Souvenirs de Madame Louise-Élisabeth Vigée-Lebrun, Tome troisième
CHAPITRE XIV.
Le grand portrait de la reine.--M. Briffaut.--M.
Aimé-Martin.--Désaugiers.--Gros.--Je fais le portrait
de la duchesse de
Berri.
Sous Bonaparte on avait relégué dans un coin du château de Versailles le grand portrait que j'avais fait de la reine entourée de ses enfans. Je partis un matin de Paris pour le voir. Arrivée à la grille des Princes, un custode me conduisit à la salle qui le renfermait, dont l'entrée était interdite au public, et le gardien qui nous ouvrit la porte, me reconnaissant pour m'avoir vue à Rome, s'écria: Ah! que je suis heureux de recevoir ici madame Lebrun! Cet homme s'empressa de retourner mon tableau, dont les figurés étaient placées contre le mur, attendu que Bonaparte, apprenant que beaucoup de personnes venaient le voir, avait ordonné qu'on l'enlevât. L'ordre, comme on le voit, était bien mal exécuté, puisque l'on continuait à le montrer, au point que le custode, quand je voulus lui donner quelque chose, me refusa avec obstination, disant que je lui faisais gagner assez d'argent.
À la restauration ce tableau fut exposé de nouveau au salon. Il représente Marie-Antoinette ayant près d'elle le premier dauphin, Madame, et tenant sur ses genoux le jeune duc de Normandie.
Je gardais chez moi un autre tableau représentant la reine, que j'avais fait sous le règne de Bonaparte. Marie-Antoinette y était peinte montant au ciel; à gauche, sur des nuages, on voit Louis XVI et deux anges, allusion aux deux enfans qu'il avait perdus. J'envoyai ce tableau à madame la vicomtesse de Chateaubriand, pour être mis dans l'établissement de Sainte-Thérèse, qu'elle a fondé. Madame de Chateaubriand le plaça dans la salle qui précède l'église, et voici la lettre qu'elle m'écrivit à ce sujet:
«Mercredi, Madame, je serai à vos ordres, et bien touchée du pieux pèlerinage que vous voulez bien entreprendre. Madame la comtesse de Choiseul a été contente de la place que nous destinons à votre admirable rêve. Pour moi je la voudrais meilleure; mais c'est du moins ce que nous avons de mieux dans le pauvre établissement qui vous devra un chef-d'oeuvre.
«Agréez, je vous en supplie, Madame, l'expression de tous les sentimens de reconnaissance dont je me trouve heureuse de pouvoir vous réitérer l'assurance.»
«La vicomtesse DE CHATEAUBRIAND.
«Ce lundi 20 mai.»
Depuis que la paix de mon pays semblait assurée, je ne songeais plus à le quitter, et je partageais mon temps entre Paris et la campagne; car mon goût pour ma jolie maison de Louveciennes ne s'était pas affaibli; j'y passais huit mois de l'année. Là, ma vie s'écoulait le plus doucement du monde. Je peignais, je m'occupais de mon jardin, je faisais de longues promenades solitaires, et les dimanches je recevais mes amis.
J'aimais tant Louveciennes, que voulant y laisser un souvenir de moi, je peignis, pour son église, une sainte Geneviève. Madame de Genlis, qui sut que je m'occupais de cet ouvrage, eut l'amabilité de m'envoyer les vers suivans:
SAINTE GENEVIÈVE.
Prier Dieu, garder ses troupeaux,
Filer, rêver, contempler la nature,
Se reposer sur la verdure
Avec sa croix et ses fuseaux;
Tels furent ses plaisirs, tels furent ses travaux.
Innocente et sainte bergère,
À l'abri des méchans que ton sort fut heureux!
Combien doit t'envier à son heure dernière
Le mondain et l'ambitieux!
J'ai parlé de ses moeurs, j'ai parlé de sa vie,
Mais pour la peindre il fallait vos couleurs.
Et de vos pinceaux enchanteurs
La douce et brillante magie.
Je n'ai pu seulement qu'ébaucher le portrait
Dont votre art et votre génie
Offriront un tableau parfait.
Si je donnais des tableaux on m'en donnait aussi, et de la manière la plus aimable. J'avais souvent témoigné le désir que mes amis s'emparassent des panneaux de mon salon à Louveciennes pour m'y laisser un souvenir. Par un beau jour d'été, à quatre heures du matin, M. de Crespy-le-Prince, le baron de Feisthamel, M. de Rivière et ma nièce Eugénie Lebrun, se mirent silencieusement à l'ouvrage; à dix heures, chacun eut rempli son encadrement. On peut juger de ma surprise lorsqu'étant descendue pour déjeuner, j'entre dans mon salon et le trouve orné de ces charmantes peintures et de fleurs, car c'était le jour de ma fête. Les larmes me gagnèrent, ce fut le seul remerciement que reçurent mes amis.
À Paris, je n'avais point renoncé à mes soirées du samedi. La mort m'avait enlevé mon cher abbé Delille, et plusieurs autres gens de lettres qui long-temps en avaient fait le charme. Mais j'avais formé de nouvelles liaisons, dont quelques-unes m'étaient devenues bien chères. Je parlerai d'abord de M. Briffaut, que madame de Bawr avait présenté chez moi; M. Briffaut, aujourd'hui académicien, était l'auteur d'une tragédie jouée à la Comédie Française avec le plus grand succès (Ninus II), et d'une foule de vers charmans; il est certain que son talent seul m'aurait engagée à le rechercher, mais je ne pus le voir souvent sans m'attacher réellement à lui: outre qu'il est impossible de rencontrer un homme dont le commerce soit plus doux et plus sûr, il possède une qualité malheureusement fort rare parmi les gens de lettres; il est exempt d'envie, c'est dans toute la franchise de son ame qu'il se réjouit d'un succès en littérature, obtenu par un autre que lui, et jamais il ne critique amèrement l'ouvrage qui renferme quelques beautés.
Le style épistolaire de M. Briffaut est tout-à-fait remarquable sous les rapports de grâce et d'esprit. Lorsque j'habitais ma campagne et qu'il ne pouvait venir me voir, il m'écrivait; je puis dire que ses lettres me dédommageaient presque de son absence; amitié à part, il en est plusieurs qui peuvent être comparées à celles de madame de Sevigné; aussi les ai-je toutes gardées soigneusement.
Je voyais de même fort souvent M. Després et M. Aimé Martin. M. Després, un des hommes les plus spirituels que j'aie connus, fut rapidement enlevé à la société, qui regrettera toujours ses talens, son honorable caractère et sa conversation si brillante. M. Aimé Martin, j'espère, sera conservé long-temps à l'affection de ses amis, et à l'estime du public qui lui doit plusieurs ouvrages écrits du meilleur style, et pleins d'une morale attrayante.
On m'avait amené aussi M. Désaugiers. Son esprit, sa joyeuse figure suffisaient pour égayer un repas. J'eus le plaisir de lui donner quelquefois à dîner, et je me souviens que cette pauvre princesse Kourakin s'invitait toujours ces jours-là, disant que M. Désaugiers faisait ses délices; au dessert, il ne nous refusait jamais quelques unes de ses charmantes chansons. On sait qu'il en est un grand nombre que rien n'égale pour la verve et la franche gaieté; le comte de Forbin, qui les connaissait toutes, avait soin de lui demander les meilleures, et notre indiscrétion ne parvenait pas à lasser sa complaisance.
Les chansons de Désaugiers, c'était lui-même: ce poète joyeux offrait le type parfait de ce qu'on appelle un bon vivant: il aimait le plaisir, la table et le bon vin, quoiqu'il ne lui arrivât jamais de s'enivrer. On peut remarquer parfois au milieu d'un de ses couplets les plus gais, certain vers dont le sentiment vous mouille les yeux; cela tient à ce que Désaugiers était un excellent homme; heureux de vivre et de chanter, il n'a jamais connu ni l'envie, ni la médisance; il n'ambitionnait pas plus les places qu'il n'ambitionnait la fortune, et sans être riche il faisait du bien à sa famille, plus pauvre que lui.
Une personne avec laquelle je m'étais intimement liée était le célèbre peintre que notre art vient de perdre récemment. J'avais connu Gros qu'il avait à peine sept ans; à cette époque je fis son portrait, et j'eus lieu de reconnaître dans ses yeux enfantins son amour pour la peinture, et même son avenir comme grand coloriste. À mon retour en France, cependant, je n'en fus pas moins étonnée de retrouver l'enfant homme de génie et chef d'école. De ce moment commença entre nous une liaison que le temps n'a fait qu'accroître; car je trouvais dans Gros un noble et sincère ami. Son caractère franc et original apportait un grand charme dans nos relations; attendu qu'on pouvait compter sur la sincérité de ses éloges comme sur l'utilité de sa critique. Je reconnaissais l'amitié qu'il me témoignait, en prenant la part la plus vive à tous ses succès. Aussi fus-je bien heureuse de celui qu'il obtint pour son admirable peinture de la coupole de Sainte-Geneviève. Chacun sait que ce bel ouvrage excita l'enthousiasme du public et l'approbation du roi, qui nomma le grand peintre baron.
Gros était resté l'homme de la nature. Susceptible d'éprouver les sensations les plus vives, il se passionnait également pour une bonne action ou pour un bel ouvrage. Il se plaisait peu dans le grand monde; rarement il rompait le silence au milieu d'un cercle nombreux; mais il écoutait attentivement, et répondait par un seul mot toujours placé très à propos. Pour apprécier Gros, il fallait le voir dans l'intimité. Là son coeur se montrait à découvert, et ce coeur était noble et bon; une certaine rudesse de ton, qu'on lui a quelquefois reprochée, disparaissait entièrement. Sa conversation était d'autant plus piquante qu'il ne s'exprimait pas comme les autres hommes; il trouvait toujours des images pleines d'originalité et de force pour rendre sa pensée, et l'on peut dire de lui qu'il peignait en parlant.
La mort de Gros m'a fait éprouver une vive affliction. Peu de jours avant de nous quitter sans retour, il était venu dîner chez moi, et je remarquai avec peine qu'il prenait à coeur quelques critiques inconvenantes qu'il aurait dû mépriser. Comme artiste, comme amie, je regretterai toujours ce grand peintre, et le triste souvenir de sa mort violente rend mes regrets plus amers.
Je me suis laissée entraîner bien au-delà de l'époque de ma vie où j'avais conduit mes lecteurs. J'y reviens. En 1819 M. le duc de Berri marqua le désir de m'acheter ma Sibylle 49 qu'il avait vue à Londres, dans mon atelier, et quoique ce tableau fût peut-être celui de mes ouvrages auquel je tenais le plus, je m'empressai de le satisfaire. Plusieurs années après, je fis le portrait de madame la duchesse de Berri, qui me donnait ses séances aux Tuileries, avec une exactitude bien aimable, outre qu'il est impossible de se montrer plus gracieuse qu'elle ne l'était avec moi. Je n'oublierai jamais qu'un jour, pendant que je la peignais, elle me dit: «Attendez-moi un instant.» Et, se levant, elle alla dans sa bibliothèque chercher un livre où se trouvait un article à ma louange, qu'elle eut la bonté de me lire d'un bout à l'autre.
Pendant une de nos séances, M. le duc de Bordeaux vint apporter à sa mère son cahier d'étude sur lequel le maître avait écrit; très content. La duchesse lui donna deux louis. Alors le jeune prince, qui pouvait avoir six ans, se mit à sauter de joie, en s'écriant: «Voilà pour mes pauvres! et d'abord à ma vieille!» Quand il fut sorti, madame la duchesse de Berri me dit qu'il s'agissait d'une pauvre femme que son fils rencontrait souvent sur son chemin, et qu'il affectionnait particulièrement. Il était doux de voir cet enfant ressembler par sa bonté à une mère dont le coeur était toujours ouvert aux plaintes des malheureux.
Lorsque la duchesse me donnait séance, j'étais fort impatientée du grand nombre de personnes qui venaient faire des visites. Elle s'en aperçut, et fut assez bonne pour me dire: «Pourquoi ne m'avez-vous pas demandé d'aller poser chez vous?» Ce qu'elle fit pour les deux dernières séances. J'avoue que je ne pouvais me trouver l'objet d'une aussi douce bienveillance, sans comparer les heures que je consacrais à cette aimable princesse aux tristes heures que m'avait fait passer madame Murat.
J'ai fait deux portraits de madame la duchesse de Berri. Dans l'un, elle est habillée d'une robe de velours rouge, et dans l'autre, d'une robe de velours bleu. J'ignore ce que sont devenus ces portraits.
CHAPITRE XV.
Pertes cruelles que je fais dans ma famille.--Voyage à
Bordeaux.--Méréville.--Le monastère de Marmoutier.--Retour
à Paris.--Mes
nièces.
Il faut enfin parler des tristes années de ma vie où dans un court espace de temps j'ai vu disparaître de ce monde les êtres qui m'étaient le plus cher. Je perdis M. Lebrun le premier; depuis bien long-temps, il est vrai, je n'avais plus aucune espèce de relations avec lui, mais je n'en fus pas moins douloureusement affectée de sa mort: on ne peut sans regrets se voir séparée pour toujours de celui auquel nous attachait un lien aussi intime que celui du mariage. Toutefois ce chagrin n'approcha pas de la douleur cruelle que me fit éprouver la mort de ma fille. Je m'étais hâtée de courir chez elle, dès que j'avais appris qu'elle était souffrante; mais la maladie marcha rapidement, et je ne saurais exprimer ce que je ressentis lorsque je perdis toute espérance de la sauver: lorsque j'allai la voir, pour le dernier jour, hélas! et que mes yeux se fixèrent sur ce joli visage totalement décomposé, je me trouvai mal; madame de Noisville, mon ancienne amie, qui m'avait accompagnée, parvint à m'arracher de ce lit de douleur; elle me soutint, car mes jambes ne me portaient plus, et me ramena chez moi. Le lendemain, je n'avais plus d'enfant! Madame de Verdun vint me l'annoncer en s'efforçant vainement d'apaiser mon désespoir; car les torts de la pauvre petite étaient effacés, je la revoyais, je la revois encore aux jours de son enfance... Hélas! elle était si jeune! ne devait-elle pas me survivre?
C'est en 1818 que je perdis ma fille; en 1820 je perdis mon frère. Tant de chagrins qui se succédaient me livrèrent à une si grande tristesse que mes amis, affligés de mes peines, me conseillèrent d'essayer de la distraction et de faire un voyage. Je me déterminai à partir pour Bordeaux. Je ne connaissais point cette ville, et la route qu'il fallait suivre pour m'y rendre devait occuper agréablement mes yeux.
Comme je pris le chemin d'Orléans, j'allai visiter Méréville qui appartient à M. de Laborde. Le père de celui-ci, dont la fortune était immense, a dépensé des millions pour embellir ce séjour vraiment enchanteur. Nulle part on ne peut voir des sites plus variés, de plus beaux arbres, une végétation plus abondante, et nulle part l'art n'est venu ajouter aux beautés de la nature avec un goût mieux entendu. Les fabriques multipliées sont semées sur le terrain sans aucune confusion. Les rochers, qui sont immenses et qui ont dû coûter des trésors, les cascades, les temples, les pavillons, tout est à sa place et concourt au charme du coup d'oeil. Sur un des points les plus élevés du parc est une colonne dont la hauteur égale celle de la place Vendôme. Du sommet de cette colonne la vue s'étend sur l'ensemble du parc et sur une campagne magnifique dont l'horizon est à vingt lieues de vous. Un des temples, appelé le temple de la Sibylle, est la copie exacte de celui de Tivoli, mais restauré dans son entier avec un soin et un goût parfaits. D'un autre côté, appuyé à l'un des bras de la rivière, est un moulin et plusieurs petites habitations qui rappellent les jolies maisons suisses. Près du château on voit un pont élevé sur des rochers, que le temps et la nature ont pris soin d'embellir en le couronnant de lianes qui tombent en guirlandes dans l'eau bouillonnante. Enfin il serait trop long d'énumérer tout ce qui fait du parc de Méréville un lieu de délices, qui surpasse selon moi tout ce qu'on peut voir en Angleterre dans ce genre. Ce parc a été composé en grande partie par Robert, le peintre en paysage; aussi pourrait-il fournir les modèles des plus délicieux tableaux.
Le château, flanqué de quatre tourelles gothiques, qui lui donnent l'aspect d'un manoir seigneurial, est meublé avec une riche élégance. La salle à manger et le billard sont surtout admirablement décorés, et le superbe plain-pied de ce rez-de-chaussée où les marbres, les bronzes, les bois précieux, les statues, les tableaux, sont prodigués, fait de cette demeure une habitation royale.
J'arrivai à Orléans, où j'allai voir tout ce que cette ville offre de curieux; la cathédrale, entre autres choses, qui se détachait en vigueur noirâtre sur le ciel le plus pur; car depuis mon départ j'avais toujours eu le plus beau temps du monde; aussi, chemin faisant, je courais aux ruines de ces anciens châteaux dont il ne reste que quelques tours et des vieux murs ornés de lierre. Pour un peintre, la route que je suivais est très intéressante; on y trouve à chaque pas de noble débris, qui font naître parfois de tristes réflexions, quand on reconnaît que les guerres et les révolutions détruisent plus en un siècle que le temps ne pourrait le faire en des milliers d'années.
Dès que je fus arrivée à Blois, j'allai visiter le château de Chambord, cette féerie si romanesque, que l'on ne peut rien voir qui agisse autant sur l'imagination. On s'arrête long-temps devant ces vieilles portes en bois où sont sculptés des salamandres et les chiffres de François Ier; on se raconte l'histoire de ce roi galant et mille autres histoires moins anciennes et moins romantiques. J'aurais voulu pouvoir emporter ces portes pour les faire encadrer. J'aurais bien voulu aussi dessiner l'intérieur de cette tour où sont sculptées trois cariatides, dont deux représentent Diane de Poitiers, et celle du milieu François Ier; mais il faisait une telle chaleur jointe à un vent si violent, qu'étant en nage je ne pus trouver un coin propre à m'abriter. Maintenant, hélas! Éole seul habite ces tours, ces terrasses, et pourtant je ne pouvais quitter une demeure qui est unique dans son genre.
En partant de Blois, je côtoyai les bords de la Loire, qui, comme on sait, sont charmans; mais quand on a voyagé en Suisse, cette vue ne vous fait pas autant d'impression. J'allai à Chanteloup. Ce château est superbe et garde encore les restes de la magnificence du duc de Choiseul. Le parc devait être magnifique; près d'un grand lac se trouve une haute pagode que le duc avait fait construire en mémoire des amis qui l'étaient venus voir dans son exil. Comme tous les noms qu'on y avait inscrits étaient des noms de nobles, la révolution avec son grand houssoir les a effacés, bien qu'ils fussent gravés sur le marbre.
Les appartemens du château sont distribués d'une manière commode et grandiose; ceux du rez-de-chaussée ont été si bien dorés qu'ils sont plus frais que ceux que l'on fait de nos jours. Ce château, de chaque côté, est orné de très belles colonnades.
L'air de ce beau séjour est tellement bienfaisant que l'on s'y sent tout autre qu'ailleurs. À dire vrai, je suis douée sur ce point d'un instinct peu commun; je goûte l'air, comme les gourmets savourent la bonne chère, et je crois que ma santé tient à ma susceptibilité pour n'en respirer que de pur, autant que la chose m'est possible.
L'instinct dont je viens de parler ne m'a point permis de séjourner long-temps à Tours. Cette ville est très belle; mais une odeur de latrines vous poursuit dans toutes les rues. Mon auberge, qui pourtant était la meilleure, m'infectait en dépit des herbes odorantes, des vinaigres dont j'ai soin de me munir en voyage, au point que je n'y pus rester que deux jours. Heureusement, comme, sitôt arrivée dans un lieu, je ne reste jamais en place, j'eus le temps d'aller voir la cathédrale, l'académie, plusieurs châteaux ruinés; puis je traversai la Loire en bateau pour aller pleurer sur les débris du vieux monastère de Marmoutier. Je fus conduite à ces belles ruines par le directeur de l'académie de Tours. Sitôt après mon arrivée j'avais été lui faire une visite; il me présenta tous ses jeunes élèves; de plus il eut la complaisance de me servir de cicerone, ce qui me fut d'un grand secours, attendu qu'il habitait la ville depuis trente-cinq ans, et connaissait à merveille tous les environs.
On ferait des tableaux ravissans de ce qui reste encore des ruines de Marmoutier. J'aurais voulu me multiplier pour fixer sur le papier ce qu'on abattait en ma présence avec tant de barbarie et de sang-froid! Une bande infernale de chaudronniers détruisait toutes ces belles choses. Il s'était présenté une compagnie de négocians hollandais qui voulaient acheter ce monastère pour en faire une manufacture; ils en offraient 300,000 francs, on les refusa, et plus tard, les vilains chaudronniers l'ont eu pour 20,000, à la condition que ce superbe édifice serait abattu! Les Vandales ne feraient pas pis! Et bien, partout sur ma route j'apprenais des traits de ce genre.
Sous le portail de la seconde entrée du monastère de Marmoutier je dessinai une tour; c'est au-dessous de cette tour que sont inhumés les Sept Dormans, dans une chapelle près de la grande église de l'abbaye, où leurs tombes sont taillées séparément dans le roc. On tient par tradition dans Marmoutier que les Sept Dormans étaient sept disciples de saint Martin, qui, ayant renoncé au monde en même temps, et vécu dans une grande sainteté sous sa conduite, moururent dans le monastère sans être atteints d'aucune maladie, et tous sept le même jour. Leur mort, dit-on, fut si douce et changea si peu leurs visages qu'on pouvait croire qu'il dormaient, d'où leur est resté le nom des Sept Dormans. On les honore à Marmoutier comme saints et l'on y chôme publiquement leur fête.
Pour arriver à Bordeaux je traversai Poitiers et Angoulême. Ces deux villes sont pittoresquement placées sur le haut d'une colline. De la première on côtoie des rochers, des maisons bâties en amphithéâtre. La seconde, plus élevée encore, a des environs délicieux; et je ne dois pas oublier de dire que depuis Paris jusqu'à l'approche de Bordeaux, le chemin ressemble à une allée de jardin; il est ferré, battu de manière que l'on n'éprouve aucune fatigue. Ma voiture, qui était très douce, complétait la douceur de ma route. Je me figurais parcourir un grand parc où je peignais des yeux; aussi ne pouvais-je tenir dans les auberges. Je me couchais à huit heures du soir et j'étais tout éveillée à quatre heures et demie du matin, attendant le jour avec une impatience extrême pour me remettre en route: Adélaïde prétendait que j'étais comme un enfant qui veut toujours aller à dada.
Arrivée à Bordeaux, je me logeai dans la plus belle auberge, dans l'hôtel Fumel, qui avant la révolution appartenait au marquis de ce nom. Cet hôtel est admirablement situé tout en face du port, qui peut contenir des milliers de vaisseaux; l'autre rive qu'on a pour point de vue est terminée par un coteau bien vert, que couvrent çà et là quelques maisons, et pour second plan une longue montagne sur laquelle on aperçoit des châteaux. Je ne saurais exprimer mon extase, mon ravissement à la vue du magnifique tableau qui s'offrit à mes yeux lorsque j'ouvris ma fenêtre; je croyais faire un beau rêve. Tant de vaisseaux en rade, mille barques et bateaux qui vont et viennent dans tous les sens, tandis que les navires restent immobiles; le silence qui règne sur cette immense masse d'eau, tout concourt à vous donner l'idée d'une féerie. Quoique je sois restée près d'une semaine à Bordeaux et que nuit et jour j'aie joui de ce coup d'oeil, je n'ai pu m'en lasser, surtout au clair de lune; on voit alors sur les coteaux quelques petites lumières dans les maisons et le tout devient magique.
Le plaisir que je goûtais de ma fenêtre valait seul la peine de faire le voyage, et je ne me repentais point d'être venue à Bordeaux. Il est bien vrai que si je puis parler des beautés de cette ville, je ne saurais rien dire de ceux qui l'habitent; car, à l'exception du préfet, M. le comte de Tournon, qui dessinait, et qui fut très bien pour moi, je n'eus de rapports avec personne. La plupart du temps même, étant logée très haut, les hommes ne me semblaient que des petits points noirs qui allaient et venaient sous mes yeux.
Je ne renonçai pas toutefois à mon habitude de courir la ville et les environs; j'allai voir le cimetière, dont la régularité tout-à-fait sépulcrale me plut infiniment. J'aime que les cimetières soient réguliers, au point que, celui du Père-La-Chaise excepté, je préfère celui-ci à tout ce que j'ai vu dans ce triste genre. C'est un grand terrain carré, bordé tout autour par une allée de platanes. Les tombes de pierre blanche travaillée avec soin sont toutes de forme antique et placées régulièrement entre les arbres, où des cyprès, des fleurs et une grille noire, les entourent. Dans une des allées sont des pyramides d'un aspect sombre et grandiose, qui renferment une chambre où le cercueil est placé. Au milieu du terrain est la fosse commune semée de simples croix noires. L'uniformité qui règne dans ce lieu présente un coup d'oeil qui satisfait les regards et l'esprit; on se croit dans les Champs-Élisiens, et je ne suis sortie qu'à regret de ce dernier asile de l'homme.
Je voulus voir le temple des juifs, bâti sur le modèle du temple de Salomon. C'est un monument très intéressant, et si mystérieux qu'il invite à la prière. Je courus aussi visiter les débris du cirque de Gallien, ces débris sont si imposans! Il ne reste plus que quelques murailles, néanmoins, on peut admirer encore des fragmens d'antiquités romaines, tels que la porte basse, et un amphithéâtre de deux cents sept pieds de long sur cent quarante de large.
La salle de spectacle, qui est superbe, et beaucoup d'autres monumens font de Bordeaux une des plus belles, sinon la plus belle ville de la France, après la capitale.
Je me sus fort bon gré d'avoir entrepris cette longue course, d'autant plus que, grâce à mon amour pour les ruines, je rapportais un portefeuille plein de dessins faits en route. Si j'apercevais sur mon chemin une vieille tour, aussitôt arrivée à mon auberge, je courais, je grimpais pour la voir de près. Souvent, quand je me mettais à dessiner, quelques habitans de l'endroit venaient m'entourer. Un jour que je me lamentais avec ces bonnes gens sur tant de destructions, un d'eux me dit: «Je vois bien que madame la comtesse avait aussi des châteaux par ici.--Non, répondis-je, mes châteaux, à moi, sont en Espagne.» Le titre de comtesse dont je me voyais gratifiée ne me surprenait nullement, j'étais accoutumée à me voir traitée en grande dame; dans toutes les auberges où je m'arrêtais on me prodiguait les titres. Mais comme je devais cet honneur à ma voiture qui était fashionable, je n'en devenais pas plus fière, j'en payais seulement davantage. Ma santé s'était un peu remise, et je revins à Paris l'esprit beaucoup moins noir.
Ce petit voyage est le dernier que j'aie entrepris depuis lors jusqu'à ce jour. Je repris mes habitudes et mon travail, qui, de toutes les distractions, a toujours été pour moi la plus douce. Quoique j'eusse eu le malheur de perdre tant d'êtres qui m'avaient été chers, je ne restais point isolée. J'ai déjà parlé de madame de Rivière, ma nièce, qui par sa tendresse et ses soins fait le charme de ma vie; je dois aussi parler de mon autre nièce, Eugénie Lebrun, maintenant madame Tripier-le-Franc. Ses études m'empêchèrent d'abord de la voir aussi souvent que je l'aurais voulu; car, dès sa première jeunesse, elle promettait déjà, par son caractère, son esprit et ses grandes dispositions pour la peinture, d'ajouter à mon bonheur. Je me plaisais à la guider, à lui prodiguer mes conseils, et à la suivre dans ses progrès. J'en suis bien récompensée aujourd'hui qu'elle a réalisé toutes mes espérances, par son aimable caractère et par un talent très remarquable en peinture. Elle a suivi la même route que moi en adoptant le genre du portrait, dans lequel elle obtient un succès mérité par une belle couleur, une grande vérité, et surtout par une ressemblance parfaite. Jeune encore, elle ne peut qu'ajouter à une réputation qu'osait à peine entrevoir sa timidité et sa modestie. Madame Lefranc et madame de Rivière sont devenues mes enfans. Elles me font retrouver tous les sentimens d'une mère, et leur tendre dévouement répand un grand charme sur mon existence. C'est près de ces deux êtres chéris et des amis qui me sont restés que j'espère terminer doucement une vie errante, mais calme; laborieuse, mais honorable.
LISTE DE MES PORTRAITS FAITS À PÉTERSBOURG.
1 Madame Dimidoff, née Strogonoff.
1 La princesse Menzicoff jusqu'à mi-jambe, tenant son enfant.
1 La comtesse Potocka, en pied, couchée sur un très grand divan, tenant une colombe sur son sein; cette comtesse est une des plus jolies femmes que j'aie peintes.
1 La jeune comtesse Schouvaloff en buste.
2 Les deux jeunes grandes-duchesses Hélène et Alexandrine, toutes deux très belles.
Je les ai peintes ensemble tenant le médaillon de l'impératrice Catherine qu'elles regardaient.
5 La grande duchesse Élizabeth en pied, arrangeant des fleurs dans une corbeille.
Deux copies à mi-corps avec les mains.
Plus deux grands bustes avec une main.
2 La grande-duchesse Anne. Deux portraits à mi-corps.
2 La comtesse de Scawronski. Deux bustes. La même que j'avais peinte à Naples jusqu'à mi-corps.
2 La comtesse de Strogonoff tenant son enfant. Son mari en pendant à mi-jambes.
1 La comtesse Sammacloff avec ses deux enfans près d'elle.
1 La comtesse Apraxine. Grand buste.
2 La princesse Isoupoff, à mi-jambe. Plus son fils.
1 La comtesse de Worandsoff. Buste.
1 La comtesse Golowin, avec une main.
1 La comtesse Tolstoy, à mi-jambes, appuyée sur un rocher près d'une cascade.
2 La princesse Alexis Kourakin, et le prince son mari.
2 Le roi de Pologne. Deux grands bustes: l'un en costume d'Henri IV, et l'autre avec un manteau de velours, que j'ai gardé.
1 La petite-nièce du roi de Pologne, jouant avec un petit chien.
1 La princesse Michel Galitzin. Grand buste.
2 La comtesse Dietricten, et le comte son mari.
1 La princesse Bauris Galitzin presque en pied, à mi-jambes.
1 Milord Talbot. Buste.
1 La princesse Sapia passé les genoux, dansant avec un tambour de basque.
1 La fille de la princesse Isoupoff.
1 Madame Koutousoff. Buste.
1 Le baron de Strogonoff.
1 Mademoiselle Kasisky, soeur de la princesse Belloseski.
1 La princesse Alexandre Galitzin.
1 Madame Kalitcheff.
1 Le comte Potocki.
1 Le comte Litta.
1 La princesse Viaminski.
1 Le jeune prince Bariatinski. Grand buste.
1 Le prince Alexandre Kourakin, deux bustes.
1 Mon portrait jusques aux genoux, en noir, tenant ma palette. Pour l'Académie de Saint-Pétersbourg.
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47
À BERLIN.
2 Pastels d'après la reine.
1 L'ambassadrice de Portugal.
1 Une autre dame dont j'ai oublié le nom.
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4
À DRESDE.
3 Bustes du portrait de l'empereur Alexandre,
1 La fille de la comtesse Potocka.
1 Une Allemande.
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5
PORTRAITS FAITS À LONDRES.
1 La demoiselle Dorset.
1 Madame Chinnery.
2 Ses enfans.
1 Mademoiselle Dillon.
1 Madame Villiers.
1 La margrave d'Anspach.
1 Madame Bering.
1 Le prince de Galles.
1 Madame de Polastron.
1 La comtesse Driedrestein.
1 Le jeune Polastron enfant.
1 Lord Byron.
1 Le prince Bariatinski.
1 Une Américaine très jolie.
1 M. Kepell, fils de la margrave d'Anspach.
3 Portraits de moi.
2 Madame Grassini, deux portraits en sultane, l'un en grand, et l'autre en petit id., plus un buste.
1 Portrait d'une Irlandaise.
1 Lady Georgine, fille de lady Gordon.
1 Le prince Biron de Courlande, en chasseur.
Plusieurs peints de vue au bord de la mer; points au pastel; puis aussi quelques paysages.
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24
PORTRAITS DEPUIS MON RETOUR À PARIS.
1 Le portrait de la reine de Prusse, peint d'après l'étude que j'avais faite d'après Sa Majesté, à Berlin. Grand buste.
1 Le prince Ferdinand de Prusse.
1 Le prince Auguste-Ferdinand, leur fils.
1 La princesse Louise, sa soeur, princesse de Radzivill.
1 La princesse Tufakin, dont j'avais fait la tête seulement à Moscou.
1 Madame Catalani avec les mains, chantant debout près du piano.
1 Madame Murat en pied, ayant sa fille près d'elle.
4 Portraits de moi pour mes amies.
3 Trois portraits de madame Grassini; un passé les genoux, le dernier avec une main.
1 M. Ragani, mari de madame Grassini. Grand buste.
1 La vicomtesse de Vaudreuil, nièce de M. le comte de Vaudreuil.
1 Le comte de Vaudreuil. Deux bustes.
1 Deux portraits de la duchesse de Guiche, fille de madame de Polignac.
1 La jeune princesse Potemski, à mi-jambes.
1 Madame Constans. Buste.
1 La comtesse d'Andlau, avec les mains.
2 La comtesse de Rosambeau et la comtesse d'Orglande, filles de la comtesse d'Andlau, toutes deux avec les mains.
2 MM. d'Andlau, leurs deux frères.
1 Viotti, célèbre violon.
1 La marquise de Groslier, peignant des fleurs.
1 Le bailli de Crussol. Grand buste.
1 Mademoiselle de Grénonville. Buste.
1 Madame Davidoff, avec la main.
1 Pour le roi Charles X, le marquis de Rivière. Buste.
1 Le comte de Coëtlosquet. Buste.
1 Madame de Pront, nièce de M. de Coëtlosquet.
2 S. A. R. la duchesse de Berri, avec les mains.
1 Mademoiselle de Sassenay. Buste.
1 M. Raoul-Rochette. Buste.
1 M. Sapey. Buste.
1 Madame Lafont.
1 Mademoiselle de Rivière.
1 Alfred de Rivière, idem.
1 Le baron de Feisthamel avec les mains, peignant.
1 Le baron de Crespy-le-Prince dessinant.
1 Madame Ditte.
1 Madame de Rivière ma nièce, avec les deux mains.
1 Mon portrait de profil, pour la ville de Pétersbourg; on devait, sur la même médaille, graver mon portrait, et celui d'Angélica Koffmann.
DE SOUVENIR:
1 Madame de Suffrein.
1 L'abbé Delille.
1 La comtesse de Las Cazes.
1 Le comte de Chatellux.
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50
130 total général.
TABLEAUX.
1 L'apothéose de la reine.
1 La naufragée.
1 La cataracte de Narva.
1 Amphion jouant de la lyre avec trois Naïades.
1 Un vieillard et son petit-fils; incendie, effet.
1 Près de cent paysages suisses au pastel, faits dans mes deux voyages.
Total général des portraits, 662.
15 tableaux, et près de 200 paysages tant en Suisse qu'en Angleterre.
FIN DU TROISIÈME ET DERNIER VOLUME.
NOTE.
J'ai désiré placer à la fin de ce volume les conseils que j'ai écrits pour ma nièce, madame Lefranc, qui peuvent être utiles aux femmes qui se destinent à peindre le portrait.
SUR LA PEINTURE DU PORTRAIT.
Concernant ce qu'on doit observer avant de commencer le portrait.--Il faut toujours être prêt une demi-heure avant que le modèle n'arrive, afin de se recueillir: c'est une chose nécessaire pour plusieurs raisons.
1° Il ne faut passe faire attendre; 2° il faut que la palette soit préparée, et faire en sorte de ne pas être tracassée par du monde et des détails d'affaire.
Règle nécessaire.--Il faut placer son modèle assis, plus haut que soi; que les femmes le soient commodément; qu'elles aient de quoi s'appuyer, et un tabouret sous les pieds.
Il faut, le plus possible, s'éloigner de son modèle, c'est le vrai moyen de bien saisir le juste ensemble des traits et l'aplomb des signes, tant pour la tournure du corps que pour ses habitudes qu'il est nécessaire d'observer, même pour la ressemblance totale; ne reconnaît-on pas les personnes par derrière, même sans apercevoir leur visage?
Pour faire le portrait d'un homme (surtout s'il est jeune), il faut le faire tenir un instant debout avant de commencer, pour tracer les signes généraux et extérieurs plus justes. Si on traçait le personnage assis, le corps n'aurait pas d'élégance, et la tête paraîtrait trop rapprochée des épaules. Pour les hommes surtout cette observation est nécessaire, les voyant plus souvent debout qu'assis.
Il faut ne pas placer la tête trop haute dans la toile, cela grandit trop le modèle, et trop bas cela le rapetisse: on doit placer la figure de manière qu'il y ait plus d'espace du côté où est tourné le corps.
Il faut avoir derrière soi une glace, placée de manière à apercevoir son modèle et son portrait, pour pouvoir le consulter très souvent, c'est le meilleur guide, il explique nettement les défauts.
Avant de commencer causez avec votre modèle; essayez plusieurs attitudes, et choisissez non-seulement la plus agréable, mais celle qui convient à son âge et à son caractère; ce qui peut ajouter à la ressemblance, de même pour sa tête: placez la de face ou de trois-quarts, cela ajoute plus ou moins à la vérité des traits, surtout pour le public; le miroir peut aussi décider à ce sujet.
Il faut tâcher de faire la tête (le masque surtout) dans trois ou quatre séances d'une heure et demie chaque, deux au plus; car le modèle s'ennuie, s'impatiente (ce qu'il faut éviter), son visage change visiblement, c'est pourquoi il faut le faire reposer, et le distraire le plus possible. Tout cela est d'expérience avec les femmes; il faut les flatter, leur dire qu'elles sont belles, qu'elles ont le teint frais, etc., etc. Cela les met en belle humeur, et les fait tenir avec plus de plaisir. Le contraire les changerait visiblement. Il faut aussi leur dire qu'elles posent à merveille; elles se trouvent engagées par là à se bien tenir. Il faut bien leur recommander de ne point amener de sociétés. Toutes veulent donner leur avis, et font tout gâter. Quant aux artistes et aux gens de goût, on peut les consulter. Ne vous rebutez pas si quelques personnes ne trouvent aucune ressemblance à vos portraits; il y a tant de gens qui ne savent point voir.
Tant que vous travaillez à la tête d'une femme, si elle est vêtue de blanc, mettez sur elle une draperie de couleur absente (gris ou verdâtre), afin de ne pas distraire les rayons visuels, et qu'ils puissent se reposer seulement sur la tête du modèle; si cependant vous la peignez en blanc, laissez-en un peu pour la tête, qui doit en être reflétée.
Que le fond derrière le modèle soit en général d'un ton doux et uni, ni trop clair, ni trop foncé; si c'est un fond de ciel, c'est autre chose; mettez du bleuâtre derrière la tête.
Pour peindre la tête au pastel ou à l'huile, il faut établir les masses de vigueur, les demi-teintes, ensuite les clairs. Il faut empâter les lumières, et les rendre toujours dorées; entre les lumières et les demi-teintes; il y a un ton mixte qu'il ne faut pas omettre, il participe du violâtre, du verdâtre, du bleuâtre. Voyez Van Dyck. Les demi-teintes doivent être de ton rompu, et moins empâtées que les lumières; que sa lumière indique fortement ses os et ses parties musculeuses qui cèdent aux premières.
Immédiatement après cette première lumière se trouve le ton de chair décidé selon le teint de la personne, il se perd avec les tons mixtes et fugaces des demi-teintes.
Les ombres doivent être rigoureuses et transparentes à la fois, c'est-à-dire point empâtées, mais d'un ton mûr, accompagné de touches fermes et sanguines dans les cavités, telles que l'orbite de l'oeil, l'enfoncement des narines, et dans les parties ombrées et internes de l'oreille, etc. Les couleurs des joues, si elles sont naturelles, doivent tenir de la pêche dans la partie fuyante, et de la rose dorée dans la saillante, et se perdre insensiblement, avec les lumières occasionées par la saillie des os (elles sont d'un ton doré); où les lumières doivent toujours être, et se dégrader insensiblement, c'est à l'os du front, à celui de la joue autour du nez, au haut de la lèvre supérieure, dans le coin de l'inférieure, et sur le haut du menton. Il faut observer que la lumière doit diminuer à mesure, et que la partie la plus saillante, et la plus éclairée par conséquent, doit toujours être la lumineuse. Les lumières scintillantes, fines et générales d'une tête sont dans la prunelle, ou dans le blanc de l'oeil, selon la position de l'oeil et de la tête (ces deux-ci cèdent aux autres de beaucoup, et sont d'un ton moins doré), au milieu de la paupière supérieure, au milieu de la paupière inférieure, ou du moins sur une partie, c'est selon comme la tête est éclairée; ensuite sur le milieu du nez, sur le cartilage, sur la lèvre inférieure: plus le nez de la personne est fin, plus la lumière doit être fine. Il ne faut jamais empâter les prunelles, pour qu'elles soient vraies et transparentes; il faut, le plus possible, les bien détailler, prendre garde de leur faire un regard équivoque, surtout les faire rondes. Il faut observer que quelques personnes les ont plus petites ou plus grandes, mais toujours parfaitement rondes; le haut du cercle de la prunelle est toujours intercepté par la paupière supérieure; à l'oeil en colère, la prunelle se voit entièrement. Quand l'oeil sourit, la prunelle est interceptée par la paupière inférieure qui la recouvre. Le blanc de l'oeil doit être d'un ton vierge et pur dans l'ombre, et la demi-teinte, quoique perdant son vrai ton (de même que tous les objets), ne doit jamais être grise ni d'un ton sale. Il doit refléter quelquefois la lumière du nez, et participer un peu de l'orifice. Les cils dans la partie ombrée se détachent en clair, c'est pourquoi il faut peindre ces tons avec de l'outre-mer dans la partie claire en ombre. L'orbite de l'oeil est bien à observer, il est plus ou moins vigoureux ou clair, selon sa forme. Il est composé d'ombres, de clairs, de demi-teintes et de reflets du nez. Le sourcil doit être préparé d'un ton chaud, et l'on doit sentir la chair dessous les petites échappées des poils, qui doivent être faits finement et avec légèreté.
Le battu, l'enchâssement de l'oeil est toujours d'un ton fin (plus ou moins, selon la délicatesse et la blancheur de la peau), bleuâtre, violâtre. Il faut bien prendre garde de trop pousser ces tons, cela rendrait l'oeil pleureur. C'est pourquoi il faut quelquefois les rompre par des dorés, mais avec ménagement.
Il faut bien observer la partie du front; elle est nécessaire à la ressemblance, et donne en partie le caractère de la physionomie. Les fronts dont l'os a une saillie carrée, tels que Raphaël, Rubens et Van Dyck (comme on peut le voir dans leurs portraits), la lumière s'indique fortement sur leurs saillies. La première est en haut du front, peu de distance après les cheveux. Elle s'interrompt un peu et vient s'asseoir près du sourcil, ce qui fait céder le ton de la tempe, où se décrit souvent la veine bleue, surtout aux peaux délicates; après cette lumière est un ton de chair entier, qui se dégrade vers le milieu, la lumière se rappelle faiblement sur cette même forme d'os du petit côté, d'une demi-teinte, et se marie doucement par des demi-teintes, qui vont gagner l'ombre qui dessine encore cette même forme de l'os frontal. Après cette ombre il existe un reflet plus ou moins doré, selon la couleur des cheveux: dessous le sourcil, le ton se prépare un peu plus chaud, les poils du sourcil multipliés, font le même effet que des boucles de cheveux qui retomberaient sur un front éclairé. L'ombre en est chaude. (Voyez les têtes de Greuze, observez bien l'habitude des cheveux du modèle que vous peignez, cela ajoute à la ressemblance et à la vérité.) Il faut bien observer les passages qui se verront des cheveux avec la chair, afin de les rendre aussi vrais que possible; qu'il n'y ait jamais de dureté, et que les cheveux se mêlent bien avec la chair, tant par le contour que par la couleur; afin que cela n'ait point l'air perruque, ce qui arriverait immanquablement sans ce que je viens d'expliquer.
Les cheveux doivent se dessiner par masse et très peu l'emporter; le mieux serait de les faire par glacis, la toile produisant souvent des transparens dans l'ombre et dans le ton entier. Les clairs des cheveux ne s'établissent que sur les parties saillantes de la tête; les boucles des cheveux reçoivent la lumière au milieu et sont légèrement interceptées par quelques légers échappés de cheveux qui viennent en ôter l'uniformité. Il faut toujours que les bords des cheveux (comme métal) participent du ton du fond, ce qui aide à faire tourner les parties fuyantes de la tête.
L'oreille est très nécessaire à bien étudier et à bien mettre à sa place, attendu qu'elle attache le col à la tête; il faut le plus possible la faire d'une belle forme; étudiez l'antique ou la belle nature. On peut observer, par exemple, que généralement la nation allemande et surtout autrichienne les ont attachées plus haut qu'elles ne devraient l'être dans la proportion exacte, de même que l'emmanchement de leur col est différent de celui des autres. Il est large, gros, et prend très haut derrière l'oreille; cette nation a le mastoïde très fort. Si l'on peint donc une Allemande, on doit conserver ce trait caractéristique de leur nation, qui se trouve aussi dans l'ossement large de leur front et dans leurs joues assez ordinairement plates et étroites. Il faut le plus possible faire en entier l'oreille, et bien étudier (quitte à mettre par-dessus des cheveux) ses cartilages. Ce qui détermine ses formes doit être d'une couleur chaude et transparente, excepté le trou du milieu qui est toujours vigoureux. Son ton de chair, même dans la lumière, doit céder en général à la lumière de la joue, qui est plus saillante. L'ombre portée de l'oreille sur le col doit être très chaude, le jour passant au travers; la mâchoire doit se décrire d'un ton coloré fin et par de légères demi-teintes pour obtenir la saillie qu'elle doit avoir sur le col; si c'est une tête de femme, les restes du bas de sa mâchoire se décrivent par des tons plus chauds qu'à un homme, à cause des tons de la barbe, qui abasourdit les tons naturellement chauds de la chair. Le ton du col est en général d'un ton très fin, et cède beaucoup au ton sanguin du visage. Il est essentiel de bien observer l'aplomb des clavicules (relativement à la position de la tête) et leur lumière; la poitrine se colore toujours un peu plus près vers le milieu de l'attache des clavicules; en général les parties osseuses, telles que le coude, la rotule, le talon, l'extrémité du doigt, ces parties, dis-je, doivent toujours être les plus fortes en couleur.
Si l'on doit peindre une gorge, éclairez-la de façon qu'elle reçoive bien la lumière; les plus belles gorges sont celles dont la lumière n'est point interceptée, jusqu'au bouton qui se colore peu à peu jusqu'à l'extrémité; les demi-teintes qui font tourner le sein doivent être du ton le plus fin et le plus frais; l'ombre qui dérive de la saillie de la gorge doit être chaude et transparente.
Il y a la même dégradation de lumière sur tous le corps que celle ci-dessus expliquée pour la tête; si la figure est assise, la lumière alors se rappellera très vivement sur les cuisses et dégradera jusqu'au talon.
NOTES
Note 3: (retour) Il est fort rare que je me trompe à l'expression du regard. La dernière fois que je vis la duchesse de Mazarin, qui se portait à merveille et chez laquelle personne n'observait aucun changement, je dis à mon mari: «La duchesse ne vivra pas dans un mois;» ce qui arriva comme je l'avais prédit.
Note 4: (retour) Poniatowski, que Napoléon venait de nommer maréchal de France, quoiqu'il ne voulût d'autre titre que celui de chef des Polonais, venait de protéger la retraite de l'armée française, n'ayant avec lui que 760 hommes; blessé grièvement, il arriva sur les bords de l'Elster, dont par un funeste malentendu les Français avaient coupé le pont; il s'arrête, et l'ennemi lui criant de se rendre, il se jette dans le fleuve et disparaît.
Note 23: (retour) Pour passer le temps pendant ces six jours je raccommodai mes vieilles chemises, et Dieu sait comme cela était cousu! aussi, à mon arrivée à Paris, je pris une femme de chambre qui, voyant mon raccommodage, me dit: «On voit bien que madame vient d'un pays barbare, car ceci est cousu à la diable.» Je me mis à rire et lui répondis que c'était mon ouvrage. La pauvre fille tout embarrassée aurait bien voulu reprendre ses paroles; mais je la rassurai en lui avouant que je n'avais jamais su coudre.
Note 32: (retour) Ces lettres sont adressées à madame la comtesse Vincent Potocka, née Massalska; elle avait épousé en premières noces le prince Charles de Ligne, qui fut tué dans les guerres de la révolution; le prince Charles était un brave et excellent jeune homme dont la mort a été beaucoup pleurée.
Note 36: (retour) Dans le courant de l'année 1808 et de l'année 1809, madame de Staël écrivit trois petites lettres qui se rapportent à ce portrait, et qu'on nous saura gré de donner ici; la première, datée de Coppet, le 16 septembre 1808, est adressée à madame Lebrun:«Je serais vraiment honteuse, Madame, d'être restée si long-temps sans vous répondre, si je n'avais pas été si souffrante depuis quelque temps, que tout m'était difficile. Je m'en remets à vous pour l'exposition au salon, et je me flatte que votre talent fera pardonner ce qui manque à l'original. Quant à la gravure, je m'en charge ici; ce serait trop retarder le moment où je posséderai le portrait, et d'ailleurs tous nos arrangemens sont faits à cet égard à Genève. Je vais à Vienne passer l'hiver; si je pouvais vous y être utile, donnez-moi vos commissions; je les ferai très exactement; il est bien juste que je vous rende un peu dans le réel de la vie ce que vous avez fait pour moi dans l'idéal. Daignez me rappeler au souvenir de madame Nigris, et conservez-moi toujours, je vous prie, quelque bienveillance.»
La seconde lettre, datée de Genève, le 9 janvier 1809, est adressée à madame Nigris, la fille de madame Lebrun:
«J'ai renoncé, Madame, à la gravure du portrait de madame votre mère; c'est trop cher pour une fantaisie, et je viens d'éprouver un procès considérable qui m'oblige à des ménagemens de fortune; mais aurez-vous la bonté de me dire quand le portrait de Corinne me sera remis par madame Lebrun? Mon intention était de lui envoyer mille écus en le recevant, mais n'ayant pas de ses nouvelles, je ne sais pas du tout ce que je dois faire. Soyez assez bonne pour vous en mêler, et me négocier, à cet égard, ce que je désire. Une négociation qui me serait bien douce aussi, c'est celle qui vous amènerait en Suisse cet été. Prosper dit qu'il y viendra. M. de Maleteste ne se laisserait-il pas séduire par cette réunion de tous ses amis? car j'ose me mettre du nombre; en le voyant une fois, il m'a semblé que je rencontrais une ancienne connaissance. Vous avez eu la bonté d'écrire à mon homme d'affaires, et je lui vole le plaisir de vous répondre. Agréez, Madame, mes complimens empressés.»
La troisième lettre, datée de Coppet, le 14 juillet 1809, est adressée à madame Lebrun:
«J'ai enfin reçu votre magnifique tableau, Madame, et, sans penser à mon portrait, j'ai admiré votre ouvrage. Il y a là tout votre talent, et je voudrais bien que le mien pût être encouragé par votre exemple; mais j'ai peur qu'il ne soit plus que dans les yeux que vous m'avez donnés. Me permettez-vous de vous envoyer ce mandat payable le 1er de septembre? Agréez, Madame, l'assurance des sentimens que je vous ai voués.»
Nous avons sous les yeux une lettre de madame Lebrun à sa fille, madame Nigris, datée de Coppet, le 12 septembre; on trouve dans cette lettre tout ce que l'amour maternel a de plus tendre; nous nous contenterons d'en extraire ce qui se rapporte au voyage en Suisse de madame Lebrun:
«Les spectacles de la nature consolent ou distraient de bien des peines; je viens de l'éprouver plus fortement que jamais. Tu ne peux avoir l'idée des jouissances que j'ai ressenties dans nos courses en Suisse; tu ne peux te figurer tous ces tableaux, tous ces points de vue, tous ces sites si variés, si pittoresques. Que de choses j'aurai à te dire à mon retour! Il me semble avoir vécu dix ans depuis deux mois et demi; ce n'est pas que le temps m'ait paru long, mais toutes mes heures ont été si intéressantes et si remplies que j'en ai pour ainsi dire fixé ou noté les intervalles.»
À la suite de cette lettre de madame Lebrun, nous trouvons un post-scriptum de madame de Staël à la même adresse:
«Madame votre mère, Madame, a fait de moi Corinne dans un portrait vraiment plus poétique que mon ouvrage. Je vous prie, Madame, de trouver bon que je vous remercie de l'intérêt que madame votre mère m'a témoigné; c'est à vous qu'elle aime à rapporter ses succès. Si je n'étais pas exilée, Madame, je parlerais de mon désir de vous connaître; nos amis communs me l'ont inspiré. Dites, je vous prie, à M. de Maleteste que je vais parler de lui et de vous avec Prosper, et que je me flatte toujours qu'il pense à moi, bien qu'il ne me l'écrive jamais. Adieu, Madame, je vous vois d'ici; votre portrait par madame votre mère et par ses amis me persuade que nous nous connaissons déjà.»
C'est à Paris que le portrait de madame de Staël fut achevé; madame Beaufort d'Hautpoult, ayant vu ce bel ouvrage, improvisa les vers suivans:
Je la vois, je l'entends; tes pinceaux créateurs
Donnent l'ame et la vie et l'esprit aux couleurs;
Voilà ses yeux brillans d'ardentes étincelles,
Ces sons mélodieux, ces cordes immortelles,
Qui de ses chants divins accompagnent les vers,
Et la toile animée en parfume les airs.
Je ne sais qui des deux remporte la victoire:
L'une guide la main, l'autre fixe la gloire,
Et la même couronne enlace en ce tableau
Le front inspirateur et l'immortel pinceau.
Staël offrait à Lebrun un talent digne d'elle;
Lebrun méritait seule un si parfait modèle;
L'univers étonné de cet ensemble heureux
Sans choix tombe en silence au pied de toutes deux.
(Note de l'Éditeur.)
Note 45: (retour) Après la fête, madame de Staël alla se promener avec le duc de Montmorency; moi, je m'établis sur la prairie pour peindre le site et les masses de groupes. Le comte de Grammont tenait ma boîte au pastel. L'aspect de cette fête est peint à l'huile; M. le prince de Talleyrand possède ce tableau.Dans le récit de mes deux voyages en Suisse, je n'ai pu indiquer d'une manière complète les paysages que j'ai dessinés d'après nature; j'ai fait environ deux cents paysages au pastel.
Note 46: (retour) Je n'en fus pas quitte pour cette fois. Au retour des étrangers en 1815, il revint des Anglais à Louveciennes; ils me prirent, entre autres choses, un superbe coffre de lacque, que j'ai beaucoup regretté, parce qu'il m'avait été donné à Pétersbourg par mon ancien ami le comte Strogonoff.