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Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second

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Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second

Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun

Release date: October 12, 2007 [eBook #23020]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
from images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS DE MADAME LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN, TOME SECOND ***






SOUVENIRS

DE

MADAME LOUISE-ÉLISABETH

VIGÉE-LEBRUN,

DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS,
DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE,
DE PARME ET DE BOLOGNE,
DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE GENÈVE ET AVIGNON.



En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai
le temps passé, qui doublera pour ainsi
dire mon existence.

J.-J. Rousseau.


TOME SECOND


PARIS,

LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,

RUE DE SEINE, 14 BIS.

1835.



AVANT-PROPOS

DE L'AUTEUR.

La mort de la bonne et aimable princesse Kourakin, que le choléra vint enlever à Pétersbourg en 1831, m'avait fait renoncer pendant long-temps à toute idée de continuer mes Souvenirs, pour lesquels cependant j'avais déjà rassemblé les matériaux nécessaires. Les instances de mes amis m'ayant fait consentir l'an dernier à reprendre ce travail, le lecteur ne sera pas surpris de voir mon second volume écrit dans une autre forme que le premier, puisque je n'ai point eu le bonheur d'achever le récit de ma vie pour celle qui me l'avait fait entreprendre.




CHAPITRE PREMIER.

Turin, Porporati, le Corrége.--Parme, M. de Flavigni, les Églises, l'Infante de Parme.--Modène.--Bologne.--Florence.




Après avoir traversé Chambéry, j'arrivai à Turin extrêmement fatiguée de corps et d'esprit, car une pluie battante m'avait empêchée, pendant toute la route, de descendre pour marcher un peu, et je ne connais rien de plus ennuyeux que les voiturins qui cheminent constamment au pas. Enfin, mon conducteur me déposa dans une très mauvaise auberge. Il était neuf heures du soir; nous mourions de faim; mais comme il ne se trouvait rien à manger dans la maison, ma fille, sa gouvernante et moi, nous fûmes obligées de nous coucher sans souper.

Le lendemain de très bonne heure, je fis prévenir de mon arrivée le célèbre Porporati 1, que j'avais beaucoup vu pendant son séjour à Paris. Il était alors professeur à Turin, et il vint aussitôt me faire une visite. Me trouvant si mal dans mon auberge, il me pria avec instance de venir loger chez lui, ce que je n'osai d'abord accepter; mais il insista sur cette offre avec une vivacité si franche, que je n'hésitai plus, et faisant porter mes paquets, je le suivis aussitôt avec mon enfant. Je fus reçue par sa fille, âgée de dix-huit ans, qui logeait avec lui, et qui se joignit à son père pour avoir de moi tous les soins imaginables pendant les cinq ou six jours que je passai dans leur maison.

Étant pressée de continuer ma route vers Rome, je ne voulus voir personne à Turin. Je me contentai de visiter la ville et de faire quelques excursions dans les beaux sites qui l'environnent. La ville est fort belle; toutes les rues sont parfaitement alignées et les maisons bâties régulièrement. Elle est dominée par une montagne appelée la Superga, lieu de sépulture, destinée aux rois de Sardaigne.

Porporati me conduisit d'abord au musée royal, où j'admirai une collection de superbes tableaux des diverses écoles, entre autres celui de la femme hydropique de Gérard Dow 2, qu'on peut appeler un chef-d'oeuvre dans son genre, et plusieurs tableaux admirables de Vandick, parmi lesquels je dois citer celui qui représente une famille de bourguemestres, dont les figures sont d'un pied et demi de hauteur. Il est certain que Vandick a pris plaisir à faire ce tableau si remarquable; car, non seulement les têtes et les mains, mais les draperies, les moindres accessoires, tout est fini et tout est parfait, tant pour le coloris que pour l'exécution. Vandick, au reste, tenait la plus grande place dans ce musée du roi, où je trouvai peu de tableaux des maîtres d'Italie.

Porporati voulut aussi me mener au spectacle. Nous allâmes au grand théâtre, et là, j'aperçus aux premières loges le duc de Bourbon et le duc d'Enghien que je n'avais point vus depuis bien long-temps. Le père alors paraissait encore si jeune, qu'on l'aurait cru le frère de son fils.

La musique me fit grand plaisir, et comme je demandais à Porporati si sa ville renfermait beaucoup d'amateurs des arts, il secoua la tête et me dit: «Ils n'en ont aucune idée, et voici ce qui vient de m'arriver ici: un très grand personnage, ayant entendu dire que j'étais graveur, est venu dernièrement chez moi pour me faire graver son cachet.»

Cette petite anecdote suffit, je l'avoue, pour me donner une mince opinion des habitans de Turin sous le rapport des arts.

Je quittai mes aimables hôtes pour aller à Parme. À peine étais-je arrivée dans cette dernière ville, que je reçus la visite du comte de Flavigny, qui y séjournait alors comme ministre de Louis XVI. M. de Flavigny avait soixante ans au moins; je ne l'avais jamais rencontré en France; mais son extrême bonté et la grâce qu'il mit à m'obliger en tout me le firent bientôt connaître et apprécier. Sa femme aussi combla de soins ma fille et moi, et leur société me fut de la plus agréable ressource dans une ville où je ne connaissais personne.

M. de Flavigny me fit voir tout ce que Parme offrait de remarquable. Après avoir été contempler le magnifique tableau du Corrége, la Créche ou la Nativité 3, je visitai les églises, dont les ouvrages de ce grand peintre sont aussi le plus admirable ornement. Je ne pus voir tant de tableaux divins sans croire à l'inspiration que l'artiste chrétien puise dans sa croyance: la fable a sans doute de charmantes fictions; mais la poésie du christianisme me semble bien plus belle.

Je montai tout au haut de l'église Saint-Jean; là, je m'établis dans le cintre pour admirer de près une coupole où le Corrége a peint plusieurs anges dans une gloire, entourés de nuages légers. Ces anges sont réellement célestes; leurs physionomies, toutes variées, ont un charme impossible à décrire. Mais, ce qui m'a le plus surpris, c'est que les figures sont d'un fini tel, qu'en les regardant de près, on croit voir un tableau de chevalet sans que cela nuise en rien à l'effet de cette coupole, vue du bas de l'église.

On peut admirer aussi dans l'église de Saint-Antoine, en entrant à gauche, une autre figure de ce grand peintre, la plus gracieuse que je connaisse, et d'une couleur inimitable.

J'ai remarqué dans la bibliothèque de Parme un buste antique d'Adrien, très bien conservé, quoiqu'il ait été doré. Un petit Hercule en bronze d'un travail fort précieux, un petit Bacchus charmant, beaucoup de médaillons antiques, etc., etc.; mais le Corrége!... le Corrége est la grande gloire de Parme.

M. le comte de Flavigny me présenta à l'infante (soeur de Marie-Antoinette), qui était beaucoup plus âgée que notre reine, dont elle n'avait ni la beauté ni la grâce. Elle portait le grand deuil de son frère l'empereur Joseph II, et ses appartemens étaient tout tendus de noir; en sorte qu'elle m'apparut comme une ombre, d'autant plus qu'elle était fort maigre et d'une extrême pâleur.

Cette princesse montait tous les jours à cheval. Sa façon de vivre comme ses manières étaient celles d'un homme. En tout, elle ne m'a point charmée, quoiqu'elle m'ait reçue parfaitement bien.

Je ne séjournai que peu de jours à Parme; la saison avançait, et j'avais les montagnes de Bologne à traverser. J'étais donc très pressée de me mettre en route; mais l'excellent M. de Flavigny me fit retarder mon départ de deux jours, parce qu'il attendait un ami auquel il désirait me confier, ne voulant pas que je traversasse les montagnes seule avec ma fille et la gouvernante. Cet ami (M. le vicomte de Lespignière) arriva, et je fus remise à ses soins. Son voiturin suivait le mien, en sorte que je voyageai avec la plus grande sécurité jusqu'à Rome.

Je m'arrêtai très peu à Modène, jolie petite ville, qui me parut fort agréable à habiter. Les rues sont bordées de longs portiques qui mettent les piétons à l'abri de la pluie et du soleil. Le palais a un aspect grandiose et élégant. Il renferme plusieurs beaux tableaux, un de Raphaël et plusieurs de Jules Romain, la Femme adultère du Titien, etc., etc. On y voit aussi quantité de curiosités remarquables et des dessins des plus grands maîtres italiens; quelques statues antiques, un grand nombre de belles médailles, ainsi que des camées en agate très précieux.

La bibliothèque est fort belle; elle contient, m'a-t-on dit, trente mille volumes, beaucoup d'éditions très rares et des manuscrits.

Le théâtre rappelle les amphithéâtres des anciens. Les remparts sont la promenade habituelle; mais les campagnes qui bordent les grands chemins sont charmantes, riches et bien cultivées.

Après avoir traversé les montagnes qui ont bien quelque chose d'effrayant, car le chemin est très étroit et très escarpé, et bordé de précipices, ce qui m'engagea à en faire une partie à pied, nous arrivâmes à Bologne. Mon désir était de passer au moins une semaine dans cette ville pour y admirer les chefs-d'oeuvre de son école, regardée généralement comme une des premières de l'Italie, et pour visiter tant de magnifiques palais dont elle est ornée. Tandis que, dans cette intention, je me pressais de défaire mes paquets,--Hélas! madame, me dit l'aubergiste, vous prenez une peine inutile; car, étant Française, vous ne pouvez passer qu'une nuit ici.

Me voilà au désespoir, d'autant plus que dans le moment même, je vis entrer un grand homme noir, costumé tout-à-fait comme Bartholo, ce qui me le fit reconnaître aussitôt pour un messager du gouvernement papal. Ses habits, son visage pâle et sérieux, lui donnaient un aspect qui me fit tout-à-fait peur. Il tenait à la main un papier, que je pris naturellement pour l'ordre de quitter la ville dans les vingt-quatre heures.--Je sais ce que vous venez m'apprendre, signor, lui dis-je d'un air assez chagrin.--Je viens vous apporter la permission de rester ici tant qu'il vous plaira, madame, répondit-il.

On juge de la joie que me donna une aussi bonne nouvelle, et de mon empressement à profiter de cette faveur 4. Je me rendis aussitôt à l'église de Sainte-Agnès, où se trouve placé le tableau du martyre de cette sainte, peint par le Dominicain. La jeunesse, la candeur est si bien exprimée sur le beau visage de sainte Agnès, celui du bourreau qui la frappe d'un poignard forme un si cruel contraste avec cette nature toute divine, que la vue de cette admirable tableau me saisit d'une pieuse admiration.

Je m'étais agenouillée devant le chef-d'oeuvre, et les sons de l'orgue me faisaient entendre l'ouverture d'Iphigénie parfaitement bien exécutée. Le rapprochement involontaire que je fis entre la jeune victime des païens et la jeune victime chrétienne, le souvenir du temps si calme et si heureux où j'avais entendu cette même musique, et la triste pensée des maux qui pesaient alors sur ma malheureuse patrie, tout oppressa mon coeur au point que je me mis à pleurer amèrement et à prier Dieu pour la France. Heureusement j'étais seule dans l'église, et je pus y rester long-temps, livrée aux émotions si vives qui s'étaient emparées de mon ame.

En sortant, j'allai visiter plusieurs des palais qui renferment les chefs-d'oeuvre des grands maîtres de l'école de Bologne, plus féconde qu'aucune autre école italienne. Il faudrait des volumes pour décrire les beautés dont le Guide, le Guerchin, les Carraches, le Dominicain, ont orné ces pompeuses habitations. Dans l'un de ces palais, le custode me suivait, s'obstinant à me nommer l'auteur de chaque tableau. Cela m'impatientait beaucoup, et je lui dis doucement qu'il prenait une peine inutile; que je connaissais tous ces maîtres. Il se contenta donc de continuer seulement à m'accompagner; mais comme il m'entendait m'extasier devant les plus beaux ouvrages en nommant le peintre, il me quitta pour aller dire à mon domestique:--Qui donc est cette dame? j'ai conduit de bien grandes princesses, mais je n'en ai jamais vue qui s'y connaisse aussi bien qu'elle.

Le palais Caprara renferme, dans sa première galerie, des trophées militaires indiens et turcs, dont plusieurs sont la dépouille de généraux vaincus par la famille Caprara. Le portrait du plus célèbre guerrier de ce nom est au bout de la galerie, qui, je crois, est unique dans son genre.

On voit, dans la seconde galerie, une tête de prophète et la Sibylle de Cumes du Guerchin, dans son meilleur temps; une Ascension du Dominicain, quelques têtes de Carlo Dolce et du Titien; une Sainte Famille du Carrache, et deux petits ronds de l'Albane, d'une grande finesse.

Le palais Bonfigliola possède un beau Saint Jérôme de l'Espagolet, une Sibylle du Guide, appuyée sur sa main, tenant son papyrus; et plusieurs autres chefs-d'oeuvre.

Le palais Zampieri: Henri IV et Gabrielle de Rubens; dans la salle d'Annibal Carrache, la Déposition du Christ, effet de nuit, superbe tableau. Le portrait de Louis Carrache, peint par lui-même. Un plafond du Guerchin représentant Hercule qui étouffe Antée, et le Départ d'Agar, beau tableau, plein d'expression. C'est dans ce palais que l'on voit le chef-d'oeuvre du Guide, saint Pierre et saint Paul causant ensemble. Ce tableau réunit toutes les perfections; les moindres détails y sont d'une telle vérité, que ces deux figures font illusion au point qu'on croit les entendre parler. C'est bien certainement ce que le Guide a fait de plus beau.

Trois jours après mon arrivée (le 3 novembre 1789), j'avais été reçue membre de l'Académie et de l'Institut de Bologne. M. Bequetti, qui en était le directeur, vint m'apporter lui-même mes lettres de réception.

Je me consolais d'abandonner tant de chefs-d'oeuvre par l'idée de tous ceux que j'allais trouver à Florence. Après avoir traversé les Apennins et les montagnes arides de Radico Fani, nous parcourûmes un pays plein de belles cultures, qui est la limite de la Toscane. À droite du chemin, on me montra un petit volcan, qui s'enflamme à l'approche d'une lumière, et que l'on nomme Fuoco di Lagno. Plus loin, le chemin s'étant élevé, je découvris Florence, située au fond d'une large vallée, ce qui d'abord me parut triste; car j'aime beaucoup que l'on bâtisse sur les hauteurs; mais sitôt que j'entrai dans la ville, je fus surprise et charmée de sa beauté.

Après m'être installée dans l'hôtel qu'on m'avait indiqué, je débutai par aller, avec ma fille et le vicomte de Lespignière, me promener sur une montagne des environs, d'où l'on découvre une vue magnifique, et sur laquelle se trouvent beaucoup de cyprès. Ma fille, en les regardant, me dit: «Ces arbres-là invitent au silence.» Je fus si surprise qu'un enfant de sept ans pût avoir une idée de ce genre, que je n'ai jamais oublié cela.

Malgré le désir extrême que j'avais d'arriver à Rome, il m'était impossible de ne pas séjourner un peu dans cette charmante ville. J'allai voir avant tout la célèbre galerie que les Médicis ont enrichie avec tant de magnificence. En entrant par le vestibule, on aperçoit d'abord une quantité de tombeaux antiques 5; et contre la porte, se trouve placée la fameuse statue du Gladiateur. De ce vestibule, on entre dans la galerie qui renferme tant de superbes statues. La Vénus de Médicis, les deux Lutteurs, le Remouleur, un jeune Faune, le Satyre et le Bacchus de Jean de Bologne, et la belle scène de la Niobé. Ces principales figures ornent la salle de la tribune, qui est aussi décorée par plusieurs beaux tableaux, dont trois sont de Raphaël, un d'André del Sarte, et d'autres de divers grands maîtres. Dans une seconde salle, on voit en sculpture: Euphrosine couchée, Alexandre mourant; en peinture: une Vénus du Titien, un très beau Vanderveft, de superbes paysages de Salvator Rosa, et cent autres chefs-d'oeuvre que je ne cite point; car il faudrait un volume pour entrer dans quelques détails sur toutes les richesses que j'eus le bonheur d'admirer dans ce lieu de délices pour un artiste.

J'allai le lendemain au palais Pitti, où, dans la première salle, je distinguai surtout la Charité, peinte par le Guide, le portrait d'un philosophe par Rembrandt, un tableau à la fois très fin et très vigoureux de Carlo Dolce, une sainte famille de Louis Carrache, et la vision d'Ézéchiel, admirable petit tableau de Raphaël. On y remarque aussi le portrait d'une femme habillée en satin cramoisi, peint par le Titien avec autant de vigueur que de vérité.

La seconde salle renferme quatre beaux tableaux du vieux Palme; et de Rubens, un grand tableau allégorique, une Sainte Famille, ainsi que son tableau des Philosophes, qui est superbe; le portrait d'un cardinal, peint par Vandick, dont la belle couleur et la grande vérité sont remarquables. C'est aussi dans cette salle que l'on voit la Madone à la Seggiola, Léon X et Jules II, par Raphaël, trois chefs-d'oeuvre, si dignes de leur haute renommée.

On trouve dans la troisième salle un grand et beau tableau d'André del Sarte représentant la Vierge, Jésus et saint Jérôme; Paul III, du Titien, admirable de vérité; un tableau allégorique, deux paysages, et la fameuse fête de village, par Rubens; enfin, une Sainte Famille assise sur des ruines, magnifique tableau de Raphaël.

Dans le jardin du palais Pitti, au-dessus d'un bassin qui a vingt pieds de diamètre, on voit une statue colossale de Neptune, et trois Fleuves qui versent de l'eau en abondance; toutes ces figures, d'une très belle composition, sont de Jean de Bologne.

Dès que je pus m'arracher à la jouissance de parcourir la galerie des Médicis et le palais Pitti; j'allai voir les autres beautés que renferme Florence. D'abord, les portes du baptistère de Guilberti, dont les sujets, en dix compartimens, sont d'une composition admirable. Ces sujets sont pris dans l'Ancien et le Nouveau Testament. Le relief des figures, le style des draperies, les accessoires, arbres, fabriques, tout est d'une exécution si parfaite, qu'on pourrait en faire des tableaux, car il n'y manque que la couleur; aussi Michel-Ange les nommait-il les portes du paradis.

À l'église de Saint-Laurent, je m'arrêtai long-temps dans la chapelle des Médicis, dont plusieurs tombeaux ont été exécutés d'après les dessins de Michel-Ange. On ne peut rien voir de plus beau que ces tombeaux. Quelques-uns sont en granit oriental, d'autres en granit égyptien. Dans des niches en marbre noir on a placé des statues en bronze doré. C'est dans l'église Santa-Croce que se trouve le mausolée de Michel-Ange. Là, il faut se prosterner.

Je suis montée au cloître de l'Annonciate, peint par André del Sarte. Ces diverses compositions sont d'un style simple, qui convient au sujet, et qui tient même de l'antique. Les figures pleines d'expression et de vérité sont d'une excellente couleur. Il est bien malheureux que l'on n'ait pas soigné ces chefs-d'oeuvre, qui auraient suffi à la réputation de ce grand peintre. La Vierge, nommée la Madona del Sacco, est divine. On la prendrait pour une vierge de Raphaël.

On sent bien que je ne pouvais quitter Florence sans aller au palais Altoviti pour voir le beau portrait que Raphaël a fait de lui-même. Ce portrait a été mis sous verre afin de le conserver, et cette précaution a fait noircir les ombres, mais tous les clairs de la chair sont restés purs et d'une belle couleur. Les traits du visage sont régulièrement beaux, les yeux charmans, et le regard est bien celui d'un observateur.

Je ne négligeai pas de visiter la bibliothèque des Médicis, qui possède les manuscrits les plus rares. Il s'y trouve d'anciens missels dont les marges à gauche sont peintes dans la perfection; ces sujets saints sont rendus en miniature avec des couleurs et un fini admirables.

Le jour que j'allai visiter la galerie où se trouvent les portraits des peintres modernes peints par eux-mêmes, on me fit l'honneur de me demander le mien pour la ville de Florence, et je promis de l'envoyer quand je serais arrivée à Rome. Je remarquai avec un certain orgueil dans cette galerie celui d'Angelica Kaufmann, une des gloires de notre sexe.

Tout le temps de mon séjour à Florence fut un temps d'enchantement. J'avais fait connaissance avec une dame française, la marquise de Venturi, qui me comblait d'amitiés et d'obligeances. Les soirs, elle me menait promener sur les bords de l'Arno, où arrivent, à une certaine heure, une quantité de voitures élégantes et de beau monde, dont la présence animait ce lieu charmant. Ces promenades et mes courses du matin à la galerie Médicis, aux églises et aux palais de la ville, me faisaient passer mes journées d'une manière ravissante; et si j'avais pu ne point penser à cette pauvre France, j'aurais été alors la plus heureuse des créatures.




CHAPITRE II.

Borne.--Saint-Pierre.--Le Muséum.--Drouais.--Raphaël.--Le Vatican.--Le Colysée.--Angelica Kaufmann.--Le cardinal de Bernis.--Usage romain.--Mes déménagemens.




Peu de jours après mon arrivée à Rome, j'écrivais à Robert le paysagiste la lettre suivante:

Rome, 1er décembre 1789.



J'ai quitté avec peine, mon ami, cette belle ville de Florence où j'ai vu très rapidement des chefs-d'oeuvre si remarquables, et que je me promets bien de revoir avec plus de soin à mon retour de Rome.

Vous avez été témoin des gros soupirs que me faisaient pousser les récits de tous ceux qui avaient eu le bonheur de séjourner ici. Vous savez combien je désirais visiter à mon tour cette belle patrie des arts. Je puis dire que j'avais pour Rome la maladie du pays. Mais, tant de portraits que je me trouvais engagée à faire ne m'auraient pas permis de réaliser mon désir, si, pour notre malheur à tous, la révolution n'était pas venue me déterminer à quitter Paris, dont le charme était détruit pour moi.

Vous savez, mon cher ami, qu'à quelque distance de Rome on découvre déjà le dôme de Saint-Pierre? Il m'est impossible de vous dire la joie que j'éprouvai lorsque je l'aperçus: je croyais rêver ce que j'avais souhaité si long-temps en vain. Enfin je me trouvai sur le Ponte Mole; je vous avouerai même tout bas qu'il m'a paru bien petit, et le Tibre si chanté, bien sale. J'arrive à la porte del Popolo, je traverse la rue du Cours, puis je m'arrête à l'Académie de France. Notre directeur, M. Ménageot, vient à ma voiture; je lui demande l'hospitalité jusqu'à ce que j'aie trouvé un logement, et voilà qu'il me donne aussitôt un petit appartement où ma fille et sa gouvernante sont logées près de moi. De plus, il me prête dix louis pour que je puisse achever de payer mon voiturin; car il faut dire que je n'ai emporté avec moi que quatre-vingts louis, mon cher mari gardant tout pour lui, comme vous savez qu'il avait coutume de faire.

Le jour même de mon arrivée, M. Ménageot m'a menée avant tout à Saint-Pierre, dont l'immensité, d'après l'idée que l'on m'en avait donnée, ne m'a point frappée d'abord. J'attribue cet effet à la grandeur si bien calculée de tous ses détails: par exemple, à l'aspect de ces deux bénitiers de jaune antique, en forme de coquilles, que l'on voit en entrant, les enfans de quatre ou cinq ans qui les entourent ont six pieds de hauteur, et cette parfaite proportion diminue au premier coup d'oeil la grandeur de l'église; quoi qu'il en soit, je n'ai su qu'en la parcourant à quel point elle était vaste. Ayant dit à M. Ménageot que j'aurais préféré la voir soutenue par des colonnes au lieu de ces énormes pilastres, il me répondit qu'on l'avait bâtie d'abord comme je le désirais, mais que les colonnes ne paraissant pas assez solides, on les avait entourées ainsi; il m'a fait voir en effet depuis un tableau où Saint-Pierre est représentée comme je voudrais qu'elle fût.

J'ai monté aussi l'escalier qui conduit à la chapelle Sixtine, pour admirer la voûte peinte à fresque par Michel-Ange, et le tableau représentant le jugement dernier. Malgré toutes les critiques qu'on a faites de celui-ci, il m'a semblé un chef-d'oeuvre du premier ordre, pour l'expression et la hardiesse des raccourcis. Il y a vraiment du sublime dans la composition, dans l'exécution. Quant au désordre qui y règne, il est, selon moi, complètement justifié par le sujet.

Le lendemain, je suis allée voir le Muséum. Il est bien vrai qu'on ne peut rien comparer sous le rapport des formes, du style et de l'exécution, à tant de chefs-d'oeuvre antiques. C'est aux Grecs surtout qu'il appartenait de réunir dans une aussi haute perfection l'élégance des formes à la vérité. En voyant leurs ouvrages, on ne peut douter qu'ils n'aient eu de bien admirables modèles, et que les hommes et les femmes de la Grèce n'aient réalisé jadis ce que nous appelons le beau idéal. Je n'ai fait encore que parcourir le muséum, mais l'Apollon, le Gladiateur mourant, le groupe du Laocoon, ces beaux autels, ces magnifiques candélabres, toutes ces beautés enfin qui me sont apparues, m'ont déjà laissé des souvenirs ineffaçables.

Au moment où j'allais partir pour cette course au muséum, j'ai reçu la visite des pensionnaires de l'Académie de peinture, au nombre desquels était Girodet. Ils m'ont apporté la palette du jeune Drouais, et m'ont demandé en échange quelques brosses dont je me sois servie pour peindre. Je ne puis vous cacher, mon ami, à quel point j'ai été sensible à cet hommage si distingué, à cette demande si flatteuse; j'en garderai toujours une douce et reconnaissante pensée.

Combien je regrette de ne pas retrouver ici ce jeune Drouais, que la mort vient de nous enlever cruellement! Je l'avais connu à Paris, il avait même dîné chez moi avec ses camarades la veille du jour où tous sont partis pour Rome. Vous n'avez pas oublié sans doute son beau Marius? pour moi, je le vois encore. La foule se portait chez la mère du pauvre Drouais pour voir ce tableau, qui était exposé chez elle. Hélas! la mort ne respecte rien; n'a-t-elle pas frappé Raphaël avant qu'il eût trente-huit ans? n'a-t-elle pas enlevé ce génie au monde, quand il était dans toute sa force, dans toute son énergie? car je vous avoue que j'entre en fureur lorsque je songe qu'on a osé dire, qu'on a osé écrire que Raphaël était mort par suite d'excès, en un mot, de libertinage. Quoi! ce talent si pur, si suave, aurait été chercher ses inspirations dans les mauvais lieux! De bonne foi, cela peut-il se croire? Mais la preuve que rien n'est plus faux, c'est que nous savons tous que Raphaël était amoureux, éperduement amoureux de cette belle boulangère sans laquelle il ne pouvait vivre, à qui il restait fidèle au point de refuser pour elle les honneurs, les richesses et la main de la nièce du cardinal Bibiéna; tellement que, lorsque enfin le pape se laissa fléchir et permit que la Fornarina rentrât dans Rome, l'émotion de joie qu'il éprouva, le bonheur de revoir cette femme adorée, contribuèrent beaucoup à terminer ses jours. Un homme aussi passionné, aussi constant, pouvait-il rechercher les voluptés grossières, se rouler dans la fange? Non, ces choses ne sont pas compatibles; non, Raphaël n'était pas un libertin; il ne faut que regarder ses têtes de Vierges pour être sûr du contraire.

Pardonnez-moi cette diatribe, mon ami: je sors du Vatican; c'est là surtout que le divin maître a démontré toute la subtilité de son art. Les copies que l'on a faites des chefs-d'oeuvre de Raphaël sont loin d'en donner une juste idée; il faut les voir face à face pour admirer le dessin, l'expression, la composition de chaque sujet: jusques aux draperies, tout y est parfait. J'ai même remarqué que, dans la plus grande partie de ces belles pages, la couleur avait la vérité du Titien.

La galerie, les salles, et même ce corridor du Vatican où j'ai vu dans le fond la belle Cléopâtre mourante, tout cela est unique dans le monde. Combien ne s'étonne-t-on pas de la variété des compositions de Raphaël en voyant cette école d'Athènes, ordonnée avec tant de sagesse, puis l'incendie de Borgo, composé dans un genre si différent? Mais ce qui surprend le plus, c'est que celui qui est mort si jeune ait laissé tant de chefs-d'oeuvre. Cela prouve avec évidence que la fécondité est un attribut inhérent au génie.

Il est bien malheureux de voir que tant de belles productions soient altérées, non-seulement par le temps, mais aussi parce qu'on permet que de jeunes artistes aillent prendre le trait au calque. Je me rappelle à ce sujet qu'un ancien directeur de l'Académie disait à ses élèves: Qu'avez-vous besoin de prendre le trait des figures de Raphaël? prenez la nature, morbleu! ce sera la même chose; allez sur la place del Popolo.»

Je me suis rendue au Colysée en mémoire de vous. Le côté d'où l'on peut le croire entier suffit pour faire estimer parfaitement sa grandeur, et cette ruine est encore une des plus belles choses qu'on puisse voir; le ton de ses pierres, les effets que la végétation y a semés partout, en font un monument admirable pour la peinture. Je ne puis concevoir comment il a pu vous venir l'idée si hasardeuse de grimper jusqu'au faîte pour l'unique plaisir d'y planter une croix? La raison se refuse à le croire. Je dois vous dire, au reste, que cette croix est restée, et que votre adresse et votre courage sont devenus historiques, car on en parle encore à Rome.

J'ai été voir Angelica Kaufmann, que j'avais un extrême désir de connaître. Je l'ai trouvée bien intéressante, à part son talent, par son esprit et ses connaissances. C'est une femme qui peut avoir cinquante ans, très délicate, sa santé s'étant altérée par suite du malheur qu'elle avait eu d'épouser d'abord un aventurier qui l'avait ruinée. Elle s'est remariée depuis à un architecte qui est pour elle un homme d'affaires. Elle a causé avec moi beaucoup et très bien, pendant les deux soirées que j'ai passées chez elle. Sa conversation est douce; elle a prodigieusement d'instruction, mais aucun enthousiasme, ce qui, vu mon peu de savoir, ne m'électrisait pas.

Angelica possède quelques tableaux des plus grands maîtres, et j'ai vu chez elle plusieurs de ses ouvrages: ses esquisses m'ont fait plus de plaisir que ses tableaux, parce qu'elles sont d'une couleur titianesque.

J'ai été dîner hier avec elle chez notre ambassadeur, le cardinal de Bernis, à qui j'avais fait une visite trois jours après mon arrivée. Il nous a placées toutes deux à table à côté de lui. Il avait invité plusieurs étrangers et une partie du corps diplomatique, en sorte que nous étions une trentaine à cette table, dont le cardinal a fait les honneurs parfaitement, tout en ne mangeant lui-même que deux petits plats de légumes. Mais voilà le plaisant: ce matin on me réveille à sept heures en m'annonçant la famille du cardinal de Bernis. Je suis bien saisie, comme vous imaginez! Je me lève, toute essoufflée, et je fais entrer. Cette famille était cinq grands laquais en livrée qui venaient me demander la buona mano. On m'expliqua que c'était pour boire. Je les congédiai en leur donnant deux écus romains. Vous concevez toutefois mon étonnement, n'étant pas instruite de cet usage.

Voilà, mon ami, une énorme lettre; mais j'avais besoin de causer avec vous. Rappelez-moi à ce qui reste à Paris de mes amis et de mes connaissances. Comment va notre cher abbé Delille? Parlez-lui de moi, ainsi qu'à la marquise de Grollier, à Brongniart, à ma bonne amie madame de Verdun. Hélas! quand vous reverrai-je tous! Adieu.

Comme je ne pouvais rester dans le très petit appartement que j'occupais à l'Académie de France, il me fallut chercher un logement. Je regrettais fort peu celui que je quittais, attendu qu'il donnait sur une petite rue dans laquelle les voitures des étrangers remisaient à toute heure de nuit. Les chevaux, les cochers, faisaient un train infernal; en outre, il se trouvait une madone au coin de cette rue, et les Calabrois, dont sans doute elle était la sainte, venaient chanter et jouer de la musette devant sa niche jusqu'au jour. À vrai dire, il m'était assez difficile de trouver à me loger, attendu l'extrême besoin que j'ai de sommeil et le calme environnant qui m'est absolument nécessaire pour dormir. J'allai d'abord occuper un logement ment sur la place d'Espagne, chez Denis, le peintre de paysage; mais, toutes les nuits, les voitures ne cessaient point d'aller et de venir sur cette place, où logeait l'ambassadeur d'Espagne. De plus, une foule de gens des diverses classes du peuple s'y réunissait, quand j'étais au lit, pour chanter en choeur des morceaux que les jeunes filles et les jeunes garçons improvisaient d'une manière charmante, il est vrai, car la nation italienne semble avoir été créée pour faire de bonne musique; mais ce concert habituel, qui m'aurait enchantée le jour, me désolait la nuit. Il m'était impossible de reposer avant cinq heures du matin. Je quittai donc la place d'Espagne.

J'allai louer près de là, dans une rue fort tranquille, une petite maison qui me convenait parfaitement, où j'avais une charmante chambre à coucher, toute tendue en vert, avantage dont je me félicitai beaucoup. J'avais visité toute la maison depuis le haut jusqu'en bas; j'avais même examiné les cours des maisons voisines sans rien apercevoir qui pût m'inquiéter. Je pensai donc ne pouvoir entendre d'autre bruit que le bruit bien léger d'une petite fontaine placée dans la cour, et dans mon enchantement, je m'empresse de payer le premier mois d'avance, dix ou douze louis, je crois. Bien joyeuse, je me couche dans une quiétude parfaite; à deux heures du matin, voilà que j'entends un bruit infernal précisément derrière ma tête; ce bruit était si violent, que la gouvernante de ma fille, qui couchait deux chambres plus loin que la mienne, en avait été réveillée. Dès que je suis levée, je fais venir mon hôtesse pour lui demander la cause de cet horrible vacarme, et j'apprends que c'est le bruit d'une pompe attachée à la muraille près de mon lit: les blanchisseuses, ne pouvant blanchir le linge pendant le jour, attendu l'extrême chaleur, ne venaient à cette pompe que la nuit. On imagine si je m'empressai de quitter cette charmante petite maison.

Après avoir beaucoup cherché inutilement pour m'établir à ma fantaisie, on m'indiqua un petit palais dans lequel je pouvais louer un appartement; n'ayant encore rien trouvé qui pût me convenir, je pris le parti de m'y installer. J'avais là bien plus d'espace qu'il n'en fallait pour me loger commodément; mais toutes ces pièces étaient d'une saleté dégoûtante. Enfin, après en avoir fait nettoyer quelques-unes, je vais m'y établir. Dès la première nuit je pus juger des agrémens de cette habitation. Un froid, une humidité effroyables, m'auraient permis de dormir, qu'une troupe de rats énormes, qui couraient dans ma chambre, qui rongeaient les boiseries et mes couleurs, m'en auraient empêchée. Quand je demandai le lendemain au gardien comment il se faisait que ce petit palais fût si froid et que les rats y eussent établi leur domicile, il me répondit que depuis neuf ans on n'avait pu trouver à le louer: ce que je n'eus point de peine à croire. Malgré tous ces inconvéniens, cependant, je me vis forcée d'y rester six semaines.

Enfin, je trouvai une maison qui paraissait être entièrement à ma convenance. Je ne la louai néanmoins que sous la condition de l'essayer pendant une nuit, et à peine m'étais-je mise au lit, que j'entendis sur ma tête un bruit tout-à-fait insurmontable; c'était une quantité innombrable de vers qui grugeaient les solives. Dès que j'eus fait ouvrir les volets, le bruit cessa; mais il n'en fallut pas moins abandonner cette maison à mon grand regret, car je ne crois pas qu'il soit possible de déménager plus souvent que je ne l'ai fait pendant mes différens séjours dans la ville du Capitole: aussi suis-je restée convaincue que la chose la plus difficile à faire dans Rome, c'est de s'y loger.




CHAPITRE III.

Portraits que je fais en arrivant à Rome.--Les palais.--Les églises.--La Semaine-Sainte.--Le jour de Pâques.--La bénédiction du Pape.--La Girande.--Le Carnaval.--Madame Benti.--Crescentini.--Marchesi.--Sa dernière représentation à Rome.




Aussitôt après mon arrivée à Rome, je fis mon portrait pour la galerie de Florence. Je me peignis la palette à la main, devant une toile sur laquelle je trace la reine avec du crayon blanc. Puis, je peignis miss Pitt, la fille de lord Camelfort. Elle avait seize ans, était fort jolie: aussi la représentai-je en Hébé, sur des nuages, tenant à la main une coupe, dans laquelle un aigle venait boire. J'ai peint cet aigle d'après nature, et j'ai pensé être dévorée par lui. Il appartenait au cardinal de Bernis. Le maudit animal, qui avait l'habitude d'être toujours en plein air, enchaîné dans la cour, était si furieux de se trouver dans ma chambre, qu'il voulait fondre sur moi, et j'avoue qu'il me fit grand'peur.

Je fis dans le même temps le portrait d'une Polonaise, la comtesse Potoska. Elle vint chez moi avec son mari, et dès qu'il nous eut quittées, elle me dit d'un grand sang-froid:--C'est mon troisième mari; mais je crois que je vais reprendre le premier, qui me convient mieux, quoiqu'il soit ivrogne. J'ai peint cette Polonaise d'une manière très pittoresque: elle est appuyée sur un rocher couvert de mousse, et près d'elle s'échappent des cascades.

Je peignis ensuite mademoiselle Roland, alors la maîtresse de lord Welesley, qui a peu tardé à l'épouser. Puis, je fis mon portrait pour ma réception à l'Académie de Rome; une copie de celui que je destinais à Florence, que vint me demander lord Bristol; le portrait de lord Bristol lui-même jusqu'aux genoux, et celui de madame Silva, jeune Portugaise que j'ai retrouvée depuis à Naples, et dont je parlerai plus tard. En tout, j'ai prodigieusement travaillé à Rome pendant les trois ans que j'ai passés en Italie. Non seulement je trouvais une grande jouissance à m'occuper de peinture, entourée comme je l'étais de tant de chefs-d'oeuvre; mais il fallait aussi me refaire une fortune, car je ne possédais pas cent francs de rente. Heureusement je n'eus qu'à choisir, parmi les plus grands personnages, les portraits qu'il me plaisait de faire.

La satisfaction d'habiter Rome pouvait seule me consoler un peu du chagrin d'avoir quitté mon pays, ma famille, et tant d'amis que je chérissais. L'intérêt qu'inspirent les beaux lieux est si vif pour tout le monde et si profitable à un artiste, qu'il suffit pour répandre quelque douceur sur la vie. Combien de fois, voulant me distraire de pensées trop pénibles, j'ai été au soleil couchant revoir ce Colysée, dont l'imagination ne saurait agrandir l'espace! Il est impossible, quand on est là, de songer à autre chose qu'à ces effets si beaux, si divers! Les arcades, éclairées d'un ton jaune rougeâtre, se détachent sur ce ciel d'outre-mer que l'on ne voit nulle part aussi foncé qu'en Italie. L'intérieur ruiné de ce grand théâtre, qui est maintenant rempli de verdure, d'arbustes en fleur, et de lière qui court çà et là, ne doit encore sa conservation actuelle qu'à une douzaine de petites chapelles portant une croix, placées symétriquement au milieu de l'enceinte. C'est là que des confréries viennent faire des stations, et d'autres entendre prêcher un capucin. Ainsi, ce qui fut jadis l'arène des gladiateurs et des bêtes féroces, est devenu un lieu consacré à notre culte. Quelles réflexions ne font point naître de semblables métamorphoses! Mais dans Rome, peut-on faire un pas sans rêver à l'instabilité des choses humaines; soit que l'on foule aux pieds ces marbres, ces débris de colonnes, ces fragmens de bas-reliefs qui faisaient l'ornement des temples, des palais, et qui, malgré leur vétusté, conservent encore le style et le faire délicat des Grecs; soit qu'on entre dans les églises et qu'on y trouve ces baignoires de marbre précieux, qui peut-être ont servi à Périclès ou à Lays, transformées en tabernacles? Le maître-autel de Sainte-Marie-Majeure est une urne antique de porphyre; les colonnes de la plupart des églises sont celles des anciens temples. Tout offre un mélange de sacré et de profane; et ces superbes restes d'un temps qui n'est plus ajoutent prodigieusement à la magnificence des cérémonies religieuses, qui d'ailleurs ont conservé toute la pompe de l'ancienne Rome.

Mon travail ne me privait point du plaisir journalier de parcourir Rome et ses environs. J'allais toujours seule visiter les palais qui renfermaient des collections de tableaux et de statues, afin de n'être point distraite de ma jouissance par des entretiens ou des questions souvent insipides. Tous ces palais sont ouverts aux étrangers, qui doivent beaucoup de reconnaissance aux grands seigneurs romains d'une telle obligeance.

Je me suis décidée à ne donner ici qu'un très léger aperçu de ces magnifiques habitations et des beautés qu'elles renferment, d'abord parce qu'il existe une multitude d'ouvrages qui les décrivent en détail, ensuite parce que tant d'années se sont écoulées depuis mon voyage à Rome, que beaucoup de chefs-d'oeuvre ont changé de place. J'apprends sans cesse aujourd'hui, par des gens arrivant d'Italie, que telle statue ou tel tableau n'est plus où je l'avais vu, et je ne veux point induire en erreur les amis des arts.

Le palais Justinien renfermait alors une immense quantité de chefs-d'oeuvre qui depuis ont tous été vendus. J'y admirai l'Ombre de Samuel, un des plus beaux tableaux de Gérard de la Note; c'est un effet de nuit du genre habituel de ce maître; plusieurs statues antiques, entre autres la fameuse Minerve devant laquelle on a long-temps brûlé l'encens, ce qu'on reconnaît en voyant le bas de cette statue très enfumé.

Le palais Farnèse, Doria, Barbarini, étaient pleins aussi d'objets d'art qu'on ne se lassait pas d'aller revoir. Dans le dernier, qui est situé sur le Mont-Quirinal et dont la cour renfermait alors un obélisque égyptien, la voûte du grand salon est peinte par Pierre de Cortone; dans d'autres salles, on trouvait la Mort de Germanicus, du Poussin, une Magdeleine, et un Enfant endormi de Guide, et plusieurs beaux portraits de ce peintre. En sculpture, un magnifique buste d'Adrien, le Faune qui dort, et beaucoup d'autres statues et bas-reliefs antiques.

Le palais Colona est cité comme le plus beau de Rome; toutefois, il est loin d'offrir le même intérêt que le palais Borghèse. Celui-ci est si riche en tableaux des grands maîtres et en statues, qu'il peut, ainsi que la villa du même nom, passer pour un musée royal. C'est là que j'ai vu les plus beaux tableaux de Claude Lorrain.

Si l'on s'en croyait, on passerait sa vie à Rome dans les palais dont je parle et dans les églises. Les églises renferment des trésors en peinture, en mausolées admirables. En ce genre, les richesses qui ornent Saint-Pierre sont assez connues; pourtant je veux dire un mot du mausolée de Ganganelli par Canova, qui est une bien belle chose. C'est à San Pietro in vincoli que se trouve celui de Jules II par Michel-Ange. À Saint-Laurent hors des murs, on voit des tombeaux antiques: l'un d'eux représente un mariage, et l'autre une vendange. L'église de Saint-Jean-de-Latran, qui est ornée de colonnes, renferme aussi plusieurs tombeaux du même genre, dont l'un est en porphyre et d'une immense dimension; le cloître, qui joint la sacristie, est rempli d'inscriptions antiques écrites en diverses langues. C'est à Saint-Jean-de-Latran que le peuple monte à genoux les vingt-huit degrés qui précèdent le portail.

La plus belle des églises sous le rapport d'architecture est celle de Saint-Paul hors des murs, dont l'intérieur, de chaque côté, est orné de colonnes. On ne peut douter que Saint-Paul n'ait été un temple, et c'est dans ce style que j'aurais désiré Saint-Pierre.

À Saint-André-de-la-Valle, la coupole et les quatre évangélistes sont peints par le Dominiquin. C'est à la Trinité-du-Mont, que se trouve la célèbre Descente de Croix de Daniel de Volterra. Ce tableau, aussi admirable par la composition que par l'expression, est un des chefs-d'oeuvre les plus remarquables de Rome. Je l'ai vu bien dégradé; mais on m'assure qu'aujourd'hui il est parfaitement restauré. Je ne sais s'il faut dire que l'on voit dans l'église de la Victoire de Sainte-Marie, la fameuse Sainte-Thérèse du Bernin, dont l'expression scandaleuse ne peut se décrire; mais c'est à San Pietro in Montorio qu'on pouvait admirer alors la Transfiguration de Raphaël.

On ne peut avoir une idée de l'effet imposant et grandiose que produit la religion catholique, quand on n'a point vu Rome pendant le carême. La semaine sainte commence au dimanche des Rameaux, et se passe en cérémonies religieuses dont la pompe est vraiment admirable.

Le mercredi, je me portai avec la foule à la chapelle de Monte-Cavalo où se chante le Stabat Mater de Pergolèze, musique qu'on peut appeler céleste.

Le jeudi j'assistai à la messe qui se dit à Saint-Pierre avec la plus grande magnificence. Les cardinaux, revêtus de riches chasubles et tenant un cierge à la main, se rendent dans la chapelle Pauline, qui est éclairée par mille cierges. Un grand nombre de soldats, qui portent des cuirasses et des casques de fer, suivent le cortége, et le coup d'oeil de cette procession est superbe.

Le matin du vendredi-saint, j'allai à la chapelle Sixtine, entendre le fameux Miserere d'Allégri, chanté par des soprani sans aucun instrument. C'était vraiment la musique des anges. Le soir, je me rendis à Saint-Pierre, les cent lampes de l'autel étaient éteintes. L'église ne se trouve plus éclairée que par une croix illuminée, prodigieusement brillante. Cette croix a pour le moins vingt pieds de hauteur, et vous parait être suspendue d'une manière magique. Nous vîmes entrer le pape, qui s'agenouilla; il était suivi de tous les cardinaux qui l'imitèrent; mais ce qui, je l'avoue, me surprit et me scandalisa même, ce fut de voir, pendant la prière du saint Père, une quantité d'étranger se promener dans l'église avec la même liberté que s'ils étaient dans le jardin du Palais-Royal.

Le jour de Pâques, j'eus soin de me trouver sur la place de Saint-Pierre, pour voir le pape donner la bénédiction. Rien n'est plus solennel. Cette place immense est couverte dès le grand matin par des groupes de paysans et d'habitans de la ville voisine, tous en costumes différens, de couleurs fortes est variées; on y voit un grand nombre de pèlerins. Et pas un de ces groupes ne se divise. Les galeries de chaque côté de l'église étaient remplies de Romains et d'étrangers, puis en avant, se trouvaient placées les troupes du pape et les troupes suisses, enseignes et drapeaux déployés. Le plus religieux silence régnait partout. Ce peuple était aussi immobile que le superbe obélisque de granit oriental qui orne la place; on n'entendait que le bruit de l'eau tombant des deux belles fontaines, se perdre doucement dans l'immensité de la place.

À dix heures le pape arriva, tout habillé de blanc, et la tiare sur la tête. Il se plaça dans la tribune du milieu en dehors de l'église, sur un magnifique trône cramoisi très élevé. Tous les cardinaux, vêtus de leur beau costume, l'entouraient. Il faut dire que le pape Pie VI était superbe. Son visage coloré n'offrait aucune trace des fatigues de l'âge. Ses mains étaient très blanches et potelées. Il s'agenouilla pour lire sa prière; après quoi, se levant, il donna trois bénédictions en prononçant ces mots: urbi et orbi(à la ville et au monde). Alors comme frappés par un coup d'électricité, le peuple, les étrangers, les troupes, tout se prosterna, tandis que le canon retentissait de toute part; ce qui ajoute encore à la majesté de cette scène, dont il est, je crois, impossible de ne pas se sentir attendri.

La bénédiction donnée, les cardinaux jettent de la tribune une grande quantité de papiers, que l'on m'a dit porter des indulgences. C'est à ce moment seulement que les groupes dont j'ai parlé se rompent, se confondent; qu'un millier de bras s'élèvent pour saisir un de ces papiers. Le mouvement, l'ardeur de cette foule qui s'élance et se presse, est au-dessus de toute description. Lorsque le pape se retire, la musique des régimens joue des fanfares, et les troupes défilent ensuite au son des tambours. Le soir, le dôme de Saint-Pierre est illuminé, d'abord en verres de couleur, puis subitement en lumières blanches du plus grand éclat. On ne peut concevoir comment ce changement s'opère avec tant de rapidité; mais c'est un spectacle aussi beau qu'extraordinaire. Le soir aussi on tire un très beau feu d'artifice au-dessus du château Saint-Ange. Des milliers de bombes et de ballons enflammés sont lancés dans l'air; la girandole qui termine est ce qu'on peut voir de plus magnifique en ce genre, et le reflet de ce beau feu dans le Tibre en double l'effet.

À Rome, où tout est resté grandiose, on n'illumine point avec de misérables lampions. On place devant chaque palais d'énormes candélabres d'où sortent de grands feux dont les flammes s'élèvent et rendent, pour ainsi dire, le jour à toute la ville. Ce luxe de lumière frappe d'autant plus un étranger, que les rues de Rome habituellement ne sont éclairées que par les lampes qui brûlent devant les madones.

La foule des étrangers est attirée à Rome bien plus pour la semaine sainte, que pour le carnaval, qui ne m'a pas semblé fort remarquable. Les masques s'établissent sur des gradins, déguisés en arlequin, en polichinelle, etc., ainsi que nous les voyons à Paris sur les boulevards, si ce n'est qu'à Rome ils ne bougent point. Je n'ai vu qu'un seul jeune homme qui courait les rues, costumé à la française. Il contrefaisait à s'y méprendre un élégant très maniéré que nous avons tous reconnu.

Les voitures, les chars vont et reviennent remplis de personnes costumées richement. Les chevaux sont parés de plumes, de rubans, de grelots, et la livrée porte des habits de scaramouche ou d'arlequin; mais tout cela se passe le plus tranquillement du monde. Enfin, vers le soir, quelques coups de canon annoncent les courses de chevaux, qui animent le reste du jour.

Une de mes jouissances, dès que je fus arrivée à Rome, fut celle d'entendre de la musique, et certes, les occasions ne manquaient pas. La célèbre Banti s'y trouva pendant mon séjour. Quoiqu'elle eût chanté plusieurs fois à Paris, je ne l'avais jamais entendue, et j'eus cette jouissance à un concert qui se donna dans une galerie immense. Je ne sais pourquoi je m'étais figuré qu'elle avait une taille prodigieusement grande. Elle était au contraire très petite et fort laide, ayant une telle quantité de cheveux, que son chignon ressemblait à une crinière de cheval. Mais quelle voix! il n'en a jamais existé de pareille pour la force et l'étendue; la salle, toute grande qu'elle était, ne pouvait la contenir. Le style de son chant, je me le rappelle, était absolument le même que celui du fameux Pachiarotti, dont madame Grassini a été l'élève.

Cette admirable cantatrice était conformée d'une manière très particulière: elle avait la poitrine élevée et construite tout-à-fait comme un soufflet; c'est ce qu'elle nous fit voir après le concert, lorsque quelques dames et moi furent passées avec elle dans un cabinet; et je pensai que cette étrange organisation pouvait expliquer la force et l'agilité de sa voix.

Très peu de temps après mon arrivée, j'allai avec Angelica Kaufmann voir l'opéra de César, dans lequel Crescentini débutait. Son chant et sa voix à cette époque avaient la même perfection: il jouait un rôle de femme, et il était affublé d'un grand panier comme on en portait à la cour de Versailles, ce qui nous fit beaucoup rire. Il faut ajouter qu'alors Crescentini avait toute la fraîcheur de la jeunesse et qu'il jouait avec une grande expression. Enfin, pour tout dire, il succédait à Marchesi, dont toutes les Romaines étaient folles, au point qu'à la dernière représentation qu'il donna, elles lui parlaient tout haut de leurs regrets; plusieurs même pleuraient amèrement, ce qui, pour bien du monde, devint un second spectacle.




CHAPITRE IV.

La place Saint-Pierre.--Les poignards.--La princesse Joseph de Monaco.--La duchesse de Fleury; son mot à Bonaparte.--Bontés de Louis XVI pour moi.--L'abbé Maury.--Usage qui m'empêche de faire le portrait du pape.--Les Cascatelles et Tasculum.--La villa Conti, la villa Adriana.--Monte Mario.--Genesano.--Némi.--Son lac.--Aventure.




Il n'existe pas une ville au monde dans laquelle on puisse passer le temps aussi délicieusement qu'à Rome, y fût-on privé de toutes les ressources qu'offre la société. La promenade seule dans ces murs est une jouissance; car on ne se lasse point de revoir ce Colysée, ce Capitole, ce Panthéon, cette place Saint-Pierre avec sa colonnade, sa superbe pyramide, ses belles fontaines que le soleil éclaire d'une manière si magnifique, que souvent l'arc-en-ciel se joue sur celle qui est à droite en entrant. Cette place est d'un effet surprenant au coucher du soleil et au clair de lune; que ce fût ou non mon chemin, je me plaisais alors à la traverser.

Ce qui m'a beaucoup étonnée à Rome, c'est de trouver le dimanche matin au Colysée une quantité de femmes des plus basses classes extraordinairement parées, couvertes de bijoux, et portant aux oreilles d'énormes girandoles en diamans faux. C'est aussi dans cette toilette qu'elles se rendent à l'église, suivies d'un domestique, qui, très souvent, n'est autre que leur mari ou leur amant, dont l'état est presque toujours celui de valet de place. Ces femmes ne font rien dans leur ménage; leur paresse est telle, qu'elles vivent misérables et deviennent pour la plupart des femmes publiques. On les voit à leurs fenêtres dans les rues de Rome, coiffées avec des fleurs, des plumes, fardées de rouge et de blanc; le haut de leur corsage, que l'on aperçoit, annonce une fort grande parure; en sorte qu'un amateur novice, qui veut faire connaissance avec elles, est tout surpris, quand il entre dans leurs chambres, de les trouver seulement vêtues d'un jupon sale. Les plaisantes Romaines dont je parle n'en jouent pas moins les grandes dames, et quand le temps de se rendre aux villa arrive, elles ferment avec soin leurs volets, pour faire croire qu'elles sont aussi parties pour la campagne.

On m'a assuré que toutes les femmes à Rome avaient sur elles un poignard; je ne crois cependant pas que les grandes dames en portent; mais il est certain que la femme de Denis le peintre en paysage, chez qui j'ai logé, et qui était Romaine, m'a fait voir celui qu'elle portait constamment. Quant aux hommes du peuple, ils ne marchent jamais sans en être munis, ce qui amène souvent des accidens bien graves. Trois jours après mon arrivée, par exemple, j'entendis le soir, dans la rue, des cris suivis d'un grand tumulte. J'envoyai savoir ce qui se passait, et l'on revint me dire qu'un homme venait d'en tuer un autre avec son poignard. Comme ces manières d'agir m'effrayaient beaucoup pour les étrangers, on m'assura que les étrangers n'avaient rien à craindre, qu'il ne s'agissait jamais que de vengeance entre compatriotes. Dans le cas dont il est question notamment, il y avait dix ans que l'assassin et l'homme assassiné s'étaient pris de querelle: le premier venait de reconnaître son adversaire, et l'avait frappé de son poignard; ce qui prouve combien de temps un Italien peut conserver sa rancune.

À coup sûr, les moeurs de la classe élevée sont plus douces, car la haute société est à peu près la même dans toute l'Europe. Toutefois, j'en serais assez mauvais juge; car à l'exception des rapports relatifs à mon art, et des invitations qui m'étaient adressées pour des réunions nombreuses, j'ai eu peu de moyens de connaître les grandes dames romaines. Il m'est arrivé ce qui arrive naturellement à tout exilé, c'est de rechercher à Rome, pour société intime, celle de mes compatriotes. Pendant les années 1789 et 1790, cette ville était pleine d'émigrés français que je connaissais pour la plupart, ou avec lesquels je fis bientôt connaissance. Au nombre de ces voyageurs, qui plus tôt ou plus tard venaient de quitter la France, je citerai le duc et la duchesse de Fitz-James avec leur fils, que nous voyons jouir aujourd'hui d'une si belle célébrité, la famille des Polignac; je m'abstins néanmoins de fréquenter ceux-ci, dans la crainte d'exciter la calomnie; car on n'aurait pas manqué de dire que je complotais avec eux, et je crus devoir éviter cela en considération des parens et des amis que j'avais laissés en France. Nous vîmes arriver aussi la princesse Joseph Monaco, la duchesse de Fleury, et une foule d'autres personnes marquantes.

La princesse Joseph avait une charmante figure, beaucoup de douceur et d'amabilité. Pour son malheur, hélas! elle ne resta pas à Rome. Elle voulut retourner à Paris afin d'y soigner le peu de fortune qui restait à ses enfans, et s'y trouva à l'époque de la terreur. Arrêtée, condamnée à mort, on lui conseilla vainement de se dire grosse; son mari n'étant plus en France, elle n'y consentit pas et fut conduite à l'échafaud.

Ce qui désespère, quand on pense à cette aimable femme, c'est que le 9 thermidor approchait et qu'il ne lui fallait que gagner fort peu de temps.

Celle que je distinguai bientôt parmi toutes les dames françaises qui se trouvaient à Rome, était la charmante duchesse de Fleury, très jeune alors; la nature semblait s'être plu à la combler de tous ses dons. Son visage était enchanteur, son regard brûlant, sa taille celle qu'on donne à Vénus, et son esprit supérieur. Nous nous sentîmes entraînées à nous rechercher mutuellement; elle aimait les arts, et se passionnait comme moi pour les beautés de la nature; enfin je trouvai en elle une compagne telle que je l'avais souvent désirée.

Nous allions habituellement ensemble passer nos soirées chez le prince Camille de Rohan, qui était alors ambassadeur de Malte et grand commandeur de l'ordre; tous les soirs il réunissait chez lui les étrangers les plus distingués; la conversation était très animée et très intéressante; chacun y parlait de ce qu'il avait vu dans la journée, et le goût, l'esprit de la duchesse de Fleury brillait par-dessus tout.

Cette femme si séduisante me semblait dès lors exposée aux dangers qui menacent tous les êtres doués d'une imagination vive et d'une ame ardente; elle était tellement susceptible de se passionner qu'en songeant combien elle était jeune, combien elle était belle, je tremblais pour le repos de sa vie; je la voyais souvent écrire au duc de Lauzun, qui était bel homme, plein d'esprit et très aimable, mais d'une grande immoralité, et je craignais pour elle cette liaison, quoique je puisse penser qu'elle était fort innocente. Le duc de Lauzun était resté en France; j'ignore s'il a pris une part active à la révolution; ce qui est certain, c'est qu'il a été guillotiné.

Quant à la duchesse de Fleury, elle est revenue à Paris avant moi. Les passions y étaient encore débordées. Tout en arrivant, elle fit divorce avec son mari, puis étant devenue très amoureuse de M. de Montrond, homme à bonne fortune, jeune encore, et très spirituel, elle l'épousa. Tous deux quittèrent le monde pour aller jouir de leur bonheur dans la solitude, mais, hélas! la solitude tua l'amour et ils ne revinrent à Paris que pour divorcer. La dernière passion qu'elle prit s'alluma pour un frère de Garat, qui, m'a-t-on dit, la traitait cruellement; enfin elle ne retrouva la paix et du bonheur qu'à la restauration qui lui ramena son père, le comte de Coigny, dans les bras duquel elle alla se jeter pour le soigner jusqu'à sa mort; avant la rentrée des Bourbons, étant allée voir un jour l'empereur Bonaparte, celui-ci lui dit brusquement:--Aimez-vous toujours les hommes?--Oui, sire, quand ils sont polis, répondit-elle.

L'arrivée à Rome de tant de personnes qui apportaient des nouvelles de la France me faisait éprouver chaque jour des émotions, souvent bien tristes, et quelquefois bien douces: on me raconta, par exemple, que peu de temps après mon départ, comme on suppliait le roi de se faire peindre, il avait répondu: «Non, j'attendrai le retour de madame Lebrun, pour qu'elle fasse mon portrait en pendant à celui de la reine. Je veux qu'elle me peigne en pied, donnant l'ordre à M. de La Pérouse d'aller faire le tour du monde.»

Rien ne m'est plus doux que de me rappeler combien Louis XVI m'a toujours témoigné de bonté, au point que je me suis beaucoup reproché d'avoir oublié de dire, dans mon premier volume, qu'à l'époque où je fis le grand portrait de la reine avec ses enfans, M. d'Angevilliers vint chez moi et me dit que le roi voulait me donner le cordon de Saint-Michel, qui ne s'accordait alors qu'aux artistes et aux gens de lettres de premier ordre; comme dans ce temps aussi les plus odieuses calomnies s'attachaient à ma personne, je craignis qu'une aussi haute distinction ne portât à son comble l'envie que j'excitais déjà, et, toute pénétrée que j'étais de reconnaissance, je n'en priai pas moins M. d'Angevilliers de faire ses efforts pour que le roi perdît l'idée de m'accorder cette faveur.

Je retrouvai à Rome un de mes meilleurs et de mes anciens amis, M. Dagincour, qui, lorsqu'il habitait Paris, me prêtait les beaux dessins qu'il possédait pour les copier. M. Dagincour était un grand enthousiaste des arts et surtout de la peinture; j'étais fort jeune quand il quitta la France; il me dit en partant: «Je ne vous reverrai que dans trois ans,» et il s'en était écoulé quatorze depuis lors, sans qu'il pût se décider à quitter Rome, ne pouvant plus imaginer que l'on pût vivre autre part. Aussi a-t-il fini ses jours dans cette ville, regretté de tous ceux qui l'avaient connu.

C'est aussi, je crois, pendant mon premier séjour à Rome, que je revis l'abbé Maury, qui n'était pas encore cardinal; il vint chez moi pour me dire que le pape voulait que je fisse son portrait; je le désirais infiniment; mais il fallait que je fusse voilée pour peindre le Saint-Père et la crainte de ne pouvoir ainsi rien faire dont je fusse contente, m'obligea à refuser cet honneur. J'en eus bien du regret, car Pie VI était encore un des plus beaux hommes qu'on pût voir.

J'étais arrivée à Rome, où il pleut si rarement, précisément à l'époque des pluies d'automne, qui sont de vrais déluges. Il me fallut attendre le beau temps pour visiter les environs. M. Ménageot alors me mena à Tivoli avec ma fille et Denis le peintre; ce fut une charmante partie. Nous allâmes d'abord voir les cascatelles, dont je fus si enchantée que ces messieurs ne pouvaient m'en arracher. Je les crayonnai aussitôt avec du pastel, désirant colorer l'arc-en-ciel qui ornait ces belles chutes d'eaux. La montagne qui s'élève à gauche, couverte d'oliviers, complète le charme du point de vue.

Quand nous eûmes enfin quitté les cascades, Ménageot nous fit monter par un mauvais petit sentier à pic jusqu'au temple de la Sibylle, où nous dînâmes de bon appétit; puis après, j'allai me coucher sur le soubassement des colonnes du temple pour y faire la sieste. De là, j'entendais le bruit des cascades, qui me berçait délicieusement; car celui-là n'a rien d'aigre comme tant d'autres que je déteste. Sans parler du terrible bruit du tonnerre, il y en a d'insupportables, pour moi, dont je pourrais tracer la forme d'après l'impression que j'en reçois: je connais des bruits ronds, des bruits pointus; de même, il en est qui m'ont toujours été agréables: celui des vagues de la mer, par exemple, est moelleux et porte à une douce rêverie; enfin je serais capable, je crois, d'écrire un traité sur les bruits, tant j'y ai, toute ma vie, attaché d'importance. Mais je reviens à Tivoli. Nous couchâmes à l'auberge, et de grand matin nous retournâmes aux cascatelles, où je finis mon esquisse. Ensuite nous allâmes voir la grotte de Neptune, du haut de laquelle tombe une énorme quantité d'eau, qui, après avoir bouillonné en cascades sur de grosses pierres noires, va former une large nappe blanche et limpide. De là, nous entrâmes dans ce qu'on appelle l'antre de Neptune, qui n'est autre chose qu'un amas de rochers couverts de mousse, sur lesquels tombent des cascades qui rendent cette caverne très pittoresque. Près de là, nous trouvâmes une nouvelle cascade que l'on aperçoit sous l'arche d'un pont: je la dessinai aussi; car tous les artistes ont dû sentir comme moi qu'il est impossible de marcher autour de Rome sans éprouver le besoin de prendre ses crayons; je n'ai jamais pu faire un petit voyage, pas même une promenade, sans rapporter quelques croquis. Toute place m'était bonne pour me poser, tout papier me convenait pour faire mon dessin. Je me souviens, par exemple, que, pendant mon séjour à Rome, je reçus une lettre de M. de la Borde, qui renfermait fermait une lettre de change de dix-huit mille francs sur son banquier à Rome, en paiement de deux tableaux que je lui avais vendus avant de quitter la France 6. N'ayant point alors besoin d'argent, je remis à me faire payer plus tard de cette somme (en quoi l'on va voir que j'eus fort grand tort): me trouvant un soir sur la terrasse de la Trinité-du-Mont, je suis frappée de la beauté du soleil couchant; et comme je n'avais point d'autre papier sur moi que la lettre de M. de la Borde, chargée d'écriture, je prends la lettre de change qu'elle contenait et je trace derrière ce coucher du soleil. Trois ans après, comme je songeais à rentrer en France, ce que je ne fis pourtant pas alors, je touchai chez un banquier de Turin dix mille francs à compte, qui même ne m'en valurent que huit mille, tant le change sur Paris était mauvais à cette époque. Par suite, quand je fus de retour en France, M. Alexandre de la Borde ne voulant ou ne pouvant pas acquitter les huit mille francs qui restaient à payer, nous rompîmes le marché, il me rendit mes tableaux, et je lui remis la lettre de change avec mon coucher du soleil derrière.

M. Ménageot, qui nous faisait les honneurs de Rome, nous conduisit à la villa Aldobrandini, dont le parc est très beau et les jets d'eau superbes. Du cazin, qui est fort élevé, on découvre une vue magnifique: d'un côté on aperçoit les anciens aqueducs qui traversent la campagne de Rome; de l'autre la mer et la belle ligne des Apennins et plus bas, Tusculum. Nous allâmes visiter cette ville détruite, qui était située sur une montagne. C'est un triste spectacle que l'amas de pierres formé par ces maisons, par ces murailles renversées sans forme, çà et là, sur terre. Il n'est resté debout que l'enceinte où Ciceron tenait son école. Le coeur se serre à la vue de ces grands désastres, qui font naître de si tristes pensées.

En quittant Tusculum, nous allâmes à Monte-Cavi. Nous trouvâmes à droite de cette montagne une forêt qu'il faut gravir pour aller voir les restes informes d'un temple de Jupiter. Ce temple a, dit-on, été bâti par Tarquin-le-Superbe.

Nous allâmes aussi visiter la villa Conti, où j'ai vu les plus beaux arbres de toutes les espèces; puis, la villa Palavicina, dont le cazin est superbe et les appartemens très beaux. Nous trouvâmes à peu de distance une chapelle dans laquelle étant entrés, nous vîmes une sainte Victoire très bien habillée et couchée sur une châsse. Comme un rideau la couvrait, le petit garçon qui nous conduisait, en le tirant, fit remuer la sainte; je crus que ma fille en mourrait de frayeur. Enfin nous terminâmes cette tournée par une course à la villa Bracciano que je trouvai très belle.

Le souvenir qui me reste de toutes ces superbes villas, néanmoins, est loin de m'intéresser autant que celui de cette grande ruine qu'on appelle la villa Adriana. Malgré les énormes débris qui couvrent le terrain sur lequel était bâti ce vaste palais antique, on peut encore juger de sa beauté. Il avait trois milles de longueur; ses murs seuls attestent son ancienne magnificence, et l'on prend une idée des merveilles qu'on a pu en tirer, en voyant cette quantité de statues antiques qui ornent aujourd'hui la villa d'Este, le Capitole et plusieurs palais de Rome. «Adrien, dit M. de Lalande dans son Voyage d'Italie, avait imité dans son palais tout ce que l'antiquité avait eu de plus célèbre. On y trouvait un lycée, une académie, le portique, le temple de Thessalie, la piscine d'Athènes, etc., etc. On y avait construit un double portique très long et très élevé, qui garantissait du soleil à toutes les heures du jour. Vingt-cinq niches, pratiquées dans les murs de la bibliothèque, avaient sans doute contenu des statues.»

On reconnaît dans ces ruines fameuses l'excellente distribution des appartemens, qui sont extrêmement vastes. Les décorations extérieures et intérieures feront toujours l'admiration des architectes, autant par leur style que par leur exécution. Nous sommes bien loin, hélas! de cette élégance et de ce grandiose.

J'avais peine à quitter ce lieu de splendeur et de destruction. Ah! combien ce qui reste fait rêver! Combien le temps fait nos plus grandes choses petites! Depuis que le monde existe, les merveilles du ciel sont les seules qui n'aient point changé. Ayons donc de l'orgueil, quand chaque pas que l'on fait dans les environs de Rome nous révèle l'instabilité des choses humaines; car on peut dire que là on foule aux pieds les chefs-d'oeuvre. Je me rappelle qu'un jour, me promenant fort près de la ville avec la duchesse de Fleury, nous entrâmes dans une villa dont le jardin était presque en friche et qui nous paraissait désert. En entrant dans une allée où l'herbe poussait, nous aperçûmes de loin plusieurs débris de vases et de statues mutilées. Ayant poussé plus loin, nous trouvâmes quelques ouvriers qui démolissaient une petite maison dans laquelle ils avaient déjà trouvé ces restes d'antiquités, qu'ils brisaient en les jetant çà et là sans aucune précaution; madame de Fleury et moi, furieuses contre le propriétaire qui n'avait pas songé à faire surveiller ses manoeuvres, nous étions décidées à l'aller trouver pour arrêter ce massacre; mais on nous dit que la personne à qui appartenait le jardin était en voyage, et il nous fut impossible de savoir à qui nous pouvions nous adresser pour obtenir que l'on fit avec soin des fouilles aussi intéressantes.

Un lieu que j'avais pris en grande affection, c'était la hauteur du Monte-Mario, sur laquelle est située la villa Mellini. On m'a dit qu'en creusant le chemin qui y conduit, on avait trouvé des coquilles d'huîtres et une roue semblable à celles que l'on fait aujourd'hui. On voit encore sur ces chemins d'énormes troncs d'arbres coupés; ces arbres ont été ceux de la forêt sacrée qui conduisait au temple antique, à la place même où se trouve maintenant le cazin, qui est abandonné. Arrivée sur les côtes du mont, j'aperçus la belle ligne des Apennins; cette vue est si magnifique, cet air est si bon, je me trouvais si bien là, qu'après y être venue d'abord avec M. Ménageot, j'y retournai plusieurs fois toute seule; et pour que je pusse y rester plus long-temps, mon domestique, qui me suivait, portait mon dîner dans un panier. Ce dîner était un poulet; mais comme il y avait une espèce de ferme sur le plateau, j'y faisais demander des oeufs frais. Je ne puis dire la jouissance que j'éprouvais à contempler ces lignes des Apennins jusqu'à l'heure où le soleil couchant les colorait des tons de l'arc-en ciel! Cette voûte céleste d'un bleu d'azur, cet air si pur, cette complète solitude, tout m'élevait l'âme; j'adressais au ciel une prière pour la France, pour mes amis, et Dieu sait quel mépris j'éprouvais alors pour les petitesses du monde; car, ainsi que l'a dit le poète Lebrun:

«L'ame prend la hauteur des cieux qui l'environnent.»

M. Ménageot m'avait recommandé de ne jamais aller seule dans les chemins escarpés et solitaires, en sorte que mon domestique me suivait toujours; mais je voulais que ce fût de loin, d'autant plus qu'il avait des souliers qui faisaient un bruit insupportable. Pour cette raison, je lui dis un jour: «Germain, éloignez-vous, je vous prie, vous m'empêchez de penser.» En sorte que, si j'allais me promener, le pauvre homme, qui n'avait rien de mieux à faire, s'amusait à guetter toutes les personnes qui voulaient s'approcher de moi, et les accostait pour leur dire: «N'allez pas près de madame, cela l'empêche de penser,» ce que plusieurs gens de mes connaissances me répétaient le soir.

Lorsque les chaleurs devinrent insupportables à Rome, je fis plusieurs excursions aux environs, désirant trouver une maison dans laquelle je pusse me loger avec la duchesse de Fleury. J'allai d'abord à la Riccia, j'y fis une charmante promenade dans les bois, qui sont superbes et fort pittoresques. On y trouve une quantité de beaux arbres très anciens et une jolie fontaine. Après avoir couru quelque temps, nous louâmes à Genesano une maison qui était justement ce qu'il nous fallait. Cette maison avait appartenu à Carle Maratte; on voyait sur les murailles d'une grande salle, diverses compositions tracées par lui, ce qui me la rendait précieuse. Nous allâmes l'habiter en commun, la duchesse et moi, et nous faisions très bon ménage.

Dès que nous fûmes établies, les courses dans les environs commencèrent. Nous avions loué trois ânes; car ma fille voulait toujours être de nos parties: nous allâmes d'abord au lac d'Albano; il est très spacieux, et l'on parcourt avec délices les hauteurs qui l'avoisinent. Cette promenade s'appelle la Galerie d'Albano. Nous lui préférâmes bientôt néanmoins les bords du charmant lac de Némi, à gauche duquel on voit un temple de Diane, dont le soubassement est recouvert par les eaux. Ce lac a quatre milles de circuit, il est comme encaissé dans un fond qu'entoure une si riche végétation, que les sentiers sont bordés de mille fleurs odorantes. Sur la hauteur se montre la ville de Némi, surmontée d'une tour et d'un aqueduc. Nous vîmes un jour une procession sortir des rues de la ville, et parcourir le chemin qui tourne la montagne; je n'ai pas de souvenir plus pittoresque que celui-là. Une autre fois, nous entrâmes dans un cimetière où des têtes de morts étaient rangées avec ordre: madame de Fleury ne pouvait quitter ces têtes; quant à moi, je ne les regardais pas volontiers.

Les arbres qui entourent le lac de Némi sont énormes; il y en a de si vieux, que leur tronc, leurs branches, sont desséchés et blanchis par le temps. Nous fîmes la partie de venir les contempler au clair de lune, et ma fille voulut nous accompagner. On ne peut rien voir de plus charmant que l'effet produit par ces arbres, portant des ombres sur les eaux du lac. Nous restâmes long-temps en admiration; mais plus loin, comme nous suivions un sentier, ces mêmes arbres, ayant été agités par le vent, prirent tout-à-fait l'aspect de grands spectres qui nous menaçaient; ma pauvre enfant se mourait de peur; elle me disait toute tremblante: «Ils sont vivans, maman, je t'assure qu'ils sont vivans.»

En certaines circonstances, il faut l'avouer, ma compagne et moi n'étions pas beaucoup plus braves que ma fille, témoin l'aventure suivante: étant allées un jour nous promener toutes deux dans les bois de la Riccia, nous prîmes, pour gagner un grand vallon situé près de là, un chemin dans lequel on voit à droite et à gauche plusieurs tombeaux anciens garnis de lierre. Ce chemin est fort isolé. Tout à coup nous apercevons venir derrière nous un homme qui nous sembla avoir tout l'air d'un brigand. Nous pressons le pas, cet homme nous poursuit; dans la terreur que nous éprouvons, voulant faire croire que nos domestiques ne sont pas éloignés, la duchesse appelle Francisco, moi, Germain; mais l'ennemi approchait toujours, et, trop sûres que ceux que nous appelions ne viendraient pas, nous nous mîmes à gravir la montagne en courant de toutes nos forces, pour regagner le grand chemin qui se trouve sur la hauteur. Je n'ai jamais su si celui qui nous forçait à nous essouffler de la sorte était un brigand ou le plus honnête homme du monde.




CHAPITRE V.

Je pars pour Naples.--Le mari de Mme Denis, nièce de Voltaire.--Le comte et la comtesse Scawronski--Le chevalier Hamilton.--Lady Hamilton.--Son histoire, ses attitudes.--L'hôtel de Maroc.--Chiaja.--L'Hercule Farnèse.




J'étais à Rome depuis huit mois à peu près, lorsque, voyant tous les étrangers partir pour Naples, il me prit grande envie de m'y rendre aussi. Je fis part de mon projet au cardinal de Bernis qui, tout en l'approuvant, me conseilla beaucoup de ne point aller seule. Il me parla d'un M. D***, mari de la nièce de Voltaire, madame Denis, qui se proposait de faire ce voyage et qui serait charmé de m'accompagner. M. D***, en effet vint chez moi, me répéter tout ce que m'avait dit le cardinal, en me promettant d'avoir le plus grand soin de ma fille et de moi. Il ajouta, pour me tenter davantage, qu'il avait sous sa voiture une espèce de marmite propre à cuire une volaille, ce qui nous serait très utile, attendu la mauvaise chère que l'on faisait dans les meilleures auberges de Terracine.

Tout cela me convenait à merveille, je partis avec ce monsieur. Sa voiture était fort grande; ma fille et sa gouvernante en occupaient le devant; et de plus, il y avait une banquette dans le milieu. Un énorme valet de chambre vint s'y placer devant moi, de manière que son gros dos me touchait et m'infectait. Il est rare que je parle en voiture, et la conversation se bornait entre nous tous à l'échange de quelques mots. Mais comme nous traversions les marais Pontins, j'aperçus au bord des canaux un berger assis, dont les moutons paissaient dans une prairie tout émaillée de fleurs, au-delà de laquelle on voyait la mer et le cap Circée.--Ceci ferait un charmant tableau, dis-je à mon compagnon de voyage: ce berger, ces moutons, la prairie, la mer!--Ces moutons sont tout crottés, me répondit-il; c'est en Angleterre qu'il faut en voir. Plus loin sur le chemin de Terracine, à l'endroit où l'on traverse une petite rivière en bateau, je vis à gauche la ligne des Apennins entourée de nuages superbes que le soleil couchant éclairait; je ne pus m'empêcher d'exprimer tout haut mon admiration:--Ces nuages ne nous promettent que de la pluie pour demain, dit mon homme.

Arrivés à Terracine, nous descendîmes à l'auberge pour souper et coucher. Ma fille n'avait jamais vu la mer qu'en peinture, elle ne revenait pas de son étonnement: «Sais-tu bien, maman, s'écriait-elle, que c'est plus grand que nature!»

Nous demandâmes à souper; je comptais beaucoup sur la poularde de M. D***; mais vraisemblablement elle avait été oubliée, car nous fûmes réduits à nous contenter de deux mauvais petits plats, et nous nous remîmes en route le lendemain matin fort mal restaurés. Les chemins qui mènent à Naples sont charmans; outre de très beaux arbres qu'on y trouve semés çà et là, ils sont bordés des deux côtés de rosiers sauvages et de myrtes odoriférans. J'étais enchantée, quoique mon compagnon préférât, disait-il, les coteaux de Bourgogne qui promettent de bon vin; mais je ne l'écoutais plus; j'étais décidée à ne point me laisser refroidir par ce glaçon.

Enfin nous arrivâmes à Naples le lendemain, vers trois ou quatre heures. Je ne puis exprimer l'impression que j'éprouvai en entrant dans la ville. Ce soleil si brillant, l'étendue de cette mer, ces îles que l'on aperçoit dans le lointain, ce Vésuve d'où s'élevait une forte colonne de fumée, et jusqu'à cette population si animée, si bruyante, qui diffère tellement de celle de Rome qu'on penserait qu'il existe entre elles mille lieues de distance; tout me ravissait; le plaisir de me séparer de mon ennuyeux compagnon de voyage entrait peut-être bien pour quelque chose dans ma satisfaction. Je nommais ce monsieur mon éteignoir; c'est un titre dont souvent depuis j'ai gratifié quelques autres personnes.

J'avais retenu l'hôtel de Maroc, situé à Chiaja, sur les bords de la pleine mer. Je voyais en face de moi l'île de Caprée, et cette situation me charmait. À peine y étais-je arrivée, que le comte Scawronski, ambassadeur de Russie à Naples, dont l'hôtel touchait le mien, envoya un de ses coureurs pour s'informer de mes nouvelles et me fit apporter aussitôt le dîner le plus recherché. Je fus d'autant plus sensible à cette aimable attention, que je serais morte de faim avant qu'on eût chez moi le temps de songer à la cuisine. Dès le soir même, j'allai le remercier, et je fis alors connaissance avec sa charmante femme; tous deux m'engagèrent beaucoup à n'avoir point d'autre table que la leur, et quoiqu'il me fût impossible d'accepter entièrement cette offre, j'en ai profité souvent pendant mon séjour à Naples, tant leur société m'était agréable.

Le comte Scawronski avait des traits nobles et réguliers; il était fort pâle. Cette pâleur tenait à l'extrême faiblesse de sa santé, qui ne l'empêchait pas cependant d'être parfaitement aimable et de causer avec autant de grâce que d'esprit. La comtesse était douce et jolie comme un ange; le fameux Potemkin, son oncle, l'avait comblée de richesses dont elle ne faisait aucun usage. Son bonheur était de vivre étendue sur un canapé, enveloppée d'une grande pelisse noire et sans corset. Sa belle-mère faisait venir de Paris pour elle des caisses remplies des plus charmantes parures que faisait alors mademoiselle Bertin, marchande de modes de la reine Marie-Antoinette. Je ne crois pas que la comtesse en ait jamais ouvert une seule, et quand sa belle-mère lui témoignait le désir de la voir porter les charmantes robes, les charmantes coiffures que ces caisses renfermaient, elle répondait nonchalamment: À quoi bon? pour qui? pour quoi? Elle me fit la même réponse quand elle me montra son écrin, un des plus riches qu'on puisse voir: il contenait des diamans énormes que lui avait donnés Potemkin, et que je n'ai jamais vus sur elle. Je me souviens qu'elle m'a conté que pour s'endormir, elle avait une esclave sous son lit, qui lui racontait tous les soirs la même histoire. Le jour, elle restait constamment oisive; elle n'avait aucune instruction, et sa conversation était des plus nulles; en dépit de tout cela, grâce à sa ravissante figure et à une douceur angélique, elle avait un charme invincible. Le comte Scawronski en était fort amoureux, et quand il eut succombé à ses longues souffrances, la comtesse, que je retrouvai à Pétersbourg, se remaria au bailli de Litta, qui était retourné à Milan pour se faire relever de ses voeux, et revint ensuite en Russie épouser cette belle nonchalante. Elle n'a jamais eu que deux filles de son premier mari, dont l'une a épousé le prince Bagration.

Ce voisinage à Naples me fut très agréable, et je passais la plupart de mes soirées à l'ambassade russe. Le comte et sa femme faisaient souvent une partie de cartes avec l'abbé Bertrand, qui était alors consul de France à Naples. Cet abbé était bossu dans toute l'étendue du terme, et je ne sais par quelle fatalité, dès que je me trouvais assise à côté de lui près de la table de jeu, l'air des bossus me revenait toujours en tête. J'avais toutes les peines du monde à m'en distraire. Enfin, un soir ma préoccupation devint telle, que je fredonnai tout haut ce malheureux air; je m'arrêtai aussitôt, et l'abbé se retournant vers moi, me dit du ton le plus aimable: «Continuez, continuez, cela ne me blesse nullement.» Je ne puis concevoir comment pareille chose m'était arrivée: c'est un de ces mouvemens inexplicables.

Le comte de Scawronski m'avait fait promettre de faire le portrait de sa femme avant celui de toute autre personne; je m'y engageai, en sorte que, deux jours après mon arrivée, je commençai ce portrait où l'ambassadrice est peinte presque en pied, tenant en main et regardant un médaillon sur lequel était le portrait de son mari. J'avais donné la première séance, quand je vis arriver chez moi le chevalier Hamilton, ambassadeur d'Angleterre à Naples, qui me demandait en grâce que mon premier portrait fût celui d'une superbe femme qu'il me présenta; c'était madame Hart, sa maîtresse, qui ne tarda pas à devenir lady Hamilton, et que sa beauté a rendue célèbre. D'après la promesse faite à mes voisins, je ne voulus commencer ce portrait que lorsque celui de la comtesse Scawronski serait avancé. Je fis en même temps un nouveau portrait de lord Bristol que je retrouvai à Naples, où l'on peut dire qu'il passait sa vie sur le Vésuve, car il y montait tous les jours.

Je peignis madame Hart couchée au bord de la mer, tenant une coupe à la main. Sa belle figure était fort animée et contrastait complètement avec celle de la comtesse; elle avait une quantité énorme de beaux cheveux châtains qui pouvaient la couvrir entièrement, et en bacchante, ses cheveux épars, elle était admirable.

Le chevalier Hamilton faisait faire ce portrait pour lui; mais il faut savoir qu'il revendait très souvent ses tableaux lorsqu'il y trouvait un bénéfice; aussi, M. de Talleyrand, le fils aîné de notre ambassadeur à Naples, entendant dire un jour que le chevalier Hamilton protégeait les arts, répondit-il: «Dites plutôt que les arts le protégent.» Le fait est qu'après avoir marchandé fort long-temps pour le portrait de sa maîtresse, il obtint que je le ferais pour cent louis et qu'il l'a vendu à Londres trois cents guinées. Plus tard, lorsque j'ai peint encore lady Hamilton en sibylle pour le duc de Brissac, j'imaginai de copier la tête et d'en faire présent au chevalier Hamilton, qui la vendit tout de même sans hésiter.

La vie de lady Hamilton est un roman: elle se nommait Emma Lyon; sa mère, dit-on, était une pauvre servante, et l'on n'est pas d'accord sur le lieu de sa naissance; à treize ans, elle entra comme bonne d'enfant chez un honnête bourgeois à Hawarder; mais, ennuyée de l'obscurité dans laquelle elle vivait, et se flattant qu'à Londres elle pourrait se placer plus convenablement, elle s'y rendit. Le prince de Galles m'a dit l'avoir vue à cette époque, avec des sabots à la porte d'une fruitière, et quoiqu'elle fût très pauvrement vêtue, sa charmante figure la faisait remarquer.

Un détaillant du marché Saint-Jean la reçut à son service, mais elle sortit bientôt de chez lui pour entrer comme femme de chambre chez une dame de bonne famille et très honnête. Dans cette maison elle prit le goût des romans, puis le goût des spectacles. Elle étudiait les gestes, les inflexions de voix des acteurs, et les rendait avec une facilité prodigieuse. Ce talent, qui ne plaisait et ne convenait nullement à sa maîtresse, la fit renvoyer.

Ce fut alors qu'ayant entendu parler d'une taverne où se rassemblaient tous les artistes, elle imagina d'aller y chercher de l'emploi. Sa beauté était dans tout son éclat; toutefois, elle était encore très sage. On raconte que sa première faiblesse eut pour motif de sauver un de ses parens nommé Galois, qui venait d'être pressé sur la Tamise, et qui était matelot. Le capitaine, auquel elle s'adressa pour obtenir la délivrance de son parent, y mit un prix qui lui livra la jeune fille. Devenu possesseur d'Emma, il lui donna des maîtres de toute espèce, puis il l'abandonna. Elle fit alors connaissance avec le chevalier Feathersonhang, qui la trouva trop fière avec lui, et ne tarda pas à l'abandonner aussi.

Emma se voyant sans ressource, descendit bientôt au dernier degré d'avilissement. Un hasard étrange la tira de cet abîme. Le docteur Graham s'empara d'elle, pour la montrer chez lui, couverte d'un léger voile, sous le nom de la déesse Higia (déesse de la santé); une quantité de curieux et d'amateurs venaient en foule la voir; les artistes surtout en étaient charmés. Quelque temps après cette exhibition, un peintre l'emmena chez lui comme modèle; il lui faisait prendre mille attitudes gracieuses qu'il fixait dans ses tableaux. C'est là qu'elle perfectionna ce talent d'un nouveau genre, qui l'a rendue célèbre. Rien n'était plus curieux en effet que la faculté qu'avait acquise lady Hamilton de donner subitement à tous ses traits l'expression de la douleur ou de la joie, et de se poser merveilleusement pour représenter des personnages divers. L'oeil animé, les cheveux épars, elle vous montrait une bacchante délicieuse, puis tout à coup son visage exprimait la douleur, et l'on voyait une Madeleine repentante admirable. Le jour que le chevalier Hamilton me la présenta, il voulut que je la visse en action; je fus ravie; mais elle était habillée comme tout le monde, ce qui me choquait. Je lui fis faire des robes comme celles que je portais, pour peindre à mon aise, et qu'on appelle des blouses; elle y ajouta des schals pour se draper, ce qu'elle entendait très bien; dès lors, on aurait pu copier ses différentes poses et ses différentes expressions pour faire toute une galerie de tableaux; il en existe même un recueil, dessiné par Frédéric Reinberg, qu'on a gravé.

Pour revenir au roman de sa vie, c'est tandis qu'elle était chez le peintre dont j'ai parlé, que lord Gréville 7 en devint si fort amoureux, qu'il allait l'épouser en 1789, quand il fut subitement dépouillé de ses places et ruiné. Il partit aussitôt pour Naples, dans l'espoir d'obtenir des secours de son oncle, le chevalier Hamilton, et il emmena Emma afin qu'elle plaidât sa cause auprès de son grand parent. Le chevalier, en effet, consentit à payer toutes les dettes de son neveu, mais à la condition qu'Emma lui resterait. (Je tiens ces détails de lord Gréville lui-même.) Emma devint donc la maîtresse de lord Hamilton, jusqu'au printemps de 1791, qu'il se détermina à l'épouser en dépit des remontrances de sa famille. Il me dit, en partant pour Londres: «Elle sera ma femme malgré eux; après tout, c'est pour moi que je l'épouse.»

Ainsi, ce fut lady Hamilton qu'il ramena à Naples peu de temps après, devenue aussi grande dame qu'on puisse l'être. On a prétendu que la reine de Naples alors s'était intimement liée avec elle. Il est certain que la reine la voyait; mais on peut dire que c'était politiquement. Lady Hamilton étant très indiscrète, la mettait au fait d'une foule de petits secrets diplomatiques, dont Sa Majesté tirait parti pour les affaires de son royaume.

Lady Hamilton n'avait point d'esprit, quoiqu'elle fût excessivement moqueuse et dénigrante, au point que ces défauts étaient les seuls mobiles de sa conversation; mais elle avait de l'astuce, qui l'a servie à se faire épouser. Elle manquait de tournure et s'habillait très mal, dès qu'il s'agissait de faire une toilette vulgaire. Je me souviens que lorsque je fis mon premier portrait d'elle en sibylle: elle habitait à Caserte une maison que le chevalier Hamilton avait louée; je m'y rendais tous les jours, désirant avancer cet ouvrage. La duchesse de Fleury et la princesse Joseph de Monaco assistaient à la troisième séance, qui fut la dernière. J'avais coiffé madame Hart (elle n'était pas encore mariée) avec un schall tourné autour de sa tête en forme de turban, dont un bout tombait et faisait draperie. Cette coiffure l'embellissait au point que ces dames la trouvaient ravissante. Le chevalier nous ayant toutes invitées à dîner, madame Hart passa dans ses appartemens pour faire sa toilette, et lorsqu'elle vint nous retrouver au salon, cette toilette, qui était des plus communes, l'avait tellement changée à son désavantage, que ces deux dames eurent toutes les peines du monde à la reconnaître.

Lorsque j'allai à Londres, en 1802, lady Hamilton venait de perdre son mari. Je me fis écrire chez elle, et elle vint aussitôt me voir dans le plus grand deuil. Un immense voile noir l'entourait, et elle avait fait couper ses beaux cheveux pour se coiffer à la Titus, ce qui était alors à la mode. Je trouvai cette Andromaque énorme; car elle avait horriblement engraissé. Elle me dit en pleurant qu'elle était bien à plaindre, qu'elle avait perdu dans le chevalier un ami, un père; et qu'elle ne s'en consolerait jamais. J'avoue que sa douleur me fit peu d'impression; car je crus m'apercevoir qu'elle jouait la comédie. Je me trompais d'autant moins que peu de minutes après, ayant aperçu de la musique sur mon piano, elle se mit à chanter un des airs qui s'y trouvaient.

On sait que lord Nelson à Naples avait été très amoureux d'elle; elle était restée avec lui en correspondance fort tendre; et quand j'allai lui rendre sa visite un matin, je la trouvai rayonnante de joie; de plus, elle avait placé une rose dans ses cheveux comme Nina. Je ne pus me tenir de lui demander ce que signifiait cette rose?--C'est que je viens de recevoir une lettre de lord Nelson, me répondit-elle.

Le duc de Berri et le duc de Bourbon, ayant entendu parler de ses attitudes, avaient un désir extrême de voir ce spectacle qu'elle n'avait jamais voulu donner à Londres. Je lui demandai de m'accorder une soirée pour les deux princes, et elle y consentit. J'invitai alors quelques autres Français que je savais être fort curieux d'assister à cette scène; et le jour venu je plaçai dans le milieu de mon salon un très grand cadre enfermé à droite et à gauche dans deux paravens. J'avais fait faire une énorme bougie qui répandait un grand foyer de lumière; je la posai de façon qu'on ne pût la voir, mais qu'elle éclairât lady Hamilton comme on éclaire un tableau. Toutes les personnes invitées étant arrivées, lady Hamilton prit dans ce cadre diverses attitudes avec une expression vraiment admirable. Elle avait amené avec elle une jeune fille qui pouvait avoir sept ou huit ans, et qui lui ressemblait beaucoup 8. Elle la groupait avec elle, et me rappelait ces femmes poursuivies dans l'enlèvement des Sabines du Poussin. Elle passait de la douleur à la joie, de la joie à l'effroi, avec une telle rapidité que nous étions tous ravis.

Comme je l'avais retenue à souper, le duc de Bourbon, qui était à table à côté de moi, me fit remarquer combien elle buvait de porter. Il fallait qu'elle y fût bien accoutumée, car elle n'était pas ivre après deux ou trois bouteilles. Long-temps après avoir quitté Londres, en 1815, j'ai appris que lady Hamilton venait de finir ses jours à Calais, où elle était morte dans l'isolement et la plus affreuse misère.

Nous voilà bien loin de Naples et de 1790; j'y reviens.

J'étais dans l'enchantement d'habiter cet hôtel de Maroc, sans parler de l'agrément de mon voisinage. Je jouissais de ma fenêtre de la vue la plus magnifique et du spectacle le plus réjouissant. La mer et l'île Caprée en face; à gauche le Vésuve, qui promettait une éruption par la quantité de fumée qu'il exhalait; à droite le coteau de Pausilippe, couvert de charmantes maisons, et d'une superbe végétation; puis ce quai de Chiaja est toujours si animé qu'il m'offrait sans cesse des tableaux amusans et variés; tantôt des lazzaroni venaient se désaltérer au jet d'eau qui sortait d'une belle fontaine placée devant mes fenêtres, où de jeunes blanchisseuses y lavaient leur linge; le dimanche de jeunes paysannes, dans leurs plus beaux atours, dansaient la tarentelle devant ma maison, en jouant du tambour de basque, et tous les soirs je voyais les pêcheurs avec des torches dont la vive lumière reflétait dans la mer des lames de feu. Après ma chambre à coucher se trouvait une galerie ouverte qui donnait sur un jardin rempli d'orangers et de citronniers en fleurs; mais comme toute chose ici-bas a ses inconvéniens, mon appartement en avait un dont il me fallut bien prendre mon parti. Pendant plusieurs heures de la matinée je ne pouvais ouvrir mes fenêtres sur le devant, attendu qu'il s'établissait au-dessous de moi une cuisine ambulante où les femmes faisaient cuire des tripes dans de grands chaudrons, avec de l'huile infecte dont l'odeur montait chez moi. J'étais réduite à regarder la mer à travers mes carreaux. Qu'elle est belle cette mer de Naples! bien souvent j'ai passé des heures à la contempler la nuit, quand ses flots étaient calmes et argentés par le reflet d'une lune superbe. Bien souvent aussi j'ai pris un bateau pour faire une promenade, et jouir du magnifique coup d'oeil que présente la ville, que l'on voit alors tout entière, s'élevant en amphithéâtre. Le chevalier Hamilton avait sur le rivage un petit cazin où j'allais quelquefois dîner 9. Il faisait venir de jeunes garçons qui, pour un sou, plongeaient dans la mer pendant plusieurs minutes; quand je tremblais pour eux, je les voyais remonter triomphans, leur sou à la bouche.

C'est à Chiaja que se trouve la Villa-Reale, jardin public, bordé par la mer, et qui devient le soir une promenade délicieuse. L'Hercule Farnèse était placé dans ce jardin; comme on avait retrouvé les jambes antiques de la statue, elles étaient remises en place de celles qu'avait faites dans le temps Michel-Ange; mais celles-ci restaient posées à côté, afin que l'on comparât, en sorte qu'il fallait reconnaître la sublime supériorité de l'antique, même auprès de Michel-Ange.




CHAPITRE VI.

Le baron de Talleyrand--L'île de Caprée.--Le Vésuve.--Ischia et Procida.--Le mont Saint-Nicolas.--Portrait des filles aînées de la reine de Naples.--Portrait du prince royal.--Paësiello.--La Nina.--Le coteau de Pausilippe.--Ma fille, son maître de musique.




Aussitôt que j'étais arrivée à Naples, j'avais été chez M. le baron de Talleyrand, alors ambassadeur de France, qui eut pour moi mille bontés pendant tout mon séjour. Je retrouvai chez lui madame Silva, Portugaise très aimable, avec laquelle je projetai de faire plusieurs courses intéressantes. Nous allâmes d'abord à l'île de Caprée. Le comte de la Roche-Aymon et le fils aîné de M. de Talleyrand nous accompagnèrent. Ils avaient engagé deux musiciens, l'un pour chanter et l'autre pour jouer de la guitare. Nous nous embarquâmes à minuit par un beau clair de lune; mais la mer était très agitée; ses vagues énormes dont l'écume s'amoncelait autour de nous, menaçaient si furieusement notre chétif bateau, qu'à chaque instant je pensais le voir englouti. J'avoue que je mourais de peur. Il faut dire que je n'avais jamais fait sur mer un aussi long trajet, n'ayant entrepris jusqu'alors que le passage du Mordit dont la traversée est très courte, quand j'étais en Hollande.

Lorsque nous eûmes pris le large, M. de Talleyrand engagea ses musiciens à chanter; mais ces deux pauvres jeunes gens étaient pris du mal de mer à un tel point, qu'il leur était bien impossible de faire de la musique. Ce mal saisit aussi madame Silva et le jeune baron; M. de la Roche-Aymon et moi, nous n'en fûmes que très légèrement atteints.

Enfin, après avoir été ballottés sans relâche par ces terribles vagues, nous débarquâmes à l'île de Caprée, un peu après le lever du soleil. Nous ne trouvâmes là que des pêcheurs qui habitent les creux des rochers sur le bord de la mer. Un d'eux s'offrit pour nous servir de guide, et nous prîmes des ânes; car nous voulions monter jusqu'au sommet de l'île. La route que nous gravissions était bordée à notre gauche par des vergers d'orangers et de citronniers en fleurs, des gazons aromatiques, des bois d'aloës, qui répandaient un parfum délicieux. À notre droite étaient des rochers et des débris d'antiques constructions. Arrivés au sommet, sur la plate-forme appelée Saint-Michel, nous jouîmes de la vue de la pleine mer terminée par le Vésuve, tout en respirant l'air le plus pur. C'est là qu'était placé le palais de Tibère; il n'en reste qu'un seul tronçon de colonne, sur lequel un ermite, qui habite près de ces débris informes, venait de poser son frugal repas du matin; et c'était de cette hauteur immense que Tibère faisait jeter non-seulement des esclaves, mais tous ceux qui lui déplaisaient.

On nous fit voir de loin une jolie maison qu'avait fait bâtir un Anglais malade, et que tous les médecins avaient condamné depuis long-temps à Naples. Ayant suivi le conseil qu'on lui donna d'aller habiter Caprée, il y vécut plus de vingt ans encore sans aucune souffrance.

Après avoir respiré avec délice cet air vivifiant, admiré les sites les plus curieux, nous revînmes à Naples, ravis de notre course, à l'exception pourtant du jeune baron de Talleyrand, qui reçut une forte réprimande de son père pour avoir fait ce voyage par un aussi mauvais temps et dans un aussi léger bateau.

Ce que je désirais par-dessus tout, c'était de monter sur le Vésuve, et nous résolûmes de faire cette partie avec madame Silva et l'abbé Bertrand.

Je vais copier ici la fin d'une lettre que j'écrivis de Naples à mon ami Brongniart l'architecte, parce que l'impression que m'avait faite le terrible phénomène était alors bien plus récente et bien plus vive.

«... Maintenant je vais vous parler de mon spectacle favori, du Vésuve. Pour un peu je me ferais Vésuvienne, tant j'aime ce superbe volcan; je crois qu'il m'aime aussi, car il m'a fêtée et reçue de la manière la plus grandiose. Que deviennent les plus beaux feux d'artifices, sans en excepter la girande du château Saint-Ange, quand on songe au Vésuve?

«La première fois que j'y suis montée, nous fûmes pris, mes compagnons et moi, par un orage affreux, une pluie qui ressemblait au déluge. Nous étions trempés, mais nous n'en cheminions pas moins sur une hauteur pour voir une des grandes laves qui coulaient à nos pieds. Je croyais toucher aux avenues de l'enfer. Un brasier qui me suffoquait serpentait sous mes yeux; il avait trois milles de circonférence. Le mauvais temps nous empêchant d'aller plus loin ce jour-là, outre que la fumée et la pluie de cendre qui nous couvrait rendaient le sommet du mont invisible, nous montons sur nos mulets et descendons dans les laves noires. Deux tonnerres, celui du ciel et celui du mont, se mêlaient; le bruit était infernal, d'autant plus qu'il se répétait dans les cavités des montagnes environnantes. Comme nous étions précisément sous la nuée, je tremblais, et toute notre cavalcade tremblait comme moi, que le mouvement de notre marche n'attirât sur nous la foudre. Malgré ma frayeur, je ne pus m'empêcher de rire en regardant un de nos compagnons de voyage, l'abbé Bertrand. Il faut vous dire qu'il est bossu par derrière et par devant: un grand manteau couvrait son âne et lui, et tous deux étaient tellement confondus ensemble, que, la petite humanité de l'abbé disparaissant, je ne voyais plus qu'un chameau.

«J'arrivai chez moi dans un état qui faisait pitié: ma robe n'était que cendre détrempée; j'étais morte de fatigue; je me sèche et me couche fort heureusement.

«Bien loin d'être dégoûtée par ce début, quelque jours après je retourne à mon cher Vésuve. Cette fois ma petite brunette était de la partie; je voulais qu'elle vît ce grand spectacle. Monsieur de la Chenaye et deux autres personnes en étaient aussi. Il faisait le plus beau temps du monde. Avant la nuit nous étions sur la montagne pour voir les anciennes laves et le coucher du soleil dans la mer. Le volcan était plus furieux que jamais, et comme au jour on ne distingue point de feu, on ne voit sortir du cratère, avec des nuées de cendres et de laves, qu'une énorme fumée blanchâtre, argentée, que le soleil éclaire d'une manière admirable. J'ai peint cet effet, car il est divin.

«Nous montâmes chez l'ermite. Le soleil se couchait, et je vis ses rayons se perdre sous le cap Mysène, Ischia et Procida; quelle vue! Enfin la nuit vint, et la fumée se transforma en flammes, les plus belles que j'aie jamais vues de ma vie. Des gerbes de feu s'élançaient du cratère, et se succédaient rapidement, jetant de tout côté des pierres embrasées qui tombaient avec fracas. En même temps descendait une cascade de feu qui parcourait l'espace de quatre à cinq milles. Une autre bouche du cratère placée plus bas était aussi enflammée; celle-ci produisait une fumée rouge et dorée, qui complétait le spectacle d'une manière effrayante et sublime. La foudre qui partait du centre de la montagne, faisait retentir tous les environs, au point que la terre tremblait sous nos pas. J'étais bien un peu effrayée; mais je n'en témoignais rien à cause de ma pauvre petite qui me disait en pleurant: «Maman, faut-il avoir peur?» D'ailleurs, j'avais tant à admirer que ce besoin l'emportait sur mon effroi. Imaginez que nous planions alors sur une immensité de brasiers, sur des champs entiers que ces laves, dans leur course, mettaient en feu. Je voyais ces terribles laves brûler les arbrisseaux, les arbres, les vignes; je voyais la flamme s'allumer et s'éteindre, et j'entendais le bruit des broussailles voisines qu'elles consumaient.

«Cette grande scène de destruction a quelque chose de pénible et d'imposant, qui remue fortement l'ame; je ne pouvais plus parler en revenant à Naples; dans le chemin je ne cessais de retourner la tête pour voir encore ces gerbes et cette rivière de feu. C'est donc à regret que j'ai quitté ce spectacle si grandiose; mais j'en jouis par le souvenir, et tous les jours je me représente encore ses différens effets. J'en ai quatre dessins que je vous porterai à Paris. Deux sont déjà en petite maquette; on en est très content ici.

«Donnez-moi de vos nouvelles, et de celles de nos amis, etc.»

Depuis lors je suis retournée plusieurs fois sur le Vésuve, un jour entre autres avec M. Lethière 10, très habile peintre d'histoire, qui était grand amateur du volcan. Je me souviens que ce jour était celui de la Chandeleur. Nous partîmes vers trois heures, avec deux amis de M. Lethière. Il faisait beau; mais lorsque nous fûmes arrivés sur la montagne, il s'éleva un brouillard si épais qu'il ressemblait à une énorme fumée. Tout disparut à nos yeux; nos compagnons, quoiqu'ils fussent très près de nous, étaient devenus invisibles; en un mot c'était le néant. Ma petite mourait de peur, et moi aussi. Pour comble de malheur l'humidité était extrême, et nous fûmes obligés de rester en place pendant une heure et demie. Enfin le brouillard se dissipant peu à peu, nous découvrit la mer et tout ce qui l'environne jusqu'aux îles les plus lointaines; cette création fut admirable.

J'avais fait porter notre dîner chez l'ermite, que nous avions invité à le partager. Avant la fin du repas, cet ermite se leva et passa derrière un vieux rideau qui touchait presque la table. Il resta là tout un quart d'heure; quand il revint, je lui demandai pour quel motif il nous avait quittés:--C'est, dit-il, que je viens de faire ma prière auprès de mon compagnon qui est mort cette nuit, et qui est là sous ce rideau. À ces mots, on peut imaginer si je me lève à mon tour et si je sors pour aller respirer le grand air.

Nous remontâmes pour voir le coucher du soleil. Son disque brillant d'où partaient d'immenses rayons, se réfléchissait dans la mer. Nous étions dans l'extase à la vue de ce superbe tableau et de tout ce qui l'encadrait. Nous revînmes à Naples, rapportant nos croquis. M. Lethière avait fait un dessin dans lequel il me représentait descendant la montagne sur mon âne.

Une des plus charmantes parties que j'aie faites à Naples, c'est un petit voyage de cinq jours que le chevalier me fit entreprendre pour visiter les îles d'Ischia et de Procida. Nous partîmes à cinq heures du matin. J'étais dans une felouque avec madame Hart, sa mère, le chevalier et quelques musiciens. Il faisait le plus beau temps du monde; la mer était calme au point de ressembler à un grand lac. À peu de distance, on voyait le coteau du mont Pausilippe, que le soleil éclairait d'une façon ravissante. Tout cela m'aurait porté à une douce rêverie, si nos rameurs n'avaient point crié à tue-tête, ce qui vous empêchait de suivre une idée.

À neuf heures et demie nous arrivâmes à Procida, et nous fîmes aussitôt une promenade pendant laquelle je fus frappée de la beauté des femmes que nous rencontrions sur notre chemin. Presque toutes étaient grandes et fortes, et leurs costumes, ainsi que leurs visages, rappelaient les femmes grecques. Je vis peu d'habitations agréables, l'île étant généralement cultivée en vignes et en arbres fruitiers. À midi nous allâmes dîner chez le gouverneur; de la terrasse de son château, on découvre le cap Mysène, l'Achéron, les Champs-Élysées, enfin, tout ce que Virgile décrit; ces divers points de vue sont assez rapprochés pour qu'on puisse en distinguer les détails, et le Vésuve se voit dans le lointain.

Après dîner, nous remontâmes sur la felouque pour aller débarquer à Ischia vers les six heures du soir. Un des plus jolis effets que j'ai vus tout en arrivant, était celui d'une quantité de maisons bâties çà et là sur les monts, et très éclairées, ce qui présentait à l'oeil comme un second firmament. J'allai joindre madame Silva, mon aimable Portugaise, pour parcourir avec elle une partie de l'île, qui est charmante; tout son territoire est volcanique, elle a quinze lieues d'étendue, et partout on trouve des traces de foyers éteints. La plupart des montagnes, qui sont en très grand nombre et fort près les unes des autres, sont cultivées. Le mont le plus élevé (Saint-Nicolas) est plus haut que le Vésuve.

Nous trouvions à Ischia une société très aimable, entre autres le général baron Salis; et le lendemain matin à six heures, nous partîmes au nombre de vingt personnes, toutes montées sur des ânes, pour aller dîner au mont Saint-Nicolas. On ne peut se faire une idée des chemins qu'il nous fallut prendre; les sentiers étaient des ravins profonds pleins d'énormes pierres noircies par le feu; et les hauteurs de ces ravins étant cultivées, cette terre fertile, près de cette terre désolée, offrait un contraste étrange. Nous suivîmes entre autres un chemin à pic rempli de laves grosses comme des maisons, qui ressemblait tout-à-fait au chemin de l'enfer, et cette superbe horreur nous conduisit dans un lieu de délices, sous des berceaux de vignes parfaitement cultivées, et près d'une très belle forêt de châtaigniers. Là, j'aperçus une seule petite habitation, que mon guide me dit être celle d'un ermite. L'ermite était absent; je m'assis sur son banc, et je découvris par une percée de la forêt, la mer et les îles Cyrènes, que la vapeur du matin entourait d'un ton bleuâtre. Je croyais faire un rêve enchanteur; je me disais: la poésie est née là! Il fallut m'arracher à ma ravissante contemplation, il nous restait encore à gravir bien autrement.

Nous arrivâmes dans une espèce de désert, bordé de ravins si profonds, que je n'osais y plonger mes yeux, et mon maudit âne s'obstinait à marcher toujours sur le bord. Ne pouvant regarder en bas, je me mets à regarder en haut, et je vois la montagne que nous avions à gravir, toute couverte d'affreux nuages noirs. Il fallait pourtant traverser cela, au risque d'être étouffée cent fois: notez de plus que le chemin était à pic sur la mer, et qu'il ne s'y trouvait pas une seule habitation. Le coeur me bat encore quand j'y pense. Je suivis pourtant, non sans recommander mon ame à Dieu. Nous mîmes une heure et demie, marchant toujours, à traverser ces nuages. L'humidité était si grande, que nos vêtemens étaient trempés; on ne se voyait pas à quatre pieds, en sorte que je finis par perdre ma compagnie. On peut juger de l'effroi que j'éprouvais, quand j'entendis le son d'une petite cloche; je poussai un grand cri de joie, pensant bien que c'était celle de l'ermite chez lequel nous devions dîner. C'était elle, en effet, et l'on vint au devant de moi.

Je trouvai toute ma société réunie dans l'ermitage, qui est situé sur la dernière pointe des rochers du mont Saint-Nicolas. Dans ce moment néanmoins, le brouillard était si épais, qu'il était impossible de rien voir; mais, presque aussitôt, les nuages se divisent, le brouillard se dissipe, et je me trouve sous un ciel pur. Je domine ces nuées qui m'avaient tant effrayée, je les vois descendre dans la mer que le soleil traçait en ligne d'opale et d'autres couleurs d'arc-en-ciel; quelques nuages argentés embellissaient ce coup d'oeil. On ne distinguait les barques qu'à leurs voiles blanches qui brillaient au soleil. Notre vue plongeait sur les villages d'Ischia; mais cette masse de rochers écrasait tellement de sa supériorité tout ce qui fait l'ambition des hommes, que les châteaux, les maisons, ressemblaient à de petits points blancs; quant aux individus, ils étaient invisibles: ce que c'est que de nous, mon Dieu!

Nous étions à contempler ce magnifique spectacle, quand le général Salis vint nous avertir que le dîner était servi, nouvelle qui ne nous fut pas indifférente après tant de fatigues et de tribulations. Ce dîner qu'il nous donnait, pouvait se comparer à ceux de Lucullus; tout était recherché, rien n'y manquait, au point que nous eûmes des glaces pour finir. Il fallait voir l'étonnement des trois bons religieux qui habitaient ce rocher et qui profitaient de cet excellent repas; ils en gardèrent les restes, ce dont ils paraissaient fort contens.

Après dîner, madame Silva et moi nous fîmes notre sieste en plein air sur des sacs d'orge renversés, où l'odeur des genêts et de mille fleurs nous embaumait. Puis, nous remontâmes sur nos ânes pour parcourir l'autre côté de l'île. Là, nous vîmes des vergers sans nombre, des sites très pittoresques, et ce chemin nous conduisit à notre habitation.

Je voulus aller aussi à Poestum; quoique la distance de Naples ne soit que de vingt-cinq lieues, nous étions prévenus que le voyage est très fatigant, mais on ne tient pas au désir d'aller admirer des monumens qui ont trois ou quatre mille ans, quand ils se trouvent aussi près de vous. Des trois temples que l'on y voit, celui de Junon était encore alors bien conservé, au point qu'à l'extérieur il semblait être entier. Ce temple est noble, imposant, comme tout ce qu'ont fait les anciens, près desquels nous ne sommes que des pygmées. Aussi puis-je dire avoir été fort surprise à Pompeï que nous visitâmes ainsi qu'Herculanum, de la petitesse des maisons et du temple d'Isis. Il faut croire que la partie découverte était autrefois un faubourg.

Je conduisis aussi ma fille à Portici, dans le muséum, beauté tout-à-fait unique dans le monde; mais tant d'écrivains l'ont si bien décrit, que je crois inutile d'en parler ici.

Ces excursions et plusieurs autres ne m'empêchaient pas de travailler beaucoup à Naples. J'avais même entrepris tant de portraits que mon premier séjour dans cette ville a été de six mois, quoique je fusse arrivée dans l'intention d'y passer six semaines. L'ambassadeur de France, M. le baron de Talleyrand, vint m'annoncer un matin que la reine désirait que je fisse les portraits de ses deux filles aînées, ce que je commençai tout de suite. Sa Majesté s'apprêtait à partir pour Vienne où elle allait s'occuper de marier ces princesses. Je me souviens qu'à son retour elle me dit: «J'ai fait un heureux voyage; je viens de conclure deux mariages pour mes filles avec un grand bonheur.» L'aînée en effet épousa peu de temps après l'empereur d'Autriche, François II, et la seconde, qui se nommait Louise, le grand duc de Toscane. Cette dernière était fort laide, et tellement grimacière, que je ne voulais pas finir son portrait. Elle est morte quelques années après son mariage.

Lorsque la reine fut partie, je peignis aussi le prince royal. L'heure de mes séances à la cour était midi, et pour m'y rendre il me fallait suivre le chemin de Chiaja, au moment de la plus grande chaleur. Les maisons qui sont bâties à gauche et qui font face à la mer, étant peintes en blanc pur, le soleil y donnait avec une telle force que j'en étais aveuglée. Pour sauver mes yeux j'imaginai de mettre un voile vert, ce que je n'avais vu faire encore à personne, et devait paraître assez singulier, car on n'en portait que de blancs ou de noirs; mais quelques jours après je vis quantité d'Anglaises m'imiter, et les voiles verts furent à la mode 11.

À cette même époque je commençai le portrait de Paësiello. Tout en me donnant séance, il composait un morceau de musique, qu'on devait exécuter pour le retour de la reine, et j'étais charmée de cette circonstance qui me faisait saisir les traits du grand musicien au moment de l'inspiration.

J'avais quitté mon cher hôtel de Maroc, parce qu'après avoir admiré tout le jour il faut pourtant bien dormir la nuit, et qu'il m'était impossible d'y fermer l'oeil. Les voitures allaient et venaient sans cesse sur le chemin de Chiaja jusqu'à la grotte de Pausilippe, où l'on fait souvent de mauvais soupers dans les cabarets. Ce bruit, que j'entendais toutes les nuits, me fit enfin déserter. J'allai m'établir dans un joli cazin baigné par la mer, dont les vagues venaient se briser sous mes fenêtres. J'étais enchantée; ce bruit rond et léger me berçait délicieusement; mais hélas! huit jours après il survint un orage affreux, une tempête si violente, que les vagues furieuses montaient jusque dans mon appartement. J'en étais inondée, et la crainte d'une récidive me fit quitter ce charmant cazin, à mon grand regret. À la vérité, entre le mur et cette maison, il y avait une place sur laquelle les voitures élégantes, les mêmes voitures qui m'empêchaient de dormir à Chiaja, venaient stationner, pour ce qu'on appelle à Naples faire heure. Mais cela m'était peu incommode. Je me rappelle que le jour de mon départ la propriétaire ouvrit une armoire dans laquelle j'avais serré mon linge, et se mit à écrire mon nom sur toutes les planches; comme je lui demandai le motif de ce qu'elle faisait, elle me répondit gracieusement qu'elle était fière d'avoir logé madame Lebrun, et qu'elle voulait que tout le monde le sût.

Après avoir quitté cette maison, j'allai en louer une tout près de la ville, et je m'y installai la veille de Noël. Dès le soir même, comme j'allais me mettre au lit, je suis tout à coup assourdie par des pétards sans nombre; les jeunes garçons qui les tiraient en jetaient dans ma cour, dans mes fenêtres; ce train-là dura trois jours et trois nuits. En outre, j'étais gelée dans cet appartement. Je faisais alors le portrait de Paësiello, qui soufflait dans ses doigts ainsi que moi; pour nous réchauffer, je fis faire du feu dans mon atelier; mais comme on s'occupe bien plus en Italie d'obtenir de la fraîcheur que de la chaleur, les cheminées sont si mal soignées que la fumée nous étouffait. Les yeux de Paësiello en pleuraient, les miens aussi; et je ne conçois pas comment j'ai pu finir son portrait.

Paësiello, à cette époque, faisait les délices de l'Italie. J'allais fort souvent au grand Opéra, dans la loge de la comtesse Scawronski. J'assistai à la premier représentation de Nina, qui bien certainement est un chef-d'oeuvre; mais tel est l'effet de la première impression reçue, que la musique de Paësiello, toute belle qu'elle était, ne me faisait pas autant de plaisir que celle de Dalayrac; il faut dire aussi que madame Dugazon n'était point là pour jouer Nina. Le théâtre de Saint-Charles, où se donnait cet opéra et les autres, est, je crois, le plus vaste de l'Europe. Je m'y suis trouvée le jour de la fête de la reine; il était alors magnifiquement éclairé, totalement rempli de monde, et ce coup d'oeil me parut superbe. Je me souviens d'avoir ri ce jour-là d'une méprise assez plaisante. J'aperçus près de nous la baronne de Talleyrand, chez laquelle je n'avais pas été depuis quelque temps, et je voulus lui faire ma visite dans sa loge; la comtesse me dit alors: «Elle éprouve un grand chagrin, l'ambassadrice; elle a perdu Rigi.» Pensant qu'il s'agissait d'un ami, je me décide d'autant plus à l'aller trouver; j'y vais. Je suis en effet frappée du changement de son visage, et je lui vois un air si triste que je commence à croire qu'un de ses enfans est mort. Je lui dis donc combien je prenais part à son affliction, et lui demande si c'était l'aîné. À ces mots, malgré son chagrin, elle se mit à rire: c'était son chien qu'elle venait de perdre.

Un de mes grands plaisirs était d'aller me promener sur le beau coteau de Pausilippe, sous lequel est placée la grotte du même nom, qui est un magnifique ouvrage d'un mille de longueur, et qu'on voit bien avoir été fait par les Romains. Cette côte de Pausilippe est couverte de maisons de campagne, de cazins, de prairies et de très beaux arbres, autour desquels des vignes s'entrelacent en guirlandes. C'est là qu'est placé le tombeau de Virgile, sur lequel on prétend qu'il pousse des lauriers; mais je n'en ai point vu. Les soirs j'allais sur les bords de la mer; j'y conduisais souvent ma fille, et nous y restions quelquefois assises ensemble jusqu'au lever de la lune, jouissant de ce bon air et de cette superbe vue, ce qui la reposait de ses études journalières; car j'avais résolu, tout en courant le monde, de soigner son éducation autant qu'il serait possible, et je lui avais donné à Naples des maîtres d'écriture, de géographie, d'italien, d'anglais et d'allemand. Elle préférait cette dernière langue à toutes les autres, et montrait dans ses diverses études une intelligence remarquable. Elle annonçait aussi quelques dispositions pour la peinture; mais sa récréation favorite était de composer des romans. Je la trouvais, en revenant de passer mes soirées dans le monde, une plume à la main, et une autre sur son bonnet; je l'obligeais alors à se mettre au lit; mais il n'était pas rare qu'elle se relevât la nuit pour achever un chapitre; et je me souviens très bien qu'à l'âge de neuf ans elle a écrit à Vienne un petit roman remarquable par les situations autant que par le style.

Me trouvant en Italie, on imagine bien que je n'avais point négligé de lui donner un maître de musique. Je prenais moi-même des leçons de ce maître, qui montrait à merveille, mais qui était bien le plus grand poltron que j'aie rencontré de mes jours. Il nous entretenait sans cesse de ses frayeurs. Comme il ne venait chez moi qu'à sept heures du soir, il retournait chez lui à neuf, heure à laquelle tout le monde étant au spectacle, les rues de Naples sont fort désertes, sans excepter la rue de Tolède, qui, dans le jour, est la plus bruyante de toutes. Le pauvre homme me disait un soir: «J'ai eu terriblement peur hier; j'ai rencontré un homme dans la rue de Tolède; heureusement j'ai pris l'autre côté, et j'ai pressé le pas.» Deux jours après il revenait: «Dieu! que j'ai eu peur! je me suis trouvé avec deux hommes dans la rue de Tolède; je n'ai eu que le temps de passer au milieu et de m'enfuir à toutes jambes.» Enfin une autre fois il me dit: «J'ai eu bien plus peur vraiment, j'étais seul, tout seul, dans la rue de Tolède.»




CHAPITRE VII

Je retourne à Rome.--La reine de Naples.--Je reviens à Naples.--La fête de la madone de l'Arca.--La fête du pied de la Grotte.--La Solfatara.--Pouzol.--Le cap Mysène.--Portrait de la reine de Naples.--Caractère de cette princesse.--Le Napolitain.--Vol d'un lazzaroni.--Mon retour à Rome.--Mesdames de France, tantes de Louis XVI.




Tous les portraits que j'avais entrepris à Naples étant finis, je retournai à Rome; mais à peine y étais-je arrivée, que la reine de Naples s'y arrêta en revenant de Vienne. Comme je me trouvais sur son passage dans la foule, elle m'aperçut, vint à moi, et me pria avec toute la grâce imaginable de revenir à Naples pour y faire son portrait. Il me fut impossible de refuser, et je ne tardai pas à me remettre en route.

Ce qui me consolait de toutes ces allées et venues, c'est qu'il me restait encore à voir plusieurs choses curieuses dans ce beau pays. Le chevalier Hamilton se plaisait à m'en faire les honneurs. Et dès que je fus de retour, il s'empressa de me conduire à la fête de la madone de l'Arca, qui par son originalité se distingue de toutes les fêtes de village. La place de l'église était couverte de marchands de gâteaux ou d'images de la Vierge et de groupes d'habitans, venus des cantons voisins, dont les divers costumes étaient richement brodés d'or. Tous portaient des thyrses en haut desquels était placée l'image de la madone, ce qui rappelait les fêtes antiques. Toutefois, cette foule, au lieu de nous donner le spectacle d'une bacchanale, entra dévotement dans l'église pour y entendre la messe. Le chevalier Hamilton, madame Hart et moi, nous étions placés près d'une petite chapelle où se voyait un tableau de la Vierge, noir comme de l'encre. De minute en minute, des paysans et des paysannes venaient s'agenouiller devant cette Vierge, et solliciter quelque faveur ou rendre grâce pour celles qu'ils avaient reçues. Ils exprimaient tous leurs voeux d'une voix si haute, que nous entendions les demandes de chacun. Nous vîmes d'abord un homme beau comme une statue grecque, le cou nu, qui remerciait la Vierge d'avoir guéri son enfant. Il avait placé cet enfant sur l'autel en face du tableau; quand il eut fini sa prière, il le reprit et partit heureux. Après lui, vint une femme qui grondait avec fureur la madone de ce que son mari la maltraitait. J'étouffais de rire; mais le chevalier me dit de tout faire pour me contraindre, qu'autrement je serais fort maltraitée moi-même. Il vint ensuite deux jeunes filles, qui se mirent à genoux en demandant des maris. Enfin, les solliciteurs se succédèrent pendant une heure de la manière la plus plaisante. Dès que chacun d'eux avait parlé, on sonnait du milieu de l'église une clochette qui leur annonçait vraisemblablement que la prière était exaucée; car ils s'en allaient tous l'air content.

Après la messe, toutes ces bonnes gens se réunirent sur la place de l'église pour y danser la tarentelle; c'est là seulement qu'on peut prendre l'idée de cette danse: ce que j'avais vu jusqu'alors n'en était qu'une faible copie. Ils commencent par former de grands ronds au milieu desquels la tarentelle se danse, au bruit du tambour de basque et de longues guitares à trois cordes dont ils tirent des sons vifs et harmonieux. On ne saurait décrire ni l'activité, ni l'expression d'amour, qu'offrent tous leurs mouvemens; aucune danse ne ressemble à cela.

Nous restâmes jusqu'à la fin de la fête, et nous vîmes, en retournant à Naples, les hauteurs couvertes de femmes, dont les unes jouaient du tambour de basque et les autres dansaient le thyrse à la main: c'était un spectacle charmant.

J'assistai aussi à une autre fête beaucoup plus célèbre que celle dont je viens de parler; c'est la fête du Pied de Grotte. Elle est ainsi nommée d'après la tradition qui raconte qu'un jour un ermite, retiré au fond de cette grotte, eut une vision dans laquelle la Vierge lui apparut et lui ordonna de faire bâtir une chapelle dans cet endroit. Le prêtre en ayant instruit les habitans du canton, la chapelle fut aussitôt bâtie; et tous les ans la famille royale s'y rend en grande cérémonie pour y faire sa prière. Les chevau-légers, le régiment de la reine, celui du roi, enfin toutes les troupes, s'y trouvent rassemblées, ainsi que toute la noblesse en grand gala, et une multitude prodigieuse de gens du peuple. Les cochers qui mènent la famille royale sont coiffés de perruques à trois marteaux, ou à la Louis XIV. Cette fête est tellement en vénération, que les habitans des petits pays dépendans du royaume de Naples, font mettre sur les contrats de mariage que l'on mènera leurs filles une fois à la fête de la Vierge du Pied de Grotte.

J'allai voir, avec M. Amaury Duval et M. Sacaut 12, la Solfatare, qui est encore brûlante. C'était au mois de juin, en sorte que le soleil dardait sur notre tête, tandis que nous marchions sur du feu. De ma vie je n'ai autant souffert de la chaleur. Pour comble de malheur, j'avais ma fille avec moi; je la couvrais de ma robe, mais ce secours était si faible, que je tremblais à chaque instant de la voir tomber sans connaissance. Elle me dit plusieurs fois: «Maman, on peut mourir de chaud, n'est-ce pas?» Alors, Dieu sait si j'étais au désespoir de l'avoir emmenée. Enfin, nous aperçûmes sur la hauteur une espèce de chaumière, dans laquelle il nous fut permis, grâce au ciel, de nous reposer. La chaleur nous avait tellement suffoqués, qu'aucun de nous ne pouvait ni agir, ni parler. Au bout d'un quart d'heure, M. Duval se rappela qu'il avait une orange dans sa poche, ce qui nous fit pousser un cri de joie; car cette orange était la manne dans le désert.

Quand nous fûmes tout-à-fait remis, nous descendîmes à Pouzol. C'était un dimanche, les habitans étaient en habits de fête; je me rappelle encore un jeune homme, les cheveux bouclés et tellement poudrés, que son énorme catogan avait blanchi son habit de taffetas bleu de ciel; sa veste était couleur de rose fanée; il portait un gros bouquet à sa boutonnière; enfin, c'était tout-à-fait le beau Léandre de la parade française, et il avait un air si important, si content de lui-même, qu'il me fit beaucoup rire.

Nous traversâmes toute la ville pour aller dîner au bord de la mer, où l'on nous servit d'excellens poissons. L'amphithéâtre de Pouzol, quoiqu'il soit en ruines, est encore fort curieux à voir. Il y reste quelques gradins placés en face de la mer, devant de grands rochers creux, et l'on prétend que c'était dans ces antres que les acteurs anciens jouaient les tragédies avec des masques caractéristiques et des porte-voix. Après le dîner, nous prîmes une barque qui nous conduisit au promontoire de Mysène. Là, nous foulions aux pieds des morceaux brisés des marbres les plus précieux; car Mysène a été détruite de fond en comble par les Lombards et les Sarrazins: il n'y reste que le grand souvenir de Pline.

Que de lieux de délices ne sont plus maintenant que des lieux de mort! Bayes! si renommé chez les Romains qui venaient y prendre les eaux, Bayes n'est plus qu'un amas de ruines informes sur lesquelles plane un air infect; aussi le rivage de cette mer est-il désert. On voit encore à Bayes les restes de trois temples, celui de Vénus, de Mercure et de Diane, dont les eaux du lac Averne couvrent aujourd'hui les soubassemens. Mais il ne reste pas même de vestiges de ces palais magnifiques, de ces belles terrasses: la mer a tout englouti.

Sitôt que j'avais été de retour à Naples, j'avais commencé le portrait de la reine; bien loin qu'il m'arrivât le même inconvénient qu'avec Paësiello, il faisait alors si cruellement chaud, qu'un jour qu'elle me donnait séance, nous nous endormîmes toutes deux. Je prenais plaisir à faire ce portrait. La reine de Naples, sans être aussi jolie que sa soeur cadette, la reine de France, me la rappelait beaucoup; son visage était fatigué, mais l'on pouvait encore juger qu'elle avait été belle; ses mains et ses bras surtout étaient la perfection pour la forme et pour le ton de la couleur des chairs. Cette princesse, dont on a dit et écrit tant de mal, était d'un naturel affectueux et très simple dans son intérieur; sa générosité était vraiment royale: le marquis de Bombelles, ambassadeur à Venise en 1790, fut le seul ambassadeur français qui refusa de prêter serment à la Constitution; la reine ayant appris que, par cette conduite noble et courageuse, M. de Bombelles, père d'une famille nombreuse, était réduit à la position la plus cruelle, lui écrivit de sa propre main une lettre de félicitation. Elle ajoutait que tous les souverains devant se regarder comme solidaires en reconnaissance pour les sujets fidèles, elle le priait d'accepter une pension de douze mille francs 13. Outre ce trait, j'en connais plusieurs autres qui font honneur à son coeur: elle aimait à soulager la misère, elle ne craignait pas de monter au cinquième étage pour secourir des malheureux, et j'ai su positivement que ses bienfaits ont sauvé de la prison, de la mort peut-être, une mère de famille et quatre enfans dont le père venait de faire banqueroute. Voilà cette soi-disant mégère contre qui, sous Bonaparte, on exposait, dans les rues de Paris, les gravures les plus infâmes et les plus obscènes. Il fallait bien la calomnier, on voulait sa couronne. On sait qu'elle fut trahie par ceux mêmes qu'elle avait toujours honorés de son amitié et de sa confiance. La femme qu'elle affectionnait le plus correspondait avec le conquérant qui parvint enfin, par de viles menées, à détrôner la soeur de Marie-Antoinette, pour mettre à sa place madame Murat.

La reine de Naples avait un grand caractère et beaucoup d'esprit. Elle seule portait tout le fardeau du gouvernement. Le roi ne voulait point régner; il restait presque toujours à Caserte, occupé de manufactures, dont les ouvrières, disait-on, lui composaient un sérail.

La reine ayant appris que je m'apprêtais à retourner à Rome, me fit demander, et me dit: «J'ai bien du regret que Naples ne puisse vous retenir.» Alors elle m'offrit son petit cazin au bord de la mer, si je voulais rester; mais je brûlais de revoir encore Rome, et je refusai avec toute la reconnaissance que m'inspirait tant de bonté. Enfin, après qu'elle m'eut fait payer magnifiquement, lorsque j'allai prendre un dernier congé, elle me remit une belle boîte de vieux laque qui renfermait son chiffre entouré de très beaux brillans. Ce chiffre vaut dix mille francs; mais je le garderai toute ma vie.

Tout magnifique que soit le pays que j'allais quitter, il n'aurait pas été dans mon goût d'y passer ma vie. Selon moi, Naples doit être vue comme une lanterne magique ravissante, mais pour y fixer ses jours, il faut s'être fait à l'idée, il faut avoir vaincu l'effroi qu'inspirent les volcans; quand on songe que tout ce qui habite les lieux d'alentour vit dans l'attente ou d'une éruption, ou d'un tremblement de terre, sans parler de la peste, qui pendant les chaleurs existe à deux ou trois lieues de là. En outre, les lacs où l'on met rouir le lin produisent un air infect qui donne aux habitans de ces belles campagnes la fièvre et la mort. Tous ces inconvéniens sont graves, on en conviendra; mais aussi, s'ils n'existaient pas, qui ne voudrait habiter ce délicieux climat?

Le chevalier Hamilton, qui, depuis près de vingt ans, était ambassadeur d'Angleterre à Naples, connaissait parfaitement les moeurs et les usages de la haute société de cette ville. Ce qu'il m'en rapportait, je l'avoue, était peu favorable à la noblesse napolitaine, mais, depuis cette époque, sans douter, tout a beaucoup changé. Il me contait sur les plus grandes dames mille histoires, que je m'abstiens de répéter, comme trop scandaleuses. Selon lui, les Napolitaines étaient d'une ignorance surprenante; elles ne lisaient rien, quoiqu'elles fissent semblant de lire; car un jour étant arrivé chez l'une d'elles, et lui trouvant un livre à la main, il reconnut, en s'approchant, que la dame tenait ce livre sens dessus dessous. Privées de toute espèce d'instruction, plusieurs d'entre elles, selon lui, ne savaient pas qu'il existât un autre pays que Naples, et leur unique occupation était l'amour qui, pour elles, changeait souvent d'objet.

Ce dont j'ai pu juger par moi-même, c'est que les dames napolitaines gesticulent beaucoup en parlant. Elles ne font d'autre exercice que celui de se promener en voiture, jamais à pied. Tous les soirs elles sont au spectacle et reçoivent leurs visites dans leur loge; comme elles n'écoutent que l'aria, c'est là que s'établissent les conversations d'une manière beaucoup moins confortable, selon moi, que dans un salon.

Les gens de la basse classe, à Naples, poussent au dernier degré l'exagération dans leurs cris et dans leurs gestes. J'ai vu un jour passer sous mes fenêtres, à Chiaja, l'enterrement d'un homme du peuple, que suivaient les amis et connaissances du mort; hommes et femmes gémissaient de la façon la plus lamentable. Une femme surtout (c'était la veuve) poussait des cris affreux en se tordant les bras. Un pareil désespoir me faisait peur et pitié; mais on m'assura que ces cheveux épars et ces hurlemens étaient d'usage.

Un enterrement bien plus touchant que j'ai vu à la Torre del Greco, c'était celui d'un jeune enfant que l'on portait dans sa bierre, très paré et le visage découvert; on lui jetait des fleurs et des dragées des fenêtres sous lesquelles il passait, et je ne puis dire combien ce spectacle serrait le coeur.

Si l'on veut juger toute l'expression des visages napolitains, il faut aller sur le chemin qui conduit à l'église de Saint-Janvier, le jour que s'opère le miracle de la sainte ampoule. Les habitans de Naples et des environs se rendent en foule sur ce chemin, où les voitures stationnent à droite et les piétons à gauche. Le désir, l'impatience, se peignaient d'une manière si étrange sur tous ces visages, attendu que le miracle tardait un peu, qu'il m'en prenait envie de rire, quand heureusement on vint me dire de rester calme, si je ne voulais pas me faire lapider par la multitude. Enfin le miracle s'opère; il est annoncé; alors on ne voit plus une figure qui ne peigne la joie, le ravissement avec une telle vivacité, une telle véhémence, qu'il est impossible de décrire ce tableau.

La partie de la population napolitaine la plus curieuse à observer, ce sont les lazzaroni. Ces gens ont simplifié la vie, au point de se passer de logement et presque de nourriture; car ils n'ont d'autre habitation que les marches des églises, et leur frugalité égale leur paresse, ce qui n'est pas peu dire. On les trouve étendus à l'ombre des murs ou sur les bords de la mer. À peine sont-ils vêtus, et leurs enfans sont tous nus jusqu'à l'âge de douze ans. J'étais d'abord un peu scandalisée et fort effrayée de les voir jouer ainsi sur le quai de Chiaja, où passent continuellement des voitures; car ce chemin est la promenade accoutumée de tout le monde à Naples, et même celle des princesses.

La misère des lazzaroni ne les porte pas à se faire voleurs; ils sont peut-être trop paresseux pour cela, surtout ayant besoin de si peu de chose pour vivre. La plupart des vols se commettent à Naples par les domestiques de louage, qui sont, en général, de forts mauvais sujets, le rebut de toutes les grandes villes des différentes nations. Je n'ai entendu parler, pendant mon séjour, que d'un seul vol, commis par un lazzaroni, et l'on peut dire qu'il porte un caractère de retenue qui équivaut à l'innocence. Le baron de Salis, un jour qu'il donnait un grand dîner, se rendait à sa cuisine; comme il descendait doucement l'escalier, il s'arrêta à la vue d'un homme qui, se croyant seul, s'approche du pot-au-feu, y prend un morceau de boeuf et l'emporte. Le baron s'était contenté de le suivre des yeux; car toute son argenterie était étalée sur une table; le lazzaroni l'avait très bien vue, et pourtant le pauvre homme bornait son larcin au morceau de boeuf qu'il emportait.

Je fis mes adieux à cette belle mer de Naples, à ce charmant coteau de Pausilippe, à ce terrible Vésuve, et je partis pour revoir une troisième fois ma chère Rome, et pour admirer encore Raphaël dans toute sa gloire. Là j'entrepris de nouveau un grand nombre de portraits, ce qui me satisfaisait médiocrement, à dire vrai. J'avais regretté à Naples, et je regrettais surtout à Rome de ne pas employer mon temps à faire quelques tableaux dont les sujets m'inspiraient. On m'avait nommé membre de toutes les académies de l'Italie, ce qui m'encourageait à mériter des distinctions aussi flatteuses, et je n'allais rien laisser dans ce beau pays qui pût ajouter beaucoup à ma réputation. Ces idées me revenaient souvent en tête; j'ai plus d'une esquisse dans mon portefeuille, qui pourraient en fournir la preuve; mais, tantôt le besoin de gagner de l'argent, puisqu'il ne me restait pas un sou de tout ce que j'avais gagné en France; tantôt la faiblesse de mon caractère, me faisait prendre des engagemens, et je me séchais à la portraiture. Il en résulte qu'après avoir dévoué ma jeunesse au travail, avec une constance, une assiduité, assez rares dans une femme, aimant mon art autant que ma vie, je puis à peine compter quatre ouvrages (portraits compris) dont je sois réellement contente.

Plusieurs des portraits que je fis néanmoins pendant mon dernier séjour à Rome me procurèrent quelques satisfactions, entre autres, celle de revoir Mesdames de France, tantes de Louis XVI, qui, dès qu'elles furent arrivées, me firent venir et me demandèrent de les peindre. Je n'ignorais pas qu'une femme artiste, qui s'est toujours montrée mon ennemie, je ne sais pourquoi, avait essayé, par tous les moyens imaginables, de me noircir dans l'esprit de ces princesses; mais l'extrême bonté avec laquelle elles me traitèrent m'assura bientôt du peu d'effet qu'avaient produit ces viles calomnies. Je commençai par faire le portrait de madame Adélaïde; je fis ensuite celui de madame Victoire.

Cette princesse, en me donnant sa dernière séance, me dit: «Je reçois une nouvelle qui me comble de joie; car j'apprends que le roi est parvenu à sortir de France, et je viens de lui écrire, en mettant seulement sur l'adresse: À Sa Majesté le roi de France. On saura bien le trouver,» ajouta-t-elle en souriant.

Je rentrai chez moi bien contente, et j'annonçai cette heureuse nouvelle à la gouvernante de ma fille, qui pensait comme moi; mais dans la soirée nous entendîmes chanter mon domestique, homme très morose, qui ne chantait jamais, et que nous connaissions pour être révolutionnaire. Nous nous disons aussitôt: «Il est arrivé quelque malheur au roi!» ce qui ne nous fut que trop confirmé le lendemain, quand nous apprîmes l'arrestation à Varennes, et le retour à Paris. La plupart de nos domestiques étaient vendus aux jacobins pour nous épier, ce qui peut expliquer comment ils étaient mieux instruits que nous de tout ce qui se passait en France; d'ailleurs beaucoup d'entre eux allaient attendre l'arrivée du courrier, qui leur en disait beaucoup plus que nous n'en apprenions par nos lettres.

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