Souvenirs de la duchesse de Dino: publiés par sa petite fille, la Comtesse Jean de Castellane.
IX
Arrivée à Berlin.—La ville est occupée par les Français, et la maison de la princesse par le général commandant la place.—Première communion de la princesse Dorothée.
Enfin nous arrivâmes à Berlin. On m'avait assuré que le commandant français, M. de Saint-Hilaire, était un homme fort poli qui, prévenu de mon arrivée, s'empresserait de me rendre mon appartement. D'ailleurs ma maison, bâtie par Frédéric II pour sa soeur la princesse Amélie, est tellement vaste que plusieurs familles pourraient l'habiter commodément. Je ne faisais donc aucun doute de m'y retrouver dans mes habitudes. Seulement je désirais y arriver de nuit, pour retarder, autant qu'il dépendait de moi, le moment où il me faudrait voir Berlin peuplé d'étrangers. Je sentais que ce spectacle me serait affreux; aussi je ne sortis de ma mauvaise chambre, au fond d'une seconde cour, la seule que l'on ait pu obtenir pour moi… que huit jours après y être entrée, tant j'avais peur d'entrevoir mes hôtes. À force de représentations et d'instances, nous obtînmes deux chambres pour moi et deux pour ma mère que nous attendions; ces chambres étaient celles que dans d'autres temps nos femmes de chambre avaient occupées.
J'étais indignée de mon mauvais établissement, de l'horrible saleté de ma maison, des dégâts que l'on commettait journellement et des plaintes qui arrivaient de partout. Mes tuteurs gémissaient de la ruine que la guerre appelait à sa suite et dont j'avais plus particulièrement souffert que beaucoup d'autres propriétaires par la position de mes terres, situées sur les routes militaires, et par l'établissement dans ma maison du commandant français et d'un nombreux état-major, dès les premiers moments de l'occupation de Berlin.
Je ne sortais plus, je ne m'habillais que de noir. Je ne cherchais de distractions que dans le travail et dans les rêves d'un meilleur avenir. Beaucoup de mes amis étaient dispersés; mais le petit nombre de ceux qui se trouvaient à Berlin venait le soir gémir avec moi sur le malheur du temps.
Ma mère, qui n'était pas Prussienne et qui était entrée dans les combinaisons nouvelles de l'empereur de Russie, n'éprouvait d'ailleurs que de légers changements dans son existence, allait souvent dans la société française. C'est là, qu'éblouie par les succès de Napoléon, son désir de le voir et de connaître la France s'augmentait chaque jour et devint bientôt une sorte de passion. Je venais d'avoir quatorze ans, on songeait à me marier et personne n'avait encore pensé à me faire faire ma première communion. En Allemagne, cette cérémonie marque l'entrée dans le monde d'une jeune personne; à dater de ce jour elle y est complètement admise; elle est présentée à la cour, va partout, et pour peu qu'elle soit un bon parti, les maris arrivent en foule. Mademoiselle Hoffmann crut avec raison qu'un temps de deuil public ne pouvait guère être mieux employé que par les instructions religieuses nécessaires pour recevoir la confirmation. Ce sacrement précède la première communion chez les luthériens. Un pasteur respectable, M. Riebeck, vint passer une heure chez moi deux fois par semaine; il me fit lire l'Ancien et le Nouveau Testament et, sans discuter les autres cultes, sans me faire connaître les dogmes des autres religions, ses instructions se bornaient à des exhortations morales qui auraient pu convenir également à un calviniste, à un catholique ou à un grec. Le vendredi saint n'était pas pour les protestants un jour qui exclût la consécration; on le choisit pour me donner le sacrement de confirmation. Je le reçus seule dans la grande église Saint-Nicolas[108] et fus ensuite à la sainte table avec tous les fidèles, parmi lesquels il s'en trouvait beaucoup que l'intérêt et la curiosité y avaient attirés. Cette cérémonie fut singulière et j'en conserve un souvenir très vif. Au lieu de me faire apprendre par coeur, comme c'est l'usage, les réponses aux questions que le pasteur vous adresse, celui qui m'avait instruite m'engagea à dresser moi-même une sorte de profession de foi: elle montrait le désir d'un jeune coeur d'être utile au prochain et agréable à Dieu qu'il commençait à connaître. Je ne me proclamais que chrétienne: il n'y avait pas un mot dans mon petit discours qui me fit appartenir à une secte plutôt qu'à une autre; il était simple, on en fut touché, car, pendant que je le disais à haute voix, j'entendis sangloter autour de moi. J'étais entourée de tous les serviteurs de notre maison qui, de bonne heure, s'étaient rendus à l'église pour être plus près de moi. Mes maîtres, mes amis, tout Berlin voulait me voir et m'entendre. Cette cérémonie fut à la fois imposante et triste. Suivant l'usage pratiqué le vendredi saint dans notre Église, tout le monde était en deuil; moi-même j'avais une longue robe noire et un voile de la même couleur. Une chaîne qui suspendait une croix à mon cou complétait mon vêtement funèbre, et me donnait presque l'air d'une religieuse. Des cierges nombreux répandaient par intervalles une vive clarté, mais laissaient dans les ténèbres les voûtes gothiques de l'église. Le jour était bas et nébuleux, et aucun rayon de soleil ne venait diminuer cette solennelle obscurité. Tout dans cette enceinte attristait la pensée. J'éprouvais tout à coup les impressions les plus sombres; l'avenir sembla se dévoiler à mes yeux dans l'instant où le pasteur, après avoir appelé sur moi la bénédiction du Très-Haut, me déclara reçue dans la communion des fidèles; je compris que c'était pour combattre, pour lutter péniblement que l'on me faisait entrer dans la vie, et non pour y parcourir une carrière heureuse et brillante telle que tout semblait me l'annoncer. Les prestiges de mon enfance s'évanouirent; je perdis connaissance vers la fin de la cérémonie. Je n'ai eu depuis que trop de raisons de me convaincre que le cri de mon avenir s'était fait entendre.
Le lendemain, ma mère me dit que Berlin ne lui convenait plus, qu'elle y était mal établie pour le moment, et qu'après le départ des Français, lorsque la cour serait revenue, la froideur que ses opinions politiques avaient inspirée à la reine, dont elle avait été l'amie intime, lui rendrait désormais le séjour de cette ville désagréable; qu'elle allait donc se fixer dans ses terres en Saxe, jusqu'à ce que mon mariage lui donnât une liberté plus absolue de voyager et d'aller en France, ce qu'elle souhaitait ardemment. Elle me montra, en même temps, un grand désir que je vinsse la rejoindre et, comme je possédais une jolie maison de campagne, à une demi-lieue de la sienne, dans laquelle je serais indépendante de fait et cependant sous l'aile maternelle, ce que mon âge rendait de plus en plus nécessaire pour moi et plus convenable, je l'assurais que je ne tarderais pas à la suivre. Je me réservai, cependant, de venir encore passer l'hiver suivant à Berlin, pour y trouver les maîtres dont j'avais besoin.
Les plus grands méfaits qui s'étaient passés dans ma maison dataient du premier commandant français, le général Hulin[110]. Je n'avais pas eu trop à me plaindre de son successeur le général Saint-Hilaire; et cependant je ne l'avais vu qu'une fois, à mon arrivée, car mon accueil maussade et fier ne l'avait pas engagé à renouveler ses visites. Je n'avais donc aucun rapport avec lui, lorsqu'il entendit parler de mon départ pour la Saxe; il sut que je devais traverser un pays infesté de malfaiteurs qui profitaient des désordres de la guerre pour dévaliser impunément les voyageurs et il m'offrit, sans rancune et de fort bonne grâce, deux de ses aides de camp pour m'accompagner… J'acceptai et j'eus raison, car nous fûmes attaqués à une demi-journée du but de notre voyage. M. Lafontaine, un des aides de camp du général, tué depuis à Wagram, fut dangereusement blessé par un des brigands qui voulaient nous dévaliser. Nous leur échappâmes, mais ce ne fut qu'avec peine que nous parvînmes à transporter le pauvre blessé. Il resta dix semaines chez nous à la campagne; en le soignant nous primes en amitié lui et son général, avec lequel cet accident nous mit en correspondance.
X
Séjour au château de Löbikau.—Arrivée des prétendants.—Dorothée reste fidèle au souvenir du prince Adam Czartoryski, envers lequel elle se croit engagée.—Intervention de l'empereur Alexandre en faveur du prince de Talleyrand qui demande la main de la princesse de Courlande pour son neveu, le comte Edmond de Périgord.—Le mariage a lieu à Francfort, le 22 avril 1809.
Je touchais à ma quinzième année et, malgré les ravages de la guerre, on me croyait encore assez de fortune pour que des grands seigneurs ruinés, tels que les princes de Hohenlohe et de Solms, désirassent rétablir leurs affaires en m'épousant. Mon éducation que l'on savait avoir été soignée et ma position qui était brillante me faisaient aussi rechercher par des princes plus considérables, tels que les ducs de Cobourg et de Gotha et le prince Auguste de Prusse.
J'avais une de ces figures qui, sans plaire à tout le monde, étaient toujours remarquées; elle parut faire assez d'impression sur le jeune prince Florentin de Salm, pour que j'eusse quelque raison de soupçonner qu'il était amoureux de moi.
Ma mère avait la bonté de recevoir les visites et les soins de tous ces messieurs qui, pour la plupart, l'ennuyaient assez. Quant à moi, j'habitais, comme je l'ai dit, un joli pavillon quarré placé au milieu d'un parc charmant et situé à une demi-lieue du château de ma mère. Je n'allais guère chez elle, à Löbikau, qu'aux heures où je savais la trouver seule et me plaisais à me rendre, pour ainsi dire, invisible aux yeux de tous ces prétendants. Ma mère ne voulait avoir l'air ni de les repousser, ni de les encourager; elle répétait que j'étais maîtresse de mon choix, et, comme je n'osais dire qu'il était tout fait, il fallait bien recevoir dans mon castel ces messieurs que ma mère venait de temps en temps me présenter. Je n'étais que polie et ne me montrais ni flattée, ni touchée de leurs soins. Quoique la manière dont on me les faisait passer en revue ne dût pas leur être très agréable, rien ne les décourageait; il serait difficile d'être plus tenace; surtout le prince de Mecklembourg et le prince de Reuss avaient complètement établi leur domicile chez ma mère. Le secrétaire, le médecin, la demoiselle d'honneur, les amis, les connaissances, tous étaient employés; chacun d'eux était dans les intérêts d'un de mes amoureux. J'entendais chanter leurs louanges toute la journée, sans être touchée; j'écoutais du plus beau sang-froid leurs déclarations et les éloges qu'ils me donnaient, et n'étais jamais occupée qu'à les déjouer par mon maintien insensible et dédaigneux. Cette lanterne magique m'amusait assez; j'étais d'ailleurs charmée que le prince Adam entendît dire que j'étais fort recherchée et qu'il sût, en même temps, que je n'accueillais aucune proposition.
On trouvera peut-être que je me suis étendue, avec une orgueilleuse complaisance, sur le nombre et la qualité des personnes qui me recherchaient en mariage. J'ai hésité à les nommer; mais je me suis dit que, si jamais ces Souvenirs avaient quelque publicité, les personnes que je cite auraient, ainsi que moi, disparu pour toujours, et qu'il est nécessaire pour l'intelligence future de ma position de bien faire connaître ce qu'elle était dans le principe; on comprendra beaucoup mieux que de toutes les chances qui m'étaient offertes, j'aie couru la moins vraisemblable. Le prince Adam était à Varsovie, d'où il écrivait à l'abbé Piattoli qui était venu nous joindre, que son projet était d'aller aux eaux de Bohême avec sa mère, de venir ensuite à Löbikau et là de me demander formellement en mariage. Mais la vieille princesse Czartoryska qui, au fond du coeur désirait que son fils épousât une jeune personne qu'elle avait élevée et qu'elle adorait, trouvait chaque jour un prétexte pour retarder son voyage; elle laissa passer la saison des eaux et alors ne parla plus que de l'année prochaine. Ma mère se montrait blessée pour moi de cette mauvaise grâce; l'abbé ne répondait qu'avec embarras aux reproches qu'elle lui faisait de m'avoir exclusivement attachée à un projet qui éprouvait des difficultés auxquelles je n'étais pas faite pour m'attendre. Je trouvais qu'elle avait un peu raison, mais j'étais loin d'en convenir; je croyais le prince tout aussi contrarié que moi et cette conviction me faisait supporter, avec plus de douceur que je n'en montrais habituellement, les mécomptes de l'amour-propre.
Les choses en étaient là, lorsqu'une lettre de l'empereur Alexandre[111] annonça à ma mère que d'Erfurt[112], où il était alors, il viendrait la voir; il la prévenait qu'il ne lui demanderait qu'à dîner et qu'il ne serait accompagné que du prince Troubetzkoï, son aide de camp, et de M. de Caulaincourt, ambassadeur de France[113], qui retournait avec lui à Pétersbourg. En effet, le 16 octobre 1808, l'empereur arriva à Löbikau, à cinq heures du soir. Ma mère insista pour que je sortisse de ma retraite ce jour-là; j'obéis. Elle était entourée de sa soeur, de ses filles, la princesse de Hohenzollern, la duchesse d'Acerenza et moi, du grand-duc de Mecklembourg, beau-père de l'empereur, du prince Gustave, dont j'ai déjà parlé, du prince de Reuss et d'un grand nombre de personnes que la curiosité avait attirées. L'empereur fut plein de grâce pour tout le monde et voulut surtout être occupé de moi. Il me dit qu'il me trouvait grandie, embellie et ajouta, en plaisantant, qu'il savait que j'étais comme Pénélope, entourée de beaucoup de prétendants qui se plaignaient de mes rigueurs. J'étais si éloignée de supposer qu'il fût venu avec l'intention de fixer le choix de ma mère, que je répondis sans embarras à cette plaisanterie qui dura assez longtemps. À table, ma mère et M. de Caulaincourt me séparaient de l'empereur, de manière que la conversation passait devant eux. Tout à coup l'empereur me demanda si je n'étais pas frappée d'une sorte de ressemblance qu'il prétendait avoir découverte entre le prince Czartoryski et M. de Périgord[114].
«De qui Votre Majesté veut-elle parler? répondis-je, en rougissant de m'entendre interpeller par une question que j'aurais cru plus délicat de ne pas m'adresser.—Mais de ce jeune homme assis là-bas, du neveu du prince de Bénévent, qui accompagne le duc de Vicence à Pétersbourg, fut la réponse de l'empereur.—Pardon, Sire, je n'avais pas remarqué l'aide de camp du duc de Vicence, et j'ai la vue si basse qu'il m'est impossible, d'ici, de distinguer ses traits.» Ma mère eut l'air mécontent. L'empereur se tut et M. de Caulaincourt me dit que le neveu du prince de Bénévent n'était pas son aide de camp, qu'il était momentanément attaché à l'ambassade de Pétersbourg. Cette explication ne m'intéressait guère et je l'écoutai à peine. Après le dîner, l'empereur pria ma mère de passer dans son cabinet; ils y restèrent enfermés deux heures. En quittant le salon ma mère me dit: «Soyez polie pour le duc de Vicence, causez avec lui, vous savez que l'empereur le traite comme son ami. Je n'ai pas obtenu de vos soeurs qu'elles lui adressassent la parole; votre tante partage toutes les ridicules préventions dont il est l'objet; mais vous qui êtes trop jeune pour avoir des opinions politiques, ou du moins pour en montrer, je vous charge de vous occuper de M. de Caulaincourt, car je ne veux pas qu'il parte mécontent.» Je me dévouai; et pendant que mes soeurs et ma tante causaient avec le petit groupe de princes allemands, je m'assis à côté de l'ambassadeur. La conversation d'une très jeune personne… avec un général de l'armée de Bonaparte ne pouvait être, réciproquement, bien satisfaisante; elle le fut cependant pour moi; je trouvai à M. de Caulaincourt l'air noble et beaucoup d'usage du monde. M. de Vicence était loin de ressembler aux courtisans de Napoléon que j'ai vus depuis. Probablement je lui parus moins gauche et moins maussade qu'aurait dû l'être aux yeux de l'élégance française une personne élevée au fond de l'Allemagne, car dans une lettre qu'il écrivit le lendemain au prince de Bénévent, dont il était l'ami, il fit de moi assez d'éloges. J'ai lu, depuis, cette lettre; elle commençait par ces mots: «La belle Dorothée a quinze ans; elle paraît fort bien élevée. Nous avons trouvé le château rempli d'épouseurs, mais le grand rival n'y était pas.»
L'empereur quitta Löbikau à onze heures du soir. Ma mère ne me dit rien du sujet de la conversation avec lui; elle me demanda seulement le lendemain comment j'avais trouvé M. de Périgord. «Mais, maman, je ne l'ai pas regardé; il me semble, d'ailleurs, qu'il s'est tenu constamment dans le premier salon.» La même question fut répétée à mes soeurs, elles firent à peu près la même réponse. Il se trouva que personne ne s'était occupé du neveu d'un homme qu'on regardait alors en Allemagne comme presque aussi puissant que Napoléon lui-même. Ce manque d'attention donna de l'humeur à ma mère; elle fit dire à M. Piattoli de venir lui parler, s'enferma avec lui et fut aussi rêveuse le reste de la journée que l'abbé parut attristé et découragé, cependant personne ne dit un mot.
Mademoiselle Hoffmann, qui voyait qu'on se défiait d'elle et qui en était très blessée, me dit qu'elle croyait que nous ferions bien de retourner à Berlin. J'étais moi-même vaguement troublée de l'air préoccupé de ma mère et de l'abbé; celui-ci évitait même de me parler du prince Adam. Enfin, mécontente de tout le monde, je ne demandais pas mieux que de m'éloigner et je repris assez tristement, au mois de novembre, la route de Berlin. Les armées françaises devaient évacuer la ville dans quelques semaines[115]; déjà une partie des bureaux du commandant était renvoyée et mon appartement me fut rendu. Le général Saint-Hilaire, touché des soins assidus que nous avions eus pour son aide de camp, cherchait par toutes sortes de moyens à nous laisser de lui des souvenirs agréables; nous lui savions gré de son intention et, pendant les dernières semaines, il s'établit entre lui et nous une réciprocité de bons procédés, desquels il résulta une sorte d'amitié qui me fit donner à sa mémoire des regrets véritables, lorsque j'appris l'année suivante qu'il avait été tué à la bataille d'Essling.
Le jour de naissance de ma mère était au mois de février et elle me répétait si souvent, dans ses lettres, qu'elle espérait que je viendrais la retrouver à cette époque, qu'il me fut impossible de ne pas céder à son désir. D'ailleurs l'abbé Piattoli, qui était resté auprès d'elle, m'écrivait des lettres si entortillées, si énigmatiques, sur l'objet qui m'intéressait le plus au monde, que je ne fus pas fâchée d'éclaircir définitivement ma situation qui me semblait de plus en plus environnée de mystère. Je quittai Berlin à la fin de janvier; hélas! je disais un bien long adieu à cette ville, mon berceau, le théâtre des innocentes joies de mon enfance!
Je m'arrêtai dans une petite ville, à quelques lieues de Löbikau, pour voir l'abbé Piattoli et causer avec lui. Il s'était établi là pour être plus près des médecins. Atteint de la cruelle maladie dont il est mort, je le trouvai si souffrant, si changé, que je n'osais presque aborder la question qui me tenait le plus au coeur. Je lui demandai cependant s'il avait des nouvelles du prince Czartoryski. «Je n'en ai point, me dit-il: ce silence doit vous prouver, ma chère enfant, que nos rêves étaient des chimères.—À Dieu ne plaise! m'écriai-je.—N'en parlons plus, reprit-il avec émotion, ce sujet de conversation me fait mal.» Forcée au silence, je le quittai aussi remplie d'incertitude que lorsque j'étais arrivée près de lui.
Ma mère me reçut avec une joie et une grâce que je ne lui avais jamais vues. Elle me dit que dans la mauvaise saison, il ne fallait pas songer à habiter mon pavillon d'été, qu'elle m'avait fait préparer un appartement et qu'elle voulait absolument me garder. Tout me paraissait étrange et nouveau dans cet accueil et semblait m'annoncer quelque événement connu de tout le monde, excepté de moi. Je ne pouvais définir l'espèce de terreur dont je me sentais agitée; les caresses même de ma mère m'inquiétaient, mais ce qui me déplaisait par-dessus tout c'était la présence inattendue d'un Polonais, le comte Batowski, jadis de la société de ma mère et qui s'était depuis établi en France; il me paraissait tombé des nues; je ne pouvais deviner le motif qui le faisait arriver tout droit de Paris, au coeur de l'hiver, dans un lieu qui ne devait lui offrir ni intérêt, ni amusement. Cependant trois ou quatre jours s'étaient passés sans qu'il fût survenu le moindre changement; je commençais à me calmer, lorsqu'un soir pendant que tout le monde était à écrire pour le départ du courrier et que j'étais seule au salon à préparer du thé, j'entendis le petit cor de chasse de nos postillons allemands annoncer l'arrivée d'un étranger. Un valet de chambre entra presque aussitôt et me demanda où était ma mère? «Dans son cabinet, elle veut être seule.—Mais il faudrait cependant l'avertir qu'un officier français, le même qui était ici avec le comte de Vicence, vient d'arriver.» À l'instant je compris tout, et les grâces de l'empereur, et les soins de ma mère, et cette prétendue ressemblance avec le prince Czartoryski; je ne pus donner aucun ordre à l'homme qui était devant moi, encore moins prévenir ma mère. Terrifiée à l'idée que M. de Périgord pouvait entrer dans ce salon où j'étais seule, je ne songeai qu'à me sauver. Je traversai le vestibule en courant, je montai rapidement l'escalier, et j'arrivai enfin, hors d'haleine, dans ma chambre. Mademoiselle Hoffmann qui s'y trouvait me demanda ce qui m'était arrivé. «Il est ici, répondis-je.—Qui, le prince Adam?—Hélas! non, ce Français!» Et me voilà à fondre en larmes. «Je suis sûre qu'il vient pour m'épouser.—Eh bien, vous le refuserez.—Oui, mais maman?—Elle ne vous a pas contrariée, jusqu'à présent.—Parce qu'elle ne se souciait d'aucun des mariages que j'ai refusés; mais vous connaissez son amour pour la France, son désir de s'y fixer.—Elle ne peut vous contraindre: calmez-vous donc, vous ne serez pas en état de paraître et ce qu'il y aurait de pis serait de montrer le trouble dans lequel vous êtes.» Me voilà donc séchant mes larmes et descendant avec un maintien assez calme au salon où l'on m'avait déjà demandée.
Ma mère était à la fois rayonnante et embarrassée; elle tenait dans ses mains plusieurs lettres qui paraissaient lui avoir été remises à l'instant. Après les avoir parcourues, elle me présenta à M. de Périgord que, pour le coup, il fallut bien regarder. M. Batowski était affairé, enchanté, insupportable; tout le reste de la maison paraissait aussi triste que je l'étais moi-même. Pourquoi en effet cette soudaine apparition? Comment l'expliquer si ce n'était par ma proposition de mariage que ma mère paraissait disposée à accueillir. Je me retirai de bonne heure et ne dormis guère.
Le lendemain matin, on vint dire à mademoiselle Hoffmann que ma mère désirait lui parler: elle s'habille à la hâte, descend, remonte fort troublée, au bout d'une heure, et me dit: «Allez chez madame votre mère, elle vous demande.—Que vous a-t-elle dit? que veut-elle de moi?—Vous le saurez, allez, et ne la faites pas attendre.» J'arrive chez ma mère qui était encore couchée; des lettres, les mêmes, à ce que je crus, que celles de la veille, étaient éparses sur son lit. «Il est temps, me dit-elle, de vous faire connaître le véritable motif de la visite que l'empereur de Russie m'a faite ici, à son retour d'Erfurt. Il croit avoir de grandes obligations au prince de Bénévent et il voudrait les reconnaître: Sa Majesté ayant témoigné à ce prince le désir de lui être agréable, celui-ci l'a prié de protéger auprès de moi la demande qu'il voulait me faire de votre main pour son neveu. L'empereur a donné sa parole que ce mariage aurait lieu; il est venu me le dire, en ajoutant qu'il comptait trop sur mon amitié pour ne pas être sûr que je l'aiderais à donner à un homme qu'il aime et qu'il lui importe de satisfaire, la seule preuve d'amitié qu'il eût l'air de désirer. J'ai répondu à l'empereur que toujours disposée à lui montrer le dévouement et la reconnaissance que je professe pour lui, je craignais cependant qu'il ne vînt m'en demander une preuve qu'il ne serait pas en mon pouvoir de lui donner. Je lui ai dit:—Vous connaissez, Sire, les idées antifrançaises des têtes allemandes, ma fille les partage toutes; elle a beaucoup d'absolu dans le caractère, sa position la rend indépendante, et ses soeurs, ses parents, ses amis, la cour de Prusse, toute l'Allemagne crieront contre ce mariage. Sans avoir à me plaindre de Dorothée, je sais cependant que j'ai peu d'influence sur son esprit; et d'ailleurs, je vous dirai avec franchise, Sire, qu'il est depuis longtemps question du mariage de ma fille avec un des anciens amis de Votre Majesté. Le prince Adam Czartoryski est l'homme qu'elle préfère; je n'ai aucune raison grave à opposer à son choix et je ne vois aucun moyen d'empêcher que ce mariage n'ait lieu l'année prochaine.—Le désirez-vous? reprit l'empereur.—Non, Sire: une grande différence d'âge, le caractère difficile de la vieille princesse et la mauvaise grâce qu'elle a mise jusqu'à présent dans cette affaire, m'en éloignent plutôt.—Alors, dit l'empereur, je n'admets aucune de vos autres raisons; la jeune Dorothée, à quinze ans, ne peut avoir des opinions politiques bien arrêtées; pour éviter tout le commérage que vous redoutez, il ne faut parler du mariage que je sollicite qu'au dernier moment; d'ailleurs, votre fille et vous-même seriez fixées en France et les cris de l'Allemagne vous seraient alors bien indifférents. Je crois la jeune princesse trop bien élevée pour que l'influence maternelle puisse être nulle sur elle lorsque vous consentirez à l'employer. Quant à Adam Czartoryski, je vous assure qu'il ne se soucie nullement de se marier[116], et qu'il se laissera toujours gouverner par sa mère, qui est une vieille Polonaise intrigante et dangereuse. Je ne vois dans tout ceci qu'une jeune tête que l'on s'est plu à exalter, car Adam est un excellent homme, sans doute, mais il est devenu si sauvage et si triste que rien en lui ne me semble propre à séduire une personne de quinze ans. Enfin, ma chère duchesse, je n'accepte aucune excuse, j'ai donné ma parole; je demande la vôtre, et je la demande comme un témoignage de l'amitié que vous m'avez promise et que je crois mériter.»—«Vous connaissez, ma chère enfant, continua ma mère, la reconnaissance que je dois à l'empereur Alexandre; vous savez qu'en Russie les bontés du souverain sont toujours précaires; que tout dépend de sa fantaisie et qu'il est pour moi du plus grand intérêt de soigner sa bienveillance; je lui ai promis que je ferais mon possible pour vous décider au mariage qu'il désire; je vous prie donc de ne pas refuser sans avoir bien pesé les avantages qui peuvent résulter pour toute votre famille de cette alliance. Lisez d'abord les lettres que je viens de recevoir.» Elle me remit alors les deux lettres qui étaient sur son lit; la première était de l'empereur qui répétait à peu près et avec de nouvelles instances toutes les choses qu'il lui avait dites; la seconde était du prince de Bénévent[118]. Il est inutile de dire qu'elle était parfaitement spirituelle et aussi adroite que possible pour diminuer les préventions dont la France et lui-même étaient l'objet. Il parlait de son neveu Edmond de Périgord comme d'un jeune homme qu'il aimait comme son fils, qu'il regardait comme tel et qui serait son héritier. Il parlait ensuite de moi de la manière la plus flatteuse et finissait par un mot touchant sur sa vieille mère[118] âgée de quatre-vingts ans, qui serait si heureuse, disait-il, de voir le bonheur de sa famille assuré, avant de finir sa grande carrière. Il ajoutait un alinéa sur l'éclat de la naissance, le lustre des anciens souvenirs et sur la noblesse sans mélange des grandes familles d'Allemagne. Enfin, je ne crois pas que dans toute sa carrière ministérielle le prince Bénévent ait jamais rédigé avec autant de soin la note diplomatique la plus importante. Cette lettre me fit quelque impression, au lieu que je ne trouvais dans les raisonnements autocrates d'Alexandre qu'un abus de position révoltant.
Lorsque j'eus replacé silencieusement les deux lettres sur le lit de ma mère, elle me demanda si je n'avais rien à lui dire. «Si je ne me croyais pas engagée au prince Adam, si dès l'âge de douze ans je n'avais pas accoutumé mon esprit à le regarder comme le seul homme que je doive épouser, si je n'étais pas arrivée à m'attacher sincèrement à cette idée et à placer toutes mes espérances de bonheur dans cette union, j'aurais pu, ma chère maman, répondis-je, essayer d'oublier le passé et de vaincre toutes mes répugnances actuelles pour faire une chose que vous paraissez désirer vivement; mais comme je ne peux croire que les retards qu'éprouve l'arrivée du prince Adam tiennent à sa volonté et que je ne puis me persuader, après tout ce qu'on m'a dit, qu'il n'attache plus à moi aucun prix, je croirais manquer à toutes les espérances que vous m'avez permis de donner et de concevoir, si je m'occupais de tout autre établissement; quitter ma patrie, aller à la cour de Bonaparte, m'éloigner de tous mes amis, épouser quelqu'un que je ne connais pas, accepter une position dont j'ignore tous les détails, seraient des difficultés qui, toutes réelles qu'elles sont, pourraient être surmontées pour vous faire plaisir et arranger vos rapports avec l'empereur Alexandre; mais votre situation n'est heureusement pas assez mauvaise, ma chère maman, pour que je me croie obligée de lui sacrifier ce que depuis si longtemps je regarde comme devant assurer le bonheur de mon avenir.» Je voulais lui baiser la main; elle la retira et montra à la fois de l'humeur et de la tristesse, car elle avait des larmes dans les yeux. Elle me dit avec humeur et émotion que je sacrifiais sa tranquillité et que je compromettais sa position russe pour des chimères, que j'allais de plus lui attirer l'inimitié du prince de Bénévent, regardé par les étrangers comme très puissant et très redoutable, que Napoléon lui-même croirait mon refus dicté par la haine contre la France et que les persécutions s'étendraient sur toutes les positions et sur tous les individus de notre famille. Elle se plaignait d'être peu heureuse par ses enfants et de trouver surtout en moi, qu'elle disait préférer à mes soeurs, une singulière ingratitude. «Vous voyez, me dit-elle, que l'empereur vous croyait assez bien née pour ne pas douter de l'influence que votre mère pourrait avoir sur vous; mais vous placez dans votre indépendance et dans votre froideur à mon égard une sorte d'amour-propre qui appartient au plus mauvais caractère. Du moins soyez polie pour M. de Périgord; et pour ne pas vous donner un ridicule, je laisserai passer deux ou trois jours avant de répondre au prince de Bénévent, car il faut au moins que vous ayez l'air de réfléchir. Je veux aussi que vous soyez plus obligeante pour M. de Batowski; il connaît tous les rapports de M. de Talleyrand et vous pouvez bien consentir à écouter ce qu'il aurait à vous dire sur cette illustre famille.»
Je n'avais jamais vu ma mère aussi émue, aussi mécontente, et cette excessive agitation dans une personne habituellement si douce et si calme me fit une impression inattendue et douloureuse. Ces reproches si nouveaux dans sa bouche me brisèrent le coeur. Je sortis tout en pleurs de sa chambre et remontai dans la mienne où mademoiselle Hoffmann m'attendait. Je lui racontai ce qui venait de se passer et elle me dit que ma mère l'avait prévenue de la proposition qu'elle allait me faire et lui avait demandé sa parole d'honneur de n'influencer en rien ma décision. «Je la lui ai donnée, ajouta-t-elle, avec d'autant moins de restriction que pour la première fois elle m'a vivement reproché d'être la cause de votre froideur et de votre manque de confiance à son égard. Suivez donc vos propres inspirations; vous avez assez d'esprit pour vous guider vous-même; je ne veux me charger d'aucune responsabilité dans une question aussi délicate; je me borne à vous engager à être polie pour M. de Périgord et à laisser M. Batowski vous parler; vous devez cette marque de déférence à madame votre mère.»
J'appris alors positivement ce dont je commençais à me douter, c'est que M. Batowski avait été le premier à lui donner l'idée de me demander en mariage pour son neveu, qu'il l'avait prévenu en même temps de celui dont il était question avec le prince Czartoryski et avait indiqué l'empereur Alexandre comme pouvant seul lever cette difficulté. Dans la même journée il me fallut entendre l'éloge de tous les Talleyrand du monde. Il était facile de louer le prince de Bénévent sur son esprit et ses grands talents. Sa position brillante sans doute fut encore magnifiée et ses brouilleries avec Bonaparte furent passées sous silence, non seulement auprès de moi, mais surtout auprès de ma mère qui était charmée, éblouie du crédit que l'on supposait encore au vice-grand électeur. M. Edmond fut représenté comme un jeune homme d'une bravoure éclatante et d'un caractère charmant; son père comme tout ce que l'on pouvait voir de plus séduisant et de plus aimable; madame de Noailles[119], soeur de M. Edmond, comme la bonté, la simplicité et en même temps l'élégance en personne. Enfin ils étaient tous des êtres parfaits. Il fallait cependant bien dire quelques paroles de la princesse de Bénévent; mais il en parla très légèrement et comme d'une personne si insignifiante et si annulée qu'elle ne pouvait être regardée comme un inconvénient. Je faisais bien la part de l'exagération commandée par la situation de M. Batowski, mais je ne pouvais prévoir qu'elle fût aussi démesurée. «Si j'étais libre encore, lui dis-je, tout ce que vous m'apprenez serait bien propre à détruire ma répugnance; mais je me regarde comme engagée, je l'ai dit à ma mère, et je n'ai rien à ajouter.»
Quelle était cependant l'attitude de M. de Périgord? Celle d'un très jeune homme fort embarrassé d'être examiné et probablement refusé par une jeune personne triste et maussade. Il montrait d'ailleurs la plus grande réserve et ne parlait presque jamais. Il était impossible d'augurer de son caractère et de son esprit, car personne n'a jamais fait autant d'usage… du silence.
M. Batowski nous dit le soir même qu'il irait le lendemain savoir des nouvelles de M. Piattoli. Il revint le second jour et me remit une lettre de ce pauvre abbé dont l'état empirait à vue d'oeil. Je montai dans ma chambre pour lire cette lettre; elle était tracée d'une main tremblante et je fus bouleversée de son contenu. «Toutes nos espérances sont détruites, me disait-il; j'ai enfin reçu des nouvelles de Pologne; elles ne sont pas du prince Adam, mais d'un ami commun qui m'annonce que le mariage du prince avec mademoiselle Matuschewitz est arrangé, que tout Varsovie en parle, et que la vieille princesse est enchantée. Voilà donc, ma jeune amie, l'explication de ce long silence.» Sa lettre était courte: «Je suis si souffrant, ajoutait-il, que je ne puis en écrire davantage.»
Je demandai des chevaux à l'instant et, faisant à peine quelques excuses à ma mère, je partis pour chercher à obtenir plus de détails de l'abbé et m'assurer de la vérité d'un fait qui me paraissait impossible à croire. J'arrive, je trouve M. Piattoli presque mourant. Il voulait être seul et j'eus beaucoup de peine à obtenir qu'il me vît un instant. «Soyez heureuse, me dit-il, sans me donner le temps de faire une seule question. Soyez bien pour votre mère. Votre imagination me fait trembler, mais vous avez beaucoup d'esprit; servez-vous-en dans les circonstances difficiles que je prévois pour vous. Vous avez été le grand intérêt de mes dernières années; pardonnez-moi d'avoir voulu diriger votre avenir et confiez-le désormais à Madame votre mère.» Il se tut, je voulus parler, mais il ne me répondit pas et me fit signe de la main de m'éloigner; il mourut quelques jours après.
La personne qui, avec un zèle admirable, l'a soigné pendant sa longue maladie, et ne l'a pas quitté dans ses derniers moments, possédait sa plus intime confiance. Voici ce qu'elle m'a raconté lorsque, mariée depuis quatre ans, je vins momentanément en Allemagne et que je demandai à la voir.
Ma mère, craignant de déplaire à l'empereur Alexandre, passionnée pour la France où elle désirait se fixer et aussi heureuse d'avoir en moi un prétexte pour réaliser ce projet que mécontente du mariage qui devait m'établir en Pologne, avait montré avec confiance à l'abbé Piattoli ses craintes et ses désirs. Elle avait renouvelé ses plaintes de ce qu'il m'eût placée sous la dépendance des caprices d'une famille arrogante et dédaigneuse et lui avait même, pour la première fois, vivement reproché de n'avoir pas trouvé en lui le dévouement auquel elle aurait dû s'attendre après les services qu'elle lui avait rendus jadis. Enfin elle agit si vivement sur l'esprit du pauvre abbé qu'elle obtint de lui la promesse qu'il ne se mêlerait plus de ce mariage et qu'il chercherait même à m'en détacher en se servant, pour y parvenir, de la mauvaise grâce de la vieille princesse et de l'indolence de son fils.
Mais, depuis les dernières scènes de Löbikau, il ne suffisait plus de me parler du long silence du prince, il fallait le motiver. M. Batowski s'offrit pour aller décider l'abbé à un mensonge qui, disait-il, deviendrait bientôt une réalité, puisqu'en effet on savait que la vieille princesse désirait que son élève devînt sa belle-fille. Le mensonge, suivant lui, était peu de chose; il consistait seulement à me faire croire que le fils avait consenti au mariage qui n'était encore que projeté par la mère. Il ne doutait pas que cette conviction ne me rendît docile aux voeux de la mienne. M. Batowski manoeuvra si bien qu'il obtint la lettre dont j'ai parlé et qui décida de mon sort…
J'étais revenue de chez le pauvre abbé non seulement désolée de l'état dans lequel je l'avais laissé, mais le coeur ulcéré des torts que je croyais au prince Czartoryski. S'il avait pu me rester quelques doutes à cet égard, une vieille dame polonaise, la comtesse Olinska, amie de ma mère, et à qui on avait fait aussi la leçon, aurait achevé de les dissiper. Le lendemain de mon retour de chez l'abbé, elle nous dit, pendant que nous étions tous réunis, que des lettres de Varsovie qu'elle venait de recevoir annonçaient le mariage de M. Adam; elle ajouta beaucoup de détails que je n'écoutai plus.
Convaincue, indignée, je me lève, prie ma mère de passer dans la chambre à côté et lui dis dans ce premier moment d'amertume, que puisque le prince Adam rompait lui-même ses engagements, je me regardais comme libre des miens, que je serais fort aise d'être mariée bien avant lui; que mon coeur étant indifférent pour tout le monde, je ne demandais pas mieux que de fixer mon choix sur la personne qui convenait à ma mère et qu'elle pouvait dès ce moment donner ma parole à M. de Périgord.
Je parlai vite avec des larmes dans les yeux et dans la voix, mais ma mère eut l'air de ne s'apercevoir de rien, m'embrassa avec transports, m'applaudit, loua ma fierté, excita encore mon ressentiment, me remercia de prendre un parti qui allait combler tous ses voeux et, sans perdre une minute, me dit qu'elle allait annoncer cette bonne nouvelle à M. de Périgord. J'aurais voulu l'arrêter, mais elle était déjà rentrée dans le salon et je courus alors m'enfermer dans ma chambre, d'où je ne voulus pas redescendre de la soirée et je passai la nuit à pleurer.
Le lendemain, ma mère vint elle-même me trouver, elle me remercia encore, me cajola beaucoup et me dit qu'il fallait faire de bonne grâce la chose à laquelle je m'étais décidée, qu'elle me priait de descendre, que je trouverais M. de Périgord chez elle et qu'il serait ridicule que je ne fusse pas aimable pour lui. Je la suivis avec les yeux rouges et l'air du monde le plus abattu. Ma mère nous dit avec gaieté: «Allons je vais vous laisser seuls, vous avez sans doute beaucoup de choses à vous dire.» Et que pouvions-nous nous dire?
Assis en face l'un de l'autre, nous fûmes longtemps dans le plus profond silence. Je le rompis en disant: «J'espère, monsieur, que vous serez heureux dans le mariage que l'on a arrangé pour nous. Mais je dois vous dire, moi-même, ce que vous savez sans doute déjà, c'est que je cède au désir de ma mère, sans répugnance à la vérité, mais avec la plus parfaite indifférence pour vous. Peut-être serai-je heureuse, je veux le croire, mais vous trouverez, je pense, mes regrets de quitter ma patrie et mes amis tout simples et ne m'en voudrez pas de la tristesse que vous pourrez, dans les premiers temps du moins, remarquer en moi.—Mon Dieu, me répondit M. Edmond, cela me paraît tout naturel. D'ailleurs, moi aussi, je ne me marie que parce mon oncle le veut, car, à mon âge, on aime bien mieux la vie de garçon.»
Cette réponse ne me parut ni bien sensible ni bien flatteuse; mais en ce moment j'aurais été désolée de trouver un empressement auquel je n'aurais pas répondu et cette indifférence annoncée de part et d'autre était ce qui pouvait le mieux me convenir. Ma mère s'empressa d'écrire à Paris et à Pétersbourg. Les lettres partirent le jour même. M. de Périgord et M. Batowski nous quittèrent le lendemain sans que nous nous fussions reparlé, ils allèrent retrouver le prince de Bénévent, prendre avec lui les derniers arrangements et devaient revenir promptement, accompagnés de mon futur beau-père, pour la noce qui était fixée à un mois. Ma mère fit aussitôt part de ce mariage à toutes ses connaissances; mais elle ne montra aucune des réponses qu'elle reçut. Elles étaient toutes très froides et ne lui plaisaient guère. L'une des premières personnes auxquelles elle écrivit fut le prince Czartoryski à qui elle renvoya des lettres qu'il avait écrites à l'abbé Piattoli et qui étaient arrivées peu de jours après la mort de ce dernier. J'ai su depuis que ces lettres disaient qu'il avait vaincu enfin les répugnances de sa mère et qu'ayant appris que l'empereur Alexandre s'intéressait à un autre mariage pour moi, il se hâtait de terminer tous ses arrangements pour arriver dans quelques semaines à Löbikau.
L'intrigue secrète qui a conduit ma destinée ne m'a été dévoilée que peu à peu et longtemps après l'époque dont je parle. Les tristes jours qui précédèrent mon changement d'état s'écoulèrent pour moi dans une sorte d'apathie dont personne ne paraissait s'apercevoir excepté mademoiselle Hoffmann qui, mécontente et affligée, n'osait cependant se permettre d'user de son crédit sur moi pour me faire manquer à la parole que je n'avais donnée que par humeur et dépit.
Je pleurais mon pauvre Piattoli, je regrettais l'Allemagne et je ne m'amusais d'aucun des préparatifs du trousseau qui amusaient ma mère. Lorsque je pensais à mon avenir, je ne le comprenais guère. J'ignorais absolument ce qui m'attendait. Je ne savais rien de Paris et de la famille dans laquelle j'allais entrer que par ce qu'on en disait vaguement en Allemagne, où l'opinion n'était pas favorable aux Français, et par le récit brillant de M. Batowski que je n'avais guère écouté et que je croyais peu exact. La personne sur laquelle j'avais le moins de données et à laquelle je pensais le moins qu'il m'était possible, c'était M. de Périgord… On m'avait dit qu'il était bon enfant. Je croyais que sans m'aimer il était flatté de m'épouser, que je trouverais en lui de l'indifférence et des égards et c'était tout ce que je demandais. Habitant un pays protestant et ne pouvant trouver près de nous un prêtre catholique, il fut décidé que mon mariage se ferait à Francfort, qui était sur notre route pour venir en France. Le prince-primat résidait alors dans cette ville et il s'offrit, par égard pour ma mère et pour le prince de Bénévent, dont il était l'ami, à nous donner la bénédiction nuptiale.
APPENDICES
I
ARRESTATION DU DUC DE COURLANDE[120]
Le principal agent du général Münich fut son aide de camp, le général de
Manstein. Voici le récit de l'arrestation du duc de Courlande, fait par
Manstein lui-même:
«Le jour d'avant la révolution, savoir le 28 novembre, le maréchal de
Münich dîna avec le Duc qui le pria, en se séparant, de revenir le soir.
Ils restèrent à l'ordinaire fort tard ensemble à s'entretenir sur
plusieurs choses qui regardaient les affaires du temps.
«Le Duc fut, toute la soirée, inquiet et rêveur; il changea souvent de conversation, comme un homme distrait et, à propos de rien, il lui fit cette demande: Monsieur le Maréchal, dans vos expéditions militaires n'avez-vous jamais rien entrepris de conséquence, de nuit? Cette demande imprévue déconcerta presque le Maréchal; il s'imaginait que le Régent se doutait de son dessein; il se remit toutefois sans que le Régent pût remarquer son trouble et répondit qu'il ne se souvenait pas d'avoir jamais entrepris des choses extraordinaires la nuit, mais que son principe était de se servir de toutes les occasions quand elles paraissaient favorables.
«Ils se séparèrent à onze heures du soir, le Maréchal, dans la résolution de ne plus différer son dessein de perdre le Régent, et celui-ci bien résolu de se méfier de tout le monde, d'éloigner ceux qui pourraient lui donner de l'ombrage et de s'affermir de plus en plus dans la puissance souveraine en plaçant la princesse Élisabeth ou le duc de Holstein sur le trône. Il voyait bien que, sans cela, il lui serait impossible de se maintenir, le nombre des mécontents augmentant tous les jours. Mais comme il ne voulait rien entreprendre avant les obsèques de l'Impératrice[121], ses ennemis le prévinrent. Le maréchal de Münich, étant persuadé qu'il serait le premier qu'on congédierait, voulut frapper son coup sans perdre un instant.
«Lorsque le Maréchal fut revenu de la cour, il dit à son premier aide de camp, le lieutenant colonel de Manstein, qu'il aurait besoin de lui de grand matin. À deux heures après minuit, il le fit appeler; ils montèrent seuls en carrosse et se rendirent au Palais d'Hiver, où, après la mort de l'Impératrice, on avait logé l'Empereur et ses parents. Le Maréchal, accompagné de son aide de camp, entra dans l'appartement de la princesse par sa garde-robe. Il fit lever mademoiselle de Mengden, dame d'honneur et favorite de la princesse. M. de Münich lui ayant dit de quoi il était question, elle fut éveiller Leurs Altesses; mais la princesse seule vint parler au Maréchal. Après un moment d'entretien, le Maréchal ordonna à Manstein d'appeler tous les officiers qui étaient de garde au Palais, pour venir parler à la Princesse. Les officiers arrivés, la Princesse leur représenta en peu de mots tous les outrages que le Régent faisait souffrir à l'Empereur, à elle et à son époux; elle ajouta que lui étant impossible et même honteux de souffrir plus longtemps toutes ces indignités, elle était résolue de le faire arrêter; qu'elle avait chargé le maréchal de Münich de cette commission, et qu'elle se flattait que tous ces braves officiers voudraient bien suivre les ordres de leur général et seconder son zèle.
«Les officiers ne firent aucune difficulté d'obéir à tout ce que la Princesse exigeait d'eux. Elle leur donna sa main à baiser, puis les ayant embrassés, ils descendirent avec le Maréchal et firent mettre la garde sous les armes. Le comte de Münich dit aux soldats de quoi il s'agissait: tous d'une commune voix lui répondirent qu'ils étaient prêts à le suivre partout où il les mènerait. On leur fit mettre les armes en état; un officier avec quarante hommes fut laissé à la garde du drapeau; les autres quatre-vingts marchèrent avec le Maréchal vers le Palais d'Été où le Régent logeait encore. Environ à deux cents pas de cette maison, la troupe fit halte; le Maréchal envoya Manstein aux officiers de la garde du Régent pour leur dire les intentions de la princesse Anne; ils ne firent pas plus de difficultés que les autres et s'offrirent même d'aider à arrêter le Duc, si on avait besoin d'eux. Alors le Maréchal dit à Manstein de prendre avec lui un officier et vingt fusiliers, d'entrer dans le Palais, d'arrêter le duc et, en cas de résistance, de le faire tuer sans miséricorde.
«Manstein étant entré dans le Palais ordonna à sa petite troupe de le suivre de loin pour ne pas faire de bruit. Toutes les sentinelles le laissèrent passer sans aucune opposition; car comme il était connu de tous les soldats, ils s'imaginaient qu'il était envoyé au Duc pour quelque affaire de conséquence. Après avoir traversé les appartements il se trouva tout d'un coup dans un grand embarras, il ne connaissait pas la chambre à coucher du Duc et il ne voulait pas non plus la demander aux domestiques qui veillaient dans les antichambres, pour ne pas donner l'alarme. Après un moment de réflexion il résolut de pousser en avant, dans l'espérance de trouver enfin ce qu'il cherchait. Effectivement, ayant encore traversé deux chambres, il se trouva devant une porte fermée à clef; elle était heureusement à deux battants, et les domestiques avaient négligé de fermer les verrous en haut et en bas, de sorte qu'il n'eut pas grand'peine à la forcer. Il y trouva un grand lit où couchaient le Duc et la Duchesse, qui dormaient d'un sommeil si profond que le bruit qu'il fit en forçant la porte ne put les éveiller. Manstein, s'étant approché du lit, ouvrit les rideaux et demanda à parler au Régent; alors ils s'éveillèrent tous deux en sursaut et commencèrent à crier de toutes leurs forces, se doutant bien qu'il n'y était pas venu pour leur apporter de bonnes nouvelles. Manstein se jeta sur lui, et le tint étroitement embrassé jusqu'à ce que les gardes arrivèrent. Le Duc, s'étant enfin relevé, voulut se débarrasser d'entre les mains des soldats et donna des coups de poing à droite et à gauche. Les soldats à leur tour lui donnèrent de grands coups de crosse, le jetèrent à terre, lui mirent un mouchoir dans la bouche, lui lièrent les mains avec l'écharpe d'un officier et le portèrent tout nu devant le corps de garde où, l'ayant couvert d'un manteau de soldat, ils le mirent dans le carrosse du Maréchal qui l'y attendait. Un officier fut placé auprès de lui et on le conduisit au Palais d'Hiver… Celui qui a eu grande part dans cette affaire avoue qu'il ne saurait comprendre comment cela a pu réussir; car, selon les mesures prises par le Duc, l'affaire devait manquer; une seule sentinelle, qui aurait fait du bruit, aurait pu empêcher tout… Si un seul homme avait fait son devoir, on aurait échoué.»
(Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, par le général Manstein; nouvelle édition, Lyon, 1772, t. II, p. 98-109. Bibl. nat., M. 17 557.)
II
PORTRAIT DU PRINCE LOUIS-FERDINAND
Voici le portrait que Clausewitz fait du prince Louis-Ferdinand de
Prusse:
«C'était l'Alcibiade prussien. Les moeurs un peu désordonnées n'avaient pas laissé sa tête venir à maturité. Tout comme s'il avait été le premier-né de Mars, il possédait une incroyable richesse de coeur et de hardie résolution; et de même qu'habituellement les aînés, fiers de leurs richesses, négligent le reste, il n'avait pas assez fait pour s'instruire sérieusement et développer son esprit. Les Français le nommaient un crâne; si, par là, ils voulaient le traiter de tête folle sans esprit, le jugement était très erroné. Son courage n'était pas une brutale indifférence de la vie, mais un vrai besoin de grandeur, un véritable héroïsme. Il aimait la vie et en jouissait trop, mais le danger était en même temps pour lui un besoin de la vie, il était l'ami de sa jeunesse. S'il ne pouvait chercher le danger à la guerre, il le cherchait à la chasse, sur les grands fleuves, sur des chevaux indomptés, etc. Il était spirituel à un haut degré, d'une fine éducation, plein de gaieté, de lecture et de talents de toute sorte; entre autres, il était musicien et pouvait passer pour un virtuose sur le clavier.
«Il avait à peu près trente ans; il était grand, élancé et bien bâti. Ses traits étaient fins et nobles. Il avait le front haut, le nez un peu recourbé, de petits yeux bleus pleins d'un vif éclat, de belles couleurs, des cheveux blonds, bouclés. Il avait une tenue pleine de distinction, une démarche ferme et une manière de porter la poitrine et la tête où on voyait la fierté et l'amour-propre qui conviennent à un prince et à un soldat téméraire.
«La jouissance déréglée de la vie avait laissé sur ses nobles traits des traces d'une fatigue précoce, mais on n'y trouvait rien de vulgaire. Son expression n'était pas, comme on pourrait le croire, celle d'un libertin audacieux, parce qu'il régnait en lui de trop grandes idées et que le besoin intime de gloire et de grandeur paraissait comme un noble reflet sur son visage.
«Né avec de si nobles qualités et dans une si grande position, il serait forcément devenu un grand capitaine si une longue guerre l'y avait dressé, ou si un caractère plus sérieux et moins de négligence lui avaient permis, en temps de paix, une étude durable et l'examen des grandes relations de la vie. Il n'était pas, comme la plupart des hommes que nous avons vus, resté ignorant des événements de son temps en ce qui touchait la guerre et l'administration. Il ne restait pas persuadé, avec la foi du charbonnier, que la Prusse s'élevait forcément au-dessus de tout et que rien ne pouvait résister à la tactique prussienne.
«Les grands événements du monde l'occupaient vivement; les nouvelles idées et les nouveaux faits, recueillis par son esprit vif, bruissaient dans sa tête. Il se moquait de la minutie et de la pédanterie, avec lesquelles on voulait faire quelque chose de grand. Il cherchait à s'entourer des hommes les plus distingués dans toutes les sciences. Mais il n'y avait dans sa vie aucune heure de réflexion sérieuse, calme, personnelle, et par suite également aucune saine idée fondamentale, aucune conviction ferme conduisant à une action qui en aurait découlé. Son entourage de têtes distinguées lui nuisait plus qu'il ne lui servait, car il prenait la surface de leurs idées et en nourrissait son esprit sans jamais avoir une idée lui-même. Le sentiment excessif du courage lui donnait une fausse sûreté. Il arriva donc qu'il n'avait aucune pensée claire sur la guerre comme sur le reste, que la manière de la conduire maintenant lui était demeurée étrangère; et, lorsqu'il eut à agir, il ne sut rien faire de mieux à Saalfeld que ce que les terrains de revue de Berlin, Potsdam et Magdebourg lui avaient appris. Comme il fallait s'y attendre, il évalua trop haut l'action de son courage; il voulut résister non avec son intelligence, mais seulement avec son coeur. Il trouva la mort parce que, comme Talbot ne voulait pas laisser son bouclier, il ne voulut rien abandonner du terrain qui servait de champ de bataille; et c'est là la dernière preuve, et la plus convaincante, de son désir de gloire et de grandeur.
«Déjà dans la guerre de la Révolution, quoiqu'il eût à peine vingt ans, le prince Louis avait combattu avec distinction à la tête d'une brigade, et s'il n'a pas alors fait beaucoup plus, la faute en est seulement au système plein de précautions des Daun et des Lascy d'après lequel on faisait la guerre, et à la manière ignorante dont on faisait tout le reste. Si on avait su utiliser habilement les forces naturelles de ce jeune lion, l'État en aurait dès lors retiré une grande utilité, et ces trois années auraient suffi à donner une base sérieuse à tout le reste de la vie du prince.
«Jeune, beau, général, prince, neveu du Grand Frédéric, distingue par un bouillant courage dans le danger et par sa fougue dans les jouissances de la vie, il devait bientôt devenir l'idole du soldat et des jeunes officiers. Mais les vieux guerriers prévoyants, qui avaient de grands pans à leurs vestes, hochaient la tête en songeant à un si jeune maître et pensaient que tant que ces forces exubérantes ne se seraient pas mises au point dans le service terre à terre des corps de troupe, il n'y aurait rien à en tirer. Le prince cherchait à se dédommager, à Francfort, de la pédanterie dans laquelle on aurait voulu le tenir enfermé auprès de l'armée; et il le faisait en trouvant une issue vers la table de jeu et une jouissance plus vive des joies de la société.
«Après la guerre, il resta comme lieutenant général avec son régiment à Magdebourg, sans avoir aucun autre commandement ni aucune autre affaire. Une inspection d'infanterie lui aurait convenu de droit; il aurait pu diriger avec distinction une inspection de cavalerie, car il était un des plus hardis cavaliers de la monarchie. Mais tout cela aurait été contre l'esprit de la conduite des affaires. À un jeune prince un peu turbulent et léger, on ne pouvait rien confier, même pas la surveillance éloignée qu'exerçait un général inspecteur sur ses régiments. Il est vrai qu'on lui avait confié à la guerre une brigade, c'est-à-dire la vie de milliers d'hommes; mais les gens pensaient moins à cela qu'à ce qu'il eût à bien recevoir les commandements du commandant de la ligne dans une bataille. Il aurait été encore plus inusité d'en faire un cavalier. Il n'y avait donc aucun moyen, dans la monarchie prussienne, d'utiliser ou d'occuper d'une manière quelconque un jeune prince aussi distingué.
«Il continuait donc à mener joyeuse vie, faisait de grandes dettes, dissipait ses forces en jouissances bruyantes, n'avait pas dans ces plaisirs la meilleure société, mais ne s'abaissait pas pour cela; au contraire, il relevait la tête comme un bon nageur et son esprit restait toujours dans de nobles régions, toujours occupé des grandes affaires de l'État et de la patrie, toujours altéré d'honneur et de gloire. Lorsque la France, avec le début du XIXe siècle, commença à faire sentir avec orgueil sa prépondérance aux autres puissances européennes, on commença à voir, en Prusse, que le rôle politique que jouait le gouvernement depuis la paix de Bâle n'était ni très honorable, ni très prudent et prévoyant. Cette opinion grandit d'année en année et atteignit son point culminant en 1805, quand l'Autriche déclara la guerre à la France. Il y avait, à la vérité, plusieurs opinions en Prusse: le prince Louis appartenait à celle qui tenait la résistance à la France pour indispensable, et une résistance précoce pour préférable à une résistance tardive. Son sentiment d'honneur comme prince prussien et neveu du Grand Frédéric, son bouillant courage, même sa légèreté insouciante devaient le pousser dans cette direction.
«Si des hommes plus calmes, d'un caractère plus sérieux et d'une pensée plus profonde, étaient du même avis pour de meilleures raisons, cela ne les empêchait pas de se lier étroitement au prince, qui devint ainsi à peu près le chef du parti qui tenait la guerre contre la France pour le devoir le plus essentiel.
«Lorsque les Français, dans leurs mouvements contre l'Autriche en 1805, violèrent avec mépris le territoire prussien en Franconie, cette opinion s'éleva jusqu'à l'exaltation.
«Le prince Louis s'agita avec zèle dans ce sens, mais sans plan spécial, et le seul résultat fut qu'il se rendit gênant pour le gouvernement. Du reste, le roi ne l'aimait pas particulièrement. Ses moeurs déréglées choquaient le sérieux du roi; il lui attribuait aussi une ambition sans frein qui naturellement donne toujours un peu d'inquiétude à un roi, et ses qualités brillantes ne paraissaient pas assez solides à l'esprit hésitant du monarque. Le résultat principal de cette union d'opinion plus étroite des hommes les plus distingués de la capitale était en soi sans importance, mais dans l'histoire de la Prusse ce fut une explosion inouïe. L'opinion générale était qu'on devait ce système craintif au ministre Haugvitz et aux conseillers de cabinet Beyme et Lombard. Le prince Louis et ses amis politiques prirent par suite la résolution de déterminer le roi, par un mémoire politique, à renvoyer ces trois hommes et à se déclarer contre la France. On avait bien compté, comme cela arrive toujours en pareil cas, que le poids des signatures plus que celui des raisons devait porter le roi à changer son ministère et sa politique, si toutefois l'un et l'autre peuvent être dits siens. Le mémoire fut rédigé par le célèbre historien Johann von Müller, qui avait beaucoup de rapports avec le prince Louis, et signé par les frères du roi, les princes Henri et Guillaume, le beau-frère du roi le prince d'Orange, le prince Louis, son frère le prince Auguste, le général Ruchel (qui du reste n'était pas à Berlin, mais à l'armée), le général comte Schmettau, le ministre baron de Stein, et les colonels Phull et Scharnhorst. Le roi, comme on devait s'y attendre, prit très mal cette démarche, réprimanda vertement certains des signataires, envoya aussitôt les princes à l'armée, et laissa le mémoire sans réponse. Cet événement n'était pas fait pour mieux disposer le roi à l'égard du prince Louis. Ce prince alla à l'armée et prit le commandement de l'avant-garde de l'armée venant de Silésie sous les ordres du prince Hohenlohe.» (Clausewitz, Notes sur la Prusse dans sa grande catastrophe, 1806. Traduct. Niessel, p. 33 et suiv.)
III
L'ABBÉ PIATTOLI
On lit dans les Mémoires du prince Adam Czartoryski:
«L'abbé Piattoli fut appelé en Pologne par la princesse-maréchale Lubomirska, ma tante; elle le chargea de l'éducation du prince Henri Lubomirski, qu'elle avait adopté. À mon premier voyage à Paris, en 1776 et 1777, m'étant lié avec le prince Henri, je me trouvai tout naturellement sous l'influence de l'abbé Piattoli, influence qui ne put que m'être très salutaire. L'abbé Piattoli, comme tant d'autres qui portent ce titre, était séculier. C'était un homme très érudit; il s'était voué successivement à diverses branches de la science et avait une grande facilité de rédaction. Il possédait, en outre, un coeur chaleureux et capable de sacrifice… Il ne fut pas plutôt en position de connaître l'état de la Pologne et son mode de gouvernement, qu'il conçut l'idée de travailler à sa délivrance et s'en occupa tant qu'il put espérer que cette idée serait réalisée.
«L'état de mon pays, avant tous les bouleversements par lesquels il a passé depuis, était alors bien différent de ce qu'il est maintenant. C'était un calme plat après la tourmente. Les souvenirs de la confédération de Bar existaient sans doute dans la nation, il y avait bien un parti antirusse, mais faible et dont les efforts étaient impuissants à produire quelque résistance aux actes arbitraires de l'ambassade russe. Les noms les plus réputés dans le pays, ceux que l'on prononçait avec le plus de respect, s'étaient distingués pendant la confédération de Bar. Ainsi c'était M. le général Rzewuski qui était l'homme auquel il fallait s'adresser si l'on voulait travailler à préparer une existence plus libre pour la nation. J'écrivis sous la dictée de Piattoli un mémoire à ce sujet: il fut envoyé par une occasion sûre à mes parents dont je connaissais les sentiments, au maréchal Ignace Potocki et au général Rzewuski, tous deux gendres de la princesse-maréchale, ma tante. On espérait que cette réunion exercerait une influence salutaire et réussirait à amener quelques résultats pratiques. Je me rappelle avoir passé toute une nuit à transcrire ce mémoire, qui fut très bien accueilli. Je regrette de n'en plus retrouver la copie. Piattoli ne se sépara plus des Polonais et de leur cause: il continua à s'occuper de l'éducation du prince Henri et accompagna la princesse-maréchale en Angleterre, à Vienne, en Galicie; étant venu à Varsovie, pendant la grande diète, il fut appelé à devenir secrétaire du roi Stanislas lorsque ce prince, délivré du joug russe, se rallia au parti national. Il contribua, par son influence et ses conseils, à maintenir le Roi dans la nouvelle voie qu'il avait sincèrement adoptée. Plus tard, lorsque ce malheureux prince, cédant aux conseils du chancelier Chreptowiez, ministre constitutionnel des affaires étrangères, subit les décisions fatales de la confédération de Targowiça, l'abbé Piattoli renonça à une position où il n'avait plus l'espoir de faire le bien.
«Piattoli avait beaucoup d'imagination: elle lui offrait les moyens de sortir d'embarras, mais il se distingua toujours par beaucoup de bon sens, de désintéressement et de facilité à se résigner aux nécessités de la situation. Après la chute de la Pologne, Piattoli trouva un refuge chez la duchesse de Courlande, qui l'avait connu à Varsovie. C'était à l'époque où elle était revenue réclamer, de la grande diète, ses droits sur la Courlande. Ses sentiments patriotiques polonais étaient très vifs et ne se démentirent jamais. Les affaires de la Courlande conduisirent la duchesse à Pétersbourg; Piattoli l'y accompagna; nous nous retrouvâmes avec plaisir; loin d'avoir oublié nos premières relations, il chercha, au contraire, à les renouer. Quant à moi, j'étais véritablement enchanté d'avoir sous la main un instrument aussi sûr et aussi capable. Il ne fallait qu'indiquer les points principaux d'une négociation ou d'un système, pour qu'il en développât toutes les conséquences; il était ordinairement trop abondant dans les moyens qu'il proposait, mais en revanche parfaitement préparé à les réduire ou à les modifier selon les observations qui lui étaient faites.» (Czartoryski, Mémoires, t. I, pp. 392 et suiv.)
IV
LE RÉGIME SANITAIRE DE L'«ÉMILE»
«Tous ceux qui ont réfléchi sur la manière de vivre des anciens attribuent aux exercices de la gymnastique cette vigueur de corps et d'âme qui les distingue le plus sensiblement des modernes. La manière dont Montaigne appuie ce sentiment montre qu'il en étoit fortement pénétré; il y revient sans cesse et de mille façons. En parlant de l'éducation d'un enfant, pour lui roidir l'âme, il faut, dit-il, lui durcir les muscles; en l'accoutumant au travail, on l'accoutume à la douleur; il le faut rompre à l'âpreté des exercices, pour le dresser à l'âpreté de la dislocation, de la colique, et de tous les maux. Le sage Locke, le bon Rollin, le savant Fleuri, le pédant de Grouzas, si différents entre eux dans tout le reste, s'accordent tous en ce seul point d'exercer beaucoup les corps des enfants. C'est le plus judicieux de leurs préceptes; c'est celui qui est et sera toujours négligé. J'ai déjà suffisamment parlé de son importance, et comme on ne peut là-dessus donner de meilleures raisons ni des règles plus sensées que celles qu'on trouve dans le livre de Locke, je me contenterai d'y renvoyer, après avoir pris la liberté d'ajouter quelques observations aux siennes.
«Les membres d'un corps qui croît doivent être tous au large dans leur vêtement; rien ne doit gêner leur mouvement ni leur accroissement, rien de trop juste, rien qui colle au corps; point de ligatures. L'habillement françois, gênant et malsain pour les hommes, est pernicieux surtout aux enfants. Les humeurs stagnantes, arrêtées dans leur circulation, croupissent dans un repos qu'augmente la vie inactive et sédentaire, se corrompent et causent le scorbut, maladie tous les jours plus commune parmi nous, et presque ignorée des anciens, que leur manière de se vêtir et de vivre en préservoit. L'habillement du houssard, loin de remédier à cet inconvénient, l'augmente, et pour sauver aux enfants quelques ligatures, les presse par tout le corps. Ce qu'il y a de mieux à faire est de les laisser en jaquette aussi longtemps que possible, puis de leur donner un vêtement fort large, et de ne se point piquer de marquer leur taille, ce qui ne sert qu'à la déformer. Leurs défauts du corps et de l'esprit viennent presque tous de la même cause: on les veut faire hommes avant le temps.
«Il y a des couleurs gaies et des couleurs tristes: les premières sont plus du goût des enfants; elles leur siéent mieux aussi; et je ne vois pas pourquoi l'on ne consulteroit pas en ceci des convenances si naturelles: mais du moment qu'ils préfèrent une étoffe parce qu'elle est riche, leurs coeurs sont déjà livrés au luxe, à toutes les fantaisies de l'opinion; et ce goût ne leur est sûrement pas venu d'eux-mêmes. On ne sauroit dire combien le choix des vêtements et les motifs de ce choix influent sur l'éducation. Non seulement d'aveugles mères promettent à leurs enfants des parures pour récompense, on voit même d'insensés gouverneurs menacer leurs élèves d'un habit plus grossier et plus simple comme d'un châtiment. «Si vous n'étudiez mieux, si vous ne conservez mieux vos hardes, on vous habillera comme ce petit paysan.» C'est comme s'ils leur disoient: «Sachez que l'homme n'est rien que par ses habits, que votre prix est tout dans les vôtres.» Faut-il s'étonner que de si sages leçons profitent à la jeunesse, qu'elle n'estime que la parure, et qu'elle ne juge du mérite que sur le seul extérieur?
«Si j'avois à remettre la tête d'un enfant ainsi gâté, j'aurois soin que ses habits les plus riches fussent les plus incommodes, qu'il y fût gêné, toujours contraint, toujours assujetti de mille manières; je ferois fuir la liberté, la gaieté devant sa magnificence: s'il vouloit se mêler aux jeux d'autres enfants plus simplement mis, tout cesseroit, tout disparoîtroit à l'instant. Enfin je l'ennuierois, je le rassasierois tellement de son faste, je le rendrois tellement l'esclave de son habit doré, que j'en ferois le fléau de sa vie, et qu'il verroit avec moins d'effroi le plus noir cachot que les apprêts de sa parure. Tant qu'on n'a pas asservi l'enfant à nos préjugés, être à son aise et libre est toujours son premier désir; le vêtement le plus simple, le plus commode, celui qui l'assujettit le moins, est toujours le plus précieux pour lui.
«Il y a une habitude du corps convenable aux exercices, et une autre plus convenable à l'inaction. Celle-ci, laissant aux humeurs un cours égal et uniforme, doit garantir le corps des altérations de l'air; l'autre le faisant passer sans cesse de l'agitation au repos et de la chaleur au froid, doit l'accoutumer aux mêmes altérations. Il suit de là que les gens casaniers et sédentaires doivent s'habiller chaudement en tout temps, afin de se conserver le corps dans une température uniforme, la même à peu près dans toutes les saisons et à toutes les heures du jour. Ceux, au contraire, qui vont et viennent, au vent, au soleil, à la pluie, qui agissent beaucoup, et passent la plupart de leur temps sub dio, doivent être toujours vêtus légèrement, afin de s'habituer à toutes les vicissitudes de l'air et à tous les degrés de température, sans en être incommodés. Je conseillerais aux uns et aux autres de ne point changer d'habits selon les saisons, et ce sera la pratique constante de mon Émile, en quoi je n'entends pas qu'il porte l'été ses habits d'hiver, comme les gens sédentaires, mais qu'il porte l'hiver ses habits d'été comme les gens laborieux. Ce dernier usage a été celui du chevalier Newton pendant toute sa vie, et il a vécu quatre-vingts ans.
«Peu ou point de coiffure en toute saison. Les anciens Égyptiens avoient toujours la tête nue, les Perses la couvroient de grosses tiares, et la couvrent encore de gros turbans, dont, selon Chardin, l'air du pays leur rend l'usage nécessaire. J'ai remarqué dans un autre endroit la distinction que fit Hérodote sur un champ de bataille entre les crânes des Perses et ceux des Égyptiens. Comme donc il importe que les os de la tête deviennent plus durs, plus compacts, moins fragiles et moins poreux, pour mieux armer le cerveau non seulement contre les blessures, mais contre les rhumes, les fluxions, et toutes les impressions de l'air, accoutumez vos enfants à demeurer été et hiver, jour et nuit, toujours tête nue. Que si, pour la propreté et pour tenir leurs cheveux en ordre, vous leur voulez donner une coiffure durant la nuit, que ce soit un bonnet mince à claire-voie, et semblable au réseau dans lequel les Basques enveloppent leurs cheveux. Je sais bien que la plupart des mères, plus frappées de l'observation de Chardin que de mes raisons, croiront trouver partout l'air de Perse; mais moi je n'ai pas choisi mon élève européen pour en faire un Asiatique.
«En général, on habille trop les enfants et surtout durant le premier âge. Il faudroit plutôt les endurcir au froid qu'au chaud: le grand froid ne les incommode jamais quand on les y laisse exposés de bonne heure; mais le tissu de leur peau, trop tendre et trop lâche encore, laissant un trop libre passage à la transpiration, les livre par l'extrême chaleur à un épuisement inévitable. Aussi remarque-t-on qu'il en meurt plus dans le mois d'août que dans aucun autre mois. D'ailleurs il paraît constant, par la comparaison des peuples du Nord et de ceux du Midi, qu'on se rend plus robuste en supportant l'excès du froid que l'excès de la chaleur. Mais, à mesure que l'enfant grandit et que ses fibres se fortifient, accoutumez-le peu à peu à braver les rayons du soleil; en allant par degré vous l'endurcirez sans danger aux ardeurs de la zone torride.
«Locke, au milieu des préceptes mâles et sensés qu'il nous donne, retombe dans des contradictions qu'on n'attendroit pas d'un raisonneur aussi exact. Ce même homme, qui veut que les enfants se baignent l'été dans l'eau glacée, ne veut pas, quand ils sont échauffés, qu'ils boivent frais, ni qu'ils se couchent par terre dans des endroits humides. Mais puisqu'il veut que les souliers des enfants prennent l'eau dans tous les temps, la prendront-ils moins quand l'enfant aura chaud? et ne peut-on pas lui faire du corps, par rapport aux pieds, les mêmes inductions qu'il fait des pieds par rapport aux mains, et du corps par rapport au visage? Si vous voulez, lui dirois-je, que l'homme soit tout visage, pourquoi me blâmez-vous de vouloir qu'il soit tout pieds?
«Pour empêcher les enfants de boire quand ils ont chaud, il prescrit de les accoutumer à manger préalablement un morceau de pain avant que de boire. Cela est bien étrange que, quand l'enfant a soif, il faille lui donner à manger; j'aimerois mieux, quand il a faim, lui donner à boire. Jamais on ne me persuadera que nos premiers appétits soient si déréglés, qu'on ne puisse les satisfaire sans nous exposer à périr. Si cela étoit, le genre humain se fût cent fois détruit avant qu'on eût appris ce qu'il faut faire pour le conserver.
«Toutes les fois qu'Émile aura soif, je veux qu'on lui donne à boire; je veux qu'on lui donne de l'eau pure et sans aucune préparation, pas même de la faire dégourdir, fût-il tout en nage, et fût-on dans le coeur de l'hiver. Le seul soin que je recommande est de distinguer la qualité des eaux. Si c'est de l'eau de rivière, donnez-la-lui sur-le-champ telle qu'elle sort de la rivière; si c'est de l'eau de source, il la faut laisser quelque-temps à l'air avant qu'il la boive. Dans les saisons chaudes les rivières sont chaudes: il n'en est pas de même des sources, qui n'ont pas reçu le contact de l'air; il faut attendre qu'elles soient à la température de l'atmosphère. L'hiver, au contraire, l'eau de source est à cet égard moins dangereuse que l'eau de rivière. Mais il n'est ni naturel ni fréquent qu'on se mette l'hiver en sueur, surtout en plein air, car l'air froid, frappant incessamment sur la peau, répercute en dedans la sueur et empêche les pores de s'ouvrir assez pour lui donner un passage libre. Or, je ne prétends pas qu'Émile s'exerce l'hiver au coin d'un bon feu, mais dehors, en pleine campagne, au milieu des glaces. Tant qu'il ne s'échauffera qu'à faire et lancer des balles de neige, laissons-le boire quand il aura soif; qu'il continue de s'exercer après avoir bu, et n'eu craignons aucun accident. Que si par quelque autre exercice il se, met en sueur et qu'il ait soif, qu'il boive froid, même en ce temps-là. Faites seulement en sorte de le mener au loin et à petits pas chercher son eau. Par le froid qu'on suppose, il sera suffisamment rafraîchi en arrivant pour la boire sans aucun danger. Surtout prenez ces précautions sans qu'il s'en aperçoive. J'aimerois mieux qu'il fût quelquefois malade que sans cesse attentif à sa santé.
«Il faut un long sommeil aux enfants, parce qu'ils font un extrême exercice. L'un sert de correctif à l'autre; aussi voit-on qu'ils ont besoin de tous deux. Le temps du repos est celui de la nuit, il est marqué par la nature. C'est une observation constante que le sommeil est plus tranquille et plus doux tandis que le soleil est sous l'horizon, et que l'air échauffé de ses rayons ne maintient pas nos sens dans un si grand calme. Ainsi l'habitude la plus salutaire est certainement de se lever et de se coucher avec le soleil. D'où il suit que dans nos climats l'homme et tous les animaux ont en général besoin de dormir plus longtemps l'hiver que l'été. Mais la vie civile n'est pas assez simple, assez naturelle, assez exempte de révolutions, d'accidents, pour qu'on doive accoutumer l'homme à cette uniformité, au point de la lui rendre nécessaire. Sans doute il faut s'assujettir aux règles, mais la première est de pouvoir les enfreindre sans risque quand la nécessité le veut. N'allez donc pas amollir indiscrètement votre élève dans la continuité d'un paisible sommeil, qui ne soit jamais interrompu. Livrez-le d'abord sans gêne à la loi de la nature; mais n'oubliez pas que parmi nous il doit être au-dessus de cette loi; qu'il doit pouvoir se coucher tard, se lever matin, être éveillé brusquement, passer les nuits debout sans en être incommodé. En s'y prenant assez tôt, en allant toujours doucement et par degrés on forme le tempérament aux mêmes choses qui le détruisent quand on l'y soumet déjà tout formé.
«Il importe de s'accoutumer d'abord à être mal couché; c'est le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En général, la vie dure, une fois tournée en habitude, multiplie les sensations agréables: la vie molle en prépare une infinité de déplaisantes. Les gens élevés trop délicatement ne trouvent plus de sommeil que sur le duvet; les gens accoutumés à dormir sur des planches le trouvent partout: il n'y a point de lit dur pour qui s'endort en se couchant.
«Un lit mollet, où l'on s'ensevelit dans la plume ou dans l'édredon, fond et dissout le corps pour ainsi dire. Les reins enveloppés trop chaudement s'échauffent. De là résultent souvent la pierre ou d'autres incommodités et infailliblement une complexion délicate qui les nourrit toutes.
«Le meilleur lit est celui qui procure un meilleur sommeil. Voilà celui que nous nous préparons, Emile et moi, pendant la journée. Nous n'avons pas besoin qu'on nous amène des esclaves de Perse pour faire nos lits; en labourant la terre nous remuons nos matelas.
«Je sais par expérience que quand un enfant est en santé, l'on est maître de le faire dormir et veiller presque à volonté. Quand l'enfant est couché, et que de son babil il ennuie sa bonne, elle lui dit: «Dormez»; c'est comme si elle lui disait: «Portez-vous bien!» quand il est malade. Le vrai moyen de le faire dormir est de l'ennuyer lui-même. Parlez tant qu'il soit forcé de se taire, et bientôt il dormira: les sermons sont toujours bons à quelque chose; autant vaut le prêcher que le bercer: mais si vous employez le soir ce narcotique, gardez-vous de l'employer le jour.
«J'éveillerai quelquefois Émile, moins de peur qu'il ne prenne l'habitude de dormir trop longtemps que pour l'accoutumer à tout, même à être éveillé brusquement. Au surplus, j'aurois bien peu de talent pour mon emploi, si je ne savois pas le forcer à s'éveiller de lui-même, et à se lever, pour ainsi dire, à ma volonté, sans que je lui dise un seul mot.
«S'il ne dort pas assez, je lui laisse entrevoir pour le lendemain une matinée ennuyeuse, et lui-même regardera comme autant de gagné tout ce qu'il en pourra laisser au sommeil: s'il dort trop, je lui montre à son réveil un amusement de son goût. Veux-je qu'il s'éveille à point nommé, je lui dis: «Demain à six heures on part pour la pêche, on se va promener à tel endroit; voulez-vous en être?» Il consent, il me prie de l'éveiller; je promets, ou je ne promets point selon le besoin: s'il s'éveille trop tard, il me trouve parti. Il aura du malheur si bientôt il n'apprend à s'éveiller de lui-même.
«Au reste, s'il arrivoit, ce qui est rare, que quelque enfant indolent eût du penchant à croupir dans la paresse, il ne faut point le livrer à ce penchant, dans lequel il s'engourdiroit tout à fait, mais lui administrer quelque stimulant qui l'éveille. On conçoit bien qu'il n'est pas question de le faire agir par force, mais de l'émouvoir par quelque appétit qui l'y porte; et cet appétit, pris avec choix dans l'ordre de la nature, nous mène à la fois à deux fins.
«Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adresse, on ne pût inspirer le goût, même la fureur, aux enfants, sans vanité, sans émulation, sans jalousie. Leur vivacité, leur esprit imitateur, suffisent; surtout leur gaieté naturelle, instrument dont la prise est sûre, et dont jamais précepteur ne sut s'aviser. Dans tous les jeux où ils sont bien persuadés que ce n'est que jeu, ils souffrent sans se plaindre, et même en riant, ce qu'ils ne souffrit lient jamais autrement sans verser des torrents de larmes. Les longs jeûnes, les coups, la brûlure, les fatigues de toute espèce, sont les amusements des jeunes sauvages; preuve que la douleur même a son assaisonnement qui peut en ôter l'amertume: mais il n'appartient pas à tous les maîtres de savoir apprêter ce ragoût, ni peut-être à tous les disciples de le savourer sans grimace. Me voilà de nouveau, si je n'y prends garde, égaré dans les exceptions.
«Ce qui n'en souffre point est cependant l'assujettissement de l'homme à la douleur, aux maux de son espèce, aux accidents, aux périls de la vie, enfin à la mort: plus on le familiarisera avec toutes ces idées, plus on le guérira de l'importune sensibilité qui ajoute au mal l'impatience de l'endurer; plus on l'apprivoisera avec les souffrances qui peuvent l'atteindre, plus on leur ôtera, comme eût dit. Montaigne, la pointure de l'étrangeté, et plus aussi on rendra son âme invulnérable et dure: son corps sera la cuirasse qui rebouchera tous les traits dont il pourrait être atteint au vif. Les approches même de la mort n'étant point la mort, à peine la sentira-t-il comme telle; il ne mourra pas, pour ainsi dire; il sera vivant ou mort, rien de plus. C'est de lui que le même Montaigne eût pu dire, comme il a dit d'un roi de Maroc, que nul homme n'a vécu si avant dans la mort. La constance et la fermeté sont, ainsi que les autres vertus, des apprentissages de l'enfance: mais ce n'est pas en apprenant leurs noms aux enfants qu'on les leur enseigne, c'est en les leur faisant goûter, sans qu'ils sachent ce que c'est.
«Mais, à propos de mourir, comment nous conduirons-nous avec notre élève relativement au danger de la petite vérole? La lui ferons-nous inoculer en bas âge, ou si nous attendrons qu'il la prenne naturellement? Le premier parti, plus conforme à notre pratique, garantit du péril l'âge où la vie est le plus précieux, au risque de celui où elle l'est le moins, si toutefois on peut donner le nom de risque à l'inoculation bien administrée.
«Mais le second est plus dans nos principes généraux, de laisser faire en tout la nature dans les soins qu'elle aime à prendre seule, et qu'elle abandonne aussitôt que l'homme veut s'en mêler. L'homme de la nature est toujours préparé: laissons-le inoculer par ce maître, il choisira mieux le moment que nous.» (Émile, livre II.)
V
LETTRES INÉDITES DE L'ABBÉ PIATTOLI PRÉCEPTEUR PHILOSOPHE DE L'ÉCOLE DE CONDILLAC À LA PRINCESSE DOROTHÉE DE COURLANDE
Saint-Pétersbourg, 2 décembre 1804.
Chère petite amie, c'est aujourd'hui le premier jour que je puis m'entretenir avec vous à mon aise, et répondre à vos deux premières lettres, car je présume qu'il y en a d'autres sans doute qui ne me sont pas encore parvenues, comme mon coeur vous le demande.
… Je commence par vous remercier des détails que vous me donnez de votre examen, et de vos journées. Quant à celles-ci elles se ressembleront toutes à peu près, dans cette saison surtout, qui est destinée, vous le savez, à préparer le développement de votre esprit et de votre caractère par la marche la plus constante et la plus régulière. La bonne amie en sent aussi bien que moi toute l'importance, et vous tâcherez de la seconder par cette tenue, par cet esprit d'ordre et de suite que nous vous avons recommandé sans cesse, et dont vous avez fait un article dans votre seconde conscience. Les deux points sur lesquels, chère petite amie, tu as eu quelques reproches à te faire, sont très essentiels.—Tu t'accuses de t'être moquée de quelques personnes! De tous les sentiments injustes qui peuvent germer dans notre âme par rapport aux défauts des autres, c'est le mépris; et de tous les moyens de manifester ce sentiment, le plus indélicat, je dirai même le plus atroce, c'est la moquerie. Les défauts qu'on connaît ou qu'on trouve dans les autres ne sont proprement que des leçons pour nous-mêmes. Ils nous rappellent nos défauts à nous et nous affligent ou nous humilient, bien loin d'avoir envie d'en rire. On nous dit tous les jours, chère enfant, que nous devons traiter notre prochain comme nous voudrions en être traités. Je crois qu'on pourrait aussi bien nous dire que nous devons nous traiter nous-mêmes comme nous traitons ordinairement les autres: à ceux-ci nous ne pardonnons rien, nous exigeons d'eux toutes les perfections, toutes les qualités possibles. Faisons-en autant pour nous, chère enfant, et nous serons infiniment meilleurs. L'humeur que tu te reproches aussi d'avoir eue pour les lectures de l'après-souper, mérite toute ton attention. Tu es naturellement portée à t'en prendre pour la moindre chose qui te contrarie. Hélas! chère enfant, notre vie entière est un tissu de traverses, de contrariétés, de désappointement. Plus le rang, la fortune, et les autres avantages de la naissance et du hasard, nous ont placés plus haut dans la société, plus nous devons faire provision de douceur, de bonté, de patience, en un mot; et plus nous devons nous accoutumer à maintenir nos volontés, nos devoirs et à nous résigner aux obstacles, qui réagiront sur nous de toutes parts. Plus on est grand dans le monde, plus on y a des rapports et des devoirs; par conséquent, plus de privations et plus de victoires sur nous-mêmes nous attendent. À mesure que tu avanceras en âge tu le verras, et le bonheur de ta vie dépend de cette vérité bien sentie.—Chère enfant, vous pourrez relire ces réflexions à votre aise et à côté de la bonne amie, qui vous en fera le commentaire et l'application en pratique.—Elle m'a accusé de t'avoir gâté l'esprit, en te donnant le goût des Amadis et des Lionel. Je ne m'en défends pas. C'est à toi de montrer que les héros dont tu aimes tant les exploits n'ont fait au fond que l'apprendre que pour devenir des Héros pareils, ils ont tous infiniment souffert et n'ont cessé de combattre.—Chère enfant, les monstres, les géants, les enchanteurs des Amadis sont nos passions, nos vices, nos illusions, nos défauts. Sous ce point de vue, et sachant par coeur Don Quichotte, Amadis pourra t'être bien utile. Pour cela, lorsque la bonne amie qui doit te guider en tout te propose une lecture ou t'en déconseille une autre et que tu te trouves contrariée par là, pense, je te prie, que cette contrariété n'est qu'un géant, qu'un monstre forgé par ton imagination. Rappelle-toi alors ton Amadis et va courageusement terrasser ton ennemie pour l'amour de ton perfectionnement, comme il l'eût fait pour l'amour de sa Dame.—Ta bonne amie sera la fée bienfaisante qui te surviendra et qui ira à ton secours dans le danger.
Saint-Pétersbourg, 17 décembre 1804.
La nouvelle année s'approche à grands pas, chère bonne enfant. Elle sera encore plus près, lorsque vous lirez ce billet. Vous n'attendez pas des voeux d'un ami tel que moi. Ils sont ceux de tous les jours, de tous les instants de ma vie. Ils sont tous dans cette pensée, qu'en comptant une année de plus, vous puissiez en compter une aussi de progrès dans votre caractère, dans votre santé, dans vos études, dans vos talents. Plus notre carrière avance, et plus la société acquiert des droits sur nous. Objet des tendres sollicitudes de la meilleure des mères; objet des soins inappréciables d'une excellente amie, entourée d'exemples, de lumières, de vertus et de tous les charmes de la bonté et de l'amabilité, que ne doit-on pas attendre de vous?—Cette vérité importante, chère Dorothée, vous est bien connue, mais on ne saurait trop la répéter à un enfant qu'on aime et dont on veut le bonheur. Dans le peu de temps que je suis ici, j'ai eu bien des occasions d'entendre, ou de voir de près les suites de quelques éducations célèbres, heureuses ou manquées. C'est dans le grand monde que la petitesse des idées, des sentiments, des maximes se montre le plus à découvert parce que le contraste en est d'autant plus frappant. C'est au milieu de toute la splendeur du rang que la morgue froide et la hauteur désobligeante offrent aux regards leurs traits hideux, c'est au sein de l'abondance et du luxe qu'on aperçoit le mieux le vide des âmes et la pauvreté des esprits. Bonne enfant, j'en ai été si vivement et si fraîchement frappé que j'en parle avec la même horreur que vous parliez, il y a quelque temps, des chats, quelque petits, quelque charmants qu'ils peuvent être. Adieu, chère, chère enfant. J'attends avec impatience de vos nouvelles. Il y a plus d'un long mois que j'en manque; vous me parlerez du vos occupations, de vos amusements, de vos jeunes amies, et surtout du retour de l'angélique maman!
Mille choses de ma part, en bon anglais, je vous prie, à madame Herz à qui on peut et on aime parler en tant de langues; assurez de mon parfait retour tous ceux qui ont la bonté de se souvenir de moi. Adieu encore une fois. Et les religieuses sont-elles mondaines, ou conservent-elles l'esprit et la coutume de leur état?
Le bon tuteur arrive et vous dit mille tendresses.
Saint-Pétersbourg, 25 décembre 1804.
Je vous félicite, chère bonne enfant, des journées sans reproches que vous m'annoncez, et que je compte avec plaisir, et je vous félicite encore plus de la franchise qui vous a fait avouer certains mauvais quarts d'heure, et de la manière dont la bonne amie me mande que vous les avez expiés. Oui, chère Dorothée, nos défauts, comme nos maladies, dès qu'on les connaît et qu'on les attaque de bonne heure à leur source sont bientôt guéris. Il en est qu'il faut poursuivre jusqu'à extinction; et gare aux rechutes!
Que de plaisir a dû vous faire le retour de votre adorable mère! Je vous vois d'ici, chère enfant, et j'ai été attendri jusqu'aux larmes au spectacle de ce moment! Puis sont venus les cadeaux, les souvenirs, les marques de bonté de cette maman unique! Puis la charmante petite montre, ce talisman minutieux qui aura le pouvoir de vous empêcher de sauter; et les pendeloques qui auront celui de vous faire tenir la tête à sa place. Tout en un mot, tout m'a, ou plutôt nous avait touchés, le bon tuteur et moi; et notre joie a été à peu près aussi enfantine que la vôtre. Et moi aussi, chère bonne enfant, j'ai reçu mes cadeaux! Mon coeur en était pénétré et je vous prie d'en être l'interprète auprès de l'angélique et bienfaisante maman. Mes remerciements passant par votre bouche gagneront une chaleur et une expression que toutes mes lettres et paroles no sauraient leur donner.
La bonne amie a beaucoup souffert. Je le vois par son dernier numéro, par vos lettres et par celles de ma croix. Vous l'avez soignée, sans doute, à côté de maman, et vous aurez pris sur vous de lui épargner toutes les angoisses, comme parfois la vivacité!—Hélas! et le premier médecin était au 60° degré!—Les extraits de vos lectures du soir seront d'un grand intérêt pour moi. Ils seront bien courts, j'en suis sûr, car vous aimez à abréger et le laconisme est en grande faveur chez vous. Mais tant mieux, s'il y a tout ce qu'il faut, on ne peut qu'y applaudir. Le babil ne vaut jamais rien.
Mes remerciements à la petite Louise qui, j'espère, aura bien des robes et des ouvrages de sa jolie main à nous montrer à notre retour. Vous verrez, chère enfant, que je n'ai pas oublié nos religieuses. Vous aurez de plus longues réponses à vos jolis numéros, par une bonne occasion. Hé oui! la bonne amie se moque parfois,—mais les occasions sures pour commérer de loin entre amis, c'est précieux!
Adieu, chère enfant. Le bon tuteur vous embrasse, comme il vous aime, c'est vous dire de tout son coeur. Il ne peut parler de vous sans un extrême attendrissement; que sera-ce quand vous serez dans l'âge d'apprécier ses soins et que vous aurez parfaitement répondu à tous nos voeux!
Vous me demandez, bonne enfant, de vous écrire des choses amusantes! ah! ma petite amie! que cela est difficile par le froid qu'il fait, et à la distance où nous sommes!
Distribuez, je vous prie, mes amitiés, mes compliments, mes respects dans votre société, à commencer par madame d'Acerenza, les princes, etc., les bienheureux, etc.!
Saint-Pétersbourg, 3 janvier 1805.
Chère bonne enfant, je vous dois de bien tendres remerciements pour tous les détails que vous me donnez de vos journées, et de vos amusements. J'apprends, avec tout l'intérêt que vous me connaissez pour vous, que le dessin continue et qu'il vous fait plaisir. Il se peut, chère enfant, qu'en rapprochant vos cahiers, vous y voyiez nos extraits ou des morceaux que vous aurez copiés. Tâchez, de grâce, de vous comparer à vous-même et de voir si vous avancez ou si vous reculez. Soignez surtout l'orthographe française. S'il m'était possible d'écrire longuement aujourd'hui, j'aurais de jolies anecdotes à vous raconter, dont quelques-unes vous frapperaient, j'en suis sûr, et vous engageraient à profiter des belles années de votre éducation. Dites, je vous prie, bien des choses à toute la société du mercredi et du soir. Je n'ai pas manqué un seul mercredi de boire à vos santés. Adieu, bonne enfant. Vous savez que je vous aime. Le bon tuteur vous embrasse.
Saint-Pétersbourg, 6 janvier 1805.
Je vous remercie bien tendrement, chère bonne enfant, du petit dernier billet que j'ai reçu de votre part. Il est bien écrit et bien orthographié. De grâce, continuez à vous soigner, c'est une chose absolument nécessaire. Madame Czarowska m'a écrit une très aimable lettre. Elle me parle de vous et de votre danse. Vous ne danserez, chère Dorka, que jusqu'à vingt ans, plus ou moins; mais la musique vous accompagnera, vous distraira, vous consolera toute la vie! Si par amitié pour moi, vous pouviez vous mettre en état de me dédommager de mon absence, à mon retour, par une sonate joliment exécutée, par une suite de gammes, telles que je les aime, je croirais que le ciel s'est ouvert pour me faire jouir d'un avant-goût de bonheur. Adieu, chère aimable Dorka. Voilà le bon tuteur qui m'envoie cette petite réponse pour vous. Ce sont des vers charmants et un des plus jolis morceaux sortis de sa plume. Vous ne tarderez pas à le remercier et vous ferez lire ces vers le premier mercredi après avoir reçu ce billet.
Mettez-moi aux pieds de la bonne adorable maman qui a fait de la charmante musique ce dernier jour de l'an! Saluez tous nos bons amis. Soyez bonne, aimable, obligeante, égale: ce sont les conseils d'un bon ami. Aujourd'hui on a béni l'eau de la Néva et les drapeaux de l'Empereur. C'est, dit-on, une superbe cérémonie. Quand nous nous reverrons, je vous en ferai la description. Adieu. Adieu.
Saint-Pétersbourg, 11 janvier 1805.
Je vous remercie, ma chère bonne petite amie, des intéressants petits détails de votre veille de Noël et des charmants cadeaux qui vous ont tant fait de plaisir. Si la chaîne que la bonne amie vous a donnée de ma part a pu ajouter quelque chose aux sensations agréables que vous a causées la montre, j'en suis aussi heureux que vous.—Chère enfant, que je suis content de voir par la première ligne de vos lettres, jour pour jour, que vous vous êtes défaite de certains défauts essentiels qui faisaient les objets de vos examens! C'est là ce qui doit surtout intéresser ma tendresse pour vous et me permettre une jouissance vraiment pure, vraiment céleste, en vous trouvant délivrée, dans l'intervalle, de la plupart de vos petites mauvaises habitudes. Je compte avec complaisance les jours où vous n'avez trouvé rien à vous reprocher et je désire que ce ne soit ni légèreté dans l'examen, ni manque de sévérité pour vous-même qui vous donnent cette aimable sécurité. La bonne maman, notre excellente amie sont contentes de vous; cela me rassure à mon tour, chère petite amie, et me fait désirer de vous avoir au plus tôt. Mais hélas! quand sera-ce que je le pourrai! J'ai assisté, avec le bon tuteur, à l'heiliger Christ de la charmante petite comtesse Augustine de Goltz; sa joie me rappelle la vôtre et nous avons parlé de vous à la société qui nous entourait.
Le peuple d'ici fera une fête l'avant-veille et la veille de Noël à la russe, le 4 et le 5 de ce mois. C'est un marché sur une place inconnue. Il y a toute sorte de provisions en tout genre, surtout en mangeaille, et la foule innombrable de vendeurs, d'acheteurs et de spectateurs fait un tableau unique. Heureusement cette année la saison a permis que toutes ces provisions soient arrivées en bon état; ordinairement le dégel en gâte beaucoup. Adieu, chère Dorka, le bon tuteur vient me prendre. Mille tendres choses à tous. Adieu.
Saint-Pétersbourg, 17/29 janvier 1805.
Il me faudrait répondre, chère bonne enfant, à deux de vos billets à la fois, mais je n'en aurai pas le temps. J'ai eu du monde, votre avocat et votre excellent chevalier. Ce dernier, à qui j'ai dit que dans toutes vos lettres vous vous souvenez de lui, m'a chargé de vous remercier tendrement et de vous prier de vouloir le rappeler au souvenir de la bonne amie et, par elle, aux bontés de l'adorable maman.
Merci, bonne enfant, du compte rendu de vos journées. J'y suis vraiment sensible et j'y donne toute mon attention. Les deux défauts qui semblent l'emporter sur les autres sont donc, chère enfant, le babil et l'impatience. Tous deux sont de votre âge, de cet âge où la parole devance la réflexion et où l'expérience ne nous a pas appris encore à souffrir. Cela se corrigera, bonne enfant, surtout si vous vous donnez la peine de vous observer et d'examiner, à côté de la bonne amie, combien il est dangereux de trop parler et combien il est inutile de s'impatienter. Je suis bien aise que le dessin, la danse et l'anglais aillent bien; le reste ira à merveille aussi et je m'attends à voir, avec grand plaisir, les petits extraits d'histoire et à faire, à notre ancienne manière, nos examens de géographie. Et nos comptes?—Oh! dans quelques semaines j'entendrai tout cela et je me dédommagerai avec usure de toutes les privations de ma trop longue absence.—Je ne doute nullement du plaisir que doit vous faire l'aimable et intéressante société de madame Schiekler. Tout ce que j'ai entendu de cette dame m'en doit convaincre et je désire d'en partager bientôt les soirées.
Savez-vous, chère enfant, que je ne saurais me rappeler le sens de ce mot bienheureux que ni vous, ni la bonne amie n'avez pu deviner! Dieu sait si j'ai écrit cela ou si je l'ai rêvé, car j'ai écrit souvent dans l'après dîner et, tombant de fatigue, cédé au sommeil.
Adieu, chère bonne enfant. Dites les plus jolies choses en bon anglais à madame Herz, que je félicite sur son parfait rétablissement; sa lettre au bon tuteur nous en est le garant. Adieu encore une fois. Mes voeux pour le jour du 6 février n'arrivent pas à temps par la poste, mais ils sont tout prêts à vous entourer ainsi que l'angélique maman, dont je voudrais pouvoir orner le bureau le 3, c'est-à-dire le plus beau des jours de notre année. Adieu, soyez bonne, aimable et surtout point d'humeur. Oh! jamais!
Saint-Pétersbourg, 27 janvier/8 février 1805.
Vous étiez malade, chère bonne enfant, le 18 janvier et vous l'aviez été encore plus les jours précédents. Quoique je ne l'aie appris que dans un temps où je dois vous croire tout à fait rétablie, j'en ai cependant ressenti toute la peine, toutes les angoisses que j'eusse éprouvées dans le temps même de la maladie et sur les lieux. De grâce, chère enfant, vous qui avez un coeur aimant et sensible, soignez-vous pour tout ce qui vous aime. Pensez que la moindre incommodité que vous avez alarme la tendresse des personnes à qui vous devez épargner toute sorte de chagrins ou de craintes; surtout, gardez-vous de donner occasion vous-même à vos maladies, chère enfant, soit par irréflexion, soit par gourmandise, soit par un excès de vivacité. L'âge où vous êtes porte déjà avec lui une assez bonne dose de maux, jusqu'à ce que votre constitution soit formée. Ne les augmentez pas, je vous prie, par votre faute. Votre angélique maman, votre bonne amie, votre bon tuteur et votre pauvre ami absent en souffriraient trop et vous vous reprocheriez leurs souffrances…
Saint-Pétersbourg, 31 janvier/12 février 1808.
Que dirai-je par ce courrier à mon aimable petite amie?—Mes félicitations pour son rétablissement, mes voeux pour sa conservation, pour la reprise de toutes ses occupations sont déjà partis avec les dernières lettres. La monotonie de l'hiver, celle de ma manière de vivre, le peu de monde que nous voyons et le peu d'intérêt qu'il doit avoir pour elle, n'offrent pas même de quoi remplir agréablement un demi-feuillet. Il faut cependant qu'elle ait quelques mots de son bon ami, qui l'aime et qui l'a toujours devant les yeux, qui la suit dans ses études, dans ses amusements, dans ses promenades, dans ses visites, en un mot qui vit avec elle, comme le sylphe de Marmontel, auquel d'ailleurs il serait bien fâché de ressembler. Lorsque j'aurai vu ce qu'il y a de plus remarquable dans cette immense capitale, je vous en parlerai, bonne enfant; mais jusqu'ici, ni spectacle, ni promenades publiques, ni palais, le bon ami n'a rien vu. Le bon tuteur a eu soin de parcourir ces différents objets pour en rendre compte à mademoiselle sa fille. Mais il a des yeux lui, et moi, je dois ménager les miens.—Une seule chose j'aurai à vous dire, qui intéressera pour un moment le prince de Belmonte aussi. C'est qu'outre l'excellente maison du duc de Serra-Capriola, j'ai trouvé deux excellentes maisons bourgeoises russo-italiennes, où l'on mange tout à fait des plats nationaux de ménage qui m'ont ramené à mes belles années de Modène.—J'ai fait la connaissance d'un prélat qui est tout différent de celui que la bonne amie aime tant. Celui-ci écrit parfaitement en prose et en vers, en italien et en latin, et j'ai passé avec lui des heures extrêmement agréables. Mais dans quelques jours il partira pour Moscou, pour y rester plusieurs mois, et me voilà de nouveau sevré des heures rares qui m'ont donné des distractions utiles au milieu des paperasses diplomatiques. Ce sont des anciennes connaissances de ma jeunesse, que j'ai trouvées fort bien établies dans cette ville et jouissant d'une aisance tranquille après de longues années de service à la cour impériale.
Adieu, chère bonne enfant. J'attends impatiemment vos nouvelles des premiers jours de février. Hélas! je ne les aurais qu'après-demain. Rappelez-moi, je vous prie, à tous ceux qui s'intéressent à moi.
Saint-Pétersbourg, 10/22 février 1805.
Je vous remercie, chère petite amie, avec la plus vive tendresse du joli billet que vous m'écriviez le 8 et le 9 du mois. Il est soigné, et sans gêne. C'est là précisément ce qu'il faut. La bonne amie a été contente de sa petite malade! J'en suis charmé, chère enfant. Un peu d'impatience vient du genre même de la maladie. Mais je suis sûr que Dorothée n'a pas oublié un certain jeune prince français qui, à douze ans, souffrit beaucoup et fut un ange de bonté et de patience!
Je sais aussi que vous faites des progrès dans le reste, autant que votre santé le permet.—Gardez-vous surtout, bonne enfant, de ce qui peut vous causer une maladie; vous pouvez apprécier vous-même la brèche que cela fait nécessairement dans toutes vos occupations.—La charmante pensée de la petite croix, qui vous a fait plaisir, appartient toute à la bonne amie, et je sais qu'on peut s'en lier à son goût et à son amitié. Elle est donc bien jolie? Chère enfant, pensez quelquefois que dans cet ornement votre imagination peut rassembler utilement une foule d'idées religieuses et morales qui ont de grands droits sur nous et qui influeront sur votre carrière jusqu'à la fin de vos jours.—Un mot sur une grossièreté involontaire sans doute, aimable amie; voyez à n'en commettre jamais d'autres. Mais de toutes nos distractions, car c'en est une, ce sont celles-là qu'il faut éviter le plus, parce que le doute seulement d'une mauvaise volonté, que l'amour-propre des autres est toujours propre à présumer, est terrible pour une âme délicate. Adieu, chère enfant, soignez bien votre santé! C'est dire le repos et le bonheur de tout ce qui vous aime, entre autre de votre vieil et bon ami.
Saint-Pétersbourg, 14-26 février 1805.
Vos nouvelles, chère bonne enfant, sont toujours intéressantes et font le plus grand plaisir à votre vieil et bon ami. Il m'est impossible de vous rendre la pareille, car tantôt malade, tantôt convalescent et tantôt garde-malade, je mène une vie monotone si nulle, que mes journées ne présentent pas même des nuances pour les distinguer. Les fêtes du 3 et du 6 ont été célébrées chez nous par de pauvres petites santés, telles que des valets ordinaires peuvent en porter. Elles n'ont pas été moins portées par le coeur le plus vrai et accompagnées par les voeux les plus sincères. Vous avez passé des soirées charmantes chez madame de Goeckingk. Je le crois bien. La seule mademoiselle Julie, à ce que me dit son oncle, pourrait répandre sa charmante gaieté sur la plus morne société.—Oh! combien de fois, ces jours-ci, le bon tuteur l'a souhaitée auprès de lui, dans sa fluxion aux yeux qui le tourmente et qui l'empêche d'écrire à sa famille. Ayez soin, chère enfant, de le dire à madame de Goeckingk et aussi en même temps, que nous espérons que cette maladie, suite de la saison et des neiges, ne sera pas longue et qu'elle a déjà du soulagement. Je vous félicite de bien bon coeur, chère aimable amie, de ce que vous apprenez le jeu de piquet. Parmi tant de choses que vous devez savoir dans le monde, celle-là en est une. Vous observerez en vous amusant à ce jeu, qu'il importe infiniment de savoir écarter et de mettre de la suite dans vos cartes. La bonne amie ne manquera sans doute pas de vous faire tirer cette morale de ce jeu qui n'est intéressant que par là.
Adieu, bonne et chère enfant. Ne vous plaignez pas du mauvais temps. En moins de deux fois vingt-quatre heures nous avons passé de 23 degrés de froid à 4 degrés de chaleur.—Il faut se soigner et s'habiller selon le temps. Je vous remercie de ce que vous lisez les lettres choisies de madame de Sévigné. Elles seront toujours des modèles de naturel et de goût. Mais on ne les imite pas, chère enfant.
Avec beaucoup de culture, avec un grand usage de la bonne société et un grand fonds de bienveillance pour les personnes à qui l'on écrit, on parvient à faire de jolies lettres, sans en avoir la prétention.
Adieu encore une fois, bonne enfant. Le bon tuteur attendra que vous soyez rétablie pour lire votre réponse. C'est vous dire qu'il l'attend avec impatience. Le bon chevalier est affligé de se trouver oublié dans les lettres de la petite société de Berlin.
Franchise dans l'aveu de ses fautes!—Adieu, adieu.
Saint-Pétersbourg, 21 février/5 mars 1805.
Vous m'avez écrit, chère bonne enfant, deux charmantes lettres qui m'ont fait grand, grand plaisir. Tout en vous remerciant, permettez que je vous exprime le désir que j'aurais d'y pouvoir rencontrer quelques traces du bon M. Maréchant.—C'est là, je crois, le vrai moyen de vous témoigner ma tendre reconnaissance. Je sais qu'on ne se gêne pas avec ses amis, mais à votre âge, bon enfant, tâchez de soigner votre écriture et votre orthographe; dans quelques années d'ici vous n'en aurez ni le temps ni la patience et vous aurez beaucoup de peine, toutes les fois que vous aurez une lettre importante à faire. L'exemple de l'adorable maman, de l'excellente amie, doivent vous conduire et vous encourager.
La perte d'une ancienne amie est un malheur très grand, très grand, chère enfant, surtout à un certain âge. Il est donc tout simple que la digne madame de Goeckingk ait été bien abattue, bien triste par la mort d'une amie respectable, d'une compagne de sa jeunesse qu'on ne remplace plus!—Vos cheveux longs et séparés sur le front vous accoutumeront à cette belle simplicité, qui fait le vrai mérite et le charme de tout ce qu'elle touche.
—Comment donc? bonne enfant, jusqu'au 21! Passe pour le piquet. Mais je vous félicite de ce que vous ne vous fâchez plus si vous perdez. C'est le plus vilain, le plus désagréable défaut dans la grande société; et comme on n'est censé jouer que pour s'amuser, on ne craint rien tant qu'un mauvais joueur qui de ce même amusement fait une occupation ou une peine à ses partenaires.—Il faudra, bonne enfant, que vous connaissiez tous ces misérables suppléments de notre nullité dans les assemblées de parade; mais vous aurez le bon esprit de ne vous y attacher nullement.
Un collier de feuilles de roses desséchées (c'est ainsi qu'il faut écrire) doit être un très joli collier. Je n'en ai pas d'idée. Vous me le montrerez et je vous devrai cette nouvelle connaissance.—Votre partie de traîneau et l'anecdote des gauffres m'ont beaucoup amusé. Mais, particulièrement, cette victoire de la paresse sur la gourmandise. Le temps viendra que celle-ci prendra bien sa revanche. Merci, bonne enfant, de ce que vous me dites sur votre oubli à l'article franchise dans l'aveu de vos fautes. Donnez-vous-en l'habitude, soyez fière de cette qualité. En les avouant, vous les expiez, et en sentant votre tort, vous prenez des forces pour n'y pas retomber; quand on nie sa faute, l'amour-propre est la dupe de lui-même. Notre conscience nous le reproche et la honte que nous avons de nous-même augmente en raison de celle que nous avons voulu nous épargner vis-à-vis des autres. Mille choses à toute la société du mercredi et du soir.
Saint-Pétersbourg, 24 février/8 mars 1805.
Une rose pour le général de Driesen; une pensée pour votre bon ami, une fleur pour le tuteur souffrant et malade, voilà, chère bonne enfant, des ouvrages bien intéressants, et des soins bien aimables. C'est ainsi que les talents doivent servir au sentiment et embellir les divers rapports de la vie. Je vous remercie bien tendrement pour ma part, ainsi qu'au nom du tuteur qui ne peut écrire et qui voudrait deviner quelle fleur sa charmante pupille lui pourrait destiner.—Votre grande promenade en traîneau vous a fait du bien, chère enfant, je n'en doute pas. L'air sec et un bon froid fortifient la tête et donnent du ton. Nous nous promenons aussi quelquefois dans cette immense ville, mais en voiture, glaces et rideaux fermés, comme des recluses, ou des prisonniers.—Il nous faut cependant nous en contenter, bonne petite amie, faute de mieux. Car le malade ne saurait supporter le soleil, et le soleil est nécessaire d'un autre côté pour rendre l'atmosphère plus supportable.—Savez-vous que depuis mon arrivée à Saint-Pétersbourg je n'ai écrit qu'une seule et unique fois au Bon oncle, et à mademoiselle Sidonie?—Mais, voulant écrire des épîtres je n'ai pas même fait des lettres et j'en suis tout honteux. Si vous avez l'occasion d'écrire encore une fois à votre aimable Futur, dites-lui, ainsi qu'à la bonne soeur, que jeté dans un nouveau monde, sans oublier un instant tout ce que je dois aux habitants de l'ancien, je n'ai pas su trouver un moment d'écrire encore une fois, et que ce n'est pas joli à moi,—que je le sais, je l'avoue, et tâcherai de réparer par un gros volume le silence de presque trois mois. Comment donc, chère enfant, vous voudriez déjà être à Löbikau? Est-ce que la fin de février est si belle chez vous qu'elle vous donne les premières envies de la campagne? Chez nous, l'hiver a repris et nous sommes de nouveau aux 8 et 12 à 13 degrés au-dessous de 0 du thermomètre inventé par le célèbre physicien français, M. de Réaumur.—Le zéro est le point de la glace. Ce qui est au-dessus marque la chaleur, ce qui est en dessous le froid.
Les assurances que vous me donnez, bonne petite amie, sur l'état de votre santé, me sont précieuses. Comme il ne s'agit que d'un peu de faiblesse aux jambes, la danse y mettra bon ordre et tout ira parfaitement bien.—Dans vos batailles avec la bonne amie, n'oubliez jamais, je vous prie par tout ce que vous aimez le plus au monde—c'est sans doute la bonne angélique maman—n'oubliez jamais la modération et l'adresse. Vous devez être désormais aussi grande et presque aussi forte que la bonne amie et un coup de votre main pourrait me faire peur à moi-même.
Je vous félicite, chère enfant, des jours où vous ne trouvez rien à vous reprocher. Je les compte avec soin; et sûr, comme je le suis, que vous ne l'écrivez qu'après y avoir bien pensé, je me réjouis de voir qu'il y en a un si grand nombre.—Puissiez-vous en compter de pareils jusqu'à l'âge où la réflexion, cette douce compagne, cette fidèle amie de l'homme aura pris cette heureuse consistance, ce tact exquis, dont dépend la vertu solide et la véritable félicité. La mort de la reine douairière nous a été apportée hier soir par un courrier parti le 26 février de Berlin.
On dit qu'elle sera regrettée, car elle faisait beaucoup de bien. Elle avait aussi beaucoup souffert dans sa belle jeunesse.
Adieu, chère aimable enfant. Soignez la bonne amie. Elle se plaint de maux de tête. Et vous savez s'ils sont terribles! Adieu, adieu.
Saint-Pétersbourg, 17/29 mars 1805.
Vous avez pleuré, bonne aimable enfant, à la tragédie de Marie Stuart! Cela m'a fait désirer que vous lisiez la vie de cette Reine infortunée, pour qui la nature avait tout fait, pour qui la fortune s'était en quelque sorte épuisée et qui par la violence de ses passions a fini sur un échafaud, après une captivité d'environ dix-huit ans.
Cette histoire est très instructive, chère petite amie, pour des personnes surtout qui dès le berceau semblaient avoir été appelées aux plus heureuses destinées.
Je vous félicite, chère enfant, de tous les amusements que vous procure votre angélique maman et des jolies soirées que vous avez au milieu de l'aimable jeunesse qui vous entoure. Soyez toujours envers les autres ce que vous voudriez que les autres fussent envers vous. La prévenance, la complaisance, le plaisir de faire plaisir doivent vous guider dans vos jeux, comme dans vos entretiens. Comment va le piquet? Comment va le 21?
Mademoiselle Julie de Hardenberg prend vos leçons. Vous aurez par là, chère enfant, une bonne occasion de vous fortifier dans l'étude de ce que vous avez appris. Vous ne me parlez pas de la petite Pauline; non plus que de la grande Pauline, dont je vous ai prié de me donner des nouvelles. Aurez-vous l'amitié pour moi de lui dire bien des choses en mon nom, ainsi qu'à sa digne maman et à toute son estimable famille! Le bon tuteur vous embrasse bien tendrement. Il a attendu la rose: mais il s'est consolé de ne pas la voir, pensant bien que ce n'est pas encore la saison chez vous, et moins encore au 60e degré de latitude Nord.
Voyez-vous, bonne enfant, je vous parle le langage de la Géographie savante et je suis sûr que vous me comprenez à merveille.
Cela fait du bien à mon coeur et vous vous en trouverez un jour beaucoup mieux encore que moi.—Adieu, chère bonne enfant. Le temps s'approche que le petit jardin de la maison de verre commencera à devenir si non habitable, du moins courable. Je vous vois sauter et bêcher, courir et arracher les mauvaises herbes! Cela me donne un joli moment. Si vous avez de bonnes nouvelles de la princesse de Hohenzollern, mandez-les-moi, je vous prie. Mes amitiés à toute votre société.
Votre vieux ami
P.
Saint-Pétersbourg, 28 fév./12 mars 1805.
Votre lettre du 24 février passé, chère aimable petite amie, est fort bien écrite et bien orthographiée; je vous en remercie tendrement, parce que je sens que c'est aussi pour me faire un peu de plaisir que vous soignez votre écriture. Ce motif est si obligeant! Il est si digne d'un coeur tel que le vôtre!
J'ai été peiné de l'incommodité du bon prince de Rohan. Mais les parties de chasse à pareille saison ne sont pas pour tout le monde. Il y a Louis et Louis, comme il y a âge et âge, n'est-ce pas, chère petite amie? J'ai été sincèrement touché de ce que vous me dites au sujet de la reine-mère. Elle était bonne, elle était bienfaisante. Ce sont nos plus beaux titres à l'estime, aux regrets de nos semblables. Quand même l'injustice des hommes nous refuserait ces sentiments, le seul témoignage que nous emporterons avec nous suffirait pour nous dédommager de tout. Mais, chère enfant, la reine-mère avait été à l'école du chagrin et de la gêne dans sa jeunesse. La vertu en a souvent besoin, et il est bien des malheurs, dans la vie, qui nous donnent ou développent chez nous de grandes qualités.
Vous avez montré, dites-vous, trop sensiblement votre ennui et même un peu d'humeur dans une société. Voilà, bonne enfant, un apprentissage pour vous. On est très souvent dans le cas de rencontrer des sociétés qui ne nous amusent point, qui peut-être même nous déplaisent. Vous n'avez, Dieu merci, de plus grands chagrins à craindre ou à éprouver habituellement à votre âge. Qu'ils vous servent d'occasion de vous exercer à l'art essentiel de vous posséder et de vous accommoder au goût des autres, par obligeance et par bonté. Le bon tuteur se porte un peu mieux aujourd'hui. Nous nous promenons presque toujours ensemble, glaces fermées, rideaux baissés, dans la ville. Ce matin, je n'ai pu l'accompagner et j'en suis bien fâché, car il n'aime pas se promener tout seul. Il a été très sensible aux jolies lignes que vous lui avez écrites et que je courus lui lire à son lit. Il les a relues dans la matinée et il est passé chez moi pour me recommander de vous en remercier de sa part.
Saint-Pétersbourg, 3/15 mars 1805.
Je réponds en hâte, chère aimable enfant, à votre jolie lettre du 21 février-12 mars. Merci des détails que vous me donnez sur les honneurs qu'a reçus M. Iffland à Dresde, et sur les distinctions que lui a accordées le plus réservé, le plus mesuré peut-être des princes de la Terre. Ces distinctions, tout en encourageant les talents et le mérite, font la gloire des grands qui savent les distribuer. Les artistes sont faits pour obtenir les récompenses dues à la peine qu'ils se sont donnée pour se perfectionner. Les princes sont faits pour partager avec jugement et sobriété ces récompenses. C'est un tact bien difficile à acquérir, chère enfant, que celui de ménager ces distinctions.
Vous l'apprendrez aussi, vous surtout à qui le sort impose des mesures encore plus sévères.
Ne soyez pas étonnée, petite amie, si dans huit jours de temps la princesse W. n'a point vu cet homme célèbre, quoique accompagné d'une lettre de maman. Huit jours passent bien vite et la manière de vivre retirée, à ce qu'on dit, de la princesse, et les occupations pressées de M. Iffland ont été la cause de cette privation des deux côtés. Tout en m'écrivant, chère enfant, qu'on n'est pas mécontent de votre ortographe, vous faites une faute; et je vous y attrape,—on écrit orthographe. Au reste, j'en suis content aussi, mais pas toujours.
Le bon tuteur, qui se porte un peu mieux, vous remercie de votre embrassement. Le bon et excellent chevalier a été sensible à votre souvenir; il vous dit mille choses et vous prie de le mettre aux pieds de l'adorable maman.
Saint-Pétersbourg, 7/19 mars 1805.
Oh! la charmante, la jolie pensée que je reçois avec votre lettre du 3 de ce mois, aimable petite amie! N'attendez pas des remerciements qui ne valent rien entre nous. Mais agréez mes félicitations bien sincères ainsi que celles de tous ceux qui ont admiré votre ouvrage. Les mots que vous y avez ajoutés m'ont vraiment touché. Mon estime, chère bonne enfant, vous est assurée dès que vous tâcherez de mériter la tendre approbation de votre adorable maman et de répondre aux soins de votre bonne amie. Tâchez de vous donner les qualités de caractère et les connaissances indispensables, avec la même attention que vous mettez aux talents d'agrément, et vous serez heureuse et vous ferez le bonheur de tout ce qui vous entourera, et l'ornement de votre maison.
La société de mademoiselle Julie de Hardenberg ne peut que contribuer à rendre plus brillantes vos soirées, chère petite amie. Je l'ai trouvée à Hambourg extrêmement aimable, parce qu'elle était bonne, simple, douce, sans prétention. Je vous prie de la remercier du souvenir qu'elle veut bien conserver de moi et de l'assurer du parfait retour de ma part. Vous donnerez aussi un baiser à la chère et spirituelle Pauline; et vous ne m'oublierez pas auprès de Monsieur et de madame la Comtesse.
Bonne enfant, comme il n'est jamais permis de mentir, je vous dirai que je ne puis dire du bien de ma pauvre santé. Je ne me reconnais pas. Je n'existe plus qu'autant que je parle et que j'écris. C'est assez si je puis aller ainsi jusqu'au bout. Espérons que le voyage de retour me rendra tout ce que le séjour d'ici m'a fait perdre. Merci, petite amie, pour tout ce que vous me dites d'aimable à ce sujet. Mon coeur en est pénétré et ne l'oubliera jamais. Bien des choses à madame et à mademoiselle de G., ainsi qu'à tout le reste de votre société.
Saint-Pétersbourg, 21 mars/2 avril 1805.
Vos promenades en voiture et surtout à pied, chère aimable enfant, m'ont fait grand plaisir. Il faut profiter de la belle saison, d'autant plus que le mois où nous entrons et presque toujours le mois suivant ne sont pas les plus agréables à Berlin. Nous avons présentement de belles journées à notre tour; mais les rivières, les canaux ont encore pris et couverts de neige; et la glace qui se fond lentement dans les rues ne permet presque de promenades qu'en voiture ou en petite troïka, qui peu à peu remplace le traîneau.
On donne ici, depuis quelque temps, des concerts célèbres. C'est une passion presque générale chez les grands d'ici. J'ai entendu parler d'un Anglais (dont je n'ose estropier le nom, car je ne l'ai lu nulle part) qui joue parfaitement le clavecin, et qu'on met au-dessus de Clémenti. Cela se pourrait. Mais je doute fort qu'il ait la sensibilité et l'âme de ce dernier. Chère petite amie, il y a des siècles que vous ne m'avez pas dit un seul mot sur vos progrès dans ce talent précieux. C'est apparemment pour préparer une surprise à votre ancien bon ami, lorsqu'il sera de retour.
Le bon tuteur a espéré trouver sa jolie rose dans une de vos lettres. Malgré sa longue et ennuyeuse maladie, je suis sur qu'à cette vue, de charmants vers eussent exprimé sa joie et sa tendre reconnaissance. Mon Dieu! chère enfant, il mérite bien tous ces soins de votre part! C'est pour vous qu'il n'a presque qu'un oeil pour regarder vos ouvrages!
Je suis bien charmé aussi, bonne enfant, que l'angélique maman dîne souvent chez sa Dorothée. C'est une occasion très agréable d'entendre mille propos obligeants, d'observer mille traits de bonté, d'apprendre tout plein de choses, dont son esprit s'est enrichi et qui acquièrent des charmes inexprimables en passant par son coeur.
Oui, chère petite amie, c'est la vieille maxime de votre bon ami. La tête doit penser, mais c'est par le coeur qu'elle doit transmettre ses pensées. Le coeur doit sentir, mais c'est avec la tête qu'il doit perfectionner et conduire ses sentiments.
Adieu, chère bonne enfant. Voici le tuteur qui entre chez moi et qui vous dit mille tendresses. Il vous prie aussi de présenter ses hommages à l'adorable maman et de dire bien des choses de sa part à votre excellente amie.
Votre
P.
Saint-Pétersbourg, 24 mars/5 avril 1805.
Oui, mon aimable petite amie, la faute n'en a été qu'à la poste, si vous avez manqué de mes lettres. J'ai écrit régulièrement plus ou moins, tous les courriers; mais il est mille raisons qui arrêtent ou retardent les lettres et, pour un ordinaire, il ne faut pas s'inquiéter. Bien, bien obligé, chère enfant, de la commission dont je vous avais priée, pour la bonne amie, et de la manière dont vous l'avez remplie, et plus encore, s'il se peut, de l'exactitude obligeante avec laquelle vous m'en rendez compte.
Le déjeuner donné par madame la comtesse C. était donc bien nombreux! Mon aimable amie, il faut pourtant que vous vous fassiez peu à peu à ces grands rassemblements qui sont, au fond, une bruyante solitude. C'est dans ces rassemblements-là qu'on peut beaucoup observer et entendre, pour consulter ensuite votre bonne amie et lui confier vos observations et vos jugements. L'avantage des grandes sociétés est de s'apercevoir qu'on peut se passer de nous; celui des petites sociétés bien choisies est de multiplier les lumières et les jouissances, par l'effusion et l'abandon même qu'elles permettent.
Je dois vous remercier aussi, chère bonne enfant, de votre jolie écriture. Elle est soignée et l'orthographe en est correcte.
La pièce de l'Abbé de l'Épée, ce bon prêtre français qui eut le courage de rendre utiles les sourds-muets par une patience héroïque, est vraiment touchante. J'ai lu, dans je ne sais quelle feuille, qu'on l'a donnée à Lindau, si je ne me trompe (vous saurez trouver cette ville sur la carte du lac de Constance), où un véritable sourd et muet et son instituteur ont joué. C'est là ce qu'on appelle être dans son rôle!
Adieu, chère petite amie. Le bon tuteur écrit aussi peu qu'il est possible; mais il écrit toujours, quoique à bâtons rompus, et prenant du repos.
Votre
P.
Saint-Pétersbourg, 28 mars/9 avril 1805.
Vous m'avez fait le plus grand plaisir, aimable petite amie, en m'annonçant dans votre Post-Criptum (que vous orthographierez Post-Scriptum) [après-écrit], l'amour que vous prenez pour la musique. Dans mon dernier numéro, précisément, je vous avais demandé des nouvelles de ce charmant talent, dont vous ne m'aviez plus parlé depuis longtemps. C'est une marque, chère enfant, que vous commencez à y faire des progrès sensibles; la musique est comme un ami qui est attentif à nos moindres fautes, pour qui rien n'est petit, qui passe même pour pétillant. Il nous ennuie, il nous excède même parfois; mais à mesure qu'on se perfectionne, nous commençons à en connaître le prix et nous l'aimons tous les jours davantage. Je vous félicite de bien bon coeur, bonne enfant, de cette jolie affection. Elle est bien placée et vous y trouverez votre compte dans l'avenir.
Adieu. J'écris à la hâte parce que j'ai beaucoup à courir encore et mon âme est en l'air. Elle vous suit partout, petite amie, et il n'est pas un moment où elle ne fasse de voeux pour votre vrai bonheur et de tout ce qui vous entoure.
Sans adieu jusqu'à vendredi.
Mille choses à votre charmante petite et grande société.
Saint-Pétersbourg, 31 mars/12 avril 1805.
Votre jolie fleur, chère aimable enfant, fut rendue au bon tuteur dès le moment même qu'elle fut arrivée. M. de G. était précisément chez moi en conférence d'affaires avec quelques amis, et votre chef-d'oeuvre fut accepté avec reconnaissance, loué et admiré de notre petit cercle; ensuite, la fleur est très bien faite, et je vous en dois mes tendres félicitations. Il faut espérer que le bon tuteur retrouvera dans sa santé assez de forces pour remercier en vers et consigner les louanges de cet ouvrage de sa pupille aux siècles les plus éloignés. Il ne tient qu'à lui de la transmettre aux générations à venir et de lui donner l'immortalité. Nous lisons encore, petite amie, de charmants vers chantés sur une rose par Anacréon, il y a à peu près vingt-cinq siècles.
La justice que le public a rendue à madame Flek dans le rôle de Jeanne d'Arc est confirmée par la figure et la taille de cette actrice. Ses traits, sa voix n'ont rien de héroïque. Les rôles tendres, neufs ou gentils et mignons, voilà ce qui lui va à merveille.
Je suis bien charmé, bonne enfant, que votre société du soir recommence à se rassembler. Elle en deviendra d'autant plus intéressante.
Adieu, chère aimable enfant. Il est tard et je suis extrêmement fatigué.
Hier soir on m'entraîna au concert spirituel. On y donna la Création de
Haydn. L'orchestre est vraiment un des meilleurs que l'on puisse avoir.
La salle est superbe. Mais le billet est à cinq roubles et on donne ces
soirées au profit des veuves et des enfants des musiciens.
Adieu, encore une fois; voilà encore Pauline à Berlin? Elle est donc bien? Je vous prie de lui dire mille choses de la part de votre bon ami, ainsi qu'à toute votre aimable société.
Saint-Pétersbourg, 4/16 avril 1805.
… Vivant en Allemagne, il est très difficile, bonne enfant, de se défendre des germanismes qui se glissent, malgré nous, dans la langue française. Observez toujours la bonne amie et ne vous écartez pas de ses expressions. Je ne sais quels sont vos progrès en allemand et en anglais; mais il parait que vous parlez le français de préférence. Il faut parler, du moins, ce qu'on a choisi pour sa langue le plus correctement qu'il est possible.
Et les huîtres? et le Champagne qui a dû pétiller de suite? Tandis que vous nagez dans un délire, petite amie, n'oubliez pas le bon tuteur et votre vieil ami qui font tête-à-tête un premier dîner d'auberge, où c'est un prodige si l'on attrape un morceau de bouilli mangeable et où de tant de poissons délicats dont on abonde en Russie, on vous sert du brochet et de l'anguille. Un peu de saumon ne s'obtient que par hasard et après des négociations, ou bien il faut le payer à part.—Voilà donc la belle maison de M. de Massow achetée et vous voilà chez vous à Berlin, dans toute la rigueur du mot. Je suis charmé du joli cabinet que vous allez avoir. Vous le meublerez avec goût, et par conséquent avec simplicité et sans le surcharger. L'exemple de maman surtout peut vous guider. Je me fais une fête d'aller vous y rendre visite, y admirer l'arrangement, l'ordre, la propreté, si le sort me ramène sain et sauf jusqu'à Berlin.—La reprise de vos leçons du soir vous a fait grand plaisir, chère enfant, et à moi aussi, infiniment. Mais je viens d'apprendre par M. de Goeckingk, que vers la fin du mois de mai prochain, sa famille partira pour la campagne où l'on doit tout préparer pour la noce de mademoiselle Wilhelmine. Cette perte vous sera fort sensible ainsi qu'à la bonne amie. C'est un vide qu'on ne remplacera point.—Madame Herz a gagné en jouant avec vous au piquet! Je trouve cela fort naturel, chère enfant. Elle doit savoir mieux écarter, mieux choisir ses suites et réussir à mettre quatre choses ensemble mieux que vous. Avez-vous continué, du moins de temps en temps, les échecs? le jeu n'est sans doute pas pour votre âge, mais vous qui avez tant de dispositions pour la géométrie vous pourriez, peu à peu, vous accoutumer à ce jeu, qui apprend surtout à ne jamais faire un pas sans réfléchir et sans regarder tout autour de soi pour en prévoir les suites.—Dites, je vous prie, bien des choses de ma part à madame Herz. Adieu, chère aimable petite amie. Ne manquez pas de me donner es nouvelles exactes de la santé de notre excellente amie. Elle souffrait d'un affreux mal de tête le 2 du courant. Elle me le mande en deux lignes. Un post-scriptum de votre main eût pu me tranquilliser. Le bon tuteur vous embrasse très tendrement. Il se porte bien et la saison lui permet de faire des courses qui finiront par le rétablir tout à fait. Je voudrais pouvoir en dire autant pour mon compte. Mais cela n'ira pas si vite. Adieu, chère enfant, votre cabinet donne-t-il sur la rue ou sur la cour? car on me dit que la cour est très vaste, mais pas une toise de jardin. Aimez toujours votre ancien ami qui vous chérit de tout son coeur.
P.
Saint-Pétersbourg, 18/30 avril 1805.
Lorsque vous aurez lu la vie de Marie Stuart, chère petite amie, vous aurez la bonté de me rendre vos réflexions sur le malheureux sort de cette princesse qui semblait avoir été formée par la nature et par la fortune à tout ce que nous appelons bonheur véritable sur la terre, sans compter ce bonheur factice qui est pourtant aussi quelque chose parmi les hommes.
La bonne Frau Pauline s'en retourne à Prague. Mais n'ira-t-elle pas du tout aux eaux, à la campagne, de cette année?—Je vous félicite, petite amie, de la jolie robe que vous a faite madame Aglaé.—Il faut aussi des robes comme il faut des fracs et des habits. Hélas! les miens commencent à m'en avertir. Je fais la sourde oreille, chère enfant, mais ils crient plus fort que je ne voudrais; et cependant je tiens ferme et tant que je suis ici, où tout est d'une extrême cherté, je les ferai aller. Adieu, chère enfant. Le bon tuteur vous rend mille embrassements pour un. Dites tout plein de belles choses à mademoiselle Julie, à toute la société. Adieu.
Votre
P.
Saint-Pétersbourg, 22 avril/3 mai.
Tandis que je vous écris, chère petite amie, il neige ici comme il n'a pas neigé en décembre. Si cela dure deux heures encore, les traîneaux vont reparaître pour la troisième fois et nous ne saurons que par l'almanach que nous sommes au mois de mai.—Merci, bonne enfant, de ce que vous me mandez sur vos efforts dans l'étude de la musique. Vous faites en même temps une exclamation qui m'a fait bien rire: quelle patience il faut, dites-vous, pour apprendre?—Jugez, chère enfant, de celle qu'il faut avoir pour enseigner! Un bon esprit, et surtout un bon coeur n'oubliera jamais cette deuxième partie que j'ajoute à votre réflexion. À l'heure qu'il est les violettes sont arrivées, elles ont été admirées et accueillies par le bon tuteur avec la plus tendre reconnaissance. Je suis charmé, bonne amie, que vous ayez commencé à lire quelque chose de la vie de l'infortunée Marie Stuart. C'est une histoire bien intéressante et capable d'instruire toutes les jeunes personnes de votre sexe et de votre rang, pour qui la nature et la fortune ont tout fait. En comparant l'enfance, la jeunesse de cette Reine avec sa fin tragique, en suivant la marche et les progrès de ses défauts jusqu'à ses crimes et à ses malheurs, on apprendrait à se vaincre, à se modérer, à réfléchir, et surtout à ne se point livrer au sentiment s'il n'est pas approuvé par la raison. Adieu, chère aimable enfant. Bien des choses à madame Herz, etc., etc. Encore une fois adieu, chère petite amie; le bon tuteur vous embrasse. Il est bien triste de tout ce qui vous arrive et qui retarde son retour. Oh! quand vous saurez tout ce que cet homme respectable a dû souffrir ici!—Aimez votre bon ami, comme il vous aime et comme il vous aimera toute sa vie.
P.
Saint-Pétersbourg, 28 avril/10 mai 1805.
Deux numéros à la fois, chère aimable petite amie? Cela s'appelle payer généreusement capital et intérêts à la fois. N'en attendez de moi que des félicitations, car, pour des remerciements, ce n'est pas marchandise qui doive courir entre nous.—J'ai été charmé, chère enfant, de trouver six jours de suite où vous n'avez eu rien du tout à vous reprocher. Comme je suppose que vous n'êtes pas indulgente là-dessus et que vous ne glissez pas trop légèrement dans votre examen, je dois vous encourager, bonne enfant, à tenir constamment à cette habitude et à prendre au vif, surtout, les défauts que vous trouverez vous être les plus familiers, afin de les pourchasser et les détruire de préférence. Quelle phrase consolante, pour une belle âme, que celle-ci: «Je n'ai rien à me reprocher!» Mais aussi quelle sévérité, quelle attention ne faut-il pas employer sur soi-même avant de porter ce jugement que tant de petits intérêts, tant d'habitudes rendent si souvent suspect.—L'aventure de la malheureuse prière qui vous a paru si terriblement bête m'a fait un peu rire à vos dépens. D'abord, le titre seul pouvait vous dire ce que vous en deviez attendre; et si vous vous y attendiez, petite amie, c'était là qu'il fallait s'amuser; car tout ce qui est parfait, même en bêtise, peut avoir son mérite par cela même qu'il est parfait dans son genre. Mais avez-vous pensé, chère enfant, aux sensations d'amour-propre que l'auteur aura eues peut-être en écrivant ce morceau? C'est là une réflexion utile à faire en cas pareil. L'amour-propre se plaît à nous jouer des tours affreux et, dès que nous nous y abandonnons, nous faisons les plus grandes sottises et nous croyons faire les plus belles choses du monde.—Vous vous plaignez du froid; je vous ai parlé des neiges et des frimas que nous avions les semaines dernières; depuis hier il paraît que nous avons de nouveau le printemps. Il est sept heures et demie du matin et je vous écris ayant un grand was-ist-das ouvert, pourtant la chambre avait été chauffée dès les quatre heures du matin. Mais chère enfant, pas une feuille aux arbres, pas un brin de gazon. On colporte les fleurs dans des vases, comme en plein hiver. Cependant, dès que l'air est plus doux, je suis beaucoup mieux et mes nerfs semblent se calmer. Dès que la saison sera tant soit peu fixée, je prendrai une douzaine de bains et j'en attends de grands avantages pour ma santé.
Il y a apparence, chère bonne amie, que je devrai prolonger encore mon séjour ici; vos commissions me parviendront toujours à temps, si vous les envoyez même la veille de votre départ de Berlin.—Bien des choses, chère amie, à madame Herz. Fera-t-elle des courses, l'été prochain? Vous serez à Löbikau, ce cher bienheureux Löbikau. Qui sait, bonne enfant, quand je le reverrai! On ne part pas si aisément de Saint-Pétersbourg, dit-on, lorsqu'on y a des affaires et surtout des procès. Le bon tuteur, qui vous embrasse tendrement, est bien affligé des retards qui l'arrêtent de huit en huit jours. Mais qu'y faire? Lorsque le mal est sans remède et qu'il n'y a pas de notre faute, un esprit bien fait n'a qu'à se résigner.
Toujours votre
P.
Saint-Pétersbourg, 5/17 mai 1805.
Le soin que vous avez pris, chère bonne enfant, de répondre un peu tous les jours à mon dernier numéro, a été bien aimable, et je vous en dois mes félicitations. Soyez toujours exacte à ce qu'on appelle les soins de la société et vous trouverez dans le monde les agréments solides qu'on doit y chercher; soyez-le aux soins de l'amitié et vous aurez des amis.—La Frau Pauline a donc trouvé sa petite Dorothée bien grandie! jugez comme je vous trouverai, moi, surtout si nos affaires nous retardent, encore longtemps, le plaisir de vous revoir! Je crois, chère petite amie, que vous pourrez être de retour de Löbikau avant que nous le soyons, ou du moins votre ancien bon ami, de Pétersbourg. Le temps se dépense ici avec une sorte de prodigalité et les affaires vont très lentement à leur terme. L'Empire de Russie est le plus vaste que l'on connaisse de notre globe. Il contient au delà de 42 millions d'habitants, répandus sur une surface immense depuis la Nouvelle Zemble jusqu'aux limites nord de la Perse, et depuis les côtes occidentales d'Amérique septentrionale jusqu'aux frontières de la Laponie norvégienne et suédoise et à celles de la Pologne prussienne et autrichienne. La bonne amie vous montrera cela sur la carte. Toutes les affaires aboutissent à la capitale, pour peu qu'elles soient importantes. Jugez, chère enfant, de la masse qui s'en accumule ici, et du travail prodigieux qu'il faut pour les expédier l'une après l'autre!
Le printemps a recommencé, les arbres s'habillent, la terre fait sa toilette. Mais nous avons encore froid et rien ne se combine avec nos superbes et longues journées. Le bon tuteur se promène beaucoup. J'en ferais autant, si j'en avais la force. Dans quelques jouis, on attend l'arrivée des navires marchands de la Baltique et du golfe de Finlande jusqu'ici. Déjà, on les a fait devancer par les huîtres qui n'ont pas la patience d'attendre, comme les autres marchandises. Avec ces vaisseaux on a tout ce qu'on peut désirer, dit-on; et l'on va les voir et faire ses emplettes comme à une foire. Je vous en rendrai compte dès que nous les aurons vus.—Mon dîner n'y gagnera pas grand'chose, malgré cela, parce que notre maître d'auberge paraît avoir fait son menu pour toute l'année, comme si la mer était toujours fermée. Le bon tuteur a ri de bien bon coeur, lorsque je lui si lu votre prière de faire venir souvent du saumon. Mais nous devons ménager et, cependant, on dépense prodigieusement.
Je n'ai jamais rencontré de germanismes dans les lettres de la bonne amie. Si elle en fait en parlant, à ce qu'elle dit, c'est qu'il est presque impossible de les éviter, vivant longtemps en Allemagne et parlant plusieurs langues. Mais, ma petite amie m'en a fait en écrivant et c'est ce que la bonne amie ne fait pas. Les lettres de madame de Sévigné et les écrits de madame de Genlis pourront vous tenir sur la ligne, si vous les prenez de temps à autre pour rafraîchir votre style.
La perte de madame de G., de mademoiselle Minna et de mademoiselle Julie doit vous être bien sensible, d'autant plus que mademoiselle Minna sera longtemps peut-être sans revenir à Berlin.
Je suis sûr, chère bonne enfant, que je trouverai tout l'ordre possible dans votre cabinet. C'est un des premiers mérites d'une personne raisonnable et c'est une grande économie de temps et de mémoire.—Si j'arrive que vous soyez encore à Löbikau, j'attendrai à le voir quand vous serez de retour. Alors il aura tout son prix pour moi.
Adieu, bonne enfant. Le bon tuteur dîne aujourd'hui chez le prince Czartoryski, à un grand dîner diplomatique. Il vous dit mille choses, ainsi qu'à la bonne amie,—et moi j'en fais les honneurs en attendant mon pauvre dîner solitaire. Il y a longtemps que je n'en ai pas fait un pareil. Adieu, chère, chère enfant. Politesse, réflexion, et surtout point d'humeur!
P.
Saint-Pétersbourg, 5/17 août 1805.
Un mot à ma bonne petite amie, pour la remercier des jolies lettres que je viens de recevoir d'elle à mon arrivée ici. Il est vrai qu'elles ne sont pas si bien écrites que plusieurs de ces charmants billets qui les ont précédées; mais elles ont le mérite d'avoir été dictées sans brouillon et, sous ce point de vue, elles ont le mérite d'avoir été improvisées. C'est un titre précieux qu'elles ont à ma tendre reconnaissance.—J'attends, chère aimable enfant, la description des réjouissances du 21 de ce mois.—Mon Dieu, que nous étions tous loin de penser que cette année-ci je partagerais cette journée de Pétersbourg!
La bonne amie a eu grand raison de réformer la pensée obligeante, si vous voulez, mais franche en elle-même, de vouloir faire le bien et s'abstenir du contraire pour plaire à ses amies.—Si vous aviez une dette et que votre créancier dans le besoin demandât son argent, pourriez-vous dire à une amie: «Je le payerai pour faire plaisir?» Il faut remplir ses devoirs non seulement sans se soucier de plaire par là à qui que ce soit, mais souvent avoir le courage de déplaire à ce qu'on aime le mieux. Mais aussi, bonne enfant, il faut être bien sûr qu'on remplit un vrai devoir et que nos petites passions ne s'en mêlent point.
Mes compliments à toute votre société.
Le 21 août 1805.
Dorothée II entre aujourd'hui dans sa XIIIe année. Son ancien bon ami partage en esprit les réjouissances et les félicitations de ce beau jour.
Les voeux qu'il forme sont aussi vrais, aussi ardents que le sentiment qui les lui inspire.
Puisse ce jour revenir pendant de longues années, riche des progrès des jours qui l'auront précédé!
Puisse Dorothée II mériter toujours mieux ce nom en ressemblant à son adorable maman! enfin, qu'elle puisse répondre aux soins de son excellente amie et combler les espérances de tout ce qui l'aime, comme:
PIATTOLI!
Le 6 février 1806.
Trois petits cachets seront l'hommage qu'un ancien ami offre aujourd'hui à Dorothée II, en lui portant ses félicitations et ses voeux.
Je la prie de les agréer et de les garder toujours, après avoir fait graver trois lettres qui lui rappellent trois qualités qu'elle voudra se donner ou trois défauts dont elle voudra se défaire de préférence, pour s'en rendre compte à pareil jour.
P.
K. 11/23 septembre 1806.
Chère aimable amie, votre dernier numéro m'a fait le même bien que fait la rosée sur un terrain brûlé dans un long jour d'été. Je n'ai que le temps de vous dire ces deux mots et de vous remercier. Aussitôt que je rencontrerai un bon petit quart d'heure, vous aurez une épître qui, j'espère, ne sera pas pour vous sans quelque intérêt, surtout si je l'écris en italien pour vous donner un exercice en l'honneur de madame de T., à qui je vous prie de présenter mes hommages. Rappelez-moi à toute votre société, là où vous serez. Vous savez que je suis toujours votre vieil ami.
P.
Saint-Pétersbourg, 29 déc. 1806/10 janv. 1807.
Votre petit billet du 14/26 du mois passé, aimable Dorothée, m'a fait verser des larmes bien douces. Il m'a prouvé que, malgré mon âge et les vicissitudes de ma vie, j'ai un coeur capable des émotions les plus vives, de la tendresse et de la reconnaissance. La pensée charmante, «je suis bien aise qu'aucun malheur ne t'est arrivé dans ma maison», cette pensée est jolie! Je ne l'oublierai de ma vie! C'est la maman, votre adorable maman tout pure. Conservez, cultivez toujours soigneusement cette belle partie de la bonté, n'y mêlez point, autant que vous le pourrez, la faiblesse, et mettez le plus grand choix dans les objets, comme le tact le plus sûr dans les occasions et dans les formes.
Je suis charmé, chère Dorothée, que vous ayez des nouvelles consolantes de nos amis éloignés. C'est tout ce que les bonnes gens peuvent désirer dans le moment affreux où nous vivons. Je conçois qu'on est dans une sorte de tranquillité à Berlin. Mais cet état, bonne enfant, tient à tant de causes! Il peut être envisagé sous tant d'aspects différents! Il y a des vallons paisibles que les poètes se plaisent à décrire: il y a aussi la sombre tranquillité des tombeaux!
Vous trouvez bien laide la Courlande! Chère petite amie, si vous étiez venue à la belle saison, je suis sûr que vous en jugeriez moins sévèrement. Mais vous y êtes arrivée, après un voyage pénible, dans les plus tristes dispositions! Vous avez trouvé un vilain automne au lieu d'un hiver tel que le climat le porte. De plus, vous y avez vu tous les visages allongés, toutes les conversations, toutes les sociétés dans la tristesse! Vous savez qu'on n'est jamais bien quand on n'est pas ce qu'on doit être, d'autant plus si la négligence personnelle s'est jointe aux événements actuels. C'est le cas, me dit-on, en Courlande; car on a beaucoup négligé les embellissements d'un pays qui en était susceptible.
Embrassez la bonne Jeannette et félicitez-la aussi de ma part de ce qu'elle est revenue de si loin! Espérons qu'on vous l'a conservée pour vous être utile à son tour, et pour vous témoigner sa reconnaissance. Mille choses à tout ce qui vous entoure, et mes respects à la si digne madame de Goeckingk.—Chère enfant, voici un petit billet qui a couru beaucoup de pays et qui m'est revenu. Vous verrez la date et combien nous étions loin de ce qui nous arrive. Je me borne à envoyer à la bonne amie la lettre dans laquelle le petit billet était inclus. Je ne lui écris point, car je sais qu'elle n'est pas bien et qu'elle est peu disposée à écrire. Je vous prie de l'embrasser de ma part et de lui dire que sans me répondre directement, je lui demande de me faire savoir par vous, avec tous les détails possibles, l'état de sa santé. Tâchez, bonne Dorothée, de la consoler et de lui rendre tous les soins qu'elle vous a prodigués depuis tant d'années. Bonne enfant, parlez-moi aussi de votre clavecin! Jouez-vous avec maman, dont le goût est si parfait et si noble?
Le bon chevalier de Marnem vous porte des voeux pour la nouvelle année, ainsi qu'à la bonne amie. Il les joint à ses hommages pour votre angélique maman. Cet ami précieux est toujours le même. Il est pour moi ce que sera pour vous toute sa vie.
Votre vieux
SCIPION.
Le 5/17 mai 1808.
Croyez, bonnes amies, que l'acquisition de l'ouvrage d'Humboldt, avec tous les cahiers, est d'un luxe excessif pour moi, sans entrer dans l'esprit de ma collection. Il me serait plus agréable de recevoir les bienfaits de notre petite amie d'une manière plus analogue à la collection des cartes que je voudrais compléter pour mon angélique amie.—Ainsi, si je puis prendre le seul voyage, Part. I, avec la carte, je me réserverai de vous demander le reste pour d'autres cartes que je prendrai chez Schropp ou à des ventes.
Mais il n'est pas dit que j'en aurai besoin. Un mot là-dessus de votre part.
Votre toujours
P.
10 novembre 1808.
Il y a cinquante-neuf ans, chères aimables amies, que j'ai commencé mon pèlerinage dans ce bas monde. J'ignore si j'achèverai la soixantaine, que je vais compter dès ce soir. Ma vie a été remplie d'événements bons et mauvais, comme celle de presque tous les hommes. Je dois cependant remercier le Ciel de ce que j'ai eu en partage le bonheur essentiel dans presque toutes les époques de ma carrière. Le moment même où ce souvenir se retrace dans ma pensée est un des plus délicieux. Je puis vous le dire en vous embrassant. Tous les sentiments de l'amitié la plus vraie, la plus tendre, la plus invariable remplissent mon coeur!
[S. d.]
Bonne Dorothée, il faut nous donner cette preuve de l'extrême confiance que j'ai dans votre caractère et dans votre discrétion. Toutes les nouvelles qui me sont revenues de différentes personnes, après avoir répondu à votre billet, concourent à m'assurer que Koenigsberg est perdu. On prétend même en avoir des détails et surtout de deux actions très meurtrières à notre désavantage, du 13 et du 14. Malgré cela nous attendons que la chose soit certaine et connue pour y croire tout à fait. Vous jugez bien, bonnes amies, de mon affliction et du mélange de sentiments qui travaillent mon âme.—Oh! si du moins tout ce que les individus peuvent se faire de bien dans le particulier affaiblissait chez moi les impressions déchirantes des affaires générales!—Mais non, il faut que tout se réunisse pour éprouver la sensibilité d'un homme qui n'a jamais cessé de penser et de vouloir du bien et d'être honnête à tout prix!—Adieu, bonne Dorothée, bonne amie. Le docteur dînera chez nous. Je n'ai pu lui trouver quelque chose de bien digne de sa friandise! Mais il aura du Champagne!
Adieu encore une fois. Allez-vous au spectacle?
Votre ancien et vieux bon ami pour la vie,
P.
Altenbourg, 28 déc. 1808/9 janv. 1809.
Les deux mots que vous m'écriviez le premier jour de l'an, chère aimable
Dorothée, m'ont pénétré. Vous aviez besoin de me dire ces deux mots!
C'est ce qui m'a touché bien plus encore, et vous me connaissez assez
pour juger de ce que j'ai dû éprouver en vous lisant.
Sans doute, les éléments de la santé sont en nous, comme nous y trouvons les germes de nos maladies. Dans les circonstances les plus pénibles de la vie, il est un sentiment de nous-même, qui nous soutient, lors surtout que ce sentiment est fondé sur tout ce qui nous assure notre estime et celle de nos vrais amis. C'est lui qui m'a tranquillisé pour vous; c'est de lui que je puis tout attendre; et les réflexions très justes que vous avez été dans le cas de faire et dont j'ai été charmé, il y a trois semaines, m'ont dit que je devais y compter. La première qualité d'un voeu quelconque est qu'il soit digne de nous. La seconde, qu'il soit toujours subordonné aux événements dont nous dépendons. Tous ceux que nous avons formés, vous, et tout ce qui vous aime, ont eu ces deux qualités. Il nous appartenait d'agir de bonne foi et de joindre nos efforts pour en espérer le succès. Mais notre action et nos efforts étaient bornés par les lois de la convenance d'une part, et celles des considérations domestiques de l'autre. On est allé jusqu'où ces bornes l'ont permis. Les dépasser eût été une déraison et une folie inutile. Le rêve de mon coeur s'est évanoui et j'ai été le premier à l'avouer. Et n'était-ce pas à moi de l'avouer aux personnes dont, par ce rêve même, j'avais cru pouvoir assurer le bonheur? L'espérance qui survit à tous nos désirs, comme elle les fait éclore et les nourrit, l'espérance elle-même ne peut se perdre sans entraîner la fin de ces désirs. Les regrets leur succèdent, mais leur durée est presque toujours mesurée, ou doit l'être, par une juste appréciation des objets, ainsi que de nous-mêmes. La tendre amitié qui a présidé constamment à toutes mes démarches, cette amitié dont j'ai donné des preuves à tout ce qui m'est cher me conduit à présent et ne cessera de me guider jusqu'au dernier de mes soupirs. Si ce sentiment vrai, et, autant qu'il me semble, éclairé par l'expérience, inspire encore de la confiance, ses conseils seront écoutés; et si l'on ne retrouve pas d'abord le chemin du bonheur tel qu'on avait tant de raison de l'attendre, on en ouvrira toujours d'autres qui mèneront à cette félicité des âmes fortes, celle qui se compose des sentiments délicieux de devoirs remplis et des résolutions réfléchies. Nous sommes bien impatients de vous revoir, chère Dorothée, vous et la bonne amie; les trois semaines qui nous séparent seront très longues à passer. La bonne amie vous attend aussi avec l'empressement de son coeur maternel. J'ai dû souvent admirer son affection inexprimable pour vous; mais il y a eu des moments où je l'ai vue dans tout son jour et vous auriez été à ses genoux pour la combler de toutes les marques de votre reconnaissance. Je sais que vous y êtes accoutumée dès votre plus tendre enfance et que vous avez appris, par l'éducation même dont vous êtes l'ouvrage, à reconnaître les sacrifices et les peines que vous avez coûtés à cette mère adorable.—Mais il m'est doux de vous le répéter, chère Dorothée, après les nouvelles preuves que j'ai et les traits touchants de bonté, de délicatesse, d'intérêt dont vous avez été l'objet, toutes les fois que la situation de votre âme et votre bonheur à venir en ont fourni l'occasion. Il est des instants précieux dans la vie qui font plus connaître le coeur que des années ne pourraient le faire. C'est un plaisir délicieux que de saisir ou de rencontrer un de ces instants, c'en est un bien doux aussi que de pouvoir l'attester; et ce plaisir nous a été réservé, à Julie et à moi, pendant notre séjour dans ces contrées. Embrassez pour nous la bonne amie, assurez-la toujours de nos sentiments invariables. Son âme effarouchée ou sa santé affaiblie lui donnent de mauvaises journées. Ses idées se rembrunissent et elle craint jusqu'à ses meilleurs amis, mais vous aurez toujours d'amis plus vrais, avec vos honnêtes ermites.
P. et J.
Vendredi neuf heures du matin [S. d.]
Chères et bonnes amies. Déjà hier matin en rentrant chez moi, je rencontrai quelqu'un qui me donna la nouvelle de Koenigsberg. Il prétendait qu'il y avait des lettres de différents négociants, qui annonçaient cet événement. Je n'y crus pas, comme de raison.—Dans l'après-dîner, plusieurs personnes m'apportèrent des renseignements vagues qui pouvaient avoir occasionné le bruit ou du moins l'expliquer. À la lecture de ton aimable billet, chère Dorothée, j'ai été frappé de la particularité du jour—Lundi 3/15 du mois. Nous avons eu des nouvelles du 14, de Memel, où l'on paraissait absolument rassuré sur le sort de cette ville, capitale de la Prusse. Depuis le 15 ou 18 nous aurions dû avoir la certitude de ce fait. Adieu, Dorothée, quelqu'un arrive.—C'était la bonne amie. Elle vous dira, chère enfant, les notices que je viens de recevoir. Il n'y a rien de sûr. Les nouvelles se croisent et se contredisent. Il y a des lettres qui annoncent le retour de l'empereur à Tilsit, et celui du roi de Prusse à l'armée. M. de Toumarsoff (?), gouverneur général à Riga vient de publier une lettre de l'empereur lui-même, du 12, de Tilsit, qui lui mande: «Mon armée a si bien battu l'ennemi que je n'ai plus de Français devant moi.» Tout ceci ne paraît pas menaçant pour Koenigsberg. Mais enfin, il faut attendre. La certitude d'un désastre arrive toujours assez tôt, et il ne faut pas anticiper sur elle par des conjectures ou par l'imagination. Adieu, chère bonne Dorothée, adieu, bonnes amies.—Vous devinez l'état de mon âme froissée de mille manières pour mes amis, pour l'humanité, pour tout ce qui m'intéresse et nous est cher. Sans adieu.
Toujours votre ancien bon ami,
P.
VI
LETTRE INÉDITE DE L'EMPEREUR ALEXANDRE À LA DUCHESSE DE COURLANDE
Pétersbourg le 10 janvier 1809.
Madame,
J'ai reçu les différentes lettres que vous avez bien voulu m'écrire, dont la dernière par M. de Périgord, et je vous en remercie mille et mille fois. Vous ne doutez sûrement pas, Madame, combien les preuves de votre amitié me sont chères. Mon attachement pour vous est aussi sincère qu'il est invariable.
Les moments que j'ai passes près de vous à Löbikau m'ont laissé des souvenirs bien agréables et j'aime à croire que je jouirai encore du bonheur de vous revoir.
M. de Périgord a augmenté encore, pendant son séjour ici, l'estime que je lui portais déjà! C'est un jeune homme charmant, rempli d'excellentes qualités et bien fait pour faire le bonheur d'une femme. Je désire beaucoup que Votre Altesse et la jeune princesse le jugiez de même et que cette union tant désirée puisse réussir. C'est Périgord que je charge de vous remettre, Madame, ces lignes et vous supplie de me conserver votre souvenir auquel je tiens tant.
Recevez en même temps l'assurance réitérée de tous les sentiments que je vous ai voués pour toujours.
VII
LETTRES INÉDITES DU PRINCE DE TALLEYRAND À LA DUCHESSE DE COURLANDE
Paris, 14 novembre 1808.
Madame,
Edmond aura l'honneur de remettre ma lettre à Votre Altesse. Elle a bien voulu le traiter avec quelque bienveillance; il en est fier; il m'en a parlé avec chaleur et il voudrait employer sa vie à la mériter. Je lui dis que c'est une grande entreprise, que, m'étant un peu occupé des affaires de l'Europe, je ne puis ignorer combien la beauté, la grâce, l'élévation des sentiments donnent à Votre Altesse le droit d'être difficile; il me répond qu'il sait tout cela mieux que moi qui n'ai pas eu le bonheur d'aller à Löbikau, mais que de la bonté, de la douceur, une conduite éprouvée dans des circonstances difficiles, un désir continuel de plaire sont aussi quelque chose. L'empereur Alexandre a daigné ne pas blâmer son audace, je ne dois pas avoir plus de sévérité: puissiez-vous, Madame, n'en pas montrer davantage. Si Votre Altesse est assez bonne pour m'en assurer, elle fera à jamais le bonheur de mon neveu et voudra bien agréer le dévouement de toute ma famille.
Je prie Votre Altesse de recevoir avec bonté l'hommage du profond respect avec lequel je suis de Votre Altesse Sérénissime le très humble et très obéissant serviteur.
Paris, 7 mars 1809.
Madame,
Il m'est difficile de vous exprimer le plaisir que me donne votre lettre et les heureuses nouvelles que m'apportent M. B*** et Edmond.
Tout ce que l'on m'indique comme pouvant vous être agréable sera fait. Je ne regarde pas Edmond comme un simple neveu, mais comme un des enfants de ma tendresse. J'espère que la princesse Dorothée recevra avec quelque plaisir les marques de l'affection que je désire lui donner, les attentions soutenues dont je tâcherai, dont toute ma famille tâchera qu'elle soit entourée. Je sens combien il faudra les multiplier, non pour compenser, mais pour adoucir les moments où elle sera séparée de Votre Altesse. Je me flatte que ces moments ne seront que passagers, que la France sera le lieu où vous serez le plus souvent. Votre Altesse veut bien me témoigner quelque confiance, quelque bonté; elle peut être certaine qu'il ne tiendra pas à moi de les justifier par le bonheur de sa fille et par le dévouement respectueux qu'aura toujours pour vous,
Madame, votre très humble, etc.
15 juin 1809.
J'ai reçu hier votre aimable lettre, madame la Duchesse. Je n'avais pas besoin d'être aussi seul et dans un lieu aussi triste que Bourbon-l'Archambauld pour qu'elle me fît un bien grand plaisir. Vous me paraissez avoir été contente de Rosny; je l'espérais. Vous vous serez, suivant votre image, trouvée au milieu de gens qui vous aiment et vous respectent, et vous avez, vous, de quoi vous plaire à la campagne. Une vie simple et douce où l'on n'affecte rien, où l'on jouit tour à tour et de la nature et de l'amitié a bien quelque charme pour une personne qui, comme vous, a de l'élévation dans le caractère, du naturel, du goût et de la grâce dans l'esprit. Je reçois des nouvelles de ma mère qui m'inquiètent. Serait-elle donc destinée à jouir si peu de temps du plaisir de voir sa petite-fille! Le bulletin d'aujourd'hui est meilleur mais il ne me rassure pas encore. À combien de tribulations la vie est-elle destinée, combien d'inquiétudes en marquent presque tous les instants? Je ne sais pourquoi toutes mes idées sont noires. J'ai besoin de me retrouver avec tous les miens et il faut, grâce à Dorothée, que vous me permettiez de vous compter dans ce nombre…
VIII
EXTRAIT DES «MÉMOIRES DU PRINCE DE TALLEYRAND»
Je cherchai à marier mon neveu, Edmond de Périgord. Il était important que le choix de la femme que je lui donnerai n'éveillât pas la susceptibilité de Napoléon, qui ne voulait pas laisser échapper à sa jalouse influence la destinée d'un jeune homme qui portait un des grands noms de France. Il croyait que, quelques années auparavant, j'avais influé sur le refus de ma nièce, la comtesse Just de Noailles, qu'il m'avait demandée pour Eugène de Beauharnais, son fils d'adoption. Quelque choix que je voulusse faire pour mon neveu, je devais donc trouver l'empereur mal disposé. Il ne m'aurait pas permis de choisir en France, car il réservait pour ses généraux dévoués les grands partis qui s'y trouvaient. Je jetai les yeux au dehors.
J'avais souvent entendu parler, en Allemagne et en Pologne, de la duchesse de Courlande. Je savais qu'elle était distinguée par la noblesse de ses sentiments, par l'élévation de son caractère et par les qualités les plus aimables et les plus brillantes. La plus jeune de ses filles était à marier. Ce choix ne pouvait que plaire à Napoléon. Il ne lui enlevait point un parti pour ses généraux qui auraient été refusés, et il devait même flatter la vanité qu'il mettait à attirer en France de grandes familles étrangères. Cette vanité l'avait, quelque temps auparavant, porté à faire épouser au maréchal Berthier une princesse de Bavière. Je résolus donc de faire demander pour mon neveu la princesse Dorothée de Courlande, et, pour que l'empereur Napoléon ne pût pas revenir, par réflexion ou par caprice, sur une approbation donnée, je sollicitai de la bonté de l'empereur Alexandre, ami particulier de la duchesse de Courlande, de demander lui-même à celle-ci la main de sa fille pour mon neveu. J'eus le bonheur de l'obtenir, et le mariage se fit à Francfort-sur-Mein, le 22 avril 1809.
(T II, p. 4).
NOTES
[1: Voy. l'Héritage de Pierre le Grand. Règne des femmes, gouvernement des favoris, par Waliszewski. In-8°, Plon, 1900.]
[2: Le comte Paul Stroganov, par le grand duc Nicolas Mikhaïlovitch de Russie. 3 vol. In-8°, Paris, Imprimerie Nationale, 1905.]
[3: Ernest-Jean Bühren ou Biren, né en 1690. Sa famille, d'origine westphalienne, mais établie en Courlande, y possédait depuis plusieurs générations le domaine de Kalm-Zeem. Elle s'était créé des alliances avec quelques-unes des plus importantes familles du duché, les Lambsdorf, les Behr, les Turnouw.]
[4: Casanova de Seingalt, lors de son passage à Mittau, fut présenté au duc de Courlande par le comte de Kaiserling. Il fait de lui le court portrait suivant: «C'était un vieillard, assez courbé, à tête chauve. À le considérer de près on reconnaissait qu'il avait dû être un fort bel homme» (Mémoires, t. VI, p. 93, édit. Flammarion).]
[5: Anna Ivanovna, fille d'Ivan Alexiéiévitch, frère de Pierre le Grand; elle était duchesse veuve de Courlande quand elle fut appelée au trône de Russie (1730-1740).]
[6: Le 12 février 1718, Anne se trouvant encore comme duchesse de Courlande à Annenhof, résidence voisine de Mittau, un petit événement s'y était passé qui devait avoir une influence capitale sur les destinées de la future impératrice et même sur celles de la Russie. Par suite de la maladie du grand maître de cour, Pierre Mikhaïlovitch Bestoujev, un employé de la chancellerie porta à la duchesse des papiers à signer. Elle lui dit de revenir tous les jours. Un peu après elle en faisait son secrétaire, puis son gentilhomme de la chambre. Il s'appelait Ernest-Jean Bühren (Waliszewski, l'Héritage de Pierre le Grand, in-8°, Paris, 1900, pp. 173 et 179). En 1725 il accompagna la duchesse à Moscou pour le couronnement de Catherine Ire et lorsque Anne fut impératrice, à son tour le favori fut tout-puissant. En 1737, il fut élu duc de Courlande par la diète courlandaise. Le diplôme de l'élection est daté du 2/14 juin de cette même année; il fut ratifié le 13 juillet suivant par le roi de Pologne Auguste III. (Kruse, Kurland unter den Herzogen, 2 vol. in-8°, Mittau, t. II, p. 2.)]
[7: En 1723, il épousa Benigna von Trotta-Treydem.]
[8: Avant de mourir (octobre 1740), la tsarine Anna Ivanovna institua, par testament, Biren régent de l'Empire. L'héritier du trône était un enfant au berceau, l'empereur bébé Ivan VI, fils d'Anna Leopoldovna et d'Antoine de Brunsvick-Bevern. Cette régence fut de très courte durée. Le général Münich, jaloux de la domination de Biren et de complicité avec les parents du jeune empereur, fut l'instrument de sa chute. Le duc de Courlande fut condamné à mort le 8 avril 1741, reconnu coupable, entre autres crimes, d'avoir attenté à la vie de la défunte impératrice en la faisant monter à cheval par de mauvais temps. Il devait être écartelé si un manifeste du 14 avril suivant ne fût venu convertir cette peine en un exil perpétuel.]
[9: L'exil du duc de Courlande dura vingt-deux ans, puisqu'il se prolongea jusqu'à l'avènement de Pierre III (janvier 1762). Il fut envoyé à Pélim.]
[10: Bühren devient Biren en russe. Ce dernier nom déformé est devenu Biron, orthographe généralement adoptée.]
[11: On a publié dans le Recueil de la Société impériale d'histoire russe (Sbornik, t. XXXIII) des fragments de la correspondance du duc de Courlande avec le comte Kaiserling, où il se montre sous l'aspect d'un homme mélancolique et désabusé.]
[12: À la mort de Pierre II, dernier rejeton de la ligne mâle de Pierre le Grand, la maison de Romanov n'était plus représentée que par des femmes. Depuis l'oukase de 1721 il n'y avait plus de droit successoral et la couronne restait entre les mains du Conseil suprême, qui détenait effectivement le pouvoir. Il en disposa en faveur de la fille d'Ivan, Anne de Courlande, en essayant toutefois de lui imposer une constitution oligarchique. Ce choix fut ratifié par une assemblée générale de dignitaires, car l'élue était populaire à Moscou et à Pétersbourg; mais les conditions qui limitaient l'autorité de la nouvelle souveraine ne furent pas acceptées. Le parti absolutiste l'emporta; l'impératrice Anne fit son entrée dans Moscou en grand appareil militaire et fut proclamée souveraine autocrate.]
[13: En exil, la duchesse de Courlande et ses filles dessinaient et faisaient des ouvrages délicats de femme. Elles brodèrent des étoffes avec des dessins représentant des indigènes de la Sibérie et leurs industries rustiques. Une des pièces du palais de Mittau en est encore tendue, Benigna composa à la même époque, en allemand, un recueil de poésies religieuses, qui a été imprimé à Mittau en 1773, sous le titre: Eine grosse Kreuzträgerin. Sa correspondance est conservée aux archives de Moscou. (Waliszewski, p. 177.)]
[14: Dans le gouvernement de Tobolsk, à trois mille verstes de Saint-Pétersbourg. Ce n'est plus aujourd'hui qu'une bourgade peuplée d'une centaine d'habitants. La ville de Pélim fut fondée en 1592 et destinée par Boris Godounov à servir de lieu de déportation. Deux Romanov, ancêtres de la dynastie régnante, le duc de Courlande, le général Münich comptent parmi ses hôtes les plus illustres. «Le monde environnant était un marécage, glacé en hiver et en été producteur d'une quantité d'insectes telle que l'air devenait irrespirable et qu'il fallait garder le visage couvert. Trois mois d'été et de soleil, puis le froid et la nuit. Les provisions venaient de Tobolsk.» (Waliszewski, la Dernière des Romanov, Élisabeth Ire, p. 17, in-8°, Paris, 1902.)]
[15: En Allemagne, il y a une catégorie de personnes qu'on tient pour être particulièrement douées de ce don de seconde vue; ce sont celles qui naissant vers le milieu de la nuit. On les appelle Mitternachtskinder, enfants de minuit. Madame d'Agoult (Daniel Stern), qui était par sa mère d'origine allemande et qui naquit à Francfort-sur-le-Main vers le milieu de la nuit du 30 au 31 décembre 1805, s'est fait l'écho de cette superstition (Mes Souvenirs, 1806-1833, 3° édit., 1880, p. 21).]
[16: Le maréchal de Münich n'avait arrêté le duc de Courlande que pour s'élever sur les ruines des Biren, au faîte de la fortune. Toujours guidé par les mêmes vues qu'il avait eues lorsqu'il engagea le duc à se faire nommer régent, il voulait s'emparer de toute l'autorité et ne donner à la grande-duchesse que le titre de régente. Il s'imaginait que personne n'oserait rien entreprendre contre lui: il se trompa.» (Mémoires historiques, politiques et militaires sur la Russie, par le général Manstein; nouvelle édition, Lyon, 1772, t. II, p. 111) Le 25 novembre 1741, juste un an après la chute de Biren, Münich fut arrêté par ordre d'Élisabeth et condamné à l'écartèlement. Gracié sur l'échafaud, il fut exilé en Sibérie, à Pélim, et emprisonné dans la maison même qu'il avait fait construire pour le duc de Courlande. Cette maison se composait de quatre chambres et était entourée d'une haute palissade. L'oukase qui exilait Münich rappelait Biren. On raconte que les deux adversaires se croiseront en route aux environs de Kasan et se saluèrent sans échanger une parole (Waliszewski, Élisabeth Ire, p. 16).]
[17: L'avènement d'Élisabeth avait rendu quelque espoir au duc de Courlande. Au commencement de 1742 il reçut, en effet, un courrier du Sénat lui annonçant qu'il recouvrait la liberté et le domaine de Wartemberg. Il quitta aussitôt Pélim et se disposait à gagner la Courlande, quand il fut arrêté en route par un nouveau message qui lui enjoignait de demeurer à Jaroslavl. L'ex-régent s'y établit dans une habitation plus spacieuse avec un beau jardin sur les bords du Volga. On lui envoya de Pétersbourg sa bibliothèque, ses meubles, sa vaisselle, des chevaux même et des fusils, avec la permission de chasser à vingt verstes à la ronde. Ses frères et Bismarck eurent la permission de le rejoindre. Gustave Biren mourut peu après; Charles et Bismarck paraissent avoir repris du service dans l'armée. En 1762, Biren fut rappelé à la Cour par Pierre III, qui avait dû épouser sa fille Hedwige, quand il était encore duc de Holstein. Il rendit à l'ancien favori une partie de ses biens, mais lui fit savoir qu'il destinait la Courlande à son oncle Georges-Louis de Holstein (Waliszewski, l'Héritage de Pierre le Grand, p. 309).]
[18: Voir appendice I.]
[19: Petite voiture à quatre roues sans ressorts et en partie recouverte d'une bâche; elle est en usage chez le paysan russe.]
[20: En janvier 1763. Le duché de Courlande était resté sans maître jusqu'en 1758. À cette date, le prince Charles de Saxe, fils d'Auguste III, fut élu sur la demande d'Élisabeth. Pierre III, en 1762, se proposait de donner le duché à un membre de sa famille, quand arriva le coup d'État qui fit passer le pouvoir aux mains de sa femme. Catherine II ne voulait ni du prince de Saxe, ni du prince de Holstein. Elle résolut de rétablir Biren, qui abdiqua en 1769 en faveur de son fils et mourut en 1772. Il est enterré à Mittau.]
[21: Le duc Pierre naquit en 1724. À la mort de l'ex-régent, il hérita de la Courlande, qu'il gouverna jusqu'en 1795, date à laquelle il abdiqua à son tour. (Kruse, t. II, p. 177.)]
[22: Né en 1728, mort en 1801 à Koenigsberg. Le prince Charles a fait souche de la ligne des princes actuels de Courlande.]
[23: Frédéric-Charles, duc de Holstein, qui avait épousé une des deux filles de Pierre le Grand, avait, sous le règne d'Anna Ivanovna demandé par lettre au duc de Courlande de lui prêter cent mille roubles, en consentant à ce que la somme servit de dot à sa fille unique Hedwige, dont il demandait en même temps la main pour son fils, le futur époux de Catherine II et qui régna quelques mois sur la Russie sous le nom de Pierre III. Mais Anna Ivanovna, prenant toujours en mauvaise part tout ce qui venait de Holstein, s'était fâchée et avait défendu qu'on lui en parlât. Devenu régent, le duc de Courlande renoua les négociations avec la tante du jeune duc de Holstein, Élisabeth, qu'un coup de main devait prochainement faire impératrice (1741-1762). Le mariage était à peu près décidé, un prince de Saxe-Meiningen avait été éconduit, Biren allait contracter alliance indirecte avec les Romanov, lorsqu'il fut emprisonné et exilé. Avant la rentrée en grâce définitive de son père, Hedwige de Courlande revint à la cour d'Élisabeth et c'est en 1753, à trente-trois ans, qu'elle épousa un officier de la garde, le prince Alexandre Tcherkassof. Elle mourut en 1787 (Waliszewski, pp. 303 et 310).]
[24: Le duc Pierre épousa en 1765 Caroline-Louise, princesse de Waldeck, avec laquelle il divorça en 1772. En 1774, il épousa Eudoxie, princesse Yousoupoff dont il se sépara en 1778; en 1779 Anne-Dorothée de Médem, comtesse du Saint Empire (1761-1821) (Kruse, t. II, pp. 177-181).]
[25: Le duc, accompagné de sa femme et de sa fille aînée, partit pour l'Italie le 6 août 1784. Il fit route par Dresde, Leipzig et Munich, visita d'abord Vérone, Venise et Bologne. Il passa l'hiver à Naples, vint à Rome pour les cérémonies de Pâques et retourna à Naples et à Ischia passer le printemps de 1785. Il rentra ensuite à Berlin par Florence et Turin. Les savants et les artistes firent fête aux voyageurs. À Rome, le duc fit frapper une médaille pour commémorer le dixième anniversaire de l'Académie qu'il avait fondée à Mittau. À Bologne, il fonda un prix de mille ducats que l'Académie des sciences devait décerner sous forme de médaille (Kruse, t. II, p. 185).]
[26: Les princesses Wilhelmine, Pauline, Jeanne et Dorothée. En 1790, le duc avait perdu un fils âgé de trois ans et qui eût été le prince héritier (Tiedge, Anna Charlotte Dorothée, letzte Herzogin von Kurland, 1823, pp. 94 et 104).]
[27: Le duc Pierre mourut à Gellenau dans le comté de Glatz, en Silésie, non loin de la frontière de Bohême, le 13 janvier 1800. Il fut inhumé à Sagan.]
[28: Les monnaies qui ont été frappées sous son gouvernement sont des Sechser, des Duttchen ou marks, des Ferdinge de billon, des Schilling et enfin des ducats au même titre que ceux de Hollande. En fait de double ducat, il n'en existe qu'un exemplaire, peut-être une épreuve; de même celui d'un Tympf à trois Sechser, en billon, est conservé comme une rareté. Le duc n'a fait frapper que deux médailles, toutes deux en l'honneur de l'impératrice Catherine II (Kruse, t. II, p. 174).]
[29: Lors du dernier partage de la Pologne, en 1795, la Russie annexa la Courlande. Le duc Pierre abdiqua moyennant une pension de vingt-cinq mille ducats, un douaire pour sa femme, et un prix d'achat de deux millions de roubles (Bilbassof, la Réunion de la Courlande, dans Antiquité russe, janvier 1895), et dans Kruse, t. II, appendice: «Acte de renonciation de Son Altesse le duc de Courlande et de Semgallen, aux droits qui lui appartenaient comme duc régnant.»]
[30: Au château de Nachod.]
[31: Au château de Löbikau, en Saxe-Altenburg.]
[32: Sagan avait appartenu à Wallenstein. À sa mort (1634), le duché devint la propriété des princes de Lobkowitz. Le prince Ferdinand de Lobkowitz mourut en 1784, laissant un fils mineur. C'est aux tuteurs du jeune prince que le duc Pierre de Courlande acheta Sagan en 1786, pour un million de florins. Frédéric II était très désireux de voir le duc s'établir en Allemagne et pour faciliter cette acquisition il changea le fief masculin en fief féminin, parce que le duc de Courlande n'avait pas d'héritier mâle. À la mort du duc, Sagan fut administré par la duchesse de 1800 à 1805. La princesse Wilhelmine en hérita. À sa mort (1839) le duché passa à la princesse Pauline; elle le céda en 1844 à la princesse Dorothée, duchesse de Dino, qui prit alors le titre de duchesse de Sagan (Leipelt, Geschichte der Stadt und des Herzogthums Sagan, 1 vol. in-8° 1853, p. 167 et passim).]
[33: Le Bober, affluent de l'Oder, sujet à des crues rapides. L'inondation de 1804 est restée particulièrement fameuse; elle causa des désastres considérables (Leipelt, 170).]
[34: Leipelt, pp. 176-177. Et Katalog der gemälde und sculpturen im herzoglichen Schlosse zü Sagan (1855).]
[35: Frédéric-Guillaume II mourut le 16 novembre 1797, laissant en effet les finances en pleine détresse. La dette s'élevait à plus de 40 millions de thalers.]
[36: Leipelt, p. 168.]
[37: Les princesses de Courlande brillèrent d'un vif éclat aux fêtes et réceptions du Congrès de Vienne où trois d'entre elles se trouvaient à des titres divers. Le comte A. de la Garde-Chambonnas, hôte du prince de Ligne pendant le Congrès, en parle dans ses Souvenirs, avec enthousiasme: «La princesse de Courlande, cette belle duchesse de Sagan (Wilhelmine), passionnée pour tout ce qui présente de l'héroïsme et de la grandeur; son extrême beauté n'est que le moindre de ses agréments. Sa soeur, la comtesse Edmond de Périgord (Dorothée), dont la démarche, les gestes, l'attitude, le son de sa voix forme un ensemble qui offre je ne sais quoi d'enchanteur. Elle a sur sa figure et dans toute sa personne ce charme irrésistible sans lequel la beauté la plus parfaite est sans pouvoir. C'est une fleur qui semble ignorer le parfum qu'elle exhale. Enfin la dernière des trois grâces de Courlande (duchesse d'Acerenza) qui réunit en elle tout ce que nous admirons dans les deux autres (Souvenirs du Congrès de Vienne, publiés par le comte Fleury, in-8°, 1901, p. 147).]
[38: La guerre de 1806 fut particulièrement ruineuse pour le duché de Sagan. Pendant les guerres de l'Empire la ville fut plusieurs fois pillée. La guerre de 1813 à 1815 coûta à la ville seule soixante-cinq mille thalers (Leipelt, p. 173).]
[39: Louis-Ferdinand, prince de Prusse, neveu du Grand Frédéric, né en 1772, fut tué à Saalfeld dans un combat d'avant-garde (octobre 1806). Héros très populaire en Allemagne, von der Goltz l'appelle un «météore lumineux au ciel des astres militaires». Les Mémoires du temps sont riches de renseignements à son sujet. Voir notamment: Anekdoten und Charakterzüge aus dem Leben des Prinzen Ludwig Ferdinand von Preussen. Le livre est: «Allen Deutschen Gevidmet», dédié à tous les Allemands;—Galerie von Bildnissen aus Rahels Umgang und Briefwechsel, t. I, p. 239-300;—Matériaux pour servir à l'histoire des années 1803, 1806 et 1807, Paris, 1808 (ouvrage attribué à Lombard, conseiller intime de Frédéric-Guillaume III);—Arnim, Vertraute Geschichte III, p. 282-291;—Madame de Staël, Dix années d'exil, édit. Paul Gautier, Paris, 1904, passim;—Clausewitz, dans ses Notes sur la Prusse dans sa grande catastrophe de 1806, fait du prince un portrait très pénétrant. Voir appendice II.]
[40: Elle avait épousé le prince Antoine Radziwill (1775-1839).]
[41: Frédéric Guillaume III (1797-1840).]
[42: Le prince Henri de Prusse était frère du Grand Frédéric. Né en 1720, il mourut en 1802.]
[43: Sur l'attitude de la Prusse à l'égard de la France en 1806 et sur l'état des esprits à Berlin après la signature du traité de Paris (25 février 1806), imposé à la Prusse par Napoléon, voir A. Lévy, Napoléon et la Paix, 1 vol. in-8°, Paris, 1902.]
[44: Le roi Frédéric-Guillaume III.]
[45: Ministre des affaires étrangères du roi de Prusse de 1793 à 1804. Il passa le portefeuille au baron de Hardenberg et fut, en 1805, choisi par le roi pour porter à Napoléon la déclaration arrêtée avec la Russie par la convention de Potsdam (3 novembre). On l'accusait d'être partisan de la politique napoléonienne. «La politique de la Prusse, dit Clausevitz, de la paix de Bâle à la catastrophe de 1806, porte le caractère de la faiblesse, de la pusillanimité, de l'insouciance et souvent d'une habileté peu digne, traits qui étaient bien à la hauteur du caractère du comte Haugvitz. Le comte Haugvitz aurait été homme à se livrer entièrement à la France et à faire de la Prusse une satrapie française…» (Notes sur la Prusse, p. 49). Et cependant dans cette même année 1806, Haugvitz disait au chevalier de Gentz: «S'il a jamais existé une puissance que nous avons eu l'intention de tromper, c'est la France…» (Comte de Sarden, Histoire des traités de paix, IX, 75-76. Ms. du chevalier de Gentz). Sa mission commencée à Vienne n'étant pas terminée, Haugvitz avait suivi l'empereur à Paris et c'est là qu'il avait accepté le fameux traité. Le parti de la guerre à la tête duquel se trouvaient la reine Louise et le prince Louis-Ferdinand le lui reprochait violemment. Dans les jours d'effervescence qui précédèrent la rupture des relations diplomatiques, les officiers prussiens s'en allaient aiguiser leur sabre sur les marches de son escalier.]
[46: Sur le prince Louis-Ferdinand et Pauline Wiesel, Briefe des Prinzen L. F. von Preussen an Pauline Wiesel, Leipzig, 1865. Introduction de 50 pages. Le volume contient 12 lettres du prince à Pauline et une lettre à Henriette Fromm; il contient en outre des lettres de A. de Humboldt, de Rahel Varnhagen, de Gentz à Pauline Wiesel et trois lettres de Pauline en français, datées de Saint-Germain-en-Laye (4 août 1838 et 14 avril 1848), et de Paris (22 mars 1848); voir aussi Gentz Schriften édités par Schlesier, et Karl Hillebrand, Revue des Deux Mondes, 1er mai 1870.
Le prince Louis eut deux enfants d'Henriette Fromm, un fils et une fille, qui furent anoblis en 1810, sous le nom de Wildenbruch.]
[47: Le mariage de la princesse Wilhelmine eut lieu le 23 juin 1800, celui de la princesse Pauline le 26 avril 1800. La princesse Jeanne ne se maria que l'année suivante, le 18 mars 1801 (Leipelt, p. 170).]
[48: La reine Caroline, soeur de Marie-Antoinette.]
[49: Gustave III, assassiné en 1792 (mars), laissa un fils mineur qui monta sur le trône sous le nom de Gustave-Adolphe IV. Une régence était nécessaire; elle fut confiée au duc de Sudermanie. Lors de la révolution de 1809, Gustave IV fut banni du royaume et le duc de Sudermanie élu roi par la diète, sous le nom de Charles XIII.]
[50: Le baron d'Armfeld (1757-1814), favori du roi de Suède Gustave III, qui le chargea de nombreuses négociations et missions politiques. Après la mort de Gustave III, assassiné en 1792, il eut avec le duc de Sudermanie d'inextricables démêlés, fut accusé du trahison, condamné à mort par contumace. Pendant tout le temps que dura sa disgrâce il séjourna en Allemagne et surtout à Berlin. Gustave-Adolphe IV, à son avènement, lui rendit biens et dignités et le combla de faveurs.]
[51: Le prince Henri Lubomirski.]
[52: La Constitution du 3 mai 1791.]
[53: Voir Appendice III].
[54: Voir Appendice IV.]
[55: Né à Hambourg en 1747, il fut appelé à Berlin par Frédéric II et nommé membre de l'Académie des sciences. Il mourut en 1826. La loi de Bode donne les distances des planètes au soleil.]
[56: Il aida la duchesse de Courlande à administrer Sagan de 1800 à 1805, c'est-à-dire depuis la mort du duc Pierre jusqu'au moment où la princesse Wilhelmine prit en main l'administration du duché. C'est ce même M. de Goeckingk qui présenta à la duchesse de Courlande Henriette Herz, femme célèbre dans la société berlinoise de cette époque; poète à ses heures, ses «Chansons de deux amoureux» eurent alors un certain succès (Henriette Herz, Ihr Leben und ihre Erinnerungen, Berlin, 1850, pp. 186 et 189).]
[57: Soeur du prince Louis-Ferdinand, mariée en 1798 au prince Antoine Radziwill, duc d'Olyka et de Nieswiez. Elle mourut en 1836. Elle était la marraine de la princesse Dorothée et c'est sous les auspices de ce souvenir que fut conclu à Sagan, en 1857, le mariage de mademoiselle Marie de Castellane, petite-fille et filleule de la duchesse de Sagan, avec le petit-fils de la princesse Louise de Prusse, le prince Antoine Radziwill.]
[58: Il régna plus tard sous le nom de Frédéric-Guillaume IV (1840-1861).]
[59: Né en 1781, mort en 1846. Il était le troisième fils de Frédéric-Guillaume II. En 1806 il commandait une brigade d'infanterie. En 1845, il eut le major de Moltke comme aide de camp.]
[60: Le prince Auguste de Prusse était frère du prince Louis-Ferdinand. Il fut fait prisonnier au combat de Prentzlow, le 6 octobre 1806, par le vicomte de Reiset et conduit en France comme prisonnier d'État (Souvenirs du Vicomte de Reiset, p. 226). Sur le séjour du prince Auguste de Prusse au château de Coppet et sur son projet de mariage avec madame Récamier en 1807, voir le livre très documenté de E. Herriot, Madame Récamier et ses amis, Paris, in-8°, 1904, t. 1, pp. 171 et suiv.]
[61: Il s'agit ici de Guillaume de Humboldt et non d'Alexandre, son frère. Guillaume de Humboldt (1767-1835) représente au plus haut degré le type de l'homme très cultivé (hochgebildeter Mann) qui, avec un grand fonds d'instruction première, a su s'assimiler toutes les idées de son temps. Il fonda l'Université de Berlin (1810) et fut ministre plénipotentiaire de la Prusse au Congrès de Vienne. C'est là qu'il reverra la princesse Dorothée de Courlande, devenue duchesse de Dino, qui accompagna le prince Talleyrand, son oncle, au Congrès. L'Académie royale de Berlin vient de publier une édition de ses oeuvres complètes qui ne compte pas moins de 15 volumes in-8°. Si les écrits philosophiques de Guillaume de Humboldt n'ont guère franchi les limites du monde savant, ses écrits politiques (Politische Denkschriften, t. X-XII, formant 4 vol. de l'édition citée) ont exercé une profonde influence sur la formation de l'Allemagne contemporaine. Une oeuvre d'un autre genre, mais célèbre en Allemagne, nous donne une idée de ce qu'il devait être dans ses relations du monde. Ce sont ses Briefe an eine Freundin qui contiennent toute une philosophie du bonheur puisé dans le parfait équilibre de l'âme. Les Lettres à une amie sont adressées à Charlotte Diede, personne d'une grande beauté, qu'il connut aux eaux de Pyrmont au temps où il était étudiant, dont il fut très amoureux pendant trois jours et à qui il écrivit régulièrement jusqu'à la fin de sa vie. Et c'est en vain qu'on chercherait dans cette correspondance intime un mot de nature à compromettre la mémoire d'un philosophe.]
[62: Jean-Pierre-Frédéric Ancillon (1767-1837) était issu d'une ancienne famille de Metz, émigrée en Prusse après la révocation de l'Édit de Nantes. Il avait fait un assez long séjour à Paris pour y achever ses études. À Berlin, il exerçait les fonctions de pasteur; prédicateur très éloquent, il était lié d'amitié avec les plus illustres de ses contemporains. Plus tard, et quoique immigré, il devint président du Conseil des ministres de Prusse (1831). Son Tableau des révolutions du système politique de l'Europe depuis la fin du XVe siècle (Berlin, 1803-1805), ouvrage aujourd'hui bien oublié, eut alors un grand succès et le plaça au premier rang des historiens de son temps.]
[63: Sur la société de Berlin à cette époque, on peut consulter les Souvenirs de Henriette Herz et de Rahel Varnhagen, déjà cités; les Tagebücher de Varnhagen (14 vol., 1866-1870, Leipzig); Geiger; Berlin 1688-1840; Geschichte des geistigen Lebens der preussischen Hauptstad, Berlin, 1895, t. II, pp. 186-206: Gesellschaften und Clubs; K. Hillebrand, la Société de Berlin, de 1789 à 1815, Revue des Deux Mondes, 1er mars 1870. Voici ce qu'il dit en particulier de la maison de la duchesse de Courlande, d'après les Mémoires de Henriette Herz: «La duchesse de Courlande… était une des premières grandes dames chrétiennes de Berlin, qui réagit contre la séparation des classes, déjà un peu effacée parmi les hommes et qui osa disputer aux riches Juives (mesdames de Grotthuis et d'Eybenberg, filles du banquier Cohen, et surtout Henriette Herz, la Récamier allemande, et Rahel Levin, mariée à Varnhagen) le droit d'accueillir et de patronner le talent. Son exemple fut bientôt suivi et l'aristocratie prussienne mit autant d'amour-propre à se distinguer par l'esprit et par la culture de l'esprit que naguère elle en avait mis à étudier la science héraldique. Le salon de madame de Courlande réunissait toutes les classes de la société et les distinctions religieuses y étaient entièrement inconnues. Juifs et chrétiens, savants et grands seigneurs, grandes dames et comédiennes, tout cela s'y rencontrait, s'y confondait, car la duchesse s'attachait à placer ses hôtes à une douzaine de petites tables séparées où il fallait bien que les grandes dames fissent bonne mine aux convives roturières avec lesquelles l'habile maîtresse de maison savait les mêler. Cet exemple fut contagieux et eut d'excellents résultats pour le rapprochement des classes. C'est dans cette maison que se rencontrèrent Rahel et le prince Louis-Ferdinand, madame de Staël et Auguste-Guillaume de Schlegel, qui avait remplacé son frère à Berlin, la princesse de Radziwill, soeur du prince Louis-Ferdinand, et Jean de Müller, le célèbre historien, madame de Genlis et le comte de Tilly, ami de Mirabeau, Genelli, le peintre, et Gualtieri, l'humoriste, Frédéric de Gentz, la plus puissante plume de publiciste que l'Allemagne ait jamais eue, et Guillaume de Humboldt, le diplomate philosophe; en un mot, tout ce que Berlin comptait de distingué par l'esprit.—Il fallait, ajoute Henriette Herz, l'indépendance, l'énergie, l'esprit et le tact de la duchesse pour ne pas échouer dans une pareille entreprise… C'est dans la maison de la duchesse de Courlande que madame de Staël fit choix d'un petit nombre d'amis qui devinrent ensuite ses familiers à elle: Erinnerungen, cap. xv (Die Herzogin Dorothea von Kurland und ihr Haus. pp. 186-195).]
[64: Devrient, dans son Histoire de l'art dramatique en Allemagne, présente madame Unzelmann comme une actrice de génie, une femme du monde accomplie, un modèle de grâce. (Geschichte der deutschen Schauspielkunst, 3 vol. in-12, 1848, Leipzig, t. III, p. 275.)]
[65: Jean de Müller (1752-1809), Suisse d'origine, fut d'abord conseiller aulique à Vienne; en 1804, il vint à Berlin en qualité d'historiographe du roi de Prusse. En 1807, Napoléon le fit nommer, par le roi Jérôme, ministre secrétaire d'État du royaume de Westphalie. L'oeuvre principale de Jean de Müller est l'Histoire de la Confédération suisse, qu'il laissa inachevée. Ses oeuvres complètes (40 vol., 1831-1835) comprennent plus de 10 volumes de Lettres. C'est Jean de Müller qui rédigea le mémoire fameux que le prince Louis-Ferdinand, les frères du roi et un certain nombre de personnages politiques signèrent et remirent au roi, le 2 septembre 1806, pour le déterminer à renvoyer le ministre Haugvitz, les conseillers de cabinet Beyme et Lombard et à se déclarer contre la France. (Ce mémoire est reproduit en entier dans Pertz, Das Leben der Ministers Freiherrn v. Stein. 6 vol. Berlin, 1849-1855.)]
[66: Madame de Staël, qui l'avait vu jouer à Berlin, dit de lui: «Il est impossible de porter plus loin l'originalité, la verve comique et l'art de peindre les caractères, que ne le fait Iffland dans ses rôles. Je ne crois pas que nous ayons jamais vu au Théâtre français un talent plus varié ni plus inattendu que le sien.» (De l'Allemagne, 2e partie, chap. XXVII). Iffland fut en outre un auteur dramatique fécond. L'édition complète de ses oeuvres ne comprend pas moins de 24 volumes (édit. de Vienne, 1843).]
[67: Iffland fut directeur du Théâtre de Berlin de 1796 à 1814; voir Devrient: Ifflands Direction des Berliner Nationaltheaters, t. III, pp. 274-310.]
[68: Le Théâtre-Royal continua ses représentations après l'entrée des Français à Berlin, le 25 octobre. Le 23, on avait joué les Organes du cerveau; le 24, la Vente de la maison et l'Amour et la Fidélité, le 25, Belmont et Constance; le 26, on joua Iphigénie en Tauride, le 27, l'Abbé de l'Épée et Alexis; le 28, le Mariage secret; le 29, Phèdre et le bon Coeur.—Le public trouvant que Berlin manquait de distractions, on demanda au gouverneur de rétablir l'Opéra-Italien, dont les pensionnaires étaient subventionnés par l'État.]
[69: Le prince Adam-George Czartoryski naquit à Varsovie, en 1770, et mourut à Montfermeil, près Paris, en 1861. Après le dernier partage de la Pologne en 1795 il fut pris comme otage à Saint-Pétersbourg; il se lia avec le grand-duc Alexandre qui devenu empereur le nomma ministre-adjoint des affaires étrangères. La faveur du souverain lui laissait concevoir une Pologne reconstituée et autonome, sous la protection de la Russie. Déçu dans ses espérances, il se démit de ses fonctions en 1807. Nommé sénateur palatin du royaume de Pologne en 1815, il tomba en disgrâce en 1821. En 1831, élu président du gouvernement national polonais, ses biens furent confisqués; il s'établit alors à Paris et devint le chef du parti aristocratique de l'émigration polonaise. Il a laissé des Mémoires, 2 vol. in-8°, Paris, 1887.]
[70: Ce n'est qu'en 1797 que le prince Adam Czartoryski fut attaché à la personne du grand-duc en qualité d'aide de camp général. Voici comment il raconte lui-même, dans ses Mémoires, l'origine de leurs relations qui datent de 1796: «Le spectacle, les promenades, les bals à la cour nous rapprochèrent davantage, mon frère et moi, des jeunes grands-ducs qui nous traitaient toujours avec une prévenance visible. Je m'occupais alors du dessin. Le grand-duc Alexandre l'ayant appris m'en fit apporter quelques-uns qu'il examina, ainsi que la grande-duchesse, avec beaucoup de bienveillance… M'ayant rencontré un jour, il me dit qu'il regrettait de me voir si rarement et m'ordonna de venir le trouver au palais de la Tauride, que nous nous promènerions dans le jardin qu'il voulait me montrer. Il m'assigna le jour et l'heure… Je regrette de n'avoir pas marqué la date précise de ce jour; il eut une influence décisive sur une grande partie de ma vie et sur les destinées de ma patrie. C'est de ce jour et de la conversation dont je vais rendre compte que commença mon dévouement au grand-duc, je puis dire notre amitié…» (t. Ier, pp. 93 et 95).]
[71: Le prince Czartoryski relate dans ses Mémoires les propos sur lesquels il fondait cette espérance: «Il me dit alors (pendant la promenade au jardin, 1796) qu'il ne partageait nullement les idées et les doctrines du cabinet et de la cour; qu'il était loin d'approuver la politique et la conduite de sa grand'mère, qu'il condamnait ses principes, qu'il avait fait des voeux pour la Pologne et pour sa lutte glorieuse, qu'il avait déploré sa chute, que Kosciuszko était à ses yeux un grand homme par ses vertus et par la cause qu'il avait défendue, qui était celle de l'humanité et de la justice. Il m'avoua qu'il détestait le despotisme partout et de quelque manière qu'il s'exerçât; qu'il aimait la liberté, qu'elle était due également à tous les hommes; qu'il avait pris l'intérêt le plus vif à la Révolution française; que, tout en réprouvant ces terribles écarts, il souhaitait des succès à la république et s'en réjouissait». (t. I, p. 96).]
[72: «Un matin je reçus une lettre du comte Rostopchine dans laquelle il me disait que j'avais été nommé ministre de l'empereur auprès du roi de Sardaigne, que je devais incontinent me rendre à Pétersbourg pour y prendre connaissance de mes instructions et partir dans huit jours pour l'Italie…» Mémoires, (t. I, p. 188).]
[73: Le 24 mars 1801.]
[74: Voir appendice V.]
[75: Le roi Louis XVIII.]
[76: François de Besiade, comte, puis duc d'Avaray (1759-1811), aide Monsieur à s'évader du Luxembourg, en juin 1791, le suivit à l'étranger et ne le quitta plus. Ce fut d'Avaray qui décida du mariage du duc d'Angoulême avec Madame Royale, que la cour d'Autriche voulait retenir à Vienne. Louis XVIII l'appelait «le plus fidèle de ses serviteurs.» «L'ami, le confident véritable de Monsieur, écrit le duc de Sérent à Goday, celui dont le crédit l'emporte sur tous les crédits…» (Ernest Daudet, Histoire de l'Émigration, t. II et III).]
[77: Dans son Histoire de l'Émigration M. Ernest Daudet fait du château de Mittau la description suivante: «C'était, comme aujourd'hui, une vaste et somptueuse construction, élevée sur l'emplacement du vieux château ducal, aux bords de l'Aa. Des bosquets et des étangs l'entouraient. Ses proportions monumentales, ses pièces spacieuses, sa physionomie architecturale rappelant Versailles, en faisaient une demeure digne d'un roi. Par les hautes croisées, le regard embrassait un lumineux horizon de dunes grisâtres, coupé çà et là de terres fertiles et de forêts, borné au loin par la mer Baltique. Plus près s'étendait la ville avec des rues spacieuses, des maisons en bois pour la plupart, habitées par une population formée en partie de nobles familles russes et de juifs allemands. Mittau renfermait une société cultivée, savante, aimant les arts, au courant du mouvement intellectuel de l'Europe. Elle devait ce privilège à ses longues relations avec la Pologne, et surtout à son contact permanent avec les voyageurs venus du midi de l'Europe, qui, pour arriver dans la capitale russe, devaient nécessairement passer par Mittau.» (t. II, p. 226).]
[78: Le 10 octobre 1806. Voici comment Parquin, qui tenait ce récit de Gaindé, raconte sa mort: «Le prince Louis, avec quelques hussards d'ordonnance, s'efforçait de rallier les fuyards, lorsqu'un maréchal des logis du 10e hussards français, qui s'appelait Gaindé, arriva sur lui, la pointe au corps, lui criant: «Rendez-vous, général, ou vous êtes mort!» Le général, qui n'était autre que le prince Louis, répondit: «Moi me rendre! Jamais!» Et relevant l'arme de Gaindé, il lui porta un coup de sabre qui atteignit le maréchal des logis à la figure; il allait lui en donner un second lorsque Gaindé, ripostant d'un coup de pointe, traversa la poitrine du prince et le jeta en bas de son cheval. Les ordonnances du prince, le voyant en combat singulier avec un soldat français, arrivèrent au galop et ils se seraient infailliblement emparés de Gaindé ou du moins ils l'auraient tué, si un hussard du 10e ne fût arrivé au galop un s'écriant: «Tenez bon, maréchal des logis!» Puis, lâchant un coup de pistolet, il étendit mort un hussard prussien; ce que voyant, les ordonnances du prince disparurent.» (Parquin, Souvenirs et Campagnes, p. 61.) Dans le livre De l'Allemagne, 1re partie, ch. XVII, madame de Staël a rendu hommage à la mort héroïque du prince Louis. La censure, en 1810, exigea la suppression de cet éloge.]
[79: 14 octobre 1806.]
[80: Ville forte de 16 000 habitants, située au confluent de la Warthe et de l'Oder. Le roi et la reine de Prusse traversèrent Küstrin le 26 octobre. Le général d'Insgersleben, qui commandait la place, jura à son souverain en fuite de résister jusqu'à la mort. Trois jours après, voyant venir l'avant-garde du maréchal Davout, il invita les Français à prendre possession de la forteresse.]
[81: Au N.-E. de Berlin, dans la direction de Stettin. Le 29 octobre, la place de Stettin, défendue par une garnison de six mille hommes et cent soixante canons, capitula sans combat devant une brigade de cavalerie légère commandée par le général Lassalle.]
[82: Dans la Poméranie orientale. Stargard est située sur l'Inha, affluent de l'Oder.]
[83: L'abbé Edgeworth, qui avait assisté Louis XVI à ses derniers moments, mourut à Mittau le 22 mai 1807, des suites de la fièvre typhoïde qu'il avait contractée en soignant les prisonniers français.]
[84: Daniel Stern (madame d'Agoult) fait de la duchesse d'Angoulême le portrait suivant (1827):
«Madame Royale, duchesse d'Angoulême, qui portait, malgré sa maturité—elle avait alors quarante-six ans—depuis l'avènement de son beau-père, le titre juvénile de Dauphine, n'était pas douée des agréments d'esprit et des manières qui avaient rendu si attrayants l'entretien et la familiarité de Marie-Antoinette. Elle n'y prétendait pas, loin de là. Quelque chose en elle protestait contre ses grâces imprudentes auxquelles certaines gens, parmi les royalistes, imputaient les malheurs de la Révolution. Marie-Thérèse de France, au moment de son mariage—à Mittau, le 10 juin 1799—avec son cousin germain, Louis-Antoine, duc d'Angoulême, avait une noblesse de traits, un éclat de carnation et de chevelure qui rappelait, disait-on, l'éblouissante beauté de sa mère. J'ai porté longtemps en bague une petite miniature qu'elle avait donnée, à Hartwell, à la vicomtesse d'Agoult; on l'y voit blonde et blanche, avec des yeux bleus très doux. Mais peu à peu, en prenant de l'âge, ce qu'elle tenait de son père s'était accentué: la taille épaisse, le nez busqué, la voix rauque, la parole brève, l'abord malgracieux. Dans les adversités d'un destin toujours contraire, sous la perpétuelle menace d'un avenir toujours sombre, dans la prison, dans la proscription, Madame Royale s'était cuirassée d'airain. Sa volonté, toujours debout, refoulait incessamment, comme une faiblesse indigne de la fille des rois, la sensibilité naturelle à son âme profonde. Simple et droite, courageuse et généreuse comme il a été donné de l'être à peu de femmes; intrépide dans les résolutions les plus hardies; ne cherchant, ne voulant, ne connaissant que le devoir; fidèle en amitié, capable des plus grands sacrifices, charitable sans mesure et sans fin; malgré tant de vertus, Marie-Thérèse ne sut pas se rendre aimable; elle ne fut point aimée des Français, comme elle eût mérité de l'être. La France, qu'elle chérissait avec une tendresse douloureuse, ne lui pardonna jamais d'être triste. Ni son mari qui se pliait à sa supériorité, ni le roi son oncle, ni le roi son beau-père qui lui rendaient hommage, ni les serviteurs dévoués qui l'admiraient, ne pénétrèrent, je le crois, le secret passionné de cette âme héroïque. La maternité lui manqua. Elle vécut et mourut connue de Dieu seul.» (Mes Souvenirs, p. 274).]
[85: Il s'agit ici du second séjour de Louis XVIII à Mittau, qui dura de janvier 1803 à septembre 1807. Il y avait déjà séjourné de mars 1798 à janvier 1801. Sur l'ordre de Paul Ier, le comte de Provence, avec sa petite cour, avait quitté la capitale du duché de Courlande et s'était rendu à Varsovie. L'empereur Alexandre Ier le rappela à Mittau et lui servit, au début, une pension d'environ 200 000 roubles. Voir l'ouvrage très documenté de M. Ernest Daudet, Histoire de l'Émigration, t. III.]
[86: Le prince de Talleyrand, dans ses Mémoires, fait de son entrevue avec Louis XVIII, à Compiègne, le récit suivant: «Il était dans son cabinet. M. de Duras m'y conduisit. Le roi, en me voyant, me tendit la main et de la manière la plus aimable et même la plus affectueuse me dit:—Je suis bien aise de vous voir: nos maisons datent de la même époque. Mes ancêtres ont été les plus habiles: si les vôtres l'avaient été plus que les miens, vous me diriez aujourd'hui: Prenez une chaise, approchez-vous de moi, parlons de nos affaires; aujourd'hui c'est moi qui vous dit: Asseyez-vous et causons… Je fis bientôt après le plaisir à l'archevêque de Reims, mon oncle, de lui rapporter les paroles du roi, obligeantes pour toute notre famille… Je rendis compte au roi de l'état où il trouverait les choses. Cette première conversation fut fort longue (t. II, p. 109).]
[87: Voici ce qu'écrit sur ce sujet et à cette époque, l'auteur de ces Mémoires:
Mittau, le 11 février 1807.
«Ma bonne Jeanne, j'ai appris avec grand plaisir par tes lettres à maman que tu te portes bien. Tu n'as certainement pas cru que nous célébrerions le jour de naissance de notre chère maman dans Mittau; nous avons été tout à fait tristes ce jour-là, d'abord par mille souvenirs et parce que tu n'y étais pas… J'ai vu la duchesse d'Angoulême qui est bien aimable et que je trouve très belle; Louis XVIII est aussi aimable. La Duchesse m'a demandé laquelle de mes soeurs j'aimais le plus et j'ai dit que c'était toi parce que je te connaissais le plus et parce que tu étais bien bonne. Je te prie d'embrasser Pauline et de faire mes compliments à la Maynard et à la Costantini; dis à cette dernière que je fais tous les jours mes gammes et mes passages. Adieu, chère et bonne Jeanne, je t'embrasse de tout mon coeur et t'aime comme je désire être aimée de toi.
«TA DOROTHÉE.»
(Lettre inédite.) ]
[88: Le baron Hue, commissionnaire général de la maison du roi, donne la liste des émigrés qui étaient auprès de Louis XVIII durant son second séjour à Mittau. C'étaient: le duc de Gramont, le duc de Piennes, le duc d'Havré, le comte de la Chapelle, le marquis de Bonnay, le comte de Damas, la comtesse de Narbonne, la comtesse de Choisy, la duchesse du Sérent, le comte et la comtesse de Damas-Crux, l'abbé Edgeworth, l'abbé Fleuriel, l'abbé Destournelles, M. Le Fèvre, etc.
«La suite de Sa Majesté comprenait alors 43 personnes tant maîtres que domestiques.» (Souvenirs du baron Hue, 1 vol. in-8°, 1904, p. 252)]
[89: Mademoiselle Henriette de Choisy était fille de ce marquis de Choisy qui, se trouvant à Vienne au moment du premier partage de la Pologne, se mit en tête de revendiquer une part pour la France. Avec 1200 insurgés polonais il s'empara de Cracovie, en prit possession au nom du roi Louis XV qui désavoua Choisy (février 1772). Sans tenir compte du désaveu du roi, il garda avec lui 600 Polonais et 25 gentilshommes français et avec 4 canons en fer soutint le siège durant tout le mois de mars contre 18.000 Russes. Mademoiselle de Choisy était émigrée à Vienne quand, sur la recommandation du cardinal de la Fare, Madame Royale qui allait gagner Mittau pour épouser le duc d'Angoulême se l'attacha comme dame d'honneur. (1799) (Souvenirs de la baronne du Montet, 1 vol. in-8°, pp. 24-29)]
[90: Félicité de Montmorency, duchesse de Sérent, ancienne dame d'atours de Madame Élisabeth. Le duc de Sérent était ancien gouverneur des ducs d'Angoulême et de Berri.]
[91: La comtesse de Damas-Crux était fille de la duchesse de Sérent. Le comte de Damas (1738-1829) dirigeait avec d'Avaray la maison militaire de Monsieur, Comte de Provence.]
[92: La comtesse de Narbonne, dame d'honneur de la duchesse d'Angoulême, était femme du comte, puis duc de Narbonne-Pelet et, comme madame de Damas, fille de la duchesse de Sérent.]
[93: Marie-Joséphine Louise de Savoie.]
[94: Mademoiselle de Choisy épousa en 1815 seulement le vicomte d'Agoult, premier écuyer de la duchesse d'Angoulême, et en cette qualité devint dame d'atours de Madame la Dauphine. (Daniel Stern, Souvenirs, pp. 269 et suiv.)]
[95: Alexandre de Talleyrand, né en 1736, archevêque-duc de Reims (1777). Il avait été député aux États-Généraux (1789). Ayant refusé sa démission en 1801, il fut appelé par Louis XVIII à Mittau en 1803, devint grand aumônier en 1808, pair de France en 1814, cardinal en 1817 et mourut archevêque de Paris en 1821. Il était l'oncle paternel du prince de Talleyrand.]
[96: Le duc de Berry avait dû épouser aussi, en 1798, Anna Tyszkiewicz, devenue plus tard comtesse Potocka. «Était-ce, dit-elle dans ses Mémoires, à la suite d'un projet éphémère ou simplement pour se rendre agréable et payer de cette manière la réception royale qu'on avait faite à son maître (Louis XVIII), je ne sais, mais avant de quitter Bialystok, le comte d'Avaray proposa à ma mère de me marier au duc de Berry…» (p. 21). Le duc de Berry épousa, en 1816, Marie-Caroline princesse des Deux-Siciles.]
[97: Juillet 1807.]
[98: Le prince Louis-Ferdinand.]
[99: La reine Louise mourut le 19 juillet 1810; elle était née le 10 mars 1776.]
[100: Du 6 au 9 juillet 1807. Voir sur le voyage de la reine Louise à Tilsit et son entrevue avec Napoléon l'ouvrage de M. Albert Vandal, Napoléon et Alexandre Ier; de Tilsit à Erfurt, 1 vol. in-8°, 1891, pp. 94-99.]
[101: Vers ce même temps (été de 1808) la reine Louise écrit à madame de Berg: «Je souffre infiniment. Ah! trop souvent des reproches tombent sur moi, sur moi qui porte, comme Atlas le monde, un fardeau de souffrances. Que ne puis-je répondre? Je pleure et j'étouffe mes larmes. Il y eut un an avant-hier que j'eus ma première entrevue avec Napoléon, hier il y eut un an que j'eus ma dernière avec lui. Ah! quel souvenir! Ce que j'ai souffert là, je l'ai souffert beaucoup plus pour d'autres que pour moi-même. Je pleurais, je priais au nom de l'amour et de l'humanité, au nom de notre malheur et des lois qui gouvernent le monde. Et je n'étais qu'une femme, un être faible et pourtant supérieur à cet adversaire, si pauvre de coeur.» (Briefe der Königin Luise von Preussen, recueillies par A. Martin, 1 vol., Berlin, 1887, lettre XXIX.)]
[102: Vandal, pp. 94.]
[103: La beauté de la reine Louise produisit une grande impression sur tous ceux qui l'approchèrent, et de Goethe à madame Vigée-Lebrun la liste est longue de ceux qui parlent d'elle avec un enthousiasme lyrique, comme d'une «apparition céleste». «Il y avait dans le son de sa voix, dit le général de Ségur, une douceur si harmonieuse, dans ses paroles une séduction si aimable et si touchante, dans son attitude tant de charme et de majesté que, interdit pendant quelques instants, je me crus en présence d'une de ces apparitions dont les récits des temps fabuleux nous ont retracé l'image.» (Histoire et Mémoires, t. II, p. 210) C'est à peine si l'on trouve quelques hérétiques du culte de cette beauté. Cependant quelques-uns osaient critiquer chez la reine Louise la longueur de ses pieds ou de ses mains et ils se trouvent, sur ce point, d'accord avec l'auteur de ces Mémoires. D'autres allaient jusqu'à affirmer que la banderole de gaze légère qui flottait toujours autour de son cou, avec une grâce que la peinture a illustrée, cachait ingénieusement des cicatrices. (Arnim, Vertraute Geschichte, t. III, pp. 251-259.)]
[104: Pendant la guerre de l'Indépendance (Befreiungskrieg).]
[105: Le portrait le plus populaire de la reine Louise est celui de Richter (musée de Cologne). On en voit des reproductions exposées aux vitrines de presque toutes les boutiques d'Allemagne. Au musée de Hohenzollern à Berlin il y a un autre portrait, moins célèbre mais fort beau, de la reine Louise représentée en amazone.]
[106: L'histoire a conservé le nom de cette jeune fille; elle s'appelait Ferdinande von Schmettau. Née en 1798, elle est morte en 1815. Le sacrifice qu'elle accomplit en 1813 est, encore aujourd'hui, mentionné dans les manuels d'histoire à l'usage des jeunes filles. En 1863, on en fêta le cinquantenaire.]
[107: Le 3 août 1814. L'ordre de Louise fut créé dans le but de récompenser cent dames ou demoiselles qui, pendant la «guerre d'indépendance», s'étaient distinguées par leur patriotisme. Les insignes sont la croix de Prusse avec l'initiale L au milieu et ruban blanc avec large liséré noir de chaque côté.]
[109: Belle église des XIII-XVe siècles. Elle se trouve dans le vieux Berlin, Poststrasse.]
[110: Voir A. Lévy, Napoléon et la Paix, 1 vol. in-8°, 1902, pp. 621 et suiv.]
[111: Voir Appendice VI.]
[112: L'empereur Alexandre quitta Erfurt le 14 octobre 1808. Il y était depuis le 28 septembre. Sur l'entrevue d'Erfurt, voir Mémoires du prince de Talleyrand, t. I, pp. 391 et suiv.]
[113: Le marquis de Caulaincourt (1773-1827) avait suivi la carrière des armes. Envoyé à Saint-Pétersbourg à l'avènement d'Alexandre (1801), il fut à son retour nommé aide de camp de Bonaparte, premier consul. Grand écuyer de l'empereur (1804), général de division, duc de Vicence (1805), il fut de nouveau envoyé à Saint-Pétersbourg comme ambassadeur, en 1807. Le duc de Vicence jouit d'un grand crédit auprès de l'empereur de Russie, qu'il accompagna à Erfurt. Rappelé en 1811, il fit la campagne de Russie et rentra à Paris avec Napoléon. Sénateur, ministre des affaires étrangères, il représenta la France aux conférences de Prague, de Francfort et de Châtillon. Il fut de nouveau ministre des affaires étrangères pendant les Cent-Jours. En maints passages de ses Mémoires le prince de Talleyrand parle de M. de Caulaincourt avec grand éloge; et notamment à propos de l'entrevue d'Erfurt il écrit: «… Ma liaison personnelle avec M. de Caulaincourt, aux qualités duquel il faudra bien que l'on rende un jour justice, tous ces motifs firent surmonter à l'empereur l'embarras dans lequel il s'était mis à mon égard, en me reprochant violemment le blâme que j'avais exprimé à l'occasion de son entreprise sur l'Espagne.» (t. I, p. 401. et pp. 438 et suiv.)]
[114: Alexandre-Edmond de Talleyrand-Périgord, né le 2 août 1787, depuis duc de Dino, et plus tard duc de Talleyrand-Périgord, mort en 1873 à Florence.]
[115: Les troupes françaises quittèrent Berlin le 3 décembre 1808.]
[116: En 1817, il épousa la princesse Sapicha.]
[117: Voir Appendice VII.]
[118: Alexandrine de Damas, fille de Joseph de Damas, marquis d'Anligny, mariée en 1751 à Charles-Daniel de Talleyrand-Périgord (1734-1788), lieutenant général, menin du Dauphin, morte en 1809.]
[119: Mélanie de Talleyrand-Périgord, née en 1785; elle épousa en 1803 Just, comte de Noailles, plus tard duc de Poix, qui fut chambellan de l'empereur. Elle mourut en 1863.]
[120: Extrait des Mémoires de Manstein.]
[121: Anna Ivanovna, morte le 28 octobre.]