fils, une jeune parente et portait in petto cette bru, un peu comme les papes les cardinaux qu'il est trop tôt pour déclarer. Le prince devinait ce désir, voulait s'y soustraire sans désobéir, et comptait sur la visite et la grâce de Dorothée pour vaincre la mère après le fils. Dorothée fut aussitôt prête au voyage, mais elle ne pouvait l'entreprendre seule, et ce n'était pas peu d'embarras que ce détour dans une région ravagée par la guerre. La duchesse ne s'en soucia point; Piattoli était de nouveau à Pétersbourg, mademoiselle Hoffmann ne se connaissait en routes que sur la carte du pays de Tendre. Dorothée dut, en décembre 1807, rentrer droit à Berlin.

Elle quittait à Mittau des infortunes royales, elle les retrouva à Memel où la famille de Prusse attendait le bon plaisir de Napoléon. Celles-ci lui étaient plus chères. Elle passa un jour dans cette ville auprès de sa marraine, la princesse Louise, «nous pleurâmes ensemble sur son frère et sur les malheurs de la patrie». Elle pleura aussi avec la reine: dans un long portrait elle juge la femme malheureuse avec le plus respectueux enthousiasme et la femme belle avec l'exacte justice qui, rendue par une jolie femme, est encore de l'affection.

«Le jour où je la vis, hélas! pour la dernière fois à Memel, elle avait une robe très simple de mousseline blanche et portait à son cou un rang de perles. Je les admirais.—Oui, me dit-elle, je me suis permis de les conserver. Les perles, en Allemagne, signifient des larmes, elles peuvent me servir de parure.»

Puis la tristesse de la route se prolonge à travers un pays naguère peuplé et riche, où maintenant règne la dévastation. «Des villages entiers étaient déserts, d'autres réduits en cendres, les petites croix des cimetières semblaient plus pressées; la disette et une horrible épidémie régnaient dans ces malheureuses contrées; les hommes, les animaux mouraient avec une rapidité effrayante.» C'est la grande misère au pays de Prusse. Les désastres que la jeune fille contemple lui annoncent ceux qu'elle ignore: elle est en Prusse une grande propriétaire, que reste-t-il de ses domaines? Elle arrive à Berlin: dans son palais, elle est réduite à «une mauvaise chambre au fond d'une seconde cour»; c'est à grand'peine qu'elle obtient deux pièces pour elle, pour la duchesse deux, et de celles qu'en d'autres temps occupaient les femmes de service. Elle souffre avec une sensibilité exaspérée les calamités générales qui lui apportent des épreuves personnelles, et chacune de ses douleurs accroît son aversion contre les Français auteurs de tous ces maux. Elle se vêt de noir, évite les rapports avec le vainqueur, entr'ouvre sa porte aux plus Allemands de ses anciens familiers, à ceux qui pleurent leur défaite et ne l'acceptent pas. La duchesse arrive quelques semaines après sa fille, et dans des sentiments tout contraires. Ses intérêts, presque tous en Russie, sont en sûreté, l'alliance d'Alexandre avec Napoléon comble les voeux d'une femme attachée à l'un par une tendre reconnaissance, à l'autre par un enthousiasme croissant. Elle fraye avec la société française.

Ainsi passèrent les premiers mois de 1808. Dorothée aurait cette année quinze ans. On s'avisa que l'on avait oublié, parmi tant d'affaires, la première communion. Cette cérémonie, en Allemagne, précède l'entrée d'une jeune fille dans le monde. Mademoiselle Hoffmann était trop attachée aux pratiques de la bonne société pour ne pas mettre son élève en règle avec les usages. La tristesse nationale, qui suspendait les distractions, permit de trouver, sans trop de regrets, les heures préparatoires à la cérémonie. Un pasteur vint, par leçons de deux heures, deux fois par semaine, durant trois mois, apprendre à la jeune fille qu'elle était chrétienne. Ce fut à peu près cinquante heures, l'étendue de deux jours: il n'est pas d'art d'agrément qui n'exige plus d'apprentissage. Même à une fille qui avait appris à lire en une semaine, le pasteur n'avait pas le temps d'exposer la religion. Quelques lectures de l'Ancien et du Nouveau Testament et, sans aucun examen des dogmes par où les Églises diffèrent, un abrégé des doctrines morales «qui auraient pu convenir également à un calviniste, à un catholique et à un grec» remplissent ce peu d'heures. Et ce peu fut assez pour entr'ouvrir à la jeune conscience un infini où se perdaient sa petite existence, les avantages dont elle était fière et les bonheurs qui l'avaient occupée jusque-là. Elle se trouva assez pénétrée par ce premier rayon d'une lumière nouvelle pour que le pasteur changeât quelque chose au rite ordinaire des cérémonies. Dans le culte luthérien, la confirmation précède la communion et est précédée elle-même de certaines formules que l'impétrant récite par coeur. Le pasteur voulut que Dorothée rédigeât elle-même sa profession de foi. «Elle montrait, disent les Souvenirs, le désir d'un jeune coeur d'être agréable à Dieu qu'il commençait à connaître.» Le vendredi saint avait été choisi pour la solennité. Selon l'usage de ce jour, tous les assistants étaient en deuil et ils étaient nombreux; les serviteurs, les amis, les curieux formaient une foule devant laquelle la jeune princesse prononça son petit discours. Elle n'était pas encore assez élevée au-dessus de la terre pour ne pas s'apercevoir qu'il fut bien accueilli, ne pas prendre plaisir aux pleurs de l'assistance. Quelque complaisance pour son personnage survit dans ces mots: «Tout Berlin voulait me voir et m'entendre.» Mais quand elle se sentit engagée parmi les fidèles, c'est-à-dire appelée à accepter la vie non comme «une carrière heureuse et brillante», mais comme une lutte pénible et perpétuelle, son impression profonde fut une détresse, une crainte, une angoisse telles que vers la fin de la cérémonie, elle perdit connaissance.

Heureuse l'âme où la loi divine commande dès que l'intelligence s'éveille. Comme à cette âme l'impératif du devoir se révèle en même temps que l'attrait du plaisir, elle commence en équilibre, elle reconnaît comme l'ordre nécessaire cette jouissance imparfaite et fragile de tout, ses renoncements sont aussi vieux que ses espoirs, elle sait que, surtout quand il s'agit de bonheur, nous devons rester sur notre faim. Mais si toutes les faveurs de ce monde comblent une jeune vie sans que la pensée de Dieu les tempère, si elles sont goûtées avec plénitude et avec avidité, comme le seul bien de l'existence, et si dans cette existence où l'habitude de se satisfaire est prise, Dieu apparaît en retard, pour révéler le vide des plaisirs et la loi des renoncements, il semble un maître cruel. La découverte du devoir est, pour l'être avide et charmé du présent, la désillusion la plus décevante. Elle est l'interdit jeté sur tous les bonheurs, le carême qui met fin au bal costumé, et présente le cilice et les cendres. Le premier appel de la vérité religieuse entendu à quinze ans par une jeune fille jusque-là païenne, privilégiée de la vie et tout aux bonheurs humains, devait retentir à son oreille comme un ordre de captivité impitoyable. Il était naturel qu'après en avoir d'un premier regard contemplé la tristesse, elle s'échappât vite dans l'oubli. Et c'est longtemps après, quand tous les bonheurs cueillis se fanèrent entre ses mains, quand toutes ses fleurs de printemps s'effeuillèrent dans son automne, qu'elle devait sentir la douceur consolatrice des croyances immortelles, et que, la terre devenant pour elle la prison, elle chercha plus loin l'espérance.

Le lendemain de cette première communion, la duchesse annonça son départ. Ses sympathies françaises s'étaient affirmées à Berlin, de façon à refroidir son ancien attachement aux souverains de Prusse et à rendre sa situation fausse à leur prochain retour. Elle allait donc s'établir dans ses propriétés de Saxe, à Löbikau, où elle attendrait Dorothée, où les prétendants viendraient vite, et d'où, sa fille mariée, elle partirait pour connaître enfin la terre promise, la France. À l'été de 1808, en effet, Dorothée rejoint sa mère. Le château de la duchesse, comme elle l'avait prévu, se remplit d'épouseurs princiers et, en les nommant, les Souvenirs prennent un petit air d'almanach Gotha. La plupart pauvres n'en sont que plus résolus, et comme leur naissance leur donne droit à l'indiscrétion, ils s'installent à demeure pour se déclarer, se surveiller, se desservir et se faire des alliés. «Le médecin, la demoiselle d'honneur, les amis, les connaissances, tous étaient employés, chacun d'eux était dans les intérêts d'un de mes amoureux.» Mais, comme à Berlin, à Löbikau l'existence de la mère et de la fille se rapproche et ne se confond pas. Chacune est chez elle. «J'habitais un joli pavillon quarré, placé au milieu d'un parc charmant, à une demi-lieue du château de ma mère.» Et son plaisir est de «se rendre invisible» aux soupirants. Elle va chez sa mère aux heures où ils ne peuvent forcer la porte; quand sa mère les lui amène au pavillon, elle les accueille «sans se montrer flattée ni touchée», se fait, pour les décourager, volontairement «insensible et dédaigneuse». Elle s'étonne qu'ils s'obstinent; elle ignore la persévérance qu'il y a dans un soupirant dont le coeur est plein et la bourse vide, et elle les voudrait plus nombreux encore pour que le prince Adam apprît à la fois leur recherche et leur insuccès.

Le prince Adam savait par Piattoli installé à Löbikau. Il écrivit à l'abbé qu'il allait de Varsovie conduire sa mère aux eaux de Bohême, et que de là il viendrait avec elle demander la main de Dorothée. Mais, s'il était constant, sa mère l'était aussi pour sa bru préférée; elle se défia d'une guérison qui la mettrait sur le chemin d'autres fiançailles, et remit à l'année suivante la cure et la demande.

V

S'agit-il de bonheur, le plus sage est de se hâter, le temps emporte plus d'espoirs qu'il n'en amène. Octobre était arrivé, et, dans le parc de Löbikau, faisait tomber les feuilles sur les prétendants plus tenaces qu'elles. Une lettre parvint d'Erfurt à la duchesse. Elle était de l'empereur Alexandre. Il s'annonçait, demandait à dîner pour lui, son aide de camp et l'ambassadeur de France avec qui il rentrait à Pétersbourg. Le 16 octobre 1808, à cinq heures du soir, il arriva à Löbikau. La duchesse, ses filles, ses gendres, les princes soupirants forment une petite cour. «L'empereur fut plein de grâce pour tout le monde et voulut surtout être occupé de moi. Il me dit qu'il me trouvait grandie, embellie et ajouta en plaisantant que j'étais, comme Pénélope, entourée de beaucoup de prétendants.» Elle répondit sur le même ton, en Pénélope sûre d'Ulysse fidèle et vivant, bien qu'il fît un peu trop le mort. Au dîner, le jeu continua, et l'empereur sembla s'y complaire en demandant à la jeune fille si elle n'était pas «frappée d'une ressemblance qu'il prétendait avoir découverte entre le prince Czartoryski et M. de Périgord.—De qui Votre Majesté veut-elle parler?…—Mais de ce jeune homme assis là-bas, un neveu du prince de Bénévent, qui accompagne le duc de Vicence à Pétersbourg.» Elle s'excusa sur sa vue basse. Après le dîner, l'empereur prie la duchesse de se prêter à un entretien et, dans un tête-à-tête de deux heures, explique ce qui l'amène.

À Erfurt venait de s'achever le congrès fameux où, devant un parterre de rois spectateurs, s'était jouée la comédie de l'amitié entre Napoléon et Alexandre. Alexandre avait mis à profit la faute de Napoléon, la guerre d'Espagne, pour nous faire payer cher le concours de la Russie. Dans les négociations, il avait apprécié Talleyrand. En lui, il avait goûté toutes les séductions de la race, il avait reconnu le sens traditionnel de la vieille France qui jugeait avec le sentiment de la mesure les desseins démesurés du génie. Des jours viendraient peut-être où ce clairvoyant refuserait son concours à une politique trop dangereuse. Alexandre avait compris l'intérêt de se concilier l'homme le plus capable de contenir Napoléon en le servant, de l'affaiblir en le combattant. Il avait témoigné le désir d'être agréable au prince. Talleyrand savait trop les cours pour faire attendre la bonne volonté d'un empereur. Il avait aussitôt exprimé le souhait d'obtenir pour son neveu la jeune princesse de Courlande, et sa certitude de réussir si Alexandre s'intéressait au projet. Alexandre avait promis, il fallait que la duchesse l'aidât à tenir. Alexandre ne sollicitait pas, il exigeait. La princesse était sa sujette, puisque la Courlande était russe. La duchesse avait eu à se louer de lui. Il rappela ce service comme s'il en réclamait le prix, et parla en souverain qui pense en marchand. Il y a une manière noble de dire les choses qui ne le sont pas. La fortune de la duchesse était en Russie, elle crut entendre: «pas de mariage plus de douaire». Ce mariage, conforme à ses intérêts, répondait à ses goûts. Elle s'ennuyait dans l'Allemagne vaincue, triste, elle voulait quitter ces ombres pour le soleil, vivre au pays de la gloire. Et par un «oui», elle allait parvenir au centre de ces rayons, devenir une partie de cet éclat qu'elle espérait seulement contempler. Elle allait s'allier au second personnage de la France, au descendant d'une illustre race, au collaborateur principal de Napoléon. Elle entre dans le projet impérial, non seulement pour Alexandre mais pour elle-même. Quand l'empereur prend congé, le projet de fiançailles existe, provoqué par la fortune d'une jeune héritière, préparé par les complaisances d'un ministre français pour un souverain russe, imposé par un empereur à sa sujette comme un paiement, accepté par une mère qui songe à elle-même et oublie sa fille. C'est la coalition de ces insensibilités qui va peser de tout son poids sur un coeur d'enfant.

La duchesse ne dira rien à sa fille avant d'avoir rompu les appuis où s'étaie la jeune volonté. Dès le lendemain elle commence l'oeuvre par Piattoli. Elle craint qu'il n'ait conçu un projet chimérique, exposé sa fille «aux caprices d'une famille arrogante». Les retards se prolongent «auxquels Dorothée n'était pas faite pour s'attendre», et maintenant le rêve devient obstacle à une magnifique et immédiate réalité. C'est une confidence plus qu'un grief, mais comme l'abbé ne cède pas, la duchesse lui reproche vivement son ingratitude «après les grands services qu'elle lui avait rendus». Elle aussi, comme l'empereur, exige son paiement. Le pauvre homme, à qui elle met ses bienfaits sous la gorge, se rend. «Elle obtint de lui la promesse qu'il ne se mêlerait plus de ce mariage, et qu'il chercherait même à m'en détacher en se servant pour y parvenir de la mauvaise grâce de la vieille princesse et de l'indolence de son fils.» Mais s'il se sent trop d'obligations à la mère pour défendre le bonheur de la fille, il a trop d'attachement à celle-ci pour demeurer près d'elle muet à ses paroles et aveugle aux reproches de ses yeux. Tout maintenant l'écarte de celle qui lui était chère, son chagrin mine une santé que les ans ébranlaient déjà, il quitte Löbikau pour une ville située à quelque distance, où il aura des médecins et la solitude.

Privée de lui, Dorothée part aussi pour Berlin, où elle croit goûter le charme d'autrefois: elle n'y trouve que l'inquiétude du silence où vit sa tendresse déconcertée. Les lettres de Piattoli sont «entortillées et énigmatiques», celles de la duchesse témoignent d'une tendresse inaccoutumée et insistent pour obtenir le retour de Dorothée à Löbikau. Satisfaire à ce désir sera pour Dorothée l'occasion de passer par la ville où Piattoli se soigne et se tait.

«Je le trouvai si souffrant, si changé que je n'osais plus aborder la question qui me tenait le plus au coeur. Je lui demandai cependant s'il avait des nouvelles du prince Czartoryski.—Je n'en ai point, me dit-il, ce silence doit vous prouver, ma chère enfant, que ces rêves étaient des chimères.—À Dieu ne plaise, m'écriai-je.—N'en parlons plus, reprit-il avec émotion. Ce sujet de conversation me fait mal… Forcée au silence, je le quittai aussi remplie d'incertitude que lorsque j'étais arrivée près de lui.»

Elle arrive chez sa mère, qui jamais n'avait témoigné tant de joie à la voir et veut la garder sous son toit. Elle y trouve un Polonais, le comte B***, fixé en France, et s'étonne qu'il soit «arrivé tout droit de Paris, au coeur de l'hiver, dans un lieu qui ne devait naturellement lui offrir ni intérêt ni amusement». Les visages lui annoncent un mystère «connu de tout le monde, excepté de moi. Les caresses mêmes de ma mère m'inquiétaient». Trois jours se passent.

Un soir, j'étais seule dans le salon à préparer le thé. J'entendis le petit cor de chasse de nos postillons allemands annoncer l'arrivée d'un étranger. Un valet de chambre entra presque aussitôt et me demanda où était ma mère.—Dans son cabinet, elle veut être seule.—Mais il faudrait cependant l'avertir qu'un officier français, le même qui était avec le duc de Vicence, vient d'arriver. À l'instant, je compris tout, et les grâces de l'empereur et les soins de ma mère et cette prétendue ressemblance avec le prince Czartoryski.»

Elle s'enfuit dans sa chambre où se trouve mademoiselle Hoffmann. «Il est ici!—Qui, le prince Adam?—Hélas! non, ce Français.» Et elle fond en larmes.

Le lendemain matin, la duchesse fait demander sa fille. Elle lui explique tout ce qu'elle avait tenu secret jusque-là, et toutes les raisons pour lesquelles elle souhaite pour gendre M. de Périgord. Le danger donne à la jeune fille le courage. Dans ce projet, où tant de gens ont songé à eux-mêmes, il n'y a qu'elle pour penser à son propre bonheur. Elle le défend, bien que bouleversée par les reproches et la peine de sa mère, ne cède rien, et déclare qu'elle «se considère comme engagée». Elle court chez mademoiselle Hoffmann, chercher non un appui efficace, du moins un assentiment qui lui sera doux. C'est pour apprendre que la gouvernante l'a précédée chez la duchesse, et a dû s'engager sur l'honneur à ne plus donner de conseils.

B*** offre les siens, et en homme pour qui la parole est d'or, car il a eu le premier l'idée de l'affaire où il veut sa part et, écrit Dorothée, «il n'a pas rougi plus tard de se plaindre devant moi de n'avoir pas été largement récompensé». À Löbikau, il plaide tous les avantages de l'alliance avec Talleyrand. La jeune fille répond que ces arguments seraient faits pour la décider, si elle était libre, mais qu'elle ne l'est pas. Cette fermeté oblige aux grands moyens.

Dans la conversation, Dorothée a montré son attachement à Piattoli. Le Polonais s'offre à l'aller voir et à rapporter des nouvelles. Il part, en effet, le lendemain, s'assure auprès de l'abbé que Piattoli n'a rien reçu du prince Adam, affirme alors que celui-ci, vaincu par sa mère, accepte la femme souhaitée par elle, ajoute que dire la vérité à la jeune Dorothée sera lui épargner une humiliation, et il persuade au malade de rendre ce grand service à l'élève tendrement aimée. Pour annoncer ce qu'il croit certain, Piattoli écrit à la jeune fille une lettre que le comte B*** rapporte.

«Toutes nos espérances sont détruites, me disait-il. J'ai enfin reçu des nouvelles de Pologne, elles ne sont pas du prince Adam, mais d'un ami commun qui m'annonce que le mariage du prince Adam avec mademoiselle Matuschewitz est arrangé, que tout Varsovie en parle et que la vieille princesse est enchantée. Voilà donc, ma jeune amie, l'explication de ce long silence.» La lettre était courte. «Je suis si souffrant, ajoutait-il, que je ne puis en écrire davantage.»

Aussitôt Dorothée demande des chevaux; elle ne peut pas croire à une inconstance que le prince n'a pas avouée lui-même, elle veut des détails.

«J'arrive, je trouve M. Piattoli presque mourant. Il voulait être seul et j'eus beaucoup de peine à obtenir qu'il me vît un instant.—Soyez heureuse, me dit-il, sans me donner le temps de faire une seule question… Vous avez été le grand intérêt de mes dernières années. Pardonnez-moi d'avoir voulu diriger votre avenir et confiez-le désormais à madame votre mère… Il se tut. Je voulus parler, mais il ne répondit pas et me fit signe de la main de m'éloigner. Il mourut quelques jours après.»

Elle revient le coeur malheureux de la perte qu'elle prévoit et ulcéré des torts qu'elle suppose au prince Czartoryski. Elle est à une de ces crises où le moindre incident décide les résolutions encore suspendues mais déjà amassées. Un dernier mensonge achève l'oeuvre. À son retour, elle trouve chez sa mère une vieille dame polonaise, amie de la duchesse, et qui raconte comme la dernière nouvelle de Varsovie, comme chose conclue, les fiançailles du prince Czartoryski.

«Convaincue, indignée, je me lève, prie ma mère de passer dans la chambre à côté, et lui dis dans un premier mouvement d'amertume que, puisque le prince Adam rompait lui-même ses engagements, je me considérais comme libre des miens… Je parlais vite, avec des larmes dans les yeux et dans la voix, mais ma mère eut l'air de ne s'apercevoir de rien, m'embrassa avec transport, m'applaudit, loua ma fierté, excita encore mon ressentiment, me remercia de prendre un parti qui allait combler tous ses voeux, et sans perdre une minute me dit qu'elle allait annoncer cette bonne nouvelle à M. de Périgord. J'aurais voulu l'arrêter, mais elle était déjà rentrée dans le salon et je courus alors m'enfermer dans ma chambre d'où je ne voulus pas redescendre de la soirée et je passai la nuit à pleurer.»

Le lendemain, la duchesse met la main de sa fille dans celle de M. de Périgord et laisse seuls les fiancés, «qui ont beaucoup de choses à se dire». Voici leurs premiers épanchements:

«Assis en face l'un de l'autre, nous fûmes longtemps dans le plus profond silence. Je le rompis en disant:—J'espère, monsieur, que vous serez heureux dans le mariage que l'on a arrangé pour nous. Mais je dois vous dire, moi-même, ce que vous savez, sans doute déjà, c'est que je cède au désir de ma mère, sans répugnance à la vérité, mais avec la plus parfaite indifférence pour vous. Peut-être serai-je heureuse, je veux le croire, mais vous trouverez, je pense, mes regrets de quitter ma patrie et mes amis tout simples et ne m'en voudrez pas de la tristesse que vous pourrez, dans les premiers temps du moins, remarquer en moi.—Mon Dieu, me répondit M. Edmond, cela me parait tout naturel. D'ailleurs, moi aussi, je ne me marie que parce que mon oncle le veut, car, à mon âge, on aime bien mieux la vie de garçon.»

Il repartit le lendemain «sans que nous nous fussions reparlés», dit la narratrice: elle n'était décidément pas destinée aux amoureux bavards.

Quelques jours après, le prince Adam écrivait à Piattoli. Le prince annonçait qu'il avait vaincu les résistances maternelles et qu'il allait demander Dorothée de Courlande. Piattoli vivant, tout eût été sauvé, M. de Périgord rendu au célibat qu'il aimait, et Dorothée à l'homme qu'elle avait choisi. La lettre arriva après la mort de Piattoli, fut remise à la duchesse, qui la retourna à Varsovie, sans avertir sa fille, et en annonçant au prince le mariage de Dorothée avec M. de Périgord.

Une fois encore, la jeune fille était la victime de la richesse. Une certaine médiocrité de condition nous laisse à peu près maîtres d'ordonner à notre gré notre vie, car les autres ont trop peu de profit à tirer de nous pour se mêler à nos affaires. Quand les faveurs de la fortune dépassent trop l'ordinaire mesure, ceux à qui elles appartiennent cessent de s'appartenir: plus elles sont enviables, plus ils sont épiés, entourés, poursuivis par les cupidités en chasse; il y a trop à gagner avec eux et sur eux pour qu'ils restent les maîtres de leur sort. Dorothée de Courlande subit cette représaille des avantages qui ne comblent pas sans asservir. Plus pauvre, elle n'eût pas été moins précieuse à l'homme désintéressé qui songeait à elle; il se fût peut-être résolu plus vite, et elle ne lui eût pas été disputée par Talleyrand. À l'héritière royalement dotée, écouter son coeur, se marier d'amour comme font les petites gens n'est pas permis. Les rapacités subalternes ont signalé la proie aux grandes ambitions. Les puissances de la politique pèsent cette puissance d'argent et l'emploient pour leurs besoins. Qu'Alexandre et Napoléon, maîtres et sacrificateurs de multitudes, ne s'arrêtent pas à la plainte d'une victime et croient avoir accompli leur devoir en sacrifiant le voeu d'une fiancée aux intérêts d'un utile ministre, cela est naturel. Qu'à ces impassibles unis contre le bonheur de la jeune fille, nul n'ait fait obstacle, que les deux maîtres de son enfance l'aient abandonnée, qu'aux étrangers se soit jointe la protectrice naturelle de ce bonheur, que la fille ait été trompée par sa mère, voilà la tristesse anormale de ce drame. Là encore le secours des dévouements naturels a été ravi à l'enfant par la puissance de privilèges sociaux. L'instituteur et l'institutrice se sentent trop peu de chose pour lutter contre la grande dame, ne veulent pas paraître ingrats envers l'argent reçu d'elle, et cette grande dame, qui dans une existence modeste n'eût pas été une mauvaise mère, a toujours vécu pour la magnificence, les victoires mondaines, et sa vanité fascinée par la vision de Paris étouffe sa tendresse.

Il n'y a dans tant de personnages qu'un beau rôle. Car le prince charmant ne mérite qu'un succès d'estime, il est trop vieux puisqu'il hésite, et l'on est irrité qu'au lieu de courir au secours de sa belle, il semble lui-même la Belle au bois dormant. Seule, la jeune fille veut et combat; pas plus qu'Alexandre, Napoléon ne l'intimide; comme à eux, elle résiste à sa mère; elle ne renonce pas à celui qu'elle a choisi, avant de le croire infidèle. Elle et lui représentent bien leur sexe et leur âge. Quand l'amour se glisse en l'homme mûr, d'ordinaire averti et souvent découragé par ses expériences, l'homme commence par la peur, continue par l'embarras, tente d'accommoder l'accident, peut-être éphémère, de sa passion avec les intérêts durables de sa vie. Quand l'amour apparaît à la femme neuve et presque enfant, elle ne comprend pas qu'il n'ait pas été toujours, ni qu'il puisse diminuer, ni qu'il puisse finir, ni que s'il disparaissait elle-même durât, elle se consacre à lui tout entière, parce qu'il lui parait toute la raison de vivre, et elle montre, par son orgueil de le confesser et son intrépidité à le défendre, combien est naturellement héroïque en elle la première révélation du coeur.

Un mois après les fiançailles, Dorothée de Courlande épousa Edmond de Périgord. Là s'arrêtent les Souvenirs. Ainsi font les contes de fée: à peine unis ceux qui s'aiment et que le récit nous a fait aimer, il se termine. Pourquoi les contes, les moins ennuyeux et non les moins profonds des ouvrages philosophiques, s'achèvent-ils toujours au mariage? Est-ce parce que le bonheur, si nous le savons sûr, a fini de nous intéresser? Ou la vie, même quand elle accomplit les rêves, est-elle moins belle qu'eux? Posséder est-il moins que conquérir? Et mieux vaut-il ne pas décrire des félicités qui déclinent au moment où elles commencent? Ce ne furent pas ces raisons qui décidèrent le rédacteur des Souvenirs à poser la plume. Le mariage lui avait apporté la grande déception, non la seule, sa vie entière avait de quoi captiver les lecteurs qui se plaisent aux épreuves des autres. Mais elle n'écrivait pas pour nous, elle écrivait pour elle. Pour elle, il eût été superflu de répandre sur le papier les tristesses de son âme, il eût été humiliant de rendre publiques des plaintes mises au secret par sa fierté, il eût été cruel de souffrir deux fois en racontant les douleurs qu'elle eût voulu oublier. Pour elle, c'était un oubli de fuir le présent dans le passé, c'était une douceur de revivre les rêves tués par les faits, c'était une consolation de se rendre ce témoignage que le premier espoir de son coeur avait été haut, désintéressé, pur. Et plus les réalités troublaient ou révoltaient la femme, plus elle aimait retourner, petite fille au bal blanc de ses souvenirs.

ÉTIENNE LAMY.

AVANT-PROPOS

Mon père, le duc de Talleyrand, de Sagan et de Valençay, m'a légué ses papiers, parmi lesquels se trouvent des souvenirs et des lettres de ma grand'mère, qui fut comtesse Edmond de Périgord, et porta successivement les titres de duchesse de Dino, de Talleyrand et de Sagan.

Il estimait, avec une fierté bien naturelle, que les observations de sa mère sur les choses qu'elle avait vues et sur les personnages qu'elle avait approchés dans les différentes circonstances de sa vie, à Berlin au commencement du siècle, au Congrès de Vienne, à l'ambassade du prince de Talleyrand à Londres, en France sous la monarchie de Juillet, dans l'Allemagne de 1850, pourraient être un jour, une contribution utile à l'histoire de cette époque. Il m'a laissée libre de juger du moment où je pourrais le mieux honorer la mémoire de ma grand'mère. Je crois la servir aujourd'hui en publiant ses souvenirs d'enfance, de concert avec M. Etienne Lamy qui possède l'un des manuscrits originaux et qui a bien voulu écrire la préface.

J'accomplis, en outre, un devoir particulier de piété filiale. Ma mère avait eu pour la duchesse de Sagan les sentiments les plus respectueux et les plus tendres, bien avant de devenir sa belle-fille. Elle l'avait connue toute jeune encore, dans le salon de sa mère la comtesse de Castellane, où elle avait vu aussi le prince de Talleyrand. Ce fut sous son inspiration qu'elle épousa plus tard le comte Max de Hatzfeldt, ministre de Prusse à Paris. Mon enfance fut, par elle, comme imprégnée et nourrie de souvenirs qui me sont restés précieux et chers.

Ma mère aimait à me parler de la haute culture de ma grand'mère, de son grand air, de sa beauté, de l'élévation de son esprit, du charme puissant de sa conversation, qui agissait sur ses interlocuteurs à l'égal d'un bienfait.

J'ai conservé intacts ces sentiments d'admiration que m'a transmis son jugement, qui resta toujours étranger à la malice et à la variation des opinions du monde.

La publication de ces pages réalise d'ailleurs un désir de ma grand'mère: en tête de ses Souvenirs elle écrivait ceci:

«Je me flatte qu'il pourrait se trouver, parmi mes lecteurs, quelqu'un de plus ingénieux ou de plus indulgent, qui prendra, en me lisant, ma défense contre moi-même. C'est à ce lecteur bienveillant, inconnu et peut-être introuvable, que j'offre le travail que je vais entreprendre.»

Jetée sur la scène du monde, dans d'exceptionnelles circonstances historiques, elle a voulu expliquer elle-même sa destinée. Fille du dernier duc régnant de Courlande, elle fut exilée de sa patrie avant même d'avoir vu le jour. Elle naquit à Berlin en 1793, presque à la veille du dernier partage de la Pologne. La famille royale de Prusse entoura son berceau de beaucoup de sollicitude et dès sa naissance se formèrent dans son coeur les liens profonds qui la retinrent toujours attachée au pays où elle avait trouvé un asile et d'illustres amitiés fidèles.

Elle grandit pendant qu'on bouleversait l'Europe et, la diplomatie l'ayant mariée au neveu du plus fameux diplomate de son temps, elle devint Française en quelque sorte par voie de conquête impériale.

Il ne sera peut-être pas sans intérêt de voir la répercussion de cette succession inouïe d'événements sur une femme que la nature avait faite pour en sentir tout le drame et que sa naissance avait placée pour les bien voir et s'y trouver mêlée quelquefois.

Je tiens à remercier ici, tout particulièrement, monsieur Henri Moysset, qui a bien voulu se charger de toutes les recherches historiques et de toutes les notes qui éclaircissent le texte des Souvenirs.

COMTESSE JEAN DE CASTELLANE.

SOUVENIRS DE LA DUCHESSE DE DINO

INTRODUCTION

Paris, le 12 juillet 1822.

Il y a deux mois qu'un de mes amis, partant pour le Danemark et venant me dire adieu, entra assez inopinément dans ma chambre pour surprendre quelques larmes dans mes yeux. Inquiet de me voir de la peine et croyant avoir trouvé, depuis quelque temps, ma disposition plus sombre que de coutume, il voulut me questionner. La confiance qu'il m'inspirait, mais surtout l'émotion qu'il venait de remarquer et qui n'était point encore calmée, me firent lui ouvrir mon coeur. Il trouva en moi ce que saint Augustin dit, quelque part, avoir éprouvé: le mécompte du passé, le tourment du présent, l'épouvante de l'avenir.

Après quelques consolations que je reçus, ce me semble, assez mal, et des exhortations que je repoussai avec une sorte de violence, il finit par me croire plus malade que malheureuse, et peut-être avait-il raison, quoique avec une bonne poitrine et un sang très pur on ne puisse, je crois, arriver à de la souffrance que par du chagrin. Il me demanda si j'avais un médecin.—Oui.—Et que vous ordonne-t-il?—De la distraction.—Eh bien! allez dans le monde?—J'en suis excédée.—Le spectacle, les promenades?—Me fatiguent.—Les paysages?—M'éloignent de ce que j'aime.—Mêlez-vous des affaires du temps!—Mon intrigue maintenant ne pourrait être qu'une conspiration, et où trouver dans ce pays-ci des conspirateurs?—Essayez de la coquetterie?—Je l'ai épuisée.—De la dévotion?—Je l'ai traversée.—Eh bien, écrivez?—Écrire, et quoi?—Vos mémoires.—Quelle folie!—Non, vous avez beaucoup vu le monde, vous avez vu beaucoup de choses, toute votre vie a été singulière, votre caractère est bizarre, rien en vous ni autour de vous ne ressemble à ce que je rencontre. Les douleurs passées ne sont pas d'une société importune; c'est la déplaisance du présent, c'est l'inquiétude de l'avenir qui vous tuent; eh bien! c'est de cette impatience, de cet effroi qu'il faut vous distraire; ne vivez que dans vos souvenirs et vous y parviendrez.

Je me promis de réfléchir à ce conseil, et je me suis peu à peu familiarisée avec cette pensée, d'abord assez effrayante, de devenir une sorte d'auteur. Toutes les difficultés, tous les inconvénients de cette entreprise, par mille raisons au-dessus de mes forces, se sont présentés en foule pour m'en détourner; et puis, cependant, je suis arrivée, non pas à accueillir ce régime déplaisant, mais à me soumettre à le suivre comme étant nécessaire à ma tête et à mes nerfs, dont l'agitation se trouvera peut-être calmée, pour un certain temps du moins, par ce nouvel emploi d'une surabondante activité!

En signalant les difficultés et les inconvénients on trouvera qu'il fallait être ou bien malade ou bien malheureuse, pour ne pas se laisser arrêter; c'est une manière comme une autre d'exciter la compassion, et après avoir, bien à tort, inspiré beaucoup d'envie, je ne serais pas fâchée de faire naître un peu de cette pitié qui aide l'indulgence.

Une manière de vivre toute d'interruptions, des soucis de tout genre, suffiraient seuls pour ôter à l'esprit et à la mémoire la suite nécessaire dans une semblable occupation; mais la plus grande de toutes les difficultés naît de la multiplicité des événements qui ont encombré les vingt-neuf années dont je veux me rendre compte. Ce n'est pas seulement la méthode à introduire, ce n'est pas l'effort de mémoire qui, seuls, m'effraient, mais c'est ce travail de conscience, c'est cette sincérité de confession à laquelle je veux me soumettre. Si cet examen scrupuleux peut souvent n'être pas satisfaisant, il aura du moins l'avantage de me reposer de la dissimulation forcée dans laquelle s'écoule une si grande partie de ma vie. Retrouver la sincérité au bout de la plume, c'est ne pas se brouiller tout à fait avec elle. Mais cette sincérité, qui me sourit, dépend-elle de moi? Si je puis n'omettre aucune action, pourrai-je me souvenir des motifs, des impressions qui m'ont dirigée? Mobile à l'excès, accessible de toute part, modifiée à l'infini par la toute-puissance des objets extérieurs, pourrai-je retrouver les degrés de l'échelle que je monte et descends sans cesse? Je ne le crois pas. Dès lors où sont les excuses? Elles me manquent à moi-même, ma vue trop courte ne les découvre pas. Alors mes lecteurs ne se présentent plus à moi que comme des juges sévères, leur arrêt sera rigoureux, et je le redoute. Cependant, je me flatte qu'il pourrait se trouver, parmi eux, quelqu'un de plus ingénieux ou de plus indulgent, qui prendra en me lisant ma défense contre moi-même. C'est à ce lecteur bienveillant, inconnu et peut-être introuvable, que j'offre le travail que je vais entreprendre. Je lui confie ma cause; je le remercie d'avance de se charger de la défendre; elle pourra paraître mauvaise à bien du monde!

I

Les ducs de Courlande.—Ernest-Jean Biren.—Son élévation.—Sa chute.—Exil en Sibérie.—Son retour dans le duché de Courlande.—Le duc Pierre.—Son mariage avec Anne-Dorothée de Médem.—Les quatre princesses de Courlande.—Annexion de la Courlande à la Russie.—Sagan.

J'ai eu si peu d'aïeux du nom de mon père que pour remonter à ce qui, dans ma famille, m'a précédé, il ne me faut ni de bien longues recherches, ni un grand effort de mémoire. Aussi ne me reste-t-il presque rien à dire sur l'origine de mon grand-père[3] sur ses talents, sa beauté[4], son courage; sur la faveur de l'impératrice Anne[5] qui fît sa fortune[6] et le maria à une fille de qualité[7]; sur la toute puissance dont il jouit en Russie, sur les trésors qu'il accumula, puis sur la rapidité de sa chute[8] et les dix-huit années de son exil en Sibérie[9], sur son retour inespéré, d'abord à Tobolsk, ensuite à Pétersbourg, et enfin dans son duché de Courlande. Tous ces faits appartiennent à l'histoire, ainsi que les malheurs qui frappèrent mon père, à la suite de ceux qui détruisirent la Pologne.

Dans un pays qui n'a pas encore atteint la civilisation, la tradition est bien plus abondante que l'histoire; elle fournit encore lorsque celle-ci semble épuisée. C'est ce qui me fait rechercher avec soin tout ce qui peut être resté dans ma mémoire des récits avec lesquels mon père et ma mère amusaient mon enfance et satisfaisaient ma curiosité. Mes grands-parents étaient morts longtemps avant ma naissance; je n'ai vu d'eux que des portraits. Celui de mon grand-père, Ernest-Jean Biren[10], duc de Courlande, se trouve maintenant à Valençay. Son visage annonce de l'esprit et de la volonté, on comprend en le regardant que ses conseils, leur hardiesse, disons même leur férocité[11], aient pu assurer à la duchesse Anne de Courlande la couronne de Russie[12]. Il fut, jusqu'à la mort de cette princesse, l'objet de sa faveur la plus signalée, et, à ce qu'on croyait généralement, de ses affections les plus vives. Par égard pour les apparences, elle eut l'air de faire participer ma grand'mère aux bontés dont elle comblait celui que, de simple écuyer, elle avait successivement élevé aux plus hautes dignités. Ma pauvre grand'mère, fort simple, fut aisée à tromper; elle aimait à parler de cette faveur, qu'elle attribuait à ses propres agréments. Sans cesse et jusqu'aux derniers jours de sa vie elle racontait les marques d'amitié et de familiarité qu'elle recevait de l'impératrice. Elle revenait, par exemple, avec une reconnaissance un peu singulière, sur le plaisir qu'avait cette princesse à venir manger de la pâtisserie que la duchesse de Courlande préparait elle-même. Passionnée pour son mari, cette bonne et simple personne le suivit courageusement avec ses enfants en Sibérie[13], où la première jeunesse de mon père se passa dans des privations de tout genre. Ayant résisté aux terribles épreuves du plus rude climat, il acquit une force qui permit à sa vieillesse de conserver les goûts et de pratiquer les exercices qui sembleraient n'appartenir qu'à l'entrée de la vie. Je me souviens de lui avoir entendu dire que la plus vive douleur qu'il eût éprouvée durant son exil, fut la perte du petit cahier sur lequel il avait écrit, en cachette, l'histoire de l'élévation et de la chute de sa famille, avec le récit détaillé de leur enlèvement de Pétersbourg. Ce cahier fut brûlé avec la mauvaise chaumière habitée par mes parents à Pélim[14], en Sibérie. Cet incendie me rappelle avoir souvent entendu raconter que ma grand'mère, douée de ce qu'en Écosse on appelle the second sight[15], avait prédit ce nouveau malheur. Ses prédictions étaient constamment le sujet des moqueries de mon grand-père, qui repoussait toute superstition; cependant, elles lui faisaient successivement connaître, mais sans fruit, puisque ces mystérieuses inspirations ne le disposaient à aucune précaution, les événements, tantôt heureux, tantôt sinistres, mais toujours imprévus et marquants, qui se pressaient autour de lui. C'est ainsi que, dans ses rêveries, ma grand'mère prédit le jour qui devait rendre la liberté à son mari, et, non seulement elle annonça la chute du général Münich[16], mais plus tard la mort de l'impératrice Elisabeth et le rappel de ma famille, qui eut lieu à l'avènement de Pierre III[17].

L'épée que rendit ce prince à mon grand-père, le jour qu'il le revit, se trouva, par un hasard singulier, être celle avec laquelle, dix-huit années auparavant, il avait cherché à se défendre contre les agents du général Münich, dans la nuit où il fut subitement attaqué, garrotté[18] et jeté dans le kitbitka[19] qui l'entraîna dans les déserts de Sibérie.

Réintégré dans le duché de Courlande[20] et ayant retrouvé une grande partie de ses immenses richesses, il songea à les mettre à l'abri de nouvelles vicissitudes du sort, et c'est à sa sagesse que nous devons l'acquisition qu'il fit à cette époque des terres considérables que nous possédons encore maintenant en Silésie, et qui, plus tard, ont offert à mon père un honorable asile.

Mon grand-père eut trois enfants: Pierre, qui lui succéda[21], Charles[22], et une fille qui se nommait Hedwige[23]. J'avais si peu entendu parler d'elle, qu'il y a quatre ans seulement que j'appris, par une jeune dame russe qui me priait de la mener dans le monde parce que j'étais, disait-elle, sa cousine, que la soeur de mon père avait épousé un Russe, nommé le prince Tcherkassof…

Mon père s'est marié trois fois; veuf de la fille du prince Yousoupoff, divorcé de la princesse de Waldeck, il n'eut d'enfants que de sa troisième femme[24]. Sept siècles d'une noblesse illustre, une figure charmante et une réputation de bonté établie dès l'enfance distinguaient ma mère et, si on avait dû supposer à mon père l'intention de chercher une alliance avec quelque maison souveraine, les grâces de la jeune Courlandaise et la considération dont jouissait la famille firent cesser toute surprise et le choix qu'il avait fait fut généralement approuvé. Une très grande différence d'âge, car ma mère épousa à dix-neuf ans un homme qui en avait plus de cinquante, ne nuisit en rien, si ce n'est au bonheur, du moins à la convenance de cette union, qui dura vingt années. Mon père avait été dans sa jeunesse d'une figure agréable; il avait conservé une tournure élégante; ses manières étaient nobles; grand chasseur, grand homme de cheval, adroit à toute sorte d'exercices, d'une santé parfaite, il ne sentit les infirmités d'un âge avancé que dans sa dernière maladie…

Ses moeurs étaient douces. Il aimait les arts et les encourageait; il a laissé à cet égard, en Italie, où il fit un assez long séjour[25], une réputation de bon goût naturel que l'on s'étonnait de trouver chez un homme dont la jeunesse s'était passée en Sibérie. Son esprit était peu orné, mais chez un grand seigneur fort riche qui a le bonheur d'avoir des goûts, le manque d'instruction se fait peu sentir, les heures se trouvent remplies; l'ignorance n'est embarrassante que dans une insouciante oisiveté. Mon père était occupé de ses quatre filles[26] et très fier de la beauté de l'aînée et des agréments des deux autres. Il cherchait aussi dans mon petit visage ce qui pourrait ne pas déparer la beauté qu'il disait être héréditaire dans sa famille et qu'il prisait si haut, que c'est à l'éclat de celle de ma soeur aînée, autant qu'à ses autres brillantes qualités, que nous attribuions la préférence qu'il lui montrait. Ses préventions paternelles ne lui permettaient pas de trouver dans les mariages qui se présentaient en foule pour ma soeur un parti convenable. À ses yeux, un trône était seul digne de la belle Wilhelmine. Aussi son extrême exigence le priva du bonheur de fixer lui-même le choix de ses filles, dont aucune n'était mariée au moment de sa mort[27], qui eut lieu en Bohême, dans l'année 1800.

Quoique je n'eusse alors que six ans j'ai cependant conservé un souvenir très vif de sa personne et de ses manières, et j'ai toujours gardé avec soin quelques ducats de Courlande[28] qu'il me donna en échange de deux écus qu'un jour il m'avait demandés, disant en plaisantant qu'il était ruiné. Le bon coeur avec lequel je lui remis mon petit avoir me valut un baiser fort tendre dont je sens encore l'impression.

J'aimais beaucoup mon père, et c'était toujours avec des cris de joie que je sautais dans la voiture de maman, qui me ramenait tous les hivers à Sagan où, depuis la perte de la Courlande[29], mon père avait fixé sa principale demeure. Il allait assez habituellement l'été dans ses terres de Bohême[30] avec mes trois soeurs, et c'était le temps de son absence que ma mère et moi passions en Saxe[31] dans une jolie maison de campagne que mon père lui avait achetée et qu'elle se plaisait à embellir.

Sagan était à la fois sérieux, imposant et magnifique[32]. Je l'ai revu il y a quelques années, et je n'ai pu m'empêcher de regretter la gothique splendeur qui éblouissait mon enfance et que remplace maintenant une élégante simplicité, plus d'accord sans doute avec les moeurs du temps, et avec nos fortunes actuelles, mais qui ôte à ce château ce caractère de grandeur et de solennité si bien en harmonie avec les vastes forêts de sapins qui l'environnent et la rivière impétueuse qui le borde[33]. Avant ces changements, le voyageur curieux comprenait que ce beau lieu était propre à servir d'asile à des êtres qui, ainsi que le premier possesseur de ce château, le grand Wallenstein, avaient été élevés et persécutés par les bizarreries de la fortune.

Il me souvient d'avoir vu à Sagan deux vieux fauteuils qui avaient servi à Wallenstein; ils étaient recouverts de drap rouge et portaient sur leur dossier un W en galons d'or. Indépendamment de quelques souvenirs de ce genre, intéressants par la tradition, Sagan offrait une réunion précieuse de tableaux et de marbres superbes, rapportés d'Italie[34]. La bibliothèque était considérable. Les nombreux appartements de cette vaste demeure étaient presque tous meublés des plus belles étoffes de Perse et de Chine, et renfermaient toutes les curiosités de l'Asie, qui avaient été offertes à mon grand-père pendant sa régence. J'ai encore sous les yeux, dans la chambre même où j'écris, quelques débris de ces magnifiques inutilités.

Notre existence à Sagan était à peu près celle des petites cours d'Allemagne, quoique la fortune de mon père lui permît une magnificence que l'on aurait vainement cherchée chez les princes que l'on a depuis appelés médiatisés et peut-être même chez des souverains plus considérables. La cour de Berlin, par exemple, était tellement endettée au moment de la mort du gros Guillaume[35] que l'on ne trouva pas dans le trésor de quoi subvenir au frais de ses funérailles, et c'est à Sagan que l'on expédia un courrier pour prier mon père d'avancer la somme nécessaire pour cette cérémonie.

Mon père accueillait chez lui, avec l'hospitalité abondante du Nord, non seulement toute la province, mais encore beaucoup d'étrangers qui, de Berlin, de Prague ou de Dresde venaient passer quelque temps à Sagan. Une troupe de comédiens assez passables, des chanteurs italiens et de bons musiciens attachés à la maison de mon père occupaient agréablement les longues soirées d'hiver[36] que des chasses superbes et des repas un peu longs avaient précédées. Mais le plus grand ornement de Sagan était, sans doute, ma mère charmante encore, entourée de mes trois soeurs éclatantes de jeunesse, de grâce et de talents. On disait même que j'étais une jolie enfant qui ne gâtait rien au tableau[37]. Mon père avait, comme je l'ai déjà dit, une telle aversion pour la laideur, qu'il voulait que ma mère ne fût entourée que de jolies personnes, qui, à titre de demoiselles d'honneur, la suivaient partout, comme c'est l'usage en Allemagne. Je vois encore les bals, les redoutes, les mascarades par lesquels on célébrait la naissance de mes parents et de mes soeurs; et si j'ai assisté depuis à des fêtes plus brillantes, aucune n'a laissé à mon imagination des souvenirs aussi vifs.

II

Le prince Louis-Ferdinand de Prusse.—Projet de mariage avec la princesse Wilhelmine de Courlande.—Opposition des ministres prussiens.—Mariage des princesses Wilhelmine, Pauline et Jeanne de Courlande.

Il eût été trop douloureux de rester à Sagan dans les premiers instants qui suivirent la mort de mon père; aussi ma mère nous mena-t-elle dans une maison que nous possédions à Prague, et où elle passa l'année de son deuil.

Notre fortune était intacte, les guerres qui, depuis, sont venues ravager l'Allemagne ne pouvaient être prévues[38] et nous étions, à cette époque, les quatre plus riches héritières du Nord. De tous côtés les plus grands partis se présentaient pour mes soeurs qui étaient d'âge à se marier. Ma mère, accoutumée à une longue soumission aux volontés de son époux, qui lui accordait bien peu d'autorité sur ses enfants, laissa, par habitude, une parfaite liberté à ses filles dans le choix, si important, d'un mari. Cependant elle vit avec plaisir et encouragea même le goût mutuel de sa fille Wilhelmine et du prince Louis-Ferdinand de Prusse[39]. Tous deux jeunes, beaux, doués de qualités semblables auxquelles la différence du sexe n'apportait que de légères nuances, ils paraissaient faits l'un pour l'autre. Jamais union ne sembla devoir être plus approuvée, jamais mariage n'eût donné plus d'espérance de bonheur. La soeur du prince[40], amie intime de ma mère, et de plus ma marraine, désirait vivement cette alliance qui, à la première ouverture, parut convenir également au roi de Prusse[41]. Mais le mariage d'un prince du sang est toujours l'objet d'une grave délibération, et les ministres prussiens appelés à donner leur avis s'opposèrent si fortement au mariage qu'on soumettait à leur décision que le roi retira trop positivement son consentement pour qu'on pût espérer de l'obtenir jamais.

La fortune personnelle du prince Louis-Ferdinand, déjà très considérable et qui devait s'accroître à la mort du prince Henri[42], son oncle, dont il était l'héritier, réunie à celle de la jeune duchesse de Sagan, eût placé ce prince dans une indépendance de la cour qui, jointe à l'entreprise naturelle de son esprit, à son ambition, à ses talents, à son attitude haute et un peu hostile, l'auraient rendu un sujet trop puissant et par conséquent dangereux. C'eût été, en effet, placer dans le centre même des États du roi une branche redoutable dont l'influence eût pu rompre l'équilibre nécessaire au repos de la famille royale. Quand on a connu le prince et ma soeur on est bien prêt à trouver que les ministres prussiens pouvaient ne pas avoir donné un mauvais conseil.

La rupture de ce mariage laissa de longs regrets au prince et à ses vrais amis, qui auraient souhaité, et je les ai souvent entendus exprimer ce voeu, qu'une jeune et belle compagne, capable de comprendre et de partager ses vues élevées, généreuses et peut-être téméraires, fût devenue l'intérêt légitime qui a manqué à la vie de ce brillant jeune homme: elle aurait comprimé des défauts qui, devenus des vices, l'ont conduit par le dégoût de la vie et des plaisirs, qu'il avait imprudemment épuisés, à une mort qui ne fut utile ni à sa gloire ni à sa patrie.

Je me souviens de l'avoir vu au mois de septembre 1806, la veille du jour où il quitta Berlin pour rejoindre l'armée. Il était chez la princesse Louise, ma marraine, qui, tremblant pour ce frère chéri, versait des larmes en silence. Le prince, dans un état d'agitation difficile à décrire, marchait avec vivacité; il était fort rouge et l'on voyait des mouvements convulsifs dans ses mains. Les affronts que la Prusse venait d'essuyer de la part du gouvernement français[43] excitaient sa rage. Il montrait un mépris profond pour son cousin[44], à la timidité duquel il attribuait tant de maux; son langage devenait injurieux en nommant M. de Haugvitz[45], et il plaignait la reine qu'il admirait passionnément. Prédisant le mauvais succès de la guerre, il répéta plusieurs fois qu'il ne pouvait survivre à tant de malheurs et à tant de honte. Toutes les phrases violentes sur les affaires publiques étaient mêlées de paroles fort tendres pour sa soeur, mais empreintes des plus noirs pressentiments. Avec quelques années de plus et mes superstitions, j'aurais compris, en sortant de cette chambre, que l'homme que j'y laissais était livré à une fatalité qui l'arrachait des bras de sa soeur pour ne l'y ramener jamais. Quinze jours après, la nouvelle de sa mort arriva à Berlin, et y répandit une morne consternation. On se refusait d'abord à croire une si terrible nouvelle; on sortait dans les rues, on s'adressait aux passants, on faisait la triste question dont on n'osait écouter la réponse. Toute la ville se pressait au palais Radzivill; le désordre y était tel, que mademoiselle Fromm, mademoiselle Wiesel, deux maîtresses du prince Louis, arrivèrent sans obstacle chez sa malheureuse soeur, où la vieille princesse Ferdinand, si fière et si imposante, et la princesse Louise, si vertueuse et si pure, mêlèrent leurs larmes à celles de ces deux femmes dont elles ne voyaient, dans ce moment, que les regrets et le malheur[46].

J'anticipe sur les calamités qui ont désolé mon pays et dont le souvenir est trop présent à ma mémoire, et j'oublie qu'ils étaient loin de nous encore, au moment où j'habitais Prague avec ma mère: je reviens à cette époque.

Ma soeur Wilhelmine, blessée de ce qu'elle appelait les torts de la cour de Berlin à son égard, voulut avec un peu de mauvaise tête se montrer promptement consolée. Elle fixa son choix sur le prince Louis de Rohan[47], dont le grand nom, les malheurs de l'émigration, et une jolie figure à laquelle je n'ai jamais trouvé ni noblesse, ni esprit, étaient les seuls titres à une préférence qui blessa beaucoup de rivaux et affligea les amis de notre famille.

Le mariage de mes deux autres soeurs eut lieu dans cette même année. Pauline, la seconde, fort jolie, fort bonne, naturellement spirituelle, mais légère et sans expérience, encore fatiguée de l'imposante autorité de mon père, contrariée du peu d'accueil qu'il avait fait aux propositions de mariage qui lui furent adressées pour elle, effrayée de l'intérieur, alors fort retiré, de ma mère, accepta avec empressement le premier mari qui s'offrit. Ce fut le prince de Hohenzollern-Hechingen, chef de la branche aînée de la maison régnante de Brandebourg, fort grand seigneur, sans doute, de qui je n'ai d'autre mal à dire que l'impossibilité où je suis de le louer sur autre chose que l'éclat de sa naissance.

Peu de temps après, ma troisième soeur suivit l'exemple de ses aînées et épousa le duc d'Acerenza, de l'illustre maison Pignatelli. Les lettres que la reine de Naples[48] écrivit en sa faveur, le zèle officieux de quelques personnes que ma soeur croyait alors de nos amis, la décidèrent. Je n'ai jamais pu trouver à ce mariage d'autre raison que l'importunité à laquelle, à seize ans, ma pauvre soeur ne sut pas résister. C'est à ces différents motifs, si peu suffisants pour faire prendre une résolution dans la seule grande question de la vie des femmes, qu'il faut attribuer le peu de bonheur que mes soeurs ont trouvé dans leur intérieur et l'empressement avec lequel elles ont profité des facilités que leur donnait la religion protestante et les usages de leur pays, pour rompre des noeuds aussi mal assortis que légèrement formés.

Ma mère, après le mariage de ses filles, se trouva séparée des deux aînées qui passèrent plusieurs années à voyager. La duchesse d'Acerenza et moi nous lui restions; mais ma mère souvent mécontente de son gendre, et trouvant dans son coeur plus d'inquiétude pour le bonheur de sa fille qu'elle ne voyait dans sa position de moyens de l'assurer, fut au moment d'accepter les propositions d'un second mariage, qui lui furent faites par le duc d'Ostromanie, oncle du roi de Suède et frère du duc de Sudermanie, qui depuis a été roi[49]. Ce prince avait vu ma mère à Karlsbad et avait conservé une impression si forte de sa douceur et de ses agréments, qu'aussitôt l'année de veuvage révolue il lui offrit sa main. Mais je n'avais que sept ans; mes tuteurs n'auraient pas consenti à me laisser élever en Suède; d'ailleurs la rudesse du climat aurait nui à ma faible santé. D'un autre côté, ma mère sentait le bonheur de l'indépendance, d'autant plus complet pour elle, que le testament de mon père et la noble conduite de l'empereur Paul lui avaient assuré un douaire plus considérable que celui de presque aucune princesse d'Allemagne. Toutes ces considérations, parmi lesquelles sûrement sa tendresse pour moi tint la première place, lui firent, après quelques jours d'hésitation, refuser l'honorable proposition du prince de Suède. Renonçant alors pour toujours à toute idée de s'engager dans de nouveaux liens, elle arrangea sa vie d'une manière à la fois douce et convenable. Elle résolut de passer les étés à Löbikau, cette même maison de campagne en Saxe dont j'ai parlé et de s'établir l'hiver dans une grande ville qui pût lui offrir les ressources nécessaires à mon éducation. Presque toute ma fortune était en Prusse; mon avenir devait naturellement m'y fixer; ma marraine nous y appelait de tous ses voeux. Mes tuteurs, à la tête desquels était le roi, montraient plus qu'un désir à cet égard; et ma mère, que des relations d'amitié avec plusieurs membres de la famille royale y attiraient, fixa son choix sur Berlin.

III

La princesse Dorothée enfant, peinte par elle-même. Son éducation.—Entre le précepteur et la gouvernante.—L'abbé Piattoli.—Régime sanitaire de l'Émile.—Les lectures.—Instruction religieuse.

Peut-être n'est-il pas hors de propos de dire ici ce que j'étais, ou plutôt ce que je me souviens d'avoir été au moment où commence véritablement mon éducation. Petite, fort jaune, excessivement maigre, depuis ma naissance toujours malade, j'avais des yeux sombres et si grands qu'ils étaient hors de proportion avec mon visage réduit à rien. J'aurais décidément été fort laide si je n'avais pas eu, à ce que l'on disait, beaucoup de physionomie; le mouvement perpétuel dans lequel j'étais faisait oublier mon teint blême, pour faire croire à un fond de force que l'on n'avait pas tort de me supposer. J'étais d'une humeur maussade et, à ma pétulance près, je n'avais rien de ce qui appartient à l'enfance. Triste, presque mélancolique, je me souviens parfaitement qu'alors je souhaitais mourir pour retrouver mon père qui, s'il avait vécu, m'aurait offert la protection dont je croyais avoir besoin. Du reste j'étais parfaitement ignorante, quoique très curieuse; mon seul savoir se bornait à parler couramment trois langues: le français, que j'avais attrapé dans le salon; l'allemand, qui m'arriva par l'antichambre, et l'anglais, que j'apprenais à travers les gronderies et les coups d'une vieille gouvernante, qu'un ami avait fait placer auprès de moi depuis ma naissance, et qui se maintenait dans la maison par la faiblesse de ma mère, à qui sans doute on laissait ignorer les traitements fort rudes qu'elle exerçait envers moi. Cette Anglaise n'était cependant pas une méchante personne; mais dénuée, au plus haut degré, de toute espèce de sens commun, elle croyait que la seule manière d'ouvrir l'esprit des enfants était de les battre; et que, pour les rendre sains, il fallait les laisser courir tout nus et les tremper dans de l'eau à la glace. Dans le Nord, et avec des nerfs très irritables, ce régime a failli me tuer. Je ne me tirai de l'imbécillité, à laquelle les coups de cette vieille femme m'auraient infailliblement conduite, que par une révolte ouverte, qui me faisait passer pour fort méchante, tandis que, en vérité, le seul motif de ma colère était le seul besoin de repousser la cruauté, je dirais maintenant la démence dont j'étais victime. Depuis j'ai pardonné de bon coeur tous les coups de verges dont mon petit corps avait si souvent porté les sanglantes marques; et même j'ai retrouvé avec assez de plaisir cette pauvre vieille folle, qui m'aimait à sa manière, laquelle, Dieu merci, est celle de bien peu de gens.

Cet absurde système d'éducation, les corrections peu réfléchies, me rendaient malade, et raidissaient de plus en plus mon caractère au lieu de le former. J'étais obstinée, enragée et surtout blessée au plus haut degré des punitions multipliées que l'on m'infligeait, et dont nos domestiques étaient journellement les témoins. Je savais que j'étais l'objet de leur pitié, et ne m'en sentais que plus humiliée; enfin je ne crois pas qu'il fût possible de trouver un plus désagréable et plus malheureux enfant que je ne l'étais à sept ans.

Si tout en aimant beaucoup ma mère, en rendant justice à ses rares qualités, en la prisant bien haut, et la mettant bien à part, je ne suis cependant jamais arrivée avec elle à des relations précisément filiales, j'en attribue la cause première à ce temps d'oppression dont ma jeune tête lui faisait intérieurement quelques reproches. Je ne pouvais savoir que, jeune et charmante encore, le monde dont elle avait peu joui du vivant de mon père, l'attirait puissamment; qu'il était assez naturel qu'une enfant sombre, maussade et qu'on lui dépeignait opiniâtre et méchante, ne mérite pas de sa part beaucoup d'attention et de soins, et qu'il était par conséquent assez simple que je restasse dans un coin à ne me faire aimer de personne. Je sentais vivement que je n'intéressais qui que ce fût; mais j'étais trop irritée pour faire le moindre frais, la moindre avance; au contraire, je repoussais avec colère les paroles douces que de loin en loin on m'adressait, car je les croyais dictées par la pitié et non par l'affection.

Certes une grande partie de mes défauts datent du commencement de ma vie, et je ne sais s'il me serait resté une seule bonne disposition, sans le changement qui eut lieu, à cette époque, dans mon éducation. Un homme, aussi fameux par ses vices et ses bassesses que par le grand empire qu'il exerça sur plusieurs personnages marquants, fut la cause principale de ce qu'on me mit dans une meilleure route.

Ma famille tout entière était sous le charme de ce baron d'Armfeld[50] si fatal au repos de ceux dont il se disait l'ami. Il gouvernait despotiquement notre intérieur, mais son règne fut court et ne laissa d'heureux souvenirs que dans ma vie. Étonné qu'à près de sept ans je ne susse pas lire, il voulut s'assurer lui-même si mon ignorance tenait à de la mauvaise volonté, à de la stupidité, ou à quelques défauts dans la manière de m'enseigner. Il me fit connaître mes lettres; je les appris en si peu de temps, mes progrès furent si rapides, qu'il assura ma mère qu'il y aurait moyen de tirer quelque parti de moi, et qu'il était bien temps de me donner une gouvernante instruite et capable de me diriger. M. d'Armfeld faisait autorité dans cette question, il avait une fille charmante et bien élevée. Il mit donc l'instruction à la mode dans la maison et aussitôt on chercha partout la gouvernante à laquelle on voulait confier le petit monstre, qui, en huit jours, avait appris à lire comme une grande personne.

Le peu d'influence que ma mère avait eue sur l'éducation de ses autres enfants fit naître en elle le désir de prouver, par moi, que mon père avait eu tort de ne pas lui en laisser davantage. Pour réparer le temps perdu, et la négligence singulière dont on commençait à se repentir, on passa, comme c'est assez l'ordinaire, d'un excès à un autre: le conseil assemblé résolut de faire de moi un petit phénix qui, on n'élevait pas le moindre doute, ferait un jour un honneur prodigieux à la famille. Une bonne gouvernante, qui eût été fort suffisante pour un enfant, ne parut pas donner assez d'éclat à cette éducation que l'on annonçait avec une grande pompe; on lui adjoignit donc un précepteur et, dès mon arrivée à Berlin, je dus me soumettre à deux puissances rivales et qui bientôt se déclarèrent la guerre, car l'abbé Piattoli et mademoiselle Hoffmann, qui avaient commencé par s'aimer trop, finirent par se détester. Après leur brouillerie, il ne resta de commun entre eux qu'une affection passionnée pour moi; cette affection, poussée jusqu'à la jalousie, fut même la première cause de leurs discussions; j'ajouterai que leurs caractères, leurs opinions étaient, d'ailleurs, si naturellement et si fortement opposés, que je ne savais comment me tirer de l'embarras d'obéir à des volontés si contraires. Ma gouvernante, quand je voulais suivre les conseils de l'abbé, était à l'instant saisie d'horribles attaques de nerfs; l'abbé, quand je voulais le contredire, s'emportait contre le système absurde que mademoiselle Hoffmann avait adopté. Je finis par me familiariser avec les maux de nerfs de l'une et les sorties de l'autre, et je ne prenais de tous deux que ce qui, à mon propre jugement, me paraissait raisonnable, et ce qui, surtout, se trouvait de mon goût; bien sûre que j'étais d'avoir toujours un des deux pour m'approuver et me défendre.

Peut-être comprendra-t-on mieux par qui et comment j'ai été élevée si je dis quelques mots de la vie, assez singulière, des deux personnes auxquelles j'étais confiée. Scipion Piattoli, Florentin de naissance, avait d'abord été attaché à l'éducation d'un jeune Polonais[51] avec lequel il était venu d'Italie à Varsovie; plein d'esprit, d'une instruction prodigieuse et universelle, d'un caractère souple, de manières nobles et polies; très favorable aux progrès des doctrines révolutionnaires, dont il était fort occupé; il ne tarda pas à être remarqué par le roi Stanislas, dont il devint le bibliothécaire et le secrétaire intime. Il fut le rédacteur principal de la Constitution du 3 mai[52], tort immense aux yeux de l'impératrice Catherine qui le persécuta cruellement. Jeté dans les cachots d'une obscure forteresse, il ne dut sa liberté qu'aux efforts généreux et persévérants de ma mère, à qui il avait été utile dans le voyage qu'elle avait fait à Varsovie pour les intérêts de mon père. Elle le recueillit chez elle au sortir de prison; tant de bienfaits excitèrent vivement sa reconnaissance et il se chargea avec plaisir de la partie sérieuse et élevée de mon éducation[53].

Mademoiselle Hoffmann était Allemande; elle avait dans sa première jeunesse dû épouser un Français qu'elle avait connu à Mannheim et qu'elle suivit à Paris. Au moment de se marier le jeune homme mourut. Dans sa profonde douleur, elle se persuada que la religion catholique lui offrait plus de consolations que la religion protestante; elle abjura et se retira dans un couvent avec l'intention de se consacrer uniquement à Dieu. Mais, peu de jours avant sa prise d'habit, elle se dégoûte subitement de la catholicité et de la vocation religieuse, quitte le couvent, la ville, le pays, et arrive je ne sais trop comment en Pologne où elle devient gouvernante de mademoiselle Christine Potocka. Bientôt après, les prisons de Russie s'étant ouvertes pour cette jeune personne qui voulut y suivre son père, mademoiselle Hoffmann, séparée de son élève, accepta avec plaisir la proposition qui lui fut faite de s'occuper de moi. Sa manière d'enseigner était heureuse, ses sentiments étaient généreux et son caractère élevé, mais avec plus d'imagination que d'esprit, plus de savoir que de discernement, plus d'emportement que de volonté; avec un coeur ardent, une humeur inégale et impérieuse, elle paraissait plus appelée à donner une éducation brillante qu'une raisonnable.

Malgré les inconvénients réels et multiples qui résultaient pour moi du caractère de mes entours et de leurs divisions, inconvénients que je sentais peu alors, mais dont j'éprouve encore aujourd'hui les suites, je me trouvais fort heureuse comparativement aux années précédentes.

Mademoiselle Hoffmann passionnée pour l'Émile me faisait en grande partie suivre le régime sanitaire indiqué dans cet ouvrage[54]. Il me réussit assez bien: je repris bientôt des forces et des couleurs et je suis convaincue qu'à sept ans comme dans tout le cours de ma vie, je n'ai jamais été malade que de contrariétés.

On me donna des maîtres d'agréments, j'en faisais peu de cas et je ne cherchais guère à profiter de leurs leçons. Aussi, suis-je arrivée à danser en mesure, les pieds en dehors, sans avoir jamais appris un seul pas. J'aime beaucoup la bonne musique, je crois la sentir, mais je dois les impressions qu'elle produit sur moi à mes nerfs et à mon organisation plutôt qu'à ma science dans cet art, car mon maître de musique était, de tous mes maîtres, celui qui se plaignait le plus de mon inattention et de l'insupportable ennui que je montrais dès le premier quart d'heure de ma leçon de piano.

J'aurais aimé le dessin, il m'aurait amusé et j'eusse, je crois, fait des progrès, sans une vue très basse que je fatiguais beaucoup d'ailleurs. J'abandonnais mes crayons, pour ne plus les reprendre, durant une espèce de cécité qui me voua, pendant plusieurs mois, à la plus complète oisiveté.

J'avais de grands succès dans les ouvrages de l'aiguille; on me faisait coudre et broder pendant les lectures d'histoire qui remplissaient nos soirées et dont je chargeais mademoiselle Hoffmann ou l'abbé. Je suis restée bonne ouvrière et cela me plaît.

J'appris bientôt à écrire les trois langues que je parlais. Je calculais supérieurement à dix ans, ce qui donna l'idée de m'apprendre l'algèbre et les mathématiques. J'ai employé beaucoup de temps à ces études que je préférais à tout. À treize ans je passais, avec un bonheur et un amour-propre singuliers, de fréquentes soirées à l'observatoire de Berlin, avec le fameux astronome Bode[55] qui m'avait prise en amitié. Mais maintenant que le monde, ses joies et ses douleurs, ont depuis longtemps effacé toute ma petite science, je regrette que l'on m'ait laissée donner un temps précieux, aujourd'hui perdu sans retour, à des études si inutiles dans la vie quand on ne les continue pas, et si fatigantes pour les autres, dans une femme, quand on les pousse trop loin. Mais d'une part je me sentais entraînée à cette étude par une remarquable facilité, et de l'autre on trouvait, avec assez de raison peut-être, qu'il y avait quelque avantage à tempérer une nature à la fois ardente et mobile par des études sèches et abstraites. En dernier résultat on n'a rien calmé, mais on a donné à mon esprit un besoin de tout creuser et à mes raisonnements assez de méthode pour les faire contraster, d'une manière singulière et souvent pénible, avec le mouvement de mon imagination et l'impétuosité de mon caractère.

Je lisais beaucoup et beaucoup trop. L'abbé Piattoli avait une bibliothèque pleine de bons et de mauvais livres, comme est ordinairement celle d'un homme. Excepté trois ou quatre ouvrages, signalés et interdits, l'abbé me livra les autres. Grimpée et blottie sur la marche la plus élevée de l'échelle, je passais mes récréations à parcourir toute sorte de fatras et de bonnes choses. Mademoiselle Hoffmann arrivait et me grondait: du haut de l'échelle je la laissais dire, et lorsque je la voyais faire mine de m'atteindre, je m'élançais sur le corps de bibliothèque que j'escaladais très lestement au risque de me casser le cou. Je vois d'ici les bustes d'Homère et de Socrate entre lesquels je prenais place, et d'où je négociais pour descendre, ce qui n'avait lieu qu'après avoir obtenu la permission de continuer la lecture qui m'intéressait. Je n'aimais pas la promenade et il n'y avait d'autre moyen de me faire sortir qu'en me promettant de me laisser grimper aux arbres et polissonner tout à mon aise, ce que je faisais à un tel excès que je revenais habituellement tout écorchée.

Je n'avais pas d'enfant de mon âge autour de moi, leur société m'ennuyait parce que mon plus grand plaisir était, ce qu'il est encore, de causer. Je croyais comprendre ce que disaient les personnes plus âgées que moi, et je ne cherchais qu'elles. Les deux compagnes, dont je m'arrangeais, avaient chacune sept ou huit ans de plus que moi. Elles partageaient mes leçons et nous sommes restées amies quoique dans mes jeux turbulents, je ne les ménageasse guère et que dans les études qui étaient de mon goût je les surpassasse toujours.

Je voyais peu ma mère; elle voyageait une grande partie de l'été et, l'hiver, elle allait beaucoup dans le monde. Quoique je demeurasse sous le même toit qu'elle, je savais beaucoup trop que la maison m'appartenait, que j'étais servie par mes gens, que mon propre argent payait mes dépenses, et qu'enfin mon établissement était complètement séparé du sien. J'allais le matin lui baiser la main, de temps en temps elle venait dîner chez moi, c'est à quoi se bornaient nos rapports.

Ma mère aimait l'abbé, mais elle craignait ma gouvernante; la présence de celle-ci, qui ne voulait jamais me perdre de vue pour conserver tout son empire, lui était trop importune pour que le plaisir de me voir pût l'emporter sur la gêne qu'elle rencontrait. Cet empire de ma gouvernante était réel et je le trouvais doux, parce qu'il était fondé sur sa tendresse pour moi et sur l'indépendance qu'elle me laissait dans les petites choses qui m'intéressaient alors et qui flattaient trop mon goût pour que le souvenir que mademoiselle Hoffmann supposait que j'en conserverais, n'assurât pas à sa facilité et à son indulgence un crédit puissant sur moi.

Mon éducation religieuse était nulle; je ne faisais point de prières, car je n'en savais pas. Je n'avais été qu'une fois à l'église un jour que le prédicateur était fort mauvais. La simplicité des temples protestants n'avait rien qui pût occuper mes regards, et après m'être endormie au sermon, je déclarai ne vouloir plus y retourner. Ni mademoiselle Hoffmann, qui, après avoir eu deux religions, était restée sans en professer aucune, quoiqu'elle ne fût pas cependant tout à fait incrédule, ni l'abbé, qui croyait que Condillac et les idées métaphysiques étaient des guides plus sûrs que l'Évangile, ne me contrariaient sur mon dégoût pour l'office divin.

Voilà bien exactement et trop longuement sans doute ce que j'étais à douze ans. Mon éducation fut trop bizarre pour que je ne reporte pas sur elle les fautes trop nombreuses de ma jeunesse. Je ne suis pas fâchée de bien faire connaître les excuses, car je sens que bientôt je vais avoir besoin de les faire valoir.

IV

Procès en Russie à propos des affaires de Courlande.—La vie de la princesse Dorothée à Berlin.—Ses relations avec la famille royale de Prusse, Schiller, Jean de Müller, Guillaume de Humboldt, Iffland.

C'est dans ce temps que j'entendis parler pour la première fois d'un procès considérable que nous avions, mes soeurs et moi, en Russie contre mes cousins qui nous disputaient une partie des sommes accordées à mon père en indemnité de la Courlande. Quoique l'espèce de transaction faite avec mon père fût déjà ancienne, les stipulations qu'elle contenait n'étaient point exécutées; nous n'avions rien reçu. Prouver que nous avions seules droit à cet argent et le retirer promptement d'un pays où la propriété n'est guère plus en sûreté lorsqu'elle est reconnue que quand elle est contestée, était d'un intérêt immense pour nous. M. de Goeckingk[56], conseiller intime au service du roi de Prusse et l'un de mes tuteurs, partit pour Pétersbourg comme fondé de nos pouvoirs: mais ne sachant pas le russe et parlant très mal le français, il désira se faire accompagner de quelqu'un qui pût suppléer à ce qui lui manquait. L'abbé Piattoli lui parut ce qu'il y avait de mieux pour l'aider dans sa mission. Celui-ci, quoique peiné de me quitter, était cependant si fatigué des scènes continuelles de mademoiselle Hoffmann, qu'il n'hésita pas à donner à ma famille, en entreprenant ce pénible voyage, une nouvelle preuve de son dévouement.

Les personnes assez malencontreuses pour avoir des affaires en Russie savent qu'il est possible d'y user une vie tout entière à la défense de ses intérêts, sans obtenir, je ne dis pas justice, mais une solution quelconque. Pénétré de cette triste vérité, le pauvre abbé me quitta, les larmes aux yeux, sentant bien qu'il se séparait de moi pour longtemps, et qu'il me quittait précisément à l'âge où sa surveillance et ses conseils devraient le plus contribuer à donner à mon esprit et à ma raison la direction qu'il aurait voulu leur imprimer.

La présence de M. Piattoli contrariait mademoiselle Hoffmann; elle se sentit allégée par son départ, et ne garda plus de mesure ni dans l'encens qu'elle me prodiguait ni dans l'éloignement où sa jalouse affection me tenait de ma mère. Aimant assez la société lorsqu'elle y tenait une place première, elle s'en composa une qu'elle réunissait chez moi et dans laquelle elle me menait souvent; mais ce n'était pas une société où par mon rang je fusse naturellement placée: des artistes, quelques hommes de lettres, des familles de négociants trouvaient que j'avais une fort bonne maison; et ils avaient raison: le revenu considérable confié à mademoiselle Hoffmann pour mon éducation la rendait en effet fort agréable. Ma mère ne quittait guère sa sphère élevée et brillante pour trouver chez moi des personnes avec lesquelles elle n'avait aucun rapport; et lorsqu'elle voulait que j'allasse dîner ou souper chez elle, mademoiselle Hoffmann élevait des difficultés, prétendant que les distractions du grand monde portaient du trouble dans mes études. Je n'avais garde de la contredire: je me trouvais si bien dans le petit cercle dont elle m'avait entourée. J'y étais toujours, et à une grande distance, la première; on me flattait, on me gâtait. Il était très simple que j'aimasse mieux rester chez moi et mettre à contribution les talents et l'empressement de tous ceux qui m'environnaient que d'être en petite fille dans un coin du salon de ma mère, avec une gouvernante dont le maintien était aussi gêné que le mien ennuyé. Je n'avais de relations analogues à mon âge et à ma position qu'avec les enfants de la princesse Louise[57] et avec ceux de la reine; car il n'y avait pas moyen de refuser de me mener au château et au palais Radziwill quand j'y étais demandée. La reine mère, la jeune reine, tous les princes me traitaient comme si je leur eusse appartenu. Ma marraine était toute maternelle pour moi, la vieille princesse Ferdinand me gâtait à l'excès, et le jeune prince royal[58], enfant aussi spirituel qu'il est devenu un prince distingué, m'avait prise dans la plus vive amitié: un an de plus que lui m'avait donné une sorte d'autorité sur son naturel indompté. Nous avions les mêmes maîtres et nous les faisions nos ambassadeurs; c'était un échange innocent et continuel de dessins, de petits ouvrages, de beaux exemples d'écriture, de compliments fort tendres. J'ai conservé tant de reconnaissance pour cette aimable famille, j'ai été si respectueusement touchée de l'honneur qu'elle a désiré me faire en souhaitant mon mariage d'abord avec le prince Henri[59], frère du roi, et plus tard avec le prince Auguste[60], son cousin, je me trouve encore si flattée des regrets qu'elle a témoignés lorsque mon étoile m'a arrachée de la Prusse, que je ne pourrai jamais exprimer assez tout le dévouement et le respect que je lui ai voués.

D'après les goûts de mademoiselle Hoffmann je vivais, comme je viens de le dire, dans un monde fort différent et qui partout ailleurs aurait eu plus d'inconvénients pour moi; mais, à Berlin, la haute bourgeoisie offre une société pleine de savoir et de talent. Peut-être le goût n'était-il pas toujours bien sûr et la pédanterie se glissait-elle quelquefois dans nos réunions. Les Français se feront une idée juste de ce qu'elles étaient par M. de Humboldt[61], qui appartient à cette même bourgeoisie.

J'ai conservé un souvenir agréable de quelques personnes que je voyais souvent à cette époque; je citerai plus particulièrement M. Ancillon[62], prédicateur distingué, auteur estimable, homme droit et éclairé, attaché depuis à l'éducation du prince royal, et qui jouit encore de l'amitié de son élève et du respect de ses concitoyens. Je pourrais nommer quelques femmes aimables, unissant tous les talents et toute l'instruction d'une position première à toutes les vertus domestiques d'une situation médiocre. L'Allemagne offre mille exemples de ce genre, si rares dans les autres pays. Berlin particulièrement pouvait se vanter de posséder des femmes aussi distinguées dans le monde qu'excellentes dans l'intérieur de leurs ménages, car ménage est le mot[63].

Je vais en nommer une qui n'était assurément ni sur cette ligne ni dans cette catégorie mais qui, par le plus admirable talent et des manières parfaitement convenables, aurait pu être reçue partout, excepté chez une jeune personne: madame Unzelmann[64], la plus grande actrice du théâtre allemand, l'était cependant chez moi. Les larmes que sous l'habit de Marie Stuart elle m'avait fait verser me donnèrent le désir de la voir et de causer avec elle; mes fantaisies étaient des ordres: je la vis, la trouvai charmante, et l'emmenai même passer quelques semaines à la campagne où, en l'absence de ma mère, nous jouions la comédie qu'elle dirigeait et à laquelle elle prenait part. L'illustre Schiller ne s'arrêtait pas à Berlin sans qu'il me fît l'honneur de venir chez moi.

Jean, de Müller[65], l'historien, était un des habitués de mon salon. Iffland[66], grand acteur, auteur spirituel, homme aimable et, ce que j'ai su depuis, intimement attaché à ma gouvernante, passait sa vie chez moi. Directeur du Théâtre-Royal de Berlin, le meilleur, sans contredit, de l'Allemagne, et rendu tel par ses soins, Iffland se faisait un plaisir de donner les représentations qui excitaient ma curiosité et mon intérêt. Je lui indiquais la distribution des rôles, je dirigeais ses costumes, et entre madame Unzelmann, lui et moi, nous formions un petit comité dramatique qui me plaisait à l'excès. J'avais une loge à l'année, et il est inutile de dire que j'étais très assidue lorsqu'il jouait. Je l'applaudissais trop dans Wallenstein, je pleurais de trop bon coeur lorsqu'il paraissait dans le Roi Lear, je partageais trop sa propre gaieté dans ses rôles comiques, pour qu'il ne prît pas un plaisir particulier à montrer tout son talent devant moi. Il m'aimait réellement beaucoup; j'ai des lettres de lui qu'il m'a écrites depuis que je suis en France, dans lesquelles il me pleure de la manière la plus touchante. On m'a souvent répété que je disais les vers allemands à merveille: c'est Iffland qui me les apprenait, et je me plais encore aujourd'hui à retrouver dans ma voix les inflexions que je prenais dans la sienne. Il a obtenu, depuis mon départ, des lettres de noblesse et la croix de l'Aigle rouge. Ces distinctions lui ont été accordées en récompense du rare désintéressement qui le porta pendant les malheurs de la Prusse à engager toute sa fortune pour soutenir le Théâtre de Berlin[67]. Il fut, à la même époque, l'objet des plus mauvais traitements de la part du maréchal Victor. Un prologue et une représentation extraordinaire par lesquels on célébrait habituellement le jour de naissance de la reine, furent joués, malgré la présence des autorités françaises. Le duc et la duchesse de Bellune, tous deux établis dans la loge royale, montrèrent à cette occasion la plus vive colère. J'étais ce jour-là au spectacle. Le maréchal surtout, indigné de l'air de fête répandu dans la salle, des bouquets que portaient toutes les femmes et des cris de: «Vive le roi! vive la reine!» qui retentissaient de toute part, envoya ses aides de camp arrêter Iffland, accusé par lui de fomenter ce qu'on appelait l'esprit de rébellion. Des gendarmes pénétrèrent en même temps dans la salle, mais ne purent contenir le tribut d'amour et de regrets que les habitants de Berlin étaient si heureux d'offrir à leurs souverains absents et malheureux. Je me souviens encore d'un autre jour où l'on donnait Iphigénie en Tauride, pièce dans laquelle on voit sur la scène une statue de Diane. Le duc de Bellune se met dans la tête que cette statue ne peut être que celle de la reine et aussitôt il envoie arracher de force aux prêtresses étonnées l'image de la déesse. Il fallut bien alors donner au maréchal une leçon de mythologie, la première que de la vie il ait probablement reçue. Ce ne fut qu'après de longues explications qu'on obtint la grâce de cette pauvre Diane de carton, qui allait être mutilée. C'est ainsi que dans ces années de troubles les scènes les plus ridicules succédaient souvent aux plus déplorables excès[68].

V

La princesse Dorothée à treize ans.—L'abbé Piattoli en Russie.—Le prince Adam Czartoryski.—Projet de mariage entre le prince Adam et la princesse Dorothée, imaginé par l'abbé Piattoli.

Mais pourquoi anticiper sur le temps? Quel triste empressement peut me porter à arriver aux époques de crises et d'humiliations! Est-ce moi qui puis avoir hâte de quitter des souvenirs d'illusions, de bonheur? J'étais donc heureuse! Oui sans doute; mais je ne l'étais pas des joies de l'enfance, et voilà ce qui plus tard a rempli ma vie de mécomptes. Car c'est avec des goûts appartenant à un autre âge que le mien, avec un orgueil excessif, une indépendance constatée, des liens de parenté affaiblis, des idées religieuses sans force, c'est en évitant le mal, mais l'évitant par fierté, craignant le blâme, mais ne le redoutant que par hauteur, que je marchais imprévoyante et présomptueuse vers des écueils couverts de fleurs. Je me demande souvent ce qui m'attirait la touchante bienveillance dont mes jeunes années étaient entourées, tandis qu'un amour-propre exalté aurait dû, ce semble, me rendre insupportable. Ne m'est-il pas permis d'essayer de répondre à cette question et, après avoir parlé sincèrement de mes défauts, de citer les qualités qui les atténuaient et même les faisaient souvent oublier? Je dirai d'abord que je n'ai de ma vie élevé des prétentions que lorsque j'ai pu supposer à la malveillance l'intention de les contester, et la malveillance, mes treize ans ne l'avaient point encore rencontrée. Donner le bonheur est une manière d'exercer la puissance qui a toujours eu un grand charme pour moi: aussi dans tous les temps j'ai été la meilleure possible pour mes gens, et utile, autant qu'il dépendait de moi, à tous ceux qui me montraient de la confiance en me demandant un service ou une protection. Je n'ai jamais manqué aux règles de la politesse; j'avais senti, dès mon extrême jeunesse, qu'elle était indispensable dans la vie. Cependant, il faut l'avouer, dans certains mauvais moments, dont je ne suis pas la maîtresse, on préférerait en moi un peu moins d'usage du monde à la dédaigneuse sécheresse de mes manières. J'admettais peu de supériorités, mais je n'étais pas assez sotte pour n'en reconnaître aucune. Celle que donnent de grandes vertus, des talents remarquables, la vieillesse, a toujours trouvé en moi l'estime et le respect qui leur sont dus. Je savais donner à ces sentiments une forme cajolante dans mon enfance et coquette dans ma jeunesse, qui flattait d'autant plus que la médiocrité n'obtenait de moi aucun hommage. Je mettais une grande importance à rendre ma maison agréable, et jamais je n'ai mieux fait les honneurs chez moi que lorsque j'avais treize ans. Enfin on jugeait trop sainement la singulière éducation que je recevais et la situation tout à part dans laquelle j'étais placée, pour ne pas me savoir gré d'avoir conservé des manières obligeantes, un langage naturel et le désir de plaire, que je ne rendais jamais assez général pour qu'il pût cesser d'être flatteur. Chacun ayant pris le parti de ne plus voir en moi une enfant, on me trouvait une personne assez aimable, très singulière, et par ce dernier motif jugée avec plus d'indulgence et d'équité qu'il ne s'en rencontre habituellement dans le monde. Ne ressemblant à personne, on ne m'appliquait pas les règles générales. D'ailleurs on croyait fermement que mon avenir appartenait à la Prusse, et tout Berlin voyait en moi une personne destinée à lui donner de l'éclat et de l'agrément. Le dirai-je? on plaçait un amour-propre presque national dans mes succès, on se vantait de mes avantages, et j'étais pour tout le monde tellement hors de ligne que je n'ai jamais rencontré pendant huit années ni froideur, ni envie. Rien ne porte autant à la bienveillance que de la trouver partout autour de soi aussi je ne me souviens pas d'une seule personne qui à cette époque m'eût inspiré un mauvais sentiment. N'était-ce pas arriver bien mal préparée à la sévérité, à l'injustice des jugements que la société française s'est plu à porter contre moi?

Mais revenons à M. Piattoli, à son triste séjour à Pétersbourg, où il n'eut, pendant la marche si décourageante d'un long procès, d'autre consolation que l'amitié d'un Polonais, resté fidèle aux beaux rêves de la patrie.

Le prince Adam Czartoryski[69], descendant des Jagellons, avait été envoyé en otage à la cour de Catherine. Le grand-duc Alexandre, à la personne duquel on l'attacha dès son arrivée[70], sut apprécier les nobles qualités du jeune Polonais et le força par l'amitié la plus tendre à aimer un Russe, à chérir le petit-fils de cette Catherine, auteur de tous les maux de sa patrie. Alexandre était marié. Son épouse, à la fois belle et aimable, ne trouvant en lui ni la tendresse ni la vivacité des sentiments qu'elle s'était flattée de lui inspirer, confiait ses innocentes douleurs à l'étranger ami de son époux. Honoré d'une si touchante confiance, le prince Adam employa tout le zèle que peut donner l'attachement le plus vrai, pour rétablir l'union dans un intérieur qui lui était si cher. Mais, ce qu'à peine j'ose dire, quoique j'en sois sûre, Alexandre, loin de l'écouter, lui répéta si souvent que c'était à son ami à consoler la belle Elisabeth et en même temps la princesse elle-même montra publiquement tant d'intérêt au prince Adam, que tout Pétersbourg eut bientôt lieu de croire que les conseils de l'amitié avaient été suivis. Silencieux et presque farouche, le prince n'oubliait qu'auprès d'Elisabeth les malheurs de sa patrie et il croyait voir dans le jeune grand-duc le souverain qui devait un jour les réparer[71]. Sur ces entrefaites, Catherine vint à mourir et Paul Ier qui succéda à sa mère, amoureux lui-même de sa belle-fille, éloigna sous prétexte d'une mission importante en Italie[72] un rival préféré, le prince Czartoryski, qui ne fut rappelé qu'à l'avènement d'Alexandre[74]. Il revint fidèle à ses affections, également dévoué au nouveau monarque, et toujours épris de la jeune impératrice. Mais Élisabeth avait trouvé dans d'autres liens l'oubli de ses premiers sentiments; le coeur seul d'Alexandre était resté le même; il chercha à distraire son ami des mécomptes de l'amour, en l'occupant des grands intérêts de la politique. Le prince Czartoryski venait en effet d'être nommé ministre des affaires étrangères, lorsque M. Piattoli chercha et parvint à le connaître, réveilla en lui d'anciens souvenirs polonais, lui parla de nos droits et finit par lui inspirer le désir de lui être utile.

La santé de M. de Goeckingk n'avait pu résister longtemps au climat de Pétersbourg; il était revenu presque mourant à Berlin, laissant l'abbé chargé de notre défense. Celui-ci, lorsqu'il fut seul, accepta un appartement agréable et commode chez le prince, de qui il avait su gagner l'amitié. Sans cesse à portée, dans sa nouvelle demeure, d'apprécier la bonté, la douceur, la sévère probité et la loyauté chevaleresque de son hôte, de qui d'ailleurs il était l'objet des attentions les plus délicates et les plus flatteuses, M. Piattoli voulut me faire partager la vive reconnaissance qu'il éprouvait; toutes les lettres que nous recevions de lui étaient remplies d'éloges pour son ami. Bientôt il me fit entendre qu'il aimait M. Adam, c'est ainsi qu'il le nommait, tout autant qu'il aimait sa jeune amie, et qu'à nous deux, nous possédions toutes les affections de son coeur. Il ne formait qu'un souhait dont l'accomplissement ferait notre bonheur et le sien, c'était de nous unir et de finir ses jours près de nous. Il inspira le désir de cette union au prince, qui cependant effrayé d'une assez grande différence d'âge, le coeur troublé par de récentes douleurs, fut longtemps à se décider à une démarche positive que demandait l'abbé. Ce fut la seule fois peut-être que les voeux de mon précepteur se trouvèrent d'accord avec ceux de ma gouvernante. Ce succès, l'abbé le devait à des souvenirs de jeunesse qui attachaient mademoiselle Hoffmann à tout ce qui était polonais. Me voir princesse Czartoryska, c'était réaliser, à ce qu'elle croyait, ses plus beaux rêves.

Les lettres de l'abbé et les conversations de ma gouvernante travaillaient dans ma jeune tête; mon imagination se plaisait dans des succès romanesques dont le prince devenait toujours le héros. Au bout de quelques mois j'arrivai à désirer ce mariage aussi vivement que les deux personnes qui l'avaient imaginé et qui ne voyaient dans l'exécution de leur projet qu'un espoir assez fondé de conserver l'empire le plus absolu sur deux êtres unis par leurs soins.

L'abbé fit faire une copie du portrait de son ami, qu'il m'envoya, et lui montra le mien qu'il venait de recevoir. Le prince était encore fort beau à cette époque; je trouvai son portrait charmant, et je l'ai conservé précieusement jusqu'au jour où je le plaçai dans le cercueil du pauvre abbé, qui se referma sur mes premières espérances, mes premières illusions. Je ne sais ce que le prince pensa de la miniature qu'il avait vue chez M. Piattoli; mais il la lui demanda, et depuis, malgré toutes mes instances, il ne me l'a jamais rendue.

Ma mère voyait avec déplaisir ce qui se passait, non qu'elle fût, au fond, opposée à ce mariage, mais elle blâmait avec raison les soins que l'on prenait pour me faire aimer quelqu'un que je n'avais jamais vu, et l'éloignement que l'on m'inspirait pour tout autre établissement. Cependant elle n'avait pas assez d'influence sur mon esprit pour me diriger et elle sentait qu'il ne lui serait pas possible de gagner ma confiance. Respectueuse et froide, je ne lui donnais ni un sujet de plainte, ni une preuve d'affection. Je flattais son orgueil maternel, mais je ne satisfaisais pas son coeur. Ce qu'elle appelait mon esprit, mais plus encore l'absolu de mes jugements et la raideur de mon caractère, lui inspiraient une sorte de gêne dont il lui est resté dans tous les temps une légère nuance.

VI

Voyage de la duchesse de Courlande en Russie.—Elle traverse la
Courlande et revoit le château de Mittau, habité par Louis
XVIII.—Séjour à Saint-Pétersbourg.—Accueil de l'empereur Alexandre.

Les lettres de M. Piattoli[74], ne parlaient cependant pas uniquement du prince Adam; elles rendaient compte aussi de la marche de notre procès. Sans cesse l'abbé se plaignait des lenteurs et des dégoûts insupportables contre lesquels il luttait en vain; il répétait qu'à Pétersbourg défendre une bonne cause était insuffisant pour se faire écouter; qu'il fallait être connu, être imposant par des dignités ou par un grand luxe et semer l'argent à pleines mains, depuis le dernier valet jusqu'aux personnes les plus importantes, pour pénétrer dans le cabinet des juges et des ministres. Nous aurions infailliblement perdu notre procès, et par conséquent une grande partie de notre fortune, sans la résolution courageuse que prit ma mère d'aller elle-même solliciter en faveur de ses enfants. Elle partit de Berlin, où je restai, au mois mai 1806. Il lui fallut un dévouement vraiment maternel pour vaincre la répugnance que lui inspirait Pétersbourg. Cette répugnance sera comprise quand on songera que pour se rendre dans cette capitale, ma mère devait traverser la Courlande. Combien il devait lui coûter de revoir en simple voyageuse un pays dont elle avait été souveraine, et qui obéissait alors au prince de qui elle allait réclamer l'appui! Ce voyage si redouté fut cependant une source de joies et de consolations. L'empereur Alexandre, sachant que le souvenir de ma mère était adoré en Courlande, s'empressa avec tout l'esprit et toute la grâce qui le rendent si séduisant, de faire connaître qu'il verrait avec plaisir les témoignages de respect qu'elle recevrait à son passage, et il donna l'ordre à toutes les autorités russes de lui rendre les plus grands honneurs.

Ma mère revit ses frères, ses neveux, beaucoup de parents, d'amis, de serviteurs. Presque toute la noblesse de Courlande entoura sa voiture; elle reçut partout des hommages simples et touchants, et si quelques regrets pénibles vinrent se mêler à tant de douces émotions, un regard jeté sur le château de Mittau, jadis sa demeure, alors celle d'un roi fugitif[75], lui apprit que des malheurs plus grands que les siens et qui n'obtenaient pas les mêmes consolations devaient lui faire bénir sans réserve celles que la providence lui accordait. Qu'elle était loin de penser que huit années après, perdue dans la foule, elle assisterait à l'éclatante restauration de ce prince, qui alors traitant ma mère d'égal à égal, avait envoyé M. d'Avaray[76] attendre son arrivée, pour lui offrir ses compliments.

L'empereur fit exprimer d'aimables regrets à ma mère de n'avoir pu mettre le château[77] à sa disposition. Mais cette noble et vaste demeure avait été deux fois la proie des flammes depuis le départ de mon père. Ce qui restait du château était presque inhabitable et servait à la fois d'hôpital militaire et de caserne. Louis XVIII habitait une aile un peu moins délabrée et une moitié de la cour était devenue le jardin de madame la duchesse d'Angoulême, tandis que l'autre servait de place d'armes et de promenades aux soldats convalescents. Souvent le triste convoi d'un de ces malheureux passait sous les yeux de la princesse; mais plus souvent encore son repos était troublé par les bruyants excès des cosaques et des baskirs. En voyant ces grandes infortunes, ma mère devait se trouver heureuse dans l'agréable et simple maison de son frère, où elle était entourée de tant de soins et d'amour. Après quelques jours consacrés à sa famille, elle demanda à voir Louis XVIII, la reine, Madame et Monsieur le duc d'Angoulême. Quoique ma mère partageât à cette époque l'opinion générale sur l'état prospère de la France, et qu'elle fût éblouie des succès éclatants qui rendaient alors cet empire si brillant, elle n'en fut pas moins touchée jusqu'aux larmes de se trouver au milieu de ces illustres réfugiés.

Les émotions de genres si différents qu'éprouvait ma mère ne lui firent pas perdre de vue le but de son voyage. Elle ne resta que peu de moments à Mittau, et arriva dans les derniers jours du mois de juin à Pétersbourg. À son arrivée elle reçut un message de l'empereur Alexandre qui lui annonçait sa visite pour le lendemain: ce message lui fut remis par le prince Troubetzkoï, aide de camp de l'empereur, et un peu gendre de ma mère, puisqu'il avait été le second mari de ma soeur aînée, dont il était alors déjà séparé.

À peine éveillée et déjeunant en peignoir avec l'abbé Piattoli, ma mère fut très surprise de voir entrer dans son cabinet un officier russe, qui, n'ayant trouvé personne dans l'antichambre, arrivait sans être annoncé. L'abbé reconnut et nomma l'empereur. Sa Majesté baisa la main de ma mère, qui, d'après l'usage du pays, approcha la joue. Elle était encore assez jolie pour que l'absence de toute parure ne lui fût pas défavorable. L'empereur la trouva ce qu'elle était en effet, belle, aimable et grande dame autant que personne du monde. Elle fut invitée à passer quelque temps à Kaminostroff où la cour était alors, et trouva toujours dans les différentes courses qu'elle fit aux environs de Pétersbourg la maison de l'empereur à ses ordres. Au bout de deux mois elle eut terminé ses affaires de la manière la plus satisfaisante, et quitta la Russie emportant mille souvenirs précieux de l'accueil charmant qu'elle avait reçu des deux impératrices et heureuse, enchantée de l'amitié qu'Alexandre lui avait témoignée. Cette amitié s'est soutenue longtemps sans nuage; la confiance dont ce monarque honorait ma mère a toujours été justifiée, et fut même dans quelques circonstances d'une utilité réelle aux vues politiques de ce prince.

VII

Après la bataille d'Iéna, la princesse Dorothée quitte Berlin avec la famille royale.—Elle va rejoindre sa mère en Courlande.—Tableau de ce pays.—Les moeurs des habitants.—Séjour à Mittau.—Louis XVIII.—La duchesse d'Angoulême.—La cour de Mittau.—Projet de mariage entre le duc de Berry et la princesse Dorothée, arrangé par M. d'Avaray avec la gouvernante.

Revenue en Courlande pour n'y passer que six semaines, ma mère y fut retenue pendant tout le cours de la mémorable année 1807. J'ai dit qu'elle m'avait laissée à Berlin; c'est de cette ville que dans les premiers jours d'octobre, je vis l'armée prussienne détruite, et les trois quarts du royaume envahis. Les mauvaises nouvelles se succédaient si rapidement, il y avait eu si peu d'intervalle entre le commencement des hostilités et le désordre d'une complète déroute que le hasard seul présida aux dispositions qu'il fallut prendre. La mort du prince Louis à Saalfeld[78], la perte de la bataille d'Iéna[79], consternaient Berlin. Le bruit de la prise de la reine se répandit même; elle s'était, disait-on, obstinée à rester près du roi, et avait été enlevée dans la bagarre générale par des partisans français. Mais pendant qu'on allait aux informations, on vit une voiture attelée de six chevaux qui couraient bride abattue, s'arrêter devant le palais; la reine en descendit, passa une heure à brûler quelques papiers et à donner des ordres pour le prompt départ de ses enfants; puis montant de nouveau en voiture elle partit en annonçant l'intention d'aller attendre le roi à Küstrin[80]. Immédiatement après son départ, toute la famille royale quitta Berlin. Ma marraine me fit dire qu'il serait imprudent de rester dans une ville qui, bientôt, allait être occupée… qu'il fallait partir et aller à Danzig où elle se rendait, ainsi que le prince royal. En effet, il eût été hors de toutes convenances de continuer à habiter, seule avec ma gouvernante, une vaste maison dont des officiers français allaient s'emparer. Mon désir de partir était encore augmenté par la crainte que j'avais d'être privée, pendant longtemps, de toute communication avec ma mère; comment, d'ailleurs, ne pas suivre le sort d'une malheureuse famille à laquelle j'étais dévouée… Notre résolution fut bientôt prise, mais les obstacles matériels qui s'opposaient à notre départ étaient infinis. Après avoir jeté pêle-mêle nos effets dans nos malles que l'on avait beaucoup de peine à placer sur des voitures de ville, occupation qui nous prit deux heures, nous partîmes avec mes chevaux; ceux de la poste étaient tous employés par le service de la famille royale. Nous cheminions si lentement que nous craignions toujours d'être poursuivies par les ennemis, et que nous n'osions mettre la tête à la portière de peur d'apercevoir quelques éclaireurs français.

À Freienwalde[81], le premier relais en quittant Berlin, pendant que nous cherchions vainement à fléchir le maître de poste pour avoir des chevaux, le roi arriva; nous étions si inquiets sur son sort que nous jetâmes des cris de joie en voyant sa voiture au milieu de celles qui couvraient la route! Dans ces premiers moments de peur, les personnes les moins exposées avaient fui comme celles qui l'étaient davantage; sans argent, sans ressources, dans de mauvaises charrettes, on voyait des familles entières encombrer les villes et les villages. Ce spectacle devait être d'autant plus déchirant, pour le roi, que son peuple ne l'a jamais, un seul moment, accusé de ses malheurs.

Au passage d'un bac, près de Stargard[82], nous rejoignîmes le prince royal et apprîmes l'entrée de Napoléon à Berlin…

Arrivée à Danzig, j'écrivis à ma mère, pour lui dire où j'étais et lui demander ses projets. Sa réponse ne m'y trouva plus; car les projets de l'armée française nous obligèrent à quitter cette ville que l'on s'apprêtait à défendre. Toute l'émigration s'établit alors à Koenigsberg où l'on était fort mal; la trop grande affluence du monde faisait que l'on y manquait de tout. Nous étions assez près de la Courlande, et l'on nous conseilla d'aller rejoindre ma mère; nous nous mîmes, en effet, en route. Les adieux de tous mes jeunes amis, le manque de nouvelles de maman, la saison avancée qui rendait le froid très vif, et la sombre tristesse des côtes de la Baltique, rendirent ce voyage le plus pénible qu'on puisse imaginer. De Koenigsberg à Memel, on suit le bord de la mer pendant quarante lieues, à travers des sables mouvants qui arrêteraient à chaque pas, si l'on négligeait la précaution de se tenir toujours assez près de la mer pour être touché par la lame. Mais au mois de novembre la Baltique est très orageuse et les vagues couvraient notre voiture de manière à faire craindre qu'elle ne fût entraînée dans les flots. Quelques sapins, de petits coquillages, de grands morceaux d'ambre, quelques mauvaises cabanes de pêcheurs, qui offrent de loin en loin un triste asile, voilà ce que l'on trouve sur cette plage déserte. Le soir du second jour de notre voyage nous arrivâmes à la pointe du Strand qui est séparé de Memel par le Kurische Haff. La mer était trop mauvaise pour qu'aucune embarcation voulût se charger de nous; et un froid très vif ne nous permettait pas de passer la nuit dans notre voiture. Nous fûmes donc obligées d'entrer dans un horrible petit cabaret où nous ne vîmes que des matelots qui se grisaient en attendant le jour. Pendant qu'à moitié cachée derrière un énorme poêle, je cherchais à m'endormir, nous vîmes entrer dans ce taudis, un homme courageux qui arrivait de Memel, dans une barque qu'il s'était procurée à force d'argent. Nos gens lui avaient appris mon nom, et c'était moi qu'il cherchait. Ma mère prévenue de mon arrivée par une lettre, et sachant tout ce que le voyage offrait de pénible, dans cette saison, avait prié un ancien serviteur de mon père, M. de Butler, de venir à ma rencontre. Elle m'écrivait par lui et m'envoyait toutes sortes de provisions, parmi lesquelles de bonnes fourrures, dont la précipitation de notre départ ne nous avait pas laissé le temps de nous munir, furent les mieux accueillies.

Je trouvais sur ma route une partie du bon accueil qui avait réjoui le coeur de ma mère; aucun souvenir particulier ne se rattachait à moi, mais j'étais sa fille, et le nom de princesse de Courlande, que je n'avais pas encore changé, me valait toute sorte de témoignages d'affection.

Cependant ces contrées, déjà couvertes de neige, me paraissaient bien tristes. Les paysans ne vivent pas réunis dans des villages; chaque ménage a pour demeure trois cabanes: l'une renferme les lits, l'autre la cuisine, et la troisième le bain. Ces petites habitations, souvent séparées les unes des autres de plus d'un quart de lieue, donnent au pays un aspect désert.

L'homme du peuple ne possédant rien en propre est heureux ou malheureux, pauvre ou riche, selon que le maître dont il est serf, le traite plus ou moins bien. L'esclavage, lors même qu'il est adouci, rend servile et donne l'air faux ou découragé. Je remarquais toujours, sur les figures de ces pauvres gens, une de ces deux expressions. La manière dont ils se jetaient à mes genoux, dans la neige, pour me baiser les pieds, m'était odieuse. Je souffrais, j'étais humiliée de tant d'abjection. Les hommes, en général, sont fort blonds, leurs cheveux de filasse tombent en désordre sur leurs épaules, leur visage est sans mouvement, leurs vêtements sont négligés; à tout prendre, je trouvais cette race laide, éteinte et sale. Je ne parlais pas la langue slavonne, mes gestes, mes regards, auxquels je joignais quelque argent, exprimaient très imparfaitement mon désir de les bien accueillir; cependant ils paraissaient contents. Les femmes, traitées plus doucement et par conséquent moins avilies, sont aussi moins bornées; elles me chantaient, en improvisant, des espèces d'hymnes en mon honneur; je me faisais expliquer leur langage cadencé, dans lequel je trouvais d'assez belles images et des comparaisons assez heureuses.

La noblesse du pays remonte aux anciens chevaliers de l'ordre Teutonique qui, s'étant rendus maîtres de la Courlande, y portèrent le christianisme et un peu de civilisation. Fiers de leur noblesse antique et sans tache, très riches, très hospitaliers, en général d'une taille haute et élégante, pleins de courage, remuants et factieux, les seigneurs courlandais ne supportaient guère mieux le joug russe, qu'ils ne se plaisaient sous celui de la Pologne et de leurs anciens ducs.

On me mena à la campagne chez l'aîné des frères de ma mère; ce fut là que j'eus le bonheur de la retrouver. Je vis un grand château bâti en pierres, ce qui dans Je nord reculé est rare, et le pure me parut beau, quoiqu'il fût couvert de neige. Cinquante gentilshommes avec tous leurs gens et leurs chevaux, grandement défrayés, étaient depuis un mois réunis pour chasser l'élan et faire huit ou dix repas par jour. Je n'ai jamais vu ni autant ni si souvent manger qu'en Courlande; on mange parce qu'on a faim, on mange parce qu'on s'ennuie, on mange parce qu'on a froid, enfin on mange toujours. Les soins agricoles, la chasse, les courses en traîneaux, voilà ce qui remplit la vie des hommes. Les femmes, presque toutes jolies, extrêmement ignorantes et très ennuyeuses, sont d'excellentes ménagères et des mères de famille parfaites. Ma tante, malgré ses trente mille livres de rente, surveillait sa cuisinière, préparait le dessert, recevait le beurre et les oeufs des fermiers, ourlait des torchons, ou bien tricotait les bas de son mari et de ses enfants. Tout le luxe est dans l'abondance; la bonhomie tient lieu de grâces et les qualités se montrent à nu comme les défauts.

Le froid de Berlin ne m'avait qu'imparfaitement préparée à celui de la Courlande, aussi je me refusais à sortir de la maison que l'on savait rendre chaude et confortable, malgré 28 degrés de froid. Privée, par conséquent, de tout exercice, n'ayant pu me procurer d'autre lecture que celle d'un livre de prière, loin de mes amis et ignorant leur sort, m'ennuyant fort de la conversation de mes tantes et de mes cousins, j'attendais, avec impatience, la fin de notre exil; nous espérions encore à cette époque une paix prochaine et honorable, dont notre départ eût été la suite.

Ma mère sentait moins vivement les privations dont je me plaignais, et me savait assez mauvais gré de la déplaisance que je montrais au milieu de sa famille et de sa patrie; aussi fut-elle bien moins affligée que moi lorsque la guerre reprenant une nouvelle activité nous obligea à penser sérieusement à un établissement d'hiver. Un de mes oncles nous céda sa maison de Mittau, la plus belle de la ville et qui, partout, serait une belle maison; mais elle était située au bord de la rivière, dans un quartier isolé, et en face du château délabré. J'avais prévu que nous serions bien tristement, et chaque jour augmentait mon dégoût et mes regrets. Le revenu de ma mère, aux trois quarts en Russie, lui permettait de ne rien diminuer de sa dépense, mais moi, de qui les terres, situées en Prusse, étaient dévastées par l'armée française, je me trouvais à sa charge, ce qui ne m'était jamais arrivé et ne plaisait guère à mon indépendance…

Toujours en opposition de goûts et d'opinions, elle me montrait de l'impatience qui me paraissait de l'injustice; en un mot, nous étions chaque jour plus loin de nous entendre, ma mère et moi, lorsque l'abbé Piattoli arriva de Pétersbourg. Son retour, en m'offrant toutes les ressources de l'amitié et d'une société instructive et douce, me réconcilia un peu avec la Courlande et me fit prendre surtout une manière d'être plus convenable dans le salon de ma mère. L'abbé ne s'occupait plus, à proprement parler, de mon éducation; j'allais souvent causer dans sa chambre et il bornait ses leçons à diriger le choix de mes lectures et à me faire rendre compte des impressions qui m'en étaient restées. D'ailleurs, que de questions n'avais-je pas à faire, sur le prince Czartoryski. L'abbé ne se faisait pas prier pour répondre, il vantait son ami, me disait qu'il était fort curieux de me voir, mais que, toujours effrayé du grand nombre d'années qu'il avait de plus que moi, il trouvait peu de vraisemblance à ce qu'une très jeune personne s'arrangeât des goûts sérieux d'un homme attristé par de longs malheurs. Au lieu de sentir que le prince pourrait avoir raison, je me disais avec bonheur que j'avais les goûts de l'âge mûr et à force de me le répéter et de mettre du soin à me vieillir, j'arrivai, en effet, à perdre, momentanément, le peu de jeunesse qui me restait dans la conversation et dans les manières. Je ne lisais plus que des livres sérieux et crus découvrir un trésor dans un vieux professeur de mathématiques avec lequel je faisais de l'algèbre quatre heures par jour. Si, dans le cours de ma vie, on a pu s'étonner qu'une grande différence d'âge ne me parût qu'un léger inconvénient dans les différents rapports de la vie, il faut se reporter à ce temps où, au sortir de l'enfance, j'accoutumais mon esprit à l'idée d'épouser un homme qui avait vingt-cinq ans de plus que moi. Non seulement je me familiarisais avec cette pensée, mais je l'accueillais par une sorte d'amour-propre qui me faisait croire que je me grandissais en me singularisant. Dès que l'abbé eut mis mon imagination dans cette route, je cessai de m'ennuyer: les jours se passaient en projets et la nuit, dans mes rêves, je me voyais toujours consolant des tourments de l'amour un homme excellent, en effet, mais dont je faisais alors un parfait héros de roman. Sachant qu'il aimait l'instruction, je repris mes études avec une nouvelle ardeur; enfin je n'eus plus qu'une seule pensée, celle de prendre l'air posé, les goûts et jusqu'au langage qui devaient plaire au prince Adam. Cette exaltation, fort déplacée sans doute, eut du moins l'avantage de me faire supporter avec patience mon séjour en Courlande; il est juste aussi de dire que Mittau n'était pas sans intérêt: placés sur la route de tous les courriers, nous avions les nouvelles les plus fraîches des armées et de la cour de Prusse, qui, obligée d'abandonner Koenigsberg aux Français, s'était retirée à Memel. Mais l'avantage d'être près des nouvelles était grandement compensé par le passage continuel des troupes qui rejoignaient l'armée et des convois de malades et de blessés qui venaient se faire panser, pour la première fois, à cent lieues du théâtre de la guerre. Je voyais passer sans cesse, sous mes fenêtres, de pauvres soldats couverts de vermine, se traînant à peine et qui mendiaient quelques secours en montrant leurs plaies envenimées, pansées avec du gros chanvre. La mauvaise administration des hôpitaux militaires russes faisait horreur; ma mère, affligée de tant de négligence et révoltée de tant de dureté, établit à ses frais un hôpital, dont les soins nous occupèrent beaucoup. Je quittai l'algèbre pour faire de la charpie et, sûrement, c'était mieux employer mon temps. Les prisonniers français, absolument délaissés, furent secourus dans leur misère par d'augustes mains. Madame la duchesse d'Angoulême, plus sensible alors aux malheurs des Français qu'elle ne le fut après avoir revu la France, faisait distribuer par l'abbé Edgeworth qui mourut, comme on sait, victime de son zèle[83], des dons et surtout des consolations à ces infortunés qui périssaient à la fois de maladies cruelles et du manque absolu de soins. Il était interdit de parler devant Madame Royale des revers de l'armée française et le sentiment national qui avait dicté cette règle était toujours respecté; on admirait la fille de Louis XVI, proscrite, le coeur déchiré par d'affreux souvenirs, cédant à la pitié envers des Français que les seuls malheurs de la guerre avaient conduits sur une terre étrangère. Que l'auréole du malheur lui seyait bien! Hélas! par quelle fatalité était-il réservé au bonheur de détruire les droits que cette princesse si grande, si résignée, si noble, si touchante dans l'adversité avait acquis à la reconnaissance de la France et à l'admiration du monde[84]. J'avais souvent à Mittau l'honneur de la voir: d'abord chez ma mère, où elle ne venait jamais sans me demander, à la promenade, où elle me rencontrait quelquefois, dans son intérieur, où elle m'admettait avec bonté, mais plus souvent encore à dîner chez le roi[85]. Nous avons vu, en France, Louis XVIII aimer tellement je ne dis pas M. Decazes, mais tous les cousins de M. Decazes et, depuis, avoir tant de goût pour les petits Du Cayla que ma vanité ne saurait être flattée aujourd'hui du bon accueil que je recevais alors, et que je devais uniquement, je l'ai compris depuis, à l'amitié fort tendre qui s'était établie entre M. d'Avaray, son favori de cette époque, et ma gouvernante. Nous voyons tous les jours par combien d'attentions éloignées le roi sait montrer ses faveurs; je les avais obtenues en qualité d'élève de l'amie de son favori. Je ne puis avoir de doute à cet égard, puisque le roi ne m'a jamais montré le plus léger souvenir de ses anciennes bontés, et qu'il m'a parlé plusieurs fois avec intérêt de mademoiselle Hoffmann; je dois ajouter qu'il avait déjà parlé d'elle à M. de Talleyrand en 1814, le jour même où celui-ci fut à sa rencontre, à Compiègne[86]. On conviendra que c'est montrer à la fois une mémoire bien exacte et bien incomplète.

M. d'Avaray venait sans cesse nous dire, de la part de son Maître, d'aller dîner au château. Le roi me prenait sur ses genoux, m'embrassait, me nommait, à cause de mes yeux noirs, sa petite Italienne, me questionnait sur mes études, en un mot, me faisait mille grâces[87] dont je me souviens avec étonnement, lorsque je passe maintenant comme une ombre deux fois l'année devant son fauteuil.

Tous les vieux courtisans de l'émigration réunis à Mittau[88] venaient beaucoup plus chez ma gouvernante que chez ma mère, de qui ils n'étaient pas contents; ils la trouvaient trop peu révoltée contre Bonaparte et craignaient les discussions politiques qui s'élevaient chez elle. Mon petit intérieur était alors ce que l'on nommerait maintenant pur; mais ce qui, en 1822, est synonyme d'absurde, n'était, en 1807, que le besoin de secouer un joug oppresseur et de rendre hommage au malheur qu'il était permis encore de croire non mérité.

Mademoiselle de Choisy[89] et madame de Sérent[90] ne quittaient jamais le château, mais madame de Damas[91] allait un peu dans la société; il me semble qu'elle était moins maniérée qu'elle ne l'est à présent; je suis sûre du moins que ses toilettes étaient plus simples et qu'elle n'avait point encore adopté ces mentonnières de perles, de fourrures, de plumes et de fleurs, qui lui donnent une figure si bizarre et que les yeux observateurs de l'enfance auraient sûrement remarquées. Madame de Narbonne[92] restait avec la reine[93], lorsque Sa Majesté, ce qui arrivait souvent, ne préférait pas s'enfermer avec ses femmes…

Je n'ai jamais vu une femme plus laide ni plus sale. Les cheveux gris, coupés en hérisson, étaient couverts d'un mauvais chapeau de paille tout déchiré; son visage était long, maigre et jaune; sa taille, petite et grosse, soutenait je ne sais trop comment un jupon sale sur lequel flottait un petit mantelet de taffetas noir, tout en loques; elle me fit peur la première fois que je la vis.—La messe, vêpres, le salut, la chasse occupaient M. le duc d'Angoulême à Mittau comme à Paris. Le duc de Gramont cherchait partout un bon dîner, M. d'Agoult soignait déjà mademoiselle de Choisy[94]. À tout considérer, si on n'avait pas été aveuglé par le besoin de trouver intéressants des gens malheureux, on les aurait jugés à Mittau comme nous les jugeons aux Tuileries.

Si ce jugement est maintenant moins indulgent que ne l'était celui que je portais à cette époque, je ne dois pas l'étendre à un vertueux prélat qui n'a rien perdu de la vénération qu'il inspirait alors par l'éclat des honneurs auxquels l'opinion publique l'a appelé depuis. L'archevêque de Reims[95] était le seul des serviteurs du roi qui conservât de la dignité dans le malheur. Sa belle figure, ses nobles manières, étaient l'ornement de la Cour du monarque exilé; je ne m'approchais de lui qu'avec respect, quoique je fusse aussi éloignée de croire qu'il aurait un jour une influence réelle sur ma vie, qu'il était lui-même loin de penser que cette jeune personne si cajolée, si brillante dût un jour soigner et peut-être embellir ses dernières années.

M. d'Avaray, petit, fort laid, toujours malade, avait un peu d'esprit, assez d'ambition et beaucoup d'intrigue; il venait se faire soigner chez moi, et s'y reposait de la faveur dont il était à la fois jaloux et fatigué. Quel était cependant le véritable motif qui attirait le favori dans l'intérieur d'une jeune personne et de sa gouvernante? Les temps sont si changés que j'éprouve quelque embarras à le dire. En se reportant à l'époque dont je parle, on a pu voir que j'étais regardée comme fort grande dame et comme une riche héritière par une famille dont les malheurs suspendaient la fierté et que de nombreux besoins rendaient sensible à la fortune. D'ailleurs les espérances des Bourbons diminuaient chaque jour, les souverains se réconciliaient chaque jour avec Napoléon, ils le reconnaissaient et jamais dynastie ne parut mieux affermie que la sienne.

Dans cet état de choses, M. le duc de Berry, alors en Angleterre, n'était pas facile à marier; on désirait cependant qu'il eût des enfants et qu'une femme riche vînt adoucir les rigueurs de l'émigration. Le choix du roi, ou plutôt celui de M. d'Avaray, tomba sur moi. Mademoiselle Hoffmann, dont l'amour-propre était si aisé à flatter, touchée des soins de M. d'Avaray et des bontés du roi, devint infidèle à ses premiers voeux; elle cessa de me parler du prince Czartoryski et promit de me faire abandonner tout projet qui pourrait contrarier celui qu'on présentait.

La guerre finie, M. le duc de Berry devait venir à Mittau et la grande question s'y déciderait. Ne professant aucun culte, il aurait été facile de me faire changer de religion et ce point, ainsi que le fond de l'affaire, étaient convenus à mon insu. Je n'ai eu connaissance de ces arrangements que beaucoup plus tard, par les lettres que M. d'Avaray écrivait à ma gouvernante, de Strasbourg et de Suède, où il avait suivi Louis XVIII et par quelques mots de regret échappés à mademoiselle Hoffmann lorsque la famille royale ayant rejoint le roi en Angleterre, les communications se trouvèrent coupées et qu'elle ne reçut plus aucune nouvelle. Ce ne fut même qu'après la mort de M. d'Avaray qu'elle me montra les lettres qu'il lui avait écrites et m'expliqua l'espèce de chiffre dont il se servait.

La personne de M. le duc de Berry ne m'a jamais, depuis, inspiré de regret. J'avoue cependant que le rôle politique que sa femme pouvait être appelée à jouer aurait plu à mon ambition. Je ne sais si j'aurais convenu au prince; mais j'ai souvent pensé que ne plaçant pas mon origine dans les nuages et ne me croyant pas précisément et entièrement une émanation de la Divinité, j'aurais pu être assez utilement le lien intermédiaire entre ces demi-dieux et le reste des humains[96].

VIII

Le prince Adam Czartoryski à Mittau.—La princesse Dorothée quitte la Courlande pour retourner à Berlin.—Elle fait route par Memel où se trouve la famille royale de Prusse.—Portrait de la reine Louise.

Cependant, l'hiver était fini et, sans printemps, nous étions arrivés à un été brûlant. On annonçait l'entrevue de Tilsit et l'on commençait à parler de paix. Le prince Czartoryski qui, jusque-là, avait toujours suivi l'empereur Alexandre, voyant que le système français, auquel il était opposé, allait prévaloir, donna sa démission. Rester à proximité des nouvelles, retrouver son ami Piattoli et voir enfin cette jeune personne dont il serait peut-être un jour le mari, tels furent les motifs qui l'engagèrent à attendre à Mittau l'issue des conférences. Je sentis pour la première fois de l'embarras et une extrême timidité, lorsqu'en entrant à l'heure du dîner dans le salon de ma mère, je vis le prince et qu'à table ma place se trouva à côté de la sienne. Pendant les trois semaines qu'il resta à Mittau, il n'eut d'autre maison que celle de ma mère, non qu'elle voulût encourager ses vues sur moi, mais parce qu'elle fut enchantée de saisir une occasion de se montrer reconnaissante des bons offices qu'il lui avait rendus à Pétersbourg.

Le prince m'a assuré, depuis, qu'il m'avait trouvée agréable; je ne sais s'il m'a dit vrai, car je ne remarquais alors en lui qu'une grande attention à m'examiner. Il ne m'adressait jamais la parole et, la veille de son départ seulement, il me demanda, avec une sorte d'instance, de retourner à Berlin, par Varsovie; sa mère était dans cette dernière ville et il désirait qu'elle me vît.

Les manières froides, le silence presque maussade du prince Adam et l'examen dont il me rendait l'objet, auraient dû éloigner une personne moins prévenue en sa faveur. Le contraire arriva; sa gravité, son air sombre m'intéressaient, je croyais saisir sur son visage les traces de grandes passions, de malheurs touchants, et je ne voyais dans son regard observateur qu'une curiosité flatteuse. J'étais trop jeune pour m'attendre à une proposition formelle. Le prince, tout en souhaitant de la faire bientôt, voulut avant de prendre une sorte d'engagement, que sa mère, qu'il adorait, m'eût vue et eût approuvé son choix. Assuré de son consentement, il aurait à l'instant demandé celui de ma mère qui, sans motifs suffisants à opposer, me voyait avec déplaisir au moment d'entrer dans une famille qui avait la réputation de n'être pas facile à vivre et qui, de plus, professait une sorte de dédain pour ce qui était allemand.

Pendant que nous étions silencieusement à nous observer et à nous deviner, le traité de Tilsit[97] fut rendu public et bientôt l'empereur traversa Mittau pour retourner dans sa capitale. Il s'arrêta chez ma mère, fut charmant pour elle et pour moi, et m'aurait complètement enchantée si je ne lui eusse trouvé de la froideur pour le prince Adam dont les opinions politiques, trop différentes de celles qu'Alexandre rapportait de Tilsit, n'avaient été pour ce monarque aussi déplaisantes qu'importunes.

Le prince Czartoryski suivit l'empereur à Pétersbourg où il voulut terminer quelques affaires; son projet était de quitter ensuite le service de Russie et de venir en Allemagne où il annonçait sa visite à ma mère.

Après son départ, nous ne restâmes à Mittau que le temps nécessaire pour laisser les troupes se retirer et ne pas rencontrer trop d'obstacles sur la route. Je quittai sans regrets la Courlande au mois de septembre 1807 et ma mère me suivit six semaines plus tard. Mon désir était, sans aucun doute, de traverser la Pologne et de voir la vieille princesse Czartoryska. Mais l'abbé Piattoli, que je ne revis qu'un an après et qui alors était à Pétersbourg pour y suivre quelques petites affaires, n'avait pu me donner ses conseils sur le voyage que j'allais entreprendre: ma mère, que j'avais consultée, avait gardé le silence et montrait ne vouloir se mêler en rien de cette question. Il ne me restait que mademoiselle Hoffmann qui, depuis quelque temps n'entendant plus parler de M. d'Avaray, avait repris ses premiers projets. Elle était enchantée de me suivre et si des impossibilités matérielles, suites inévitables de la guerre, ne m'avaient pas fermé la porte de Varsovie, je serais parvenue à connaître cette mère impérieuse qui, sous le prétexte de ne vouloir se décider qu'après m'avoir vue, a contrarié les projets de son fils jusqu'à ce qu'ils fussent impossibles à réaliser.

Nous reprîmes le chemin par lequel nous étions venues de Berlin. Les sentiments qui nous avaient portées à fuir, n'étaient pas changés et nous prévoyions… que partout sur notre passage nous trouverions les Français maîtres du pays. À peine Napoléon avait-il laissé à la famille royale la ville de Memel, pour y attendre que d'énormes contributions eussent racheté la liberté du royaume. Je passai un jour dans cette ville, auprès de la princesse Louise; nous pleurâmes ensemble, sur son frère[98]… J'eus aussi l'honneur de voir la reine: qu'elle me parut touchante! qu'elle était grande dans le malheur! Forcée au coeur de l'hiver et au troisième accès d'une fièvre putride de quitter Koenigsberg qui était menacé par les Français, elle avait été transportée mourante à Memel; échappée comme par miracle à des crises si dangereuses, elle ne reprit jamais sa santé première et conserva, depuis cette maladie, le germe destructeur qui, à la fleur de l'âge, la conduisit au tombeau[99]. Lorsque je la vis à Memel elle était encore profondément blessée de l'inutilité de son voyage à Tilsit[100]; ses devoirs de reine, d'épouse et de mère avaient eu seuls le pouvoir de lui faire oublier les injures dont elle avait été si injustement l'objet et de la déterminer à une démarche qui fit tant souffrir sa dignité[101]. Dans ce voyage elle força ses plus cruels détracteurs à rendre hommage à l'éclat de sa beauté et à la grâce incomparable de ses manières, et surtout à la noblesse de son langage et de ses sentiments. Du jour où l'empereur Napoléon vit la reine de Prusse, il cessa ses indécentes attaques[102] et ne parla d'elle qu'avec une sorte d'admiration et de respect. Il aurait désiré qu'elle fût son amie, parce qu'il redoutait sa puissance morale; il connaissait si bien l'influence que la reine pouvait exercer, qu'en apprenant sa mort il ne put s'empêcher de dire: «Me voilà avec une grande ennemie de moins.»

Quelle personne charmante que cette princesse! Jamais femme ne fut si heureuse dans son intérieur, jamais reine ne fut si persécutée sur son trône. Sa beauté était véritablement royale. Plus grande qu'on ne l'est ordinairement, sa taille était dans des proportions parfaites; ses épaules, sa poitrine, étaient incomparables; son teint était éblouissant; ses cheveux étaient à peine châtains, son front était noble, ses yeux pleins de douceur, ses lèvres vermeilles; rien n'égalait l'élégance de son cou et des mouvements de sa tête; peut-être ses dents n'avaient-elles pas tout l'éclat que l'on aurait pu désirer; ses mains, quoique blanches, étaient un peu trop fortes, et son pied était plutôt mal. Mais que ces légères imperfections étaient grandement rachetées par l'ensemble majestueux de toute sa personne[103]. Bonne à l'excès, polie comme je n'ai jamais vu personne l'être aussi bien, obligeante, souvent affectueuse, elle n'était jamais familière. Je l'ai vue parfois plus imposante que qui ce fut. Je ne sais si elle avait beaucoup d'esprit, mais ses sentiments étaient toujours si nobles, elle se montrait toujours si bien inspirée, que je ne puis croire qu'elle en ait jamais manqué. Admirable pour le roi, dévouée à ses enfants, fille respectueuse, excellente soeur, amie parfaite et courageuse, passionnée pour l'honneur de son pays, elle faisait le bonheur de son intérieur, le charme de la cour et la gloire de ses sujets. Qu'ils étaient fiers ces sujets, lorsqu'elle paraissait en public, qu'elle se montrait au spectacle, et qu'elle y excitait l'admiration et peut-être l'envie des étrangers! Qu'ils étaient vifs et sincères les transports qui l'accueillaient! Le souvenir seul de cette princesse que l'Allemagne regardait comme martyre de la bonne cause a suffi pour électriser une généreuse jeunesse[104]… On invoquait la reine Louise, on se disait que du haut du ciel elle bénissait la noble entreprise dont le succès eût comblé tous ses voeux. Chantée par tous les poètes, représentée par tous les peintres[105], par tous les sculpteurs, mais vivante surtout dans le coeur de tout ce qui l'a connue, jamais on ne laissa autant de souvenirs, autant de regrets. Jamais on ne fut autant aimé, autant adoré. La malveillance l'accusait d'un goût de parure excessif et d'un peu de coquetterie. Quel goût de parure que celui qui se refusa toujours à porter les belles robes de dentelle que Napoléon lui avait envoyées! Un reproche plus grave lui a été adressé, celui d'avoir par d'imprudents conseils attiré sur la Prusse les malheurs d'une guerre longue et désastreuse. Mais elle-même a trouvé la plus noble excuse lorsqu'elle répondit à Bonaparte qui lui adressait si indélicatement le même reproche: «Sire, la gloire de Frédéric II nous avait égarés sur notre propre puissance.» Le jour où je la vis, hélas! pour la dernière fois à Memel, elle avait une robe très simple de mousseline blanche et portait à son cou un rang de perles; je les admirais: «Oui, me dit-elle, je me suis permis de les conserver: les perles, en Allemagne, signifient des larmes, elles peuvent me servir de parure.» En effet tous ses autres bijoux furent remis au Roi pour les besoins de l'État. Le noble exemple de la reine fut imité par beaucoup de femmes allemandes. Tous les vains ornements furent sacrifiés, jusqu'aux anneaux d'or, gages de la fidélité conjugale, qui furent remplacés par des anneaux de fer. Une jeune fille qui ne possédait rien qu'une chevelure magnifique la coupa, la vendit et porta au Trésor les dix écus, qu'elle en obtint[106].

Plusieurs années après la mort de la reine, le roi créa l'ordre de Louise[107], destiné uniquement aux femmes qui, par leurs efforts et leurs conseils, avaient puissamment contribué à la délivrance de la Prusse. Ma soeur aînée, qui avait levé et soudoyé une petite troupe de 500 hommes et recueilli dans son château un grand nombre de blessés qu'elle soigna pendant plusieurs mois, fut une des premières à recevoir et porter la croix de Louise.

Je quittai Memel, désolée de me séparer de la famille royale et frémissant à l'idée de rencontrer à quelques lieues de là les avant-postes français. Je traversai ce même pays, si florissant il y avait un an, maintenant dévasté, ruiné par la guerre. Le chaume des cabanes était enlevé, des villages entiers étaient déserts, d'autres réduits en cendres. Les petites croix des cimetières semblaient plus pressées. La disette et une horrible épidémie régnaient dans ces malheureuses contrées. Les hommes, les animaux, mouraient avec une effrayante rapidité. Nous n'osions nous arrêter nulle part, et ne quittions plus notre voiture. Le lait, le beurre, la viande, tout était infecté. Nous n'avons eu, pendant les trois quarts du voyage, d'autre nourriture que du pain d'orge, et d'autre boisson qu'un peu de rhum mêlé dans de l'eau.

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