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Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome second

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CHAPITRE VIII.

Je quitte Rome.--La cascade de Terni.--Le cabinet de Fontana à Florence.--Sienne.--Sa cathédrale.--Parme.--Ma sibylle.--Mantoue.--Jules Romain.




Je quittai Rome le 14 avril 1792. En montant en voiture, je pleurais amèrement. J'enviais le sort de tous ceux qui restaient, et sur la route, je ne pouvais rencontrer des voyageurs sans m'écrier: «Ils sont bien heureux ceux-ci, ils vont à Rome!»

J'allai coucher le premier jour à Civita-Castellana. En sortant de cette ville, le lendemain, nous vîmes de superbes rochers, puis nous entrâmes dans des gorges de montagnes où nous marchions au milieu des précipices; en tout, ce pays me parut le plus triste du monde. Il n'en fut pas de même du chemin qui conduit à Narni; ce chemin est délicieux, des vallons remplis de vignes en berceaux, des haies de genêts et de chèvre-feuilles en fleurs; tout cela réjouissait les yeux. Plus loin, à la vérité, nous retrouvâmes des montagnes de l'aspect le plus austère et le plus sauvage, dont les cyprès et quelques vieux pins font le principal ornement. Ces rochers nous enveloppèrent jusqu'à Narni; mais à peine a-t-on traversé cette ville, dont l'aspect est très pittoresque, que l'on jouit du plus magnifique coup d'oeil. La scène a complètement changé: la route plonge sur la plus belle et la plus riche vallée, où s'étend à perte de vue une rivière bordée de peupliers; de la hauteur où nous étions, cette rivière semblait un petit ruisseau argenté, tant l'espace à travers lequel elle serpente est immense. Des monts lointains terminent l'horizon; le soleil couchant éclairait leurs cimes, ce qui produisait un effet enchanteur. Nous passâmes devant trois grandes croix noires qui se détachaient sur le fond dont je parle, et dont l'immensité donnait à ces monumens religieux un tel caractère, qu'ils me firent éprouver une sensation indicible. La seule chose que je puisse regretter, après avoir parcouru cette belle route, c'est de n'avoir pas vu le pont d'Auguste, que mon voiturin, très mauvais cicerone, négligea de me faire remarquer.

Nous côtoyâmes cette superbe vallée jusqu'à Terni, où nous couchâmes, et le lendemain matin, quoique le temps fût très couvert, je voulus gravir la montagne pour aller voir la fameuse cascade. Je partis avec ma fille, deux ânes, Germain, et deux petits bonshommes qui nous montraient le chemin. Brunette, une baguette à la main, ne cessait de fouetter son âne et le mien, en sorte que, perçant le brouillard du matin, nous ne tardâmes pas à arriver sur le plateau qui mène à la cascade. Là nous nous reposâmes sur un beau gazon enrichi de fleurs et d'arbres divers. Une seule petite maison, un troupeau, un berger, c'est tout ce que nous trouvâmes dans ce lieu charmant, où l'on respire l'air le plus pur en jouissant de la plus belle vue du monde. J'aurais bien désiré avoir là ma chaumière; je m'y plaisais tant! Il n'en fallut pas moins continuer notre chemin pour aller voir la cascade. En traversant une roche coupée, nous approchâmes de ce large torrent dont la chute est si imposante; ensuite nous entrâmes dans un petit pavillon carré pour voir sous un autre aspect cette masse d'eau qui tombe bouillonnante, et dont la vapeur nous environnait. Ensuite nous descendîmes dans la grotte antique où jadis passait la cascade. On ne peut rien voir d'aussi curieux que les différentes pétrifications qui s'y trouvent; elles ressemblent en grand à celles que l'on observe à Tivoli. Je dessinai l'entrée si pittoresque de cette grotte, et je m'emparai de quelques petits morceaux pétrifiés.

Ma curiosité sur la cascade n'étant pas encore satisfaite, et le temps se trouvant favorable, car le soleil commençait à percer les nuages, je descendis au bord de la rivière, formée par cet énorme torrent, pour jouir d'un point de vue dont mon imagination s'était flattée; j'espérais voir en face la chute d'eau, mais je ne la vis qu'en partie. Il est vrai que j'en fus dédommagée par le spectacle qu'offre cette grande nappe du bas, et le chemin qui y conduit. À gauche étaient des rochers ornés et nuancés par mille arbustes en fleurs; à droite, sur la rivière courante, de petites îles garnies d'arbres légers, qui forment des bocages charmans. Toutes ces îles sont séparées par des cascades multipliées, dont l'eau ruisselait et brillait comme des diamans au soleil, qui avait alors tout son éclat. Il était midi, et la chaleur était si forte que, lorsqu'il nous fallut remonter les rochers pour aller retrouver nos ânes, que nous avions laissés à trois milles de là, j'étais anéantie de fatigue. Brunette n'en pouvait plus; enfin nous parvînmes à rejoindre nos montures qui nous rapportèrent à Terni pour dîner.

Les campagnes de Terni sont riches et belles, la ville est bien bâtie; mais, soit dans les églises, soit ailleurs, je n'ai rien trouvé de bien remarquable, sinon les restes des fondations d'un grand temple antique.

Je ne restai qu'un jour à Terni. Le lendemain, nous passâmes la Somma, une des plus hautes montagnes des Apennins. Je me rappelle qu'en la descendant, nous vîmes dans une tour, près du chemin, plusieurs bergères qui chantaient en choeur une musique suave et délicieuse; ces bonnes fortunes ne sont pas rares en Italie.

Le soir j'arrivai à Spolète, et j'allai voir le lendemain l'Adoration des Rois, grande composition de Raphaël: ce tableau, n'étant pas terminé, indique parfaitement la méthode du divin maître: Raphaël peignait d'abord les têtes et les mains; quant à ses draperies, il en essayait d'abord les tons avant de les terminer.

On voit sur la montagne, à Spolète, le temple de la Concorde, dont les beaux fragmens antiques sont arrangés avec symétrie les uns sur les autres. Les colonnes, leurs chapiteaux, sont du plus beau travail grec. On voit aussi dans cette ville un superbe aqueduc d'une hauteur immense.

Après Spolète, nous allâmes à Trévi, à Cétri, puis nous nous arrêtâmes à Foligno. Là, je trouvai encore un tableau de Raphaël, un des plus beaux et des plus originaux qu'il ait faits; il représente la Vierge sur des nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. L'enfant est plein de naïveté et semble en relief; la Vierge est d'une noblesse du plus grand style; le saint Jean, le cardinal placé à gauche, sont peints tout-à-fait dans le genre de Vandick, et les autres figures sont aussi d'une grande vérité.

Comme j'arrivais à Perruge, qui est une belle et célèbre ville, où il reste quelques fortifications et quelques tombeaux antiques, on me décida à aller voir le combat d'un taureau contre des chiens. Ce spectacle, qui n'a lieu que tous les cinq ou six ans en mémoire d'une sainte, se donne dans une espèce d'arène, à la manière des anciens; je puis dire qu'il ne me réjouit pas du tout.

En sortant de Perruge, on trouve des campagnes charmantes, que nous traversâmes pour aller dîner en face du lac Trasimène; puis, nous allâmes à Cise, où l'on voit sur la montagne une grande forteresse surmontée d'une tour, et plus haut encore, tout-à-fait sur la cime, une abbaye; enfin, à la Combuccia, Arezzo, Levane et Pietre-Fonte, pour arriver à Florence.

Ce fut pour moi une grande jouissance, dès que je me retrouvai dans cette ville, d'aller revoir tant de chefs-d'oeuvre auxquels je n'avais pu donner qu'un coup d'oeil en passant pour aller à Rome. J'entrepris aussitôt une copie du portrait de Raphaël, que je fis avec amour, comme disent les Italiens, et qui depuis, n'a jamais quitté mon atelier.

Un souvenir de Florence qui m'a poursuivie bien long-temps, est celui de la visite que je fis alors au célèbre Fontana. Ce grand anatomiste, comme on sait, avait imaginé de représenter jusque dans les moindres détails, l'intérieur du corps humain, dont toutes les parties sont si ingénieuses et si sublimes. Il me fit voir son cabinet, qui était rempli de pièces d'anatomie, faites en cire couleur de chair. Ce que j'observai d'abord avec admiration, ce sont tous les ligamens presque imperceptibles qui entourent notre oeil, et une foule d'autres détails particulièrement utiles à notre conservation ou à notre intelligence. Il est bien impossible de considérer la structure du corps de l'homme, sans être persuadé de l'existence d'une divinité. Quoi que aient osé dire quelques misérables philosophes, dans le cabinet de M. Fontana il faut croire et se prosterner. Jusqu'ici je n'avais rien vu qui m'eût fait éprouver une sensation pénible; mais, comme je remarquais une femme couchée de grandeur naturelle, qui faisait véritablement illusion, Fontana me dit de m'approcher de cette figure, puis, levant une espèce de couvercle, il offrit à mes regards tous les intestins, tournés comme sont les nôtres. Cette vue me fit une telle impression, que je me sentis près de me trouver mal. Pendant plusieurs jours, il me fut impossible de m'en distraire, au point que je ne pouvais voir une personne sans la dépouiller mentalement de ses habits et de sa peau, ce qui me mettait dans un état nerveux déplorable. Quand je revis M. Fontana, je lui demandai ses conseils pour me délivrer de l'importune susceptibilité de mes organes.--J'entends trop, lui dis-je, je vois trop et je sens tout d'une lieue.--Ce que vous regardez comme une faiblesse, me répondit-il, c'est votre force et c'est votre talent; d'ailleurs, si vous voulez diminuer les inconvéniens de cette susceptibilité, ne peignez plus. On croira sans peine que je ne fus pas tentée de suivre son conseil; peindre et vivre n'a jamais été qu'un pour moi, et j'ai bien souvent rendu grâce à la Providence de m'avoir donné cette vue excellente, dont je m'avisais de me plaindre comme une sotte au célèbre anatomiste.

De Florence, je me rendis à Sienne, et je n'ai jamais oublié la charmante soirée que j'ai passée en arrivant dans cette ville, où je ne suis restée que très peu de temps. Mon habitude a toujours été, dès que je descends dans une auberge, et que j'ai commandé mon souper, d'aller faire une petite course à pied, qui me délasse de la voiture. Le soleil allait se coucher quand je partis pour me promener dans les environs de Sienne, et pour reconnaître les lieux. Assez près de mon auberge, j'aperçois une porte ouverte, qui me laisse voir un enclos et un assez grand canal; je descends la marche de cette porte, et je m'assieds dessus pour respirer la fraîcheur, dont j'avais grand besoin. Là, j'entendis bientôt un concert nature, que les nôtres sont bien loin d'égaler. Divers bruits harmonieux me berçaient délicieusement; à gauche, c'était celui de la cascade qui alimentait le canal; puis un léger vent agitait les branches des énormes peupliers plantés sur le bord de l'eau; et mille oiseaux par leurs chants, faisaient leurs adieux au jour. Une pluie fine se mit à tomber à petit bruit sur les feuilles; mais bien loin qu'elle me fît déloger, elle me sembla si bien d'ensemble avec toute cette douce musique, que, pendant plus de deux heures, j'oubliai mon souper. La fille de l'auberge, après m'avoir cherchée long-temps, finit par me trouver là, et vint m'arracher à mes jouissances. Si les propriétaires de ce bel enclos lisent par hasard ceci, et qu'ils reconnaissent les lieux, je les remercie aujourd'hui du plaisir qu'ils m'ont procuré à leur insu.

Le lendemain je fis quelques courses dans la ville, qui est très belle et très bien située, sur une hauteur. On y voit des palais et des maisons gothiques; entre autres la maison de sainte Catherine et celle de je ne sais quel saint. L'hôtel-de-ville renferme des peintures antiques; les Augustins, une fort belle bibliothèque, et la superbe église bâtie par Vauvitelli, où se trouvent des tableaux de Romanelli, de Carlo Maratte et de Pietre Pérugin; mais ce qu'on peut admirer avant tout, c'est la cathédrale. Cette belle église est gothique, extrêmement vaste, et revêtue de marbre en dedans et en dehors. Sa voûte est couleur d'azur, parsemée d'étoiles d'or; les vitres du haut sont toutes peintes, et le pavé même est remarquable en ce que les sujets de l'Ancien-Testament y sont tracés. Elle est ornée par douze statues en marbre, représentant les douze apôtres, par de belles fresques, par des tableaux du Calabrèse, du Pérugin, etc., et plusieurs des chapelles ont été décorées par le Bernin.

Dès que je fus revenue à Parme, où je n'avais passé que très peu de jours, en allant à Rome, on m'y reçut de l'Académie, à qui je donnai une petite tête que je venais de faire d'après ma fille. Dans la même semaine j'éprouvai aussi dans cette ville une satisfaction non moins vive. J'emportais avec moi le tableau de la Sibylle que j'avais fait à Naples, d'après lady Hamilton; mon projet était de le rapporter en France, où je comptais alors rentrer bientôt. Comme ce tableau était encore fraîchement peint, en arrivant à Parme, pour qu'il ne jaunisse pas, je le mis au jour sous châssis, attaché seulement dans l'une de mes chambres. Un matin, j'étais à faire ma toilette quand on m'annonça que sept à huit élèves peintres venaient me faire une visite. On les fit entrer dans la chambre où se trouvait placée ma Sibylle, et quelques minutes après j'allai les y recevoir. Après m'avoir parlé de tout le désir qu'ils avaient eu de me connaître, ils me dirent qu'ils seraient heureux de voir quelques-uns de mes ouvrages.--Voici un tableau que je viens de finir, répondis-je en montrant la Sibylle. Tous témoignèrent d'abord une surprise bien plus flatteuse que n'auraient pu l'être des paroles; plusieurs s'écrièrent qu'ils avaient cru ce tableau fait par un des maîtres de leur école, et l'un d'eux se jeta à mes pieds, les larmes aux yeux. Je fus d'autant plus touchée, d'autant plus contente de cette épreuve, que ma Sibylle a toujours été un de mes ouvrages de prédilection. Les lecteurs, en lisant ce récit, m'accusent peut-être de vanité: je les supplie de réfléchir qu'un artiste travaille toute sa vie pour avoir deux ou trois momens pareils à celui dont je parle.

Je restai quelques jours à Parme pour revoir les églises, la bibliothèque, le théâtre, qui est bâti par Vignola, et rappelle tout-à-fait l'antique; c'est grand dommage qu'il n'ait pas été plus soigné; quoiqu'il soit immense, il ne s'y perd pas un son. Je vis là des danseurs qu'on devrait appeler des tourneurs; car ils ne faisaient pas un seul pas, et ne cessèrent de tourner comme des tontons.

Je visitai aussi tous les palais qu'on me dit renfermer des objets d'arts; dans l'un d'eux, je ne sais lequel, je vis des plafonds d'Allegrini admirables. Je ne pouvais contempler tant de belles collections particulières, sans regretter que ce beau luxe, ce luxe de si bon goût, n'existât point en France. On peut à peine compter à Paris trois ou quatre cabinets d'amateurs, et combien encore diffèrent-ils de ceux des seigneurs italiens!

Je quittai Parme le 1er juillet 1792; la nature alors était dans toute sa beauté, et ma sortie de la ville m'offrit le coup d'oeil de la plus belle campagne qu'on puisse voir. Sans doute le beau ciel de l'Italie aide à la magie du spectacle; néanmoins, ces prairies à perte de vue, parsemées d'arbres, autour desquels la vigne grimpe en s'entrelaçant; ces mille ruisseaux serpentant dans de riches vallons que terminent de hautes montagnes ou des collines boisées; ce grand chemin bordé de chênes, qui souvent sont baignés par des canaux dont mille fleurs champêtres ornent les bords; tout cela ravirait sous quelque ciel que ce fût.

Je voulus aller à Mantoue, qui méritait bien une visite, et comme patrie de Virgile, et comme aînée du Capitole, car on prétend qu'elle a été bâtie par les Étrusques ou Toscans, trois cents ans avant la fondation de Rome. Cette ville, située au milieu d'un lac formé par le Mincio, est grande et belle. Sa magnifique cathédrale est de Jules Romain, qui, comme on sait, était à la fois peintre, architecte et sculpteur. Jules Romain et le Primatice ont enrichi Mantoue de chefs-d'oeuvre en tout genre. Toutes les salles du palais ducal sont ornées par ces deux grands peintres et par Gonzalès. Ce palais est immense et l'un des plus riches que l'on puisse voir sous le rapport des arts.

On vous fait voir à Mantoue la maison de Jules Romain; elle est située en face du palais Gonzalès, qui est construit aussi sur les dessins de ce célèbre maître. Il y a à Mantoue une Académie des beaux-arts et un musée de statues. L'église Saint-André renferme plusieurs beaux monumens, et la bibliothèque de nombreux manuscrits. Le palais du T. est aussi très remarquable par les peintures à fresque de Jules Romain et du Primatice. Ces fresques représentent des sujets héroïques et l'histoire de Psyché.

Jules Romain est mort à Mantoue en 1546; mais son nom vit encore avec toute sa gloire dans cette ville, où il a laissé un plus grand nombre de chefs-d'oeuvre que partout ailleurs.




CHAPITRE IX.

Venise.--M. Denon.--Le mariage du doge avec la mer.--Madame Marini.--Les palais.--Le Tintoret.--Paccherotti.--Improvisateur.--Le cimetière.--Vicence.--Padoue.--Vérone.--Les conversazione.




Je brûlais du désir de voir Venise, où j'arrivai la veille de l'Ascension. Quoi qu'il m'eût été dit jusque alors sur l'aspect extraordinaire de cette ville, mes yeux seuls m'en donnèrent la juste idée, et j'avoue qu'il me surprit autant qu'il me charma. À la première vue on croit n'apercevoir qu'une ville submergée; mais bientôt ces superbes palais, bâtis dans le style gothique, dont ces beaux canaux baignent les murs, offrent l'effet le plus grandiose et le plus ravissant par son originalité. J'admirai beaucoup le pont du Rialto qui est d'une seule arche de quatre-vingt-neuf pieds de longueur, et je me souviens qu'en passant dessus, je vis un pauvre homme, bien vieux, raclant sur un mauvais violon, et faisant chanter un petit garçon de cinq ou six ans qui sanglotait. Peut-être ce pauvre enfant mourait-il de faim; aussi je m'empressai de lui donner une petite somme; car sous ce beau ciel et dans cette belle ville, je voulais que tout le monde chantât gaiement. De même, je fus quelque temps sans m'accoutumer à cette quantité de barques noires qui remplacent les voitures, et dans lesquelles on s'embarque et l'on débarque continuellement à la porte de toutes les maisons. J'aurais voulu que leur couleur fût moins triste; mais les ambassadeurs seuls ont des barques de toutes les couleurs.

M. Denon, que j'avais connu à Paris, ayant appris mon arrivée, vint me voir aussitôt. Son esprit et ses connaissances dans les arts faisaient de lui le plus aimable cicerone, et je me réjouis beaucoup de cette rencontre. Dès le lendemain, jour de l'Ascension, il me conduisit sur le canal où se faisait le mariage du doge avec la mer. Le doge et tous les membres du sénat étaient sur un bâtiment doré en dedans et en dehors, appelé le Bucentaure; mille barques dont plusieurs portaient des musiciens, l'entouraient. Le doge et les sénateurs étaient vêtus de noir et coiffés de perruques blanches à trois marteaux. Lorsque le Bucentaure fut arrivé au lieu fixé pour la célébration du mariage, le doge tira de son doigt un anneau qu'il jeta dans la mer, et dans le même instant, mille coups de canon instruisirent la ville et ses environs de cet hymen solennel, qui se termine par une messe.

Une foule d'étrangers assistaient à cette cérémonie. Je trouvai là, entre autres, le prince auguste d'Angleterre, ainsi que la charmante princesse Joseph Monaco, qui s'apprêtait alors à retourner en France pour retrouver ses enfans, et que j'ai revue à Venise pour la dernière fois.

Le soir de la fête, nous allâmes voir la lutte des gondoliers. On ne saurait se faire une idée de l'adresse et de l'activité de cette espèce d'hommes; c'est un spectacle fort amusant. Plus tard, la place Saint-Marc fut illuminée ainsi que la foire qui l'entoure. L'illumination et la foire ont lieu pendant quinze jours.

Le lendemain, M. Denon me présenta à son amie, madame Marini, qui depuis a épousé le comte Albridgi. Elle était aimable et spirituelle. Le soir même, elle me proposa de me mener au café, ce qui me surprit un peu, ne connaissant pas l'usage du pays; mais je le fus bien davantage quand elle me dit: «Est-ce que vous n'avez point d'ami qui vous accompagne?» Je répondis que j'étais venue seule avec ma fille et sa gouvernante. «Eh bien, reprit-elle, il faut au moins que vous ayez l'air d'avoir quelqu'un; je vais vous céder M. Denon, qui vous donnera le bras, et moi je prendrai le bras d'une autre personne; on me croira brouillée avec lui, et ce sera pour tout le temps que vous séjournerez ici; car vous ne pouvez pas aller sans un ami.»

Tout étrange qu'était cet arrangement, il me convint beaucoup, puisqu'il me donnait pour guide un de nos Français les plus aimables, non sous le rapport de la figure, il est vrai, car M. Denon, même très jeune, a toujours été fort laid, ce qui, dit-on, ne l'a pas empêché de plaire à une grand nombre de jolies femmes. Quoi qu'il en soit, mon ami me conduisit d'abord au palais pour y voir les chefs-d'oeuvre que Venise possède, et qui sont en grand nombre. Dans la plus grande salle des bâtimens de la confrérie, on s'arrête avec délice devant les belles pages à fresques peintes par le Tintoret. Le Crucifiement surtout est admirable, et ce n'est qu'à Venise qu'on peut apprécier ce grand peintre, qui réunit dans ses belles compositions le dessin, la couleur et l'expression. Il faut aussi remarquer, dans la première salle, la Fuite en Égypte: le paysage en est superbe.

Nous visitâmes ensuite les églises, qui sont remplies des plus beaux ouvrages du Tintoret, de Paul Véronèse, des Bassan et du Titien. C'est dans l'église de Saint-Jean et Saint-Paul, qu'on voit le martyre de saint Pierre, composé de trois figures et de deux anges; toutes ces figures sont pleines d'expression, et le paysage est ravissant. L'église Saint-Marc, dont le lion est le symbole, est du style gothique. Les arcs de la façade sont soutenus par une quantité de colonnes en marbre et en porphyre; les chevaux dorés, si fameux, ajoutent à ces ornemens; mais ces chevaux, quoique antiques, sont bien loin d'être parfaits 14. Quant à l'intérieur de l'église, il est impossible de détailler toutes les richesses qu'il renferme en tout genre; ces voûtes d'or, ces parois de jaspes, de porphyre, d'albâtre, de vert antique, ces tableaux, ces bas-reliefs, font de Saint-Marc un véritable trésor.

M. Denon me mena aussi chez un ancien sénateur; nous vîmes là une belle Danaé du Corrége, sujet que ce peintre a répété plusieurs fois, et douze portraits au pastel de la Rosalba, qui sont admirables pour la couleur et la vérité. Ces portraits étant ceux de la famille du sénateur, n'ont jamais été déplacés, et ils sont conservés à tel point, qu'ils ont encore toute leur fraîcheur. Un seul suffirait pour rendre un peintre célèbre.

La société que je fréquentais le plus à Venise était celle de l'ambassadrice d'Espagne, qui avait mille bontés pour moi. Elle me mena au spectacle pour le début d'une belle actrice âgée de quinze ans au plus, que son chant et surtout son expression, rendaient étonnante. J'assistai aussi au dernier concert que donnait Paccherotti, ce célèbre chanteur, modèle de la grande et belle méthode italienne. Il avait encore tout son talent; mais depuis le jour dont je parle, il n'a jamais chanté en public. Je puis dire néanmoins qu'aucune musique n'égalait celle que j'ai entendue de même à Venise dans une église. Elle était exécutée par des jeunes filles, et ces chants si simples, si harmonieux, chantés par des voix si belles et si fraîches, semblaient vraiment célestes; les jeunes filles étaient placées dans des tribunes élevées et grillées; on ne pouvait les voir, en sorte que cette musique venait du ciel, chantée par des anges.

Après le concert de Paccherotti, on nous prévint qu'il y avait, dans une salle près du théâtre, un improvisateur fameux. Je n'en avais jamais entendu, et cet homme me fit l'effet d'un énergumène; il courait de long en large, criant ses improvisations d'une telle force, qu'il en suait à grosse goutte; il débitait si vite outre cela, que ma fille, qui parlait fort bien l'italien, n'entendait pas un mot. Il nous faisait peur, tant il avait l'air furieux; quant à moi, je le crus fou, et tout son talent me parut se réduire à une pantomime effrayante.

M. Denon, ayant vu ma Sibylle, me pria instamment de la lui laisser exposer chez lui, afin de la montrer à ses connaissances. Il s'ensuivit que beaucoup d'étrangers allèrent voir ce tableau, qui eut du succès à Venise, à ma vive satisfaction. M. Denon m'avait aussi priée de faire le portrait de son amie, madame Marini, et je pris grand plaisir à peindre cette jolie femme, attendu qu'elle avait infiniment de physionomie.

Avant de quitter Venise, je voulus voir le fameux cimetière qui est situé aux environs de la ville. Un ami de M. Denon m'offrit de m'y conduire, et nous convînmes de faire cette course au clair de lune. Le soir même nous prîmes une barque qui nous conduisit en face du cimetière des Anglais. Celui-ci est fort simple; les tombes sont de pierre ou de marbre blanc, toutes debout. La lune, entourée de nuages, cessait parfois de donner sa lumière, et ces tombes alors paraissaient se mouvoir.

Notre but principal était d'entrer dans l'enceinte des tombeaux vénitiens, dont la plupart datent de la fondation de Venise; mais, hélas! la porte était fermée. Nous fîmes une partie du tour de l'enceinte, et nous eûmes le bonheur de trouver un pan de mur abattu. Nous profitâmes aussitôt des pierres tombées pour en former un escalier qui nous facilita l'entrée de ce vaste séjour des morts. L'aspect de ce lieu vénérable nous imposa le plus profond silence. Nous marchâmes en tous sens à travers ces tombes colossales dont nous ne pouvions apprécier les détails à la pâle clarté de la lune, et quand nous eûmes vu tout ce qu'il nous était possible de voir, nous pensâmes à retourner à Venise; mais il fallait pour cela retrouver notre brèche. Pendant près d'une heure nous la cherchâmes inutilement. Aucune habitation n'est voisine du cimetière; nous entendions seulement la cloche d'une église assez lointaine, dont le son était fort mélancolique. Nous ne trouvions pourtant pas très gai de rester là toute la nuit. Enfin j'aperçus la brèche, et nous sortîmes, charmés d'aller retrouver des vivans. Nous ne rencontrâmes que deux soldats en faction, qui nous laissèrent passer sans crier qui vive! Ils nous prirent sans doute pour deux amans, ce qui est toujours fort respecté en Italie. Nous nous hâtâmes de rejoindre notre barque, et nous ne rentrâmes dans la ville qu'à trois heures du matin.

J'ai conservé de Venise un souvenir agréable, quoique depuis j'y aie perdu trente-cinq mille francs; voici comment: j'avais placé sur sa banque mes économies de Rome et de Naples, que ma négligence m'empêcha de retirer à temps. M. Sacaut, que j'avais connu à Naples secrétaire d'ambassade auprès du baron de Talleyrand, et qui sous la république a été ministre de France à Florence, avait la bonté de s'occuper de mes affaires, afin que je pusse me livrer entièrement à ma peinture; comme il prévoyait mieux que moi ce qui devait bientôt se passer en Europe, il ne cessait de me conseiller d'écrire à Venise pour retirer mes fonds. «Bah! lui disais-je, des républicains n'attaqueront pas une république.» Il vint un matin, entre autres, comme il se trouvait sur ma table plusieurs lettres que je venais d'écrire pour Paris. «J'espère bien, dit-il, que vous avez là une lettre pour Venise?--Non.--À qui donc écrivez-vous tout cela?--À mes amis.--Est-ce qu'il y a des amis? répondit-il en hochant la tête.» On voit que le bon monsieur Sacaut n'était pas sentimental; mais il était mon maître en prudence et en politique; car lorsque l'armée française, commandée par le général Bonaparte, s'empara de Venise, les chevaux dorés, les tableaux, les trésors furent emportés ainsi que la banque. J'appris que Bonaparte avait dit à M. Haler, le banquier, qu'il voulait que l'on conservât mes fonds, et que l'on m'en payât la rente; mais, ainsi qu'il arrive souvent en pareil cas, Bonaparte éloigné, les assertions réitérées de M. Haler ne purent faire respecter l'ordre du général; mon argent fut transporté à Milan, et je n'ai jamais touché qu'un revenu de deux cent cinquante francs pour un fonds de quarante mille. Venise n'en est pas moins une ville bien curieuse à voir, et que je suis charmée d'avoir vue.

Je m'arrêtai à Vicence, qui date sa fondation de 380 ans avant J.-C. Ses beaux palais, parmi lesquels on remarque celui des comtes Chieracati, ont pour la plupart été bâtis par le Palladio, et sont d'une élégance remarquable. La rotonde du marquis de Capra mérite aussi d'être citée. Elle est située sur une éminence, et Palladio en a fait un temple, aux quatre côtés duquel se trouvent quatre péristyles, ayant chacun six colonnes qui soutiennent un fronton. Au milieu est une salle ronde, entourée d'une galerie qui joint ces péristyles, dont les quatre points de vue sont admirablement diversifiés.

À la Madone del Monte, on plane sur de belles campagnes, enrichies des plus beaux arbres. Dans l'intérieur de cette église, on voit un magnifique tableau de Paul Véronèse; il est d'une si belle couleur, et peint avec une telle vérité, que les figures se détachent du fond. À Sainte-Corone, le Baptême de Jésus, par Jean Bellin, est parfait pour le dessin.

Le théâtre de Vicence est du style antique. C'est le chef-d'oeuvre du Palladio, qui l'a construit d'après les proportions et sur les dessins de Vitruve.

La traversée de la Brenta offre l'aspect le plus agréable. D'un côté, ses bords sont ornés d'une multitude de palais du style de Palladio, qui font l'effet de temples, et dont les formes grandioses se répètent dans les eaux.

Je suis allée dîner dans l'un de ces palais, chez le marquis ***; l'escalier même était d'un style qui me charma. Le propriétaire de cette belle habitation me fit une galanterie à laquelle j'étais loin de m'attendre; il me reçut dans une galerie où se trouvait posé, sur une table, une très grande quantité de gravures; une seule était placée sens dessus dessous sur toutes les autres; la curiosité me porta bien vite à la retourner, et je vis mon portrait que l'on venait de graver d'après celui que j'avais donné à Florence.

On voit encore à Vicence la maison du Palladio, qui est un modèle d'élégance et de simplicité.

Padoue est aussi situé sur les bords de la Brenta. Cette ville est bien ancienne, s'il faut en croire les habitans qui prétendent qu'elle a été bâtie par Antenor le Troyen. Le palais de justice ou l'hôtel-de-ville, est une des plus belles fabriques de l'Europe. Le salon a cent pas de long sur quarante de large; il est couvert de plomb, sans autre soutien que la muraille; on y voit les douze signes du zodiaque, et dans une niche, une Vierge qui a beaucoup de simplicité et de naturel.

On trouve aux Augustins des fresques de Montigni, dont les figures et tous les accessoires sont de la plus grande finesse. L'église Saint-Antoine, qui est de style gothique, renferme un nombre infini de tombeaux, de bas-reliefs, et tant de marbre travaillé qu'elle en est fatigante; mais les fresques de Gioto, qu'on y voit, sont très bien composées; l'attitude simple et l'expression des figures se rapprochent du style des anciens. La couleur est souvent celle du Titien, sans pourtant en avoir la perfection. En sortant du cloître, on remarque plusieurs tombeaux très anciens, dont les figures sont pleines de simplicité, et la statue équestre d'Érasme de Narni, général vénitien.

Dans l'église de Saint-Jean-Baptiste, on admire les Évangélistes dans le désert, un des plus beaux tableaux du Guide; à la cathédrale, dans la sacristie, une Vierge du Titien, bien conservée; à Saint-Jean, plusieurs fresques du Titien, représentant divers miracles. Les têtes, pleines d'expression, sont d'une belle couleur, et la touche, le ton du paysage et du ciel, sont admirables. Une autre fresque gothique est aussi très remarquable par la vérité des têtes et l'attitude des personnages.

Je passai toute une semaine à Vérone; c'est une grande ville, dont les rues sont spacieuses et bien alignées, et les maisons fort belles. J'allai voir d'abord les restes de l'amphithéâtre, qui a été bâti sous le règne d'Adrien, et que les Gaulois ont détruit; puis le dôme de l'église, qui est fort belle, et dans laquelle se trouve un tombeau antique, dont les ornemens sont du plus fin travail. Comme, en Italie, les églises sont ouvertes toute la journée, je fis ma tournée. J'entrai dans celle de Saint-Georges, où le maître-autel est décoré d'un beau tableau de Paul Veronèse, et d'un autre tableau de ce peintre, à droite en entrant. J'y vis aussi une Vierge et deux évêques de Chieralino, ainsi qu'un groupe d'anges; mais ce que je remarquai surtout du même maître, est un tableau de trois figures qui représente un concert; outre qu'il est peint avec le plus grand soin, les figures sont pleines de grâce et de naïveté.

L'église de Sainte-Amastrasie est tout-à-fait de style gothique, avec des colonnes d'une belle proportion, qui produisent un grand effet; toutefois, je lui préfère celle de Saint-Zemon. Celle-ci est très vaste, et le jour, qui l'éclaire seulement par en haut, lui donne un aspect mystérieux et mélancolique. Je me trouvais seule dans ce temple silencieux, et je me plaisais à me livrer aux idées religieuses et douces qui s'emparaient de mon ame.

Tous les soirs, pendant mon séjour à Vérone, j'allais à la Conversazione (on sait que c'est ainsi qu'on appelle les assemblées en Italie): là, nous étions réunis en assez grand nombre dans une galerie, les femmes assises de chaque côté, et les hommes se promenant au milieu. La vivacité, la gesticulation italienne, rendent ces réunions assez piquantes à observer; en outre, j'y rencontrais la comtesse Marioni, sa soeur, et la marquise de Strozi, qui toutes trois étaient fort spirituelles.

Pendant les huit jours que j'ai passés à Vérone, j'ai délogé deux fois. Je m'étais d'abord installée dans un petit appartement, après avoir demandé si l'on n'y entendait point de bruit. «Aucun,» avait répondu l'hôtesse. Voilà que le lendemain matin, à six heures, j'entends sur ma tête un bacchanal épouvantable: on sautait, on jouait du violon; je demande ce que ce peut être?--Madame, me dit mon hôtesse, ce n'est rien de fâcheux. Le maître de danse de la ville loge ici dessus, et tous les jours les jeunes gens viennent prendre leur leçon pendant deux heures, voilà tout. Je trouvai que c'était assez pour me décider à chercher ailleurs.




CHAPITRE X.

Turin.--La reine de Sardaigne.--Madame, femme de Louis XVIII.--Je m'établis dans la ferme de Porporati.--Affreuses nouvelles de la France.--Les émigrés.--M. de Rivière vient me rejoindre.--Je vais à Milan.--La Cène de Léonard de Vinci.--La Madone del Monte.--Le lac Majeur.--Je pars pour Vienne.--M. et madame Bistri.




Mon désir étant de rentrer en France, je gagnai Turin dans cette intention. Mesdames de France, tantes de Louis XVI, quand je les avais peintes à Rome, sachant que je devais repasser par Turin, avaient eu la bonté de me donner des lettres pour madame Clothilde, leur nièce, reine de Sardaigne. Elles lui mandaient qu'elles désiraient beaucoup avoir son portrait fait par moi; en conséquence, dès que je fus établie je me présentai chez Sa Majesté. Elle me reçut fort bien, mais quand elle eut pris lecture des lettres de madame Adélaïde et de madame Victoire, elle me dit qu'elle était bien fâchée de refuser ses tantes; mais, qu'ayant renoncé entièrement au monde, elle ne se ferait pas peindre. Ce que je voyais d'elle, en effet, me semblait parfaitement d'accord avec ses paroles et sa résolution; cette princesse s'était fait couper les cheveux; elle avait sur sa tête un petit bonnet qui, de même que toute sa toilette, était le plus simple du monde. Sa maigreur me frappa d'autant plus que je l'avais vue très jeune, avant son mariage, et qu'alors son embonpoint était si prodigieux, qu'on l'appelait en France le gros Madame. Soit qu'une dévotion trop austère, soit que la douleur que lui faisaient éprouver les malheurs de sa famille, eût causé ce changement, le fait est qu'elle n'était plus reconnaissable. Le roi vint la rejoindre dans le salon où elle me recevait; ce prince était de même si pâle, si maigre, que tous deux faisaient peine à voir.

J'allai aussitôt chez Madame, femme de Louis XVIII. Non seulement elle me reçut à merveille, mais elle arrangea pour moi des courses pittoresques dans les environs de Turin, qu'elle me fit faire avec sa dame de compagnie, madame de Gourbillon et le fils de cette dame. Ces environs sont très beaux; mais notre début en fait d'excursion ne fut pas très heureux. Nous nous mîmes en route par une chaleur extrême pour aller voir une chartreuse, qui est située sur de hautes montagnes. Comme à moitié chemin cette montagne est très rapide, nous fûmes obligés de la gravir à pied, et je me souviens que nous passâmes devant une fontaine, de l'eau la plus limpide, dont les gouttes brillaient comme des diamans, que les paysans nous dirent avoir une grande vertu pour plusieurs maladies.

Après avoir grimpé si long-temps que nous en étions exténués, nous arrivâmes enfin à la chartreuse, mourant de chaud et de faim. Le couvert était déjà mis pour les religieux et pour les voyageurs, ce qui nous fit une grande joie; car on peut juger que nous attendions le dîner avec impatience. Comme il tardait à venir, nous pensions que l'on faisait de l'extraordinaire pour nous, attendu que madame nous recommandait aux religieux dans les lettres qu'elle nous avait données pour eux. Enfin on servit d'abord un plat de grenouilles au blanc, que je pris pour une fricassée de poulet; mais dès que j'en eus goûté, il me fût impossible d'en manger, quelque faim que j'eusse. Puis on apporta trois autres plats, frits et grillés, sur lesquels je comptais beaucoup; hélas! ce n'était encore que des grenouilles, si bien que nous ne mangeâmes que du pain sec, et ne bûmes que de l'eau, ces religieux ne buvant et ne donnant jamais de vin. Mon plus grand désir alors aurait été d'obtenir une omelette; mais il n'y avait point d'oeufs dans la maison.

Au retour de ma visite à cette chartreuse, je vis Porporati, qui voulut encore que j'allasse loger chez lui. Il me proposa d'habiter la ferme qu'il possédait à deux lieues de Turin, où il avait quelques chambres très simples, mais commodes. J'acceptai cette offre avec joie, détestant habiter la ville, et j'allai aussitôt m'établir avec ma fille et sa gouvernante dans ce réduit, qui me charma. La ferme était située en pleine campagne, entourée de prairies et de petites rivières bordées d'arbres divers assez élevés, qui formaient de charmans bocages. Du matin au soir j'allais me promener avec délice dans des lieux enchanteurs et solitaires; mon enfant jouissait comme moi de cet air pur, de cette vie douce et tranquille que nous menions; pour comble de bonheur, je n'entendais d'autre bruit que celui d'un torrent qui était à une demi-lieue de là, et que j'allai voir. C'était une énorme chute d'eau qui tombait de roche en roche, et qu'entourait un bois de haute futaie. Nous allions le dimanche à la messe par un chemin charmant; la petite église avait un porche très joli, et là nous étions comme en plein air: entouré de cette belle nature, il semble que l'on prie mieux. Le soir, mon spectacle favori était celui du soleil couchant, environné de ses beaux nuages dorés et couleur de feu, espèce de nuages que l'on ne voit qu'en Italie. Ce moment était celui de mes méditations, de mes châteaux en Espagne; je m'abandonnais alors à la douce pensée de revoir bientôt la France, me berçant de l'espoir que la révolution devait enfin se terminer. Hélas! ce fut dans cette situation si paisible, dans cet état d'esprit si heureux, que le coup le plus cruel vint me frapper. La charrette qui apportait les lettres étant arrivée un soir, le voiturier m'en remit une de mon ami M. de Rivière 15, qui m'apprenait les affreux événemens du 10 août, et me donnait des détails épouvantables. J'en fus bouleversée; ce beau ciel, cette belle campagne, se couvrirent à mes yeux d'un voile funèbre. Je me reprochai l'extrême quiétude, les douces jouissances que je venais de goûter; dans l'angoisse que j'éprouvais d'ailleurs, la solitude me devenait insupportable, et je pris le parti de retourner aussitôt à Turin.

En entrant dans la ville, que vois-je, mon Dieu? les rues, les places encombrées d'hommes, de femmes de tout âge, qui se sauvaient des villes de France, et venaient à Turin chercher un asile. Ils arrivaient par milliers, et ce spectacle était déchirant. La plupart d'entre eux n'emportaient ni paquets, ni argent, ni même de pain; car le temps leur avait manqué pour songer à autre chose qu'à sauver leur vie. On m'a cité depuis la duchesse de Villeroi, alors très âgée, que sa femme de chambre, qui possédait une petite somme, venait de nourrir dans la route à raison de dix sous par jour. Les enfans criaient la faim à faire pitié; plusieurs femmes grosses, qui n'étaient jamais montées en charrette, n'avaient pu supporter les cahots et accouchaient avant terme. Enfin on ne saurait rien voir de plus déplorable. Le roi de Sardaigne envoya des ordres pour qu'on logeât ces infortunés et qu'on leur donnât à manger; mais il n'y avait point de place pour tous. Madame fit aussi porter de nombreux secours; nous parcourûmes la ville, accompagnés de son écuyer, cherchant des logemens et des vivres pour ces malheureux, sans pouvoir en trouver autant qu'il en fallait. Je n'oublierai jamais l'impression que me fit un ancien militaire décoré de la croix de Saint-Louis, et qui pouvait avoir soixante-six ans. Il était encore bel homme, de l'aspect le plus noble. Appuyé contre une borne dans un coin de rue isolée, il ne demandait rien à personne: il serait plutôt mort de faim, je crois, que de s'y décider, mais le malheur profond empreint sur sa figure appelait l'intérêt dès la première vue. Nous allâmes droit à lui, nous lui donnâmes le peu d'argent qui nous restait, et l'infortuné nous remercia par des sanglots. Le lendemain il fut logé dans le palais du roi, ainsi que plusieurs autres émigrés; car il n'y avait plus de place dans la ville.

On peut juger combien le cruel spectacle que je venais de voir redoublait mes inquiétudes sur ce qui pouvait se passer à Paris. Il m'était impossible de me calmer; je ne vivais pas; d'autant plus que je ne voyais point arriver M. de Rivière, qui m'avait écrit de l'attendre à Turin. Enfin l'instant qu'il avait fixé pour me rejoindre était dépassé de quinze jours quand il arriva, si horriblement changé que j'avais peine à le reconnaître. Ce qu'il venait de voir se passer sous ses yeux, en effet, était bien capable d'affecter à la fois l'esprit et le corps d'un homme; il me raconta qu'au moment où il traversait le pont de Beauvoisin, on y massacrait tous les prêtres, avec une fureur dont il ne saurait me donner une idée. Il avait été obligé de rester à Chambéry pour se faire soigner d'une fièvre ardente, causée par les atrocités dont il avait été témoin.

Je n'osai qu'en tremblant demander des nouvelles de ma mère, de mon frère, de M. Lebrun et de tous mes amis. Cependant M. de Rivière me rassura un peu, en me disant que ma mère ne quittait plus Neuilly, que M. Lebrun restait assez tranquille à Paris, et que mon frère et sa femme étaient cachés. Quant à mes amis et à mes connaissances, le danger ne les avait point encore atteints; mais beaucoup d'entre eux étaient inquiétés.

On imagine bien que je renonçai au projet d'aller à Paris. Je me décidai à rester à Turin, c'est-à-dire fort près de cette ville, pour être plus à portée des nouvelles. En conséquence, je louai une petite maison (ce qu'on appelle une vigne) sur le coteau de Montcarlier, qui domine le Pô. M. de Rivière vint habiter avec moi cette solitude, où nous ne pouvions rencontrer que de bons paysans, si pieux et si calmes, que ces braves gens réjouissaient le coeur et consolaient l'esprit. Nous avions un clos, entouré de berceaux de vignes et de figuiers. Nous montions souvent la forêt qui était au-dessus de mon habitation; plusieurs sentiers nous menaient à de petites chapelles, situées de distance en distance sur la hauteur du coteau, dans lesquelles nous allions les dimanches entendre la messe. J'avoue que les églises champêtres m'ont toujours vue prier avec plus de ferveur que les autres. Je me souviens que mon amie, madame de Verdun, me grondait souvent de ne point me montrer assez assidue au service divin. Certes, si je n'allais pas en France régulièrement à la messe, ce n'est point par irréligion; mais dans les églises de Paris, où il y a foule, je ne suis pas assez à Dieu. J'y vois des couleurs, des draperies, une multitude d'expressions diverses de physionomies, des effets de soleil; enfin, comme la peinture m'y poursuit, je ne puis prier aussi bien que je le fais dans une église de village.

Le séjour que M. de Rivière fit dans cette solitude remit peu à peu sa santé. Quant à moi, je repris ma palette. Je peignis une baigneuse, d'après ma fille, et je vendis tout de suite ce tableau au prince Ysoupoff, qui vint me trouver dans ma Thébaïde.

Quand je fus résolue à retourner à Milan, ne sachant comment reconnaître les bons soins que Porporati avait pris de moi, j'imaginai de lui faire le portrait de sa fille, qu'il adorait avec raison. Il en fut si enchanté qu'il grava ce portrait aussitôt et m'en donna plusieurs charmantes épreuves.

À moitié chemin, sur la route de Milan, je fus arrêtée deux jours comme Française. J'écrivis tout de suite pour demander un permis de séjour, que le comte de Wilsheck, ambassadeur d'Autriche à Milan, me fit obtenir. J'allai l'en remercier dès que je fus installée, et je fus reçue par lui avec autant de bonté que de distinction. Il m'engagea beaucoup à me rendre à Vienne, m'assurant que ma présence y causerait une grande satisfaction. Comme les nouvelles que nous recevions de France m'obligeaient d'ajourner indéfiniment mon retour à Paris, je ne tardai pas à me décider, ainsi qu'on le verra, à suivre ce conseil.

Je fus reçue à Milan de la manière la plus flatteuse; le soir même de mon arrivée, les jeunes gens des premières familles de la ville vinrent me donner une sérénade sous mes fenêtres. Je me contentais d'écouter avec grand plaisir, ne soupçonnant pas le moins du monde que je fusse l'objet de cette galanterie italienne, quand mon hôtesse monta pour me le dire, et m'assurer de l'extrême désir que l'on avait de me garder dans la ville au moins pendant quelque temps. Afin de témoigner ma reconnaissance d'un pareil accueil, je crus devoir m'établir pour plusieurs jours à Milan, où d'ailleurs je désirais voir les tableaux des grands maîtres, et beaucoup d'autres choses curieuses.

Je visitai d'abord le réfectoire de l'église des Grazie, où se trouve la fameuse Cène, peinte sur mur par Léonard de Vinci. C'est un des chefs-d'oeuvre de l'école italienne; mais en admirant ce Christ, si noblement représenté, tous ces personnages, peints avec tant de vérité et de caractère, je gémissais de voir un aussi superbe tableau altéré à ce point; il a d'abord été couvert de plâtre, puis repeint dans plusieurs parties. Toutefois on pouvait juger de ce qu'était cette belle composition avant ces désastres, puisque, vue d'un peu loin, elle produisait encore un effet admirable 16.

Je m'empressai, comme on peut le croire, d'aller voir les cartons de l'école d'Athènes, tracés par Raphaël, et je les contemplai long-temps avec délices. Puis je trouvai aussi à la bibliothèque Ambroisine une collection de dessins très précieux; car plusieurs sont de Raphaël, de Léonard de Vinci et d'autres grands maîtres. Ces dessins ne sont point terminés, mais tout y est indiqué avec autant d'esprit que de sentiment; plus finis, ils auraient perdu de leur piquante originalité. On voit dans cette bibliothèque Ambroisine une grande quantité de médailles antiques, les plus intéressans manuscrits et des trésors en pierres rares et en marbres précieux.

Je fis différentes excursions aux environs de Milan, une entre autres à la montagne de la Madone del Monte, où l'on voit à gauche, sur la hauteur, un temple; puis de distance en distance de petites chapelles dans lesquelles se trouvent tous les sujets de la passion. Les figures, grandes comme nature, sont sculptées. Elles ne sont pas d'un travail très fin; mais elles ont une grande vérité d'expression; une Vierge surtout, sculptée, plus grande que nature, qui est représentée seule et montant au ciel, a beaucoup de majesté et une très belle pose.

Je suis montée jusqu'au sommet de cette montagne, d'où l'on découvre une vue magnifique et si étendue, que les monts voisins paraissent des vallons. Dans le lointain, à différentes distances, on aperçoit trois lacs. Celui de Côme, le plus éloigné de tous, est entouré de montagnes vaporeuses. Les deux autres, reflétant le ciel, étaient d'un bleu d'azur. Les tons variés des vallons d'un vert tendre, et des montagnes d'un vert foncé, font un repoussoir admirable pour le lointain. Sur le haut de ce Calvaire se trouve une église, environnée de sites enchanteurs, et d'une étendue immense; en descendant, je m'arrêtais souvent pour contempler cette belle végétation, ces beaux arbres et ce chemin pittoresque. En général, la nature de cette contrée est une des plus riches de l'Italie, et les environs de Milan sont si ravissans, que je ne cessais d'en faire des croquis.

Quelques jours après j'allai au lac Majeur, dont la large étendue est environnée de montagnes boisées, et au milieu duquel se trouvent deux îles, l'isola Bella et l'isola Madre. J'ai habité la première, en ayant reçu la permission du prince Boromée, à qui elle appartient. L'isola Bella n'a rien de pittoresque; elle est en partie entourée de murailles garnies d'espaliers de pêches. L'autre île est, dit-on, plus jolie; mais comme je m'embarquais dans l'intention de m'y rendre, le lac était si furieux que je fus obligée de renoncera mon projet, et de profiter d'un moment de calme pour regagner la terre, d'autant que l'on m'assurait qu'il n'était pas rare de se trouver en danger sur ce lac.

De retour à Milan, j'allai voir la cathédrale qui est fort belle, et différentes curiosités que renferment les palais, qui sont bien loin d'être aussi riches en tableaux que les palais de Parme, et surtout ceux de Bologne.

Les promenades, aux environs de la ville, se font en voiture; les femmes y sont extrêmement parées, ce qui me rappelait notre Longchamp et notre ancien boulevard du Temple. En tout Milan me faisait bien souvent penser à Paris, tant par son luxe que par sa population. La salle de spectacle (la Scala), où j'ai entendu d'excellente musique, est immense. Je ne crois pas qu'il en existe de plus grande; sous ce rapport, celle de Naples peut seule lui être comparée.

Je suis allée à plusieurs beaux concerts; car Milan possède toujours quelque fameux chanteur et quelques grandes cantatrices. Au dernier, je me trouvais placée à côté d'une Polonaise très belle et très aimable, nommée la comtesse Bistri. Comme nous nous étions mises à causer ensemble, je lui parlai de mon prochain départ pour Vienne. Elle me dit qu'elle et son mari allaient aussi se rendre dans cette ville, mais plus tard. Cependant tous deux me témoignèrent un grand désir de faire route avec moi, en sorte qu'ils eurent la bonté d'avancer l'époque de leur voyage, et comme j'allais en voiturin, ils poussèrent l'obligeance jusqu'à ne pas prendre la poste, afin de ne jamais me quitter sur le chemin.

Il m'aurait été impossible de trouver des compagnons de voyage plus aimables. Ils me comblaient de soins, et l'on peut dire que le mari et la femme étaient d'une bonté rare, au point qu'ils emmenèrent avec eux un pauvre vieux prêtre émigré, et un autre jeune prêtre, qu'ils avaient trouvés en route, et qui venaient d'échapper au massacre de Pont de Beauvoisin. Quoique madame Bistri n'eût pour voiture qu'une diligence à deux places, ils mirent le vieillard entre eux deux, et le jeune homme derrière la voiture. Ils soignèrent ces deux infortunés, dont ils étaient les anges tutélaires, comme des amis, comme des parens les plus proches. Je fus tellement édifiée de leur conduite envers ces deux malheureux, que je ne puis exprimer à quel point elle m'attacha à cet excellent ménage, que j'ai vu constamment à Vienne.

En faisant route pour la capitale de l'Autriche, nous traversâmes une partie du Tyrol. Ce chemin est grandiose et pittoresque. On y voit des rochers d'une majesté imposante, embellis par la plus active végétation, et par des chutes d'eau, brillantes comme du cristal, qui vont alimenter des torrens. Nous parcourûmes aussi une partie de la Styrie; à mi-côte de ses montagnes, on aperçoit çà et là des habitations champêtres et quelques châteaux, qui sont du plus charmant effet. En tout, le chemin occupa mes yeux agréablement, depuis Milan jusqu'à Vienne.




CHAPITRE XI.

Je me loge à Vienne avec monsieur et madame Bistri.--La comtesse de Thoun; ses soirées.--La comtesse Kinski.--Casanova.--Le prince Kaunitz.--Le baron de Strogonoff.--Le comte de Langeron.--La comtesse de Fries, ses spectacles.--La comtesse de Schoenfeld.




Nous arrivâmes enfin dans la bonne ville de Vienne, où deux années et demie de ma vie devaient s'écouler d'une manière si agréable, que j'ai toujours su gré au comte de Wilsheck de m'avoir engagée à faire ce voyage. Comme monsieur, madame de Bistri et moi, nous ne voulions pas nous quitter, il nous fut impossible de trouver à nous loger dans la ville. Nous fûmes obligés d'aller nous établir dans un des faubourgs (qui sont plus grands que la ville), et là, je fis le portrait de l'aimable comtesse de Bistri, qui était une fort belle femme.

Peu de jours après mon arrivée, j'allai dans la ville porter les lettres de recommandation que m'avait données le comte de Wilsheck. Dans le nombre, il s'en trouvait une pour le célèbre prince Kaunitz, qui avait été ministre sous Marie-Thérèse. Mais je me rendis d'abord chez la comtesse de Thoun. Elle m'invita aussitôt à ses soirées, où se réunissaient les plus grandes dames de Vienne, et cette maison aurait suffi pour me faire connaître toute la haute société de la ville. J'y trouvais aussi beaucoup d'émigrés de notre pauvre France: le duc de Richelieu, le comte de Langeron, la comtesse de Sabran et son fils, la famille de Polignac, et plus tard l'aimable et bon comte de Vaudreuil, que je fus bien joyeuse de revoir.

Je n'ai jamais vu, rassemblées dans un salon, un aussi grand nombre de jolies femmes qu'il s'en trouvait dans celui de madame de Thoun. La plupart de ces dames apportaient leur ouvrage, et s'établissaient autour d'une grande table, faisant de la tapisserie. On m'appelait quelquefois pour me consulter sur les effets, sur les nuances; mais comme ce qui me fait le plus de mal aux yeux est de les attacher sur des couleurs vives, à la lueur des lampes ou des bougies, j'avoue que je donnais souvent mon avis sans regarder. En général, j'ai toujours soigné mes yeux avec une grande prudence, et je m'en suis fort bien trouvée, puisque, maintenant encore, je peins sans être obligée de prendre des lunettes.

Parmi les jolies femmes dont j'ai parlé, il y en avait surtout trois remarquables par leur beauté: la princesse Linoski; la femme de l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, et la charmante comtesse Kinski, née comtesse Diedrochsten. Cette dernière avait tous les charmes qu'on peut avoir; sa taille, sa figure, toute sa personne enfin était la perfection: aussi fus-je bien surprise quand on me raconta son histoire, qui vraiment ressemble à un roman. Les parens du comte Kinski et les siens avaient arrangé entre eux de marier les jeunes gens, qui ne se connaissaient point. Le comte habitait je ne sais quelle ville d'Allemagne, et n'arriva que pour la célébration du mariage. Aussitôt après la messe, il dit à sa jeune et charmante femme: «Madame, nous avons obéi à nos parens; je vous quitte à regret; mais je ne puis vous cacher que depuis long-temps je suis attaché à une femme sans laquelle je ne puis vivre, et je vais la rejoindre.» La chaise de poste était à la porte de l'église; cet adieu fait, le comte monte en voiture, et retourne vers sa Dulcinée.

La comtesse Kinski n'était donc ni fille, ni femme, ni veuve, et cette bizarrerie devait surprendre quiconque la regardait; car je n'ai point vu de personne aussi ravissante. Elle joignait à sa grande beauté l'esprit le plus aimable, et un coeur excellent; un jour qu'elle me donnait séance, je fis demander quelque chose à la gouvernante de ma fille, qui entra dans mon atelier avec un air si gai, que je lui demandai ce qu'elle avait. «Je viens, répondit-elle, de recevoir une lettre de mon mari, qui me mande que l'on m'a mise sur la liste des émigrés. Je perds mes huit cents francs de rente; mais je m'en console, car me voilà sur la liste des honnêtes gens.» La comtesse et moi, nous fûmes touchées d'un désintéressement aussi honorable. Quelques minutes après, madame Kinski me dit que ma robe de peinture lui semblait si commode, qu'elle voudrait bien en avoir une pareille (elle savait déjà que la gouvernante de ma fille me faisait ces blouses). J'offris de lui en prêter une. «Non, reprit-elle, j'aimerais bien mieux que vous la fissiez faire par madame Charot (c'était le nom de la gouvernante); j'enverrai la toile nécessaire.» Peu de jours après, je lui remis la robe. Aussitôt notre séance finie, la comtesse court à la chambre de madame Charot et lui donne dix louis; la bonne refuse; mais l'aimable comtesse les pose sur la cheminée et s'enfuit comme un oiseau, bien contente d'avoir au moins rendu à cette brave femme un quartier de la pension perdue.

Ma coutume étant, lorsque j'arrivais dans une ville, de faire mes premières visites aux artistes, je n'avais pas tardé à aller voir Casanova, peintre très renommé dans le genre des batailles 17. Il pouvait avoir soixante ans, mais il avait encore beaucoup de vigueur, quoiqu'il portât deux ou trois paires de lunettes les unes sur les autres. Il travaillait alors à divers grands tableaux, représentant les hauts faits du prince de Nassau. Dans l'un, on voyait le prince terrassant un lion; dans un autre, il écrasait un tigre; enfin, tous étaient de cette force, ce qui donnait une terrible idée du personnage qui, pour avoir fait réellement ces prodiges de valeur et beaucoup d'autres encore, n'en avait pas moins l'air le plus doux et le plus tranquille qu'on puisse voir. Quant aux tableaux dont je parle, ils avaient de l'effet, de la couleur, mais ils n'étaient point terminés.

Casanova avait beaucoup d'esprit et d'originalité. Il était très bavard, et je l'ai vu nous amuser extrêmement aux dîners du prince Kaunitz, par des histoires qui souvent n'avaient aucune vérité, et qui devaient tout leur comique à l'imagination vive et bizarre du conteur. Il avait la repartie prompte et heureuse. Un jour que nous dînions chez le prince de Kaunitz, la conversation roulant sur la peinture, on parla de Rubens, et quand on eut fait l'éloge de son immense talent, quelqu'un dit que son instruction, qui était aussi prodigieuse, l'avait fait nommer ambassadeur. À ces mots, une vieille baronne allemande prend la parole, et dit: «Comment! un peintre ambassadeur! c'est sans doute un ambassadeur qui s'amusait à peindre.--Non, madame, répond Casanova, c'est un peintre qui s'amusait à être ambassadeur.»

Casanova avait gagné énormément d'argent; mais son désordre était tel, qu'il ne lui en restait pas.

En sortant de chez lui, je portai toutes mes lettres de recommandation. Je trouvai le prince de Kaunitz que je désirais beaucoup connaître. Ce grand ministre était alors âgé de quatre-vingt-trois ans au moins; il était grand, très maigre, et se tenait fort droit. Il me reçut avec une bonté parfaite, et m'engagea pour dîner le lendemain. Comme on ne se mettait à table chez lui qu'à sept heures, et que j'avais l'habitude de dîner seule chez moi à deux heures et demie, cette invitation et celles qui suivirent, tout en me flattant, me contrariaient un peu: je n'aimais ni à dîner aussi tard, ni à dîner avec tant de monde; car sa table, composée en grande partie d'étrangers, était toujours de trente couverts, souvent plus. Dès le premier jour dont il est question, je pris le parti de dîner chez moi avant de me rendre chez lui, ce que je m'efforçai de cacher autant qu'il m'était possible, en mettant une demi-heure à manger un oeuf à la coque, mais ce petit manége, dont il s'aperçut, le contraria; et cela, joint au soin que je pris par la suite pour esquiver quelques-unes de ses invitations, causait les seules querelles qu'il m'ait jamais faites, attendu qu'il ne tarda pas à me prendre en grande amitié, ce dont j'étais fort reconnaissante. Il ne m'appelait jamais autrement que sa bonne amie, et il voulut que ma Sibylle restât exposée dans son salon pendant plus de quinze jours, durant lesquels on le vit faire les honneurs de ce tableau à la ville et à la cour avec une grâce toute affectueuse pour moi.

Le prince de Kaunitz, malgré son grand âge, avait encore une forte tête et un esprit plein de verve. Son goût, son jugement exquis, sa haute raison, étonnaient tous ses convives. Il recevait son monde admirablement; son unique faiblesse était de conserver la prétention de monter à cheval mieux que personne. Il m'invita, ainsi que plusieurs autres amis, à venir le voir caracoler dans son manége. La vérité est qu'il s'en acquittait parfaitement bien, et d'une manière fort surprenante à son âge. Il montait à la française: son costume et sa personne me rappelaient les cavaliers du temps de Louis XIV, tels que nous les voyons représentés dans les beaux tableaux de Wouvermans.

Le prince de Kaunitz jouissait à Vienne de la plus grande existence; la gloire qu'il avait acquise comme ministre y vivait encore avec lui. Le premier jour de l'an et celui de sa fête, une foule immense se rendait chez lui pour le complimenter; nul ne s'en dispensait, et l'on aurait pu le croire empereur ces deux jours-là: aussi ai-je été bien surprise de l'indifférence des Viennois pour la perte de leur célèbre compatriote. J'étais encore à Vienne quand le prince de Kaunitz mourut après une courte maladie; à peine eut-on l'air d'être sensible à la disparition de ce grand homme. Quant à moi, j'en fus très affligée. Je me souviens qu'étant allée peu de temps après, voir pour la seconde fois un cabinet de figures en cire fort curieux, je fus saisie à la vue de celle du prince de Kaunitz couché, revêtu des habits qu'il portait, coiffé comme il avait l'habitude de l'être, enfin absolument tel que je l'avais vu si souvent chez lui. Ce spectacle, auquel je ne m'attendais nullement, me fit la plus douloureuse impression; car je ne connais rien de si pénible à voir, que les traits exacts de quelqu'un que l'on a aimé, privés d'activité et de vie.

Peu de jours après mon arrivée à Vienne, je fis connaissance avec le baron et la baronne de Strogonoff, qui me prièrent tous deux de faire leurs portraits. La première se faisait aimer par sa douceur et son extrême bienveillance: quant à son mari, il possédait un charme supérieur pour animer la société; il faisait les délices de Vienne en donnant des soupers, des spectacles, des fêtes, où chacun se pressait de se faire inviter. J'ai peu connu d'hommes plus aimables, plus gais, que le baron de Strogonoff. Quand le désir de rire et de s'amuser lui prenait, il inventait toutes les folies imaginables. Un jour entre autres, sachant que plusieurs personnes de sa société et moi, devions aller visiter le cabinet de figures en cire que je n'avais pas encore vu alors, il s'excusa sous un prétexte de ne pouvoir nous accompagner, et, prenant l'avance, il va se placer dans ce cabinet derrière un piédestal, de manière qu'il ne laissait voir que sa tête. En parcourant la galerie des portraits, nous passons devant lui; mais il avait donné à ses yeux une telle fixité, et tant d'immobilité à tous ses traits, qu'aucun de nous ne le reconnaît. Après avoir visité les autres salles, nous repassons une seconde fois sans le reconnaître davantage; mais alors voilà qu'il remue et qu'il parle; nous fûmes tous effrayés, et surtout bien surpris de notre méprise. Elle prouve au reste combien, lorsque l'on peint une personne, sa physionomie ajoute à la ressemblance; c'est pourquoi il faut bien se garder de donner des séances trop longues, ou de laisser un modèle s'ennuyer.

J'ai rarement vu jouer la comédie par des amateurs aussi bien que chez la baronne de Strogonoff. Les premiers rôles étaient remplis par le comte de Langeron, qui jouait les amoureux avec autant de grâce que de facilité, et qui avait une véritable passion pour la comédie. M. de Rivière jouait les rôles comiques d'une manière étonnante. Au reste, cet aimable homme 18 possédait tous les talens; aussi Doyen disait-il que M. de Rivière était un petit nécessaire de société. Le fait est qu'il peignait très bien, et copiait tous mes portraits, en grande miniature à l'huile; il chantait fort agréablement; il jouait du violon, de la basse, et s'accompagnait sur le piano. Il avait de l'esprit, un tact parfait, et un coeur si excellent, qu'en dépit de ses distractions, qui étaient fréquentes et nombreuses, il obligeait ses amis avec autant de zèle que de succès. M. de Rivière était petit, mince, et il a toujours conservé l'air si jeune, qu'âgé de soixante ans, sa taille et sa tournure ne lui en donnaient que trente.

Quant à M. de Langeron, je ne puis le faire mieux connaître, qu'en plaçant ici le portrait qu'il a tracé de lui-même, avec la plus grande vérité, et qu'il ajouta à son rôle, dans la dernière pièce qu'il a jouée à Vienne, avant le départ du baron de Strogonoff. Ces vers donneront l'idée la plus juste de ce brave et aimable Français, qui, grâce à notre révolution, est mort chez les Russes, gouverneur d'Odessa.

Portrait de M. de Langeron, fait par lui-même, et ajouté au rôle de Dorlange, dans la comédie des Châteaux en Espagne.

Je veux pour m'amuser faire ici mon portrait,

En bien tout comme en mal ressemblant trait pour trait.

Du moins ce sera gai si ce n'est pas trop sage.

Je dois à la nature et j'acquis par l'usage,

De la facilité, du babil, du jargon,

Plus de superficie en un mot que de fond;

Aussi, légèrement je glisse sur les choses,

Et n'approfondis point les effets et les causes.

Je suis bon, confiant jusques à l'abandon;

Aussi, je fus souvent trompé, mais pourquoi non?

J'aime mieux me livrer, hélas! que de tout craindre;

Bien plus que le trompé, le trompeur est à plaindre.

J'ai toujours adoré l'honneur et l'amitié;

Pour ces dieux j'ai tout fait, j'ai tout sacrifié.

Quant à mon caractère, il est léger sans doute;

Mais heureux sur ma foi, car de rien je ne doute

Et toujours trouve à tout un remède assuré;

Si quelque chose enfin ne va pas à mon gré,

On bien si le malheur veut verser sur ma vie

Ses poisons, ses dégoûts ou sa mélancolie,

Les rêves et l'espoir viennent avec gaîté,

Dans mon coeur tenir lieu de la réalité.

Je fus d'aimer le sexe accusé par l'envie;

Je ne m'en défends pas, je l'aime à la folie,

Et l'aimerai demain plus encor qu'aujourd'hui.

Valons-nous dans le fait quelque chose sans lui?

On m'a dit bien souvent que j'étais trop volage.

Oui, je suis, j'en conviens, plus étourdi que sage,

Et mon esprit errant en projets, en amours,

Est tout comme mon corps, il voyage toujours.

On m'a souvent aussi reproché, ce me semble,

D'avoir aimé parfois plusieurs femmes ensemble.

Eh bien! c'était tromper, dit-on... Non, car je croi

Que je les adorais toutes de bonne foi.

Du véritable amour j'ai cru que dans ma vie,

J'avais connu deux fois la triste frénésie.

Je m'en plaignais au sort; mais en me tâtant bien,

J'ai vu, je l'avouerai, qu'il n'en fut jamais rien.

Ai-je tort? Le profit est moindre que la peine.

J'ai cinq ans de l'hymen porté l'aimable chaîne;

Pendant trois, j'ai vécu comme un franc étourdi;

Mais on m'a vu depuis un excellent mari.

Quelle en est la raison? Elle existe en mon ame;

Je suis sensible et bon, un ange était ma femme.

J'ai connu la faveur sans en être enivré.

J'ai connu le malheur sans en être altéré.

J'ai beaucoup voyagé, j'ai fait beaucoup la guerre;

Comme le mouvement elle m'est nécessaire.

Je l'ai faite souvent, sans profit, sans projet,

J'ai plus cherché la gloire enfin que l'intérêt.

Je suis fat, ce n'est pas ma faute en vérité;

Je le suis devenu parce qu'on m'a gâté.

Être stable, est pour moi dans les choses futures,

Pour l'être, j'aime trop encor les aventures.

Je serai, j'en suis sûr, avant qu'il soit long-temps,

Le meilleur des maris, le meilleur des amans;

Mais j'ai besoin d'user ma fureur vagabonde,

Et quelque temps encor de parcourir le monde.

Ce portrait de M. de Langeron était celui de beaucoup de jeunes gens de la cour de France à l'époque de la révolution. Chez la plupart d'entre eux, quelque peu d'étourderie se joignait à la franchise, à la bravoure, et surtout à je ne sais quelle grâce d'esprit qui, s'il faut le dire, a totalement disparu depuis que nous sommes devenus si profonds. Le chevalier de Boufflers, le vicomte de Ségur, le comte Louis de Narbonne, étaient des modèles de cette grâce d'esprit dont je parle. Je ne connais pas de mot de courtisan plus fin que la repartie du dernier à l'empereur Bonaparte, qui, parlant de madame de Narbonne, lui disait: «Votre mère ne m'aime pas; je le sais.--Sire, répondit le comte, elle n'en est encore qu'à l'admiration.»

La maison du baron de Strogonoff n'était pas la seule à Vienne où l'on jouât la comédie de société. La comtesse de Fries, veuve du fameux banquier de ce nom, avait une très jolie salle de spectacle, dans laquelle je l'ai vue parfaitement bien jouer les rôles de caractères. Sa fille, mademoiselle de Fries, avait une très belle voix, et chantait à merveille, en sorte que l'on donna un jour pour elle un petit opéra à trois acteurs. Tout alla fort bien d'abord; la scène se passait dans une île déserte, où deux amans s'étaient réfugiés. Mademoiselle de Fries jouait le rôle de la jeune fille, M. de Rivière celui de l'amant, et tous deux chantaient admirablement; mais vers la fin de la pièce, le père de l'amante arrive dans une barque. On avait collé une barbe de coton autour de la bouche et du menton de celui qui remplissait ce rôle; dès que ce jeune homme se mit à chanter, voilà que cette barbe se détache et lui entre dans la bouche de telle sorte, qu'il en fut suffoqué. Nous l'entendions crier d'une voix étouffée: J'avale ma barbe! j'avale ma barbe! et quoique ce grotesque accident n'eût aucune suite fâcheuse, l'opéra en resta là.

Mademoiselle de Fries était excellente musicienne, et quand je fis son portrait, je voulus la peindre en Sapho, chantant, et s'accompagnant de la lyre. Son visage, sans être joli, avait infiniment d'expression. Sa soeur, la comtesse de Schoenfeld, était très jolie, et fashionable autant qu'on puisse l'être, au point que sa mère, madame de Fries, ayant un jour donné, dans une pièce, un rôle à son neveu, qui n'avait point l'air distingué, comme je me trouvais placée au spectacle à côté de madame de Schoenfeld, je lui demandai qui était ce monsieur?--C'est le neveu de ma mère, répondit-elle, ne pouvant se décider à dire: C'est mon cousin.




CHAPITRE XII.

Je vais me loger dans la ville.--Portraits que je fais à Vienne.--Bienfaisance des Viennois.--Musée royal.--Le Prater.--Schoenbrunn.--Beaux parcs des environs de Vienne.--Les bals.--Le jour de l'an.--Le prince d'Esterhazy.--La princesse maréchale Lubomirska.--La comtesse de Rombec.--Mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette.--Mort de madame de Polignac.




Monsieur et madame Bistri devant retourner en Pologne, j'allai louer un logement dans l'intérieur de Vienne. Je n'aurais pu d'ailleurs continuer à habiter un faubourg; car pour me rendre à la ville, il me fallait traverser les remparts, les glacis, où le vent constant et furieux élevait une énorme poussière qui me faisait très mal aux yeux; aussi le dicton de Vienne est-il qu'il y a dans cette ville trois causes de mort: le vent, la poussière et la valse. Le fait est que la traversée de ces remparts était alors une horrible chose; maintenant, m'a-t-on dit, ils sont plantés de beaux arbres, et cet endroit sec et aride est devenu une immense et superbe promenade.

Je m'établis dans un logement à ma convenance, et j'y fis aussitôt le portrait de la fille de l'ambassadeur d'Espagne, mademoiselle de Kaguenek, qui était âgée de seize ans et très jolie, ainsi que ceux du baron et de la baronne de Strogonoff. Ma Sibylle, que l'on venait en foule voir chez moi, ne contribua pas peu, j'imagine, à décider beaucoup de personnes à me demander de les peindre; car j'ai beaucoup travaillé à Vienne. En tout, il me serait difficile d'exprimer toute la reconnaissance que je conserve du bon accueil que j'ai reçu dans cette ville. Non seulement les Viennois ont témoigné de l'affection pour ma personne, mais ils mettaient de la coquetterie à placer mes tableaux d'une manière qui leur fût favorable. Je me souviens, par exemple, que le prince Paar, à qui l'on avait porté le grand portrait que je venais de faire de sa soeur, l'aimable et bonne comtesse Dubuquoi, m'invita à venir voir ce portrait chez lui. Je trouvai le tableau placé dans son salon, et comme les boiseries étaient peintes en blanc, ce qui tue la peinture, il avait fait poser une large draperie verte qui entourait tout le cadre et retombait dessous. En outre, pour le soir, il avait fait faire un candélabre à plusieurs bougies, portant un garde-vue, et disposé de façon que toute la lumière ne se reflétait que sur le portrait. Il est inutile de dire combien un peintre doit être sensible à ce genre de galanterie.

La bonne compagnie de Vienne et la bonne compagnie de Paris étaient alors exactement la même pour le ton et pour les usages. Quant au peuple, nulle part je ne l'ai vu avoir cet air de bonheur et d'aisance, qui n'a cessé de me réjouir les yeux pendant mon séjour dans cette grande ville. Soit à Vienne, soit dans les campagnes qui l'environnent, je n'ai jamais rencontré un mendiant; les hommes de peine, les paysans, les rouliers, tous sont bien vêtus. On juge d'abord qu'ils vivent sous un gouvernement paternel. Il est bien vrai qu'il en est ainsi; et de plus, les riches familles viennoises, dont quelques-unes ont des fortunes colossales, dépensent leurs revenus de la manière la plus honorable et la plus utile aux pauvres. On fait prodigieusement travailler, et la bienfaisance est une vertu commune à toutes les classes aisées. Un de mes grands sujets d'étonnement a été, la première fois que j'allai au spectacle à Vienne, de voir plusieurs dames, entre autres la belle comtesse Kinski, tricoter de gros bas dans leurs loges; je trouvais cela fort étrange; mais quand on m'eut dit que ces bas étaient pour les pauvres, j'ai pris plaisir depuis, à voir les plus jeunes et les plus jolies femmes travailler ainsi, d'autant qu'elles tricotent tout en s'occupant d'autre chose, sans même regarder leur ouvrage et avec une vitesse prodigieuse.

Vienne, dont l'étendue est considérable, si l'on y comprend ses trente-deux faubourgs, est remplie de fort beaux palais. Le Musée impérial possède des tableaux des plus grands maîtres que j'ai bien souvent été admirer ainsi que tous ceux du prince Lichtenstein. Cette dernière galerie se compose de sept salles, dont une ne renferme que des tableaux de Vandick, et les autres, plusieurs beaux Titien, Caravage, Rubens, Canaletti, etc., etc.; il se trouve aussi quelques chefs-d'oeuvre de ce grand maître dans le Musée impérial.

On a dit avec raison que le Prater était une des plus belles promenades connues. Elle consiste en une longue et magnifique allée dans laquelle circulent un grand nombre de voitures élégantes, et de chaque côté sont, beaucoup de personnes assises, ainsi qu'on en voit dans la grande allée des Tuileries. Mais ce qui rend le Prater plus agréable et plus pittoresque, c'est que son allée conduit à un bois, peu ombragé et plein de cerfs, si apprivoisés, qu'on les approche sans les effrayer. On voit encore une autre promenade sur les bords du Danube, où tous les dimanches se réunissent diverses sociétés bourgeoises pour y manger des poulets frits. Le parc de Schoenbrunn est aussi très fréquenté, surtout le dimanche. Ses belles allées, et les repos pittoresques que l'on trouve sur les hauteurs à l'extrémité du parc, en font une promenade charmante. On y rencontre fort souvent de jeunes couples se promenant en tête-à-tête, ce que l'on respecte en s'éloignant; car presque toujours ces promenades à Schoenbrunn sont des préludes de mariages convenus.

Les environs de Vienne en général sont grandioses. On remarque surtout le parc du maréchal Lansdon, du maréchal Lassi, et celui du comte de Cobentzel. Tous les trois sont superbes, et dans un tout autre genre que les parcs anglais. Ces derniers sont plus uniformes, plus plats, et par conséquent moins pittoresques. Ceux des environs de Vienne ont des montagnes naturelles, boisées dans le haut; il s'y trouve des ravins profonds, que l'on traverse sur des ponts d'une forme élégante, des rivières naturelles et des cascades brillantes qui descendent avec rapidité des hauteurs.

À Vienne, je suis allée à plusieurs bals, particulièrement à ceux que donnait l'ambassadeur de Russie, le comte de Rasowmoffski, qu'on pouvait appeler des fêtes charmantes. On y dansait la valse avec une telle fureur, que je ne pouvais concevoir comment toutes ces personnes, en tournant de la sorte, ne s'étourdissaient pas au point de tomber; mais hommes et femmes sont tous si bien habitués à ce violent exercice, qu'ils ne s'en reposent pas un seul moment, tant que dure le bal. On dansait souvent aussi la polonaise, beaucoup moins fatigante; car cette danse n'est autre chose qu'une promenade pour laquelle on marche tranquillement deux à deux. Celle-ci convient à merveille aux jolies femmes, dont on a tout le temps d'admirer la taille et le visage.

Je voulus aussi voir un grand bal de la cour. L'empereur François II avait épousé en secondes noces Marie-Thérèse des Deux-Siciles, fille de la reine de Naples. J'avais peint cette princesse en 1792; mais je la retrouvais si changée qu'en la revoyant dans ce bal, j'eus peine à la reconnaître. Son nez s'était allongé, et ses joues s'étaient aplaties au point qu'elle ressemblait alors à son père. Je regrettai pour elle qu'elle n'eût pas conservé les traits de sa mère, qui, je crois l'avoir déjà dit, rappelait beaucoup notre charmante reine de France.

Il se donnait à Vienne de superbes concerts, et j'en ai entendu plusieurs. Dans l'un d'eux, on exécuta d'abord, à grand orchestre et avec une rare perfection, une des plus belles symphonies d'Haydn; puis je vis s'approcher du piano une ancienne cantatrice du temps de Marie-Thérèse, à qui j'aurais bien donné cent ans, quoiqu'elle me parût, à ma grande surprise, s'apprêter à chanter. Je tremblais que la pauvre vieille ne pût faire entendre deux notes de suite; mais dès qu'elle eut commencé le récitatif, son âge, sa laideur, tout disparut; son visage prit une expression superbe, et elle chanta si parfaitement bien, que nous étions tous dans l'admiration. J'avoue que je fus stupéfaite; je croyais assister à l'opération d'un miracle.

Le premier jour de l'an est très brillant à Vienne. On voit alors une grande quantité de Hongrois dans leur élégant costume, ce qui leur sied à merveille, attendu qu'en général ils sont grands et bien faits. Un des plus remarquables était le prince d'Esterhazy; je l'ai vu passer, monté sur un cheval richement caparaçonné, couvert d'une housse parsemée de diamans. L'habit du prince était d'une richesse analogue, et comme il faisait grand soleil, les yeux étaient vraiment éblouis d'une telle magnificence.

Une société fort agréable, était celle des Polonaises; presque toutes sont aimables et jolies, et j'ai peint quelques-unes des plus belles. On les trouvait réunies le plus souvent chez la princesse Lubomirska, que j'avais connue à Paris, à l'époque où je fis le portrait de son neveu en Amour de la gloire, et chez laquelle j'allais beaucoup à Vienne. Elle tenait une des maisons les plus brillantes de cette ville, où elle donnait de très beaux concerts et des bals charmans. J'ai vu aussi une grande réunion de Polonaises chez la princesse Czartorinska, qui recevait à merveille. Son mari était fort aimable, et leur fils, que je connus alors, a été depuis ministre à Pétersbourg.

Une personne que je retrouvais avec bonheur à Vienne, c'était madame la comtesse de Brionne, princesse de Lorraine. Elle avait été parfaite pour moi dès ma plus grande jeunesse, et je repris la douce habitude d'aller souvent souper chez elle, où je rencontrais fréquemment ce vaillant prince de Nassau, si terrible dans un combat, si doux et si modeste dans un salon.

Je fréquentais aussi beaucoup la maison de la comtesse de Rombec, soeur du comte de Cobentzel. Madame de Rombec était la meilleure des femmes; elle avait de l'esprit et un naturel parfait, mettant son bonheur à soulager les malheureux: c'était chez elle que se faisaient toutes les quêtes, que se tiraient toutes les loteries destinées à secourir les infortunés; elle mettait à ces bonnes oeuvres tant de grâce et de zèle, qu'il était impossible de ne pas lui ouvrir sa bourse. J'ai remarqué, au reste, que les quêtes faites dans les salons, sont un des moyens les plus efficaces pour venir au secours des pauvres. Aussi en ai-je trouvé l'usage établi dans tous les pays que j'ai parcourus. Je me souviens qu'à Rome, où je passais souvent la soirée chez la douce et bonne lady Cliford, je la vis un soir se lever, une bourse à la main, et faire le tour de son cercle, qui était fort nombreux. Lorsqu'elle approcha de moi, voyant que j'avais préparé mon offrande: «Non, me dit-elle, je quête pour un de nos compatriotes que nous ne connaissons pas, mais qui vient de perdre au jeu tout ce qu'il possédait; c'est à nous seuls de le secourir.» Je trouvai ce mot bien anglais.

La comtesse de Rombec réunissait dans son salon la société la plus distinguée de Vienne. C'est chez elle que j'ai vu le prince Metternich avec son fils, qui depuis est devenu premier ministre, mais qui n'était alors qu'un fort beau jeune homme. J'y ai retrouvé l'aimable prince de Ligne; il nous racontait le charmant voyage qu'il avait fait en Crimée avec l'impératrice Catherine II, et me donnait le désir de voir cette grande souveraine. J'y rencontrai aussi la duchesse de Guiche, dont le charmant visage n'avait pas changé. Sa mère, madame de Polignac, habitait constamment une campagne voisine de Vienne. C'est là qu'elle apprit la mort de Louis XVI, qui l'affecta au point que sa santé en fut très altérée; mais lorsqu'elle reçut l'affreuse nouvelle de celle de la reine, elle y succomba. Le chagrin la changea au point que sa charmante figure était devenue méconnaissable, et que l'on pouvait prévoir sa fin prochaine. Elle mourut en effet peu de temps après, laissant sa famille et plusieurs amis qui ne l'avaient pas quittée, inconsolables de sa perte.

Il est certain que je puis juger combien ce qui venait de se passer en France dut être affreux pour elle, par la douleur que j'en éprouvai moi-même. Je n'appris rien par les journaux, car je n'en lisais plus depuis le jour qu'ayant ouvert une gazette chez madame de Rombec, j'y trouvai les noms de neuf personnes de ma connaissance, qu'on avait guillotinées; on prenait même grand soin dans ma société de me cacher tous les papiers-nouvelles. J'appris donc l'horrible événement par mon frère, qui me l'écrivit sans ajouter aucun détail. Le coeur navré, il me dit seulement que Louis XVI et Marie-Antoinette étaient morts sur l'échafaud! Depuis, par pitié pour moi, je me suis toujours gardée de faire la moindre question sur tout ce qui a pu accompagner ou précéder cet affreux assassinat, en sorte que je ne saurais rien de plus aujourd'hui sans un fait dont je parlerai plus tard.




CHAPITRE XIII.

Huitzing.--La princesse Lichtenstein.--Les corbeaux.--Je me décide à aller en Russie.--Le prince de Ligne me prête le couvent de Caltemberg que je vais habiter.--Vers du prince de Ligne.--Portrait en vers du prince de Ligne par M. de Langeron.




Sitôt que le printemps était venu, j'avais loué une petite maison dans un village des environs de Vienne, où j'avais été m'établir. Ce village, nommé Huitzing, touchait presque le parc de Schoenbrunn. La famille de Polignac l'habitait, et quoique sa situation le rendît agréable dès ce temps, j'ai su depuis, par madame de Rombec, qu'il s'est fort embelli, et qu'elle-même y possédait une habitation ressemblante à la maison carrée de Nîmes.

J'apportai à Huitzing le grand portrait que je faisais alors de la princesse Lichtenstein pour le terminer. Cette jeune princesse était très bien faite; son joli visage avait une expression douce et céleste, qui me donna l'idée de la représenter en Iris. Elle était peinte en pied, s'élançant dans les airs. Son écharpe, aux couleurs de l'arc-en-ciel, l'entourait, en voltigeant autour d'elle. On imagine bien que je la peignis les pieds nus; mais lorsque ce tableau fut placé dans la galerie du prince, son mari, les chefs de la famille furent très scandalisés de voir que l'on montrât la princesse sans chaussure, et le prince me raconta qu'il avait fait placer dessous le portrait une jolie petite paire de souliers, qui, disait-il aux grands parens, venaient de s'échapper et de tomber à terre.

Les bords du Danube sont superbes et m'offraient tous les moyens de satisfaire mon goût pour les promenades solitaires et pittoresques. J'en découvris une un jour, où, de l'autre côté de la rive, en face de moi, s'élevait un superbe groupe d'arbres, que les nuances de l'automne enrichissaient de tons riches et variés, et d'où j'apercevais à gauche, dans le lointain, la haute montagne du Caltemberg. Charmée de ce magnifique paysage, je m'établis sur les bords du fleuve, je prends mes pastels, et je me mets à peindre ces beaux arbres et ce qui les environne. Tout près d'eux était une cahute en planches, et je voyais sur le Danube un petit bateau, qu'un homme dirigeait fort doucement dans l'intention de tuer des corbeaux. Quelques minutes ensuite, effectivement, cet homme tire son coup de fusil, abat un de ces oiseaux, qu'il prend et qu'il place sur la planche de son bateau; mais dans l'instant même une énorme nuée de corbeaux arrive à tire-d'aile; leur nombre était tel, que l'homme eut peur et courut se cacher dans sa petite baraque, en quoi je pense qu'il agit prudemment; car je n'ai pas le moindre doute que les corbeaux, furieux du meurtre de leur camarade, ne l'eussent assailli de manière à le tuer. L'homme enfui, ces pauvres bêtes s'approchèrent du corbeau blessé à mort, le prirent, et l'emportèrent sur les branches d'un des plus grands arbres. Alors commencèrent des cris, des croassemens si violens, qu'on ne peut en donner une idée. Je restai deux ou trois heures à peindre les arbres où ils étaient perchés, et lorsque j'eus fini mon étude, leur fureur n'était point calmée. Cette scène, qui me surprit beaucoup, me jeta dans je ne sais quelle rêverie sur l'espèce humaine, qui, je dois l'avouer, était toute à l'avantage des corbeaux.

J'étais heureuse à Vienne autant qu'il est possible de l'être loin des siens et de son pays. L'hiver, la ville m'offrait une des plus aimables et des plus brillantes sociétés de l'Europe, et quand le beau temps revenait, j'allais jouir avec délice du charme de ma petite retraite. Je ne pensais donc nullement à quitter l'Autriche avant qu'il fût possible de rentrer en France sans danger, lorsque l'ambassadeur de Russie et plusieurs de ses compatriotes me pressèrent vivement d'aller à Pétersbourg où l'on m'assurait que l'impératrice me verrait arriver avec un extrême plaisir. Tout ce que le prince de Ligne m'avait dit de Catherine II m'inspirait un grand désir de voir cette souveraine. Je pensais avec raison, d'ailleurs, que le plus court séjour en Russie complèterait la fortune que je m'étais promis de faire avant de retourner à Paris; je me décidai donc à faire ce voyage.

Je m'occupais de mes préparatifs pour quitter Vienne, et j'allais me mettre en route dans peu de jours, quand le prince de Ligne vint me voir. Il me conseilla d'attendre la fonte des neiges, et pour m'engager à rester encore, il m'offrit d'aller habiter, sur la montagne de Caltemberg, l'ancien couvent qui lui avait été donné par l'empereur Joseph II. Connaissant mon goût pour les lieux élevés, il me tenta en me parlant de Caltemberg comme de la plus haute montagne des environs de Vienne, et je ne résistai pas à l'envie d'y passer quelque temps.

J'allai donc prendre avec ma fille, sa gouvernante et M. de Rivière, le chemin horrible et rocailleux qui conduit à ce couvent. Nous le fîmes à pied, les cahots de la cariole n'étant pas supportables, en sorte que nous arrivâmes très fatigués. Le gardien et sa femme, à qui le prince nous avait fortement recommandés, eurent pour nous les soins les plus empressés. Tous les bâtimens qu'avaient occupés anciennement les religieux existaient encore. On prépara aussitôt nos chambres, qui n'étaient autre chose que de petites cellules distantes les unes des autres. Pendant ces arrangemens, j'allai me reposer sur un banc, d'où l'on avait une vue magnifique. Je planais sur le Danube, coupé par des îles qu'embellissait la plus belle végétation, et sur des campagnes à perte de vue; enfin c'était l'immensité, et l'on peut remarquer que les religieux avaient le bon esprit d'habiter toujours des lieux fort élevés. Privés des jouissances du monde, au moins goûtaient-ils le charme qu'on éprouve à respirer un air pur en contemplant une nature grandiose. Je le goûtais moi-même alors, d'autant plus qu'il faisait un temps admirable. Je me reposai promptement de mes fatigues; et je courus de l'autre côté de la montagne, où, de la lisière d'un bois, j'apercevais dans le fond un village très peuplé que traversait une petite rivière courante et limpide; enfin, j'étais ravie de me trouver là: je préférais la cellule que j'allais habiter à tous les salons du monde, et je bénissais ce bon prince de Ligne en regrettant bien qu'il ne fût pas témoin de mon bonheur.

Je suis restée trois semaines dans ce beau lieu. M. de Rivière, plus citadin que moi, allait souvent à la ville, mais nous n'en avons pas moins fait ensemble de charmantes promenades sur la montagne. Ma fille venait quelquefois s'asseoir avec moi sur le banc dont j'ai parlé, où nous attendions le clair de lune. Je me souviens qu'un soir, l'heure de son coucher approchant, elle me dit: «Maman, tu trouves que cela fait rêver; pour moi, je trouve que cela donne envie de dormir.»

Les grandes salles du couvent étaient restées intactes dans leur construction; depuis, le prince les a fait meubler pour y donner de très belles fêtes. Les bals durant une partie de la nuit, les dames restaient tout habillées, et se couchaient sur les divans qui entouraient ces immenses salons. Pour mon goût, Caltemberg, tel qu'il était quand je l'ai habité, me plaisait infiniment mieux qu'à l'époque où se donnaient toutes ces fêtes. Je retrouve des vers que le prince de Ligne m'adressa lorsque j'allai m'établir sur sa charmante montagne.

À MADAME LEBRUN.


Pour avoir fait à l'empyrée

Le même vol que Prométhée,

Vous méritez punition.

À ce mont soyez attachée.

Par un vautour au lieu d'être ici déchirée,

De vous nous voulons bien avoir compassion;

De caresses soyez mangée:

Par notre amour soyez clouée;

Et par notre admiration

Pour toujours en ces lieux fixée.

Près de votre habitation

De la voûte azurée

Dont vous semblez être échappée,

Oubliez votre nation,

Par votre génie honorée,

Mais à présent, pays de désolation!

Que ma montagne fortunée

Par la fière possession

Des talens dont la terre est ravie, étonnée,

Soit par nos chants à jamais célébrée.

Certes, on peut dire qu'une trop flatteuse exagération a dicté ces vers à l'aimable prince de Ligne; mais en voici faits sur lui-même, pour lesquels le poète n'a laissé parler que la vérité.

Vers faits sur le prince de Ligne par M. de Langeron, en 1790.

De Mars et d'Apollon tu vois le favori,

Et de Vénus le serviteur fidèle.

Es-tu bon citoyen? ce sera ton ami.

Es-tu soldat? ce sera ton modèle.

Es-tu triste? ses soins calmeront ta douleur.

Es-tu femme? bientôt il sera ton vainqueur.




CHAPITRE XIV.

Je quitte Vienne.--Prague.--Les églises.--Budin.--Dresde.--Les promenades.--La galerie.--Raphaël.--La forteresse de Koenigsberg.--Berlin.--Reinsberg.--Le prince Henri de Prusse.




Après avoir séjourné à Vienne deux ans et demi, j'en partis le dimanche 19 avril 1795 pour me rendre à Prague où j'arrivai le 23 avril, par une route très belle.

Ce que nous remarquâmes d'abord en entrant dans la capitale de la Bohême, ville grande et bien bâtie, ce fut le pont placé sur la rivière qui traverse la ville et qui va se jeter dans l'Elbe. Ce pont est très beau et très long; car il a vingt-quatre arches.

Je commençai par aller voir les églises. La première que je visitai, Saint Thomas, est assez belle. J'y ai admiré un beau tableau de Rubens, qui représente le martyre de saint Thomas; puis un autre du Caravage, qui est très noirci, mais qui a de beaux détails.

On trouve au maître-autel de la cathédrale un superbe tableau de Gérard de la Notte, qui représente sainte Anne écrivant, et la Vierge tenant l'enfant Jésus. Ces trois figures sont de la plus grande vérité. Le style en est parfait, de même que celui des draperies. Le fond aussi est du plus grand effet. L'arcade du milieu fait illusion et perce la toile; les bas-reliefs sont extrêmement soignés; enfin cet ouvrage est un des plus finis de ce maître. À gauche du maître-autel, on voit un tableau de Lairesse, représentant un martyr; les figures du second et du troisième plan sont d'une finesse extraordinaire; le fond en est fort bien composé et bien peint.

Cette cathédrale renferme les tombeaux de trois empereurs couchés, qui sont d'un beau travail. Une chapelle toute en argent, dans laquelle est saint Népomucène; un superbe dais, soutenu par quatre anges plus grands que nature, en argent aussi; un petit bas-relief, représentant le saint, que des guerriers jettent du haut en bas des remparts. De plus on conserve dans l'église la cotte de mailles en fer de saint Népomucène, et beaucoup de personnes viennent baiser cette relique historique.

Le palais de l'archiduchesse Marianne est très grand et très beau; il me rappelait celui du roi de Naples.

La vieille ville est sur une montagne, et la nouvelle dans la plaine; mais j'ai eu peu de temps pour les parcourir; car je ne suis restée qu'un jour à Prague, désirant arriver à Dresde le plus tôt possible.

Sur notre route, nous passâmes à Budin dont les environs sont charmans. Cette ville est déserte, ses fortifications sont en ruine; on n'y rencontre que des vieillards, quelques femmes et des enfans, mais encore en très petit nombre.

Enfin nous arrivâmes à Dresde, après avoir passé la Corniche, chemin fort étroit, sur une grande hauteur, d'où l'on côtoie l'Elbe qui coule dans un fond très spacieux. Dresde est une jolie ville, bien bâtie, mais à cette époque elle était très mal pavée; l'Elbe la traverse. Ses environs sont charmans, principalement le Plaone, d'où l'on découvre une vue superbe; mais malheureusement tous ces beaux lieux sont infectés de l'odeur des pipes. C'est là que les bourgeois viennent, surtout le dimanche, faire des parties de plaisir; beaucoup y apportent leur dîner, et sitôt leur repas terminé, ils se mettent tous à fumer, ce qui désenchantait, pour moi, ces délicieuses promenades. Cet inconvénient, à la vérité, n'existe pas dans plusieurs beaux jardins que j'ai parcourus, et qui sont en grand nombre. Je citerai principalement le Brill, le parc Antoine, le grand jardin de l'électeur et le jardin de Hollande, comme les plus remarquables.

J'allai à l'église catholique pour voir un très beau tableau de Mengs, qui représente l'Ascension, et le lendemain de mon arrivée, je visitai enfin cette fameuse galerie de Dresde, unique dans le monde. Sa vue ne dément point sa grande célébrité; il est bien certain que c'est la plus belle de l'Europe. J'y suis retournée bien souvent, toujours plus convaincue de sa supériorité, en admirant le nombre immense de chefs-d'oeuvre qu'elle renferme.

Ces chefs-d'oeuvre sont trop connus par une foule d'ouvrages divers propres à en donner l'idée pour que j'entre ici dans aucuns détails. Je dirai seulement que là comme partout on reconnaît combien Raphaël s'élève au-dessus de tous les autres maîtres. Je venais de visiter plusieurs salles de la galerie, lorsque j'arrivai devant un tableau qui me saisit d'une admiration au-dessus de toutes celles que peut faire éprouver l'art du peintre. Il représente la Vierge, placée sur des nuages, tenant l'enfant Jésus dans ses bras. Cette figure est d'une beauté, d'une noblesse dignes du divin pinceau qui l'a tracée. Le visage de l'enfant, qui est charmant, porte une expression à la fois naïve et céleste; les draperies sont du dessin le plus correct et d'une belle couleur. À la droite de la Vierge, on voit un saint dont le caractère de vérité est admirable; ses deux mains surtout sont à remarquer. À gauche est une jeune sainte, la tête baissée, qui regarde deux anges placés en bas du tableau. Sa figure est pleine de beauté, de candeur et de modestie. Les deux petits anges sont appuyés sur leurs mains, les yeux levés vers les personnages qui se trouvent au-dessus d'eux, et leurs têtes ont une ingénuité et une finesse dont il est impossible de donner l'idée par des mots 19.

Après être restée très long-temps en adoration devant ce chef-d'oeuvre, je repassai pour sortir de la galerie par les mêmes salles que je venais de traverser. Les meilleurs tableaux des plus grands maîtres avaient perdu, pour moi, quelque chose de leur perfection; car j'emportais l'image de cette admirable composition et de cette divine figure de Vierge! Rien ne peut se comparer dans les arts à la noble simplicité, et toutes les figures que je revoyais me semblaient grimacer un peu.

Ce qui rend cette galerie de Dresde aussi admirable, c'est qu'elle renferme des chefs-d'oeuvre des grands maîtres de toutes les écoles. On peut dire que toute la peinture est là, et que l'art ne possède pas un nom célèbre qui n'y soit inscrit. Tout en évitant de donner ici un catalogue, je parlerai d'un saint Jérôme de Rubens, qui m'a semblé un de ses ouvrages supérieurs, et d'une salle remplie de portraits et de tableaux de la Rosalba, qui sont d'une vérité enchanteresse. Les pastels notamment ont une grâce et un moelleux qui rappelle tout-à-fait le Corrège.

L'électeur me fit prier d'exposer dans cette belle galerie ma Sibylle, qui voyageait avec moi, et pendant une semaine toute la cour y vint voir mon tableau. Je m'y rendis moi-même le premier jour, afin de témoigner combien j'étais vivement touchée et reconnaissante de cette haute faveur, que j'étais loin d'attendre et de mériter.

La bibliothèque de Dresde est très belle; on y voit, outre des livres rares, une grande quantité de porcelaines très précieuses, et de très beaux antiques.

Le trésor est un des plus riches que l'on connaisse en diamans et en perles fines.

Une chose fort curieuse à voir, ce sont les salles qui renferment les armes, les costumes des anciens rois et chevaliers. On vous montre le chapeau de Pierre-le-Grand, ainsi que son épée, le casque et la cuirasse d'Auguste, ancien roi de Pologne: cette cuirasse est si lourde qu'on ne peut concevoir comment ce prince a pu la porter; car maintenant il faut trois hommes pour la soulever.

Nous allâmes voir la fameuse forteresse de Koenigstein, et ma fille fut de cette partie. Notre chemin nous conduisit à un petit village nommé Krebs, bâti sur une montagne, entouré de collines très fertiles, et de beaux bois de cyprès et de sapins. Nous nous y arrêtâmes pour jouir d'une superbe vue, qui vous montre, à droite, la ville de Dresde, Pilnitz, l'Elbe, des montagnes lointaines, et à gauche la magnifique forteresse de Koenigstein. Brunette aimait tellement ce hameau, qu'elle aurait voulu y rester, disant que l'on serait heureux là, loin des villes.

Nous arrivâmes à la forteresse de Koenigstein, l'une des plus belles du monde, tant par sa situation que par ses ouvrages. Il s'y trouve un puits si profond qu'il faut trente secondes pour entendre tomber dans l'eau ce qu'on y jette. L'eau de ce puits est très bonne à boire. Tout concourt à faire de cette place forte un lieu de défense admirable; de son immense hauteur, elle plane sur un pays de culture en blé, et sur d'excellens pâturages. Elle est entourée de canons, et le magasin à poudre est placé au milieu d'un bois qui la touche.

Dans l'intention sans doute de nous prémunir contre les dangers que nous pouvions courir à une telle élévation, on nous raconta dans cette forteresse plusieurs événemens arrivés par suite d'imprudence: une nourrice et son enfant étaient tombés de trois cents pieds dans l'Elbe; on sauva l'enfant, mais la femme fut tuée. Le vent est si furieux sur cette hauteur, qu'un jour il enleva un soldat qui n'avait pas eu la précaution de quitter son manteau, et, par un bien heureux hasard, ce soldat ne se fit aucun mal. Une autre fois, un jeune page eut l'imprudence de s'endormir sur un roc qui n'a pas quatre pieds de large et tout au plus huit pieds de long. Heureusement ce jour-là l'électeur donnait à dîner à Koenigstein; il aperçut l'étourdi qu'il fit lier avec des cordes, et rentrer par la fenêtre.

La vue que l'on découvre de cette belle forteresse est d'une immensité vraiment prodigieuse.

Étant très pressée de me rendre à Pétersbourg, j'allai directement de Dresde à Berlin, où je ne suis restée que cinq jours, car mon projet était d'y revenir et d'y séjourner à mon retour de Russie, pour y voir la charmante reine de Prusse.

Berlin, comme on sait, est une très belle ville, mais pas assez peuplée pour sa grandeur, ce qui rend les rues un peu tristes; elle est traversée par la Sprée, qui va se jeter dans l'Ebre, et plusieurs édifices y sont très remarquables. Le palais du roi est superbe; celui du prince Henri est aussi fort beau. On en peut dire autant des bâtimens de l'arsenal et de l'église catholique qui a la forme de la rotonde, et d'un grand nombre de palais. La salle de la comédie se trouve placée entre deux églises. Les dehors de la salle de l'Opéra, qui est très grande, sont simples et d'une belle architecture.

La plus belle rue de Berlin a un mille de longueur. Elle est parfaitement alignée, et l'on trouve à son extrémité une porte ornée de huit colonnes, qui conduit à Charlottenbourg. Ce parc est magnifique, plus grand que le Prater et le Casino de Florence. On s'y promène à pied, à cheval et en voiture. En allant à cette belle promenade, on peut voir une charmante maison de plaisance du prince Ferdinand, qui se nomme Belle-Vue.

Charlottenbourg est un village à trois quarts d'heure de chemin de Berlin. Le roi y possède un château superbe, dont les appartenons sont fort curieux. Quelques-uns sont modernes, d'autres gothiques, chinois, japonais, et l'ordonnance de tous est de très bon goût. Le théâtre a quatre-vingt-trois pieds de profondeur. Il s'y trouve aussi quelques tableaux remarquables, entre autres un de Charles Le Brun, qui représente une Vierge montant au ciel, dans lequel un des apôtres est le portrait du peintre.

J'ai admiré à Berlin une superbe collection de porcelaines. Le palais du roi renferme de fort beaux tableaux, un grand nombre de statues antiques, qui pour la plupart sont remarquables, et le lit de noce de plusieurs rois de Prusse. Mais ce qu'on y voit avec plus d'intérêt que toute autre chose, c'est la chambre du grand Frédéric. La mémoire de ce prince vous suit partout à Berlin et à Potsdam, où je suis allée aussi m'asseoir sur le banc où s'asseyait le grand capitaine. C'est de là qu'il jouissait de la plus belle vue du monde, en se livrant sans doute à ces hautes pensées qui importaient tant au sort de l'Europe.

Après avoir séjourné cinq jours à Berlin, je partis le 28 mai 1795 pour aller à Reinsberg, résidence du prince Henri, située à vingt lieues de la capitale. Nous fîmes cette route fort lentement, le chemin n'étant que sable. On côtoie plusieurs forêts et des plaines bien cultivées; en général, le Brandebourg a de belles campagnes jusqu'à Reinsberg. J'allais avoir la joie de retrouver la marquise de Sabran et le chevalier de Boufflers. C'était même sur une lettre que cette aimable femme m'avait adressée à Berlin, dans laquelle elle me disait que le prince Henri ne me pardonnerait point d'aller en Russie sans m'arrêter chez lui, que je m'étais décidée à ce petit voyage. J'eus tout lieu d'être persuadée que madame de Sabran m'avait dit vrai quand je vis le prince accourir au-devant de ma voiture pour me recevoir avec une bonté sans égale. Quoique je fusse en habit de voyage, il voulut me présenter aussitôt à ses parens et parentes (la famille Ferdinand), sans me donner le temps de faire ma toilette. Je crus m'apercevoir que les dames en étaient au moins étonnées; mais le bon prince se chargea de toutes les excuses, ce qui était d'autant plus juste, à dire vrai, qu'il était le seul coupable.

Le château est très bien situé, et divisé en deux parties, dont la famille Ferdinand habitait la plus grande. Le lendemain, le prince Henri me promena dans son parc, qui est immense et très beau. Par amour pour les braves guerriers qui combattaient avec lui dans la guerre de Sept-Ans, le prince y avait fait élever une énorme pyramide sur laquelle tous leurs noms sont inscrits. Un autre monument était un temple dédié à l'amitié, et couvert d'inscriptions en prose, aussi tristes qu'affectueuses, sur les amis qu'il avait perdus. Mais ce qui me toucha surtout, ce fut la vue d'une colonne, au bas de laquelle sont des vers en l'honneur du dévouement et de la mort généreuse de Malesherbes. Je n'aurais pas connu le coeur noble et bon du prince Henri, que ce trait me l'aurait fait connaître.

Le prince me fit faire aussi une charmante promenade sur son lac, au milieu duquel est une île qu'on prétend avoir été habitée par Rémus dont elle porte le nom.

La comtesse de Sabran, son fils et le chevalier de Boufflers étaient établis à Reinsberg; ils y sont encore restés très long-temps après mon départ. Le prince leur avait donné des terres, et le chevalier s'était fait cultivateur. On menait dans ce beau lieu la vie la plus douce et la plus agréable. Il y avait une troupe de comédiens français, qui appartenait au prince. On a donné pendant mon séjour quelques comédies assez bien jouées, et plusieurs concerts; car le maître avait conservé toute sa passion pour la musique.

Je ne puis dire combien j'étais triste de quitter cet excellent prince, que je ne devais, hélas! jamais revoir, et que je regretterai toute ma vie. L'accueil que j'en avais reçu, les bontés dont il m'avait comblée pendant mon séjour chez lui, tout me rendait cette séparation pénible. Ses attentions pour moi ne se ralentirent pas un instant, et dès que j'eus quitté Reinsberg, je fus touchée au dernier point, en découvrant la quantité de provisions qu'il avait fait mettre dans ma voiture, sachant que je ne trouverais rien jusqu'à Riga. On avait placé des comestibles et des bouteilles de vin dans les poches et dans les coffres; j'y trouvai de quoi nourrir tout un régiment prussien, et certes le bon prince dut être bien assuré que je ne mourrais pas d'inanition en route.

En quittant Reinsberg, nous prîmes le chemin de la Prusse qui conduit à Koenigsberg. Les petites villes que l'on trouve en route sont très bien bâties; la plupart des campagnes sont fertiles; mais ce chemin si sablonneux me donnait bien de l'ennui. Nous ne pouvions faire qu'une poste en sept heures, ce qui m'a obligée souvent à marcher la nuit. Avant d'arriver de Mariaverde à Koenigsberg, on voit la mer, et fort près du chemin, qui est très étroit, la Hafft. Je mis dix jours pour aller de Reinsberg à Koenigsberg, d'où je repartis aussitôt pour Memel. Loin de s'améliorer, la route devient alors plus affreuse. Jour et nuit nous marchions dans des sables horribles, côtoyant la Hafft de si près que la moitié de la voiture était penchée dans cette rivière. Enfin j'arrivai à Riga, et je m'y reposai plusieurs jours en attendant nos passeports pour Pétersbourg.




CHAPITRE XV.

Peterhoff.--Pétersbourg.--Le comte d'Esterhazy.--Czarskozelo.--La grande-duchesse Elizabeth, femme d'Alexandre.--Catherine II.--Le comte Strogonoff.--Kaminostroff.--Esprit hospitalier des Russes.




J'entrai à Pétersbourg le 25 juillet 1795, par le chemin de Peterhoff, qui m'avait donné une idée avantageuse de la ville; car ce chemin est bordé des deux côtés par de charmantes maisons de campagne, entourées de jardins du meilleur goût dans le genre anglais. Les habitans ont tiré parti du terrain, qui est très marécageux, pour orner ces jardins, où se trouvent des kiosques, de jolis ponts, etc., par des canaux et des petites rivières qui les traversent. Il est malheureux qu'une humidité effroyable vienne le soir désenchanter tout cela; même avant le coucher du soleil, il s'élève un tel brouillard que l'on se croit entouré d'une épaisse fumée presque noire.

Toute magnifique que je me représentais Pétersbourg, je fus ravie par l'aspect de ses monumens, de ses beaux hôtels et de ses larges rues, dont une, que l'on nomme la Perspective, a une lieue de long. La belle Néva, si claire, si limpide, traverse la ville chargée de vaisseaux et de barques, qui vont et viennent sans cesse, ce qui anime cette belle cité d'une manière charmante. Les quais de la Néva sont en granit, ainsi que ceux de plusieurs grands canaux que Catherine a fait creuser dans l'intérieur de la ville. D'un côté de la rivière se trouvent de superbes monumens, celui de l'Académie des arts, celui de l'Académie des sciences et beaucoup d'autres encore, qui se reflètent dans la Néva. On ne peut rien voir de plus beau, au clair de lune, que les masses de ces majestueux édifices, qui ressemblent à des temples antiques. En tout, Pétersbourg me transportait au temps d'Agamemnon, tant par le grandiose de ses monumens que par le costume du peuple, qui rappelle celui de l'ancien âge.

Quoique j'aie parlé plus haut du clair de lune, ce n'est pas qu'à l'époque de mon arrivée il me fût possible d'en jouir; car au mois de juillet on n'a pas à Pétersbourg une heure de nuit; le soleil se couche vers dix heures et demie du soir; la brune dure jusqu'au crépuscule, qui commence vers minuit et demi, en sorte que l'on y voit toujours clair, et j'ai souvent soupé à onze heures avec le jour.

Mon premier soin fut de me reposer; car depuis Riga les chemins avaient été ce qu'on imagine de plus effroyables 20; de grosses pierres posées les unes sur les autres nous donnaient à chaque pas des secousses d'autant plus violentes, que ma voiture était une des plus rudes du monde, et les auberges étant trop mauvaises sur cette route pour qu'il fût possible de s'y arrêter, nous avions marché de cahot en cahot jusqu'à Pétersbourg sans prendre de repos.

J'étais bien loin de me sentir remise de toutes mes fatigues, car je n'habitais Pétersbourg que depuis vingt-quatre heures, lorsqu'on m'annonça l'ambassadeur de France, le comte d'Esterhazy. Il me dit qu'il allait informer tout de suite l'impératrice de mon arrivée, et prendre en même temps ses ordres pour ma présentation. Un instant après, je reçus la visite du comte de Choiseul-Gouffier. Tout en causant avec lui, je lui témoignai le bonheur que j'aurais à voir cette grande Catherine; mais je ne lui dissimulai pas la peur et l'embarras que j'éprouverais lorsque je serais présentée à cette princesse si imposante. «Rassurez-vous, me répondit-il; lorsque vous verrez l'impératrice, vous serez étonnée de son air de bonhomie; car, ajouta-t-il, c'est vraiment une bonne femme.»

J'avoue que cette expression me surprit; je ne pouvais croire à sa justesse, d'après ce que j'avais entendu dire jusqu'alors. Il est vrai que le prince de Ligne, en nous faisant avec tant de charme la narration de son voyage en Crimée, nous avait conté plusieurs choses qui prouvaient que cette grande princesse avait autant de grâce que de simplicité dans ses manières; mais une bonne femme, on en conviendra, n'était pas le mot propre.

Quoi qu'il en soit, le soir même, M. d'Esterhazy, en revenant de Czarskozelo, où l'impératrice était établie, vint me prévenir que Sa Majesté me recevrait le lendemain à une heure. Une présentation aussi prompte, que je n'avais pas espérée, me jeta dans un extrême embarras; je n'avais que des robes de mousseline très simples, n'en portant point d'autres habituellement, et il était impossible de faire faire une robe parée du jour au lendemain. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il viendrait me prendre à dix heures précises, pour me mener déjeuner avec sa femme, qui habitait aussi Czarskozelo, en sorte que, lorsqu'il arriva à l'heure indiquée, je partis assez inquiète de ma toilette, qui vraiment n'était pas une toilette de cour. En entrant chez madame d'Esterhazy, en effet, je remarquai bien son étonnement. Toute sa politesse ne put l'empêcher de me dire: «Madame, est-ce que vous n'avez pas apporté une autre robe?» Je devins cramoisie, et j'expliquai comment le temps m'avait manqué pour me faire faire une robe plus convenable. Son air mécontent de moi redoubla mon anxiété, au point que j'eus besoin de m'armer de tout mon courage quand le moment d'aller chez l'impératrice arriva.

M. d'Esterhazy me donnait le bras, et nous traversions une partie du parc, lorsqu'à la fenêtre d'un rez-de-chaussée j'aperçus une jeune personne qui arrosait un pot d'oeillets. Elle avait dix-sept ans au plus; ses traits étaient fins et réguliers, et son ovale parfait; son beau teint n'était pas animé, mais d'une pâleur tout-à-fait en harmonie avec l'expression de son visage, dont la douceur était angélique. Ses cheveux blond cendré flottaient sur son cou, sur son front. Elle était vêtue d'une tunique blanche, attachée par une ceinture nouée négligemment autour d'une taille fine et souple comme celle d'une nymphe. Telle que je viens de la peindre, elle se détachait sur le fond de son appartement, orné de colonnes, et drapé en gaze rose et argent, d'une manière si ravissante que je m'écriai: C'est Psyché! C'était la princesse Élizabeth, femme d'Alexandre. Elle m'adressa la parole, et me retint assez long-temps pour me dire mille choses flatteuses; puis elle ajouta:--«Il y a bien long-temps, madame, que nous vous désirions ici, au point que j'ai rêvé souvent que vous y étiez arrivée.» Je la quittai à regret, et j'ai toujours conservé le souvenir de cette charmante apparition.

J'arrivai chez l'impératrice un peu tremblante, et me voilà tête à tête avec l'autocrate de toutes les Russies. M. d'Esterhazy m'avait dit qu'il fallait lui baiser la main, et conséquemment à cet usage elle avait ôté un de ses gants, ce qui aurait dû me le rappeler; mais je l'oubliai complètement. Il est vrai que l'aspect de cette femme si célèbre me faisait une telle impression, qu'il m'était impossible de songer à autre chose qu'à la contempler. J'étais d'abord extrêmement étonnée de la trouver très petite; je me l'étais figurée d'une grandeur prodigieuse, aussi haute que sa renommée. Elle était fort grasse, mais elle avait encore un beau visage, que ses cheveux blancs et relevés encadraient à merveille. Le génie paraissait siéger sur son front large et très élevé. Ses yeux étaient doux et fins, son nez tout-à-fait grec, son teint fort animé, et sa physionomie très mobile.

Elle me dit aussitôt avec un son de voix plein de douceur, un peu gras pourtant: «Je suis charmée, madame, de vous recevoir ici; votre réputation vous avait devancée. J'aime beaucoup les arts, et surtout la peinture. Je ne suis pas connaisseur, mais amateur.» Tout ce qu'elle ajouta pendant cet entretien, qui fut assez long, sur le désir qu'elle avait que je pusse me plaire assez en Russie pour y rester long-temps, portait le caractère d'une si grande bienveillance, que ma timidité disparut, et lorsque je pris congé, j'étais entièrement rassurée. Seulement je ne me pardonnais pas de n'avoir pas baisé sa main, qui était très belle et très blanche, d'autant plus que M. d'Esterhazy m'en fit des reproches. Quant à ma toilette, elle ne me parut pas y faire la moindre attention, ou peut-être était-elle moins difficile sous ce rapport que notre ambassadrice.

Je parcourus une partie des jardins de Czarskozelo, qui sont une vraie féerie. L'impératrice y avait une terrasse qui communiquait à ses appartemens, sur laquelle elle entretenait une grande quantité d'oiseaux; on me dit que tous les matins elle venait leur donner la béquée, et que c'était un de ses grands plaisirs.

Tout de suite après m'avoir reçue, Sa Majesté témoigna l'intention de me faire passer l'été dans cette belle campagne. Elle commanda aux maréchaux-des-logis (dont l'un était le vieux prince Bariatinski) de me donner un appartement dans le château, désirant m'avoir près d'elle afin de me voir peindre. Mais j'ai su depuis que ces Messieurs ne se soucièrent nullement de me placer aussi près de l'impératrice; et malgré ses ordres réitérés, ils soutinrent toujours qu'ils n'avaient aucun logement disponible. Ce qui me surprit au dernier point, lorsqu'on m'instruisit de ce détail, c'est qu'on me dit que ces courtisans, me croyant du parti du comte d'Artois, craignaient que je ne fusse venue pour faire remplacer M. d'Esterhazy par un autre ambassadeur. Il est vraisemblable que M. d'Esterhazy s'entendait de tout cela avec eux; mais certes, il fallait bien peu me connaître pour ne pas savoir que j'étais trop occupée de mon art pour pouvoir donner du temps à des affaires politiques, lors même que je n'aurais pas eu l'aversion que j'ai toujours ressentie pour tout ce qui ressemble à l'intrigue. Au reste, à part l'honneur de me trouver logée chez la souveraine, et le plaisir d'habiter un aussi beau lieu, tout était gêne et contrariété pour moi dans un établissement à Czarskozelo. J'ai toujours eu le plus grand besoin de jouir de ma liberté, et, pour vivre selon mon goût, j'aimais infiniment mieux loger chez moi.

L'accueil que je recevais en Russie, d'ailleurs, était bien fait pour me consoler d'une petite tracasserie de cour. Je ne saurais dire avec quel empressement, avec quelle bienveillance affectueuse, un étranger se voit recherché dans ce pays, surtout s'il possède quelque talent. Mes lettres de recommandation me devinrent tout-à-fait inutiles; non seulement je fus aussitôt invitée à passer ma vie dans les meilleures et les plus agréables maisons, mais je retrouvais à Pétersbourg plusieurs anciennes connaissances, et même d'anciens amis. D'abord le comte de Strogonoff, véritable amateur des arts, dont j'avais fait le portrait à Paris, dans ma très grande jeunesse. Nous nous revîmes tous deux avec un plaisir extrême. Il possédait à Pétersbourg une superbe collection de tableaux, et près de la ville, à Kaminostroff, un charmant cazin à l'italienne, où il donnait tous les dimanches un grand dîner. Il vint me chercher pour m'y conduire, et je fus enchantée de cette habitation: le cazin donnait sur le grand chemin, et des fenêtres on voyait la Néva. Le jardin, dont on n'apercevait pas les limites, était dans le genre anglais. Une quantité de barques arrivaient de tout côté, amenant du monde qui descendait chez le comte Strogonoff; car beaucoup de personnes, qui n'étaient point du dîner, venaient se promener dans le parc. Le comte permettait aussi à des marchands de s'y installer avec leurs boutiques, ce qui animait ce beau lieu par une foire amusante, attendu que les costumes des divers pays voisins étaient pittoresques et variés.

Vers les trois heures, nous montâmes sur une terrasse couverte et entourée de colonnes, où le jour arrivait de toute part. D'un côté, nous jouissions de la vue du parc, et de l'autre, de celle de la Néva, chargée de mille barques plus ou moins élégantes. Il faisait le plus beau temps du monde; car l'été est superbe en Russie, où souvent au mois de juillet j'ai eu plus chaud qu'en Italie. Nous dînâmes sur cette même terrasse, et le dîner fut splendide, au point que l'on nous servit au dessert des fruits magnifiques et d'excellens melons, ce qui me parut devoir être un grand luxe. Dès que nous fûmes à table, une musique d'instrumens à vent délicieuse se fit entendre. Elle exécuta surtout l'ouverture d'Iphigénie d'une manière ravissante. Aussi fus-je bien surprise quand le comte Strogonoff me dit que chacun des musiciens ne donnait qu'une note; il m'était impossible de concevoir comment tous ces sons particuliers arrivaient à former un ensemble vraiment parfait, et comment l'expression pouvait naître d'une exécution aussi machinale.

Après le dîner, nous fîmes une promenade charmante dans le parc; puis, vers le soir, nous remontâmes sur la terrasse d'où nous vîmes tirer, dès que la nuit fut venue, un très beau feu d'artifice que le comte avait fait préparer. Ce feu, répété dans les eaux de la Néva, était d'un effet magique. Enfin, pour terminer les plaisirs de cette journée, arrivèrent, dans deux petits bateaux très étroits, des Indiens qui se mirent à danser devant nous. Cette danse consistait à faire de si légers mouvemens sans bouger de place, qu'elle nous divertit beaucoup.

La maison du comte de Strogonoff était bien loin d'être la seule qui fût tenue avec autant de magnificence. À Pétersbourg comme à Moscou, une foule de seigneurs qui possèdent des fortunes colossales, se plaisent à tenir table ouverte, au point qu'un étranger connu, ou bien recommandé, n'a jamais besoin d'avoir recours au restaurateur 21. Il trouve partout un dîner, un souper, il n'a que l'embarras du choix. J'ai eu toute la peine possible à me dispenser d'aller souvent dîner en ville; mes séances, et le besoin que j'ai de dormir en sortant de table, pouvaient seuls me faire pardonner mes refus, tant les Russes sont enchantés que l'on vienne dîner chez eux.

Ce caractère hospitalier existe aussi dans l'intérieur de la Russie où la civilisation moderne n'a point encore pénétré. Lorsque les seigneurs russes vont visiter leurs terres, qui généralement sont situées à de grandes distances de la capitale, ils s'arrêtent en chemin dans les châteaux de leurs compatriotes, où, sans être connus personnellement du maître de la maison, eux, leurs gens et leurs bêtes sont reçus et traités à merveille, quand ils devraient y rester un mois. De plus, j'ai vu un voyageur qui venait de parcourir ce vaste pays avec deux de ses amis. Tous les trois avaient traversé les provinces les plus reculées ainsi qu'on aurait pu le faire dans l'âge d'or, au temps des patriarches. Partout on les avait logés et nourris avec tant de bonté que leur bourse était devenue inutile. Ils ne parvenaient seulement pas à faire accepter le pour-boire aux gens qui les avaient servis et qui avaient soigné leurs chevaux. Leurs hôtes, qui pour la plupart étaient des négocians ou des cultivateurs, s'étonnaient beaucoup de la vivacité de leurs remerciemens. «Si nous étions dans votre pays, disaient-ils, bien certainement vous en feriez autant pour nous.» Hélas!




CHAPITRE XVI.

Le comte de Cobentzel.--La princesse Dolgorouki.--Les tableaux vivans.--Potemkin.--Madame de With.--Je suis volée.--Doyen.--M. de L***.




Je profitais du reste de la belle saison pour courir un peu les campagnes; car l'été finit en Russie au mois d'août et il n'y a point d'automne. J'allais souvent me promener à Czarkozelo, dont le parc, bordé par la mer, est une des belles choses qu'on puisse voir. Il est rempli de monumens que l'impératrice appelait ses caprices. On y voit un superbe pont de marbre dans le style du Palladio; des bains turcs, trophées des victoires de Romazoff et d'Orloff; un temple à trente-deux colonnes, puis la colonnade et le grand escalier d'Hercule. Ce parc a des allées d'arbres superbes. En face du château est un long et large gazon au bout duquel se trouve une cerisaie où je me souviens d'avoir mangé des cerises excellentes.

Le comte de Cobentzel désirait beaucoup me faire faire connaissance avec une femme dont j'avais entendu vanter l'esprit et la beauté, la princesse Dolgorouki. Je reçus d'elle un billet d'invitation pour aller dîner à Alexandrowski où elle avait une maison de campagne, et le comte vint me prendre pour m'y conduire avec ma fille. Cette maison fort grande était meublée sans aucune recherche; mais la rivière terminait le jardin, et c'était un grand plaisir pour moi que la vue de ce passage continuel de barques, dans lesquelles les rameurs chantaient en choeur. Les chants du peuple russe ont une originalité un peu barbare; mais ils sont mélancoliques et mélodieux.

La beauté de la princesse Dolgorouki me frappa. Ses traits avaient tout le caractère grec mêlé de quelque chose de juif, surtout de profil. Ses longs cheveux châtain foncé, relevés négligemment, tombaient sur ses épaules; sa taille était admirable, et foute sa personne avait à la fois de la noblesse et de la grâce sans aucune affectation. Elle me reçût avec tant d'amabilité et de distinction, que je cédai volontiers à la demande qu'elle me fit de rester huit jours chez elle. L'aimable princesse Kourakin, avec qui je fis connaissance alors, était établie dans cette maison, où ces deux dames et le comte de Cobentzel faisaient ménage commun. La société était fort nombreuse, et personne ne songeait à autre chose qu'à s'amuser. Après dîner nous faisions des promenades charmantes dans des barques fort élégantes, ornées de rideaux de velours cramoisi à crépines d'or. Des musiciens nous devançaient dans une barque plus simple, nous charmant par leur chant, car ce chant était toujours d'une justesse parfaite, même dans les sons les plus élevés. Le jour de mon arrivée nous eûmes de la musique le soir, et le lendemain un spectacle charmant. On donna le Souterrain de Dalayrac. La princesse Dolgorouki jouait le rôle de Camille; le jeune de la Ribaussière 22 celui de l'enfant, et le comte de Cobentzel celui du jardinier. Je me souviens que pendant la représentation, un courrier arriva de Vienne, chargé de dépêches pour le comte, qui était ambassadeur d'Autriche à Pétersbourg, et qu'à la vue d'un homme costumé en jardinier, il ne voulait pas lui remettre ses dépêches, ce qui éleva dans la coulisse une contestation fort plaisante.

Le petit théâtre était charmant, je voulus en profiter pour composer des tableaux vivans. Il nous arrivait sans cesse du monde de Pétersbourg; je choisissais mes personnages entre les plus beaux hommes et les plus belles femmes, et je les costumais en les drapant avec des schals de cachemire que nous avions à profusion. Je préférais les sujets graves ou ceux de la Bible à tout autre. Je représentai aussi de souvenir plusieurs tableaux connus, tels que la famille de Darius, qui réussit à merveille; mais celui qui obtint le plus grand succès fut celui d'Achille à la cour de Lycomède; je me chargeai du personnage d'Achille, car le plus souvent je m'habillais de manière qu'un casque et un bouclier suffirent pour me composer un costume fort exact. Les tableaux vivans amusaient extrêmement la société. L'hiver suivant ils servirent à varier les divertissemens du soir dans les salons de Pétersbourg. Chacun voulait s'y trouver placé, et je me voyais forcée de contrarier quelques dames qui désiraient beaucoup être en exhibition.

Au bout de huit jours qui ne m'avaient paru qu'un moment, il me fallut, à mon grand regret, quitter la maison de la très aimable princesse Dolgorouki; car j'avais pris une foule d'engagemens pour des portraits à faire. Toutefois, je venais de former à Alexandrowski plusieurs liaisons qui me furent infiniment agréables pendant tout mon séjour en Russie.

Le comte de Cobentzel était passionnément amoureux de la princesse Dolgorouki, sans qu'elle répondît le moins du monde à son amour; mais l'insouciance avec laquelle elle recevait ses soins ne parvenait point à l'éloigner, et, comme dit une chanson, il préférait ses rigueurs à toutes les faveurs des autres femmes. Ne pouvant espérer d'autre bonheur que celui de la voir, il voulait au moins jouir de celui-là dans toute sa latitude: soit à la campagne, soit à la ville, il ne la quittait jamais. Dès que ses dépêches, qu'il faisait avec une grande facilité, étaient expédiées, il volait chez elle, et s'était complètement fait son esclave. On le voyait courir au moindre mot, au moindre geste de sa divinité. Voulait-on jouer la comédie, il prenait le rôle qu'elle lui donnait, même lorsque ce rôle ne convenait point du tout à son physique. Car le comte de Cobentzel, qui paraissait avoir cinquante ans, était fort laid et louchait horriblement. Il était assez grand, mais très gros, ce qui ne l'empêchait pas d'être fort actif, surtout lorsqu'il s'agissait d'exécuter les ordres de sa bien-aimée princesse. Au reste il avait de l'esprit, il était habile; sa conversation était animée par mille anecdotes qu'il racontait à merveille, et je l'ai toujours connu pour le meilleur et le plus obligeant des hommes.

Ce qui pouvait donner à la princesse Dolgorouki de l'indifférence pour les soins de M. de Cobentzel comme pour ceux de beaucoup d'autres adorateurs, c'est qu'elle en avait reçu de si brillans, que les souverains les plus épris d'une femme n'en avaient jamais rendu de pareils. Le fameux Potemkin, celui qui voulait que l'on rayât le mot impossible de la grammaire, l'avait aimée passionnément, et la magnificence avec laquelle il lui témoignait son amour surpasse tout ce que nous lisons dans les Mille et une Nuits. Lorsqu'en 1791, après avoir fait son voyage en Crimée, l'Impératrice retourna à Pétersbourg, le prince Potemkin resta pour commander l'armée où plusieurs généraux avaient amené leurs femmes. Ce fut alors qu'il eut occasion de connaître la princesse Dolgorouki. Elle se nommait aussi Catherine, et le jour de cette fête arrivé, le prince donna un grand dîner, soi-disant en l'honneur de l'Impératrice. Il avait placé la princesse à table à côté de lui. Au dessert on apporta des coupes de cristal remplies de diamans que l'on servit aux dames à pleines cuillerées. La reine du festin paraissant remarquer cette magnificence:--«Puisque c'est vous que je fête, lui dit-il tout bas, comment vous étonnez-vous de quelque chose?» Rien ne lui coûtait pour satisfaire un désir, un caprice de cette femme adorée. Ayant appris qu'elle manquait de souliers de bal, qu'habituellement elle faisait venir de France, Potemkin fit partir pour Paris un exprès, qui courut jour et nuit et rapporta des souliers. Une chose qui était bien connue aussi de tout Pétersbourg, c'est que, pour offrir à la princesse Dolgorouki un spectacle qu'elle désirait voir, il avait fait donner l'assaut à la forteresse d'Otshakoff plus tôt qu'il n'était convenu, et peut-être qu'il n'était prudent de le faire.

Lorsque j'arrivai à Pétersbourg il y avait déjà plusieurs années que le prince Potemkin était mort; mais on y parlait encore de lui comme d'un enchanteur. On peut prendre une idée de ce qu'il avait d'extraordinaire et de grandiose dans l'imagination, en lisant ce qu'ont écrit le prince de Ligne et le comte de Ségur du voyage qu'il fit faire à l'impératrice en Crimée. Ces palais, ces villages en bois, bâtis sur toute la route comme par un coup de baguette; cette immense forêt qu'il brûle pour donner un feu d'artifice à Sa Majesté, tout ce voyage enfin, a quelque chose de fantastique. Sa nièce, la comtesse Scawronski, me disait à Vienne: «Si mon oncle vous avait connue, il vous aurait comblée d'honneurs et de richesses.» Il est certain qu'en toute occasion cet homme si célèbre se montrait généreux jusqu'à la prodigalité, magnifique jusqu'à la folie. Tous ses goûts étaient dispendieux, toutes ses habitudes royales, au point qu'ayant possédé une fortune qui dépassait celle de certains souverains, le prince de Ligne m'a dit l'avoir vu quelquefois sans argent.

La faveur, la puissance, avaient habitué le prince Potemkin à satisfaire aussitôt ses plus légères volontés. On cite un trait qui le prouve admirablement. Comme on parlait un jour chez lui de la grandeur d'un de ses aides-de-camp, il dit qu'un officier de l'armée russe, qu'il nomma, était encore d'une plus haute taille. Tous ceux qui connaissaient cet officier n'en étant pas convenus, il fit partir aussitôt un exprès avec ordre d'amener ce militaire, qui se trouvait alors à huit cents lieues de là. Lorsque celui-ci apprit qu'on venait le chercher de la part du prince, sa joie fut extrême; car il se persuada qu'il venait d'être nommé à quelque grade supérieur. On peut donc imaginer son désappointement, quand à son arrivée au camp, on le fit se mesurer avec l'aide-de-camp de Potemkin, après quoi il fallut s'en retourner bien tristement, le tout n'ayant d'autre résultat pour lui que la fatigue d'un aussi long voyage.

On sent bien que l'homme qu'une si longue faveur avait accoutumé pour ainsi dire à régner à côté de la souveraine, ne pouvait survivre à la pensée d'une disgrâce. Lorsqu'on lui écrivit que le nouveau favori (le jeune Platon Zouboff) paraissait prendre un empire absolu sur l'esprit de l'impératrice, il se hâta de quitter l'armée pour voler à Pétersbourg. Comme il y arrivait, Catherine venait d'envoyer au prince Repnin, qui le remplaçait dans le commandement des troupes, l'ordre de traiter de la paix, à laquelle Potemkin s'était toujours opposé. Irrité autant qu'on peut l'être, il repart à l'instant dans l'espoir d'arrêter la signature; mais c'est pour apprendre à Passy que la paix était conclue. Cette nouvelle lui porta le coup fatal; déjà souffrant, il tomba mortellement malade, ce qui ne l'empêcha pas de se remettre aussitôt en route pour Pétersbourg. En peu d'heures, son mal fit de tels progrès, qu'il lui devint impossible de supporter le mouvement de la voiture; on l'étendit sur un pré, couvert de son manteau, et là, Potemkin rendit le dernier soupir, le 15 octobre 1791, dans les bras de la comtesse Branitska, sa nièce. Je n'ai jamais oublié qu'un jour, que je demandais à une vieille princesse Galitzin, qui parlait fort mal français, comment était mort cet homme si célèbre. Elle me répondit: «Hélas, ma chère! ce grand prince qui avait tant de diamans, tant d'or, est mort sur l'herbette.»

La princesse Dolgorouki n'a pas été la seule beauté dont le prince se soit montré épris. On l'a vu aussi éperduement amoureux d'une charmante Polonaise, nommée d'abord madame de With, et mariée depuis à un Potoski, pour laquelle il déploya de même tout ce que la galanterie a de plus recherché. Entre plusieurs traits de magnificence, on cite que, voulant lui faire accepter un cachemire de fort grand prix, il imagina de donner une fête où se trouvaient deux cents femmes, et fit tirer après le dîner une loterie à laquelle toutes ces dames gagnèrent chacune un cachemire, trop heureux qu'il était de faire tomber à ce prix le plus beau shall dans les mains de la plus belle. Long-temps avant cette époque, j'avais vu madame de With à Paris, elle était alors extrêmement jeune et aussi jolie qu'on puisse l'être, mais passablement vaine de sa charmante figure. J'ai entendu conter que, comme on lui parlait sans cesse de ses beaux yeux, quelqu'un s'informant de sa santé, un jour qu'ils étaient un peu enflammés, elle répondit naïvement: «J'ai mal à mes beaux yeux.» Il est possible, à la vérité, qu'elle ne sut pas très bien notre langue, quoique en général toutes les Polonaises parlent le français à merveille, et même sans aucun accent.

Sous le rapport de la fortune, les premiers temps de mon séjour en Russie ne furent point heureux pour moi. On peut en prendre une idée par la copie d'une lettre que j'écrivais à madame Vigée, ma belle-soeur, moins de deux mois après mon arrivée.

Pétersbourg, ce 10 septembre.

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