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Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome troisième

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome troisième

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Title: Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome troisième

Author: Louise-Elisabeth Vigée-Lebrun

Release date: October 24, 2007 [eBook #23158]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier, Rénald Lévesque
(HTML version) and the Online Distributed Proofreaders
Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced
from images generously made available by the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS DE MADAME LOUISE-ÉLISABETH VIGÉE-LEBRUN, TOME TROISIÈME ***






SOUVENIRS

DE

MADAME LOUISE-ÉLISABETH

VIGÉE-LEBRUN,

DE L'ACADÉMIE ROYALE DE PARIS,
DE ROUEN, DE SAINT-LUC DE ROME ET D'ARCADIE,
DE PARME ET DE BOLOGNE,
DE SAINT-PÉTERSBOURG, DE BERLIN, DE GENÈVE ET AVIGNON.



En écrivant mes Souvenirs, je me rappellerai
le temps passé, qui doublera pour ainsi
dire mon existence.

J.-J. Rousseau.


TOME TROISIÈME


PARIS,

LIBRAIRIE DE H. FOURNIER,

RUE DE SEINE, 14 BIS.

1835.





CHAPITRE Ier.

Paul Ier.--Son caractère.--Incendie à Pergola.--Frogères.
M. d'Autichamp, Koutaisoff, madame Chevalier.




Paul était né le 1er octobre 1754, et monta sur le trône le 12 octobre 1796. Ce que j'ai déjà raconté des funérailles de Catherine prouve assez que le nouvel empereur ne partageait point les regrets de la nation, et de plus, on sait qu'il décora du cordon de Saint-André Nicolas Zouboff, qui lui apporta la nouvelle de la mort de sa mère.

Paul avait beaucoup d'esprit, d'instruction et d'activité; mais la bizarrerie de son caractère allait jusqu'à la folie. Chez ce malheureux prince des mouvemens de bonté d'ame succédaient souvent à des mouvemens de férocité, et sa bienveillance ou sa colère, sa faveur ou son ressentiment n'étaient jamais que l'effet d'un caprice. Son premier soin, dès qu'il fut monté sur le trône, fut d'exiler Platon Zouboff en Sibérie, en lui confisquant la plus grande partie de sa fortune. Fort peu de temps après, il le rappela, lui rendit tous ses biens, et toute la cour le vit un jour présenter cet ex-favori aux ambassadeurs de Géorgie avec la plus grande bienveillance, et le combler de bontés.

Un soir, je me trouvai à un bal qui se donnait à la cour. Tout le monde, à l'exception de l'empereur, était masqué, et les hommes et les femmes en dominos noirs. Il se fit un encombrement à une porte qui donnait d'un salon dans un autre; un jeune homme pressé de passer, coudoya fortement une femme, qui se mit à pousser des cris. Paul se retournant aussitôt vers un de ses aides-de-camp: «Allez, dit-il, conduire ce monsieur à la forteresse, et vous reviendrez m'assurer qu'il y est bien enfermé.» L'aide-de-camp ne tarda pas à revenir dire qu'il avait exécuté cet ordre. «Mais, ajouta-t-il, Votre Majesté saura que ce jeune homme a la vue excessivement basse: en voici la preuve;» et il montra les lunettes du prisonnier, qu'il avait apportées. Paul, après avoir essayé les lunettes, pour se convaincre de la vérité du fait, dit vivement: «Courez vite le chercher, et menez-le chez ses parens; je ne me coucherai pas que vous ne soyez venu me dire qu'il est retourné chez lui.»

La plus légère infraction aux ordres de Paul était punie de l'exil en Sibérie, ou pour le moins de la prison, en sorte que, ne pouvant prévoir où vous conduirait la folie jointe à l'arbitraire, on vivait dans des transes perpétuelles. On en vint bientôt à ne plus oser recevoir du monde chez soi; si l'on recevait quelques amis, on avait grand soin de fermer les volets, et pour les jours de bal, il était convenu que l'on renverrait les voitures. Tout le monde était surveillé pour ses paroles et pour ses actions, au point que j'entendais dire qu'il n'existait pas une société qui n'eût son espion. On s'abstenait le plus souvent de parler de l'empereur, mais je me souviens qu'un jour, étant arrivée dans un très petit comité, une dame qui ne me connaissait pas et qui venait de s'enhardir sur ce sujet, s'arrêta tout court en me voyant entrer. La comtesse Golowin fut obligée de lui dire, pour qu'elle continuât sa conversation: «Vous pouvez parler sans crainte, c'est madame Lebrun.» Tout cela paraissait bien dur, après avoir vécu sous Catherine, qui laissait jouir chacun de la plus entière liberté, sans jamais, il est vrai, en prononcer le mot.

Il serait trop long de raconter sur combien de choses futiles Paul exerçait sa tyrannie. Il avait ordonné, par exemple, que tout le monde saluât son château, même lorsqu'il en était absent. Il avait défendu de porter des chapeaux ronds, qu'il regardait comme un signé de jacobinisme. Des hommes de police avec leur canne faisaient sauter à terre tous ceux qu'ils rencontraient, au grand dépit des personnes que leur ignorance exposait à se faire décoiffer ainsi. En revanche, tout le monde était contraint de porter de la poudre. Dans le temps que parut cette ordonnance, je faisais le portrait du jeune prince Bariatinski, et comme je l'avais prié de ne pas me venir poudré, il y avait consenti. Je le vis arriver un jour, pâle comme la mort. «Qu'avez-vous donc? lui dis-je.--Je viens de rencontrer l'empereur en venant chez vous, me répondit-il encore tout tremblant; je n'ai eu que le temps de me jeter sous une porte cochère, mais j'ai une peur affreuse qu'il ne m'ait aperçu.» Cette terreur du prince Bariatinski n'avait rien de surprenant; elle atteignait les personnes de toutes les classes; car aucun habitant de Pétersbourg n'était sûr le matin de coucher le soir dans son lit. Pour mon compte, je puis dire avoir éprouvé, sous le règne de Paul, la plus effroyable peur que j'aie ressentie de mes jours. J'étais allée à Pergola 1, où je voulais passer la journée, et j'avais avec moi M. de Rivière, mon cocher, et Pierre, mon bon domestique russe. Tandis que M. de Rivière se promenait, avec son fusil, pour tuer des oiseaux ou des lapins (auxquels par parenthèse il ne faisait jamais grand mal), je restais sur les bords du lac, quand, tout à coup, je vis le feu que l'on avait allumé pour faire cuire notre dîner, se communiquer aux sapins, et se propager avec une grande rapidité. Les sapins se touchaient, Pergola n'est pas loin de Pétersbourg!... Je me mis à pousser des cris horribles, en rappelant M. de Rivière, et, la frayeur aidant, tous quatre réunis, nous parvînmes à étouffer l'incendie, non sans nous brûler cruellement les mains; mais nous pensions à l'empereur, à la Sibérie, et l'on peut juger que cela nous donnait du courage!

Je ne saurais m'expliquer la terreur que m'inspirait Paul, qu'en me rappelant combien cette terreur était générale; car je dois avouer qu'il ne s'est jamais montré pour moi que bienveillant et poli. Lorsque je le vis pour la première fois à Pétersbourg, il se souvint de la manière la plus aimable que je lui avais été présentée à Paris, lorsqu'il y vint sous le nom de comte du Nord. J'étais bien jeune alors, et tant d'années s'étaient passées depuis, que je l'avais oublié; mais les princes en général sont doués de la mémoire des personnes et des noms; c'est pour eux une grâce d'état. Parmi tant d'ordonnances bizarres qui ont signalé son règne, une, à laquelle il était fort pénible de se soumettre, obligeait les femmes comme les hommes à descendre de voiture sur le passage de l'empereur. Or, il faut ajouter qu'il était très fréquent que l'on rencontrât Paul dans les rues de Pétersbourg, attendu qu'il les parcourait sans cesse, quelquefois à cheval, avec fort peu de suite, et souvent en traîneau sans être escorté et sans aucun signe qui pût le faire reconnaître. Il ne fallait pas moins se soumettre à l'ordre, sous peine de courir les plus grands risques, et l'on conviendra qu'il était cruel par le froid le plus rigoureux de se mettre tout à coup les pieds dans la neige. Un jour que je me trouvai sur sa route, mon cocher ne l'ayant pas vu venir de loin, je n'eus que le temps de crier: «Arrêtez! c'est l'empereur!» mais comme, on m'ouvrait la portière et que j'allais descendre, lui-même sortit de son traîneau et se précipita pour m'en empêcher, disant de l'air le plus gracieux que son ordre ne regardait pas les étrangères, et surtout madame Lebrun.

Ce qui peut expliquer comment les meilleurs caprices de Paul ne rassuraient point pour l'avenir, c'est qu'aucun homme n'était plus inconstant dans ses goûts et dans ses affections. Au commencement de son règne, par exemple, il avait Bonaparte en horreur; plus tard, il l'avait pris en si grande tendresse, que le portrait du héros français était dans son sanctuaire et qu'il le montrait à tout le monde. Sa disgrâce ou sa faveur n'offrait rien de durable; le comte Strogonoff est, je crois, la seule personne qu'il n'ait point cessé d'aimer et d'estimer. On ne lui connaissait point de favoris parmi les seigneurs de la cour; mais il se plaisait beaucoup avec un acteur français nommé Frogères, qui n'était point sans talens, et qui avait de l'esprit. Frogères entrait à toute heure, dans le cabinet de l'empereur, sans être annoncé; on les voyait souvent se promener tous deux, dans les jardins, bras dessus bras dessous, causant de littérature française, que Paul aimait beaucoup, principalement notre théâtre. Cet acteur était souvent admis aux petites réunions de la cour, et comme il portait à un haut degré le talent de mystificateur, il se permettait avec les plus grands seigneurs des mystifications qui amusaient beaucoup l'empereur, mais qui, vraisemblablement, amusaient fort peu ceux qui s'en trouvaient l'objet. Les grands-ducs eux-mêmes n'étaient pas à l'abri des mauvaises plaisanteries de Frogères; aussi, après la mort de Paul, n'avait-il plus osé reparaître au palais. L'empereur Alexandre, se promenant seul un jour dans les rues de Moscou, le rencontre et l'appelle. «Pourquoi donc n'êtes-vous pas venu me voir, Frogères? lui dit-il, d'un air affable.--Sire, répondit Frogères délivré de ses craintes, je ne savais pas l'adresse de Votre Majesté.» L'empereur rit beaucoup de cette bouffonnerie, et fit payer avec munificence à l'acteur français un reste d'appointemens que le pauvre homme jusqu'alors n'avait pas osé demander.

Après avoir vécu long-temps près de Paul, il était naturel en effet que Frogères redoutât le ressentiment d'un souverain; car Paul était vindicatif au point que l'on attribuait la plus grande partie de ses torts à sa haine pour la noblesse russe, dont il avait eu à se plaindre du vivant de Catherine. Il confondait dans cette haine les innocens avec les coupables, détestait tous les grands seigneurs, et se plaisait à humilier ceux qu'il n'exilait pas. Il montrait au contraire une grande bienveillance pour les étrangers, et surtout pour les Français, et je dois dire ici qu'on l'a toujours vu accueillir et traiter avec bonté tous les voyageurs et les émigrés qui venaient de France. Beaucoup de ces derniers ont reçu de lui de généreux secours. Je citerai entre autres le comte d'Autichamp qui, se trouvant à Pétersbourg sans aucunes ressources, avait imaginé de faire des sabots élastiques tout-à-fait jolis. J'en achetai une paire que je fis voir le soir même chez la princesse Dolgorouki à plusieurs femmes de la cour. Ils furent trouvés charmans, et cela, joint à l'intérêt qu'inspirait l'émigré, en fit commander aussitôt un grand nombre de paires. Les petits sabots ne tardèrent pas à arriver sous les yeux de l'empereur, qui, dès qu'il apprit le nom de l'ouvrier, le fit venir et lui donna une très belle place. Par malheur, c'était une place de confiance; les Russes s'en trouvèrent tellement offensés, que Paul ne put y laisser long-temps le comte d'Autichamp; mais il l'en dédommagea de manière à le mettre à l'abri du besoin.

Plusieurs faits de ce genre, que j'apprenais fréquemment, me rendaient, je l'avoue, plus indulgente pour l'empereur que ne pouvaient l'être les Russes, dont le repos était sans cesse troublé par les bizarres caprices d'un fou tout-puissant. Il serait difficile surtout de donner une idée des craintes, du mécontentement et des murmures secrets de cette cour, que j'avais vue naguère si calme et si joyeuse. On peut dire avec vérité que tant qu'a régné Paul, la terreur était à l'ordre du jour.

Comme on ne saurait tourmenter ses semblables sans être tourmenté soi-même, Paul était bien loin de vivre heureux. Il avait pour idée fixe qu'il mourrait assassiné, soit par le fer, soit par le poison, et ce fait, qui est certain, prouve encore combien il régnait d'incohérence dans toute la conduite de ce malheureux prince. Tandis qu'on le voyait parcourir seul les rues de Pétersbourg, à toute heure de jour et de nuit, il prenait la précaution de faire mettre un pot-au-feu dans sa chambre, et le reste de sa cuisine se faisait dans le plus secret intérieur de son appartement. Le tout était surveillé par son fidèle Koutaisoff, un valet de chambre de confiance qui l'avait suivi à Paris et ne quittait point sa personne. Ce Koutaisoff avait pour l'empereur un dévouement sans borne, que rien ne put jamais altérer, pas même la jalousie; car Paul lui joua le mauvais tour de lui enlever sa maîtresse, la plus jolie actrice du théâtre de Pétersbourg. Cette femme se nommait madame Chevalier. Elle jouait avec beaucoup de succès dans les opéras comiques. Sa figure et sa voix étaient charmantes, et elle chantait avec infiniment de grâce et d'expression. Koutaisoff l'aimait passionnément, lorsque l'empereur en devint amoureux; ce qui mit le pauvre homme dans un tel désespoir, qu'il en perdit presque la raison, et son service en souffrit, ainsi qu'on le verra plus tard, dans une terrible circonstance.

Paul était excessivement laid. Un nez camard et une fort grande bouche, garnie de dents très longues, le faisaient ressembler à une tête de mort. Ses yeux étaient plus qu'animés, quoique souvent son regard eût de la douceur. Il n'était ni gras ni maigre, ni grand ni petit; et bien que toute sa personne ne manquât point d'une sorte d'élégance, il faut avouer que son visage prêtait infiniment à la caricature. Aussi, quelque fût le danger qu'offrait un pareil passe-temps, il s'en fit un assez grand nombre. Une entre autres le représentait tenant un papier dans chacune de ses mains. Sur l'un on lisait: ordre; sur l'autre: contre-ordre, et sur son front: désordre. Rien qu'en parlant de cette caricature, j'éprouve encore un petit frémissement; car on sent bien qu'il y allait de la vie, non seulement pour celui qui l'avait faite, mais aussi pour tous ceux qui se l'étaient procurée.

Tout ce qu'on vient de lire n'empêchait point que Pétersbourg ne fût alors pour un artiste un séjour aussi utile qu'agréable. L'empereur Paul aimait et protégeait les arts. Grand amateur de la littérature française, il attirait et retenait par ses générosités les acteurs auxquels il devait le plaisir de voir représenter nos chefs-d'oeuvre, et l'on ne pouvait posséder un talent en musique ou en peinture sans être assuré de sa bienveillance. Doyen, l'ami de mon père, et le peintre d'histoire dont j'ai déjà parlé plusieurs fois, se vit distingué par Paul comme il l'avait été par Catherine. Quoique fort âgé alors, Doyen avait conservé une manière de vivre si simple et si frugale, qu'il n'avait accepté qu'une partie des offres généreuses de l'impératrice; l'empereur lui continua les mêmes bontés et lui commanda un plafond pour le nouveau palais de Saint-Michel qui n'était pas encore meublé. Le salon, dans lequel Doyen travaillait, était fort près de l'Ermitage; Paul et toute la cour le traversait pour aller à la messe, et il était fort rare qu'en revenant l'empereur ne s'arrêtât pas à causer plus ou moins de temps avec le peintre, d'une manière tout-à-fait aimable. Ceci me rappelle qu'un jour un des seigneurs qui le suivait s'approcha de Doyen et lui dit: «Me permettez-vous, Monsieur, de vous faire une légère observation: vous peignez les Heures qui dansent autour du char du Soleil; j'en vois une là, plus éloignée, qui est plus petite que les autres; cependant les heures sont toutes égales.--Monsieur, lui répondit Doyen avec un grand sang-froid, vous avez parfaitement raison, mais celle dont vous me parlez n'est qu'une demi-heure.» L'observateur fit un signe d'approbation, et s'éloigna très content de lui-même.

Je ne dois pas oublier de dire que l'empereur ayant voulu payer le prix du plafond avant qu'il fût terminé, remit à Doyen un billet de banque d'une somme considérable que je ne me rappelle plus; mais ce billet était enveloppé d'un papier sur lequel Paul avait écrit de sa main: Voici pour acheter des couleurs; quant à l'huile, il en reste encore beaucoup dans la lampe.

Si l'ancien ami de mon père était satisfait de son sort à Pétersbourg, je n'étais pas moins contente du mien. Je travaillais sans relâche depuis le matin jusqu'au soir. Le dimanche seulement, je perdais deux heures qu'il me fallait accorder aux personnes qui désiraient visiter mon atelier, au nombre desquelles se trouvèrent plusieurs fois les grands-ducs et les grandes-duchesses. Outre les tableaux dont j'ai déjà parlé, et les portraits qui se succédaient sans cesse, j'avais fait venir de Paris mon grand portrait de la reine Marie-Antoinette (celui dans lequel je l'ai peinte en robe de velours bleu), et l'intérêt général qu'il excitait, me procurait une douce jouissance. Le prince de Condé, alors à Pétersbourg, étant venu le voir, ne prononça pas une parole, il fondit en larmes.

Sous le rapport des agrémens de la société, Pétersbourg ne laissait rien à désirer. On aurait pu d'ailleurs se croire à Paris, tant il se trouvait de Français dans les réunions. C'est là que je revis le duc de Richelieu et le comte de Langeron; à la vérité ils ne séjournaient pas, le premier étant gouverneur d'Odessa, et le second toujours sur les chemins pour des inspections militaires; mais il n'en était pas de même d'une foule d'autres compatriotes. Par exemple, je liai connaissance avec l'aimable et bien bonne comtesse Ducrest de Villeneuve. Outre que cette jeune femme était très jolie et très bien faite, on remarquait en elle un charme qui tenait à son extrême bonté. Je la voyais fort souvent à Pétersbourg aussi bien qu'à Moscou, ce qui me rappelle qu'un jour, allant dîner chez elle, il m'arriva un accident, qui n'est pas rare en Russie, mais qui m'effraya extrêmement. M. Ducrest était venu me chercher en traîneau; il faisait tellement froid, que j'eus le front tout-à-fait gelé. Je m'écriais dans ma terreur: «Je ne pourrai plus penser! je ne pourrai plus peindre!» M. Ducrest se hâta de me faire entrer dans une boutique où l'on me frotta le front avec de la neige, et ce remède, que tous les Russes emploient en pareil cas, fit cesser aussitôt la cause de mon désespoir.

Mes amis français ne me faisaient pas négliger les habitans du pays qui me recevaient si bien, et chaque jour augmentait le cercle de mes relations avec les familles russes. Outre tant de personnes dont j'ai déjà parlé, je voyais souvent M. Dimidoff, le plus riche particulier de la Russie. Son père lui avait laissé en héritage des mines de fer et de mercure si productives, que les immenses fournitures qu'il faisait au gouvernement accroissaient sans cesse sa fortune. Son énorme richesse fut cause qu'on lui donna en mariage une demoiselle Strogonoff, issue d'une des plus nobles et des plus anciennes familles de la Russie. Leur union fut fort douce. Quoique sa femme eût du charme et de la grâce dans toute sa personne, il n'en fut, je crois, jamais amoureux, mais elle n'en vécut pas moins très heureuse avec lui. Ils n'ont laissé que deux fils, dont l'un vit le plus souvent à Paris, et, comme son père, est grand amateur de peinture.




CHAPITRE II.

Portrait de l'impératrice Marie.--Les grands-ducs.--Le
grand archimandrite.--Fête à Péterhoff.--Le roi de
Pologne.--Sa mort.--Joseph Poniatowski.




L'empereur m'avait commandé de faire le portrait de l'impératrice sa femme, que je représentai en pied, portant un costume de cour et une couronne de diamans sur la tête. Je n'aime point à peindre des diamans, le pinceau ne saurait en rendre l'éclat. Toutefois, en faisant pour fond un grand rideau de velours cramoisi, qui me donnait un ton vigoureux dont j'avais besoin pour faire ressortir la couronne, je parvins à la faire briller autant que possible. Lorsque je fis venir ce tableau chez moi pour terminer les accessoires, on voulut me prêter avec l'habit de cour tous les diamans qui l'ornaient; mais il y en avait pour une somme si considérable, que je refusai cette marque de confiance, qui m'aurait fait vivre dans l'inquiétude; je préférai les peindre au palais, où je fis reporter mon tableau.

L'impératrice Marie était une fort belle femme; et son embonpoint lui conservait de la fraîcheur. Elle avait une taille élevée, pleine de noblesse, et de superbes cheveux blonds. Je me souviens de l'avoir vue dans un grand bal, ses beaux cheveux bouclés retombant de chaque côté sur ses épaules, et le dessus de la tête couronné de diamans. Cette grande et belle personne s'élevait majestueusement près de Paul qui lui donnait le bras, ce qui formait un contraste frappant. Le plus beau caractère se joignait à tant de beauté: l'impératrice Marie était vraiment la femme de l'Évangile, et ses vertus étaient si bien connues, qu'elle offre peut-être le seul exemple d'une femme que la calomnie n'osa jamais attaquer. J'avoue que j'étais fière de me trouver honorée de ses bontés, et que j'attachais un grand prix à la bienveillance qu'elle me témoignait en toute occasion.

Nos séances avaient lieu aussitôt après le dîner de la cour, en sorte que l'empereur et ses deux fils, Alexandre et Constantin, y assistaient habituellement. Ceci ne me causait aucune gêne, attendu que l'empereur, le seul qui aurait pu m'intimider, était fort aimable pour moi. Un jour que l'on vint servir le café comme j'étais déjà à mon chevalet, il m'en apporta lui-même une tasse, puis il attendit que je l'eusse bue pour la reprendre et la reporter. Il est vrai qu'une autre fois il me rendit témoin d'une scène assez burlesque. Je faisais placer un paravent derrière l'impératrice, pour me donner un fond tranquille. Dans un moment de repos, Paul se mit à faire mille gambades, absolument comme un singe; grattant le paravent et faisant mine de l'escalader. Ce jeu dura long-temps. Alexandre et Constantin me paraissaient souffrir de voir leur père faire des tours aussi grotesques, devant une étrangère, et moi-même j'étais mal à l'aise pour lui.

Pendant l'une des séances, l'impératrice fit venir ses deux plus jeunes fils, le grand-duc Nicolas et le grand-duc Michel. Je n'ai jamais vu un plus bel enfant que le grand-duc Nicolas 2. Je pourrais encore, je crois, le peindre de mémoire aujourd'hui, tant j'admirai ce charmant visage qui avait tous les caractères de la beauté grecque.

Je conserve de même le souvenir d'un type de beauté, dans un tout autre genre, puisqu'il s'agit d'un vieillard. Quoique l'empereur soit en Russie le chef suprême de la religion aussi bien que celui de l'administration et de l'armée, le pouvoir religieux est exercé sous lui par le premier pope, que l'on appelle le grand archimandrite, et qui est à peu près pour les Russes ce que le pape est pour nous. Depuis que j'habitais Pétersbourg, j'avais souvent entendu parler du mérite et des vertus de celui qui remplissait alors cette fonction, et un jour, plusieurs personnes de ma connaissance, qui allaient le voir, m'ayant proposé de me mener avec elles, j'acceptai l'offre avec empressement. De ma vie je ne me suis trouvée en présence d'un homme dont l'aspect m'ait autant imposé. Sa taille était grande et majestueuse; son beau visage, dont tous les traits avaient une régularité parfaite, offrait à la fois une expression de douceur et de dignité qu'on ne saurait peindre, et une longue barbe blanche, qui tombait plus bas que la poitrine, ajoutait encore au caractère vénérable de cette superbe tête. Son costume était simple et noble. Il portait une longue robe blanche, coupée du haut en bas sur le devant par une large bande d'étoffe noire, sur laquelle ressortait admirablement la blancheur de sa barbe, et sa démarche, ses gestes, son regard, enfin tout en lui imprimait le respect dès le premier abord.

Le grand archimandrite en effet était un homme supérieur. Il avait beaucoup d'esprit, une prodigieuse instruction; il parlait plusieurs langues, et en outre, ses vertus et sa bonté le faisaient chérir de tous ceux qui l'approchaient. La gravité de son état ne l'avait jamais empêché de se montrer aimable et gracieux avec le grand monde. Un jour, une des princesses Galitzin, qui était fort belle, l'ayant aperçu dans un jardin, courut se jeter à genoux devant lui. Le vieillard aussitôt cueillit une rose avec laquelle il lui donna sa bénédiction. Un de mes regrets, en quittant Pétersbourg, était celui de n'avoir point fait le portrait de l'archimandrite; car je ne crois pas qu'un peintre puisse rencontrer un plus beau modèle.

À l'époque dont je viens de parler, je vis célébrer à Péterhoff la fête de l'impératrice Marie, avec une grande magnificence. Il est vrai de dire que le lieu y prêtait beaucoup. Ce parc immense, ces belles eaux, ces superbes allées, dont une, entre autres, bordée d'arbres énormes, encadre la mer couverte de vaisseaux; toutes ces grandes beautés naturelles dont l'art a si admirablement bien tiré parti, font de Péterhoff un séjour qui tient de la féerie. Il faisait le plus beau temps du monde, et lorsque j'arrivai vers midi, je trouvai le parc rempli d'une foule immense. Les hommes et les femmes étaient costumés comme pour un bal de carnaval; mais personne n'avait de masque, à l'exception de l'empereur, qui était en domino rose. La cour se distinguait par la richesse et la diversité de ses costumes. Chacun ayant lutté de magnificence aussi bien que d'originalité, je n'ai jamais vu réunis tant de manteaux brodés d'or, tant de diamans et tant de plumes.

De distance en distance, des musiciens que l'on ne voyait point, charmaient l'oreille par les sons de cette ravissante musique de cors, que l'on n'entend qu'en Russie. Toutes les eaux jouaient, les eaux de Péterhoff sont magnifiques; je me souviens principalement d'une nappe d'eau prodigieuse, qui s'élance d'un énorme rocher dans un canal, de telle sorte qu'elle forme une large voûte sous laquelle on passait sans être mouillé. Lorsque le soir on illumina le château, le parc et les vaisseaux, on n'oublia point ce rocher, et c'est alors que l'effet devint vraiment magique; car il était impossible d'apercevoir les lampions dont la lumière brillantait sur cette immense voûte d'eau limpide qui retombait avec un bruit effrayant dans le canal. Le souvenir de cette journée m'est toujours resté, comme celui de la plus belle fête que puisse donner un souverain.

Ce dernier mot me conduit à parler d'un homme que j'ai vu fréquemment, pour lequel j'avais beaucoup d'amitié, et qui, après avoir porté la couronne, vivait alors à Pétersbourg en simple particulier. C'est Stanislas-Auguste Poniatowski, roi de Pologne. Dans ma première jeunesse j'avais entendu parler de ce prince, qui n'était pas encore monté sur le trône, par plusieurs personnes qui le voyaient chez madame Geoffrin où il allait souvent dîner. Tous ceux qui s'étaient trouvés avec lui à cette époque, faisaient l'éloge de son amabilité et de sa beauté. Pour son bonheur ou pour son malheur (il est difficile d'en décider), il fit un voyage à Pétersbourg, durant lequel Catherine s'éprit du beau Polonais, au point que, lorsqu'elle fut en possession du trône, elle l'aida de tout son pouvoir pour le faire roi de Pologne, et Poniatowski fut couronné le 7 septembre 1764. Il faut croire que l'amour chez une souveraine cède aisément à l'ambition, puisque l'on a vu cette même Catherine détruire bientôt son ouvrage, et renverser le monarque qu'elle avait si vivement protégé. La perte de la Pologne une fois décidée, Replin et Stakelberg, ambassadeurs russes, régnèrent de fait sur ce malheureux royaume, jusqu'au jour où il cessa d'exister. Leur cour était plus nombreuse que celle du prince qu'ils ne craignaient pas d'insulter sans cesse, et qui ne conservait que le titre de roi.

Poniatowski était aimable et bon, fort brave, mais peut-être manquait-il de l'énergie nécessaire pour contenir l'esprit de rébellion qui régnait dans ses États. Il fit tout pour se rendre agréable à la noblesse et au peuple, il y parvint même en partie; toutefois il existait tant d'élémens de désordre à l'intérieur, joints au plan formé par les trois grandes puissances environnantes pour s'emparer de la Pologne, que son triomphe eût été un miracle. Aussi le vit-on succomber et se retirer à Grodno, où il vivait d'une pension que lui faisaient la Russie, la Prusse et l'Autriche, qui venaient de se partager son royaume.

L'empereur Paul, après la mort de Catherine, invita Stanislas Poniatowski à venir à Pétersbourg pour assister à son couronnement. Pendant toute la cérémonie, qui fut très longue, on laissa l'ex-roi debout, ce qui, vu son âge avancé, fit peine à toutes les personnes qui étaient présentes. Paul, à la vérité, se montra plus aimable avec lui en l'engageant à rester à Pétersbourg, où il le logea dans le palais de marbre que l'on voit sur le beau quai de la Néva. Ce qui produisait un singulier rapprochement, c'est que ce palais se trouve situé presque en face de la forteresse où Catherine est enterrée.

Le roi de Pologne, au reste, était fort convenablement logé. Il s'était fait une société agréable, composée en grande partie de Français, auxquels il joignait quelques autres étrangers qu'il avait distingués. Il eut l'extrême bonté de me rechercher, de m'inviter à ses réunions intimes, et il m'appelait sa bonne amie, comme faisait à Vienne le prince Kaunitz. Rien ne me touchait autant que de l'entendre me répéter souvent qu'il aurait été heureux que j'eusse été à Varsovie lorsqu'il était encore roi; je savais en effet qu'à cette époque, quelqu'un lui disant que j'irais en Pologne, il répondit qu'il me traiterait avec la plus grande distinction; mais tout retour sur le passé me semblait devoir être pénible pour lui.

Stanislas Poniatowski était grand. Son beau visage exprimait la douceur et la bienveillance. Le son de sa voix était pénétrant, et sa marche avait infiniment de dignité sans aucune affectation. Il causait avec un charme tout particulier, possédant à un haut degré l'amour et la connaissance des lettres. Il aimait les arts avec tant de passion, qu'à Varsovie, lorsqu'il était roi, il allait sans cesse visiter les artistes supérieurs.

Sa bonté était vraiment sans pareille. Je me souviens d'en avoir reçu moi-même une preuve qui me rend un peu honteuse quand j'y pense. Il m'arrive, lorsque je suis à peindre, de ne plus voir dans le monde que mon modèle, ce qui m'a rendue plus d'une fois tout-à-fait grossière pour ceux qui viennent me troubler quand je travaille. Un matin que j'étais occupée à finir un portrait, le roi de Pologne vint pour me voir. Ayant entendu le bruit de plusieurs chevaux à ma porte, je me doutais bien que c'était lui qui me rendait une visite; mais j'étais tellement absorbée dans mon ouvrage, que je pris de l'humeur, et à tel point, qu'à l'instant où il entr'ouvrait ma porte, je lui criai: «Je n'y suis pas.» Le roi, sans rien dire, remit son manteau et partit. Quand j'eus quitté ma palette, et que je me rappelai de sang-froid ce que je venais de faire, je me le reprochai si vivement, que le soir même j'allai chez le roi de Pologne lui porter mes excuses, et chercher mon pardon. «Comme vous m'avez reçu ce matin!» me dit-il dès qu'il m'aperçut. Puis il ajouta de suite: «Je comprends parfaitement que lorsqu'on dérange un artiste bien occupé, on lui cause de l'impatience; aussi croyez bien que je ne vous en veux point du tout.» Et il me força à rester à souper, où il ne fut plus question de mes torts.

Je manquais rarement les petits soupers du roi de Pologne. Lord Withworth, ambassadeur d'Angleterre en Russie, et le marquis de Rivière y étaient aussi très fidèles. Nous préférions tous trois ces réunions intimes aux grandes cohues; car, après le souper, il s'établissait constamment une causerie charmante, que le roi surtout savait animer par une foule d'anecdotes pleines d'intérêt. Un soir que je m'étais rendue à l'invitation habituelle, je fus frappée du singulier changement que j'observai dans le regard de notre cher prince; son oeil gauche surtout me parut si terne que j'en fus effrayée. En sortant, je dis sur l'escalier à lord Withworth et au marquis de Rivière qui me donnait le bras: «Savez-vous que le roi m'inquiète beaucoup?--Pourquoi cela? me répondit-on, il paraissait être à merveille; il vient de causer comme à l'ordinaire.--J'ai le malheur d'être bonne physionomiste 3, repris-je, j'ai remarqué dans ses yeux un trouble extraordinaire. Le roi mourra bientôt.» Hélas! j'avais trop bien deviné; car le lendemain il fut frappé d'une attaque d'apoplexie, et peu de jours après on l'enterra dans la citadelle, près de Catherine. Je ne pus apprendre cette mort sans éprouver un chagrin bien réel, que partagèrent tous ceux qui avaient connu le roi de Pologne.

Stanislas Poniatowski ne s'était jamais marié; il avait une nièce et deux neveux. L'aîné de ces derniers, le prince Joseph Poniatowski, est bien connu par ses talens et par l'extrême bravoure qui l'ont fait surnommer le Bayard polonais. À l'époque où je l'ai connu à Pétersbourg, il pouvait avoir vingt-cinq à vingt-sept ans. Quoique son front fût déjà dégarni de cheveux, son visage était remarquablement beau. Tous ses traits, d'une régularité admirable, exprimaient la douceur et la noblesse d'ame. Il venait de déployer une si prodigieuse valeur, de si grandes connaissances militaires dans les dernières guerres contre les Turcs, que la voix publique le proclamait déjà grand capitaine, et je m'étonnais en le voyant qu'on pût avoir acquis si jeune une si haute réputation. Chacun enviait à Pétersbourg la joie de le recevoir et de le fêter. Dans un grand souper qu'on lui donna, auquel je fus invitée, toutes les femmes le pressant de faire faire son portrait par moi, il répondit avec une modestie qui a toujours été dans son caractère: «Il faut que je gagne plusieurs batailles avant de me faire peindre par madame Lebrun.»

Lorsque, plus tard, j'ai revu Joseph Poniatowski à Paris, je ne pouvais d'abord le reconnaître, tant il était changé. Il portait en outre une vilaine perruque qui achevait de le rendre méconnaissable. Toutefois sa renommée s'était accrue au point, qu'il pouvait se consoler d'avoir perdu sa beauté. Il se préparait alors à partir pour faire la guerre d'Allemagne sous Napoléon, dont, en sa qualité de Polonais, il était devenu l'allié fidèle. On sait assez quelle valeur il déploya dans les campagnes de 1812 et 1813, et quel événement funeste vint mettre un terme à cette noble carrière 4.

Le frère de Joseph Poniatowski ne lui ressemblait en aucune manière; il était grand, sec et froid. Je l'ai très peu vu à Pétersbourg, je me souviens pourtant qu'il vint un matin chez moi voir le portrait de la comtesse Strogonoff, et qu'il ne s'occupa que du cadre. Il avait pourtant de grandes prétentions à se connaître en peinture, et se laissait guider dans ses jugemens par un artiste qui dessinait très bien, mais qui se distinguait surtout en imitant les croquis de Raphaël, ce qui lui donnait un souverain mépris pour l'école française.

La nièce du roi de Pologne, madame Ménicheck, m'a constamment témoigné de l'obligeance, et je l'ai revue à Paris avec un grand plaisir. Elle me fit faire à Pétersbourg le portrait de sa fille 5, alors très enfant, que je peignis jouant avec son chien, et celui de son oncle, le roi de Pologne, costumé à la Henri IV. Le premier que j'avais fait de cet aimable prince, je l'ai gardé pour moi.




CHAPITRE III.

Ma réception à l'Académie de Pétersbourg.--Ma fille,
Chagrins que me causa son mariage.--La comtesse
Czernicheff.--Je pars pour Moscou.




Un des souvenirs les plus doux que j'aie rapportés de mes voyages est celui de ma réception comme membre de l'Académie de Pétersbourg. Je fus prévenue du jour fixé pour me recevoir 6 par le comte de Strogonoff, alors directeur des beaux-arts. Je m'étais fait faire l'uniforme de l'Académie: un habit d'amazone, petite veste violette, jupe jaune, chapeau et plumes noirs. À une heure j'arrivai dans un salon qui précédait une grande galerie, au fond de laquelle j'aperçus de loin le comte Strogonoff, établi à une table. On vint m'inviter à me rendre près de lui. Pour ce faire, il me fallait traverser cette longue galerie où l'on avait dressé de chaque côté des gradins, qui étaient tout couverts de spectateurs; mais comme heureusement je reconnaissais dans cette foule beaucoup d'amis et de connaissances, j'arrivai jusqu'au bout de la salle sans éprouver une trop grande émotion. Le comte m'adressa un petit discours très flatteur, puis me donna, de la part de l'empereur, le diplôme qui me nommait membre de l'Académie. Tout le monde alors applaudit d'une telle force que j'en fus touchée jusqu'aux larmes, et je n'oublierai jamais ce doux moment. Le soir je revis plusieurs personnes qui avaient assisté à la séance. On me parla de mon courage à traverser cette galerie remplie de monde. «Il faut croire, répondis-je sans feinte, que j'avais deviné dans tous les regards la bienveillance qu'on allait me témoigner.»

Je fis aussitôt mon portrait pour l'Académie de Pétersbourg; je m'y représentai peignant, et ma palette à la main.

En m'arrêtant sur ces agréables souvenirs de ma vie, j'essaie de reculer l'instant où je dois enfin parler des chagrins, des tourmens cruels qui sont venus troubler le repos et le bonheur dont je jouissais à Pétersbourg, mais enfin il me faut entrer dans ces tristes détails.

Ma fille avait atteint l'âge de dix-sept ans. Elle était charmante sous tous les rapports. Ses grands yeux bleus où se peignait tant d'esprit, son nez retroussé, sa jolie bouche, de très belles dents, une fraîcheur éclatante, tout formait un des plus jolis visages qu'on puisse voir. Sa taille n'était pas très élevée, mais svelte, sans être dépourvue d'embonpoint. Une grâce naturelle régnait dans toute sa personne, quoiqu'il y eût dans ses manières autant de vivacité que dans son esprit. Sa mémoire était prodigieuse; tout ce qu'elle avait appris dans ses diverses leçons ou par ses lectures lui restait présent. Elle avait une voix charmante et chantait l'italien à merveille; car à Naples et à Pétersbourg, je lui avais donné les meilleurs maîtres de musique, ainsi que des maîtres d'anglais et d'allemand. De plus elle s'accompagnait sur le piano et sur la guitare; mais ce qui me charmait par-dessus tout, c'étaient ses heureuses dispositions pour la peinture, en sorte que je ne saurais dire à quel point j'étais heureuse et fière de tous les avantages qu'elle réunissait.

Je voyais dans ma fille le bonheur de ma vie, la joie qui restait à ma vieillesse; il n'était donc pas surprenant qu'elle eût pris un extrême ascendant sur moi, et quand mes amis me disaient: «Vous aimez si follement votre fille que c'est vous qui lui obéissez,» je répondais: «Ne voyez-vous pas qu'elle est aimée de tout le monde?» En effet, les personnes les plus distinguées de Pétersbourg l'appréciaient et la recherchaient; on ne m'engageait point sans elle, et je jouissais des succès qu'elle obtenait dans la société, bien plus que je n'avais jamais joui des miens.

Comme il était très rare que je pusse quitter mon atelier le matin, j'avais consenti quelquefois à confier ma fille à la comtesse Czernicheff, pour lui faire faire des parties de traîneau qui l'amusaient beaucoup, et la comtesse l'emmenait aussi passer des soirées chez elle où je n'allais pas toujours. Là se trouvait un nommé Nigris, le secrétaire du comte Czernicheff. Ce M. Nigris était assez bien de visage et de taille; il pouvait avoir trente ans. Quant à ses talens, il dessinait un peu et son écriture était fort belle. Ses douces manières, son regard mélancolique, et même sa pâleur un peu jaune, lui donnaient un air intéressant et romanesque qui séduisit ma fille, au point qu'elle en devint éprise. Aussitôt la famille Czernicheff s'arrange, intrigue pour faire de lui mon gendre. Instruite de ce qui se passait, mon chagrin fut grand, comme on peut le croire; cependant, toute douloureuse que m'était l'idée de donner ma fille, mon unique enfant, à un homme sans talent, sans fortune, sans nom, je pris des informations sur ce qu'était ce M. Nigris. Les uns me disaient du bien de lui, mais d'autres m'en disaient du mal, en sorte que les jours se passaient sans que je pusse me décider à prendre aucun engagement.

Je m'efforçais en vain de faire comprendre à ma fille combien, sous tous les rapports, ce mariage était loin de pouvoir la rendre heureuse; sa tête était trop exaltée pour qu'elle voulût s'en rapporter à ma tendresse et à mon expérience. D'un autre côté, les personnes qui avaient résolu d'obtenir mon consentement employaient tous les moyens pour me l'arracher. On venait me dire que M. Nigris enlèverait ma fille et qu'ils se marieraient sur les grands chemins. Je croyais peu à cet enlèvement et à ce mariage clandestin, car M. Nigris n'avait point d'argent 7, et la famille qui le protégeait n'en avait pas trop pour elle-même. On me menaçait de l'empereur, et je répondais: «Je lui dirai que les mères ont des droits plus vrais et plus anciens que ceux de tous les empereurs du monde.» Une chose inconcevable, c'est que la cabale montée contre moi espérait tellement me faire céder à la persécution, que l'on me parlait déjà de la dot. Comme on me croyait fort riche, je me rappelle que l'ambassadeur de Naples vint me voir, et me demanda pour ce mariage une somme qui dépassait de beaucoup ce que je possédais: car on sait que j'avais quitté la France avec quatre-vingts louis dans ma poche, et qu'une partie des économies que j'avais faites depuis ce temps venait de m'être enlevée sur la banque de Venise.

J'aurais pu long-temps supporter les mauvais et sots propos que la cabale se permettait sur moi et qui me revenaient de toutes parts: une douleur bien plus vive était de voir ma fille s'éloigner de moi et me retirer toute sa confiance. Sa vieille gouvernante, qui avait déjà eu le grand tort de lui laisser lire des romans à mon insu, s'était totalement emparée de son esprit, et l'aigrissait contre moi au point que tout mon amour de mère se trouvait impuissant pour combattre cette funeste influence. Enfin ma fille, que je voyais maigrir et changer, tomba tout-à-fait malade. Alors il fallut bien céder, et j'écrivis à M. Lebrun pour qu'il envoyât son consentement. M. Lebrun, dans ses lettres, venait de me parler du désir qu'il avait de marier notre fille à Guérin, dont les succès en peinture faisaient alors un bruit qui était arrivé jusqu'à moi. Ce projet, qui me souriait si fort, ne pouvait plus s'exécuter. J'en instruisis M. Lebrun en lui faisant sentir que, n'ayant que cette chère enfant, nous devions tout sacrifier à son bonheur.

Ma lettre partie, j'eus la jouissance de voir ma fille se rétablir; mais hélas! cette jouissance fut la seule qu'elle me donna. La réponse de son père ayant beaucoup tardé, attendu la distance, on lui persuada que je n'avais écrit à M. Lebrun que pour l'empêcher de consentir à ce qu'elle appelait son bonheur. Ce soupçon me blessa cruellement; néanmoins je récrivis plusieurs fois, et, après lui avoir fait lire mes lettres, je les lui donnai pour qu'elle les mît elle-même à la poste. Une si grande condescendance de ma part ne parvint pas à la détromper; fidèle à la méfiance qu'on ne cessait de lui inspirer contre moi, elle me dit un jour: «Je porte tes lettres, mais je suis sûre que tu en écris d'autres en sens contraire.» Je restai stupéfaite et le coeur navré, lorsqu'à l'instant même le courrier arriva, apportant la lettre de M. Lebrun qui donnait son consentement. Sans être taxée d'exigence, une mère pouvait alors compter sur quelques excuses, ou sur quelques remerciemens; mais, pour que l'on juge à quel point ces méchans m'avaient aliéné le coeur de ma fille, je dirai que la cruelle enfant ne me témoigna point la plus légère satisfaction de ce que j'avais fait pour elle en lui sacrifiant et tous mes désirs et toutes mes répugnances.

Le mariage n'en fut pas moins célébré peu de jours après. Je donnai à ma fille un fort beau trousseau, des bijoux, entre autres un bracelet entouré de fort beaux diamans, sur lequel était le portrait de son père, et je plaçai sa dot (le produit des portraits que j'avais faits à Pétersbourg) chez le banquier Livio.

Le lendemain j'allai voir ma fille. Je la trouvai calme et sans exaltation sur son bonheur. Puis, quinze jours après, me trouvant chez elle, je lui dis: «Tu es bien heureuse j'espère, maintenant que tu l'as épousé?» M. Nigris, qui causait avec quelqu'un, nous tournait le dos, et comme il était fort enrhumé, il avait sur ses épaules une grande houppelande. Elle me répondit: «Je t'avoue que cette robe fourrée me désenchante; comment veux-tu que l'on soit éprise d'une tournure pareille?» Ainsi quinze jours avaient suffi pour que l'amour s'envolât 8.

Quant à moi, tout le charme de ma vie me semblait détruit sans retour. Je ne retrouvais plus le même plaisir à aimer ma fille, et pourtant Dieu sait combien je l'aimais encore malgré tous ses torts. Les mères seules me comprendront bien. Peu de temps après son mariage, elle prit la petite vérole. Quoique je n'eusse jamais eu cette terrible maladie, personne ne put m'empêcher de courir chez elle. Je la trouvai le visage tellement enflé que j'en fus saisie d'effroi; mais je n'eus peur que pour elle, et tant que dura le mal, je ne pensai pas un seul instant à moi-même. Enfin je fus assez heureuse pour qu'elle se rétablît sans rester marquée le moins du monde. Je résolus, alors de partir pour Moscou. J'avais besoin de mouvement, j'avais besoin de quitter Pétersbourg où je venais de souffrir au point que ma santé en était altérée. Ce n'est pas que, le mariage fait, les indignes propos auxquels cette affaire avait donné lieu eussent laissé des traces. Bien loin de là; les gens qui avaient le plus outragé mon caractère se repentaient de leur injustice, et je tiens à joindre ici une lettre du comte Czernicheff, comme une preuve des outrages auxquels, pour mon malheur, j'avais été trop sensible. J'ai toujours conservé cette lettre, et je la donne ici.

«Il n'y a point de fautes que le repentir n'efface! et il n'y a pas de coupable qui ne puisse fléchir votre indulgence! voilà ce qui me ramène à vous. Oui, madame, je l'avoue, emporté par ma vivacité je vous ai accusée de mille torts, j'ai osé même vous les reprocher avec assez d'amertume; mais votre conduite actuelle si digne d'admiration, votre tendresse pour Brunette si faite pour servir d'exemple à toutes les mères, me font rougir moi-même sur les soupçons honteux que j'ai osé former contre vous. Je m'avoue coupable à vos yeux! je réclame votre pardon, j'ose espérer que vous ne me refuserez pas de venir me l'affirmer un de ces soirs chez moi; ma femme attend ce moment avec bien de l'impatience. Continuez, madame, à faire le bonheur de votre aimable enfant et de mon ami Nigris, tous deux en sont dignes, tous deux vous le payeront au centuple, et s'ils étaient jamais assez ingrats pour oublier ce qu'ils vous doivent, l'estime et le respect du public, pour ce que vous faites pour eux, vous en vengeront suffisamment. Oubliez mes torts, de grâce, et venez vite m'en donner l'assurance. Amenez avec vous M. de Rivière, je lui dois également une réparation, et j'aime à payer mes dettes. Je vous attends avec autant d'impatience de réparer mes torts, que de désir de vous convaincre de toute mon estime.«C. G. CZERNICHEFF.»


Toutes ces réparations arrivaient trop tard. Les coups avaient porté; je ne pouvais perdre le souvenir des mois qui venaient de s'écouler; enfin je me sentais malheureuse. Cependant je renfermais ma peine. Je ne me plaignais de personne; je gardais surtout le silence, même avec mes plus chers amis, sur ma fille et sur celui qu'elle m'avait donné pour fils, au point de me taire avec mon frère, à qui j'écrivais souvent depuis qu'il m'avait appris un nouveau malheur; car ce temps de ma vie était voué aux larmes, et nous avions perdu notre mère.

Tant de chagrins à la fois finirent par altérer ma santé. Pour la rétablir j'espérais beaucoup du changement de lieu et de la distraction, en sorte que je me hâtai de finir le grand portrait en pied que je faisais alors de l'impératrice Marie, ainsi que plusieurs de ses bustes, et je partis pour Moscou le 15 octobre de l'année 1800.





CHAPITRE IV.

Mauvaise route.--Moscou.--La comtesse Strogonoff.--La princesse
Tufakin.--La maréchale Soltikoff.--Le prince Alexandre Kourakin.--Visite
à une Anglaise.--Le prince Bezborodko.--Le comte Boutourlin.--Je
retourne à Pétersbourg.




Il est, je crois, difficile d'éprouver une aussi horrible fatigue que celle qui m'attendait sur la route de Pétersbourg à Moscou. Les chemins que je comptais trouver gelés, comme on me l'avait fait espérer, ne l'étaient point encore. Ces chemins sont atroces, et les rondins, qui les rendent à peine praticables dans les grands froids, n'étant plus fixés par la glace, ballottent sans cesse sous les roues et produisent le même effet que les grosses vagues de la mer. Ma voiture, à moitié embouchée, nous faisait ressentir de si terribles cahots, que je croyais rendre l'ame à chaque instant. Pour donner quelque relâche à ce supplice, j'arrêtai à moitié chemin, et je descendis à l'auberge de Novogorod (la seule que l'on trouve sur la route), dans laquelle on m'avait dit que je serais bien nourrie et bien logée. Ayant le plus grand besoin de me reposer, mourant de faim et de fatigue, je demandai une chambre. À peine y étais-je installée, que je sentis je ne sais quelle odeur méphytique qui me tournait le coeur. Le maître de l'auberge, que je priai de me faire changer d'appartement, n'en ayant point d'autre à me donner, je me résigne; mais bientôt, croyant remarquer que cette odeur intolérable m'arrive par une porte vitrée qui se trouvait dans la chambre, j'appelle un garçon, et je l'interroge sur cette porte. «Ah! me répond-il tranquillement, c'est que derrière cette porte il y a un homme mort depuis hier; c'est sans doute cela que madame sent.» Je ne demande pas d'autres détails; je me lève, je fais mettre des chevaux à ma voiture, et je pars, n'emportant qu'un morceau de pain pour continuer ma route jusqu'à Moscou.

Je n'avais fait que la moitié du chemin, dont la seconde partie était encore plus fatigante que la première. Ce n'est pas qu'il s'y trouve de hautes montagnes, mais la route se compose de montées et de descentes continuelles, ce que j'appelle des tourmens. Pour comble d'ennui, je ne pouvais me distraire par la vue du pays que je traversais; car, de tous les côtés, un épais brouillard voilait la nature, ce qui m'attriste toujours. Si l'on joint à ces tribulations la diète à laquelle je me vis condamnée quand j'eus dévoré mon morceau de pain, on concevra que je dus trouver le chemin bien long.

Enfin j'arrivai dans cette immense capitale de la Russie. Je crus entrer dans Ispahan dont j'avais vu plusieurs dessins 9, tant l'aspect de Moscou diffère de tout ce qui existe en Europe. Aussi n'essaierai-je point de décrire l'effet que produisent ces milliers de dômes dorés, surmontés d'énormes croix d'or, ces larges rues, ces superbes palais, situés pour la plupart à de telles distances les uns des autres que des villages les séparent; car, pour prendre une idée de Moscou, il faut le voir.

Je me fis descendre au palais que M. Dimidoff avait eu la bonté de me prêter. Ce palais était immense, précédé d'une grande cour qu'entouraient des grilles très élevées. Personne ne l'habitant, je me promettais une tranquillité parfaite. On sent qu'après toutes mes fatigues et ma diète forcée, mon premier besoin, dès que j'eus satisfait mon appétit, fut celui de dormir; mais hélas! voilà que vers cinq heures du matin, je suis réveillée en sursaut par un bruit infernal. Une énorme troupe de ces musiciens russes qui ne donnent chacun qu'une note de cor, venait de s'établir dans le salon voisin de ma chambre pour répéter. Ce salon était fort grand, et peut-être était-il le seul qui convînt à ce genre de répétition. J'eus grand soin de demander au concierge si pareille musique avait lieu tous les jours; et sur sa réponse, que, le palais n'étant pas habité, on avait consacré la plus grande pièce à cet usage, je résolus de ne rien changer aux habitudes d'une maison qui n'était point la mienne, et de chercher un autre logement.

Dans mes premières courses j'allai voir la comtesse Strogonoff, femme de mon vieux et bon ami. Je la trouvai hissée sur une machine très élevée, qui faisait continuellement la bascule. Je ne concevais pas comment elle pouvait supporter ce mouvement perpétuel; mais elle en avait besoin pour sa santé; car elle était dans l'impossibilité de marcher et d'agir, ce qui ne l'empêchait pas d'être aimable. Je lui parlai de l'embarras où j'étais de trouver un logement. Elle me dit aussitôt qu'elle avait une jolie maison qui n'était point habitée, et me pria de l'accepter; mais comme elle ne voulait pas entendre parler du prix de la location, je refusai positivement. Voyant qu'elle me pressait en vain, elle fit venir sa fille, qui était fort jolie, et me demanda le portrait de cette jeune personne, pour prix du loyer, ce que j'acceptai avec plaisir. J'allai donc, quelques jours après, m'établir dans cette maison où j'espérais trouver du calme, puisque je devais y loger seule.

Dès que je fus installée dans ma nouvelle habitation, je visitai la ville, autant que me permettait de le faire la rigueur de la saison; car durant les cinq mois que j'ai passés à Moscou, la neige n'a point fondu, ce qui m'a privée du plaisir de parcourir les environs que l'on dit admirables.

Moscou a pour le moins dix lieues de tour. La Moskwa traverse la ville, et deux autres petites rivières l'arrosent. C'est un coup d'oeil vraiment surprenant que cette multitude de palais, de monumens publics d'une très belle architecture, de couvens, d'églises 10, entremêlés de sites agrestes et de villages. Ce mélange de magnificence et de simplicité champêtre produit je ne sais quel effet fantastique qui doit plaire au voyageur, toujours avide d'originalité.

La ville renferme, dit-on, quatre cent vingt mille habitans, et le commerce qu'on y fait doit être bien considérable, puisqu'un seul quartier, dont j'ai oublié le nom, contient six mille boutiques. C'est dans le quartier appelé Kremlin que se trouve la forteresse de ce nom, l'ancien palais des czars. Cette forteresse est aussi vieille que la ville, qu'on prétend avoir été bâtie vers le milieu du douzième siècle. Elle est placée sur une hauteur au bas de laquelle coule la Moskwa; mais son style n'a rien de remarquable que son ancienneté. Tout près de ce monument dont les murs sont flanqués de tours, on me fit voir une cloche d'une dimension colossale, à moitié recouverte de terre, qu'on me dit n'avoir jamais pu enlever pour la placer dans le palais ou dans l'église 11.

Les cimetières de Moscou sont immenses, et, suivant l'usage répandu dans toute la Russie, plusieurs fois dans l'année, mais principalement le jour qui répond chez les Russes à notre jour des Morts, le peuple s'y porte en foule. Hommes et femmes se mettent à genoux devant les tombes de leur famille, et là, ils poussent des cris lamentables qu'on peut entendre de très loin.

Un usage tout aussi général à Moscou comme à Pétersbourg est celui des bains de vapeur. Il en existe pour les femmes et pour les hommes; seulement ces derniers, quand ils ont pris leurs bains, dont ils sortent rouges comme de l'écarlate, vont tout nus se rouler dans la neige, par le froid le plus excessif. On attribue à cette coutume la vigueur et la bonne santé des Russes. Il est bien certain qu'ils ne connaissent ni les maladies de poitrine ni les rhumatismes.

Une promenade fort agréable à Moscou est le marché, que l'on trouve toujours approvisionné des fruits les plus beaux et les plus rares. Il est placé au milieu d'un jardin. Une très grande allée le traverse, ce qui rend cet endroit charmant. Aussi est-il reçu que les plus grandes dames aillent elles-mêmes y faire leurs achats. Elles s'y rendent l'été en voiture à quatre chevaux, et l'hiver en traîneau.

J'avais remarqué qu'à Pétersbourg la haute société ne formait, pour ainsi dire, qu'une famille, tous les nobles étant cousins les uns des autres; à Moscou, où la population est beaucoup plus considérable, la noblesse beaucoup plus nombreuse, la société devient presque un public. Par exemple, il peut tenir six mille personnes dans la salle de bal où se réunissent les premières familles. Cette salle est entourée d'une galerie en colonnade, élevée de quelques marches, où peuvent se promener les personnes qui ne dansent pas, et précédée de plusieurs grands salons, dans lesquels on soupe et l'on fait les parties de jeu. Je suis allée à l'un de ces bals, et je fus surprise du grand nombre de jolies personnes que j'y trouvai réunies. J'en puis dire autant d'un très beau bal où m'invita la maréchale Soltikoff. Les jeunes femmes étaient presque toutes d'une beauté remarquable. Elles avaient imité le costume antique dont j'avais donné l'idée à la grande-duchesse Élisabeth pour le bal de l'impératrice Catherine; elles portaient des tuniques en cachemire bordées de franges d'or; de superbes diamans attachaient leurs manches courtes et retroussées, et leurs coiffures à la grecque étaient ornées pour la plupart de bandelettes couvertes de brillans. Rien ne pouvait être aussi élégant et aussi riche que ces costumes; ils embellissaient encore cette foule de jolies femmes, plus charmantes les unes que les autres. Une de celles que je remarquai principalement était une jeune personne que le prince Tufakin épousa peu de temps après. Son visage, dont les traits étaient fins et réguliers, avait une expression extrêmement mélancolique. Lorsqu'elle fut mariée, je commençai son portrait; mais je ne pus finir à Moscou que la tête, en sorte que j'emportai le tableau pour le terminer à Pétersbourg où je ne tardai pas à apprendre la mort de cette jolie personne. Elle avait à peine dix-sept ans. Je l'ai peinte en Iris, entourée d'une écharpe ondoyante et assise sur des nuages 12.

La maréchale Soltikoff tenait une des meilleures maisons de Moscou. J'avais été lui faire une visite à mon arrivée; elle et son mari, qui était alors gouverneur de cette ville, me reçurent avec infiniment de bonté. Elle me demanda de faire le portrait du maréchal, et le portrait de sa fille, qui avait épousé le comte Grégoire Orloff, fils du comte Vladimir. Je faisais aussi celui de la fille de la comtesse Strogonoff, de façon qu'au bout de dix ou douze jours, j'avais commencé six portraits, sans compter celui de la bonne et charmante madame Ducrest de Villeneuve, que je retrouvais à Moscou avec bien de la joie, et qui était si jolie que je voulais la peindre. Un accident qui pensa me coûter la vie vint me priver de mon atelier, et retarder la terminaison de tous ces ouvrages.

Je jouissais d'une tranquillité parfaite dans la maison que m'avait prêtée la comtesse Strogonoff; mais comme cette maison n'avait pas été habitée depuis sept ans, il y faisait un froid cruel. J'y remédiais autant qu'il était possible en faisant chauffer à l'excès tous les poëles. Cette précaution n'empêchait point que la nuit je ne fusse forcée de laisser du feu dans ma chambre à coucher, et j'étais tellement gelée dans mon lit, les rideaux hermétiquement fermés, sans parler d'une petite lampe allumée près de moi pour adoucir l'air, que je m'entourais totalement la tête dans mon oreiller que j'attachais avec un ruban, au risque d'être étouffée. Une nuit que j'étais parvenue à dormir, je fus réveillée par une fumée qui m'asphyxiait. Je n'ai que le temps de sonner ma femme de chambre, qui me soutient que c'est une idée et qu'elle a éteint le feu partout. Ouvrez la porte de la galerie, lui dis-je; à peine m'a-t-elle obéi, que sa chandelle est éteinte, et ma chambre, tout l'appartement, remplis d'une fumée épaisse et puante. Nous n'eûmes rien de plus pressé que de casser toutes les vitres, mais ignorant d'où venait cette épouvantable fumée, on peut juger de mon inquiétude. Enfin, je fis venir un des hommes qui chauffaient les poëles, et il m'apprit que son camarade avait oublié d'ouvrir le couvercle qui ferme les tuyaux, et qui est, je crois, placé sur les toits. Délivrée de la crainte d'avoir mis le feu à la maison de la comtesse Strogonoff, je visitai mon appartement, toute transie que j'étais. Près du salon où je donnais mes séances, était un grand poële avec deux bouches de chaleur, devant lequel j'avais posé le portrait du maréchal Soltikoff, pour le faire sécher. Je trouvai ce portrait à moitié grillé, et calciné au point que j'ai été obligée de le recommencer. Mais ce qui causa mon plus grand tourment dans cette nuit de tribulations, fut l'impossibilité où j'étais de faire enlever à l'instant une collection de tableaux de plusieurs grands maîtres que mon mari m'avait envoyée, et que j'avais exposée dans une salle voisine de ma chambre; car il était facile de prévoir que ces tableaux, qui ne m'appartenaient pas, souffriraient beaucoup.

Il était cinq heures du matin. La fumée se dissipait à peine, et depuis que nous avions cassé les vitres, la place n'était plus tenable. Cependant que faire? où aller? Je me décidai à envoyer chez l'excellente madame Ducrest de Villeneuve; elle accourut aussitôt et m'emmena chez elle, où je restai quinze jours pendant lesquels cette charmante femme me prodigua des soins dont je ne perdrai jamais le souvenir.

Lorsque je songeai à retourner chez moi, j'allai d'abord avec M. Ducrest reconnaître les lieux. Quoique les vitres n'eussent point été remises, toute la maison conservait encore une si forte odeur de feu et de fumée, qu'il était impossible de penser à l'habiter si tôt. J'en étais extrêmement contrariée, lorsque le comte Orloff 13, avec cette obligeance qui vraiment est naturelle aux Russes, vint m'offrir de me prêter une maison à lui qui se trouvait libre. J'acceptai l'offre, et j'allai m'établir dans ce nouveau logis, où, par parenthèse, il pleuvait tellement, que la maréchale Soltikoff, qui vint m'y voir, désirant rester quelques instans dans la salle où mes tableaux étaient exposés, me demanda un parapluie. Malgré ce désagrément d'un nouveau genre, je suis restée dans cette maison jusqu'à mon départ.

Les seigneurs russes déploient tout autant de luxe à Moscou qu'à Pétersbourg. Cette ville immense renferme une multitude de palais magnifiques, meublés avec la plus grande recherche. Un des plus somptueux était celui du prince Alexandre Kourakin 14, que j'avais connu à Pétersbourg, où j'avais fait deux fois son portrait. Lorsqu'il apprit que j'étais à Moscou, il vint me voir et voulut me donner à dîner avec mes amis, la comtesse Ducrest de Villeneuve et son mari. Nous arrivâmes dans un vaste palais, orné à l'extérieur avec une magnificence royale. Tous les salons qu'il nous fallut traverser, avant d'arriver au dernier, étaient meublés plus richement les uns que les autres, et dans la plupart on remarquait, soit en pied, soit en buste, le portrait du maître de la maison. Avant de nous conduire à table, le prince Kourakin nous fit voir sa chambre à coucher, qui surpassait tout le reste en élégance. Le lit, élevé sur des gradins recouverts de superbes tapis, était entouré de colonnes richement drapées. Deux statues et deux vases de fleurs étaient placés aux quatre coins de l'estrade, et des meubles d'un goût exquis, de magnifiques divans, rendaient cette chambre digne d'être habitée par Vénus. Pour passer dans la salle à manger, nous traversâmes de larges corridors où de chaque côté une quantité d'esclaves en grande livrée étaient rangés, des flambeaux à la main, ce qui me fit l'effet d'une cérémonie solennelle; et tant que nous fûmes à table, des musiciens invisibles, qu'on avait placés au-dessus de nos têtes, nous récréèrent par cette délicieuse musique de cors, dont j'ai déjà parlé plusieurs fois.

La grande fortune du prince Kourakin lui permettait de tenir chez lui l'état d'un souverain; j'ai même entendu dire qu'il avait un sérail dans son palais, et qu'il n'était pas le seul à Moscou qui déployât ce luxe oriental. Quoi qu'il en soit, le prince Alexandre Kourakin était un excellent homme, d'une politesse obligeante avec ses égaux, et sans aucune morgue avec ses inférieurs.

Je dînai aussi chez un prince Galitzin 15, que ses manières affables et polies faisaient généralement rechercher: quoiqu'il fût trop âgé pour se mettre à table avec ses convives, qui étaient au nombre de quarante personnes, le dîner, exquis et extrêmement abondant, n'en dura pas moins plus de trois heures, ce qui me fatigua cruellement, d'autant plus que j'étais placée en face d'énormes fenêtres dont le jour m'aveuglait. Ce festin me parut insupportable; en compensation, j'avais eu le plaisir, avant de me mettre à table, de parcourir une très belle galerie qui contenait de bons tableaux de grands maîtres, mélangés, il est vrai, de tableaux assez médiocres. Le prince Galitzin, que l'âge et la souffrance retenaient dans son fauteuil, avait chargé son neveu de m'en faire les honneurs. Ce jeune homme, qui ne se connaissait pas en peinture, se bornait à m'expliquer de son mieux les sujets, et j'eus peine à m'empêcher de rire quand, devant un tableau qui représentait Psyché, ne pouvant prononcer ce nom, il me dit: «Celui-ci est Fiché

Ce long repas chez le prince Galitzin m'en rappelle un autre qui, je crois, n'a jamais fini. Je m'étais engagée à dîner chez un banquier de Moscou, gros, gras et immensément riche. Nous étions dix-huit personnes à table; mais de ma vie je n'ai vu une réunion de figures aussi laides et surtout aussi insignifiantes, de véritables figures d'hommes à argent; quand je les eus tous regardés une fois, je n'osai plus lever les yeux, dans la crainte de rencontrer encore un de ces visages; aucune conversation ne s'établissait; on aurait pu les prendre pour des mannequins, s'ils n'avaient mangé comme des ogres. Quatre heures se passèrent ainsi; mon ennui était parvenu à un point que je me sentais prête à me trouver mal; enfin, je pris mon parti, et prétextant une indisposition, je les laissai à table où peut-être ils sont encore.

Ce jour était un jour malencontreux; car il m'arriva le soir même un accident assez risible quoiqu'il ne m'amusât point du tout. Je ne sais pour quel motif je me trouvais obligée de faire visite à une Anglaise; une femme de ma connaissance m'y conduisit, et m'y laissa pour quelque temps, après avoir promis de venir me reprendre; le malheur voulait que cette Anglaise n'entendît pas un mot de français, et moi pas un mot d'anglais, en sorte que l'on peut juger de son embarras et du mien. Je la vois encore devant une petite table, entre deux bougies qui éclairaient son visage pâle comme la mort. Elle croyait devoir par politesse continuer à me parler dans sa langue que je ne pouvais comprendre, et réciproquement je lui adressais quelques mots français qu'elle ne comprenait pas davantage. Nous restâmes ainsi plus d'une heure ensemble, laquelle heure me parut un siècle, et je crois que cette pauvre Anglaise ne la trouva pas moins longue.

À l'époque où je me trouvais à Moscou, le plus riche habitant de cette ville, et peut-être de toute la Russie, était le prince Bezborodko; il pouvait, dit-on, lever sur ses terres une armée de trente mille hommes, tant il possédait de paysans qui sont tous, comme on ne l'ignore pas, attachés en Russie au territoire. Ses diverses habitations renfermaient un grand nombre d'esclaves, qu'il traitait avec la plus grande bonté, et auxquels il avait fait apprendre des métiers de différens genres. Lorsque j'allai le voir, il me montra des salons encombrés de meubles achetés à Paris, qui sortaient des ateliers du célèbre ébéniste Daguère; la plupart de ces meubles avaient été imités par ses esclaves, et il était impossible de distinguer la copie placée près de l'original. Ceci me conduit à dire que le peuple russe est d'une intelligence extraordinaire; il comprend tout, et semble doué du talent d'exécution. Aussi le prince de Ligne écrivait-il: «Je vois des Russes à qui l'on dit: soyez matelots, chasseurs, musiciens, ingénieurs, peintres, comédiens, et qui deviennent tout cela selon la volonté de leur maître; j'en vois qui chantent et dansent dans la tranchée, plongés dans la neige et dans la boue, au milieu des coups de fusil, des coups de canon; et tous sont adroits, attentifs, obéissans et respectueux.»

Le prince Bezborodko était un homme d'une haute capacité; il a été employé sous les règnes de Catherine et de Paul, d'abord comme secrétaire du cabinet, puis, en 1780, comme secrétaire d'État au département des affaires extérieures. Dans le désir d'éviter les sollicitations sans nombre qu'on lui adressait, il s'était rendu peu abordable; les femmes le poursuivaient quelquefois jusque dans sa voiture; il répondait alors à leurs demandes: Je l'oublierai, et s'il s'agissait d'une pétition: Je la perdrai.

Son plus grand talent était une connaissance savante et approfondie de la langue russe; il possédait en outre une mémoire prodigieuse et une facilité de rédaction surprenante. Un trait de lui bien connu en donne la preuve; il reçut un jour de l'impératrice Catherine l'ordre de rédiger un projet d'ukase que ses nombreuses affaires lui firent oublier; la première fois qu'il retourna chez l'impératrice, celle-ci, après avoir conféré avec lui sur plusieurs points d'administration, lui demanda son ukase. Bezborodko ne se déconcerte pas le moins du monde; il tire un papier du portefeuille, et improvise d'un bout à l'autre, sans hésiter une seconde, tout le projet de loi; Catherine fut tellement satisfaite de cette rédaction, qu'elle prit le papier pour y jeter les yeux; on juge de sa surprise à la vue d'un papier tout blanc! Bezborodko allait se confondre en excuses; elle lui imposa silence par des complimens, et le nomma le lendemain son conseiller privé.

Un autre Russe, dont la mémoire était aussi surprenante que celle du prince Bezborodko, était le comte Boutourlin que j'ai beaucoup vu à Moscou, où, par parenthèse, nous étions logés si loin l'un de l'autre, que pour aller souper chez la comtesse Boutourlin je faisais deux lieues dans ma soirée. Le comte Boutourlin, par son savoir et ses connaissances, est un des hommes les plus distingués que j'aie connus; il parle toutes les langues avec une facilité prodigieuse, et son instruction en tout genre prête un charme infini à sa conversation; mais sa supériorité sur les autres ne l'empêchait pas d'être extrêmement simple, et de recevoir ses amis avec autant de bonhomie que de grâce. Il possédait à Moscou une bibliothèque immense, composée des livres les plus rares et les plus précieux dans les différentes langues; sa mémoire était telle, que lorsqu'il rapportait un trait historique ou une anecdote quelconque, il pouvait dire à l'instant dans quelle salle et sur quel rayon de sa bibliothèque se trouvait le livre qu'il venait de citer; j'en étais étonnée au dernier point, et cependant une chose pour le moins aussi surprenante était de l'entendre parier de toutes les villes de l'Europe et de ce qu'elles renferment de remarquable, comme s'il les eût habitées longtemps, tandis qu'il n'avait jamais quitté la Russie: pour mon compte, je sais bien qu'il me parlait de Paris, de ses monumens, de tout ce qu'on y trouve de curieux, avec de si grands détails, que je m'écriais: «Il est impossible que vous n'ayez pas été à Paris!»

Les demandes de portraits qui m'étaient faites, la société agréable que je m'étais formée à Moscou, auraient dû me retenir plus longtemps dans cette ville où je n'ai passé que cinq mois, dont six semaines dans ma chambre; mais j'étais triste, souffrante, je sentais le besoin de repos, et surtout de respirer un air plus doux. J'avais donc pris la résolution de retourner à Pétersbourg pour voir ma fille, après quoi je devais quitter la Russie. J'en fus empêchée pendant quelques jours par un redoublement de mes indispositions habituelles, et je retrouve une lettre que j'écrivais alors à mon gendre, qui peut donner une idée de mon état d'esprit à cette triste époque de ma vie.

«Je vous remercie, mon cher ami, de votre grande lettre; jamais je ne me plaindrai lorsque vous converserez long-temps avec moi; tout ce qui vous intéresse m'intéresse aussi: le lien qui nous unit est trop près de mon coeur pour que rien de ce qui vous touche me soit étranger, et sans égoïsme je ne saurais y rester indifférente; ceux qui ne m'ont point rendu justice vous ont beaucoup trop éloigné de moi, car je veux croire qu'il n'y a pas de votre faute ni de celle de ma fille; on l'avait bien trompée! j'en ai cruellement souffert, et malgré le temps et mes efforts, la plaie est encore si vive, que, livrée à moi-même, mes idées sur le bonheur que peut espérer une mère qui n'a jamais rien eu à se reprocher m'affligent plus qu'elles ne me consolent.

«Les circonstances m'obligent depuis long-temps à un travail assidu et pénible, il s'ensuit que ma santé commence à m'effrayer, non pour ma vie, je n'ai nul désir de la voir se prolonger et je n'ai point varié sur ce que je vous ai dit souvent à cet égard; mais j'éprouve une faiblesse qui me dissout; je deviens si triste que le plus grand misanthrope me paraîtrait trop gai; le monde me fatigue, la solitude me tue, et je ne vois aucune position qui puisse me convenir; je n'ai d'espérance que dans le repos, le soleil, un beau climat, et je compte avant peu les aller chercher.

«Si je devenais plus souffrante, je vous le ferais savoir, afin que vous vinssiez me prendre ici; car pour rien au monde je ne voudrais mourir à Moscou.»

Peu de jours après, me trouvant beaucoup mieux, j'annonçai mon départ et je fis mes adieux. Tout fut mis en oeuvre pour me retenir; on m'offrait de me payer mes portraits plus cher qu'à Pétersbourg, de me laisser tout le temps de les terminer sans fatigue pour moi; je me souviens que la veille encore du jour où je partis, comme je me trouvais au rez-de-chaussée de la maison, occupée de mes paquets, je vis entrer, sans qu'on l'eût annoncé, un homme d'une grandeur prodigieuse, vêtu d'un manteau blanc, qui me fit une frayeur horrible. On voyait sans cesse passer à Moscou des personnes que Paul envoyait en Sibérie, et quoiqu'il n'eût encore exilé que deux Français, tous deux auteurs d'infames libelles contre la Russie, je n'hésitai pas à prendre cet inconnu pour un émissaire de Paul; je ne respirai que lorsque je l'entendis me supplier de ne point quitter Moscou, et me demander un grand tableau de toute sa famille; sur mon refus, que je rendis le plus obligeant qu'il me fut possible, le bon monsieur me pria instamment de vouloir bien au moins donner mon portrait à la ville; j'avoue que cette dernière demande me toucha au point que j'ai toujours regretté que mes occupations et ma santé m'aient empêchée depuis d'y satisfaire.

Plusieurs personnes que je ne doute pas avoir été dès lors dans la confidence de la révolution qui se préparait, me pressèrent beaucoup de retarder mon départ de quelques jours, m'assurant qu'elles partiraient pour Pétersbourg avec moi; mais dans l'ignorance totale où j'étais du complot, je m'obstinai à me mettre en route, en quoi j'eus grand tort; car, en attendant un peu, j'aurais évité les fatigues qu'il me fallut éprouver sur ces abominables chemins que le dégel rendait de nouveau impraticables.




CHAPITRE V.

Mort de Paul.--Joie des Russes.--Détails de l'assassinat.--L'empereur
Alexandre.--Je fais son portrait et celui de l'impératrice
Élizabeth.--Je quitte la Russie.




C'est le 12 mars 1801, à moitié chemin de Moscou à Pétersbourg, que j'appris la mort de Paul. Je trouvai devant la maison de poste une quantité de courriers qui allaient annoncer cette nouvelle dans les différentes villes de l'empire, et comme ils prenaient tous les chevaux il me fut impossible d'en avoir; je fus obligée de rester dans ma voiture que l'on avait placée sur un côté de la route au bord d'une rivière; il soufflait un vent si froid que j'étais gelée; il ne m'en fallut pas moins passer toute la nuit ainsi; enfin je parvins à me procurer des chevaux de louage, et je n'arrivai à Pétersbourg qu'à huit ou neuf heures du matin.

Je trouvai cette ville dans le délire de la joie; on chantait, on dansait, on s'embrassait dans les rues; plusieurs personnes de ma connaissance accoururent à ma voiture, elles me serraient les mains en s'écriant: Quelle délivrance! On me dit que la veille au soir, les maisons avaient été illuminées. Enfin, la mort de ce malheureux prince excitait l'allégresse publique.

Toutes les particularités du terrible événement n'étaient ignorées de personne, et je puis affirmer que les récits qui m'en furent faits le jour même de mon arrivée étaient tous uniformes. Palhen, un des conjurés, ne négligeait rien pour effrayer Paul d'un complot formé, disait-il, par l'impératrice et ses enfans, pour s'emparer du trône; la méfiance habituelle de Paul ne le portait que trop à prêter l'oreille à ces fausses confidences, et elles l'irritèrent au point qu'il finit par ordonner au perfide conseiller de conduire sa femme et les grands-ducs à la forteresse; Palhen refusa d'obéir sans un ordre signé de l'empereur; Paul signa; muni de ce papier, Palhen le porte aussitôt à Alexandre. «Vous voyez, lui dit-il, que votre père est fou, et que vous êtes tous perdus si nous ne le prévenons en le faisant enfermer lui-même.» Alexandre, qui voyait sa liberté et celle des siens menacée, ne donna pourtant par son silence qu'un consentement tacite à ce projet, qui devait se borner à mettre un insensé hors d'état de nuire; mais Palhen et ses complices crurent devoir aller plus loin.

Cinq conjurés se chargèrent de commettre l'attentat, et l'un d'eux était Platon Zouboff, l'ancien favori de Catherine, que Paul avait comblé de faveurs après l'avoir rappelé de l'exil. Tous les cinq se rendirent dans la chambre à coucher de Paul, qui était au lit; les deux gardes placés à la porte en défendirent l'entrée avec courage, au point que l'un d'eux fut tué 16; mais ils résistèrent inutilement. À la vue de ces furieux qui se précipitaient sur lui, Paul se leva; comme il était très vigoureux, il lutta long-temps contre ses assassins, qui parvinrent enfin à l'étrangler dans son fauteuil. L'infortuné s'écriait: «Vous aussi, Zouboff! vous, que je croyais mon ami!» en disant ces mots, il expira.

Il semble que le sort se soit plu à réunir toutes les circonstances qui pouvaient favoriser ce complot. On avait fait venir un régiment pour entourer le palais, et bien loin que l'on eût mis le colonel dans la confidence des conjurés, ce militaire était persuadé qu'il s'agissait de déjouer une tentative qui devait avoir lieu contre la vie de l'empereur; une partie de cette troupe alla par le jardin se placer sous les fenêtres de Paul, que, pour son malheur, la marche des soldats ne réveilla pas, non plus que le bruit d'une multitude de corbeaux qui dormaient habituellement sur les toits, et qui se mirent à croasser. S'il en eût été autrement, le malheureux prince aurait eu le temps de gagner un escalier dérobé, voisin de sa chambre, par lequel il pouvait descendre chez une madame Narichkin, qui était son amie, et en qui il avait toute confiance; une fois là, rien ne lui était plus facile que de se sauver au moyen d'un petit bateau toujours placé sur le canal qui borde le palais de Saint-Michel; de plus, la méfiance qu'il avait de sa femme lui faisait fermer à double tour une des deux portes qui séparaient seules son appartement de celui de l'impératrice; lorsqu'il voulut y courir pour échapper à la mort, il était trop tard: les assassins avaient pris soin de retirer la clef; enfin, Koutaisoff, son fidèle valet de chambre, reçut le jour même du crime une lettre qui l'instruisait de tout le complot; mais cet homme, à qui son amour pour madame Chevalier et sa jalousie de l'empereur faisaient perdre la tête, négligeait la plus grande partie de son service et ne décachetait plus les lettres; il laissa sur sa table celle dont il s'agit, et, quand il l'ouvrit le lendemain, le malheureux tomba dans un tel désespoir, qu'il pensa mourir; il en fut de même du colonel qui avait conduit son régiment autour du palais; ce jeune homme, nommé Talaisin, instruit du crime qui venait de se commettre, ressentit un tel chagrin d'avoir été trompé ainsi, qu'il rentra chez lui saisi d'une fièvre ardente et fut bientôt à toute extrémité; je crois même qu'il a peu survécu à son remords, tout innocent qu'il était: mais ce dont je suis sûre, c'est que pendant sa maladie l'empereur Alexandre allait le voir tous les jours et fit défendre un exercice à feu qui avait lieu trop près du malade.

Quoique les divers obstacles dont je viens de parler eussent pu s'opposer à l'exécution du crime, il faut croire que les auteurs du complot ne doutaient point de la réussite; car tout Pétersbourg a su que le soir de l'événement, un des conjurés, beau jeune homme, nommé S...ky, tira sa montre à minuit, au milieu d'une société assez nombreuse, en disant: «Tout doit être fini maintenant.» Paul était mort en effet, son corps fut embaumé aussitôt, et on l'exposa pendant six semaines sur un lit de parade, le visage découvert et aussi peu décomposé que possible, attendu qu'on lui avait mis du rouge. L'impératrice Marie, sa veuve, allait tous les jours prier à genoux devant ce lit funèbre; elle y amenait ses deux plus jeunes fils, Nicolas et Michel, si enfans alors, que le premier lui dit une fois: «Pourquoi donc papa dort-il toujours?»

La ruse qui fut employée pour faire consentir Alexandre à la déchéance de son père (car il n'aborda jamais d'autre idée), est un fait positif que je tiens du comte Strogonoff, un des hommes les plus honnêtes, les plus sages que j'aie connu, et l'homme le plus au fait de ce qui se passait à la cour de Russie; il doutait d'autant moins de la facilité avec laquelle on avait dû amener Paul à signer l'ordre d'emprisonner l'impératrice et ses enfans, qu'il connaissait les affreux soupçons dont l'esprit de ce pauvre prince était tourmenté. La veille même de l'assassinat, il y avait le soir à la cour un grand concert, toute la famille impériale s'y trouvait réunie: dans un moment où l'empereur causait à part avec le comte Strogonoff, il lui dit: «Vous me croyez sans doute le plus heureux des hommes, mon ami? j'habite enfin ce palais de Saint-Michel que je me suis plu à faire bâtir, à faire orner avec magnificence et selon mon goût; j'y rassemble pour la première fois toute ma famille; ma femme est belle encore, mon fils aîné est beau aussi, mes filles sont charmantes; les voilà tous en face de moi, eh bien, quand je les regarde, je vois en eux tous mes assassins.» Le comte Strogonoff s'écria en reculant d'horreur: «On vous trompe, sire! c'est une atroce calomnie!» Paul fixa sur lui des yeux hagards, puis, lui serrant la main, il reprit: «Ce que je viens de vous dire est la vérité.»

L'infortuné était poursuivi par l'idée de sa mort. Le comte Strogonoff me racontait aussi que la veille du jour dont je viens de parler, Paul lui avait dit le matin, en se regardant dans la glace et remarquant que sa bouche était de travers: «Quand c'est ainsi, mon cher comte, il faut faire ses paquets.»

J'ai la ferme persuasion qu'Alexandre ignorait que l'on dût attenter à la vie de son père; tous les faits que je connus alors ne me le prouveraient pas, qu'une preuve qui repose sur la connaissance que nous avons du naturel de ce prince m'en donnerait l'assurance. Alexandre était d'un caractère noble et généreux; non seulement il a toujours eu de la piété, mais il avait de la franchise, au point que, même en politique, on ne l'a jamais vu employer l'astuce et la fausseté; eh bien, en apprenant que Paul n'était plus, son désespoir fut tel qu'aucun de ceux qui l'approchaient ne put douter qu'il restait innocent du meurtre; le plus fourbe des hommes n'aurait point trouvé les larmes qu'on lui vit répandre. Dans les premiers momens de sa douleur, il ne voulait point régner; et j'ai su d'une manière certaine que sa femme Élisabeth vint se jeter à ses genoux pour le supplier de prendre les rênes du gouvernement; il se rendit alors chez l'impératrice sa mère, qui, du plus loin qu'elle l'aperçut, s'écria: «Retirez-vous! retirez-vous! je vous vois tout couvert du sang de votre père!» Alexandre leva vers le ciel ses yeux baignés de larmes, et dit, avec cet accent qui part de l'ame: «Je prends Dieu à témoin, ma mère, que je n'ai point ordonné cet épouvantable crime.» Un si grand caractère de vérité était empreint sur ce peu de mots, que l'impératrice consentit à l'écouter; et lorsqu'elle apprit comment les conjurés avaient trompé son fils sur le résultat de leur entreprise, elle se jeta à ses pieds, en disant: «Je salue donc mon empereur.» Alexandre la releva, s'agenouilla à son tour devant elle, la serra dans ses bras, et la combla de marques de respect et de tendresse.

Cette tendresse ne s'est jamais démentie. L'empereur Alexandre, tant qu'il a vécu, n'a rien su refuser à sa mère; et il avait pour elle un si grand respect, qu'il voulut lui conserver tous les honneurs de sa cour: elle marchait constamment devant l'impératrice Élisabeth.

La mort de Paul ne donna lieu à aucune de ces réactions qui suivent trop souvent la mort d'un souverain. Tous ceux qui avaient joui de la faveur de ce prince conservèrent les avantages qu'ils devaient à sa protection; Koutaisoff, son valet de chambre, ce barbier qu'il avait si fort enrichi, qu'il avait décoré des premiers ordres de la Russie, resta tranquille possesseur des bienfaits de son maître; madame Chevalier, cette jolie actrice qui avait joué le rôle de favorite, put rester au théâtre de Pétersbourg; à la vérité, comme elle avait reçu de Paul un magnifique diamant de la couronne, ce qui était su de tout le château, quelques gens de la cour, qui craignaient sans doute qu'elle ne quittât la ville en apprenant la mort de l'empereur, se rendirent chez elle dans la nuit même; madame Chevalier était couchée et endormie, on l'éveilla, et sa frayeur fut grande lorsqu'elle aperçut à pareille heure plusieurs personnes dans sa chambre; ces messieurs la rassurèrent, mais ils ne la quittèrent pas qu'elle n'eût rendu le diamant, qui était d'un prix énorme.

S'il ne fut rien changé à la position des amis de Paul, il en fut autrement de celle de ses victimes; les exilés revinrent et rentrèrent dans leurs biens; justice fut rendue à tous ceux qui avaient été immolés à des caprices sans nombre, enfin un siècle d'or commença pour la Russie. On n'en pouvait douter à voir l'amour, le respect, l'enthousiasme des Russes pour leur nouvel empereur. Cet enthousiasme allait au point que le plus grand bonheur pour tous était d'avoir vu, d'avoir rencontré Alexandre; s'il allait se promener le soir au jardin d'été, s'il traversait les rues de Pétersbourg, la foule l'entourait en le bénissant, et lui, le plus affable des princes, répondait avec une grace parfaite à tous les hommages qu'il recevait. Je n'ai pu aller à Moscou lors de son couronnement; mais plusieurs personnes qui étaient présentes à cette cérémonie m'ont dit que rien ne pouvait être plus touchant et plus beau; les transports de la joie publique éclataient de toutes parts dans la ville et dans l'église; quand Alexandre posa une couronne de diamans sur la tête de l'impératrice Élisabeth, éclatante de beauté, tous deux formaient un groupe si admirable que l'enthousiasme était à son comble.

Au milieu de l'ivresse générale, j'eus moi-même la joie de rencontrer l'empereur sur un des quais de la Néva, peu de jours après mon arrivée: il était à cheval; quoique la loi de Paul fut abrogée, comme on l'imagine, j'avais fait arrêter ma voiture pour avoir le plaisir de regarder passer Alexandre; il vint aussitôt à moi, et me demanda comment j'avais trouvé Moscou, et si je n'avais pas souffert des chemins; je lui répondis que je regrettais de n'avoir pu rester assez long-temps dans cette superbe ville pour en connaître toutes les beautés; quant aux chemins, j'avouai qu'ils étaient horribles; il en convint, disant qu'il comptait les faire réparer; puis, après m'avoir adressé mille choses flatteuses, il me quitta.

Le surlendemain, le comte Strogonoff vint chez moi de la part de l'empereur, qui me commandait de faire son portrait en buste et son portrait à cheval. À peine cette nouvelle se fut-elle répandue, qu'une foule de personnes de la cour accoururent chez moi pour me demander des copies, soit à cheval, soit en buste, peu importait, pourvu qu'on eût le portrait d'Alexandre. Dans tout autre temps de ma vie cette circonstance m'offrait un moyen de faire ma fortune; mais hélas! mes souffrances physiques, sans parler de souffrances morales dont j'étais encore tourmentée, ne me permirent pas d'en profiter; le triste état de ma santé s'aggravait tous les jours. Me sentant hors d'état de commencer le portrait en pied, je pris le parti de faire au pastel le buste de l'empereur et celui de l'impératrice; ils devaient me servir plus tard à faire les portraits en grand, soit à Dresde, soit à Berlin 17, si je me voyais forcée de quitter Pétersbourg; bientôt en effet mes maux devinrent intolérables; le médecin que je consultai m'assura que j'avais des obstructions, et m'ordonna d'aller prendre les eaux de Carlsbad.

Au moment de quitter Pétersbourg, où pendant des années j'avais vécu si heureuse, je ne puis exprimer la peine que je ressentais; on doit penser aussi que ce n'était pas sans une vive douleur que je me séparais de ma fille, tout amer qu'il m'était de la voir s'éloigner de moi, de la voir entièrement gouvernée par une coterie à la tête de laquelle agissait cette vilaine gouvernante que j'aime à accuser de tous les torts. Peu de jours avant mon départ, mon gendre me dit qu'il ne concevait pas comment je pouvais quitter Pétersbourg au moment le plus favorable pour ma fortune. «Convenez, lui répondis-je, qu'il faut que mon coeur soit bien malade? il vous est facile d'en deviner la cause.»

D'autres séparations me semblaient bien pénibles aussi; les princesses Kourakin et Dolgorouki, cet excellent comte Strogonoff qui m'avait donné tant de preuves d'attachement, voilà ce que je regrettais bien plus que la fortune à laquelle je renonçais. Je me souviens que ce cher comte, dès qu'il apprit que j'allais partir, vint me voir; son chagrin était si grand qu'il marchait en long et en large dans mon atelier où j'étais à peindre, se parlant à lui-même, disant: «Non, non, elle ne partira pas, cela est impossible.» Ma fille qui était présente, crut qu'il devenait fou. Je ne pouvais répondre à tant de marques d'amitié que l'on voulait bien me donner, qu'en promettant de revenir à Pétersbourg, et telle était alors ma ferme intention. Dès que je fus décidée à partir, je demandai une audience à l'impératrice, qui me l'accorda aussitôt, et je me rendis chez elle où je trouvai l'empereur; je témoignai à Leurs Majestés, mes regrets les plus vifs et les plus sincères en leur disant que ma santé m'obligeait à aller prendre les eaux de Carlsbad, qui m'étaient ordonnées; pour les obstructions; sur quoi l'empereur me répondit avec bonté: «Ne partez pas, vous iriez trop loin chercher le remède; je vous donnerai le cheval de l'impératrice, et quand vous, l'aurez monté quelque temps vous, serez guérie.» Je remerciai cent fois l'empereur de cette offre, mais j'avouai que je ne savais pas monter à cheval. «Eh bien, reprit-il, je vous donnerai un écuyer qui vous; conduira.» Il, m'est impossible de dire combien j'étais touchée d'une bienveillance si grande, et quand je pris congé de Leurs Majestés, je ne trouvais, point de termes, assez, forts pour en exprimer ma reconnaissance. Quelques jours après cette, conversation, je rencontrai l'impératrice à la promenade du jardin d'été; j'étais avec ma fille et M. de Rivière; Sa Majesté vint à moi et me dit: «Ne partez pas, je vous en prie, madame Lebrun; restez ici, soignez votre santé; votre départ me fait de la peine.» Je l'assurai que mon désir et ma volonté étaient de revenir à Pétersbourg pour avoir le bonheur de la revoir. Dieu sait que je disais vrai; je n'en ai pas moins été tourmentée souvent par la crainte que le refus de rester en Russie n'ait eu l'apparence de l'ingratitude, et que l'empereur et l'impératrice ne me l'aient pas tout-à-fait pardonné.

Ni ces souverains, ni toutes les personnes qui m'ont marqué un intérêt si flatteur pendant mon séjour comme à mon départ, n'ont jamais su avec quel chagrin je m'éloignais de Pétersbourg. Lorsque je passai les frontières de la Russie, je fondais en larmes; je voulais retourner sur mes pas, je me jurais de venir retrouver ceux qui m'avaient comblée si longtemps de marques de bienveillance et d'amitié, dont le souvenir est dans mon coeur; et il faut croire à la destinée, puisque je n'ai point revu le pays que je regardais, que je regarde encore comme une seconde patrie.




CHAPITRE VI.

Narva.--Sa cataracte.--Berlin.--La douane.--M. Ranspach.--La reine de
Prusse.--Sa famille.--L'île des Paons.--Le général Bournonville.




Je partais de Pétersbourg triste, malade, et seule dans ma voiture, n'ayant pu garder ma femme de chambre, qui était Russe, mariée et fort avancée dans sa grossesse. J'emmenais seulement un très vieux homme qui désirait aller en Prusse, à qui j'avais donné par pitié la place d'un domestique, ce dont je me suis bien repentie, car cet homme s'enivrait à chaque poste au point qu'on était obligé de le reporter sur le siège. M. de Rivière, qui m'accompagnait dans sa calèche, ne me fut pas d'un grand secours, surtout quand nous eûmes passé la frontière russe et que nous trouvâmes les sables; car les postillons, dont il ne savait pas se faire obéir, l'emportaient sans cesse par les chemins de traverse tandis que je suivais la grande route.

Je fis ma première station à Narva, petite ville bien fortifiée, mais laide et mal pavée. Le chemin qui y conduit est ravissant, bordé de maisons charmantes, de jardins anglais, et dans le lointain on aperçoit la mer couverte de vaisseaux, ce qui rend cette route tout-à-fait pittoresque. Les femmes, à Narva, portent le costume des femmes de l'antiquité. Elles sont belles, car en général le peuple de la Livonie est superbe; presque toutes les têtes de vieillards me rappelaient les têtes de Christ de Raphael, et les jeunes gens, dont les cheveux plats tombent sur les épaules, semblent avoir servi de modèle à ce grand maître.

Le lendemain de mon arrivée, j'allai voir, à quelque distance de la ville, une magnifique cataracte. Une énorme quantité d'eau, dont on n'aperçoit pas la source, forme un torrent si fort et si rapide, qu'il s'élève dans son cours sur des rochers énormes, dont il se précipite avec fracas pour surmonter d'autres rochers; cette multitude de cascades qui se succèdent, s'élancent et s'engloutissent avec fureur, produit un bruit épouvantable.

Comme j'étais occupée à retracer cette belle horreur, plusieurs habitans de Narva, qui me regardaient dessiner, me racontèrent un évènement affreux dont ils avaient été témoins. Les eaux de ces cataractes, étant augmentées par de grandes pluies, avaient entraîné, avec une partie des terrains qui les bordent, une maison où logeait une famille entière. On entendait les cris de détresse de ces malheureux, on voyait leur affreux désespoir sans pouvoir leur porter aucun secours, puisqu'il était impossible aux bateaux de traverser le torrent. Enfin ce spectacle affreux et déchirant fut suivi bientôt d'un spectacle plus horrible, lorsque la maison et la malheureuse famille, entraînés dans le gouffre, disparurent aux yeux de ceux qui me parlaient de ce désastre et qui en étaient encore émus.

J'arrivai à Riga; cette ville, comme Narva, n'est ni jolie ni bien pavée, mais elle est très commerçante, ainsi qu'on le sait, et le port est très beau. La plupart des hommes y sont habillés à la turque, à la polonaise, etc., et toutes les femmes qui ne sont pas de la classe du peuple mettent, pour sortir, un voile de gaze noir sur leur tête. Je n'eus guère le temps de faire d'autres observations, car je me hâtai d'arriver à Mittau, où j'espérais trouver encore la famille royale; mais j'eus le chagrin de venir trop tard et de ne pas l'y rencontrer, en sorte que je restai fort peu dans cette ville, où je n'étais allée que pour voir nos princes.

L'état de notre esprit et de notre santé influe si fort sur les objets qui nous environnent, que je me rappelai plus d'une fois alors avec quelle gaieté j'avais fait, en allant à Pétersbourg, le chemin que je venais de parcourir si tristement. Je me souvenais surtout que la vue de la Courlande m'avait ravie. Ces magnifiques forêts de vieux chênes, d'énormes sapins ou d'aulniers, dont les troncs blanchâtres se détachent si bien sur leur feuillage qui ressemble à celui du saule pleureur; ces beaux lacs, ces charmantes collines, ces jolis vallons, mon imagination calme et heureuse animait tout cela par mille idées riantes ou poétiques. Dans les bois, je voyais Diane suivie de son cortége, dans les prairies, des danses de bergers et de bergères, telles que j'en avais vu à Rome sur les bas-reliefs antiques; enfin je charmais ma route. Mais au retour plus de figures fantastiques, plus de danses joyeuses. Ma tristesse et mes souffrances avaient dépeuplé ce beau pays, que je regardais à peine.

Et pourtant ce qui me restait à faire de chemin jusqu'à Berlin était de beaucoup le plus pénible, puisqu'il me fallait arriver à Memel et à Koenigsberg. En partant de Pétersbourg, j'avais bien pris la poste, mais nous avions rencontré à Riga la grande-duchesse de Bade, qui allait voir l'impératrice sa fille, et qui ne laissait plus de chevaux sur notre route. Je fus obligée d'en prendre à des voiturins, qui, au lieu de me mener coucher aux maisons de poste, me descendaient dans des espèces de cabanes où l'on ne trouvait point de lits et rien à manger, en sorte que le plus souvent je passais la nuit dans ma voiture. Quant aux repas, la soupe que l'on me donnait était faite sans viande, avec du mauvais beurre et des carottes; si je faisais tuer un poulet, il était si maigre et si dur que M. de Rivière et moi nous ne pouvions parvenir à le couper; encore avions-nous à peine le temps de faire ce mauvais dîner, tant les voiturins étaient pressés de repartir. En route, nous étions tellement dans le sable, que la voiture allait au petit pas. Il faisait une chaleur horrible; j'étais obligée, pour respirer, de laisser toutes mes glaces ouvertes, et les deux postillons fumaient constamment; cette vilaine odeur de pipe me tournait le coeur au point que je préférais presque toujours aller à pied, quoique j'eusse du sable jusqu'à la cheville. Heureusement on ne rencontre jamais de voleurs sur ces chemins.

J'apercevais bien de loin quelques loups sur les hauteurs, mais apparemment ils avaient peur de nous, car ils s'enfuyaient toujours à notre approche, de même que les pauvres cerfs, effrayés par la calèche de M. de Rivière, que je voyais souvent traverser la route.

Dans l'état de maladie où j'étais, une manière de vivre aussi fatigante devait m'être fatale; peu de jours suffirent en effet pour me jeter dans un accablement que tout mon courage et mon vif désir de ne point m'arrêter en route pouvait à peine surmonter. Je devins si faible et si souffrante, qu'il fallait me traîner dans ma voiture, où je restais comme sans mouvement, privée même de la faculté de penser. Je n'avais d'autre sensation que celle d'une douleur aiguë dans le côté droit, que me causait un rhumatisme et que chaque secousse redoublait. Cette douleur était si intolérable, qu'un jour, les voiturins s'étant enfoncés dans un chemin que l'on réparait et qui était rempli de pierres, je perdis entièrement connaissance dans ma voiture.

Une partie de mon supplice finit à Koenigsberg; là je repris la poste jusqu'à Berlin, où j'arrivai vers la fin de juillet 1801, à dix heures du soir; mais, en dépit du besoin que j'avais de repos, il me restait à éprouver les tourmens de la douane. On me fit passer sous une grande voûte très sombre, où j'attendis au moins deux grandes heures; ensuite les douaniers voulaient garder ma voiture pour la visiter la nuit, ce qui m'obligeait à me rendre à pied jusqu'à l'auberge, et il pleuvait à verse. Je me débattais en français, ces hommes me ripostaient en allemand; il y avait de quoi perdre l'esprit. On ne voulait seulement pas me permettre de retirer mon bonnet de nuit et de petites fioles qui contenaient des antispasmodiques, dont certes j'avais grand besoin après de pareilles scènes; car, à force de crier avec ces barbares, j'étais enrouée au point que je ne pouvais plus parler. Enfin j'obtins que l'on me laissât quitter la douane dans ma voiture, et je me rendis à l'auberge de la Ville de Paris avec un douanier; vrai démon, qui de plus était ivre-mort. Il défaisait mes paquets, mes vaches, mettant tout sens dessus dessous, et s'empara d'une pièce de mousseline des Indes brodée, qui m'avait été donnée par madame Dubarry lorsque je quittai Paris. Comme je ne voulais pas que l'on déroulât ma Sibylle ni les études que j'avais faites de l'empereur et de l'impératrice de Russie, ma voiture fut cachetée, et je pus enfin me mettre au lit, mais non sans un tremblement affreux qui ne me permit pas de dormir un seul instant.

Le lendemain matin de bonne heure, j'envoyai chercher M. Ranspach, mon banquier, qui arrangea tous mes démêlés avec la douane; il me fit rendre ma pièce de mousseline, à laquelle je tenais beaucoup, sans que j'eusse rien à payer, et les chefs des douaniers poussèrent la politesse jusqu'à venir chez moi me faire des excuses de ce qui s'était passé. M. Ranspach, qui me guidait pour mes affaires pécuniaires, était un fort aimable homme dont je n'ai jamais eu qu'à me louer. J'allai dîner chez lui quelques jours après, et je trouvai là plusieurs de ses compatriotes qui joignaient à beaucoup d'instruction le mérite de n'avoir aucune pédanterie, et dont la conversation m'intéressa beaucoup.

Trois jours me suffirent pour me remettre de mes fatigues, et je me sentais beaucoup mieux, quand la reine de Prusse, qui n'était point alors à Berlin, eut la bonté de me faire dire de venir la trouver à Potsdam. Je partis; mais ici ma plume est impuissante pour peindre l'impression que j'éprouvai la première fois que je vis cette princesse. Le charme de son céleste visage, qui exprimait la bienveillance, la bonté, et dont les traits étaient si réguliers et si fins; la beauté de sa taille, de son cou, de ses bras, l'éblouissante fraîcheur de son teint, tout enfin surpassait en elle ce qu'on peut imaginer de plus ravissant. Elle était en grand deuil, coiffée avec une couronne d'épis de jais noir, ce qui, loin de lui nuire, rendait sa blancheur éclatante. Enfin, il faut avoir vu la reine de Prusse pour comprendre comment, à son premier aspect, je restai d'abord comme charmée.

Elle me fixa le jour de la première séance. «Je ne puis, dit-elle, vous la donner avant midi; car le roi, qui passe la revue tous les matins à dix heures, est bien aise que j'y assiste.» Elle désirait que j'eusse un logement dans le château, mais, sachant qu'il aurait fallu pour cela déranger l'une de ses dames, je remerciai, et j'allai me loger aussitôt dans un hôtel garni, voisin du palais, dans lequel j'étais fort mal sous tous les rapports.

Mon séjour à Potsdam n'en fut pas moins une véritable jouissance pour moi; car plus je voyais cette charmante reine, plus j'étais sensible au bonheur de l'approcher. Elle parut désirer voir les études que j'avais faites d'après l'empereur Alexandre et l'impératrice Élisabeth; je m'empressai de les lui porter, ainsi que mon tableau de la Sibylle, que je fis remettre sur châssis. Je ne saurais dire avec quelle grâce elle savait me témoigner qu'elle en était satisfaite; elle était si aimable et si bonne, que l'attachement qu'elle inspirait tenait tout-à-fait de la tendresse.

Je me plais à rappeler tant de marques de cette gracieuse bienveillance dont elle me comblait jusque dans les moindres choses: par exemple, j'avais l'habitude de prendre du café tous les matins, et dans mon hôtel garni l'on m'en donnait qui était toujours détestable; je ne sais comment il se fit que je le dis à la reine, qui, le lendemain, m'en envoya d'excellent. Un autre jour, comme je lui faisais compliment de ses bracelets, qui étaient dans le genre antique, elle les détache aussitôt et les met à mes bras; ce don me toucha plus peut-être que celui d'une fortune, et ces bracelets-là ont toujours depuis voyagé avec moi. Elle eut aussi la bonté de me faire donner une loge au spectacle tout près des places qu'elle occupait habituellement; de cette petite distance je me plaisais par-dessus tout à la regarder: son charmant visage avait seize ans.

Pendant une de nos séances la reine fit venir ses enfans, qu'à ma grande surprise je trouvai laids; en me les montrant, elle me dit: «Ils ne sont pas beaux.» J'avoue que je n'eus pas assez de front pour la démentir; je me contentai de répondre qu'ils avaient beaucoup de physionomie 18.

Je parlais souvent à la reine de mon amour pour la campagne et pour les beaux sites; elle désira que j'allasse voir son île des Paons. Une de ses voitures m'y conduisit. On arrive à ce lieu charmant par une épaisse forêt de sapins que l'on traverse, puis on descend un chemin rapide qui vous mène à un lac sur lequel est située l'île des Paons et son petit château. Le temps était triste, il pleuvait même, et ce séjour ne m'en parut pas moins élyséen.

Outre les deux études au pastel que me faisait faire S. M., je fis de la même manière celles de la famille du prince Ferdinand 19. Une des jeunes princesses, la princesse Louise, qui avait épousé le prince Radzivill, était jolie et très aimable; j'ai eu pendant quelque temps avec elle une correspondance qui me charmait; car je la compte au nombre des personnes qu'il est impossible d'oublier. Son mari, le prince Radzivill, était fort bon musicien. Je me rappelle qu'un jour il me causa une surprise qui tenait uniquement à la différence des usages de tel ou tel pays: pendant mon séjour à Berlin, on me mena à un grand concert public, et je fus étonnée au dernier point, en entrant dans la salle, de voir le prince Radzivill qui jouait de la harpe. Jamais chose semblable ne pourrait avoir lieu chez nous, qu'un amateur, surtout un prince, se mît à jouer devant une autre société que la sienne, et une société payante: il faut croire qu'en Prusse cela semblait tout naturel.

C'est à Berlin que je fis connaissance avec la baronne de Krudner, si connue par son esprit et son exaltation de tête. Sa réputation comme auteur était déjà faite; mais elle n'avait pas encore acquis le caractère d'apôtre religieux qui l'a rendue si célèbre dans le Nord; elle et son mari ont été très obligeans pour moi. J'en puis dire autant de madame de Souza, ambassadrice de Portugal, dont je fis alors le portrait. Il m'arrivait d'ailleurs, comme à tous ceux qui courent le monde, de retrouver plusieurs gens de connaissance: je revoyais entre autres avec grand plaisir le comte et la comtesse Golowkin, que j'avais connus à Pétersbourg. Je vis arriver à Berlin la charmante actrice, madame Chevalier; elle était fort riche; aussi ai-je su depuis qu'après avoir divorcé, elle avait épousé un jeune homme attaché à la légation française.

À mon arrivée à Berlin, j'avais été faire une visite à l'ambassadeur de France, le général Bournonville, car j'abordais enfin l'idée de retourner à Paris. Mes amis, mon frère surtout, m'en sollicitaient vivement. Il leur avait été facile de me faire rayer de la liste des émigrés, et j'étais rétablie dans ma qualité de Française, qu'en dépit de tout je n'avais pas perdue dans mon coeur. Le général Bournonville était un brave et bon militaire que l'on estimait beaucoup à Berlin. Il me reçut à merveille, et m'engagea de la manière la plus flatteuse à retourner dans ma patrie, m'assurant que l'ordre et la paix y étaient complètement rétablis.

Quoique le général Bournonville fût le premier ambassadeur de la république que j'allais trouver, j'en avais déjà vu d'autres. Vers la fin de mon séjour à Pétersbourg, le général Duroc et M. de Châteaugiron étaient arrivés à la cour d'Alexandre, envoyés par Bonaparte, et je me rappelle que, me trouvant à cette époque chez l'impératrice Elisabeth, je l'entendis dire à l'empereur: Quand donc recevrons-nous les citoyens? M. de Châteaugiron vint me faire une visite. Je le reçus de mon mieux; mais je ne saurais dire l'effet que me fit cette cocarde tricolore. Quelques jours après ils dînèrent tous deux chez la princesse Galitzin Beauris. Je me trouvai placée à table près du général Duroc, qu'on m'avait dit être l'intime de Bonaparte; il ne me dit pas un seul mot, et j'en fis de même avec lui.

Le dîner dont je parle donna lieu à une chose assez plaisante. Le cuisinier de la princesse, dans l'ignorance totale où il était de la révolution française, prit naturellement ces messieurs pour les ambassadeurs du roi de France. Voulant leur faire honneur, après avoir long-temps rêvé, il se souvint que les fleurs-de-lis étaient les armes de France, et il se hâta de mettre les truffes, les filets, les pâtés en fleurs-de-lis. Cette surprise consterna si fort les convives, que la princesse, dans la crainte sans doute qu'on ne l'accusât d'une aussi mauvaise plaisanterie, fit monter le chef de cuisine et l'interrogea sur cette pluie de fleurs-de-lis. Le brave homme répondit d'un air satisfait: «J'ai voulu faire voir à Son Excellence que je sais ce qu'il convient de faire dans les grandes occasions.» Une femme de mes amies, fort spirituelle, me dit alors tout bas: «Plût à Dieu que les cuisiniers et les marmitons n'en eussent jamais su davantage!»

Peu de jours avant mon départ de Berlin, le directeur-général de l'Académie de peinture vint avec une grâce infinie m'apporter lui-même le diplôme de ma réception à cette Académie. Tant de marques de bienveillance dont on me comblait à la cour de Prusse m'aurait bien certainement retenue plus long-temps, si mon plan n'avait pas été alors tout-à-fait arrêté. Décidée à partir, je pris congé de cette charmante reine si jeune! si belle! si aimable! J'ignorais, hélas! que bien peu d'années après j'aurais la douleur d'apprendre sa mort. J'ignorais quel infame calomnie se joindrait aux revers de la guerre pour la conduire au tombeau à la fleur de son âge! Jamais je n'ai pu lire alors les bulletins de l'armée de Bonaparte, sans ressentir une indignation qu'il m'est impossible d'exprimer. Je me souviens qu'à cette époque, me trouvant à l'Opéra de Paris, dans la loge de la comtesse Potocka, il y vint un Polonais qui arrivait de l'armée française. (Certes un Polonais n'était pas suspect quand il défendait une puissance du Nord). Je lui parlai des indignes mensonges qu'on se permettait sur la liaison de la reine de Prusse avec l'empereur Alexandre. Ce jeune homme répondit: «Rien n'est plus faux, on écrit tout cela pour égayer les bulletins.» Et cependant l'aimable créature que l'on prenait pour victime lisait ces horreurs, et le chagrin qu'elle en ressentait, joint à tant d'autres chagrins, hâtait peut-être sa mort!




CHAPITRE VII.

Je quitte Berlin.--Dresde.--Lettre à mon frère.--Francfort.--La famille
Divoff.--Je rentre en France.




Je pensai perdre, en quittant Berlin, tout ce que je possédais, et voici comment. J'avais commandé mes chevaux pour cinq heures du matin. Mon domestique vraisemblablement était allé faire ses adieux à quelques gens de sa connaissance, il n'arrivait pas, et l'on sait qu'en Prusse les chevaux n'attendent jamais. Je m'étais levée encore toute engourdie par le sommeil, et le garçon de l'auberge, ne voyant point mon domestique, s'était emparé de mon nécessaire pour le descendre ainsi que tous mes autres effets. Ce nécessaire, qui renfermait mes diamans, mon or, toute ma fortune enfin, était toujours placé sous mes pieds quand je voyageais. Par le plus grand des bonheurs, dès que je fus dans la voiture, je m'aperçus, quoique à moitié endormie, que mes pieds n'étaient pas soutenus comme d'ordinaire. Les chevaux partaient; je criai que l'on arrêtât, et je demandai mon nécessaire au garçon, ayant grand soin de parler assez haut pour réveiller la maîtresse de la maison. Ceci me réussit, car, après quelques réponses évasives de cet homme, le nécessaire fut rapporté. On venait de le trouver dans une écurie au fond de la cour, tout recouvert de foin. Cet accident avait donné le temps à mon domestique d'arriver, et je partis, fort heureuse, comme on pense bien, d'avoir recouvré mon nécessaire. Je rapporte cette aventure, parce qu'elle peut servir de leçon aux voyageurs.

En quittant Berlin, j'allais à Dresde où je devais m'arrêter pour faire plusieurs copies du portrait de l'empereur Alexandre, que j'avais promises. Je comptais ensuite poursuivre ma route vers la France sans séjourner long-temps nulle part. Ce n'était pourtant qu'avec une sorte de terreur que je pensais à revoir Paris. La lettre suivante, que j'écrivais de Dresde à mon frère, peut donner une idée de ce qui se passait en moi:

Dresde, ce 18 septembre 1801.



«Il y a des siècles, mon bon ami, que je veux t'écrire; mais j'ai toujours été en camp volant, déménageant sans cesse, sans trouver un bon coin où je puisse m'établir pour peindre. Enfin me voilà à peu près bien, et je commence demain les copies du portrait de l'empereur Alexandre. J'ai reçu de toi une petite lettre par le bon père Rivière; l'impatience que tu as de me revoir ne surpasse certainement pas la mienne; mais, mon bon ami, je ne puis te cacher ce qui se passe dans ma pauvre tête et dans mon coeur à l'idée de mon retour à Paris. En me rapprochant de la France, le souvenir des horreurs qui s'y sont passées se retrace à moi si vivement que je crains de revoir les lieux qui ont été témoins de ces scènes affreuses. Mon imagination replacera tout. Je voudrais être aveugle ou avoir bu du fleuve d'oubli pour vivre sur cette terre ensanglantée! Il me semble enfin que je marche vers un tombeau, et je ne suis pas maîtresse de mes idées noires à ce sujet. «D'un autre côté, quand je songe que j'aurai la jouissance de t'embrasser, de revoir les amis qui me restent, d'admirer encore tant de chefs-d'oeuvre des arts et d'objets intéressans, je me sens agitée dans un sens contraire et je n'hésite plus, je me dis que j'irai. Oui, mon ami, j'irai pour vous retrouver tous; mais, hélas! je ne retrouverai pas notre pauvre mère! Cette peine est la plus sensible. Tu me conduiras sur sa tombe... Mon Dieu! que d'idées tristes!

«Depuis que j'ai quitté la Russie, on me demande à Vienne, à Brunswick, à Munich et à Londres, sans parler de Pétersbourg où l'on me rappelle avec instance, et que j'avais tant espéré revoir! Partout j'ai reçu l'accueil le plus doux et le plus flatteur; partout j'ai retrouvé une patrie, avec la différence toutefois que la calomnie ne m'y déchirait pas comme en France. Tu sais ce que cette vipère m'a fait souffrir? Tous mes persécuteurs sont encore là; si j'allais retomber sous leurs griffes envenimées!... Je te manderai au juste le jour de mon départ et mon itinéraire; mais sitôt cette lettre reçue, réponds poste pour poste à toutes mes terreurs. Dis-moi surtout si j'aurai la facilité d'aller et de venir; car après avoir passé l'hiver avec vous, il me faudra encore faire un petit voyage. Je ne crains pas les courses, elles me font du bien. Le séjour des villes me tue et les grands chemins me guérissent: la route et quelques bains ont suffi pour rétablir tout-à-fait ma santé.

«J'ai lu avec le plus grand plaisir tes derniers ouvrages; tes conventions sont charmantes, et je t'assure que tu es apprécié à Pétersbourg et partout comme à Paris; j'en jouissais véritablement.

«Je retrouve ici la belle et aimable princesse Dolgorouki. M. Dimidoff y est aussi, et il s'ennuie beaucoup. Il me disait ces jours-ci: Quelle triste ville que Dresde! j'ai beau faire, je ne puis trouver le moyen d'y dépenser mille écus par jour.

«C'est le bon M. Laya qui te porte cette lettre. Je l'ai connu ici, et il m'a plu tout de suite. C'est un homme de lettres distingué, le meilleur enfant du monde. Le sachant ton ami, j'étais déjà prévenue en sa faveur; mais il n'a fait que gagner à plus ample connaissance. Voilà un homme aussi estimable pour sa façon de penser que par son courage. Je n'en dirai pas autant de notre Pindare. Sa conduite avec le roi et la reine dont il avait reçu tant de bienfaits est atroce. Je ne le reverrai jamais 20. Je désire beaucoup au contraire connaître particulièrement ce M. Legouvé dont tu me parles. Ses ouvrages me le font aimer, et tu me le présenteras tout de suite à mon arrivée.

«Adieu. Je t'embrasse, ainsi que Suzette, de tout mon coeur, sans oublier la petite 21, que je voudrais avoir à moi. Ne m'oublie pas auprès de la bonne madame de Verdun. Comme je serai aise de la revoir, ainsi que le bon Robert, Ménageot, la famille Brongniart, etc. Voilà mes sujets de consolation, ils me sont bien nécessaires. Adieu.»

Une fois ma résolution prise de retourner en France avant l'hiver, je pressai mon travail, en sorte que je pus aller passer quelques jours dans la famille Rivière, qui habitait Brunswick. Je vis chez eux le duc de Brunswick, qui voulait me connaître; je lui fus présentée, et il me témoigna le désir que je fisse son portrait. Comme le temps ne me le permettait plus, je le refusai avec regret, attendu que ce prince avait une fort belle tête. Après avoir séjourné cinq ou six jours chez les parens de M. de Rivière, je repartis seule, mon compagnon de voyage restant, dans sa famille.

Je passai à Weimar, mais je n'y restai qu'une nuit, et la journée qui la précéda fut une journée de tribulations. J'étais partie comptant arriver à Weimar vers les midi, en sorte que je n'avais pris aucunes précautions pour mon dîner. Le malheur voulut que l'on me donnât un postillon qui ne connaissait pas le chemin, et qui, au lieu de prendre la bonne route, nous égara dans des terres grasses où nous passâmes la journée entière. La nuit venue, j'étais tout-à-fait mourante de fatigue et de faim. Les chevaux, éreintés, ne voulaient plus traîner la voiture, qui était fort lourde, et, pour comble d'embarras, mon domestique avait au doigt un panaris qui le mettait hors d'état de nous aider. Je me souviens que, pour tromper mon impatience, et surtout mon appétit, je pris de cette terre maudite avec laquelle j'essayai de modeler une tête, et, sans y voir, je parvins à faire quelque chose qui ressemblait assez à un visage. Nous ne sortîmes que fort tard de cette triste position; car je n'arrivai à Weimar qu'à minuit, si faible, et si étourdie par cette longue course, que tout le long de la route, la nuit étant très noire, j'avais donné au péage des barrières deux ducats au lieu de deux gruts 22. Je ne m'aperçus de mon erreur qu'à la porte de l'auberge, en payant la dernière poste, et je renvoyai chercher mes deux derniers ducats, qui me furent rendus.

J'étais en route depuis onze heures du matin sans avoir rien pris, encore me fallut-il attendre long-temps à la porte de l'auberge que l'on vînt m'ouvrir, car on se couche de bonne heure à Weimar, et personne n'était sur pied. Lorsque enfin je me retrouvai dans une chambre, et que je me regardai dans la glace, je me fis peur, tant l'ennui, la fatigue et la faim m'avaient mise dans un état pitoyable.

On m'avait donné, à la cour de Prusse, des lettres pour la cour de Weimar; mais j'étais si fatiguée, si souffrante, et si mal dans cette auberge, que je partis le lendemain de bonne heure. À Gotha, où j'allai ensuite, je trouvai le baron de Grimm, que j'avais beaucoup connu à Paris; il fut pour moi d'une grande obligeance, en s'occupant de mes intérêts d'argent sur le change du pays, et de tout ce qui m'était nécessaire pour mon voyage, et je ne m'arrêtai plus qu'à Francfort.

Je descendis dans cette ville à un très bel hôtel garni, qui portait le nom d'hôtel de France ou de Paris, je ne sais plus lequel des deux. J'avais laissé à Berlin mon vieux ivrogne, qui m'avait tant tourmentée, et quand je sortis de voiture, un jeune Allemand, très bien mis, qui se trouvait sous la porte de l'hôtel, m'offrit de me monter mon nécessaire. Il le porta sur la table de la première chambre que je devais occuper, puis, comme naturellement je l'avais suivi, il voulut me baiser la main, ce que je refusai le plus poliment du monde, tout en le remerciant de sa politesse. Il retourna aussitôt sous la porte cochère, et je fermai la mienne en entrant dans ma chambre; car, je ne sais pourquoi, la figure de ce jeune homme me déplaisait et m'inspirait de la méfiance.

Quelques momens après, j'entendis une voiture s'arrêter devant l'hôtel. Je me mets à la fenêtre qui donnait sur la rue, et je vois descendre la bonne madame Divoff, son mari et son fils, que j'avais beaucoup connus à Pétersbourg. Je fus doublement satisfaite de cette rencontre, ayant un peu peur malgré moi de mon inconnu. Je courus embrasser cette excellente famille, et voilà le jeune Allemand qui arrive à leur voiture pour aider les domestiques à porter les paquets dans leurs chambres. Tant d'empressement me parut bien suspect; mais madame Divoff, reconnaissante de cette obligeance, invita le jeune homme à souper avec nous. À table, il nous raconta ses malheurs, au sujet d'un mariage d'amour qu'il avait manqué. C'était un vrai roman, et j'étais si fortement persuadée qu'il l'inventait, qu'il ne me toucha pas le moins du monde, quoique la bonne madame Divoff en eût les larmes aux yeux. Le lendemain encore, elle invita le conteur à déjeuner, ce que je n'approuvai pas du tout. Nous fûmes obligés de rester six jours à Francfort, pendant lesquels je m'ennuyai beaucoup 23; mais le bruit coûtait que Bonaparte avait été assassiné, ce qui aurait changé tous nos plans. Enfin lorsque nous fûmes prêts à partir et que l'on fit les paquets, il manquait plusieurs couverts d'argent à madame Divoff. Je ne doutai pas une minute qu'ils n'eussent été pris par le jeune Allemand, et tout aussitôt après mon arrivée à Paris, en effet, je lus dans la gazette que ce jeune homme venait d'être arrêté pour vol.

Je n'essaierai point de peindre ce qui se passa en moi lorsque je touchai cette terre de France que j'avais quittée depuis douze ans; la douleur, l'effroi, la joie qui m'agitaient tour à tour (car il y avait de tout cela dans les mille sensations qui me bouleversaient l'ame). Je pleurais les amis que j'avais perdus sur l'échafaud; mais j'allais revoir ceux qui me restaient encore. Cette France dans laquelle je rentrais avait été le théâtre de crimes atroces; mais cette France était ma patrie!




CHAPITRE VIII.

J'arrive à Paris.--Concert de la rue de Cléry.--Bal chez madame Regnault
de Saint-Jean-d'Angely.--Madame Bonaparte.--Vien.--Gérard.--Madame
Récamier.--Madame Tallien.--Ducis.--Mes soirées.--Je pars pour Londres.




À mon arrivée à Paris dans notre maison de la rue du Gros-Chenet, M. Lebrun, mon frère, ma belle-soeur et sa fille, vinrent me recevoir à ma descente de voiture, pleurant tous de joie de me revoir, et j'étais moi-même bien attendrie. Je trouvai l'escalier rempli de fleurs, et mon appartement parfaitement arrangé. La tenture et les rideaux de ma chambre à coucher étaient en casimir vert, les rideaux bordés d'une broderie en soie flote couleur d'or; M. Lebrun avait fait surmonter le lit d'une couronne d'étoiles d'or; tous les meubles étaient commodes et de bon goût, enfin je me trouvais fort bien installée. Quoique M. Lebrun m'ait certes fait payer tout cela bien cher, je n'en fus pas moins sensible aux soins qu'il avait pris pour me rendre mon habitation agréable.

La maison de la rue du Gros-Chenet était séparée par un jardin d'une maison qui donnait sur la rue de Cléry, et qui appartenait aussi à M. Lebrun. Il y avait dans cette dernière une salle immense 24, où se donnaient de très beaux concerts. On m'y conduisit le soir même de mon arrivée, et dès que je fus entrée, tout le monde se tourna vers moi, les spectateurs en battant des mains, et les musiciens en frappant de leur archet sur leur violon. Je fus tellement sensible à un accueil si flatteur, que je fondis en larmes. Je me souviens que madame Tallien était à ce concert, éclatante de beauté.

La première visite que je reçus le lendemain à mon lever, fut celle de Greuze, que je ne trouvai pas changé. On eût dit qu'il ne s'était point décoiffé: ses boucles de cheveux flottaient encore de chaque côté de sa tête comme à mon départ. Je fus touchée de son empressement, et bien contente de le revoir. Après Greuze arriva ma bonne amie, madame de Bonneuil, aussi jolie que par le passé; car la conservation de cette charmante femme a tenu du prodige. Elle me dit que sa fille, madame Regnault de Saint-Jean-d'Angely, donnait un bal le lendemain, et qu'il fallait absolument que j'y vinsse. «Mais, lui dis-je, je n'ai point de robe parée.» Alors je lui montrai cette fameuse pièce de mousseline des Indes brodée, qui avait fait tant de chemin avec moi, et qui, comme on sait, avait couru de si grands risques depuis que madame Dubarry me l'avait donnée. Madame de Bonneuil la trouva fort belle, et l'envoya à madame Germain, la célèbre couturière, qui me fit tout de suite une robe à la mode, qu'elle m'apporta le soir même.

J'allai donc au bal de madame Regnault, et je trouvai là les plus belles femmes de l'époque, en tête desquelles il faut placer madame Regnault elle-même, puis madame Visconti, si remarquable par la beauté de sa taille et de son visage. Tandis que je me plaisais à fixer mes regards sur toutes ces charmantes personnes, une femme qui était assise devant moi se retourna; elle était si admirable, que je ne pus m'empêcher de lui dire: «Ah! Madame, comme vous êtes belle!» Cette femme était madame Jouberto, alors sans fortune, et qui depuis a épousé Lucien Bonaparte. Je vis aussi à ce bal beaucoup des généraux français; on me montra Macdonald, Marmont et plusieurs autres; enfin c'était un monde tout nouveau pour moi.

Peu de jours après mon arrivée, madame Bonaparte vint me voir un matin; elle me rappela les bals où nous nous étions trouvées ensemble avant la révolution, ce que j'avais tout-à-fait oublié; mais j'en fus d'autant plus sensible à son souvenir. Elle fut très aimable, et m'invita à aller déjeuner chez le premier consul. Toutefois, comme je n'y mis pas un grand empressement, le jour de ce déjeuner ne fut jamais fixé.

Je ne tardai pas à recevoir la visite de mon ami Robert, des Brongniart, et celle de Ménageot, qui avait été directeur de Rome. Ce dernier me parla, la première fois qu'il vint me voir; de la révolte des jeunes gens qui lui avait fait quitter Rome; il me conta aussi qu'à son retour il avait vu Bonaparte à Lodi après la grande victoire que venait d'y remporter ce général. Bonaparte, en lui montrant le champ de bataille encore tout couvert de morts, lui dit avec un grand sang-froid: «Ce serait un beau tableau à faire.» Ménageot avait été indigné de ce mot. «C'était, ajouta-t-il, un spectacle affreux, déchirant; il y avait plusieurs chiens qui pleuraient auprès du cadavre de leur maître: ces pauvres chiens me parurent bien plus humains que Bonaparte!»

J'étais bien vivement touchée de la joie que me témoignaient les amis et les connaissances qui chaque jour accouraient chez moi. À la vérité, le plaisir que j'éprouvais à les revoir tous était cruellement troublé par le chagrin d'apprendre beaucoup de morts que j'ignorais; car il ne me venait pas une personne qui n'eût perdu ou sa mère, ou son mari, ou pour le moins quelque parent. Il me fallut subir une autre peine plus sensible que les autres: la bienséance m'obligeait à faire une visite à mon vilain beau-père; il habitait à Neuilly une petite maison qui avait été achetée par mon père, et où j'étais allée bien souvent dans ma première jeunesse. Tout dans ce lieu me rappela ma pauvre mère, le temps heureux que j'avais passé près d'elle; j'y retrouvai son panier à ouvrage tel encore qu'elle l'avait laissé; enfin cette visite fut pour moi cruellement triste, d'autant plus que je n'étais déjà que trop disposée aux larmes. En allant à Neuilly je venais pour la première fois de passer sur la place Louis XV, où je croyais voir encore le sang de tant de nobles victimes! mon frère, qui était avec moi, se reprocha beaucoup de n'avoir pas fait prendre un autre chemin, car ce que je souffris alors ne saurait se décrire; même encore aujourd'hui il m'est impossible de passer sur cette place sans me rappeler les horreurs dont elle a été le théâtre, et je ne puis me rendre maîtresse de mon imagination.

On peut bien penser avec quel empressement je me rendis au musée du Louvre, qui possédait alors tant de chefs-d'oeuvre; la première fois j'y allai seule, pour jouir de cette vue sans distraction: je parcourus d'abord la galerie de tableaux, ensuite celle des statues; et lorsque, enfin, après être restée plusieurs heures sur mes jambes, je pense à retourner chez moi pour dîner à quatre heures et demie, les gardiens, ignorant que je n'étais point sortie, avaient fermé toutes les portes; je cours à droite, à gauche; je crie; il m'est impossible de me faire entendre et de me faire ouvrir; je mourais de faim et de froid, car nous étions au mois de février; je ne pouvais frapper aux fenêtres, elles étaient beaucoup trop élevées: ainsi je me trouvais en prison au milieu de ces belles statues que je n'étais plus du tout en disposition d'admirer; elles me paraissaient des fantômes; et à l'idée qu'il me faudrait passer la journée et la nuit avec elles, la frayeur et le désespoir s'emparaient de moi; enfin, après avoir fait mille détours, j'aperçus une petite porte contre laquelle je frappai si fort que l'on vint m'ouvrir; je sortis précipitamment, ravie de reprendre ma liberté et de pouvoir aller dîner, car j'avais grand besoin de manger.

Peu de jours après mon arrivée, je reçus de la Comédie Française la lettre suivante:

«Madame,

«La Comédie Française me fait l'honneur de me charger de vous adresser la copie d'un arrêté qu'elle vient de prendre pour rétablir votre nom sur la liste des entrées à son théâtre; elle vous prie d'agréer cet hommage comme une marque de son admiration pour vos rares talens, et de la haute estime que vous lui inspirez à tant de titres.

«J'ai l'honneur, etc.

«MAIGNEIN, Secrétaire

La Comédie Française ne se borna pas à me donner cette marque flatteuse de son souvenir: Molé et Fleury allèrent trouver mon frère pour lui dire que les premiers acteurs désiraient venir jouer une comédie chez moi, et Vestris le père le prévint aussi que l'Opéra danserait un ballet après la pièce. Tout cela, selon leur plan, devait avoir lieu dans ma galerie. Quoique sensible autant qu'on peut l'imaginer à ces témoignages de bienveillance pour moi, ne désirant pas être placée en évidence, je refusai des hommages si flatteurs; toutefois, j'en ai conservé un souvenir d'autant plus reconnaissant qu'il semblait que Paris voulût me consoler, à mon retour, de tant d'odieuses calomnies qui avaient précédé mon départ.

La première fois que j'allai au spectacle, l'aspect de la salle me parut extrêmement triste; habituée comme je l'étais à voir autrefois en France, et depuis dans l'étranger, tout le monde poudré, ces têtes noires et ces hommes vêtus d'habits noirs formaient un sombre coup d'oeil. On aurait cru que le public était rassemblé pour suivre un convoi.

En général l'aspect de Paris me paraissait moins gai; les rues me semblaient si étroites que j'étais tentée de croire qu'on y avait bâti double rang de maisons. Ceci tenait sans doute au souvenir récent des rues de Pétersbourg et de Berlin, qui sont pour la plupart extrêmement spacieuses. Mais ce qui me déplaisait bien davantage, c'était de voir encore écrit sur les murs: liberté, fraternité ou la mort. Ces mots consacrés par la terreur faisaient naître de bien tristes idées sur le passé et ne vous laissaient pas sans crainte sur l'avenir.

On me mena voir une grande parade du premier consul sur la place du Louvre. J'étais placée à une fenêtre du Musée, et je me souviens que je ne voulais pas reconnaître pour Bonaparte le petit homme si mince que l'on me montrait; le duc de Crillon, qui était à côté de moi, avait toute la peine du monde à me le persuader. Il m'arrivait ici comme pour l'impératrice Catherine, de m'être peint en imagination cet homme si célèbre sous la figure d'un homme colossal. Peu de jours après mon arrivée, les frères de Bonaparte vinrent voir mes ouvrages; ils furent très aimables pour moi et me dirent les choses les plus flatteuses; Lucien surtout regarda avec une attention toute particulière ma Sibylle dont il fit mille éloges.

Mes premières visites furent pour mes bonnes et anciennes amies, la marquise de Groslier et madame de Verdun, que j'étais si heureuse de retrouver; pour la comtesse d'Andelau, très aimable femme, qui avait infiniment de grâce dans l'esprit: je vis en même temps chez elle ses deux filles, madame de Rosambo 25 et madame d'Orglande, qui étaient dignes de leur mère par leur esprit et par leur beauté.

J'allai voir aussi la comtesse de Ségur. Je la trouvai seule et fort triste; son mari n'avait pas encore de place, et tous deux vivaient très gênés. Plus tard, à mon retour de Londres, lorsque Bonaparte fut empereur, il nomma le comte de Ségur maître des cérémonies 26, ce qui leur donna beaucoup d'aisance. Je me rappelle qu'à cette époque, ayant été la voir un soir vers les huit heures, et la trouvant toute seule, elle me dit: «Vous ne croiriez pas que j'ai eu vingt personnes à dîner? ils sont tous partis après le café.» J'en fus en effet assez surprise; car avant la révolution, la plupart des gens que l'on avait à dîner restaient avec vous jusqu'au soir, ce que je trouvais beaucoup plus sociable que la méthode actuelle.

Dans le même temps, madame de Ségur m'invita à une grande soirée de musique, où elle avait rassemblé toutes les puissances du jour. J'eus lieu d'y remarquer une autre innovation qui ne me sembla pas plus heureuse. Je fus étonnée, en entrant, de voir tous les hommes d'un côté et toutes les femmes de l'autre; on eût dit des ennemis en présence. Pas un homme ne venait de notre côté, à l'exception du maître de la maison, le comte de Ségur, que son ancienne coutume de galanterie engageait à venir adresser aux dames quelques mots flatteurs. On annonça madame de Canisy, très belle femme, faite comme un modèle. Nous perdîmes alors notre unique chevalier; le comte alla se prosterner devant cette beauté, à qui, dans ce moment, me dit-on, l'empereur rendait des soins, et ne la quitta plus de la soirée.

Je me trouvais assise à côté de madame de Bassano que l'on m'avait fort vantée, et que je désirais voir. Elle parut faire beaucoup d'attention au chiffre en diamans qui m'avait été donné par la reine de Naples lorsque j'avais pris congé de cette princesse, lequel était en effet très beau. Du reste, me considérant là sans doute comme une intruse, puisque je n'étais ni femme de ministre, ni de la cour, elle ne me dit pas une parole, ce qui ne m'empêcha point de la regarder souvent et de la trouver fort jolie.

Le premier artiste auquel je fis visite fut M. Vien, qui avait été anciennement nommé premier peintre du roi, et que Bonaparte venait de faire sénateur. Je fus infiniment flattée de l'aimable accueil qu'il voulut bien me faire, et de l'extrême bonté qu'il me témoigna. Il avait alors quatre vingt-deux ans, et pourtant il me montra deux esquisses composées dans le genre des bacchanales antiques, qu'il venait de peindre. Elles étaient charmantes. J'en fus surprise et charmée au point qu'il y a trente-cinq ans que je les ai vues, et que je me les rappelle parfaitement.

On peut regarder M. Vien comme le chef d'une restauration de l'école française. C'est lui qui, le premier, rendit du style et de l'exactitude aux costumes grecs et romains. David et ses élèves, Gérard, Gros, Girodet, sous ce rapport, sont certainement renommés avec raison. Mais il est juste de dire que M. Vien avait donné l'exemple de ce perfectionnement dans ses sujets historiques.

Après cette visite, j'allai chez M. Gérard, déjà si célèbre par ses tableaux de Bélisaire et de Psyché. J'avais le plus grand désir de connaître ce grand artiste que l'on disait se distinguer par son esprit autant que par son rare talent. Je le trouvai en tout digne de sa renommée, et je l'ai toujours compté depuis au nombre des personnes dont j'aime à me rapprocher. Il venait alors de terminer le beau portrait de madame Bonaparte étendue sur un canapé, qui devait ajouter encore à sa réputation dans ce genre.

Le portrait de madame Bonaparte me donna le désir de voir aussi celui que Gérard avait fait de madame Récamier; alors j'allai chez cette belle personne, charmée d'une circonstance qui me procurait le plaisir de la voir et de faire connaissance avec elle.

Très peu de jours après, elle m'invita à un grand bal, où je me rendis avec la princesse Dolgorouki, que j'avais la joie de posséder à Paris. Ce bal était charmant, beaucoup de monde sans confusion, un grand nombre de jolies femmes, un fort bel hôtel, rien n'y manquait. Comme la paix d'Amiens venait de se faire, on retrouvait dans cette réunion je ne sais quel air de tenue et de magnificence que la jeune génération n'avait pu connaître jusqu'alors. C'était pour la première fois que les hommes et les femmes de vingt ans voyaient à Paris des livrées dans les antichambres, dans les salons des ambassadeurs; des étrangers de marque, richement vêtus, tous décorés d'ordres brillans: et, quoi qu'on puisse dire, ce luxe convient mieux pour un bal que les carmagnoles et les pantalons.

Une femme rivalisait alors à Paris avec madame Récamier sous le rapport de la beauté. C'était madame Tallien. Robert, qui la connaissait beaucoup, me mena chez elle; et j'avoue que je cherchai vainement un défaut dans l'ensemble de cette charmante personne. Elle était à la fois belle et jolie; car la régularité de ses traits ne lui enlevait point ce qu'on appelle la physionomie. Son sourire, son regard, avaient quelque chose de ravissant, et sa taille, ses bras, ses épaules, étaient admirables.

Madame Tallien joignait à sa beauté un coeur excellent; on sait que dans la révolution une foule de victimes, dévouées à la mort, avaient dû leur salut à l'empire qu'elle exerçait sur Tallien, les infortunés la nommaient alors notre dame de bon secours. Elle me reçut avec une grâce parfaite. Plus tard, lorsqu'elle eut épousé le prince de Chimay, elle habitait au bout de la rue de Babylone un très bel hôtel où son mari et elle s'amusaient à jouer la comédie. Tous deux la jouaient fort bien; elle m'invita à l'un de ces spectacles et vint plusieurs fois à mes soirées.

Je ne tardai pas à former à Paris quelques nouvelles liaisons, dont le temps a fait des amitiés. J'avais le bonheur d'être fort proche voisine de la marquise d'Hautpoult, que son caractère, sa bonté, son esprit, me firent aimer promptement, et qui est restée une de mes meilleures amies.

Je fis aussi connaissance, dans ce temps, avec madame de Bawr, qui venait d'épouser un officier russe, fils du célèbre général de ce nom. Elle était fort jeune alors, et ne s'était pas encore distinguée dans les lettres comme elle l'a fait depuis, quand elle eut perdu et son mari et sa fortune; mais alors comme aujourd'hui, elle joignait à son esprit et à ses talens cette modestie si vraie, si réelle, et surtout cette bonté d'ame qui me la font chérir.

J'eus de même le bonheur, à cette époque, de connaître Ducis dont le beau caractère égalait le rare talent. Le naturel, l'extrême simplicité de toutes ses manières contrastaient si bien avec la brillante imagination dont le ciel l'avait doué, que je n'ai jamais vu d'homme plus attachant que cet excellent Ducis. Ses amis n'avaient d'autre regret que celui de ne pouvoir le fixer à Paris; mais il n'aimait point la ville, et pour que tout fût semblable dans sa façon d'être, il fallait des bergers, des prairies, à l'auteur d'Oedipe et d'Otello.

La vie solitaire qu'il se plaisait à mener fut pour moi la cause d'une surprise, ou plutôt d'une peur que je n'ai jamais oubliée. À mon retour de Londres, j'allai le voir à Versailles où j'avais appris qu'il s'était retiré. C'était le soir; arrivée à sa porte, je frappe, et madame Peyre, la veuve de l'architecte, que je croyais morte depuis long-temps, vient m'ouvrir, tenant une chandelle à la main. Je fis un cri d'effroi; je la regardais d'un air effaré, sans pouvoir reprendre mes esprits, tandis qu'elle me racontait comment, depuis peu, elle avait épousé Ducis. Je finis pourtant par comprendre et par me rassurer. Elle me conduisit près de son mari que je trouvai seul dans une petite chambre au dernier étage de la maison, entouré de livres et de manuscrits. Rien de cette habitation ne me parut ni bien champêtre, ni bien agréable; mais l'imagination de Ducis faisait de ce grenier, qu'il appelait son belvéder, un lieu de délices.

Je retrouvais avec grand plaisir madame Campan. Elle jouait alors un assez grand rôle dans la famille qui devait bientôt devenir famille régnante. Elle m'invita à dîner un jour à Saint-Germain où elle avait établi son pensionnat. Je me trouvai à table avec madame Murat, soeur de Napoléon; mais nous étions placées de manière que je ne pus voir que son profil, attendu qu'elle ne tourna pas la tête de mon côté. Je jugeai pourtant sur ce seul aperçu qu'elle était jolie. Le soir les jeunes pensionnaires nous donnèrent une représentation d'Esther où mademoiselle Augué, qui épousa depuis le maréchal Ney, joua fort bien le premier rôle. Bonaparte assistait à ce spectacle. Il était assis sur la première banquette; je me mis sur la seconde, dans un coin, mais à très peu de distance de lui, afin de pouvoir l'examiner à mon aise. Quoique je fusse placée dans l'obscurité, madame Campan vint me dire dans l'entr'acte qu'il m'avait devinée.

J'avais remarqué avec plaisir dans la chambre de madame Campan un buste de Marie-Antoinette. Je lui savais gré de ce souvenir, et elle me dit que Bonaparte l'approuvait, ce que je trouvai bien de la part de celui-ci. Il est vrai de dire qu'à cette époque il semblait ne devoir rien redouter ni du passé ni de l'avenir. Ses victoires excitaient l'enthousiasme des Français, et même celui des étrangers. Il avait surtout beaucoup d'admirateurs parmi les Anglais, et je me souviens qu'un jour que j'allai dîner chez la duchesse de Gordon, elle me montra le portrait de Bonaparte en me disant: Voilà mon zéro. Comme elle parlait fort mal le français, je compris ce qu'elle voulait dire, et nous rîmes beaucoup toutes deux quand je lui expliquai ce que c'était qu'un zéro.

Le grand nombre d'étrangers de ma connaissance qui se trouvaient alors à Paris, et le désir de me distraire d'une mélancolie que je ne pouvais parvenir à vaincre, m'engagèrent à donner des soirées. La princesse Dolgorouki désirait vivement connaître l'abbé Delille que j'invitai à venir souper chez moi avec beaucoup d'autres personnes qui étaient dignes de l'entendre. Quoique ce charmant poète fût devenu aveugle, il n'en avait pas moins conservé l'aimable gaieté de son caractère. Il nous récita ses beaux vers dont nous fûmes tous enchantés.

Après ce souper, j'en donnai plusieurs autres. Je réunis à l'un d'eux tous les principaux artistes de cette époque, et nous soupâmes gaiement, comme avant la révolution. Au dessert, chacun fut contraint de chanter une chanson. Gérard choisit l'air de Marlboroug; mais, à vrai dire, son chant n'était point aussi parfait que sa peinture, car il avait la voix fausse; et nous en rîmes beaucoup.

Une autre fois j'arrangeai un souper, où se trouvaient tous les grands personnages de ce temps, et les ambassadeurs au nombre desquels était M. de Metternich. Puis je donnai un bal où dansèrent madame Hamelin, M. de Trénis et plusieurs autres danseurs renommés; car alors la mode était venue de danser dans la société aussi bien que l'on danse à l'Opéra. Madame Hamelin était regardée comme la meilleure danseuse des salons de Paris. Il est certain qu'elle avait une grâce et une légèreté admirables. Je me rappelle qu'à ce bal madame Dimidoff dansa ce qu'on appelait la valse russe d'une manière si ravissante, que l'on montait sur les banquettes pour la voir.

Comme j'avais dans la maison de la rue du Gros-Chenet une fort belle galerie, j'imaginai de faire dresser un théâtre pour qu'on y jouât la comédie. Tout ce qu'il y avait alors de personnes marquantes étaient au nombre des spectateurs. Le spectacle se composait d'une comédie de mon frère, intitulée l'Entrevue, et de Crispin rival de son maître. Mon frère, ma belle-soeur, M. de Rivière et madame de Bawr, qui fut charmante dans la soubrette, jouèrent la première pièce. Crispin rival de son maître, (quoiqu'il nous manquât le comte de Langeron si plaisant dans Labranche), fit le plus grand plaisir, au point que Molé, Fleury et mademoiselle Contat, qui étaient présens, furent tout-à-fait surpris de la manière dont on joua les deux pièces.

Je m'empressais par ces réunions de rendre aux Russes et aux Allemands qui se trouvaient à Paris quelques-uns des plaisirs qu'ils m'avaient procurés dans leur pays. Avec tant de grâces et de bienveillance, je passais ma vie avec eux. Je voyais surtout presque tous les jours la princesse Dolgorouki, qui avait été si parfaite pour moi à Pétersbourg. Le séjour de Paris lui plaisait assez, et elle était parvenue promptement à se former une société des plus aimables gens de nos salons. Ceci me rappelle que je retrouvai chez elle un soir le vicomte de Ségur que j'avais beaucoup vu avant la révolution. Il était alors jeune, élégant, faisant mille conquêtes par le charme de sa physionomie. Je le revoyais chez la princesse la figure éteinte, ridée, coiffé d'une perruque à boucles, symétrique de chaque côté, qui laissait le front sans cheveux. Douze années de plus et cette perruque le vieillissaient tellement que je ne le reconnus qu'à sa voix. «Hélas! me dis-je tout bas, ce que c'est que de nous!»

La princesse Dolgorouki vint me voir le jour qu'elle avait été présentée à Bonaparte. Je lui demandai comment elle avait trouvé la cour du premier consul: «Ce n'est point une cour, me répondit-elle, mais une puissance.» La chose en effet dut lui paraître ainsi, étant accoutumée à la cour de Pétersbourg qui est si nombreuse et si brillante, tandis qu'elle trouva aux Tuileries fort peu de femmes, mais un nombre prodigieux de militaires de tous grades.

Au milieu des distractions que m'offrait le séjour de Paris, je n'en étais pas moins poursuivie par une foule d'idées noires, qui venaient m'accabler même au sein des plaisirs. Je finis par éprouver un besoin ardent de vivre seule, en sorte que j'allai m'établir à Meudon, dans un endroit qu'on appelait la Capucinière et qui avait été habité par des religieux. La petite maison que je louai, bâtie pour servir de retraite à l'un des supérieurs, avait tout-à-fait l'air d'une Thébaïde. Elle était placée au milieu des bois, et son aspect agreste et solitaire aurait pu me faire croire que j'étais à mille lieues de Paris. Cela me convenait à merveille; car ma mélancolie était si grande, que je ne pouvais voir personne; lorsque j'entendais une voiture, je m'enfuyais dans les bois de Meudon.

La première visite que je reçus là, ce fut celle de la duchesse de Fleury et de mesdames de Bellegarde qui habitaient ensemble une maison dans les environs. Elles m'invitèrent à venir les voir, et toutes trois étaient si aimables, que ce voisinage me charma au point de me réconcilier avec l'humanité et de dissiper ma mélancolie. Toutefois, lorsque l'automne vint, je retournai à Paris où je retrouvai toutes mes idées tristes. Pour mettre fin à un état d'esprit aussi pénible, je me décidai à faire un voyage. Plusieurs fois, pendant que j'étais à Rome, on avait mis dans les journaux que j'étais à Londres, pour faire croire que j'avais suivi M. de Calonne; mais le fait est que je n'avais jamais vu cette ville, et je résolus de m'y rendre.

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