Souvenirs entomologiques - Livre I: Étude sur l'instinct et les moeurs des insectes
The Project Gutenberg eBook of Souvenirs entomologiques - Livre I
Title: Souvenirs entomologiques - Livre I
Author: Jean-Henri Fabre
Release date: October 8, 2005 [eBook #16825]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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Jean-Henri Fabre
SOUVENIRS
ENTOMOLOGIQUES
Livre I Étude sur l'instinct et les moeurs des insectes (1879)
Table des matières
CHAPITRE I LE SCARABÉE SACRÉ CHAPITRE II LA VOLIÈRE CHAPITRE III LE CERCERIS BUPRESTICIDE CHAPITRE IV LE CERCERIS TUBERCULÉ CHAPITRE V UN SAVANT TUEUR CHAPITRE VI LE SPHEX À AILES JAUNES CHAPITRE VII LES TROIS COUPS DE POIGNARD CHAPITRE VIII LA LARVE ET LA NYMPHE CHAPITRE IX LES HAUTES THÉORIES CHAPITRE X LE SPHEX LANGUEDOCIEN CHAPITRE XI SCIENCE DE L'INSTINCT CHAPITRE XII IGNORANCE DE L'INSTINCT CHAPITRE XIII UNE ASCENSION AU MONT VENTOUX CHAPITRE XIV LES ÉMIGRANTS CHAPITRE XV LES AMMOPHILES CHAPITRE XVI LES BEMBEX CHAPITRE XVII LA CHASSE AUX DIPTÈRES CHAPITRE XVIII UN PARASITE. LE COCON CHAPITRE XIX RETOUR AU NID CHAPITRE XX LES CHALICODOMES CHAPITRE XXI EXPÉRIENCES CHAPITRE XXII ÉCHANGE DE NIDS NOTES
Pour tous les yeux attentifs, c'est un spectacle à la fois étrange et d'une grandeur singulière que celui des insectes industrieux déployant dans leurs travaux l'art le plus raffiné. L'instinct porté ainsi au plus haut degré dont la nature offre des exemples, confond la raison humaine. Le trouble de l'esprit augmente, lorsque intervient l'observation patiente et minutieuse de tous les détails de la vie des êtres les mieux doués sous le rapport de l'instinct.
E. Blanchard.
CHAPITRE I LE SCARABÉE SACRÉ
Les choses se passèrent ainsi. Nous étions cinq ou six: moi le plus vieux, leur maître, mais encore plus leur compagnon et leur ami; eux, jeunes gens à coeur chaleureux, à riante imagination, débordant de cette sève printanière de la vie qui nous rend si expansifs et si désireux de connaître. Devisant de choses et d'autres, par un sentier bordé d'hyèbles et d'aubépines, où déjà la Cétoine dorée s'enivrait d'amères senteurs sur les corymbes épanouis, on allait voir si le Scarabée sacré avait fait sa première apparition au plateau sablonneux des Angles[1], et roulait sa pilule de bouse, image du monde pour la vieille Égypte; on allait s'informer si les eaux vives de la base de la colline n'abritaient point, sous leur tapis de lentilles aquatiques, de jeunes tritons, dont les branchies ressemblent à de menus rameaux de corail; si l'épinoche, l'élégant petit poisson des ruisselets, avait mis sa cravate de noces, azur et pourpre; si, de son aile aiguë, l'hirondelle, nouvellement arrivée, effleurait la prairie, pourchassant les tipules, qui sèment leurs oeufs en dansant; si, sur le seuil d'un terrier creusé dans le grès, le lézard ocellé étalait au soleil sa croupe constellée de taches bleues; si la mouette rieuse, venue de la mer à la suite des légions de poissons qui remontent le Rhône pour frayer dans ses eaux, planait par bandes sur le fleuve en jetant par intervalles son cri pareil à l'éclat de rire d'un maniaque; si… mais tenons-nous-en là; pour abréger, disons que, gens simples et naïfs, prenant un vif plaisir à vivre avec les bêtes, nous allions passer une matinée à la fête ineffable du réveil de la vie au printemps.
Les événements répondirent à nos espérances. L'épinoche avait fait sa toilette; ses écailles eussent fait pâlir l'éclat de l'argent; sa gorge était frottée du plus vif vermillon. À l'approche de l'aulastome, grosse sangsue noire mal intentionnée, sur le dos, sur les flancs, ses aiguillons brusquement se dressaient, comme poussés par un ressort. Devant cette attitude déterminée, le bandit se laisse honteusement couler parmi les herbages. La gent béate des mollusques, planorbes, physes, limnées, humait l'air à la surface des eaux. L'hydrophile et sa hideuse larve, pirates des mares, tantôt à l'un tantôt à l'autre en passant tordaient le cou. Le stupide troupeau ne paraissait pas même s'en apercevoir. Mais laissons les eaux de la plaine et gravissons la falaise qui nous sépare du plateau. Là-haut, des moutons pâturent, des chevaux s'exercent aux courses prochaines, tous distribuant la manne aux bousiers en liesse.
Voici à l'oeuvre les coléoptères vidangeurs à qui est dévolue la haute mission d'expurger le sol de ses immondices. On ne se lasserait pas d'admirer la variété d'outils dont ils sont munis, soit pour remuer la matière stercorale, la dépecer, la façonner, soit pour creuser de profondes retraites où ils doivent s'enfermer avec leur butin. Cet outillage est comme un musée technologique, où tous les instruments de fouille seraient représentés. Il y a là des pièces qui semblent imitées de celles de l'industrie humaine; il y en a d'autres d'un type original, où nous pourrions nous- mêmes prendre modèle pour de nouvelles combinaisons.
Le Copris espagnol porte sur le front une vigoureuse corne, pointue et recourbée en arrière, pareille à la longue branche d'un pic. À semblable corne, le Copris lunaire adjoint deux fortes pointes taillées en soc de charrue, issues du thorax; et entre les deux, une protubérance à arête vive faisant office de large racloir. Le Bubas Bubale et le Bubas Bison, tous les deux confinés aux bords de la Méditerranée, sont armés sur le front de deux robustes cornes divergentes, entre lesquelles s'avance un soc horizontal fourni par le corselet. Le Minotaure Typhée porte sur le devant du thorax, trois pointes d'araire, parallèles et dirigées en avant, les latérales plus longues, la médiane plus courte. L'Onthophage taureau a pour outil deux pièces longues et courbes qui rappellent les cornes d'un taureau; l'Onthophage fourchu a pour sa part une fourche à deux branches, dressées d'aplomb sur sa tête aplatie. Le moins avantagé est doué, tantôt sur la tête, tantôt sur le corselet, de tubercules durs, outils obtus que la patience de l'insecte sait toutefois très-bien utiliser. Tous sont armés de la pelle, c'est-à-dire qu'ils ont la tête large, plate et à bord tranchant; tous font usage du râteau, c'est-à-dire qu'ils recueillent avec leurs pattes antérieures dentelées.
Comme dédommagement à sa besogne ordurière, plus d'un exhale l'odeur forte du musc, et brille sous le ventre du reflet des métaux polis. Le Géotrupe hypocrite a par dessous l'éclat du cuivre et de l'or; le Géotrupe stercoraire a le ventre d'un violet améthyste. Mais, en général, leur coloration est le noir. C'est aux régions tropicales qu'appartiennent les bousiers splendidement costumés, véritables bijoux vivants. Sous les bouses de chameau, la Haute-Égypte nous présenterait tel Scarabée qui rivalise avec le vert éclatant de l'émeraude; la Guyane, le Brésil, le Sénégal, nous montreraient tels Copris d'un rouge métallique, aussi riche que celui du cuivre, aussi vif que celui du rubis. Si cet écrin de l'ordure nous manque, les bousiers de nos pays ne sont pas moins remarquables par leurs moeurs.
Quel empressement autour d'une même bouse! Jamais aventuriers accourus des quatre coins du monde n'ont mis telle ferveur à l'exploitation d'un placer californien. Avant que le soleil soit devenu trop chaud, ils sont là par centaines, grands et petits, pêle-mêle, de toute espèce, de toute forme, de toute taille, se hâtant de se tailler une part dans le gâteau commun. Il y en a qui travaillent à ciel ouvert, et ratissent la surface; il y en a qui s'ouvrent des galeries dans l'épaisseur même du monceau, à la recherche des filons de choix; d'autres exploitent la couche inférieure pour enfouir sans délai leur butin dans le sol sous- jacent; d'autres, les plus petits, émiettent à l'écart un lopin éboulé des grandes fouilles de leurs forts collaborateurs. Quelques-uns, les nouveaux venus et les plus affamés sans doute, consomment sur place; mais le plus grand nombre songe à se faire un avoir qui lui permette de couler de longs jours dans l'abondance, au fond d'une sûre retraite. Une bouse, fraîche à point, ne se trouve pas quand on veut au milieu des plaines stériles du thym; telle aubaine est une vraie bénédiction du ciel; les favorisés du sort ont seuls un pareil lot. Aussi les richesses d'aujourd'hui sont-elles prudemment mises en magasin. Le fumet stercoraire a porté l'heureuse nouvelle à un kilomètre à la ronde, et tous sont accourus s'amasser des provisions. Quelques retardataires arrivent encore, au vol ou pédestrement.
Quel est celui-ci qui trottine vers le monceau, craignant d'arriver trop tard? Ses longues pattes se meuvent avec une brusque gaucherie, comme poussées par une mécanique que l'insecte aurait dans le ventre; ses petites antennes rousses épanouissent leur éventail, signe d'inquiète convoitise. Il arrive, il est arrivé, non sans culbuter quelques convives. C'est le Scarabée sacré, tout de noir habillé, le plus gros et le plus célèbre de nos bousiers. Le voilà attablé, côte à côte avec ses confrères, qui, du plat de leurs larges pattes antérieures, donnent à petits coups la dernière façon à leur boule, ou bien l'enrichissent d'une dernière couche avant de se retirer et d'aller jouir en paix du fruit de leur travail. Suivons dans toutes ses phases la confection de la fameuse boule.
Le chaperon, c'est-à-dire le bord de la tête, large et plate, est crénelé de six dentelures angulaires rangées en demi-cercle. C'est là l'outil de fouille et de dépècement, le râteau qui soulève et rejette les fibres végétales non nutritives, va au meilleur, le ratisse et le rassemble. Un choix est ainsi fait, car pour ces fins connaisseurs, ceci vaut mieux que cela; choix par à peu près, si le Scarabée s'occupe de ses propres victuailles, mais d'une scrupuleuse rigueur s'il faut confectionner la boule maternelle, creusée d'une niche centrale où l'oeuf doit éclore. Alors tout brin fibreux est soigneusement rejeté, et la quintessence stercoraire seule cueillie pour bâtir la couche interne de la cellule. À sa sortie de l'oeuf, la jeune larve trouve ainsi, dans la paroi même de sa loge, un aliment raffiné qui lui fortifie l'estomac et lui permet d'attaquer plus tard les couches externes et grossières.
Pour ses besoins à lui, le Scarabée est moins difficile, et se contente d'un triage en gros. Le chaperon dentelé éventre donc et fouille, élimine et rassemble un peu au hasard. Les jambes antérieures concourent puissamment à l'ouvrage. Elles sont aplaties, courbées en arc de cercle, relevées de fortes nervures et armées en dehors de cinq robustes dents. Faut-il faire acte de force, culbuter un obstacle, se frayer une voie au plus épais du monceau, le bousier joue des coudes, c'est-à-dire qu'il déploie de droite et de gauche ses jambes dentelées, et d'un vigoureux coup de râteau déblaie une demi-circonférence. La place faite, les mêmes pattes ont un autre genre de travail: elles recueillent par brassées la matière râtelée par le chaperon et la conduisent sous le ventre de l'insecte, entre les quatre pattes postérieures. Celles-ci sont conformées pour le métier de tourneur. Leurs jambes, surtout celles de la dernière paire, sont longues et fluettes, légèrement courbées en arc et terminées par une griffe très-aiguë. Il suffit de les voir pour reconnaître en elles un compas sphérique, qui, dans ses branches courbes, enlace un corps globuleux pour en vérifier, en corriger la forme. Leur rôle est, en effet, de façonner la boule.
Brassée par brassée, la matière s'amasse sous le ventre, entre les quatre jambes, qui, par une simple pression, lui communiquent leur propre courbure et lui donnent une première façon. Puis, par moments, la pilule dégrossie est mise en branle entre les quatre branches du double compas sphérique; elle tourne sous le ventre du bousier et se perfectionne par la rotation. Si la couche superficielle manque de plasticité et menace de s'écailler, si quelque point trop filandreux n'obéit pas à l'action du tour, les pattes antérieures retouchent les endroits défectueux; à petits coups de leurs larges battoirs, elles tapent la pilule pour faire prendre corps à la couche nouvelle et emplâtrer dans la masse les brins récalcitrants.
Par un soleil vif, quand l'ouvrage presse, on est émerveillé de la fébrile prestesse du tourneur. Aussi la besogne marche-t-elle vite: c'était tantôt une maigre pilule, c'est maintenant une bille de la grosseur d'une noix, ce sera tout à l'heure une boule de la grosseur d'une pomme. J'ai vu des goulus en confectionner de la grosseur du poing. Voilà certes sur la planche du pain pour quelques jours.
Les provisions sont faites; il s'agit maintenant de se retirer de la mêlée et d'acheminer les vivres en lieu opportun. Là, commencent les traits de moeurs les plus frappants du Scarabée. Sans délai, le bousier se met en route; il embrasse la sphère de ses deux longues jambes postérieures, dont les griffes terminales, implantées dans la masse, servent de pivots de rotation; il prend appui sur les jambes intermédiaires, et faisant levier avec les brassards dentelés des pattes de devant, qui tour à tour pressent sur le sol, il progresse à reculons avec sa charge, le corps incliné, la tête en bas, l'arrière-train en haut. Les pattes postérieures, organe principal de la mécanique, sont dans un mouvement continuel; elles vont et viennent, déplaçant la griffe pour changer l'axe de rotation, maintenir la charge en équilibre et la faire avancer par les poussées alternatives de droite et de gauche. À tour de rôle, la boule se trouve de la sorte en contact avec le sol par tous les points de sa surface, ce qui la perfectionne dans sa forme et donne consistance égale à sa couche extérieure par une pression uniformément répartie.
Et hardi! Ça va, ça roule; on arrivera, non sans encombre cependant. Voici un premier pas difficile: le bousier s'achemine en travers d'un talus, et la lourde masse tend à suivre la pente; mais l'insecte, pour des motifs à lui connus, préfère croiser cette voie naturelle, projet audacieux dont l'insuccès dépend d'un faux pas, d'un grain de sable troublant l'équilibre. Le faux pas est fait, la boule roule au fond de la vallée; l'insecte, culbuté par l'élan de la charge, gigote, se remet sur ses jambes et accourt s'atteler. La mécanique fonctionne de plus belle. — Mais prends donc garde, étourdi; suis le creux du vallon, qui t'épargnera peine et mésaventure; le chemin y est bon, tout uni; ta pilule y roulera sans effort. — Eh bien non: l'insecte se propose de remonter le talus qui lui a été fatal. Peut-être lui convient-il de regagner les hauteurs. À cela je n'ai rien à dire; l'opinion du Scarabée est plus clairvoyante que la mienne sur l'opportunité de se tenir en haut lieu. — Prends au moins ce sentier, qui, par une pente douce, te conduira là-haut. — Pas du tout, s'il se trouve à proximité quelque talus bien raide, impossible à remonter, c'est celui-là que l'entêté préfère. Alors commence le travail de Sisyphe. La boule, fardeau énorme, est péniblement hissée, pas à pas, avec mille précautions, à une certaine hauteur, toujours à reculons. On se demande par quel miracle de statique une telle masse peut être retenue sur la pente. Ah! un mouvement mal combiné met à néant tant de fatigue: la boule dévale entraînant avec elle le Scarabée. L'escalade est reprise, bientôt suivie d'une nouvelle chute. La tentative recommence, mieux conduite cette fois aux passages difficiles; une maudite racine de gramen, cause des précédentes culbutes, est prudemment tournée. Encore un peu, et nous y sommes; mais doucement, tout doucement. La rampe est périlleuse et un rien peut tout compromettre. Voilà que la jambe glisse sur un gravier poli. La boule redescend pêle-mêle avec le bousier. Et celui-ci de recommencer avec une opiniâtreté que rien ne lasse. Dix fois, vingt fois, il tentera l'infructueuse escalade, jusqu'à ce que son obstination ait triomphé des obstacles, ou que, mieux avisé et reconnaissant l'inutilité de ses efforts, il adopte le chemin en plaine.
Le Scarabée ne travaille pas toujours seul au charroi de la précieuse pilule: fréquemment, il s'adjoint un confrère; ou, pour mieux dire, c'est le confrère qui s'adjoint. Voici comment d'habitude se passe la chose. — Sa boule préparée, un bousier sort de la mêlée et quitte le chantier, poussant à reculons son butin. Un voisin, des derniers venus, et dont la besogne est à peine ébauchée, brusquement laisse là son travail et court à la boule roulante, prêter main forte à l'heureux propriétaire, qui paraît accepter bénévolement le secours. Désormais, les deux compagnons travaillent en associés. À qui mieux mieux, ils acheminent la pilule en lieu sûr. Y a-t-il eu pacte, en effet, sur le chantier, convention tacite de se partager le gâteau? Pendant que l'un pétrissait et façonnait la boule, l'autre ouvrait-il de riches filons pour en extraire des matériaux de choix et les adjoindre aux provisions communes? Je n'ai jamais surpris pareille collaboration; j'ai toujours vu chaque bousier exclusivement occupé de ses propres affaires sur les lieux d'exploitation. Donc, pour le dernier venu, aucun droit acquis.
Serait-ce alors une association des deux sexes, un couple qui va se mettre en ménage? Quelque temps, je l'ai cru. Les deux bousiers, l'un par devant, l'autre par derrière, poussant d'un même zèle la lourde pelote, me rappelaient certains couplets que moulinaient dans le temps les orgues de Barbarie. «Pour monter notre ménage, hélas! comment ferons-nous. — Toi devant et moi derrière, nous pousserons le tonneau.» — De par le scalpel, il m'a fallu renoncer à cette idylle de famille. Chez les Scarabées, les deux sexes ne se distinguent l'un de l'autre par aucune différence extérieure. J'ai donc soumis à l'autopsie les deux bousiers occupés au charroi d'une même boule; et très-souvent, ils se sont trouvés du même sexe.
Ni communauté de famille, ni communauté de travail. Quelle est alors la raison d'être de l'apparente société? C'est tout simplement tentative de rapt. L'empressé confrère, sous le fallacieux prétexte de donner un coup de main, nourrit le projet de détourner la boule à la première occasion. Faire sa pilule au tas demande fatigue et patience; la piller quand elle est faite, ou du moins s'imposer comme convive, est bien plus commode. Si la vigilance du propriétaire fait défaut, on prendra la fuite avec le trésor; si l'on est surveillé de trop près, on s'attable à deux, alléguant les services rendus. Tout est profit en pareille tactique; aussi le pillage est-il exercé comme une industrie des plus fructueuses. Les uns s'y prennent sournoisement, comme je viens de le dire; ils accourent en aide à un confrère qui nullement n'a besoin d'eux, et sous les apparences d'un charitable secours, dissimulent de très indélicates convoitises. D'autres, plus hardis peut-être, plus confiants dans leur force, vont droit au but et détroussent brutalement.
À tout instant des scènes se passent dans le genre de celle-ci. — Un Scarabée s'en va, paisible, tout seul, roulant sa boule, propriété légitime, acquise par un travail consciencieux. Un autre survient au vol, je ne sais d'où, se laisse lourdement choir, replie sous les élytres ses ailes enfumées et du revers de ses brassards dentés culbute le propriétaire, impuissant à parer l'attaque dans sa posture d'attelage. Pendant que l'exproprié se démène et se remet sur jambes, l'autre se campe sur le haut de la boule, position la plus avantageuse pour repousser l'assaillant. Les brassards pliés sous la poitrine et prêt à la riposte, il attend les événements. Le volé tourne autour de la pelote, cherchant un point favorable pour tenter l'assaut; le voleur pivote sur le dôme de la citadelle et constamment lui fait face. Si le premier se dresse pour l'escalade, le second lui détache un coup de bras qui l'étend sur le dos. Inexpugnable du haut de son fort, l'assiégé déjouerait indéfiniment les tentatives de son adversaire si celui-ci ne changeait de tactique pour rentrer en possession de son bien. La sape joue pour faire crouler la citadelle avec la garnison. La boule, inférieurement ébranlée, chancelle et roule, entraînant avec elle le bousier pillard, qui s'escrime de son mieux pour se maintenir au dessus. Il y parvient, mais non toujours, par une gymnastique précipitée qui lui fait gagner en altitude ce que la rotation du support lui fait perdre. S'il est mis à pied par un faux mouvement, les chances s'égalisent et la lutte tourne au pugilat. Voleur et volé se prennent corps à corps, poitrine contre poitrine. Des pattes s'emmêlent et se démêlent, les articulations s'enlacent, les armures de corne se choquent ou grincent avec le bruit aigre d'un métal limé. Puis celui des deux qui parvient à renverser sur le dos son adversaire et à se dégager, à la hâte prend position sur le haut de la boule. Le siège recommence, tantôt par le pillard, tantôt par le pillé, suivant que l'ont décidé les chances de la lutte corps à corps. Le premier, hardi flibustier sans doute et coureur d'aventures, fréquemment a le dessus. Alors, après deux ou trois défaites, l'exproprié se lasse et revient philosophiquement au tas pour se confectionner une nouvelle pilule. Quant à l'autre, toute crainte de surprise dissipée, il s'attelle et pousse où bon lui semble la boule conquise. J'ai vu parfois survenir un troisième larron qui volait le voleur. En conscience, je n'en étais pas fâché.
Vainement, je me demande quel est le Proudhon qui a fait passer dans les moeurs du Scarabée l'audacieux paradoxe: «La propriété, c'est le vol»; quel est le diplomate qui a mis en honneur chez les bousiers la sauvage proposition: «La force prime le droit.» Les données me manquent pour remonter aux causes de ces spoliations passées en habitude, de cet abus de la force pour la conquête d'un crottin; tout ce que je peux affirmer, c'est que le larcin est, parmi les Scarabées, d'un usage général. Ces rouleurs de bouse se pillent entre eux avec un sans-gêne dont je ne connais pas d'autre exemple aussi effrontément caractérisé. Je laisse aux observateurs futurs le soin d'élucider ce curieux problème de la psychologie des bêtes, et je reviens aux deux associés roulant de concert leur pilule.
Mais, d'abord, dissipons une erreur qui a cours dans les livres. Je lis dans le magnifique ouvrage de M. Émile Blanchard, Métamorphoses, Moeurs et Instincts des insectes, le passage suivant: «Notre insecte se trouve parfois arrêté, par un obstacle insurmontable, la boule est tombée dans un trou. C'est ici qu'apparaît chez l'Ateuchus[2] une intelligence de la situation vraiment étonnante, et une facilité de communication entre les individus de la même espèce plus surprenante encore. L'impossibilité de franchir l'obstacle avec la boule étant reconnue, l'Ateuchus semble l'abandonner, il s'envole au loin. Si vous êtes suffisamment doué de cette grande et noble vertu qu'on appelle la patience, demeurez près de cette boule laissée à l'abandon: au bout de quelque temps, l'Ateuchus reviendra à cette place, et il n'y reviendra pas seul; il sera suivi de deux, trois, quatre, cinq compagnons qui s'abattent tous à l'endroit désigné, mettent leurs efforts en commun pour enlever le fardeau. L'Ateuchus a été chercher du renfort, et voilà comment, au milieu des champs arides, il est si ordinaire de voir plusieurs Ateuchus réunis pour le transport d'une seule boule.» — Je lis enfin dans le Magasin d'entomologie d'Illiger: — «Un Gymnopleure pilulaire[3] en construisant la boule de fiente destinée à renfermer ses oeufs, la fit rouler dans un trou, d'où il s'efforça pendant longtemps de la tirer tout seul. Voyant qu'il perdait son temps en vains efforts, il courut à un tas de fumier voisin chercher trois individus de son espèce, qui, unissant leurs forces aux siennes, parvinrent à retirer la boule de la cavité où elle était tombée, puis retournèrent à leur fumier continuer leurs travaux.»
J'en demande bien pardon à mon illustre maître, M. Blanchard, mais certainement, les choses ne se passent pas ainsi. D'abord les deux récits sont tellement conformes, qu'ils ont sans doute chacun même origine. Illiger, sur une observation trop peu suivie pour mériter confiance aveugle, a mis en avant l'aventure de son Gymnopleure; et le même fait a été répété pour les Scarabées, parce que, en effet, il est très commun de voir deux de ces insectes occupés en commun soit à faire rouler une pilule, soit à la retirer d'un endroit difficile. Mais le concours de deux ne prouve en rien que le bousier dans l'embarras soit allé requérir main forte auprès des camarades. J'ai eu, dans une large mesure, la patience que recommande M. Blanchard; j'ai vécu de longs jours, pourrais-je dire, en intimité avec le Scarabée sacré; je me suis ingénié de toutes les manières pour voir clair, autant que possible, dans ses us et coutumes et les étudier sur le vif, et je n'ai jamais rien surpris qui de près ou de loin, fit songer à des compagnons appelés en aide. Comme je le relaterai bientôt, j'ai soumis le bousier à des épreuves bien autrement sérieuses que celles d'une cavité où la pilule aurait pu choir; je l'ai mis dans des embarras plus graves que celui d'une pente à remonter, vrai jeu pour le Sisyphe entêté qui semble se complaire à la rude gymnastique des endroits déclives, comme si la pilule en devenant de la sorte plus ferme, gagnait ainsi en valeur; j'ai fait naître par mon artifice des situations où l'insecte avait besoin plus que jamais de secours, et jamais à mes yeux n'a paru quelque preuve de bons offices entre camarades. J'ai vu des pillés, j'ai vu des pillards, et rien de plus. Si plusieurs bousiers entouraient la même pilule, c'est qu'il y avait bataille. Mon humble avis est donc que quelques Scarabées réunis autour d'une même pelote dans des intentions de pillage, ont donné lieu à ces récits de camarades appelés pour donner un coup de main. Des observations incomplètes, ont fait d'un audacieux détrousseur un compagnon serviable, qui se dérange de son travail pour prêter un coup d'épaule.
Ce n'est pas affaire de faible portée que d'accorder à un insecte une intelligence de la situation vraiment étonnante, et une facilité de communication entre individus de la même espèce plus surprenante encore. J'insiste donc sur ce point. Comment? Un Scarabée dans la détresse concevrait l'idée d'aller quérir de l'aide? Il s'en irait au vol, explorant le pays tout à la ronde, pour trouver des confrères à l'oeuvre autour d'une bouse; et les trouvant, par une pantomime quelconque, par le geste des antennes en particulier, il leur tiendrait à peu près ce langage: «Dites donc, vous autres, ma charge a versé là-bas dans un trou; venez m'aider à la retirer. Je vous revaudrai cela dans l'occasion.» Et les collègues comprendraient! Et, chose non moins forte, ils laisseraient aussitôt là leur travail, leur pilule commencée, leur chère pilule exposée aux convoitises des autres et certainement pillée en leur absence, pour s'en aller prêter secours au suppliant! Tant d'abnégation me laisse d'une profonde incrédulité, que corrobore tout ce que j'ai vu pendant des années et des années, non dans des boites à collection, mais sur les lieux mêmes de travail du Scarabée. En dehors des soins de la maternité, soins dans lesquels il est presque toujours admirable, l'insecte, à moins qu'il ne vive en société, comme les Abeilles, les Fourmis et les autres, ne se préoccupe d'autre chose que de lui-même.
Mais terminons là cette digression, qu'excuse l'importance du sujet. J'ai dit qu'un Scarabée, propriétaire d'une boule qu'il pousse à reculons, est fréquemment rejoint par un confrère, qui accourt le seconder dans un but intéressé, et le piller si l'occasion s'en présente. Appelons associés, bien que ce ne soit pas là le mot propre, les deux collaborateurs, dont l'un s'impose et dont l'autre peut-être, n'accepte des offices étrangers que crainte d'un mal pire. La rencontre est d'ailleurs des plus pacifiques. Le bousier propriétaire ne se détourne pas un seul instant de son travail à l'arrivée de l'acolyte; le nouveau venu semble animé des meilleures intentions et se met incontinent à l'ouvrage. Le mode d'attelage est différent pour chacun des associés. Le propriétaire occupe la position principale, la place d'honneur: il pousse à l'arrière de la charge, les pattes postérieures en haut, la tête en bas. L'acolyte occupe le devant, dans une position inverse, la tête en haut, les bras dentés sur la boule, les longues jambes postérieures sur le sol. Entre les deux, la pilule chemine, chassée devant par le premier, attirée à lui par le second.
Les efforts du couple ne sont pas toujours bien concordants, d'autant plus que l'aide tourne le dos au chemin à parcourir, et que le propriétaire a la vue bornée par la charge. De là, des accidents réitérés, de grotesques culbutes dont on prend gaîment son parti: chacun se ramasse à la hâte et reprend position sans intervertir l'ordre. En plaine, ce mode de charroi ne répond pas à la dépense dynamique, faute de précision dans les mouvements combinés; à lui seul, le Scarabée de l'arrière ferait aussi vite et mieux. Aussi l'acolyte, après avoir donné des preuves de son bon vouloir, au risque de troubler le mécanisme, prend-il le parti de se tenir en repos, sans abandonner, bien entendu, la précieuse pelote qu'il regarde comme déjà sienne. Pelote touchée est pelote acquise. Il ne commettra pas cette imprudence: l'autre le planterait là.
Il ramasse donc ses jambes sous le ventre, s'aplatit, s'incruste pour ainsi dire sur la boule et fait corps avec elle. Le tout, pilule et bousier cramponné à sa surface, roule désormais en bloc sous la poussée du légitime propriétaire. Que la charge lui passe sur le corps, qu'il occupe le dessus, le dessous, le côté du fardeau roulant, peu lui importe; l'aide tient bon et reste coi. Singulier auxiliaire, qui se fait carrosser pour avoir sa part de vivres! Mais qu'une rampe ardue se présente, et un beau rôle lui revient. Alors, sur la pente pénible, il se met en chef de file, retenant de ses bras dentés la pesante masse, tandis que son confrère prend appui pour hisser la charge un peu plus haut. Ainsi, à deux, par une combinaison d'efforts bien ménagés, celui d'en haut retenant, celui d'en bas poussant, je les ai vus gravir des talus où sans résultat se serait épuisé l'entêtement d'un seul. Mais tous n'ont pas le même zèle en ces moments difficiles: il s'en trouve qui, sur les pentes où leur concours serait le plus nécessaire, n'ont pas l'air de se douter le moins du monde des difficultés à surmonter. Tandis que le malheureux Sisyphe s'épuise en tentatives pour franchir le mauvais pas, l'autre, tranquillement laisse faire, incrusté sur la boule, avec elle roulant dans la dégringolade, avec elle hissé derechef.
J'ai soumis bien des fois deux associés à l'épreuve suivante, pour juger de leurs facultés inventives en un grave embarras. Supposons-les en plaine, l'acolyte immobile sur la pelote, l'autre poussant. Avec une longue et forte épingle, sans troubler l'attelage, je cloue au sol la boule, qui s'arrête soudain. Le Scarabée, non au courant de mes perfidies, croit sans doute quelque obstacle naturel, ornière, racine de chiendent, caillou barrant le chemin. Il redouble d'efforts, s'escrime de son mieux; rien ne bouge. — Que se passe-t-il donc? Allons voir. — Par deux ou trois fois, l'insecte fait le tour de sa pilule. Ne découvrant rien qui puisse motiver l'immobilité, il revient à l'arrière, et pousse de nouveau. La boule reste inébranlable. — Voyons là-haut. — L'insecte y monte. Il n'y trouve que son collègue immobile, car j'avais soin d'enfoncer assez l'épingle pour que la tête disparût dans la masse de la pelote; il explore tout le dôme et redescend. D'autres poussées sont vigoureusement essayées en avant, sur les côtés; l'insuccès est le même. Jamais bousier sans doute ne s'était trouvé en présence d'un pareil problème d'inertie.
Voilà le moment, le vrai moment de réclamer de l'aide, chose d'autant plus aisée que le collègue est là, tout près, accroupi sur le dôme. Le Scarabée va-t-il le secouer et lui dire quelque chose comme ceci: «Que fais-tu là, fainéant! Mais viens donc voir, la mécanique ne marche plus!» Rien ne le prouve, car je vois longtemps le Scarabée s'obstiner à ébranler l'inébranlable, à explorer d'ici et de là, par dessus, par côté, la machine immobilisée, tandis que l'acolyte persiste dans son repos. À la longue, cependant, ce dernier a conscience que quelque chose d'insolite se passe; il en est averti par les allées et venues inquiètes du confrère et par l'immobilité de la pilule. Il descend donc et à son tour examine la chose. L'attelage à deux ne fait pas mieux que l'attelage à un seul. Ceci se complique. Le petit éventail de leurs antennes s'épanouit, se ferme, se rouvre, s'épanouit, se rouvre, s'agite et trahit leur vive préoccupation. Puis un trait de génie met fin à ces perplexités. «Qui sait ce qu'il y a là-dessous?» — La pilule est donc explorée par la base, et une fouille légère a bientôt mis l'épingle à découvert. Aussitôt il est reconnu que le noeud de la question est là.
Si j'avais eu voix délibérative au conseil, j'aurais dit: Il faut pratiquer une excavation et extraire le pieu qui fixe la boule. — Ce procédé, le plus élémentaire de tous et d'une mise en pratique facile pour des fouilleurs aussi experts, ne fut pas adopté, pas même essayé. Le bousier trouva mieux que l'homme. Les deux collègues, qui d'ici, qui de là, s'insinuent sous la boule, laquelle glisse d'autant et remonte le long de l'épingle à mesure que s'enfoncent les coins vivants. La mollesse de la matière, qui cède en se creusant d'un canal sous la tête du pieu inébranlable, permet cette habile manoeuvre. Bientôt la pelote est suspendue à une hauteur, égale à l'épaisseur du corps des Scarabées. Le reste est plus difficile. Les bousiers, d'abord couchés à plat, se dressent peu à peu sur les jambes, poussant toujours sur le dos. C'est dur à venir à mesure que les pattes perdent de leur puissance en se redressant davantage; mais enfin cela vient. Puis un moment arrive où la poussée avec le dos n'est plus praticable, la hauteur limite étant atteinte. Un dernier moyen reste, mais bien moins favorable au développement de force. Tantôt dans l'une, tantôt dans l'autre de ses postures d'attelage, c'est-à-dire la tête en bas ou bien la tête en haut, l'insecte pousse soit avec les pattes postérieures, soit avec les pattes antérieures. Finalement, la boule tombe à terre, si l'épingle toutefois n'est pas trop longue. L'éventrement de la pilule par le pieu est tant bien que mal réparé et le charroi aussitôt recommence.
Mais si l'épingle est d'une longueur trop considérable, la pelote, encore solidement fixée, finit par être suspendue à une hauteur que l'insecte, se redressant, ne peut plus dépasser. Dans ce cas, après de vaines évolutions autour du mât de cocagne inaccessible, les bousiers abandonnent la place si l'on n'a pas la bonté d'âme d'achever soi-même la besogne et de leur restituer le trésor. Ou bien encore, on leur vient en aide de la manière suivante. On exhausse le sol au moyen d'une petite pierre plate, piédestal du haut duquel il est possible à l'insecte de continuer. L'utilité de ce secours ne semble pas immédiatement comprise, car nul des deux ne s'empresse d'en faire profit. Néanmoins, par hasard ou à dessein, l'un ou l'autre finit par se trouver sur le haut de la pierre. O bonheur! en passant, le bousier a senti la pilule lui effleurer le dos. À ce contact, le courage revient et les efforts recommencent. Voilà l'insecte qui, sur la secourable plate-forme, tend les articulations, fait comme on dit le gros dos et refoule en haut la pilule. Quand le dos ne suffit plus, il manoeuvre des pattes, soit droit, soit renversé. Nouvel arrêt et nouveaux signes d'inquiétude lorsque la limite d'extension est atteinte. Alors, sans déranger la bête, sur la première petite pierre mettons-en une seconde. À l'aide de ce nouveau gradin, point d'appui pour ses leviers, l'insecte poursuit le travail. En ajoutant ainsi assise sur assise, à mesure qu'il en était besoin, j'ai vu le Scarabée, hissé sur une branlante pile de trois à quatre travers de doigt de hauteur, persister dans son oeuvre jusqu'à complet arrachement de la pilule.
Y avait-il en lui quelque vague connaissance des services rendus par l'exhaussement de la base d'appui? Je me permettrai d'en douter, bien que l'insecte ait fort habilement profité de ma plate-forme de petites pierres. Si, en effet, l'idée si élémentaire de faire usage d'une base plus haute pour atteindre à un objet trop élevé ne dépassait la portée de ses facultés, comment se fait-il qu'étant deux, nul ne songe à prêter son dos à l'autre pour l'élever d'autant et lui rendre ainsi le travail possible? L'un aidant l'autre, ils doubleraient l'altitude gagnée. Ah! qu'ils sont loin de semblable combinaison! Chacun pousse à la boule, du mieux qu'il peut, il est vrai; mais il pousse comme s'il était seul et sans paraître soupçonner l'heureux résultat qu'amènerait une manoeuvre d'ensemble. Ils font là, sur la pilule clouée à terre par une épingle, ce qu'ils font dans des circonstances analogues, lorsque la charge est arrêtée par un obstacle, retenue par un lacet de chiendent, ou bien fixée en place par quelque menu bout de tige qui s'est implanté dans la masse molle et roulante. Mes artifices ont réalisé une condition d'arrêt peu différente au fond, de celles qui doivent naturellement se produire quand la pilule roule au milieu des mille accidents du terrain; et l'insecte agit, dans mes épreuves expérimentales, comme il agirait en toute autre circonstance où je ne serai pas intervenu. Il fait coin et levier avec le dos, il pousse avec les pattes, sans rien innover dans ses moyens d'action, même lorsqu'il pourrait disposer du concours d'un confrère.
S'il est tout seul en face des difficultés de la boule clouée au sol, s'il n'a pas d'acolyte, ses manoeuvres dynamiques restent absolument les mêmes, et ses efforts aboutissent à un succès, pourvu qu'on lui donne l'indispensable appui de la plate-forme, édifiée petit à petit. Si pareil secours lui est refusé, le Scarabée, que le toucher de sa chère pilule trop élevée ne stimule plus, se décourage et, tôt ou tard, à son grand regret, sans doute, s'envole et disparaît. Où va-t-il? Je l'ignore. Ce que je sais fort bien, c'est qu'il ne revient pas avec une escouade de compagnons priés de lui venir en aide. Qu'en ferait-il, lui qui ne sait pas utiliser la présence d'un confrère quand la pilule est part à deux?
Mais peut-être mon expérience, dont le résultat est la suspension de la boule à une hauteur inaccessible lorsque sont épuisés les moyens d'action de l'insecte, sort-elle un peu trop des habituelles conditions. Essayons alors une fossette assez profonde et assez escarpée pour que le bousier, déposé avec sa pelote au fond du trou, ne puisse remonter la paroi en roulant sa charge. Voilà bien les conditions exactes citées par MM. Blanchard et Illiger. Or, qu'advient-il dans ce cas? Lorsque des efforts obstinés, mais sans résultat aucun, l'ont convaincu de son impuissance, le bousier prend son vol et disparaît. Longtemps, très-longtemps, sur la foi des maîtres, j'ai attendu le retour de l'insecte avec le renfort de quelques amis; j'ai toujours attendu en vain. Maintes fois aussi, il m'est arrivé de retrouver, plusieurs jours après, la pilule sur les lieux mêmes de l'expérience, au sommet de l'épingle ou bien au fond du trou; preuve qu'en mon absence rien de nouveau ne s'était passé. Pilule délaissée pour cause de force majeure, est pilule abandonnée sans retour, sans tentatives de sauvetage avec secours d'autrui. Savant emploi du coin et du levier pour remettre en marche la boule immobilisée, telle est donc en somme la plus haute prouesse intellectuelle dont m'ait rendu témoin le Scarabée sacré. En dédommagement de ce que l'expérience nie, savoir l'appel entre confrères à un coup de main, très volontiers je transmets ce haut fait mécanique à l'histoire pour la glorification des bousiers.
Orientés au hasard, à travers plaines de sable, fourrés de thym, ornières et talus, les deux Scarabées collègues quelque temps roulent la pelote et lui donnent ainsi une certaine fermeté de pâte qui peut-être est de leur goût. Tout chemin faisant, un endroit favorable est adopté. Le bousier propriétaire, celui qui s'est maintenu toujours à la place d'honneur, à l'arrière de la pilule, celui enfin qui presque à lui seul a fait tous les frais du charroi, se met à l'oeuvre pour creuser la salle à manger. Tout à côté de lui est la boule, sur laquelle l'acolyte reste cramponné et fait le mort. Le chaperon et les jambes dentées attaquent le sable; les déblais sont rejetés à reculons par brassées, et l'excavation rapidement avance. Bientôt l'insecte disparaît en entier dans l'antre ébauché. Toutes les fois qu'il revient à ciel ouvert avec sa brassée de déblais, le fouisseur ne manque pas de donner un coup d'oeil à sa pelote pour s'informer si tout va bien. De temps à autre, il la rapproche du seuil du terrier; il la palpe, et à ce contact, il semble acquérir un redoublement de zèle. L'autre, sainte-nitouche, par son immobilité sur la boule, continue à inspirer confiance. Cependant la salle souterraine s'élargit et s'approfondit; le fouisseur fait de plus rares apparitions, retenu qu'il est par l'ampleur des travaux. Le moment est bon. L'endormi se réveille, l'astucieux acolyte décampe chassant derrière lui la boule avec la prestesse d'un larron qui ne veut pas être pris sur le fait. Cet abus de confiance m'indigne, mais je laisse faire dans l'intérêt de l'histoire: il me sera toujours temps d'intervenir pour sauvegarder la morale si le dénouement menace de tourner à mal.
Le voleur est déjà à quelques mètres de distance. Le volé sort du terrier, regarde et ne trouve plus rien. Coutumier du fait lui- même, sans doute, il sait ce que cela veut dire. Du flair et du regard, la piste est bientôt trouvée. À la hâte, le bousier rejoint le ravisseur; mais celui-ci, roué compère, dès qu'il se sent talonné de près, change de mode d'attelage, se met sur les jambes postérieures et enlace la boule avec ses bras dentés, comme il le fait en ses fonctions d'aide. — «Ah! mauvais drôle! j'évente ta mèche: tu veux alléguer pour excuse que la pilule a roulé sur la pente et que tu t'efforces de la retenir et de la ramener au logis. Pour moi, témoin impartial de l'affaire, j'affirme que la boule bien équilibrée à l'entrée du terrier n'a pas roulé d'elle-même: d'ailleurs le sol est en plaine; j'affirme t'avoir vu mettre la pelote en mouvement et t'éloigner avec des intentions non équivoques. C'est une tentative de rapt, ou je ne m'y connais pas.» — Mon témoignage n'étant pas pris en considération, le propriétaire accueille débonnairement les excuses de l'autre; et les deux, comme si de rien n'était, ramènent la pilule au terrier.
Mais si le voleur a le temps de s'éloigner assez, ou s'il parvient à celer la piste par quelque adroite contremarche, le mal est irréparable. Avoir amassé des vivres sous les feux du soleil, les avoir péniblement voiturés au loin, s'être creusé dans le sable une confortable salle de banquet, et au moment où tout est prêt, quand l'appétit aiguisé par l'exercice ajoute de nouveaux charmes à la perspective de la prochaine bombance, se trouver tout à coup dépossédé par un astucieux collaborateur, c'est, il faut en convenir, un revers de fortune qui ébranlerait plus d'un courage. Le bousier ne se laisse pas abattre par ce mauvais coup du sort: il se frotte les joues, épanouit les antennes, hume l'air et prend son vol vers le tas prochain pour recommencer à nouveau. J'admire et j'envie cette trempe de caractère.
Supposons le Scarabée assez heureux pour avoir trouvé un associé fidèle; ou, ce qui est mieux, supposons qu'il n'ait pas rencontré en route de confrère s'invitant lui-même. Le terrier est prêt. C'est une cavité creusée en terrain meuble, habituellement dans le sable, peu profonde, du volume du poing, et communiquant au dehors par un court goulot, juste suffisant au passage de la pilule. Aussitôt les vivres emmagasinés, le Scarabée s'enferme chez lui en bouchant l'entrée du logis avec des déblais tenus en réserve dans un coin. La porte close, rien au dehors ne trahit la salle du festin. Et maintenant vive la joie; tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes! La table est somptueusement servie; le plafond tamise les ardeurs du soleil et ne laisse pénétrer qu'une chaleur douce et moite; le recueillement, l'obscurité, le concert extérieur des grillons, tout favorise les fonctions du ventre. Dans mon illusion, je me suis surpris à écouter aux portes, croyant ouïr, pour couplets de table, le fameux morceau de l'opéra de Galathée: «Ah! qu'il est doux de ne rien faire, quand tout s'agite autour de nous.»
Qui oserait troubler les béatitudes d'un pareil banquet? Mais le désir d'apprendre est capable de tout, et cette audace, je l'ai eue. J'inscris ici le résultat de mes violations de domicile. — À elle seule, la pilule presque en entier remplit la salle; la somptueuse victuaille s'élève du plancher au plafond. Une étroite galerie la sépare des parois. Là se tiennent les convives, deux ou plus, un seul très souvent, le ventre à table, le dos à la muraille. Une fois la place choisie, on ne bouge plus, toutes les puissances vitales sont absorbées par les facultés digestives. Pas de menus ébats, qui feraient perdre une bouchée, pas d'essais dédaigneux, qui gaspilleraient les vivres. Tout doit y passer, par ordre et religieusement. À les voir si recueillis autour de l'ordure, on dirait qu'ils ont conscience de leur rôle d'assainisseurs de la terre, et qu'ils se livrent avec connaissance de cause à cette merveilleuse chimie qui de l'immondice fait la fleur, joie des regards, et l'élytre des Scarabées, ornement des pelouses printanières. Pour ce travail transcendant qui doit faire matière vivante des résidus non utilisés par le cheval et le mouton, malgré la perfection de leurs voies digestives, le bousier doit être outillé d'une manière particulière. Et, en effet, l'anatomie nous fait admirer la prodigieuse longueur de son intestin, qui, plié et replié sur lui- même, lentement élabore les matériaux en ses circuits multipliés et les épuise jusqu'au dernier atome utilisable. D'où l'estomac de l'herbivore n'a rien pu retirer, ce puissant alambic extrait des richesses qui, par une simple retouche, deviennent armure d'ébène chez le Scarabée sacré, cuirasse d'or et de rubis chez d'autres bousiers.
Or cette admirable métamorphose de l'ordure doit s'accomplir dans le plus bref délai: la salubrité générale l'exige. Aussi le Scarabée est-il doué d'une puissance digestive peut-être sans exemple ailleurs. Une fois en loge avec des vivres, jour et nuit il ne cesse de manger et de digérer jusqu'à ce que les provisions soient épuisées. La preuve en est palpable. Ouvrons la cellule où le bousier s'est retiré de ce monde. À toute heure du jour nous trouverons l'insecte attablé, et derrière lui, appendu encore à l'animal, un cordon continu grossièrement enroulé à la façon d'un tas de câbles. Sans explications délicates à donner, aisément on devine ce que le dit cordon représente. La volumineuse boule passe, bouchée par bouchée, dans les voies digestives de l'insecte, cède ses principes nutritifs, et reparaît du côté opposé filée en cordon. Eh bien, ce cordon sans rupture, souvent d'une seule pièce, toujours appendu à l'orifice de la filière, prouve surabondamment, sans autres observations, la continuité de l'acte digestif. Quand les provisions touchent à leur fin, le câble déroulé est d'une longueur étonnante: cela se mesure par pans. Où trouver le pareil de tel estomac qui, de si triste pitance, afin que rien ne se perde au bilan de la vie, fait régal une semaine, des quinze jours durant sans discontinuer.
Toute la pelote passée à la filière, l'ermite reparaît au jour, cherche fortune, trouve, se façonne une nouvelle boule et recommence. Cette vie de liesse dure un à deux mois, de mai en juin; puis quand viennent les fortes chaleurs aimées des Cigales, les Scarabées prennent leurs quartiers d'été et s'enfouissent au frais dans le sol. Ils reparaissent aux premières pluies d'automne, moins nombreux, moins actifs qu'au printemps, mais occupés alors apparemment de l'oeuvre capitale, de l'avenir de leur race.
CHAPITRE II LA VOLIÈRE
Si l'on recherche dans les auteurs quelques renseignements sur les moeurs du Scarabée sacré en particulier, et sur les rouleurs de pilules de bouse en général, on trouve que la science en est encore aujourd'hui à quelques-uns des préjugés ayant cours du temps des Pharaons. La pilule cahotée à travers champs, contient, dit-on, un oeuf; c'est un berceau où la future larve doit trouver à la fois le vivre et le couvert. Les parents la roulent sur le sol accidenté pour la façonner plus ronde; et quand par les chocs, les cahotements, les chutes le long des pentes, elle est convenablement élaborée, ils l'enfouissent et l'abandonnent aux soins de la grande couveuse, la terre.
Ces brutalités de la première éducation m'ont toujours paru peu probables. Comment un oeuf de Scarabée, chose si délicate, si impressionnable sous sa tendre enveloppe, résisterait-il aux commotions du berceau roulant? Il y a dans le germe une étincelle de vie que le moindre attouchement, un rien, peut dissiper; et les parents s'avisent de la cahoter des heures et des heures par monts et vallées! Non, ce n'est pas ainsi que les choses se passent; la tendresse maternelle ne soumet pas sa progéniture au supplice du tonneau de Régulus.
Il fallait cependant autre chose que des considérations logiques pour faire table rase des opinions reçues. J'ai donc ouvert par centaines des pelotes roulées par les bousiers; j'en ai ouvert d'autres extraites des terriers creusés sous mes yeux; et jamais, au grand jamais, je n'ai trouvé ni loge centrale, ni oeuf dans ces pilules. Ce sont invariablement de grossiers amas de vivres, façonnés à la hâte, sans structure interne déterminée, de simples munitions de bouche avec lesquelles on s'enferme pour couler en paix quelques jours de bombance. Les bousiers mutuellement se les jalousent, se les pillent avec une ardeur qu'ils ne mettraient certainement pas à se dérober de nouvelles charges de famille. Entre Scarabées, le vol des oeufs serait une absurdité, chacun ayant assez à faire pour assurer l'avenir des siens. Donc sur ce point désormais aucun doute: les pelotes que l'on voit rouler aux bousiers jamais ne contiennent d'oeufs.
Pour résoudre la question ardue de l'éducation de la larve, ma première tentative fut la construction d'une ample volière, avec sol artificiel de sable et provisions de bouche fréquemment renouvelées. Des Scarabées sacrés y furent introduits au nombre d'une vingtaine, en société de Copris, de Gymnopleures et Onthophages. Jamais expérience entomologique ne me valut autant de déboires. Le difficile était le renouvellement des vivres. Mon propriétaire avait écurie et cheval. Je gagnai la confiance du domestique, qui rit d'abord de mes projets, puis se laissa convaincre par la petite pièce blanche. Chaque déjeuner de mes bêtes me coûtait vingt-cinq centimes. Budget de bousier n'avait jamais sans doute atteint un pareil chiffre. Or, je vois encore, je verrai toujours Joseph qui, le matin, après le pansement du cheval, dressait un peu la tête par-dessus le mur mitoyen des deux jardins et, tout doucement, faisant porte-voix de la main, me criait: hé! hé! J'accourais recevoir un plein pot de crottin. La discrétion des deux parts était nécessaire, vous allez voir. Un jour le maître survient de fortune au moment de l'opération; il s'imagine que tout son fumier déménage par-dessus le mur et que je détourne au profit de mes verveines et de mes narcisses ce qu'il réserve pour ses choux. Vainement j'essaie d'expliquer la chose: mes raisons paraissent plaisanteries. Joseph est houspillé, traité de ceci, traité de cela, et menacé d'être congédié s'il recommence. On se le tint pour dit.
Il me restait la ressource d'aller sur la grande route cueillir honteusement, à la dérobée, dans un cornet de papier, le pain quotidien de mes élèves. Je l'ai fait et je n'en rougis pas. Quelquefois le sort me favorisait: un âne apportant au marché d'Avignon les produits maraîchers de Château-Renard ou de Barbentane, déposait son offrande en passant devant ma porte. Telle aubaine, aussitôt recueillie, m'enrichissait pour quelques jours. Bref, rusant, guettant, courant, faisant de la diplomatie pour une bouse, je parvins à nourrir mes captifs. Si le succès est attaché aux entreprises faites avec passion, avec amour que rien ne rebute, mon expérience devait réussir; elle ne réussit pas. Au bout de quelques temps, mes Scarabées consumés de nostalgie dans un espace qui ne leur permettait pas les grandes évolutions, se laissèrent misérablement mourir sans me livrer leur secret. Les Gymnopleures et les Onthophages répondirent mieux à mon attente. En moment opportun, je profiterai des renseignements par eux fournis.
Avec mes essais d'éducation en volière étaient menées de front les recherches directes, dont les résultats étaient loin de ce que je pouvais désirer. Je crus nécessaire de m'adjoindre des aides. Précisément, une joyeuse bande d'enfants traversaient le plateau. C'était un jeudi. Oublieux de l'école et de l'affreuse leçon, une pomme dans une main, un morceau de pain dans l'autre, ils venaient du village voisin, les Angles; ils s'en allaient tout là-bas gratter la colline pelée où viennent s'amortir les balles de la garnison dans les exercices de tir. Quelques morceaux de plomb, de la valeur d'un petit sou peut-être pour la récolte entière, étaient le mobile de la matinale expédition. Les fleurettes roses des géraniums émaillaient les pelouses qui se hâtaient d'embellir un moment cette Arabie pétrée; le motteux oreillard, mi-partie blanc et noir, ricanait en voletant d'une pointe de rocher à l'autre; sur le seuil de terriers creusés au pied des touffes de thym, les grillons emplissaient l'air de leur monotone symphonie. Et les enfants étaient heureux de cette fête printanière; plus heureux encore des richesses en perspective, du petit sou, prix des balles trouvées, du petit sou qui leur permettrait d'acheter le dimanche suivant, à la marchande établie devant la porte de l'église, deux berlingots à la menthe, deux gros berlingots de deux liards pièce.
J'aborde le plus grand, dont la mine éveillée me donne bon espoir; les petits font cercle tout en mangeant leur pomme. J'expose la chose, je leur montre le Scarabée sacré roulant sa boule; je leur dis que dans cette boule, enfouie quelque part en terre, je ne sais où, doit quelquefois se trouver une niche creuse et dans cette niche un ver. Il s'agit, en fouillant çà et là au hasard, en surveillant les manoeuvres du Scarabée, de trouver la boule habitée par le ver. Les boules sans ver ne doivent pas compter. Et pour les allécher par une somme fabuleuse, qui détournât désormais au profit de mes recherches le temps consacré à quelques liards de plomb, je promis un franc, une belle pièce toute neuve de vingt sous, pour chaque boule habitée. À l'énoncé de cette somme, il y eut des écarquillements d'yeux d'une adorable naïveté. Je venais de bouleverser leurs conceptions sur le numéraire, en cotant à ce prix fou la valeur d'un crottin. Puis, pour confirmer le sérieux de ma proposition, quelques sous furent distribués en manière d'arrhes. La semaine suivante, à pareil jour, à pareille heure, je devais me retrouver aux mêmes lieux, et fidèlement remplir les conditions du marché envers tous ceux qui auraient la précieuse trouvaille. La bande bien endoctrinée, je congédiai les enfants. «C'est pour tout de bon, disaient-ils entre eux en s'en allant; c'est pour tout de bon! Si nous pouvions gagner une pièce chacun!» Et le coeur gonflé de douces espérances, ils faisaient tinter les sous d'arrhes dans le creux de la main. Les balles aplaties étaient oubliées. Je vis les enfants se disséminer dans la plaine et chercher.
Au jour dit, la semaine d'après, je revins au plateau. Je ne doutais pas du succès. Mes jeunes collaborateurs avaient dû parler à leurs camarades du commerce si lucratif des pilules de bousier, et montrer les arrhes pour convaincre les incrédules. Je trouvai, en effet, sur les lieux un groupe plus nombreux que la première fois. À mon arrivée, ils accoururent, mais sans élan de triomphe, sans cris de joie. Je voyais déjà les choses prendre une mauvaise tournure. L'appréhension n'était que trop fondée. Au sortir de l'école, à bien des reprises, ils avaient cherché sans rien trouver de conforme à ce que je leur avais décrit. Il me fut présenté quelques pelotes trouvées en terre avec le Scarabée; mais c'était simplement des amas de vivres, ne contenant pas de ver. De nouvelles explications sont données, et la partie remise au jeudi suivant. L'insuccès fut le même. Les chercheurs découragés n'étaient déjà plus qu'en petit nombre. Une dernière fois, je fais appel à leur bonne volonté, toujours sans résultat. Enfin, je dédommageai les plus zélés, ceux qui avaient tenu bon jusqu'au bout, et le pacte fut rompu. Je ne devais compter que sur moi seul pour des recherches qui, très simples en apparence, étaient réellement d'une difficulté extrême.
Aujourd'hui même, après bien des années, les fouilles faites en lieux opportuns, les occasions épiées en temps favorables ne m'ont pas encore donné un résultat net et suivi. J'en suis réduit à raccorder entre elles des observations tronquées, et à combler les lacunes par l'analogie. Le peu que j'ai vu, combiné avec les renseignements que m'ont donné en volière d'autres bousiers, Gymnopleures, Copris et Onthophages, se résume dans l'exposé suivant.
La boule destinée à l'oeuf ne se confectionne pas en public, dans le pêle-mêle du chantier d'exploitation. C'est une oeuvre d'art et de haute patience, qui demande recueillement et soins minutieux, impossibles au sein de la foule. On entre en loge pour méditer ses plans et se mettre à l'ouvrage. La mère se creuse donc un terrier à un décimètre ou deux dans le sable. C'est une assez vaste salle communiquant au dehors par une galerie bien moindre en diamètre. L'insecte y introduit des matériaux de choix, roulés sans doute sous forme de pilule. Les voyages doivent être multiples, car, sur la fin du travail, le contenu de la loge est hors de proportion avec la porte d'entrée et ne pourrait être emmagasiné en une seule fois. J'ai en mémoire un Copris espagnol qui, au moment de ma visite, achevait une pelote de la grosseur d'une orange au fond d'un terrier ne communiquant au dehors que par une galerie où le doigt pouvait tout juste passer. Il est vrai que les Copris ne roulent pas de pilules et ne font pas de longues pérégrinations pour transporter les vivres au logis. Ils creusent directement un puits sous l'ordure; et brassée par brassée, ils entraînent à reculons la matière au fond du souterrain. La facilité de l'approvisionnement et la sécurité du travail, sous l'abri de la bouse, favorisent des goûts luxueux, qu'on ne peut trouver, au même degré, chez les bousiers adonnés à la rude profession de rouleurs de pilules; cependant, pour peu qu'il y revienne à deux ou trois fois, le Scarabée sacré peut s'amasser des richesses que jalouserait le Copris espagnol.
Ce ne sont encore là que des matériaux bruts, amalgamés au hasard. Un triage minutieux est tout d'abord à faire: ceci, le plus fin, pour les couches internes dont la larve doit se nourrir; cela, le plus grossier, pour les couches externes non destinées à l'alimentation et faisant seulement office de coque protectrice. Puis, autour d'une niche centrale qui reçoit l'oeuf, il faut disposer les matériaux assise par assise d'après l'ordre décroissant de leur finesse et de leur valeur nutritive; il faut donner consistance aux couches, les faire adhérer l'une à l'autre, enfin, feutrer les brins filamenteux des dernières, qui doivent protéger le tout. Comment, dans une complète obscurité, au fond d'un terrier qui, encombré de vivres, laisse à peine la place pour se mouvoir, le Scarabée vient-il à bout d'oeuvre pareille, lui si gauche d'allures, si raide de mouvements? Quand je songe à la délicatesse du travail accompli et aux grossiers outils de l'ouvrier, pattes anguleuses bonnes pour éventrer le sol et au besoin le tuf, l'idée me vient d'un éléphant qui s'aviserait de tisser de la dentelle. Explique qui voudra ce miracle de l'industrie maternelle: quant à moi, j'y renonce, d'autant plus qu'il ne m'a pas été donné de voir l'artiste en ses fonctions. Bornons-nous à décrire le chef-d'oeuvre.
La pilule où l'oeuf est renfermé a généralement le volume d'une moyenne pomme. Au centre est une niche ovalaire d'un centimètre environ de diamètre. Sur le fond est fixé verticalement l'oeuf, cylindrique, arrondi aux deux bouts, d'un blanc jaunâtre, du volume à peu près d'un grain de froment mais plus court. La paroi de la niche est crépie d'une matière brune verdâtre, luisante, demi-fluide, vraie crème stercorale destinée aux premières bouchées de la larve. Pour cet aliment raffiné, la mère cueillerait-elle la quintessence de l'ordure? L'aspect du mets me dit autre chose, et m'affirme que c'est là une purée élaborée dans l'estomac maternel. Le pigeon ramollit le grain dans son jabot et le convertit en une sorte de laitage qu'il dégorge ensuite à sa couvée. Selon toute apparence, le bousier a les mêmes tendresses: il digère à demi des aliments de choix et les dégorge en une fine bouillie, dont il enduit la paroi de la niche où l'oeuf est déposé. À son éclosion, la larve trouve de la sorte une nourriture de digestion facile, qui lui fortifie rapidement l'estomac et lui permet d'attaquer les couches sous-jacentes, auxquelles manque ce raffinement de préparation. Sous l'enduit demi-fluide est une pulpe de choix, compacte, homogène, d'où tout brin filandreux est exclu. Par-delà viennent des assises grossières, où les fibres végétales abondent; enfin l'extérieur de la pelote est composé des matériaux les plus communs, mais tassés, feutrés en coque résistante.
Un changement progressif dans le régime alimentaire est ici manifeste. En sortant de l'oeuf, le tout débile vermisseau lèche la fine purée sur les murs de sa loge. Il y en a peu, mais c'est fortifiant et de haute valeur nutritive. À la bouillie de la tendre enfance succède la pâtée du nourrisson sevré, pâtée intermédiaire entre les exquises délicatesses du début et la nourriture grossière de la fin. La couche en est épaisse et suffisante pour faire du vermisseau un robuste ver. Mais alors aux forts la nourriture des forts, le pain d'orge avec ses arêtes, le crottin naturel plein d'aiguilles de foin. La larve en est surabondamment approvisionnée; et toute sa croissance prise, il lui reste une couche formant cloison autour d'elle. La capacité de l'habitacle s'est agrandie à mesure que grossissait l'habitant, nourri de la substance même des murailles; la petite niche primitive à parois très épaisses est maintenant une grande cellule à parois de quelques millimètres d'épaisseur; les assises intérieures de la maison sont devenues larve, nymphe ou Scarabée suivant l'époque. Finalement la pilule est une solide coque, abritant dans sa loge spacieuse le mystérieux travail de la métamorphose.
Pour continuer, les observations me manquent: mes actes de l'état civil du Scarabée sacré s'arrêtent à l'oeuf. Je n'ai pas vu la larve qui, du reste, est connue et décrite dans les auteurs[4]; je n'ai pas vu davantage l'insecte parfait encore renfermé dans la chambre de sa pilule, avant toute pratique des fonctions de rouleur et de fouisseur. Et c'est précisément là ce que j'aurais surtout désiré voir. J'aurais voulu trouver le bousier dans sa loge natale, récemment transfiguré, novice de tout travail, pour examiner la main de l'ouvrier avant sa mise à l'ouvrage. La raison de ce souhait, la voici:
Les insectes ont chaque patte terminée par une sorte de doigt ou tarse, comme on l'appelle, composé d'une suite de fines pièces que l'on pourrait comparer aux phalanges de nos doigts. Un ongle en croc termine le tout. Un doigt à chaque patte, telle est la règle; et ce doigt, du moins pour les coléoptères supérieurs, notamment pour les bousiers, comprend cinq phalanges ou articles. Or, par une exception bien étrange, les Scarabées sont privés de tarses aux pattes antérieures, tandis qu'ils en possèdent de fort bien conformés, avec cinq articles, aux deux autres paires. Ils sont manchots, estropiés: ils manquent, aux membres de devant, de ce qui, dans l'insecte, représente fort grossièrement notre main. Pareille anomalie se retrouve chez les Onitis et les Bubas, également de la famille des bousiers. L'entomologie a depuis longtemps enregistré ce curieux fait sans pouvoir en donner une satisfaisante explication. L'animal est-il manchot de naissance; vient-il au monde sans doigts aux membres antérieurs? Ou bien est- ce par accident qu'il les perd une fois qu'il se livre à ses travaux pénibles?
Aisément on concevrait pareille mutilation comme une suite de la rude besogne de l'insecte. Fouiller, creuser, râteler, dépecer tantôt dans le gravier du sol, tantôt dans la masse filandreuse du crottin, n'est pas oeuvre où des organes aussi délicats que les tarses puissent être engagés sans péril. Circonstance plus grave encore: quand l'insecte roule à reculons sa pilule, la tête en bas, c'est par l'extrémité des pattes antérieures qu'il prend appui sur le terrain. Que pourraient devenir dans de continuel frottement contre les rudesses du sol les faibles doigts de l'insecte, aussi menus qu'un bout de fil? Inutiles, pur embarras, un jour ou l'autre ils devraient disparaître, écrasés, arrachés, usés au milieu de mille accidents. À manier de lourds outils, à soulever de pesants fardeaux, nos ouvriers, trop souvent, hélas! s'estropient; ainsi s'estropierait le Scarabée en roulant sa pelote, faix énorme pour lui. Ses bras manchots seraient noble certificat, attestant vie laborieuse.
Mais ici des doutes sérieux aussitôt surviennent. Ces mutilations, si elles sont en réalité accidentelles et la conséquence d'un pénible travail, doivent être l'exception et non la règle. De ce qu'un ouvrier, de ce que plusieurs ouvriers auront la main broyée dans les engrenages d'une machine, ce n'est pas à dire que tous les autres seront aussi manchots. Si le Scarabée souvent, très souvent même, perd les doigts antérieurs à son métier de rouleur de pilules, quelques-uns au moins doivent se trouver qui, plus heureux ou plus adroits, ont conservé leurs tarses. Consultons donc les faits. J'ai observé en très-grand nombre les espèces de Scarabées qui habitent la France: le Scarabée sacré, commun en Provence; le Scarabée semi-ponctué qui s'éloigne peu de la mer et fréquente les plages sablonneuses de Cette, de Palavas et du golfe Juan; enfin le Scarabée à large cou, beaucoup plus répandu que les deux autres et qui remonte la vallée du Rhône au moins jusqu'à Lyon. Enfin mes observations ont porté sur une espèce africaine, le _Scarabée à cicatrices, _recueilli aux environs de Constantine. Eh bien, le manque de tarses aux pattes antérieures s'est trouvé, pour les quatre espèces, un fait constant, sans exception aucune, du moins dans la limite de mes observations. Le Scarabée serait donc manchot d'origine; ce serait chez lui particularité naturelle et non accident.
Une autre raison d'ailleurs apporte un supplément de preuves. Si l'absence de doigts antérieurs était une mutilation accidentelle, suite de violents exercices, il ne manque pas d'autres insectes, de bousiers notamment, qui se livrent à des travaux d'excavation encore plus pénibles que ceux du Scarabée, et qui devraient alors, à plus forte raison, être privés des tarses de devant, appendices sans usage, embarrassants même quand la patte doit être un robuste outil de fouille. Les Géotrupes, par exemple, qui méritent si bien leur nom, signifiant troueur de terre, creusent dans le sol battu des chemins, au milieu des cailloux cimentés d'argile, des puits verticaux tellement profonds qu'il faut, pour en visiter la cellule terminale, faire emploi de puissants instruments de fouille, et encore ne réussit-on pas toujours. Or, ces mineurs par excellence, qui s'ouvrent aisément de longues galeries dans un milieu dont le Scarabée sacré pourrait à peine entamer la surface, ont leurs tarses antérieurs intacts, comme si perforer le tuf était oeuvre de délicatesse et non de violence. Tout porte donc à croire qu'observé, novice encore, dans la cellule natale, le Scarabée se trouverait manchot et semblable au vétéran qui a couru le monde et s'est usé au travail.
Sur cette absence de doigts pourrait se baser un raisonnement en faveur des théories à la mode aujourd'hui, concurrence vitale et transformation de l'espèce. On dirait: «Les Scarabées ont eu d'abord des tarses à toutes les pattes, conformément aux lois générales de l'organisation chez les insectes. D'une façon ou de l'autre, quelques-uns ont perdu aux pattes antérieures ces appendices embarrassants, plus nuisibles qu'utiles; se trouvant bien de cette mutilation qui favorisait le travail, ils ont prévalu peu à peu sur les autres, moins avantagés; ils ont fait souche en transmettant à leur descendance leurs moignons sans doigts, et finalement l'antique insecte doigté est devenu l'insecte manchot de nos jours». À ces raisons je veux bien me rendre si l'on me démontre d'abord pour quels motifs, avec des travaux analogues et bien autrement rudes, le Géotrupe a conservé ses tarses. Jusque-là, continuons à croire que le premier Scarabée qui roula sa pilule, peut-être sur la plage de quelque lac où se baignait le Paloeothérium, était privé de tarses antérieurs comme le nôtre.
CHAPITRE III LE CERCERIS BUPRESTICIDE
Il est pour chacun, suivant la tournure de ses idées, certaines lectures qui font date en montrant à l'esprit des horizons non encore soupçonnés. Elles ouvrent toutes grandes les portes d'un monde nouveau où doivent désormais se dépenser les forces de l'intelligence: elles sont l'étincelle qui porte la flamme dans un foyer dont les matériaux, privés de son concours, persisteraient indéfiniment inutiles. Et ces lectures, point de départ d'une ère nouvelle dans l'évolution de nos idées, c'est fréquemment le hasard qui nous en fournit l'occasion. Les circonstances les plus fortuites, quelques lignes venues sous nos yeux on ne sait plus comment, décident de notre avenir et nous engagent dans le sillon de notre lot.
Un soir d'hiver, à côté d'un poêle dont les cendres étaient encore chaudes, et la famille endormie, j'oubliais, dans la lecture, les soucis du lendemain, les noirs soucis du professeur de physique qui, après avoir empilé diplôme universitaire sur diplôme et rendu pendant un quart de siècle des services dont le mérite n'était pas méconnu, recevait pour lui et les siens 1600 fr., moins que le gage d'un palefrenier de bonne maison. Ainsi le voulait la honteuse parcimonie de cette époque pour les choses de l'enseignement. Ainsi le voulaient les paperasses administratives: j'étais un irrégulier, fils de mes études solitaires. J'oubliais donc, au milieu des livres, mes poignantes misères du professorat, quand, de fortune, je vins à feuilleter une brochure entomologique qui m'était venue entre les mains je ne sais plus par quelles circonstances.
C'était un travail du patriarche de l'entomologie à cette époque, du vénérable savant Léon Dufour, sur les moeurs d'un Hyménoptère chasseur de Buprestes. Certes, je n'avais pas attendu jusque-là pour m'intéresser aux insectes; depuis mon enfance, coléoptères, abeilles et papillons étaient ma joie; d'aussi loin qu'il me souvienne, je me vois en extase devant les magnificences des élytres d'un Carabe et des ailes d'un Machaon. Les matériaux du foyer étaient prêts; il manquait l'étincelle pour les embraser. La lecture si fortuite de Léon Dufour fut cette étincelle.
Des clartés nouvelles jaillirent: ce fut en mon esprit comme une révélation. Disposer de beaux coléoptères dans une boîte à liège, les dénommer, les classer, ce n'était donc pas toute la science; il y avait quelque chose de bien supérieur: l'étude intime de l'animal dans sa structure et surtout dans ses facultés. J'en lisais, gonflé d'émotion, un magnifique exemple. À quelque temps de là, servi par ces heureuses circonstances que trouve toujours celui qui les cherche avec passion, je publiais mon premier travail entomologique, complément de celui de Léon Dufour. Ce début eut les honneurs de l'Institut de France; un prix de physiologie expérimentale lui fut décerné. Mais, récompense bien plus douce encore, je recevais bientôt après, la lettre la plus élogieuse, la plus encourageante de celui-là même qui m'avait inspiré. Le vénéré Maître m'adressait du fond des Landes la chaleureuse expression de son enthousiasme, et m'engageait vivement à continuer dans la voie. À ce souvenir, mes vieilles paupières se mouillent encore d'une larme de sainte émotion. O beaux jours des illusions, de la foi en l'avenir, qu'êtes-vous devenus?
J'aime à croire que le lecteur ne sera pas fâché de trouver ici, en extrait, le mémoire point de départ de mes propres recherches, d'autant plus que cet extrait est nécessaire pour l'intelligence de ce qui doit suivre. Je laisse donc la parole au Maître, mais en abrégeant.[5]
«Je ne vois dans l'histoire des Insectes aucun fait aussi curieux, aussi extraordinaire que celui dont je vais vous entretenir. Il s'agit d'une espèce de Cerceris qui alimente sa famille avec les plus somptueuses espèces du genre Bupreste. Permettez-moi, mon ami, de vous associer aux vives impressions que m'a procurées l'étude des moeurs de cet Hyménoptère.
En juillet 1839, un de mes amis qui habite la campagne, m'envoya deux individus du Buprestis bifasciata, insecte alors nouveau pour ma collection, en m'apprenant qu'une espèce de guêpe qui transportait un de ces jolis coléoptères l'avait abandonné sur son habit et que peu d'instants après, une semblable guêpe en avait laissé tomber un autre à terre.
En juillet 1840, étant allé faire une visite, comme médecin, dans la maison de mon ami, je lui rappelai sa capture de l'année précédente, et je m'informai des circonstances qui l'avaient accompagnée. La conformité de saisons et de lieux me faisait espérer de renouveler moi-même cette conquête; mais le temps était ce jour-là, sombre et frais, peu favorable, par conséquent, à la circulation des hyménoptères. Néanmoins, nous nous mîmes en observation dans les allées du jardin et ne voyant rien venir, je m'avisai de chercher sur le sol des habitations d'hyménoptères fouisseurs.
Un léger tas de sable, récemment remué et formant comme une petite taupinière, arrêta mon attention. En le grattant, je reconnus qu'il masquait l'orifice d'un conduit qui s'enfonçait profondément. Au moyen d'une bêche, nous défonçons avec précaution le terrain, et nous ne tardons pas à voir briller les élytres épars du Bupreste si convoité. Bientôt ce ne sont plus des élytres isolés, des fragments que je découvre; c'est un Bupreste tout entier, ce sont trois, quatre Buprestes qui étalent leur or et leurs émeraudes. Je n'en croyais pas mes yeux. Mais ce n'était là qu'un prélude de mes jouissances.
Dans le chaos des débris de l'exhumation, un hyménoptère se présente et tombe sous ma main: c'était le ravisseur des Buprestes, qui cherchait à s'évader du milieu des victimes. Dans cet insecte fouisseur, je reconnais une vieille connaissance, un Cerceris que j'ai trouvé deux cents fois en ma vie, soit en Espagne, soit dans les environs de Saint-Sever.
Mon ambition était loin d'être satisfaite. Il ne me suffisait pas de connaître et le ravisseur et la proie ravie, il me fallait la larve, seul consommateur de ces opulentes provisions. Après avoir épuisé ce premier filon à Buprestes, je courus à de nouvelles fouilles, je sondai avec un soin plus scrupuleux; je parvins enfin à découvrir deux larves qui complétèrent la bonne fortune de cette campagne. En moins d'une heure, je bouleversai trois repaires de Cerceris, et mon butin fut une quinzaine de Buprestes entiers avec des fragments d'un plus grand nombre encore. Je calculai, en restant, je crois, bien en deçà de la vérité, qu'il y avait dans ce jardin vingt-cinq nids, ce qui faisait une somme énorme de Buprestes enfouis. Que sera-ce donc, me disais-je, dans les localités où, en quelques heures, j'ai pu saisir sur les fleurs des alliacées jusqu'à soixante Cerceris, dont les nids, suivant toute apparence, étaient dans le voisinage et approvisionnés, sans doute, avec la même somptuosité. Ainsi mon imagination, d'accord avec les probabilités, me faisait entrevoir sous terre, et dans un rayon peu étendu, des Buprestis bifasciata par milliers, tandis que depuis plus de trente ans que j'explore l'entomologie de nos contrées, je n'en ai jamais trouvé un seul dans la campagne.
Une fois seulement, il y a peut-être vingt ans, je rencontrai, engagé dans un trou de vieux chêne, un abdomen de cet insecte revêtu de ses élytres. Ce dernier fait devint pour moi un trait de lumière. En m'apprenant que la larve du Buprestis bifasciata devait vivre dans le bois de chêne, il me rendait parfaitement raison de l'abondance de ce coléoptère dans un pays où les forêts sont exclusivement formées par cet arbre. Comme le Cerceris bupresticide est rare dans les collines argileuses de cette dernière contrée, comparativement aux plaines sablonneuses peuplées par le pin maritime, il devenait piquant pour moi de savoir si cet hyménoptère, lorsqu'il habite la région des pins, approvisionne son nid comme dans la région des chênes. J'avais de fortes présomptions qu'il ne devait pas en être ainsi; et vous verrez bientôt, avec quelque surprise, combien est exquis le tact entomologique de notre Cerceris dans le choix des nombreuses espèces du genre Bupreste.
Hâtons-nous donc de nous rendre dans la région des pins pour moissonner de nouvelles jouissances. Le chantier d'exploration est le jardin d'une propriété située au milieu de forêts de pins maritimes. — Les repaires de Cerceris furent bientôt reconnus; ils étaient exclusivement pratiqués dans les maîtresses allées, où le sol, plus battu, plus compact à la surface, offrait à l'hyménoptère fouisseur des conditions de solidité pour l'établissement de son domicile souterrain. J'en visitai une vingtaine environ, et je puis le dire, à la sueur de mon front. C'est un genre d'exploitation assez pénible, car les nids, et par conséquent les provisions, ne se rencontrent qu'à un pied de profondeur. Aussi, pour éviter leur dégradation, il convient, après avoir enfoncé dans la galerie des Cerceris un chaume de graminée qui sert de jalon et de conducteur, d'investir la place par une ligne de sape carrée dont les côtés sont distants de l'orifice ou du jalon d'environ sept à huit pouces. Il faut saper avec une pelle de jardin, de manière que la motte centrale, bien détachée dans son pourtour, puisse s'enlever en une pièce, que l'on renverse sur le sol pour la briser ensuite avec circonspection. Telle est la manoeuvre qui m'a réussi.
Vous eussiez partagé, mon ami, notre enthousiasme à la vue des belles espèces de Buprestes que cette exploitation si nouvelle étala successivement à nos regards empressés. Il fallait entendre nos exclamations toutes les fois qu'en renversant de fond en comble la mine, on mettait en évidence de nouveaux trésors, rendus plus éclatants encore par l'ardeur du soleil; ou lorsque nous découvrions, ici, des larves de tout âge attachées à leur proie, là des coques de ces larves toutes incrustées de cuivre, de bronze, d'émeraudes. Moi qui suis un entomophile praticien, et, depuis, hélas! trois ou quatre fois dix ans, je n'avais jamais assisté à un spectacle si ravissant, je n'avais jamais vu pareille fête. Vous y manquiez pour en doubler la jouissance. Notre admiration, toujours progressive, se portait alternativement de ces brillants coléoptères au discernement merveilleux, à la sagacité étonnante du Cerceris qui les avait enfouis et emmagasinés. Le croiriez-vous, sur plus de quatre cents individus exhumés, il ne s'en est pas trouvé un seul qui n'appartint au vieux genre Bupreste. La plus minime erreur n'a point été commise par notre savant hyménoptère. Quels enseignements à puiser dans cette intelligente industrie d'un si petit insecte! Quel prix Latreille n'aurait-il pas attaché au suffrage de ce Cerceris en faveur de la méthode naturelle.[6]
Passons maintenant aux diverses manoeuvres du Cerceris pour établir et approvisionner ses nids. J'ai déjà dit qu'il choisit les terrains dont la surface est battue, compacte et solide: j'ajoute que ces terrains doivent être secs et exposés au grand soleil. Il y a dans ce choix une intelligence, ou, si vous voulez, un instinct qu'on serait tenté de croire le résultat de l'expérience. Une terre meuble, un sol uniquement sablonneux, seraient, sans doute, bien plus faciles à creuser: mais comment y pratiquer un orifice qui pût rester béant pour le besoin du service, et une galerie dont les parois ne fussent pas exposées à s'ébouler à chaque instant, à se déformer, à s'obstruer à la moindre pluie? Ce choix est donc rationnel et parfaitement calculé.
Notre hyménoptère fouisseur creuse sa galerie au moyen de ses mandibules et de ses tarses antérieurs qui, à cet effet, sont garnis de piquants raides, faisant l'office de râteaux. Il ne faut pas que l'orifice ait seulement le diamètre du corps du mineur; il faut qu'il puisse admettre une proie plus volumineuse. C'est une prévoyance admirable. À mesure que le Cerceris s'enfonce dans le sol, il amène au dehors les déblais, et ce sont ceux-ci qui forment le tas que j'ai comparé plus haut à une petite taupinière. Cette galerie n'est pas verticale, ce qui l'aurait infailliblement exposée à se combler, soit par l'effet du vent, soit par bien d'autres causes. Non loin de son origine, elle forme un coude; sa longueur est de sept à huit pouces. Au fond du couloir, l'industrieuse mère établit les berceaux de sa postérité. Ce sont cinq cellules séparées et indépendantes les unes des autres, disposées en demi-cercle, creusées de manière à posséder la forme et presque la grandeur d'une olive, polies et solides à leur intérieur. Chacune d'elles est assez grande pour contenir trois Buprestes, qui sont la ration ordinaire pour chaque larve. La mère pond un oeuf au milieu des trois victimes, et bouche ensuite la galerie avec de la terre, de manière que, l'approvisionnement de toute la couvée terminé, les cellules ne communiquent plus au dehors.
Le Cerceris bupresticide doit être un adroit, un intrépide, un habile chasseur. La propreté, la fraîcheur des Buprestes qu'il enfouit dans sa tanière, portent à croire qu'il les saisit au moment où ces coléoptères sortent des galeries ligneuses où vient de s'opérer leur dernière métamorphose. Mais quel inconcevable instinct le pousse, lui qui ne vit que du nectar des fleurs, à se procurer, à travers mille difficultés, une nourriture animale pour des enfants carnivores qu'il ne doit jamais voir, et à venir se placer en arrêt sur les arbres les plus dissemblables, recélant dans les profondeurs de leurs troncs les insectes destinés à devenir sa proie? Quel tact entomologique, plus inconcevable encore, lui fait une rigoureuse loi de se renfermer, pour le choix de ses victimes, dans un seul groupe générique et de capturer des espèces qui ont entre elles des différences considérables de taille, de configuration, de couleur? Car voyez, mon ami, combien peu se ressemblent le B. biguttata à corps mince et allongé, à couleur sombre; le B. octo-guttata, ovale-oblong, à grandes taches d'un beau jaune sur un fond bleu ou vert; le B. micans, qui a trois ou quatre fois le volume du B. biguttata et une couleur métallique d'un beau vert doré éclatant.
Il est encore, dans les manoeuvres de notre assassin des Buprestes, un fait des plus singuliers. Les Buprestes enterrés, ainsi que ceux dont je me suis emparé entre les pattes de leurs ravisseurs, sont toujours dépourvus de tout signe de vie; en un mot, ils sont décidément morts. Je remarquai avec surprise que, n'importe l'époque de l'exhumation de ces cadavres, non-seulement ils conservaient toute la fraîcheur de leur coloris, mais ils avaient les pattes, les antennes, les palpes et les membranes qui unissent les parties du corps, parfaitement souples et flexibles. On ne reconnaissait en eux aucune mutilation, aucune blessure apparente. On croirait d'abord en trouver la raison, pour ceux qui sont ensevelis, dans la fraîcheur des entrailles du sol, dans l'absence de l'air et de la lumière; et pour ceux enlevés aux ravisseurs, dans une mort très récente.
Mais observez, je vous prie, que lors de mes expériences, après avoir placé isolément dans des cornets de papier les nombreux Buprestes exhumés, il m'est souvent arrivé de ne les enfiler avec des épingles qu'après trente-six heures de séjour dans les cornets. Eh bien! malgré la sécheresse et la vive chaleur de juillet, j'ai toujours trouvé la même flexibilité dans leurs articulations. Il y a plus: après ce laps de temps, j'ai disséqué plusieurs d'entre eux, et leurs viscères étaient aussi parfaitement conservés que si j'avais posé le scalpel dans les entrailles encore vivantes de ces insectes. Or, une longue expérience m'a appris que, même dans un coléoptère de cette taille, lorsqu'il s'est écoulé douze heures depuis la mort en été, les organes intérieurs sont ou desséchés ou corrompus, de manière qu'il est impossible d'en constater la forme et la structure. Il y a dans les Buprestes mis à mort par les Cerceris quelque circonstance particulière qui les met à l'abri de la dessiccation et de la corruption pendant une et peut-être deux semaines. Mais quelle est cette circonstance?»
Pour expliquer cette merveilleuse conservation des chairs qui, d'un insecte plongé depuis plusieurs semaines dans l'inertie d'un cadavre, fait une pièce de gibier ne se faisandant pas et se tenant aussi fraîche qu'à la minute même de sa capture, pendant les plus fortes chaleurs de l'été, l'habile historien du chasseur de Buprestes, suppose un liquide antiseptique, agissant à la manière des préparations usitées pour conserver les pièces d'anatomie. Ce liquide ne saurait être que le venin de l'hyménoptère, inoculé dans le corps de la victime. Une petite gouttelette de l'humeur venimeuse accompagnant le dard, stylet destiné à l'inoculation, ferait office d'une sorte de saumure ou de liqueur préservatrice pour conserver les chairs dont la larve doit se nourrir. Mais quelle supériorité n'aurait pas sur les nôtres le procédé de l'hyménoptère en matière de conserves alimentaires! Nous saturons de sel, nous imprégnons des âcretés de la fumée, nous enfermons dans des boîtes de fer-blanc hermétiquement closes, des aliments qui se maintiennent mangeables, il est vrai, mais sont loin, bien loin, des qualités qu'ils avaient à l'état de fraîcheur. Les boîtes de sardines noyées dans de l'huile, les harengs fumés de la Hollande, les morues réduites en une plaque racornie par le sel et le soleil, tout cela peut-il soutenir la comparaison avec les mêmes poissons livrés à la cuisine alors qu'ils frétillent encore? Pour les viandes proprement dites, c'est encore pire. Hors de la salaison et du boucanage, nous n'avons rien qui puisse, même pendant une période assez courte, maintenir mangeable à la rigueur un morceau de chair. Aujourd'hui, après mille tentatives infructueuses dans les voies les plus variées, on équipe à grands frais des navires spéciaux, qui, munis de puissants appareils frigorifiques, nous apportent congelées et soustraites à l'altération par l'intensité du froid, les chairs des moutons et des boeufs abattus dans les pampas de l'Amérique du Sud. Comme le Cerceris prime sur nous par sa méthode, si prompte, si peu coûteuse, si efficace! Quelles leçons nous aurions à prendre dans sa chimie transcendante! Avec une imperceptible goutte de son liquide à venin, il rend à l'instant même sa proie incorruptible. Que dis-je! incorruptible! C'est fort loin d'être tout! Il met son gibier dans un état qui empêche la dessiccation, qui laisse aux articulations leur souplesse, qui maintient dans leur fraîcheur première tous les organes tant intérieurs qu'extérieurs; enfin il met l'insecte sacrifié dans un état ne différant de la vie que par l'immobilité cadavérique.
Telle est l'idée à laquelle s'est arrêté L. Dufour, devant l'incompréhensible merveille des Buprestes morts que la corruption n'envahit pas. Une liqueur préservatrice, incomparablement supérieure à tout ce que la science humaine sait produire, expliquerait le mystère. Lui, le maître, habile parmi les habiles, rompu aux fines anatomies; lui qui, de la loupe et du scalpel, a scruté la série entomologique entière, sans laisser un recoin inexploré; lui, enfin, pour qui l'organisation des insectes n'a pas de secrets, ne peut rien imaginer de mieux qu'un liquide antiseptique pour donner au moins une apparence d'explication, à un fait qui le laisse confondu. Qu'il me soit permis d'insister sur ce rapprochement entre l'instinct de la bête et la raison du savant pour mieux mettre en son jour, en temps opportun, l'écrasante supériorité de l'animal.
Je n'ajouterai que peu de mots à l'histoire du Cerceris bupresticide. Cet hyménoptère, commun dans les Landes, ainsi que nous l'enseigne son historien, paraît être fort rare dans le département de Vaucluse. Il ne m'est arrivé que de loin en loin de le rencontrer en automne, et toujours par individus isolés, sur les capitules épineux du Chardon-Roland (Eryngium campestre), soit aux environs d'Avignon, soit aux environs d'Orange et de Carpentras. Dans cette dernière localité, si favorable aux travaux des hyménoptères fouisseurs par son terrain sablonneux de mollasse marine, j'ai eu la bonne fortune, non d'assister à l'exhumation de richesses entomologiques, telles que nous les décrit L. Dufour, mais de trouver quelques vieux nids, que je rapporte sans hésiter au chasseur de Buprestes, me basant sur la forme des cocons, le genre d'approvisionnement et la rencontre de l'hyménoptère dans les environs. Ces nids, creusés au sein d'un grès très friable, nommé safre dans le pays, étaient bourrés de débris de coléoptères, débris très reconnaissables et consistant en élytres détachés, corselets vidés, pattes entières. Or ces reliefs du festin des larves se rapportaient tous à une seule espèce; et cette espèce était encore un Bupreste, le Bupreste géminé (Sphaenoptera geminata). Ainsi de l'ouest à l'est de la France, du département des Landes à celui de Vaucluse, le Cerceris reste fidèle à son gibier de prédilection; la longitude ne change rien à ses préférences; chasseur de Buprestes au milieu des pins maritimes des dunes océaniques, il reste chasseur de Buprestes au milieu des yeuses et des oliviers de la Provence. Il change d'espèces suivant les lieux, le climat et la végétation, qui font tant varier les populations entomologiques; mais il ne sort pas de son genre favori, le genre Bupreste. Pour quel singulier motif? C'est ce que je vais essayer de démontrer.
CHAPITRE IV LE CERCERIS TUBERCULÉ
La mémoire pleine des hauts faits du chasseur de Buprestes, j'épiais l'occasion d'assister à mon tour aux travaux des Cerceris; et je l'épiai tellement que je finis par la trouver. Ce n'était pas, il est vrai, l'hyménoptère célébré par L. Dufour, avec ses somptueuses victuailles, dont les débris exhumés du sol font songer à la poudre de quelque pépite brisée sous le pic du mineur dans un placer aurifère; c'était une espèce congénère, ravisseur géant qui se contente d'une proie plus modeste, enfin le Cerceris tuberculé ou Cerceris majeur, le plus grand, le plus robuste du genre.
La dernière quinzaine de septembre est l'époque où notre hyménoptère fouisseur creuse ses terriers et enfouit dans leur profondeur la proie destinée à ses larves. L'emplacement pour le domicile, toujours choisi avec discernement, est soumis à ces lois mystérieuses si variables d'une espèce à l'autre, mais immuables pour une même espèce. Au Cerceris de L. Dufour, il faut un sol horizontal, battu et compact, tel que celui d'une allée, pour rendre impossible les éboulements, les déformations qui ruineraient sa galerie à la première pluie. Il faut au nôtre, au contraire, un sol vertical. Avec cette légère modification architectonique, il évite la plupart des dangers qui pourraient menacer sa galerie; aussi se montre-t-il peu difficile dans le choix de la nature du sol, et creuse-t-il indifféremment ses terriers soit dans une terre meuble légèrement argileuse, soit dans les sables friables de la mollasse; ce qui rend ses travaux d'excavation beaucoup plus aisés. La seule condition indispensable paraît être un sol sec et exposé, la plus grande partie du jour, aux rayons du soleil. Ce sont donc les talus à pic des chemins, les flancs des ravins, creusés par les pluies dans les sables de la mollasse, que notre hyménoptère choisit pour établir son domicile. Semblables conditions sont fréquentes au voisinage de Carpentras, au lieu-dit le Chemin creux; c'est là aussi que j'ai observé en plus grande abondance le Cerceris tuberculé et que j'ai recueilli la majeure partie des faits relatifs à son histoire.
Ce n'est pas assez pour lui du choix de cet emplacement vertical: d'autres précautions sont prises pour se garantir des pluies inévitables de la saison déjà avancée. Si quelque lame de grès dur fait saillie en forme de corniche; si quelque trou, à y loger le poing, est naturellement creusé dans le sol, c'est là, sous cet auvent, au fond de cette cavité, qu'il pratique sa galerie, ajoutant ainsi un vestibule naturel à son propre édifice. Bien qu'il n'y ait entre eux aucune espèce de communauté, ces insectes aiment cependant à se réunir en petit nombre; et c'est toujours par groupes d'une dizaine environ au moins que j'ai observé leurs nids, dont les orifices, le plus souvent assez distants l'un de l'autre, se rapprochent quelquefois jusqu'à se toucher.
Par un beau soleil, c'est merveille de voir les diverses manoeuvres de ces laborieux mineurs. Les uns, avec leurs mandibules, arrachent patiemment au fond de l'excavation quelques grains de gravier et en poussent la lourde masse au dehors; d'autres, grattant les parois de leur couloir avec les râteaux acérés des tarses, forment un tas de déblais qu'ils balaient au dehors à reculons, et qu'ils font ruisseler sur les flancs des talus en longs filets pulvérulents. Ce sont ces ondées périodiques de sable rejeté hors de galeries en construction, qui ont trahi mes premiers Cerceris et m'ont fait découvrir leurs nids. D'autres, soit par fatigue, soit par suite de l'achèvement de leur rude tâche, semblent se reposer et lustrent leurs antennes et leurs ailes sous l'auvent naturel qui, le plus souvent, protège leur domicile; ou bien encore restent immobiles à l'orifice de leur trou, et montrent seulement leur large face carrée, bariolée de jaune et de noir. D'autres enfin, avec un grave bourdonnement, voltigent sur les buissons voisins du Chêne au Kermès, où les mâles, sans cesse aux aguets dans le voisinage des terriers en construction, ne tardent pas à les suivre. Des couples se forment, souvent troublés par l'arrivée d'un second mâle qui cherche à supplanter l'heureux possesseur. Les bourdonnements deviennent menaçants, des rixes ont lieu, et souvent les deux mâles se roulent dans la poussière jusqu'à ce que l'un des deux reconnaisse la supériorité de son rival. Non loin de là, la femelle attend, indifférente, le dénouement de la lutte; enfin elle accueille le mâle que les hasards du combat lui ont donné, et le couple, s'envolant à perte de vue, va chercher la tranquillité sur quelque lointaine touffe de broussailles. Là se borne le rôle de mâles. De moitié plus petits que les femelles, et presque aussi nombreux qu'elles, ils rôdent çà et là, à proximité des terriers, mais sans y pénétrer, et sans jamais prendre part aux laborieux travaux de mine et aux chasses, peut-être encore plus pénibles, qui doivent approvisionner les cellules.
En peu de jours les galeries sont prêtes, d'autant plus que celles de l'année précédente sont employées de nouveau après quelques réparations. Les autres Cerceris, à ma connaissance, n'ont pas de domicile fixe, héritage de famille transmis d'une génération à l'autre. Vraie Bohême errante, ils s'établissent isolément où les ont conduits les hasards de leur vie vagabonde, pourvu que le sol leur convienne. Le Cerceris tuberculé est, lui, fidèle à ses pénates. La lame de grès qui surplombe et servait d'auvent à ses prédécesseurs, il l'adopte à son tour; il creuse la même assise de sable qu'ont creusée ses ancêtres, et ajoutant ses propres travaux aux travaux antérieurs, il obtient des retraites profondes qu'on ne visite pas toujours sans difficulté. Le diamètre des galeries est assez large pour qu'on puisse y plonger le pouce, et l'insecte peut s'y mouvoir aisément, même lorsqu'il est chargé de la proie que nous lui verrons saisir. Leur direction, qui d'abord est horizontale jusqu'à la profondeur de un à deux décimètres, fait subitement un coude, et plonge plus ou moins obliquement tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre. Sauf la partie horizontale et le coude du tube, le reste ne paraît réglé que par les difficultés du terrain, comme le prouvent les sinuosités, les orientations variables qu'on observe dans la partie la plus reculée. La longueur totale de cette espèce de trou de sonde atteint jusqu'à un demi-mètre. À l'extrémité la plus reculée du tube se trouvent les cellules, en assez petit nombre, et approvisionnées chacune avec cinq ou six cadavres de coléoptères. Mais laissons ces détails de maçonnerie, et arrivons à des faits plus capables d'exciter notre admiration.
La victime que le Cerceris choisit pour alimenter ses larves est un Curculionite de grande taille, le Cleonus ophthalmicus. On voit le ravisseur arriver pesamment chargé, portant sa victime entre les pattes, ventre à ventre, tête contre tête, et s'abattre lourdement à quelque distance du trou, pour achever le reste du trajet sans le secours des ailes. Alors l'hyménoptère traîne péniblement sa proie avec les mandibules sur un plan vertical ou au moins très incliné, cause de fréquentes culbutes qui font rouler pêle-mêle le ravisseur et sa victime jusqu'au bas du talus, mais incapables de décourager l'infatigable mère qui, souillée de poussière, plonge enfin dans le terrier avec le butin dont elle ne s'est point dessaisie un instant. Si la marche avec un tel fardeau n'est point aisée pour le Cerceris, surtout sur un pareil terrain, il n'en est pas de même du vol dont la puissance est admirable, si l'on considère que la robuste bestiole emporte une proie presque aussi grosse et plus pesante qu'elle. J'ai eu la curiosité de peser comparativement le Cerceris et son gibier: j'ai trouvé pour le premier 150 milligrammes, pour le second, en moyenne, 250 milligrammes, presque le double.
Ces nombres parlent assez éloquemment en faveur du vigoureux chasseur; aussi ne pouvais-je me lasser d'admirer avec quelle prestesse, quelle aisance, il reprenait son vol, le gibier entre les pattes, et s'élevait à une hauteur où je le perdais de vue, lorsque traqué de trop près par ma curiosité indiscrète, il se décidait à fuir pour sauver son précieux butin. Mais il ne fuyait pas toujours, et je parvenais alors, non sans difficulté pour ne pas blesser le chasseur, en le harcelant, en le culbutant avec une paille, à lui faire abandonner sa proie dont je m'emparais aussitôt. Le Cerceris ainsi dépouillé cherchait çà et là, entrait un instant dans sa tanière et en sortait bientôt pour voler à de nouvelles chasses. En moins de dix minutes, l'adroit investigateur avait trouvé une nouvelle victime, consommé le meurtre et accompli le rapt, que je me suis souvent permis de faire tourner à mon profit. Huit fois, aux dépens du même individu, j'ai commis coup sur coup le même larcin; huit fois avec une constance inébranlable, il a recommencé son expédition infructueuse. Sa patience a lassé la mienne, et la neuvième capture lui est restée définitivement acquise.
Par ce procédé, ou en violant les cellules déjà approvisionnées, je me suis procuré près d'une centaine de Curculionites; et malgré ce que j'avais droit d'attendre, d'après ce que L. Dufour nous a appris sur les moeurs du Cerceris bupresticide, je n'ai pu réprimer mon étonnement à la vue de la singulière collection que je venais de faire. Si le chasseur de Buprestes, sans sortir des limites d'un genre, passe indistinctement d'une espèce à l'autre, celui-ci, plus exclusif, s'adresse invariablement à la même espèce, le Cleonus ophthalmicus. Dans le dénombrement de mon butin, je n'ai reconnu qu'une exception, une seule, et encore était-elle fournie par une espèce congénère, le Cleonus alternans, espèce que je n'ai pu revoir une seconde fois dans mes fréquentes visites aux Cerceris. Des recherches ultérieures m'ont fourni une seconde exception, le Bothynoderes albidus; et voilà tout. Une proie plus savoureuse, plus succulente, suffit-elle pour expliquer cette prédilection pour une espèce unique? Les larves trouvent-elles, dans ce gibier sans variété, des sucs mieux à leur convenance et qu'elles ne trouveraient pas ailleurs? Je ne le pense pas; et si le Cerceris de L. Dufour chasse indistinctement tous les Buprestes, c'est que, sans doute, tous les Buprestes ont les mêmes propriétés nutritives. Mais les Curculionides doivent être en général dans le même cas; leurs qualités alimentaires doivent être identiques, et alors ce choix si surprenant n'est plus qu'une question de volume, et par suite d'économie de fatigue et de temps. Notre Cerceris, le géant de ses congénères, s'attaque de préférence au Cléone ophthalmique parce que ce Charançon est le plus gros de nos contrées et peut-être aussi le plus fréquent. Mais si cette proie préférée vient à lui manquer, il doit se rabattre sur d'autres espèces, seraient-elles moins grosses, comme le prouvent les deux exceptions constatées.
Du reste, il est loin d'être le seul à giboyer aux dépens de la gent porte-trompe, les Charançons. Bien d'autres Cerceris suivant leur taille, leur force et les éventualités de la chasse, capturent les Curculionides les plus variés pour le genre, l'espèce, la forme, la grosseur. On sait depuis longtemps que le Cerceris arenaria nourrit ses larves de semblables provisions. J'ai reconnu moi-même dans ses repaires les Sitona lineata, Sitona tibialis, Cneorinus hispidus, Brachyderes gracilis, Geonemus flabellipes, Otiorhynchus maleficus. Au Cerceris aurita, on a reconnu pour butin l'Otiorhynchus raucus et le Phytonomus punctatus. Le garde-manger du Cerceris Ferreri m'a montré les pièces suivantes: Phytonomus murinus, Phytonomus punctatus, Sitona lineata, Cneorhinus hispidus, Rhynchites betuleti. Ce dernier, rouleur des feuilles de la vigne sous forme de cigares, est parfois d'un superbe bleu métallique, et plus ordinairement d'un splendide éclat cuivreux doré. Il m'est arrivé de trouver jusqu'à sept de ces brillants insectes pour l'approvisionnement d'une cellule; et alors la somptuosité du petit amas souterrain pouvait presque soutenir la comparaison avec les bijoux enfouis par le chasseur de Buprestes. D'autres espèces, notamment les plus faibles, s'adonnent au menu gibier, dont le petit volume est suppléé par l'abondance des pièces. Ainsi le Cerceris quadricincta entasse dans chaque cellule jusqu'à une trentaine d'Apion gravidum; sans dédaigner, lorsque l'occasion s'en présente, des Curculionides plus volumineux, tels que Sitona lineata, Phytonomus murinus. Pareil approvisionnement en petites espèces est encore le lot du Cerceris labiata. Enfin le plus petit des Cerceris de ma région, le Cerceris Julii[7], pourchasse les plus petits Curculionides, Apion gravidum et Bruchus granarius, gibier proportionné au frêle giboyeur. Pour en finir avec ce relevé des victuailles, ajoutons que quelques Cerceris suivent d'autres lois gastronomiques et élèvent leur famille avec des hyménoptères. Tel est le Cerceris ornata. De tels goûts sortant de notre cadre, passons outre.
Voilà donc que sur huit espèces de Cerceris dont les provisions de bouche consistent en coléoptères, sept sont adonnées au régime des Charançons et une à celui des Buprestes. Pour quelles raisons singulières les déprédations de ces hyménoptères sont-elles renfermées dans des limites si étroites? Quels sont les motifs de ces choix si exclusifs? Quels traits de ressemblance interne y a- t-il entre les Buprestes et les Charançons, qui extérieurement ne se ressemblent en rien, pour devenir ainsi également la pâture de larves carnivores congénères? Entre telle et telle autre espèce de victime, il y a, sans doute aucun, des différences de saveur, des différences nutritives que les larves savent très-bien apprécier; mais une raison autrement grave doit dominer toutes ces considérations gastronomiques et motiver ces étranges prédilections.
Après tout ce qui a été dit d'admirable par L. Dufour sur la longue et merveilleuse conservation des insectes destinés aux larves carnassières, il est presque inutile d'ajouter que les Charançons, autant ceux que j'exhumais que ceux que je prenais entre les pattes des ravisseurs, quoique privés pour toujours du mouvement, étaient dans un parfait état de conservation. Fraîcheur des couleurs, souplesse des membranes et des moindres articulations, état normal des viscères, tout conspire à vous faire douter que ce corps inerte qu'on a sous les yeux soit un véritable cadavre, d'autant plus qu'à la loupe même il est impossible d'y apercevoir la moindre lésion; et, malgré soi, on s'attend à voir remuer, à voir marcher l'insecte d'un moment à l'autre. Bien plus: par des chaleurs qui, en quelques heures, auraient desséché et rendu friables des insectes morts d'une mort ordinaire, par des temps humides qui les auraient tout aussi rapidement corrompus et moisis, j'ai conservé, sans aucune précaution et pendant plus d'un mois, les mêmes individus, soit dans des tubes de verre, soit dans des cornets de papier; et, chose inouïe, après cet énorme laps de temps, les viscères n'avaient rien perdu de leur fraîcheur, et la dissection en était aussi aisée que si l'on eût opéré sur un animal vivant. Non, en présence de pareils faits, on ne peut invoquer l'action d'un antiseptique et croire à une mort réelle; la vie est encore là, vie latente et passive, la vie du végétal. Elle seule, luttant encore quelque temps avec avantage contre l'invasion destructive des forces chimiques, peut ainsi préserver l'organisme de la décomposition. La vie est encore là, moins le mouvement; et l'on a sous les yeux une merveille comme pourraient en produire le chloroforme et l'éther, une merveille reconnaissant pour cause les mystérieuses lois du système nerveux.
Les fonctions de cette vie végétative sont ralenties, troublées sans doute; mais enfin elles s'exercent sourdement. J'en ai pour preuves la défécation qui s'opère, normalement et par intervalles chez les Charançons, pendant la première semaine de ce profond sommeil qu'aucun réveil ne doit suivre, et qui, cependant, n'est pas encore la mort. Elle ne s'arrête que lorsque l'intestin ne renferme plus rien, comme le constate l'autopsie. Là, ne se bornent pas les faibles lueurs de vie que l'animal manifeste encore; et bien que l'irritabilité paraisse pour toujours anéantie, j'ai pu cependant en réveiller encore quelques vestiges. Ayant mis dans un flacon contenant de la sciure de bois humectée de quelques gouttes de benzine des Charançons récemment exhumés et plongés dans une immobilité absolue, je n'ai pas été peu surpris de les voir un quart d'heure après remuer leurs pattes. Un moment j'ai cru pouvoir les rappeler à la vie. Vain espoir! ces mouvements, derniers vestiges d'une irritabilité qui va s'éteindre, ne tardent pas à s'arrêter, et ne peuvent pas être excités une seconde fois. J'ai recommencé cette expérience depuis quelques heures jusqu'à trois ou quatre jours après le meurtre, toujours avec le même succès. Cependant le mouvement est d'autant plus lent à se manifester que la victime est plus vieille. Ce mouvement se propage toujours d'avant en arrière: les antennes exécutent d'abord quelques lentes oscillations, puis les tarses antérieurs frémissent et prennent part à l'état oscillatoire; enfin les tarses de seconde paire, et en dernier lieu ceux de troisième paire, ne tardent pas à en faire autant. Une fois l'ébranlement donné, ces divers appendices exécutent leurs oscillations sans aucun ordre, jusqu'à ce que le tout retombe dans l'immobilité, ce qui arrive plus ou moins promptement. À moins que le meurtre ne soit très récent, l'ébranlement des tarses ne se communique pas plus loin, et les jambes restent immobiles.
Dix jours après le meurtre, je n'ai pu obtenir par le même procédé le moindre vestige d'irritabilité; alors j'ai eu recours au courant voltaïque. Ce dernier moyen est plus énergique, et provoque des contractions musculaires et des mouvements là où la vapeur de benzine reste sans effet. Il suffit d'un ou deux éléments de Bunsen dont on arme les rhéophores d'aiguilles déliées. En plongeant la pointe de l'une sous l'anneau le plus reculé de l'abdomen, et la pointe de l'autre sous le cou, on obtient, toutes les fois que le courant est établi, outre le frémissement des tarses, une forte flexion des pattes, qui se replient sur l'abdomen, et leur relâchement quand le courant est interrompu. Ces mouvements, fort énergiques les premiers jours, diminuent peu à peu d'intensité et ne se montrent plus après un certain temps. Le dixième jour, j'ai encore obtenu des mouvements sensibles; le quinzième, la pile était impuissante à les provoquer, malgré la souplesse des membres et la fraîcheur des viscères. J'ai soumis comparativement à l'action de la pile des coléoptères réellement morts, Blaps, Saperdes, Lamies, asphyxiés par la benzine ou par le gaz sulfureux. Deux heures au plus après l'asphyxie, il m'a été impossible de provoquer ces mouvements, obtenus si aisément dans les Charançons qui sont déjà depuis plusieurs jours dans cet état singulier, intermédiaire entre la vie et la mort, où les plonge leur redoutable ennemi.
Tous ces faits sont contradictoires avec la supposition d'un animal complètement mort, avec l'hypothèse d'un vrai cadavre devenu incorruptible par l'effet d'une liqueur préservatrice. On ne peut les expliquer qu'en admettant que l'animal est atteint dans le principe de ses mouvements; que son irritabilité brusquement engourdie s'éteint avec lenteur, tandis que les fonctions végétatives, plus tenaces, s'éteignent plus lentement encore et maintiennent, pendant le temps nécessaire aux larves, la conservation des viscères.
La particularité qu'il importait le plus de constater, c'était la manière dont s'opère le meurtre. Il est bien évident que l'aiguillon à venin du Cerceris doit jouer ici le premier rôle. Mais où et comment pénètre-t-il dans le corps du Charançon, couvert d'une dure cuirasse, dont les pièces sont si étroitement ajustées? Dans les individus atteints par le dard, rien, même à la loupe, ne trahit l'assassinat. Il faut donc constater, par un examen direct, les manoeuvres meurtrières de l'hyménoptère, problème devant les difficultés duquel avait déjà reculé L. Dufour et dont la solution m'a paru quelque temps impossible à trouver. J'ai essayé cependant, et j'ai eu la satisfaction d'y parvenir, mais non sans tâtonnements.
En s'envolant de leurs cavernes pour faire leurs chasses, les Cerceris se dirigeaient indifféremment, tantôt d'un côté, tantôt de l'autre, et ils rentraient chargés de leur proie suivant toutes les directions. Tous les alentours étaient donc indistinctement exploités; mais comme les chasseurs ne mettaient guère plus de dix minutes entre l'aller et le retour, le rayon du terrain exploré ne paraissait pas devoir être d'une grande étendue, surtout en tenant compte du temps nécessaire pour découvrir la proie, l'attaquer et en faire une masse inerte. Je me suis donc mis à parcourir, avec toute l'attention possible, les terres circonvoisines, dans l'espoir de trouver quelques Cerceris en chasse. Un après-midi consacré à ce travail ingrat a fini par me convaincre de l'inutilité de mes recherches, et du peu de chances que j'avais de surprendre sur le fait quelques rares chasseurs disséminés çà et là, et bientôt dérobés aux regards par la rapidité du vol, surtout dans un terrain difficile, complanté de vignes et d'oliviers. J'ai renoncé à ce procédé.
En apportant moi-même des Charançons vivants dans le voisinage des nids, ne pourrais-je tenter les Cerceris par une proie trouvée sans fatigue, et assister ainsi au drame tant désiré? L'idée m'a paru bonne, et dès le lendemain matin j'étais en course pour me procurer des Cleonus ophthalmicus vivants. Vignes, champs de luzerne, terres à blé, haies, tas de pierres, bords des chemins, j'ai tout visité, tout scruté; et après deux mortelles journées de recherches minutieuses, j'étais possesseur, oserai-je le dire, j'étais possesseur de trois Charançons, tout pelés, souillés de poussière, privés d'antennes ou de tarses, vétérans éclopés dont les Cerceris ne voudront peut-être pas! Depuis le jour de cette fiévreuse recherche où, pour un Charançon, je me mettais en nage dans des courses folles, bien des années se sont écoulées, et malgré mes explorations entomologiques presque quotidiennes, j'ignore toujours dans quelles conditions vit le fameux Cléone, que je rencontre par-ci, par-là, vagabondant au bord des sentiers. Puissance admirable de l'instinct! Dans les mêmes lieux, en un rien de temps, c'est par centaines que nos hyménoptères auraient trouvé ces insectes, introuvables pour l'homme; ils les auraient trouvés frais, lustrés, récemment sortis sans doute de leurs coques de nymphe!
N'importe, essayons avec mon pitoyable gibier. Un Cerceris vient d'entrer dans sa galerie avec la proie accoutumée; avant qu'il ressorte pour une autre expédition, je place un Charançon à quelques pouces du trou. L'insecte va et vient; quand il s'écarte trop, je le ramène à son poste. Enfin le Cerceris montre sa large face et sort du trou: le coeur me bat d'émotion. L'hyménoptère arpente quelques instants les abords de son domicile, voit le Charançon, le coudoie, se retourne, lui passe à plusieurs reprises sur le dos, et s'envole sans honorer ma capture d'un coup de mandibule, ma capture qui m'a donné tant de mal. J'étais confondu, atterré. Nouveaux essais à d'autres trous; nouvelles déceptions. Décidément ces chasseurs délicats ne veulent pas du gibier que je leur offre. Peut-être, le trouvent-ils trop vieux, trop fané. Peut-être, en le prenant entre les doigts, lui ai-je communiqué quelque odeur qui leur déplaît. Pour ces raffinés, un attouchement étranger est cause de dégoût.
Serai-je plus heureux en obligeant le Cerceris à faire usage de son dard pour sa propre défense? J'ai enfermé dans le même flacon un Cerceris et un Cléone, que j'ai irrités par quelques secousses. L'hyménoptère, nature fine, est plus impressionné que l'autre prisonnier, épaisse et lourde organisation; il songe à la fuite et non à l'attaque. Les rôles mêmes sont intervertis: le Charançon devenant l'agresseur, saisit parfois du bout de sa trompe une patte de son mortel ennemi, qui ne cherche pas même à se défendre, tant la frayeur le domine. J'étais à bout de ressources, et mon désir d'assister au dénouement n'avait fait qu'augmenter par les difficultés déjà éprouvées. Voyons, cherchons encore.
Une idée lumineuse survient, amenant avec elle l'espoir, tant elle entre d'une façon naturelle dans le vif de la question. Oui, c'est bien cela; cela doit réussir. Il faut offrir mon gibier dédaigné au Cerceris au plus fort de l'ardeur de la chasse. Alors, emporté par la préoccupation qui l'absorbe, il ne s'apercevra pas de ses imperfections. — J'ai déjà dit qu'en revenant de la chasse, le Cerceris s'abat au pied du talus, à quelque distance du trou, où il achève de traîner péniblement sa proie. Il s'agit alors de lui enlever cette victime en la tiraillant par une patte avec des pinces, et de lui jeter aussitôt en échange le Charançon vivant. Cette manoeuvre m'a parfaitement réussi. Dès que le Cerceris a senti la proie lui glisser sous le ventre et lui échapper, il frappe le sol de ses pattes avec impatience, se retourne, et apercevant le Charançon qui a remplacé le sien, il se précipite sur lui et l'enlace de ses pattes pour l'emporter. Mais il s'aperçoit promptement que la proie est vivante, et alors le drame commence pour s'achever avec une inconcevable rapidité. L'hyménoptère se met face à face avec sa victime, lui saisit la trompe entre ses puissantes mandibules, l'assujettit vigoureusement; et tandis que le Curculionite se cambre sur ses jambes, l'autre, avec les pattes antérieures, le presse avec effort sur le dos comme pour faire bâiller quelque articulation ventrale. On voit alors l'abdomen du meurtrier se glisser sous le ventre du Cléone, se recourber, et darder vivement à deux ou trois reprises son stylet venimeux à la jointure du prothorax, entre la première et la seconde paire de pattes. En un clin d'oeil, tout est fait. Sans le moindre mouvement convulsif, sans aucune de ces pandiculations des membres qui accompagnent l'agonie d'un animal, la victime, comme foudroyée, tombe pour toujours immobile. C'est terrible en même temps qu'admirable de rapidité. Puis le ravisseur retourne le cadavre sur le dos, se met ventre à ventre avec lui, jambes de çà, jambes de là, l'enlace et s'envole. Trois fois, avec mes trois Charançons, j'ai renouvelé l'épreuve; les manoeuvres n'ont jamais varié.
Il est bien entendu que chaque fois je rendais au Cerceris sa première proie, et que je retirais mon Cléone pour l'examiner plus à loisir. Cet examen n'a fait que me confirmer dans la haute idée que j'avais du talent redoutable de l'assassin. Au point atteint, il est impossible d'apercevoir le plus léger signe de blessure, le moindre épanchement de liquides vitaux. Mais ce qui a surtout le droit de nous surprendre, c'est l'anéantissement si prompt et si complet de tout mouvement. Aussitôt après le meurtre, j'ai en vain épié sur les trois Charançons opérés sous mes yeux des traces d'irritabilité; ces traces ne se manifestent jamais en pinçant, en piquant l'animal, et il faut les moyens artificiels décrits plus haut pour les provoquer. Ainsi, ces robustes Cléones qui, transpercés vivants d'une épingle et fixés sur la fatale planchette de liège du collectionneur d'insectes, se seraient démenés des jours, des semaines, que dis-je, des mois entiers, perdent à l'instant même tous leurs mouvements par l'effet d'une fine piqûre qui leur inocule une invisible gouttelette de venin. Mais la chimie ne possède pas de poison aussi actif à si minime dose; l'acide prussique produirait à peine ces effets, si toutefois il peut les produire. Aussi n'est-ce pas à la toxicologie mais bien à la physiologie et à l'anatomie qu'il faut s'adresser, pour saisir la cause d'un anéantissement si foudroyant; ce n'est pas tant la haute énergie du venin inoculé que l'importance de l'organe lésé qu'il faut considérer pour se rendre compte de ces merveilleux faits.
Qu'y a-t-il donc au point où pénètre le dard?
CHAPITRE V UN SAVANT TUEUR
L'Hyménoptère vient de nous révéler en partie son secret en nous montrant le point qu'atteint son aiguillon. La question est-elle avec cela résolue? Pas encore, et de bien s'en faut. Revenons en arrière: oublions un instant ce que la bête vient de nous apprendre, et proposons-nous à notre tour le problème du Cerceris. Le problème est celui-ci: emmagasiner sous terre, dans une cellule, un certain nombre de pièces de gibier qui puissent suffire à la nourriture de la larve, provenant de l'oeuf pondu sur l'amas de vivres.
Tout d'abord cet approvisionnement paraît chose bien simple; mais la réflexion ne tarde pas à y découvrir les plus graves difficultés. Notre gibier à nous est abattu par exemple d'un coup de feu: il est tué avec d'horribles blessures. L'Hyménoptère a des délicatesses qui nous sont inconnues: il veut une proie intacte, avec toutes ses élégances de forme et de coloration. Pas de membres fracassés, pas de plaies béantes, pas de hideux événements. Sa proie a toute la fraîcheur de l'insecte vivant; elle conserve, sans un grain de moins, cette fine poussière colorée, que déflore le simple contact de nos doigts. L'insecte serait-il mort, serait-il réellement un cadavre, quelles difficultés pour nous s'il fallait obtenir semblable résultat! Tuer un insecte par le brutal écrasement sous le pied est à la portée de tous; mais le tuer proprement, sans que cela y paraisse, n'est pas opération aisée, où chacun puisse réussir. Combien d'entre nous se trouveraient dans un insurmontable embarras s'il leur était proposé de tuer, à l'instant même, sans l'écraser, une bestiole à vie dure qui, même la tête arrachée, se débat longtemps encore! Il faut être entomologiste pratique pour songer aux moyens par l'asphyxie. Mais ici encore, la réussite serait douteuse avec les méthodes primitives par la vapeur de la benzine ou du soufre brûlé. Dans ce milieu délétère, l'insecte trop longtemps se démène et ternit sa parure. On doit recourir à des moyens plus héroïques, par exemple aux émanations terribles de l'acide prussique se dégageant lentement de bandelettes de papier imprégnées de cyanure de potassium; ou bien encore, ce qui vaut mieux, étant sans danger pour le chasseur d'insectes, aux vapeurs foudroyantes du sulfure de carbone. C'est tout un art, on le voit, un art appelant à son aide le redoutable arsenal de la chimie, que de tuer proprement un insecte, que de faire ce que le Cerceris obtient si vite, avec son élégante méthode, dans la supposition bien grossière où sa capture deviendrait en réalité cadavre.
Un cadavre! mais ce n'est pas là du tout l'ordinaire des larves, petits ogres friands de chair fraîche, à qui gibier faisandé, si peu qu'il le fût, inspirerait insurmontable dégoût. Il leur faut viande du jour, sans fumet aucun, premier indice de la corruption. La proie néanmoins ne peut être emmagasinée vivante dans la cellule, comme nous le faisons des bestiaux destinés à fournir des vivres frais à l'équipage et aux passagers d'un navire. Que deviendrait, en effet, l'oeuf délicat déposé au milieu de vivres animés; que deviendrait la faible larve, vermisseau qu'un rien meurtrit, parmi de vigoureux coléoptères remuant des semaines entières leurs longues jambes éperonnées. Il faut ici, contradiction qui paraît sans issue, il faut ici de toute nécessité l'immobilité de la mort et la fraîcheur d'entrailles de la vie. Devant pareil problème alimentaire, l'homme du monde, possédât-il la plus large instruction, resterait impuissant; l'entomologiste pratique lui-même s'avouerait inhabile. Le garde- manger du Cerceris défierait leur raison.
Supposons donc une Académie d'anatomistes et de physiologistes: imaginons un congrès où la question soit agitée parmi les Flourens, les Magendie, les Claude Bernard. Pour obtenir à la fois immobilité complète et longue durée des vivres sans altération putride, la première idée qui surgira, la plus naturelle, la plus simple, sera celle de conserves alimentaires. On invoquera quelque liqueur préservatrice, comme le fit, devant ses Buprestes, l'illustre savant des Landes; on supposera d'exquises vertus antiseptiques à l'humeur venimeuse de l'hyménoptère, mais ces vertus étranges resteront à démontrer. Une hypothèse gratuite remplaçant l'inconnu de la conservation des chairs par l'inconnu du liquide conservateur, sera peut-être le dernier mot de la savante assemblée, comme elle a été le dernier mot du naturaliste Landais.
Si l'on insiste, si l'on explique qu'il faut aux larves, non des conserves, qui ne sauraient avoir jamais les propriétés d'une chair encore palpitante, mais bien une proie qui soit comme vive malgré sa complète inertie, après mûre réflexion, le docte congrès arrêtera ses pensées sur la paralysie. — Oui, c'est bien cela! Il faut paralyser la bête; il faut lui enlever le mouvement mais sans lui enlever la vie. — Pour arriver à ce résultat le moyen est unique: léser, couper, détruire l'appareil nerveux de l'insecte en un ou plusieurs points habilement choisis.
Abandonnée en cet état entre des mains à qui ne seraient pas familiers les secrets d'une délicate anatomie, la question n'aurait guère avancé. Comment est-il disposé, en effet, cet appareil nerveux qu'il s'agit d'atteindre pour paralyser l'insecte sans le tuer néanmoins? Et d'abord, où est-il? Dans la tête sans doute et suivant la longueur du dos, comme le cerveau et la moelle épinière des animaux supérieurs. — En cela grave erreur, dirait notre congrès: l'insecte est comme un animal renversé, qui marcherait sur le dos; c'est-à-dire qu'au lieu d'avoir la moelle épinière en haut, il l'a en bas, le long de la poitrine et du ventre. C'est donc à la face inférieure, et à cette face exclusivement que devra se pratiquer l'opération sur l'insecte à paralyser.
Cette difficulté levée, une autre se présente, autrement sérieuse. Armé de son scalpel, l'anatomiste peut porter la pointe de son instrument où bon lui semble, malgré des obstacles qu'il lui est loisible d'écarter. L'Hyménoptère n'a pas le choix. Sa victime est un coléoptère solidement cuirassé; son bistouri est l'aiguillon, arme fine, d'extrême délicatesse, qu'arrêterait invinciblement l'armure de corne. Quelques points seuls sont accessibles au frêle outil, savoir les articulations, uniquement protégées par une membrane sans résistance. En outre, les articulations des membres, quoique vulnérables, ne remplissent pas le moins du monde les conditions voulues, car par leur voie pourrait tout au plus s'obtenir une paralysie locale, mais non une paralysie générale, embrassant dans son ensemble l'organisme moteur. Sans lutte prolongée, qui pourrait lui devenir fatale, sans opérations répétées qui, trop nombreuses, pourraient compromettre la vie du patient, l'Hyménoptère doit abolir en un seul coup, si c'est possible, toute mobilité. Il lui est donc indispensable de porter son aiguillon sur des centres nerveux, foyer des facultés motrices, d'où s'irradient les nerfs qui se distribuent aux divers organes du mouvement. Or, ces foyers de locomotion, ces centres nerveux, consistent en un certain nombre de noyaux ou ganglions, plus nombreux dans la larve, moins nombreux dans l'insecte parfait, et, disposés sur la ligne médiane de la face inférieure en un chapelet à grains plus ou moins distants et reliés l'un à l'autre par un double ruban de substance nerveuse. Chez tous les insectes à l'état parfait, les ganglions dits thoraciques, c'est- à-dire ceux qui fournissent des nerfs aux ailes et aux pattes et président à leurs mouvements, sont au nombre de trois. Voilà les points qu'il s'agit d'atteindre. Leur action détruite d'une façon ou d'une autre, sera détruite aussi la possibilité de se mouvoir.
Deux voies se présentent pour arriver à ces centres moteurs avec l'outil si faible de l'Hyménoptère, l'aiguillon. L'une est l'articulation du cou avec le corselet; l'autre est l'articulation du corselet avec la suite du thorax, enfin entre la première et la seconde paire de pattes. La voie par l'articulation du cou ne convient guère: elle est trop éloignée des ganglions, eux-mêmes rapprochés de la base des pattes qu'ils animent. C'est à l'autre, uniquement à l'autre, qu'il faut frapper. — Ainsi dirait l'Académie où les Claude Bernard éclaireraient la question des lumières de leur profonde science. — Et c'est là, précisément là, entre la première et la seconde paire de pattes, sur la ligne médiane de la face inférieure, que l'Hyménoptère plonge son stylet. Par quelle docte intelligence est-il donc inspiré?
Choisir, pour y darder l'aiguillon, le point entre tous vulnérable, le point qu'un physiologiste versé dans la structure anatomique des insectes pourrait seul déterminer à l'avance, est encore fort loin de suffire: l'Hyménoptère a une difficulté bien plus grande à surmonter, et il la surmonte avec une supériorité qui vous saisit de stupeur. Les centres nerveux qui animent les organes locomoteurs de l'insecte parfait sont, disons-nous, au nombre de trois. Ils sont plus ou moins distants l'un de l'autre; quelquefois, mais rarement, rapprochés entre eux. Enfin, ils possèdent une certaine indépendance d'action, de telle sorte que la lésion de l'un d'eux n'amène, immédiatement du moins, que la paralysie des membres qui lui correspondent, sans trouble dans les autres ganglions, et les membres auxquels ces derniers président. Atteindre l'un après l'autre ces trois foyers moteurs, de plus en plus reculés en arrière, et cela par une voie unique, entre la première et la seconde paire de pattes, ne semble pas opération praticable pour l'aiguillon, trop court, et d'ailleurs si difficile à diriger en de pareilles conditions. Il est vrai que certains coléoptères ont les trois ganglions thoraciques très rapprochés, contigus presque; il en est d'autres chez lesquels les deux derniers sont complètement réunis, soudés, fondus ensemble. Il est aussi reconnu qu'à mesure que les divers noyaux nerveux tendent à se confondre et se centralisent davantage, les fonctions caractéristiques de l'animalité deviennent plus parfaites, et par suite, hélas! plus vulnérables. Voilà vraiment la proie qu'il faut aux Cerceris. Ces Coléoptères à centres moteurs rapprochés jusqu'à se toucher, assemblés même en une masse commune et de la sorte solidaires l'un de l'autre, seront à l'instant même paralysés d'un seul coup d'aiguillon; ou bien, s'il faut plusieurs coups de lancette, les ganglions à piquer seront tous là, du moins, réunis sous la pointe du dard.
Ces Coléoptères, proie éminemment facile à paralyser, quels sont- ils? Là est la question. La haute science d'un Claude Bernard planant dans les généralités fondamentales de l'organisation et de la vie ici, ne suffit plus; elle ne pourrait nous renseigner et nous guider dans ce choix entomologique. Je m'en rapporte à tout physiologiste sous les yeux de qui ces lignes pourront tomber. Sans recourir aux archives de sa bibliothèque, lui serait-il possible de dire les Coléoptères où peut se trouver pareille centralisation nerveuse; et même avec la bibliothèque, saura-t-il à l'instant où trouver les renseignements voulus? C'est qu'en effet, nous entrons maintenant dans les détails minutieux du spécialiste; la grande voie est laissée pour le sentier connu du petit nombre.
Ces documents nécessaires, je les trouve dans le beau travail de M. E. Blanchard, sur le système nerveux des insectes Coléoptères[8]. J'y vois que cette centralisation de l'appareil nerveux est l'apanage d'abord des Scarabéiens; mais la plupart sont trop gros: le Cerceris ne pourrait peut-être ni les attaquer, ni les emporter; d'ailleurs beaucoup vivent dans des ordures où l'Hyménoptère, lui si propre, n'irait pas les chercher. Les centres moteurs très-rapprochés se retrouvent encore chez les Histériens, qui vivent de matières immondes, au milieu des puanteurs cadavériques, et doivent par conséquent être abandonnés; chez les Scolytiens, qui sont de trop petite taille; et enfin chez les Buprestes et les Charançons.
Quel jour inattendu au milieu des obscurités primitives du problème! Parmi le nombre immense de Coléoptères sur lesquels sembleraient pouvoir se porter les déprédations des Cerceris, deux groupes seulement, les Charançons et les Buprestes, remplissent les conditions indispensables. Ils vivent loin de l'infection et de l'ordure, objets peut-être de répugnances invincibles pour le délicat chasseur; ils ont dans leurs nombreux représentants les tailles les plus variées, proportionnées à la taille des divers ravisseurs, qui peuvent ainsi choisir à leur convenance; ils sont beaucoup plus que tous les autres vulnérables au seul point où l'aiguillon de l'Hyménoptère puisse pénétrer avec succès, car en ce point se pressent, tous aisément accessibles au dard, les centres moteurs des pattes et des ailes. En ce point, pour les Charançons, les trois ganglions thoraciques sont très-rapprochés, les deux derniers même sont contigus; en ce même point, pour les Buprestes, le second et le troisième sont confondus en une seule et grosse masse, à peu de distance du premier. Et ce sont précisément des Buprestes et des Charançons que nous voyons chasser, à l'exclusion absolue de tout autre gibier, par les huit espèces de Cerceris dont l'approvisionnement en Coléoptères est constaté! Une certaine ressemblance intérieure, c'est-à-dire la centralisation de l'appareil nerveux, telle serait donc la cause qui, dans les repaires des divers Cerceris, fait entasser des victimes ne se ressemblant en rien pour le dehors.
Il y a dans ce choix, comme n'en ferait pas de plus judicieux un savoir transcendant, un tel concours de difficultés supérieurement bien résolues, que l'on se demande si l'on n'est pas dupe de quelque illusion involontaire, si des idées théoriques préconçues ne sont pas venues obscurcir la réalité des faits, enfin si la plume n'a pas décrit des merveilles imaginaires. Un résultat scientifique n'est solidement établi que lorsque l'expérience, répétée de toutes les manières, est venue toujours le confirmer. Soumettons donc à l'épreuve expérimentale l'opération physiologique que vient de nous enseigner le Cerceris tuberculé. S'il est possible d'obtenir artificiellement ce que l'Hyménoptère obtient avec son aiguillon, savoir l'abolition du mouvement et la longue conservation de l'opéré dans un état de parfaite fraîcheur; s'il est possible de réaliser cette merveille avec les Coléoptères que chasse le Cerceris, ou bien avec ceux qui présentent une centralisation nerveuse semblable, tandis qu'on ne peut y parvenir avec les Coléoptères à ganglions distants, faudra-t-il admettre, si difficile que l'on soit en matière de preuves, que l'Hyménoptère a, dans les inspirations inconscientes de son instinct, les ressources d'une sublime science. Voyons donc ce que dit l'expérimentation.
La manière d'opérer est des plus simples. Il s'agit, avec une aiguille, ou, ce qui est plus commode, avec la pointe bien acérée d'une plume métallique, d'amener une gouttelette de quelque liquide corrosif sur les centres moteurs thoraciques, en piquant légèrement l'insecte à la jointure du prothorax en arrière de la première paire de pattes. Le liquide que j'emploie est l'ammoniaque; mais il est évident que tout autre liquide ayant une action aussi énergique produirait les mêmes résultats. La plume métallique étant chargée d'ammoniaque comme elle le serait d'une très-petite goutte d'encre, j'opère la piqûre. Les effets ainsi obtenus diffèrent énormément, suivant que l'on expérimente sur des espèces dont les ganglions thoraciques sont rapprochés, ou sur des espèces où ces mêmes ganglions sont distants. Pour la première catégorie, mes expériences ont été faites sur des Scarabéiens, le Scarabée sacré et le Scarabée à large cou; sur des Buprestes, le Bupreste bronzé; enfin sur des Charançons, en particulier sur le Cléone que chasse le héros de ces observations. Pour la seconde catégorie, j'ai expérimenté sur des Carabiques: Carabes, Procustes, Chlaenies, Sphodres, Nébries; sur des Longicornes: Saperdes et Lamies; sur des Mélasomes: Blaps, Scaures, Asides.
Chez les Scarabées, les Buprestes et les Charançons, l'effet est instantané; tout mouvement cesse subitement sans convulsions, dès que la fatale gouttelette a touché les centres nerveux. La piqûre du Cerceris ne produit pas un anéantissement plus prompt. Rien de plus frappant que cette immobilité soudaine provoquée dans un vigoureux Scarabée sacré. Mais là ne s'arrête pas la ressemblance des effets produits par le dard de l'Hyménoptère et par la pointe métallique empoisonnée avec de l'ammoniaque. Les Scarabées, les Buprestes et les Charançons piqués artificiellement, malgré leur immobilité complète, conservent pendant trois semaines, un mois et même deux, la parfaite flexibilité de toutes les articulations et la fraîcheur normale des viscères. Chez eux, la défécation s'opère les premiers jours comme dans l'état habituel, et les mouvements peuvent être provoqués par le courant voltaïque. En un mot, ils se comportent absolument comme les Coléoptères sacrifiés par le Cerceris; il y a identité complète entre l'état où le ravisseur plonge ses victimes et celui qu'on produit, à volonté, en lésant les centres nerveux thoraciques avec de l'ammoniaque. Or, comme il est impossible d'attribuer à la gouttelette inoculée la conservation parfaite de l'insecte pendant un temps aussi long, il faut rejeter bien loin toute idée de liqueur antiseptique, et admettre que, malgré sa profonde immobilité, l'animal n'est pas réellement mort, qu'il lui reste encore une lueur de vie, maintenant quelque temps encore les organes dans leur fraîcheur normale, mais les abandonnant peu à peu pour les laisser enfin livrés à la corruption. Dans quelques cas d'ailleurs, l'ammoniaque ne produit l'anéantissement complet des mouvements que dans les pattes; et alors, l'action délétère du liquide ne s'étant pas sans doute étendue assez loin, les antennes conservent un reste de mobilité; et l'on voit l'animal, même plus d'un mois après l'inoculation, les retirer avec vivacité au moindre attouchement: preuve évidente que la vie n'a pas complètement abandonné ce corps inerte. Ce mouvement des antennes n'est pas rare non plus chez les Charançons blessés par le Cerceris.
L'inoculation de l'ammoniaque arrête toujours sur le champ les mouvements des Scarabées, des Charançons et des Buprestes; mais on ne parvient pas toujours à mettre l'animal dans l'état que je viens de décrire. Si la blessure est trop profonde, si la gouttelette instillée est trop forte, la victime meurt réellement, et au bout de deux ou trois jours, on n'a plus qu'un cadavre infect. Si la piqûre est trop faible, au contraire, l'animal, après un temps plus ou moins long d'un profond engourdissement, revient à lui, et recouvre au moins en partie ses mouvements. Le ravisseur lui-même peut parfois opérer maladroitement, tout comme l'homme, car j'ai pu constater cette espèce de résurrection dans une victime atteinte par le dard d'un Hyménoptère fouisseur. Le Sphex à ailes jaunes, dont l'histoire va bientôt nous occuper, entasse dans ses repaires de jeunes Grillons préalablement atteints par son stylet venimeux. J'ai retiré de l'un de ces repaires trois pauvres Grillons, dont la flaccidité extrême aurait dénoté la mort dans toute autre circonstance. Mais ici encore ce n'était qu'une mort apparente. Mis dans un flacon, ces Grillons se sont conservés en fort bon état, et toujours immobiles, pendant près de trois semaines. À la fin, deux se sont moisis, et le troisième a partiellement ressuscité, c'est-à-dire qu'il a recouvré le mouvement des antennes, des pièces de la bouche et, chose plus remarquable, des deux premières paires de pattes. Si l'habileté de l'Hyménoptère est parfois en défaut pour engourdir à jamais la victime, peut-on exiger des grossières expérimentations de l'homme une réussite constante!
Chez les Coléoptères de la seconde catégorie, c'est-à-dire chez ceux dont les ganglions thoraciques sont distants l'un de l'autre, l'effet produit par l'ammoniaque est tout à fait différent. Ce sont les Carabiques qui se montrent les moins vulnérables. Une piqûre qui aurait produit chez un gros Scarabée sacré l'anéantissement instantané des mouvements ne produit, même chez les Carabiques de médiocre taille, Chlaenie, Nébrie, Calathe, que des convulsions violentes et désordonnées. Peu à peu l'animal se calme, et, après quelques heures de repos, il reprend ses mouvements habituels, ne paraissant avoir rien éprouvé. Si l'on renouvelle l'épreuve sur le même individu, deux, trois, quatre fois, les résultats sont les mêmes, jusqu'à ce que, la blessure devenant trop grave, l'animal meure réellement, comme le prouvent son dessèchement et sa putréfaction, qui surviennent bientôt après.
Les Mélasomes et les Longicornes sont plus sensibles à l'action de l'ammoniaque. L'inoculation de la gouttelette corrosive les plonge assez rapidement dans l'immobilité et, après quelques convulsions, l'animal paraît mort. Mais cette paralysie, qui aurait persisté dans les Scarabées, les Charançons et les Buprestes, n'est ici que momentanée: du jour au lendemain, les mouvements reparaissent, aussi énergiques que jamais. Ce n'est qu'autant que la dose d'ammoniaque est d'une certaine force que les mouvements ne reparaissent plus; mais alors l'animal est mort, bien mort, car il ne tarde pas à tomber en putréfaction. Par les mêmes procédés, si efficaces sur les Coléoptères à ganglions rapprochés, il est donc impossible de provoquer une paralysie complète et persistante chez les Coléoptères à ganglions distants; on ne peut obtenir tout au plus qu'une paralysie momentanée se dissipant du jour au lendemain.
La démonstration est décisive: les Cerceris ravisseurs de Coléoptères se conforment, dans leur choix, à ce que pourraient seules enseigner la physiologie la plus savante et l'anatomie la plus fine. Vainement on s'efforcerait de ne voir là que des concordances fortuites: ce n'est pas avec le hasard que s'expliquent de telles harmonies.
CHAPITRE VI LE SPHEX À AILES JAUNES
Sous leur robuste armure, impénétrable au dard, les insectes coléoptères n'offrent au ravisseur porte-aiguillon qu'un seul point vulnérable. Ce défaut de la cuirasse est connu du meurtrier, qui plonge là son stylet empoisonné et atteint du même coup les trois centres moteurs, en choisissant les groupes Charançons et Buprestes, dont l'appareil nerveux possède un degré suffisant de centralisation. Mais que doit-il arriver lorsque la proie est un insecte non cuirassé, à peau molle, que l'hyménoptère peut poignarder ici ou là indifféremment, au hasard de la lutte, en un point quelconque du corps? Y a-t-il encore un choix dans les coups portés? Pareil à l'assassin qui frappe au coeur pour abréger les résistances compromettantes de sa victime, le ravisseur suit-il la tactique des Cerceris et blesse-t-il de préférence les ganglions moteurs? Si cela est, que doit-il arriver lorsque ces ganglions sont distants entre eux, et agissent avec assez d'indépendance pour que la paralysie de l'un n'entraîne pas la paralysie des autres? À ces questions va répondre l'histoire d'un chasseur de Grillons, le Sphex à ailes jaunes (Sphex flavipennis).
C'est vers la fin du mois de juillet que le Sphex à ailes jaunes déchire le cocon qui l'a protégé jusqu'ici et s'envole de son berceau souterrain. Pendant tout le mois d'août, on le voit communément voltiger, à la recherche de quelque gouttelette mielleuse, autour des têtes épineuses du chardon-roland, la plus commune des plantes robustes qui bravent impunément les feux caniculaires de ce mois. Mais cette vie insouciante est de courte durée, car dès les premiers jours de septembre, le Sphex est à sa rude tâche de pionnier et de chasseur. C'est ordinairement quelque plateau de peu d'étendue, sur les berges élevées des chemins, qu'il choisit pour l'établissement de son domicile, pourvu qu'il y trouve deux choses indispensables: un sol aréneux facile à creuser et du soleil. Du reste aucune précaution n'est prise pour abriter le domicile contre les pluies de l'automne et les frimas de l'hiver. Un emplacement horizontal, sans abri, battu par la pluie et les vents, lui convient à merveille, avec la condition cependant d'être exposé au soleil. Aussi, lorsqu'au milieu de ses travaux de mineur, une pluie abondante survient, c'est pitié de voir, le lendemain, les galeries en construction bouleversées, obstruées de sable et finalement abandonnées.
Rarement le Sphex se livre solitaire à son industrie; c'est par petites tribus de dix, vingt pionniers ou davantage que l'emplacement élu est exploité. Il faut avoir passé quelques journées en contemplation devant l'une de ces bourgades, pour se faire une idée de l'activité remuante, de la prestesse saccadée, de la brusquerie de mouvements de ces laborieux mineurs. Le sol est rapidement attaqué avec les râteaux des pattes antérieures: canis instar, comme dit Linné. Un jeune chien ne met pas plus de fougue à fouiller le sol pour jouer. En même temps, chaque ouvrier entonne sa joyeuse chanson, qui se compose d'un bruit strident, aigu, interrompu à de très-courts intervalles, et modulé par les vibrations des ailes et du thorax. On dirait une troupe de gais compagnons se stimulant au travail par un rythme cadencé. Cependant le sable vole, retombant en fine poussière sur leurs ailes frémissantes, et le gravier trop volumineux, arraché grain à grain, roule loin du chantier. Si la pièce résiste trop, l'insecte se donne de l'élan avec une note aigre qui fait songer aux ahans! dont le fendeur de bois accompagne un coup de hache. Sous les efforts redoublés des tarses et des mandibules, l'antre ne tarde pas à se dessiner; l'animal peut déjà y plonger en entier. C'est alors une vive alternative de mouvements en avant pour détacher de nouveaux matériaux, et de mouvements de recul pour balayer au dehors les débris. Dans ce va-et-vient précipité, le Sphex ne marche pas, il s'élance, comme poussé par un ressort; il bondit, l'abdomen palpitant, les antennes vibrantes, tout le corps enfin animé d'une sonore trépidation. Voilà le mineur dérobé aux regards; on entend encore sous terre son infatigable chanson, tandis qu'on entrevoit, par intervalles, ses jambes postérieures, poussant à reculons une ondée de sable jusqu'à l'orifice du terrier. De temps à autre, le Sphex interrompt son travail souterrain, soit pour venir s'épousseter au soleil, se débarrasser des grains de poussière qui, en s'introduisant dans ses fines articulations, gênent la liberté de ses mouvements, soit pour opérer dans les alentours une ronde de reconnaissance. Malgré ces interruptions, qui d'ailleurs sont de courte durée, dans l'intervalle de quelques heures la galerie est creusée, et le Sphex vient sur le seuil de sa porte chanter son triomphe et donner le dernier poli au travail, en effaçant quelques inégalités, en enlevant quelques parcelles terreuses dont son oeil clairvoyant peut seul discerner les inconvénients.
Des nombreuses tribus de Sphex que j'ai visitées, une surtout m'a laissé de vifs souvenirs à cause de son originale installation. Sur le bord d'une grande route s'élevaient de petits tas de boue retirée des rigoles latérales par la pelle du cantonnier. L'un de ces tas, depuis longtemps desséchés au soleil, formait un monticule conique, un gros pain de sucre d'un demi-mètre de haut. L'emplacement avait plu aux Sphex, qui s'y étaient établis en une bourgade comme je n'en ai jamais depuis rencontré de plus populeuse. De la base au sommet, le cône de boue sèche était criblé de terriers, lui donnant l'aspect d'une énorme éponge. À tous les étages, c'était une animation fiévreuse, un va-et-vient affairé, qui mettait en mémoire les scènes de quelque grand chantier lorsque le travail presse. Grillons traînés par les antennes sur les pentes de la cité conique, emmagasinement des vivres dans le garde-manger des cellules, ruissellement de poussière hors des galeries en voie d'excavation, poudreuses faces des mineurs apparaissant par intervalles aux orifices des couloirs, continuelles entrées et continuelles sorties, parfois un Sphex en ses courts loisirs gravissant la cime du cône pour jeter peut-être, du haut de ce belvédère, un regard de satisfaction sur l'ensemble des travaux; quel spectacle propre à me tenter, à me faire désirer d'emporter avec moi la bourgade entière et ses habitants! Essayer était même inutile: la masse était trop lourde on ne déracine pas ainsi un village de ses fondations pour le transplanter ailleurs.
Revenons donc au Sphex travaillant en plaine, dans un sol naturel, ce qui est le cas de beaucoup le plus fréquent. Aussitôt le terrier creusé, la chasse commence. Mettons à profit les courses lointaines de l'hyménoptère, à la recherche du gibier, pour examiner le domicile. L'emplacement général d'une colonie de Sphex est, disons-nous, un terrain horizontal. Cependant le sol n'y est pas tellement uni, qu'on n'y trouve quelques petits mamelons couronnés d'une touffe de gazon ou d'armoise, quelques plis consolidés par les maigres racines de la végétation qui les recouvre; c'est sur le flanc de ces rides qu'est établi le repaire du Sphex. La galerie se compose d'abord d'une portion horizontale, de deux à trois pouces de profondeur et servant d'avenue à la retraite cachée, destinée aux provisions et aux larves. C'est dans ce vestibule que le Sphex s'abrite pendant le mauvais temps; c'est là qu'il se retire la nuit et se repose le jour quelques instants, montrant seulement au dehors sa face expressive, ses gros yeux effrontés. À la suite du vestibule survient un coude brusque, plongeant plus ou moins obliquement à une profondeur de deux à trois pouces encore, et terminé par une cellule ovalaire d'un diamètre un peu plus grand et dont l'axe le plus long est couché suivant l'horizontale. Les parois de la cellule ne sont crépies d'aucun ciment particulier; mais, malgré leur nudité, on voit qu'elles ont été l'objet d'un travail plus soigné. Le sable y est tassé, égalisé avec soin sur le plancher, sur le plafond, sur les côtés, pour éviter des éboulements, et pour effacer les aspérités qui pourraient blesser le délicat épiderme de la larve. Enfin cette cellule communique avec le couloir par une entrée étroite, juste suffisante pour laisser passer le Sphex chargé de sa proie.
Quand cette première cellule est munie d'un oeuf et des provisions nécessaires, le Sphex en mure l'entrée, mais il n'abandonne pas encore son terrier. Une seconde cellule est creusée à côté de la première et approvisionnée de la même façon, puis une troisième et quelquefois enfin une quatrième. C'est alors seulement que le Sphex rejette dans le terrier tous les déblais amassés devant la porte, et qu'il efface complètement les traces extérieures de son travail. Ainsi, à chaque terrier, il correspond ordinairement trois cellules, rarement deux, et plus rarement encore quatre. Or, comme l'apprend l'autopsie de l'insecte, on peut évaluer à une trentaine le nombre des oeufs pondus, ce qui porte à dix le nombre des terriers nécessaires. D'autre part, les travaux ne commencent guère avant septembre, et sont achevés à la fin de ce mois. Par conséquent, le Sphex ne peut consacrer à chaque terrier et à son approvisionnement que deux ou trois jours au plus. On conviendra que l'active bestiole n'a pas un moment à perdre, lorsque, en si peu de temps, elle doit creuser le gîte, se procurer une douzaine de grillons, les transporter quelquefois de loin à travers mille difficultés, les mettre en magasin et boucher enfin le terrier. Et puis d'ailleurs, il y a des journées où le vent rend la chasse impossible, des journées pluvieuses, ou même seulement sombres, qui suspendent tout travail. On conçoit d'après cela que le Sphex ne peut donner à ses constructions la solidité peut-être séculaire que les Cerceris tuberculés donnent à leurs profondes galeries. Ces derniers se transmettent d'une génération à l'autre leurs demeures solides, chaque année plus profondément encavées, qui m'ont mis tout en nage lorsque j'ai voulu les visiter, et qui même, le plus souvent, ont triomphé de mes efforts et de mes instruments de fouille. Le Sphex n'hérite pas du travail de ses devanciers: il a tout à faire et rapidement. Sa demeure est la tente d'un jour, qu'on dresse à la hâte pour la lever le lendemain. En compensation, les larves recouvertes seulement d'une mince couche de sable, savent elles-mêmes suppléer à l'abri que leur mère n'a pu leur créer: elles savent se revêtir d'une triple et quadruple enveloppe imperméable, bien supérieure au mince cocon des Cerceris.
Mais voici venir bruyamment un Sphex qui, de retour de la chasse, s'arrête sur un buisson voisin et soutient par une antenne, avec les mandibules, un volumineux Grillon, plusieurs fois aussi pesant que lui. Accablé sous le poids, un instant il se repose. Puis il reprend sa capture entre les pattes, et par un suprême effort, franchit d'un seul trait la largeur du ravin qui le sépare de son domicile. Il s'abat lourdement sur le plateau où je suis en observation, au milieu même d'une bourgade de Sphex. Le reste du trajet s'effectue à pied. L'hyménoptère que ma présence n'intimide en rien, est à califourchon sur sa victime, et s'avance, la tête haute et fière, tirant par une antenne, à l'aide de ses mandibules, le Grillon qui traîne entre ses pattes. Si le sol est nu, le transport s'effectue sans encombre; mais si quelque touffe de gramen étend en travers de la route à parcourir, le réseau de ses stolons, il est curieux de voir la stupéfaction du Sphex lorsqu'une de ces cordelettes vient tout à coup à paralyser ses efforts; il est curieux d'être témoin de ses marches et contre- marches, de ses tentatives réitérées, jusqu'à ce que l'obstacle soit surmonté, soit par le secours des ailes, soit par un détour habilement calculé. Le Grillon est enfin amené à destination, et se trouve placé de manière que ses antennes arrivent précisément à l'orifice du terrier. Le Sphex abandonne alors sa proie, et descend précipitamment au fond du souterrain. Quelques secondes après, on le voit reparaître, montrant la tête au dehors, et jetant un petit cri allègre. Les antennes du Grillon sont à sa portée; il les saisit et le gibier est prestement descendu au fond du repaire.
Je me demande encore, sans pouvoir trouver une solution suffisamment motivée, pourquoi cette complication de manoeuvres au moment d'introduire le Grillon dans le terrier. Au lieu de descendre seul dans son gîte pour reparaître après, et reprendre la proie quelques temps abandonnée sur le seuil de la porte, le Sphex n'aurait-il pas plutôt fait de continuer à traîner le Grillon dans sa galerie, comme il le fait à l'air libre, puisque la largeur du souterrain le permet, ou bien de l'entraîner à sa suite et pénétrant lui-même le premier à reculons? Les divers hyménoptères déprédateurs que j'ai pu observer jusqu'ici entraînent immédiatement, sans aucun préliminaire, au fond de leurs cellules, le gibier retenu sous le ventre à l'aide des mandibules et des pattes intermédiaires. Le Cerceris de L. Dufour commence à compliquer ses manoeuvres, puisque, après avoir momentanément déposé son Bupreste à la porte du logis souterrain, il entre tout aussitôt à reculons dans sa galerie pour saisir alors la victime avec les mandibules et l'entraîner au fond du clapier. Il y a encore loin de cette tactique à celle qu'adoptent en pareil cas les chasseurs de Grillons. Pourquoi cette visite domiciliaire qui précède invariablement l'introduction du gibier? Ne se peut-il pas qu'avant de descendre avec un fardeau embarrassant, le Sphex ne juge prudent de donner un coup d'oeil au fond du logis pour s'assurer que tout y est en ordre, pour chasser au besoin quelque parasite effronté qui aurait pu s'y introduire en son absence? Quel est alors ce parasite? Divers Diptères, moucherons de rapine, des Tachinaires surtout, veillent aux portes de tous les hyménoptères chasseurs, épiant le moment favorable de déposer leurs oeufs sur le gibier d'autrui; mais aucun ne pénètre dans le domicile et ne se hasarde dans des couloirs obscurs où le propriétaire, s'il venait par malheur à s'y trouver, leur ferait peut-être chèrement payer leur audace. Le Sphex, tout comme les autres, paie son tribut aux rapines des Tachinaires; mais ceux-ci n'entrent jamais dans le terrier pour commettre leur méfait. N'ont-ils pas d'ailleurs tout le temps nécessaire pour déposer leurs oeufs sur le Grillon? S'ils sont vigilants, ils sauront bien profiter de l'abandon momentané de la victime pour lui confier leur postérité. Quelque danger plus grand encore menace donc le Sphex, puisque sa descente préalable au fond du terrier est pour lui d'une si impérieuse nécessité.
Voici le seul fait d'observation qui puisse jeter quelque jour sur le problème. Au milieu d'une colonie de Sphex en pleine activité, colonie d'où tout autre hyménoptère est habituellement exclu, j'ai surpris un jour un giboyeur de genre différent, un Tachytes nigra, transportant un à un, sans se presser, avec le plus grand sang-froid, au milieu de la foule où il n'était qu'un intrus, des grains de sable, des brins de petites tiges sèches et autres menus matériaux, pour boucher un terrier de même calibre que les terriers voisins du Sphex. Ce travail était fait trop consciencieusement pour qu'il fût permis de douter de la présence de l'oeuf de l'ouvrier dans le souterrain. Un Sphex aux démarches inquiètes, apparemment légitime propriétaire du terrier, ne manquait pas, chaque fois que l'hyménoptère étranger pénétrait dans la galerie, de s'élancer à sa poursuite; mais il ressortait brusquement, comme effrayé, suivi de l'autre qui, impassible, continuait son oeuvre. J'ai visité ce terrier, évidemment objet de litige entre les deux hyménoptères, et j'y ai trouvé une cellule approvisionnée de quatre Grillons. Le soupçon fait presque place à la certitude: ces provisions dépassent, et de beaucoup, les besoins d'une larve de Tachytes, de moitié au moins plus petit que le Sphex. Celui que son impassibilité, ses soins à boucher le terrier, auraient d'abord fait prendre pour le maître du logis, n'était en réalité qu'un usurpateur. Comment le Sphex, bien plus gros, plus vigoureux que son adversaire, se laisse-t-il impunément dépouiller, se bornant à des poursuites sans résultat, et fuyant lâchement lorsque l'intrus, qui n'a pas même l'air de s'apercevoir de sa présence, se retourne pour sortir du terrier? Est-ce que, chez les insectes comme chez l'homme, la première chance de succès serait de l'audace, encore de l'audace et toujours de l'audace? L'usurpateur certes n'en manquait pas. Je le vois encore, avec un calme imperturbable, aller et venir devant le débonnaire Sphex, qui trépigne d'impatience sur place mais sans oser fondre sur le pillard.
Ajoutons qu'en d'autres circonstances, à diverses reprises, j'ai trouvé le même hyménoptère, parasite présumé, enfin le Tachyte noir, traînant un Grillon par une antenne. Était-ce un gibier légitimement acquis? J'aimerais à le croire; mais les allures indécises de l'insecte qui s'en allait vagabondant par les ornières des chemins, comme à la recherche d'un terrier à sa convenance, m'ont toujours laissé des soupçons. Je n'ai jamais assisté à ses travaux de fouille, s'il se livre en réalité aux fatigues de l'excavation. Chose plus grave: je l'ai vu abandonner son gibier à la voirie, ne sachant peut-être qu'en faire, faute d'un terrier où le déposer. Pareil gaspillage me semble indice de bien mal acquis, et je me demande si le Grillon ne provient pas d'un larcin fait au Sphex à l'instant où celui-ci abandonne sa proie sur le seuil de sa porte. Mes soupçons planent également sur le _Tachytes obsoleta, _ceinturé de blanc à l'abdomen comme le Sphex albisecta, et qui nourrit ses larves avec des Criquets pareils à ceux que chasse ce dernier. Je ne l'ai jamais vu creuser des galeries, mais je l'ai surpris traînant un Criquet que n'aurait pas désavoué le Sphex. Cette identité des provisions de bouche dans des espèces de genres différents me donne à réfléchir sur la légitimité du butin. Disons enfin, pour réparer en partie les atteintes que mes soupçons pourraient porter à la réputation du genre, que j'ai été témoin oculaire de la capture très-loyale d'un petit Criquet encore sans ailes par le Tachytes tarsina; que j'ai vu celui-ci creuser des cellules et les approvisionner avec une proie vaillamment acquise.
Je n'ai donc que des soupçons à proposer pour expliquer l'opiniâtreté des Sphex à descendre au fond de leurs souterrains avant d'y introduire le gibier. Auraient-ils un autre but que celui de déloger un parasite survenu en leur absence? C'est ce que je désespère de savoir, car qui pourra jamais interpréter les mille manoeuvres de l'instinct? Pauvre raison humaine, qui ne sait pas se rendre compte de la sapience d'un Sphex!
Quoi qu'il en soit, il est constaté que ces manoeuvres sont d'une singulière invariabilité. Je citerai à ce sujet une expérience qui m'a vivement intéressé. Voici le fait: au moment où le Sphex opère sa visite domiciliaire, je prends le Grillon, abandonné à l'entrée du logis, et le place quelques pouces plus loin. Le Sphex remonte, jette son cri ordinaire, regarde étonné de çà et de là, et voyant son gibier trop loin, il sort de son trou pour aller le saisir et le ramener dans la position voulue. Cela fait, il redescend encore, mais seul. Même manoeuvre de ma part, même désappointement du Sphex à son arrivée. Le gibier est encore rapporté au bord du trou, mais l'hyménoptère descend toujours seul; et ainsi de suite, tant que ma patience n'est pas lassée. Coup sur coup, une quarantaine de fois, j'ai répété la même épreuve sur le même individu; son obstination a vaincu la mienne, et sa tactique n'a jamais varié.
Constatée chez tous les Sphex qu'il me prit désir d'expérimenter dans la même bourgade, l'inflexible obstination que je viens de décrire ne laissa pas de me tourmenter l'esprit quelque temps. L'insecte, me disais-je, obéirait donc à une inclination fatale, que les circonstances ne peuvent modifier en rien; ses actes seraient invariablement réglés, et la faculté d'acquérir la moindre expérience, à ses propres dépens, lui serait étrangère. De nouvelles observations modifièrent cette manière de voir, trop absolue.
L'année d'après, en temps opportun, je visite le même point. Pour creuser les terriers, la génération nouvelle a hérité de l'emplacement élu par la génération précédente; elle a aussi fidèlement hérité de ses tactiques: l'expérience du Grillon reculé donne les mêmes résultats. Tels étaient les Sphex de l'année passée, tels sont ceux de l'année présente, également obstinés dans une infructueuse manoeuvre. L'erreur allait s'aggravant, lorsqu'une bonne fortune me met en présence d'une autre colonie de Sphex dans un canton éloigné du premier. Je recommence mes essais. Après deux ou trois épreuves dont le résultat est pareil à celui que j'ai si souvent obtenu, le Sphex se met à califourchon sur le Grillon, le saisit avec les mandibules par les antennes et l'entraîne immédiatement dans le terrier. Qui fut sot? ce fut l'expérimentateur déjoué par le malin hyménoptère. Aux autres trous, qui plus tôt, qui plus tard, ses voisins éventent pareillement mes perfidies et pénètrent dans leur domicile avec le gibier, au lieu de s'obstiner à l'abandonner un instant sur le seuil pour le saisir après. Que veut dire ceci? La peuplade que j'examine aujourd'hui, issue d'une autre souche, car les fils reviennent à l'emplacement choisi par les aïeux, est plus habile que la peuplade de l'an passé. L'esprit de ruse se transmet: il y a des tribus plus habiles et des tribus plus simples, apparemment suivant les facultés des pères. Pour les Sphex, comme pour nous, l'esprit change avec la province. — Le lendemain, en une autre localité, je recommence l'épreuve du Grillon. Elle me réussit indéfiniment. J'étais tombé sur une tribu à vues obtuses, une vraie bourgade de Béotiens, comme dans mes premières observations.
CHAPITRE VII LES TROIS COUPS DE POIGNARD
C'est sans doute au moment d'immoler le Grillon que le Sphex déploie ses plus savantes ressources; il importe donc de constater la manière dont la victime est sacrifiée. Instruit par mes tentatives multipliées dans le but d'observer les manoeuvres de guerre des Cerceris, j'ai immédiatement appliqué aux Sphex la méthode qui m'avait réussi avec les premiers, méthode consistant à enlever la proie au chasseur et à la remplacer aussitôt par une autre vivante. Cette substitution est d'autant plus facile, que nous avons vu le Sphex lâcher lui-même sa capture pour descendre un instant seul au fond du terrier. Son audacieuse familiarité, qui le porte à venir saisir au bout de vos doigts et jusque sur votre main le Grillon qu'on vient de lui ravir et qu'on lui offre de nouveau, se prête encore à merveille à l'heureuse issue de l'expérience, en permettant d'observer de très-près tous les détails du drame.
Trouver des Grillons vivants, c'est encore chose facile: il n'y a qu'à soulever les premières pierres venues pour en trouver de tapis à l'abri du soleil. Ces Grillons sont des jeunes de l'année, n'ayant encore que des ailes rudimentaires, et qui, dépourvus de l'industrie de l'adulte, ne savent pas encore se creuser ces profondes retraites où ils seraient à l'abri des investigations des Sphex. En peu d'instants me voilà possesseur d'autant de Grillons vivants que je peux en désirer. Voilà tous mes préparatifs faits. Je me hisse au haut de mon observatoire, je m'établis sur le plateau au centre de la bourgade des Sphex, et j'attends.
Un chasseur survient, charrie son Grillon jusqu'à l'entrée du logis et pénètre seul dans son terrier. Ce Grillon est rapidement enlevé et remplacé, mais à quelque distance du trou, par un des miens. Le ravisseur revient, regarde et court saisir la proie trop éloignée. Je suis tout yeux, tout attention. Pour rien au monde, je ne céderais ma part du dramatique spectacle auquel je vais assister. Le Grillon effrayé s'enfuit en sautillant; le Sphex le serre de près, l'atteint, se précipite sur lui. C'est alors au milieu de la poussière un pêle-mêle confus, où tantôt vainqueur, tantôt vaincu, chaque champion occupe tour à tour le dessus ou le dessous dans la lutte. Le succès, un instant balancé, couronne enfin les efforts de l'agresseur. Malgré ses vigoureuses ruades, malgré les coups de tenaille de ses mandibules, le Grillon est terrassé, étendu sur le dos.
Les dispositions du meurtrier sont bientôt prises. Il se met ventre à ventre avec son adversaire, mais en sens contraire, saisit avec les mandibules l'un ou l'autre des filets terminant l'abdomen du Grillon, et maîtrise avec les pattes de devant les efforts convulsifs des grosses cuisses postérieures. En même temps, ses pattes intermédiaires étreignent les flancs pantelants du vaincu, et ses pattes postérieures s'appuyant, comme deux leviers, sur la face, font largement bâiller l'articulation du cou. Le Sphex recourbe alors verticalement l'abdomen de manière à ne présenter aux mandibules du Grillon qu'une surface convexe insaisissable; et l'on voit, non sans émotion, son stylet empoisonné plonger une première fois dans le cou de la victime, puis une seconde fois dans l'articulation des deux segments antérieurs du thorax, puis encore vers l'abdomen. En bien moins de temps qu'il n'en faut pour le raconter, le meurtre est consommé, et le Sphex, après avoir réparé le désordre de sa toilette, s'apprête à charrier au logis la victime, dont les membres sont encore animés des frémissements de l'agonie.
Arrêtons-nous un instant sur ce que présente d'admirable la tactique de guerre dont je viens de donner un pâle aperçu. Les Cerceris s'attaquent à un adversaire passif, incapable de fuir, presque privé d'armes offensives, et dont toutes les chances de salut résident en une solide cuirasse, dont le meurtrier sait toutefois trouver le point faible. Mais ici, quelles différences! La proie est armée de mandibules redoutables, capables d'éventrer l'agresseur si elles parviennent à le saisir; elle est pourvue de deux pattes vigoureuses, véritables massues hérissées d'un double rang d'épines acérées, qui peuvent tour à tour servir au Grillon pour bondir loin de son ennemi, ou pour le culbuter sous de brutales ruades. Aussi voyez quelles précautions, de la part du Sphex, avant de faire manoeuvrer son aiguillon. La victime, renversée sur le dos, ne peut, faute de point d'appui, faire usage, pour s'évader, de ses leviers postérieurs, ce qu'elle ne manquerait pas de faire si elle était attaquée dans la station normale, comme le sont les gros Charançons du Cerceris tuberculé. Ses jambes épineuses, maîtrisées par les pattes antérieures du Sphex, ne peuvent non plus agir comme armes offensives; et ses mandibules, retenues à distance par les pattes postérieures de l'hyménoptère, s'entr'ouvrent menaçantes, mais sans pouvoir rien saisir. Mais ce n'est pas assez pour le Sphex de mettre sa victime dans l'impossibilité de lui nuire; il lui faut encore la tenir si étroitement garrottée, qu'elle ne puisse faire le moindre mouvement capable de détourner l'aiguillon des points où doit être instillée la goutte de venin; et c'est probablement dans le but de paralyser les mouvements de l'abdomen qu'est saisi l'un des filets qui le terminent. Non, si une imagination féconde s'était donné le champ libre pour inventer à plaisir le plan d'attaque, elle n'eût pas trouvé mieux; et il est douteux que les athlètes des antiques palestres, en se prenant corps à corps avec un adversaire, eussent des attitudes calculées avec plus de science.
Je viens de dire que l'aiguillon est dardé à plusieurs reprises dans le corps du patient: d'abord sous le cou, puis en arrière du prothorax, puis enfin vers la naissance de l'abdomen. C'est dans ce triple coup de poignard que se montrent, dans toute leur magnificence, l'infaillibilité, la science infuse de l'instinct. Rappelons d'abord les principales conséquences où nous a conduits la précédente étude sur le Cerceris. Les victimes des Hyménoptères dont les larves vivent de proie ne sont pas de vrais cadavres, malgré leur immobilité parfois complète. Chez elles, il y a simple paralysie totale ou partielle des mouvements, il y a anéantissement plus ou moins complet de la vie animale; mais la vie végétative, la vie des organes de nutrition, se maintient longtemps encore, et préserve de la décomposition la proie que la larve ne doit dévorer qu'à une époque assez reculée. Pour produire cette paralysie, les Hyménoptères chasseurs emploient précisément les procédés que la science avancée de nos jours pourrait suggérer aux physiologistes expérimentateurs, c'est-à-dire la lésion, au moyen de leur dard vénénifère, des centres nerveux qui animent les organes locomoteurs. On sait, en outre, que les divers centres ou ganglions de la chaîne nerveuse des animaux articulés sont, dans une certaine limite, indépendants les uns des autres dans leur action; de telle sorte que la lésion de l'un d'eux n'entraîne, immédiatement du moins, que la paralysie du segment correspondant; et ceci est d'autant plus exact que les divers ganglions sont plus séparés, plus distants l'un de l'autre. S'ils sont, au contraire, soudés ensemble, la lésion de ce centre commun amène la paralysie de tous les segments où se distribuent ses ramifications. C'est le cas qui se présente chez les Buprestes et les Charançons, que les Cerceris paralysent d'un seul coup d'aiguillon dirigé vers la masse commune des centres nerveux du thorax. Mais ouvrons un Grillon. Qu'y trouvons-nous pour animer les trois paires de pattes? On y trouve ce que le Sphex savait fort bien avant les anatomistes: trois centres nerveux largement distants l'un de l'autre. De là, la sublime logique de ces coups d'aiguillon réitérés à trois reprises. Science superbe, humiliez-vous!
Non plus que les Charançons atteints par le dard des Cerceris, les Grillons sacrifiés par le Sphex à ailes jaunes ne sont réellement morts, malgré des apparences qui peuvent en imposer. La flexibilité des téguments des victimes peut ici, en traduisant fidèlement les moindres mouvements internes, dispenser des moyens artificiels que j'ai employés pour constater la présence d'un reste de vie dans les Cléones du Cerceris tuberculé. En effet, si l'on observe assidûment un Grillon étendu sur le dos, une semaine, quinze jours même et davantage après le meurtre, on voit, à de longs intervalles, l'abdomen exécuter de profondes pulsations. Assez souvent on peut constater encore quelques frémissements dans les palpes, et des mouvements très-prononcés de la part des antennes ainsi que des filets abdominaux, qui s'écartent en divergeant, puis se rapprochent tout à coup. En tenant les Grillons sacrifiés dans des tubes de verre, je suis parvenu à les conserver pendant un mois et demi avec toute leur fraîcheur. Par conséquent les larves de Sphex, qui vivent moins de quinze jours avant de s'enfermer dans leurs cocons, ont, jusqu'à la fin de leur banquet, de la chair fraîche assurée.
La chasse est terminée. Les trois ou quatre Grillons qui forment l'approvisionnement d'une cellule sont méthodiquement empilés, couchés sur le dos, la tête au fond de la cellule, les pieds à l'entrée. Un oeuf est pondu sur l'un d'eux. Il reste à clore le terrier. Le sable provenant de l'excavation et amassé devant la porte du logis est prestement balayé à reculons dans le couloir. De temps en temps, des grains de gravier assez volumineux sont choisis un à un, en grattant le tas de déblais avec les pattes de devant, et transportés avec les mandibules pour consolider la masse pulvérulente. S'il n'en trouve pas de convenable à sa portée, l'hyménoptère va à leur recherche dans le voisinage, et paraît en faire un choix scrupuleux, comme le ferait un maçon des maîtresses pièces de sa construction. Des débris végétaux, de menus fragments de feuilles sèches, sont également employés. En peu d'instants, toute trace extérieure de l'édifice souterrain a disparu, et si l'on n'a pas eu soin de marquer d'un signe l'emplacement du domicile, il est impossible à l'oeil le plus attentif de le retrouver. Cela fait, un nouveau terrier est creusé, approvisionné et muré autant de fois que le demande la richesse des ovaires. La ponte achevée, l'animal recommence sa vie insouciante et vagabonde, jusqu'à ce que les premiers froids viennent mettre fin à une vie si bien remplie.
La tâche du Sphex est accomplie; je terminerai la mienne par l'examen de son arme. L'organe destiné à l'élaboration du venin se compose de deux tubes élégamment ramifiés, aboutissant séparément dans un réservoir commun ou ampoule en forme de poire.
De cette ampoule part un canal délié qui plonge dans l'axe du stylet, et amène à son extrémité la gouttelette empoisonnée. Le stylet n'a que des dimensions très-exiguës, auxquelles on ne s'attendrait pas d'après la taille du Sphex, et surtout d'après les effets que sa piqûre produit sur les Grillons. La pointe est parfaitement lisse, tout à fait dépourvue de ces dentelures dirigées en arrière qu'on trouve dans l'aiguillon de l'Abeille domestique. La raison en est évidente. L'Abeille ne se sert de son aiguillon que pour venger une injure, même aux dépens de sa vie, les dentelures du dard s'opposant à son issue de la plaie et amenant ainsi des ruptures mortelles dans les viscères de l'extrémité de l'abdomen. Qu'aurait fait le Sphex d'une arme qui lui aurait été fatale à sa première expédition? En supposant même qu'avec des dentelures, le dard puisse se retirer, je doute qu'aucun hyménoptère, se servant avant tout de son arme pour blesser le gibier destiné à ses larves, soit pourvu d'un aiguillon dentelé. Pour lui, le dard n'est pas une arme de luxe, qu'on dégaine pour la satisfaction de la vengeance, plaisir des Dieux, dit-on, mais plaisir bien coûteux, puisque la vindicative Abeille le paie quelquefois de sa vie; c'est un instrument de travail, un outil, duquel dépend l'avenir des larves. Il doit donc être d'un emploi facile dans la lutte avec la proie saisie; il doit plonger dans les chairs et en sortir sans hésitation aucune, condition bien mieux remplie avec une lame unie qu'avec une lame barbelée.
J'ai voulu m'assurer à mes dépens si la piqûre du Sphex est bien douloureuse, elle qui terrasse avec une effrayante rapidité de robustes victimes. Eh bien! je le confesse avec une haute admiration, cette piqûre est insignifiante et ne peut nullement se comparer, pour l'intensité de la douleur, aux piqûres des Abeilles et des Guêpes irascibles. Elle est si peu douloureuse, qu'au lieu de faire usage de pinces, je prenais sans scrupule avec les doigts les Sphex vivants dont j'avais besoin dans mes recherches. Je peux en dire autant des divers Cerceris, des Philanthes, des Palares, des énormes Scolies même, dont la vue seule inspire l'effroi et, en général, de tous les hyménoptères déprédateurs que j'ai pu observer. J'en excepte les chasseurs d'Araignées, les Pompiles, et encore leur piqûre est bien inférieure à celle des Abeilles.
Une dernière remarque. On sait avec quelle fureur les hyménoptères armés d'un dard uniquement pour leur défense, les Guêpes par exemple, se précipitent sur l'audacieux qui trouble leur domicile, et punissent sa témérité. Ceux dont le dard est destiné au gibier sont au contraire très-pacifiques, comme s'ils avaient conscience de l'importance qu'a, pour leur famille, la gouttelette venimeuse de leur ampoule. Cette gouttelette est la sauvegarde de leur race, volontiers je dirais son gagne-pain; aussi ne la dépensent-ils qu'avec économie et dans les circonstances solennelles de la chasse, sans faire parade d'un courage vindicatif. Établi au milieu des peuplades de nos divers hyménoptères chasseurs, dont je bouleversais les nids, ravissais les larves et les provisions, il ne m'est pas arrivé une seule fois d'être puni par un coup d'aiguillon. Il faut saisir l'animal pour le décider à faire usage de son arme; et encore ne parvient-il pas toujours à transpercer l'épiderme si l'on ne met à sa portée une partie plus délicate que les doigts, le poignet par exemple.
CHAPITRE VIII LA LARVE ET LA NYMPHE
L'oeuf du Sphex à ailes jaunes est blanc, allongé, cylindrique, un peu courbé en arc, et mesure de trois à quatre millimètres en longueur. Au lieu d'être pondu au hasard, sur un point quelconque de la victime, il est au contraire, déposé sur un point privilégié et invariable, enfin il est placé en travers de la poitrine du Grillon, un peu par côté, entre la première et la seconde paire de pattes. Celui du Sphex à bordures blanches et celui du Sphex languedocien occupent une position semblable, le premier sur la poitrine d'un Criquet, le second sur la poitrine d'une Éphippigère. Il faut que le point choisi présente quelque particularité d'une haute importance pour la sécurité de la jeune larve, puisque je ne l'ai jamais vu varier.
L'éclosion a lieu au bout de trois ou quatre jours. Une tunique des plus délicates se déchire, et on a sous les yeux un débile vermisseau, transparent comme du cristal, un peu atténué et comme étranglé en avant, légèrement renflé en arrière, et orné, de chaque côté, d'un étroit filet blanc formé par les principaux troncs trachéens. La faible créature occupe la position même de l'oeuf. Sa tête est comme implantée au point même où l'extrémité antérieure de l'oeuf était fixée, et tout le reste du corps s'appuie simplement sur la victime sans y adhérer. On ne tarde pas à distinguer, par transparence, dans l'intérieur du vermisseau, des fluctuations rapides, des ondes qui marchent les unes à la suite des autres avec une mathématique régularité, et qui naissant du milieu du corps, se propagent, les unes en avant, les autres en arrière. Ces mouvements ondulatoires sont dus au canal digestif, qui s'abreuve à longs traits des sucs puisés dans les flancs de la victime.
Arrêtons-nous un instant sur un spectacle fait pour captiver l'attention. La proie est couchée sur le dos, immobile. Dans la cellule du Sphex à ailes jaunes, c'est un Grillon, ce sont trois et quatre Grillons empilés; dans la cellule du Sphex languedocien, c'est une pièce unique mais proportionnellement énorme, une Éphippigère ventrue. Le vermisseau est perdu s'il vient à être arraché du point où il puise la vie; tout est fini pour lui s'il fait une chute, car dans sa débilité et privé qu'il est des moyens de se mouvoir, comment retrouvera-t-il le point où il doit s'abreuver? Un rien suffit à la victime pour se débarrasser de l'animalcule qui lui ronge les entrailles, et la gigantesque proie se laisse faire, sans le moindre frémissement de protestation. Je sais bien qu'elle est paralysée, qu'elle a perdu l'usage des pattes sous l'aiguillon de son meurtrier; mais encore, récente comme elle est, conserve-t-elle plus ou moins les facultés motrices et sensitives dans les régions non atteintes par le dard. L'abdomen palpite, les mandibules s'ouvrent et se referment, les filets abdominaux oscillent ainsi que les antennes. Qu'adviendrait-il si le ver mordait en l'un des points encore impressionnables, au voisinage des mandibules, ou même sur le ventre qui, plus tendre et plus succulent, semblerait pourtant devoir fournir les premières bouchées du faible vermisseau? Mordus dans le vif, le Grillon, le Criquet, l'Éphippigère, auraient au moins quelques frémissements de peau; et cela suffirait pour détacher, pour faire choir l'infime larve, désormais perdue sans doute, exposée à se trouver sous la redoutable tenaille des mandibules.
Mais il est une partie du corps où pareil danger n'est pas à craindre, la partie que l'Hyménoptère a blessée de son dard, enfin le thorax. Là et seulement là, sur une victime récente, l'expérimentateur peut fouiller avec la pointe d'une aiguille, percer de part en part, sans que le patient manifeste signe de douleur. Eh bien, c'est là aussi que l'oeuf est invariablement pondu; c'est par là que la jeune larve entame toujours sa proie. Rongé en un point qui n'est plus apte à la douleur, le Grillon reste donc immobile. Plus tard, lorsque le progrès de la plaie aura gagné un point sensible, il se démènera sans doute dans la mesure de ce qui lui est permis; mais il sera trop tard: sa torpeur sera trop profonde, et d'ailleurs l'ennemi aura pris des forces. Ainsi s'explique pourquoi l'oeuf est déposé en un point invariable, au voisinage des blessures faites par l'aiguillon, sur le thorax enfin, non au milieu, où la peau serait peut-être épaisse pour le vermisseau naissant, mais de côté, vers la jointure des pattes, où la peau est bien plus fine. Quel choix judicieux, quelle logique de la part de la mère lorsque, sous terre, dans une complète obscurité, elle discerne sur la victime et adopte le seul point convenable pour son oeuf!
J'ai élevé des larves de Sphex en leur donnant, l'un après l'autre, les Grillons pris dans les cellules; et j'ai pu suivre ainsi jour par jour les progrès rapides de mes nourrissons. Le premier Grillon, celui-là même sur lequel l'oeuf a été pondu, est attaqué, ainsi que je viens de le dire, vers le point où le dard du chasseur s'est porté en second lieu, c'est-à-dire entre la première et la seconde paire de pattes. En peu de jours, la jeune larve a creusé dans la poitrine de la victime un puits suffisant pour y plonger à demi. Il n'est pas rare de voir alors le Grillon, mordu au vif, agiter inutilement les antennes et les filets abdominaux, ouvrir et fermer à vide les mandibules, et même remuer quelque patte. Mais l'ennemi est en sûreté et fouille impunément ses entrailles. Quel épouvantable cauchemar pour le Grillon paralysé!
Cette première ration est épuisée dans l'intervalle de six à sept jours; il n'en reste que la carcasse tégumentaire, dont toutes les pièces sont à peu près en place. La larve, dont la longueur est alors d'une douzaine de millimètres, sort du corps du Grillon par le trou qu'elle a pratiqué au début dans le thorax. Pendant cette opération, elle subit une mue, et sa dépouille reste souvent engagée dans l'ouverture par où elle est sortie. Après le repos de la mue, une seconde ration est entamée. Fortifiée maintenant, la larve n'a rien à craindre des faibles mouvements du Grillon, dont la torpeur chaque jour croissante, a eu le temps d'éteindre les dernières velléités de résistance, depuis plus d'une semaine que les coups d'aiguillon ont été donnés. Aussi l'attaque-t-elle sans précaution, et habituellement par le ventre, plus tendre et plus riche en sucs. Bientôt vient le tour du troisième Grillon, et enfin celui du quatrième, qui est dévoré en une dizaine d'heures. De ces trois dernières victimes, il ne reste que les téguments coriaces dont les diverses pièces sont démembrées une à une et soigneusement vidées. Si une cinquième ration lui est offerte, la larve la dédaigne ou y touche à peine, non par tempérance, mais par une impérieuse nécessité. Remarquons, en effet, que jusqu'ici la larve n'a rejeté aucun excrément, et que son intestin, où se sont engouffrés quatre Grillons, est tendu jusqu'à crever.
Une nouvelle ration ne peut donc tenter sa gloutonnerie, et désormais elle songe à se faire un habitacle de soie. En tout, son repas a duré de dix à douze jours, sans discontinuer. À cette époque, la longueur de la larve mesure de 25 à 30 millimètres, et la plus grande largeur de 5 à 6. Sa forme générale, un peu élargie en arrière, graduellement rétrécie en avant, est conforme au type ordinaire des larves d'Hyménoptères. Ses segments sont au nombre de quatorze, en y comprenant la tête, fort petite et armée de faibles mandibules, qu'on croirait incapables du rôle qu'elles viennent de remplir. De ces quatorze segments, les intermédiaires sont munis de stigmates. Sa livrée se compose d'un fond blanc jaunâtre, semé d'innombrables ponctuations d'un blanc crétacé.
Nous venons de voir la larve commencer le deuxième Grillon par le ventre, partie la plus juteuse, la plus moelleuse de la pièce de gibier. Pareille à l'enfant, qui lèche d'abord le raisiné de sa tartine et mord après sur le pain d'une dent dédaigneuse, elle va tout de suite au meilleur, aux viscères abdominaux, et laisse pour le loisir d'une douce digestion les chairs qu'il faut patiemment extraire de leur étui de corne. Cependant le vermisseau tout jeune, au sortir de l'oeuf, ne débute pas avec semblable friandise: à lui le pain d'abord et puis le raisiné. Il n'a pas le choix: il doit mordre, pour première bouchée, en pleine poitrine, au point même où la mère a fixé l'oeuf. C'est un peu plus dur, mais la place est sûre, à cause de l'inertie profonde dans laquelle trois coups de stylet ont plongé le thorax. Ailleurs il y aurait, sinon toujours, du moins souvent, des frémissements spasmodiques, qui détacheraient le faible ver et l'exposeraient ainsi à de terribles chances, au milieu d'un amoncellement de victimes dont les jambes postérieures, dentelées en scie, peuvent avoir de loin en loin quelques soubresauts et dont les mandibules peuvent encore happer. Ce sont donc bien des motifs de sécurité et non les appétits du ver qui déterminent le choix de la mère pour l'emplacement de l'oeuf.
À ce même sujet, un soupçon me vient. La première ration, le Grillon sur lequel l'oeuf est pondu, expose plus que les autres le ver à des chances périlleuses. D'abord la larve n'est encore qu'un frêle vermisseau; et puis la victime est toute récente et par conséquent dans les meilleures conditions pour donner signe d'un reste de vie. Cette première pièce doit être paralysée aussi complètement que possible: à elle donc les trois coups d'aiguillon de l'Hyménoptère. Mais les autres, dont la torpeur devient plus profonde à mesure qu'elles vieillissent, les autres que la larve attaquera devenue forte, exigent-elles d'être opérées avec le même soin? Une seule piqûre, deux piqûres dont les effets gagneraient peu à peu de proche en proche tandis que le ver dévore sa première ration, ne pourraient-elles suffire? Le liquide venimeux est trop précieux pour que l'Hyménoptère le prodigue sans nécessité: c'est la munition de chasse dont l'emploi doit se faire avec économie. Du moins si j'ai pu assister à trois coups de dard consécutifs sur la même victime, d'autres fois je n'en ai vu donner que deux. Il est vrai que la pointe frémissante de l'abdomen du Sphex semblait rechercher le point favorable pour une troisième blessure, qui m'a échappé si réellement elle est faite. J'inclinerais donc à croire que la première ration est toujours poignardée trois fois, mais que les autres, par économie, ne reçoivent que deux coups d'aiguillon. L'étude des Ammophiles, chasseurs de Chenilles, viendra plus tard confirmer ce soupçon.
Le dernier Grillon dévoré, la larve s'occupe du tissage du cocon. En moins de deux fois vingt-quatre heures, l'oeuvre est achevée. Désormais l'habile ouvrière peut, en sûreté sous un abri impénétrable, s'abandonner à cette profonde torpeur qui la gagne invinciblement, à cette manière d'être sans nom, qui n'est ni le sommeil, ni la veille, ni la mort, ni la vie, et d'où elle doit sortir transfigurée au bout de dix mois. Peu de cocons sont aussi complexes que le sien. On y trouve, en effet, outre un lacis grossier et extérieur, trois couches distinctes figurant comme trois cocons inclus l'un dans l'autre. Examinons en détail ces diverses assises de l'édifice de soie.
C'est en premier lieu une trame à claire-voie, grossière, aranéeuse, sur laquelle la larve s'isole d'abord et se suspend comme dans un hamac, pour travailler plus aisément au cocon proprement dit. Ce réseau incomplet, tissé à la hâte pour servir d'échafaudage de construction, est formé de fil jetés au hasard, qui relient des grains de sable, des parcelles terreuses et les reliefs du festin de la larve, les cuisses encore galonnées de rouge du Grillon, les pattes, les calottes crâniennes. L'enveloppe suivante, qui est la première du cocon proprement dit, se compose d'une tunique feutrée, d'un roux clair, très-fine, très-souple et irrégulièrement chiffonnée. Quelques fils jetés çà et là la rattachent à l'échafaudage précédent et à l'enveloppe suivante. Elle forme une bourse cylindrique, close de toute part, et d'une ampleur trop grande pour le contenu, ce qui donne lieu aux plis de sa surface.
Vient ensuite un étui plastique, de dimensions notablement plus petites que celles de la bourse qui le contient, presque cylindrique, arrondi au pôle supérieur, vers lequel est tournée la tête de la larve, et terminé en cône obtus au pôle inférieur. Sa couleur est encore d'un roux clair, excepté vers le cône inférieur, dont la teinte est plus sombre. Sa consistance est assez ferme; cependant il cède à une pression modérée, si ce n'est dans sa partie conique qui résiste à la pression des doigts et paraît contenir un corps dur. En ouvrant cet étui, on voit qu'il est formé de deux couches étroitement appliquées l'une contre l'autre, mais séparables sans difficulté. La couche externe est un feutre de soie, en tout pareil à celui de la bourse précédente, la couche interne ou la troisième du cocon, est une sorte de laque, un enduit brillant d'un brun violet foncé, cassant, fort doux au toucher, et dont la nature paraît toute différente de celle du reste du cocon. On reconnaît, en effet, à la loupe, qu'au lieu d'être un feutre de filaments soyeux comme les enveloppes précédentes, c'est un enduit homogène d'un vernis particulier, dont l'origine est assez singulière comme on va le voir. Quant à la résistance du pôle conique du cocon, on reconnaît qu'elle a pour cause un tampon de matière friable, d'un noir violacé, où brillent de nombreuses particules noires. Ce tampon, c'est la masse desséchée des excréments que la larve rejette, une seule fois pour toutes, dans l'intérieur même du cocon. C'est encore à ce noyau stercoral qu'est due la nuance plus foncée du pôle conique du cocon. En moyenne, la longueur de cette demeure complexe est de 27 millimètres, et sa plus grande largeur de 9.
Revenons au vernis violacé qui enduit l'intérieur du cocon. J'ai cru d'abord devoir l'attribuer aux glandes sérifiques qui, après avoir servi à tisser la double tunique de soie et son échafaudage, l'auraient sécrété en dernier lieu. Pour me convaincre, j'ai ouvert des larves qui venaient de finir leur travail de filandières et n'avaient pas encore commencé de déposer leur laque. À cette époque, je n'ai vu aucune trace de fluide violet dans les glandes à soie. Cette nuance ne se retrouve que dans le canal digestif, gonflé d'une pulpe amaranthe; on la retrouve encore, mais plus tard, dans le tampon stercoral relégué à l'extrémité inférieure du cocon. Hors de là, tout est blanc, ou faiblement teinté de jaune. Loin de moi la pensée de vouloir faire badigeonner son cocon à la larve avec les résidus excrémentiels; cependant je suis convaincu que ce badigeon est un produit de l'appareil digestif, et je soupçonne, sans pouvoir l'affirmer, ayant eu la maladresse de manquer à plusieurs reprises l'occasion favorable pour m'en assurer, que la larve dégorge et applique avec la bouche la quintessence de la pulpe amaranthe de son estomac, pour former l'enduit de laque. Ce ne serait qu'après ce dernier travail, qu'elle rejetterait en une masse unique les résidus de la digestion; et l'on s'expliquerait ainsi la rebutante nécessité où est la larve de faire séjourner ses excréments dans l'intérieur même de son habitacle.
Quoi qu'il en soit, l'utilité de cette couche de laque n'est pas douteuse; sa parfaite imperméabilité doit mettre la larve à l'abri de l'humidité qui la gagnerait évidemment dans l'asile précaire que la mère lui a creusé. Rappelons-nous, en effet, que la larve est enfouie à quelques pouces de profondeur à peine dans un sol sablonneux et découvert. Pour juger à quel point les cocons ainsi vernissés peuvent résister à l'accès de l'humidité, j'en ai tenu d'immergés dans l'eau plusieurs journées entières, sans trouver après des vestiges d'humidité dans leur intérieur. En parallèle avec ce cocon du Sphex, à couches multiples, si bien disposées pour protéger la larve dans un terrier lui-même sans protection, mettons le cocon du Cerceris tuberculé, reposant sous l'abri sec d'une couche de grès, à un demi-mètre et plus de profondeur. Ce cocon a la forme d'une poire très-allongée, avec le petit bout tronqué. Il se compose d'une seule enveloppe de soie, si délicate, si fine, que la larve se voit à travers. En mes nombreuses observations entomologiques, j'ai toujours vu l'industrie de la larve et celle de la mère se suppléer ainsi mutuellement. Pour un domicile profond, bien abrité, le cocon est d'étoffe légère; pour un domicile superficiel, exposé aux intempéries, le cocon est de robuste structure.
Neuf mois s'écoulent pendant lesquels s'effectue un travail où tout est mystère. Je franchis ce laps de temps rempli par l'inconnu de la transformation, et, pour arriver à la nymphe, je passe, sans transition, de la fin du mois de septembre aux premiers jours du mois de juillet suivant. La larve vient de rejeter sa dépouille fanée; la nymphe, organisation transitoire, ou mieux insecte parfait au maillot, attend immobile l'éveil qui doit tarder encore un mois. Les pattes, les antennes, les pièces étalées de la bouche et les moignons des ailes ont l'aspect du cristal le plus liquide, et sont régulièrement étendus sous le thorax et l'abdomen. Le reste du corps est d'un blanc opaque, très-légèrement lavé de jaune. Les quatre segments intermédiaires de l'abdomen portent de chaque côté un prolongement étroit et obtus. Le dernier segment, terminé en dessus par une expansion lamelleuse en forme de secteur de cercle, est armé en dessous de deux mamelons coniques disposés côte à côte; ce qui forme en tout onze appendices étoilant le contour de l'abdomen. Telle est la délicate créature qui, pour devenir un Sphex, doit revêtir une livrée mi-partie noire et rouge, et se dépouiller de la fine pellicule qui l'emmaillote étroitement.
J'ai été curieux de suivre jour après jour l'apparition et les progrès de la coloration des nymphes, et d'expérimenter si la lumière solaire, cette palette féconde où la nature puise ses couleurs, pourrait influencer ces progrès. Dans ce but, j'ai extrait des nymphes de leurs cocons pour les renfermer dans des tubes de verre, dont les uns, tenus dans une obscurité complète, réalisaient pour les nymphes les conditions naturelles et me servaient de termes de comparaison, et dont les autres, appendus contre un mur blanc, recevaient tout le jour une vive lumière diffuse. Dans ces conditions diamétralement opposées, l'évolution des couleurs s'est maintenue des deux côtés dans la parité; ou bien, si quelques légères discordances ont eu lieu, c'est au désavantage des nymphes exposées à la lumière. Tout au contraire de ce qui se passe dans les plantes, la lumière n'influe donc pas sur la coloration des insectes, ne l'accélère même pas; et cela doit être puisque, dans les espèces les plus privilégiées sous le rapport de l'éclat, les Buprestes et les Carabes par exemple, les merveilleuses splendeurs qu'on croirait dérobées à un rayon de soleil, sont en réalité élaborées dans les ténèbres des entrailles du sol ou dans les profondeurs du tronc carié d'un arbre séculaire.
Les premiers linéaments colorés se montrent sur les yeux, dont la cornée à facette passe successivement du blanc au fauve, puis à l'ardoisé, enfin au noir. Les yeux simples du sommet du front, les ocelles, participent à leur tour à cette coloration, avant que le reste du corps ait encore rien perdu de sa teinte neutre, le blanc. Il est à remarquer que cette précocité de l'organe le plus délicat, l'oeil, est générale chez tous les animaux. Plus tard, un trait enfumé se dessine supérieurement dans le sillon qui sépare le mésothorax du métathorax, et, vingt-quatre heures après, tout le dos du mésothorax est noir. En même temps, la tranche du prothorax s'obombre, un point noir apparaît dans la partie centrale et supérieure du métathorax, et les mandibules se couvrent d'une teinte ferrugineuse. Une nuance de plus en plus foncée gagne graduellement les deux segments extrêmes du thorax, et finit par atteindre la tête et les hanches. Une journée suffit pour transformer en un noir profond la teinte enfumée de la tête et des segments extrêmes du thorax. C'est alors que l'abdomen prend part à la coloration rapidement croissante. Le bord de ses segments antérieurs se teinte d'aurore, et ses segments postérieurs acquièrent un liséré d'un noir cendré. Enfin les antennes et les pattes, après avoir passé par des nuances de plus en plus foncées, deviennent noires; la base de l'abdomen est entièrement envahie par le rouge orangé, et son extrémité par le noir. La livrée serait alors complète, si ce n'était les tarses et les pièces de la bouche qui sont d'un roux transparent, et les moignons des ailes qui sont d'un noir cendré. Vingt-quatre heures après, la nymphe doit rompre ses entraves.
Il ne faut que de six à sept jours à la nymphe pour revêtir ses teintes définitives, en ne tenant compte des yeux, dont la coloration précoce devance d'une quinzaine de jours celle du reste du corps. D'après cet aperçu, la loi de l'évolution chromatique est facile à saisir. On voit qu'en laissant de côté les yeux et les ocelles, dont la perfection hâtive rappelle ce qui a lieu dans les animaux supérieurs, le lieu de départ de la coloration est un point central, le mésothorax, d'où elle gagne progressivement, par une marche centrifuge, d'abord le reste du thorax, puis la tête et l'abdomen, enfin les divers appendices, les antennes et les pattes. Les tarses et les pièces de la bouche se colorent plus tard encore, et les ailes ne prennent leur teinte qu'après être sorties de leurs étuis.
Voilà maintenant le Sphex paré de sa livrée, il lui reste à se dépouiller de son enveloppe de nymphe. C'est une tunique très- fine, exactement moulée sur les moindres détails de structure, voilant à peine la forme et les couleurs de l'insecte parfait. Pour préluder au dernier acte de la métamorphose, le Sphex, sorti tout à coup de sa torpeur, commence à s'agiter violemment, comme pour appeler la vie dans ses membres si longtemps engourdis. L'abdomen est tour à tour allongé ou raccourci; les pattes sont brusquement tendues, puis fléchies, puis tendues encore, et leurs diverses articulations roidies avec effort. L'animal arc-bouté sur la tête et la pointe de l'abdomen, la face ventrale en dessus, distend à plusieurs reprises, par d'énergiques secousses, l'articulation du cou et celle du pédicule qui rattache l'abdomen au thorax. Enfin ses efforts sont couronnés de succès, et après un quart d'heure de cette rude gymnastique, le fourreau, tiraillé de toute part, se déchire au cou, autour de l'insertion des pattes et vers le pédicule de l'abdomen, en un mot partout où la mobilité des parties a permis des dislocations assez violentes.
De toutes ces ruptures dans le voile à dépouiller, il résulte plusieurs lambeaux irréguliers dont le plus considérable enveloppe l'abdomen et remonte sur le dos du thorax. C'est à ce lambeau qu'appartiennent les fourreaux des ailes. Un second lambeau enveloppe la tête. Enfin chaque patte a son étui particulier, plus ou moins maltraité vers la base. Le grand lambeau, qui fait à lui seul la majeure partie de l'enveloppe, est dépouillé par des mouvements alternatifs de contraction et de dilatation dans l'abdomen. Par ce mécanisme, il est lentement refoulé en arrière, où il finit par former une petite pelote reliée quelque temps à l'animal par des filaments trachéens. Le Sphex retombe alors dans l'immobilité, et l'opération est finie. Cependant la tête, les antennes et les pattes sont encore plus ou moins voilées. Il est évident que le dépouillement des pattes en particulier ne peut se faire tout d'une pièce, à cause des nombreuses aspérités ou épines dont elles sont armées. Aussi ces divers lambeaux de pellicule se dessèchent-ils sur l'animal pour être détachés plus tard par le frottement des pattes. Ce n'est que lorsque le Sphex a acquis toute sa vigueur qu'il effectue cette desquamation finale, en se brossant, lissant, peignant tout le corps avec ses tarses.
La manière dont les ailes sortent de leurs étuis est ce qu'il y a de plus remarquable dans l'opération du dépouillement. À l'état de moignon, elles sont plissées dans le sens de leur longueur et très-contractées. Peu de temps avant leur apparition normale, on peut facilement les extraire de leurs fourreaux; mais alors elles ne s'étalent pas et restent toujours crispées. Au contraire, quand le grand lambeau dont leurs fourreaux font partie est refoulé en arrière par les mouvements de l'abdomen, on voit les ailes sortir peu à peu des étuis, prendre immédiatement, à mesure qu'elles deviennent libres, une étendue démesurée par rapport à l'étroite prison d'où elles émergent. Elles sont alors le siège d'un afflux abondant de liquides vitaux qui les gonflent, les étalent, et doivent par la turgescence qu'ils provoquent, être la principale cause de leur sortie des étuis. Récemment étalées, les ailes sont lourdes, pleines de sucs et d'un jaune paille très-clair. Si l'afflux des liquides se fait d'une manière irrégulière, on voit alors le bout de l'aile appesanti par une gouttelette jaune enchâssée entre les deux feuillets.
Après s'être dépouillé du fourreau de l'abdomen, qui entraîne avec lui les étuis des ailes, le Sphex retombe dans l'immobilité pour trois jours environ. Dans cet intervalle, les ailes prennent leur coloration normale, les tarses se colorent, et les pièces de la bouche, d'abord étalées, se rangent dans la position voulue. Après vingt-quatre jours passés à l'état de nymphe, l'insecte est parvenu à l'état parfait. Il déchire le cocon qui le retient captif, s'ouvre un passage à travers le sable, et apparaît un beau matin, sans en être ébloui, à la lumière qui lui est encore inconnue. Inondé de soleil, le Sphex se brosse les antennes et les ailes, passe et repasse les pattes sur l'abdomen, se lave les yeux avec les tarses antérieurs humectés de salive, comme le font les chats; et, la toilette finie, il s'envole joyeux: il a deux mois à vivre.
Beaux Sphex éclos sous mes yeux, élevés de ma main, ration par ration, sur un lit de sable au fond de vieilles boîtes à plumes; vous dont j'ai suivi pas à pas les transformations, m'éveillant en sursaut la nuit crainte de manquer le moment où la nymphe rompt son maillot, où l'aile sort de son étui; vous qui m'avez appris tant de choses et n'avez rien appris vous-mêmes, sachant sans maîtres tout ce que vous devez savoir; oh! mes beaux Sphex! envolez-vous sans crainte de mes tubes, de mes boîtes, de mes flacons, de tous mes récipients, par ce chaud soleil aimé des Cigales; partez, méfiez-vous de la Mante religieuse qui médite votre perte sur la tête fleurie des chardons, prenez garde au Lézard qui vous guette sur les talus ensoleillés; allez en paix, creusez vos terriers, poignardez savamment vos Grillons et faites race, afin de procurer un jour à d'autres ce que vous m'avez valu à moi-même: les rares instants de bonheur de ma vie.
CHAPITRE IX LES HAUTES THÉORIES
Les espèces du genre Sphex sont assez nombreuses, mais étrangères à notre pays pour la plupart. À ma connaissance, la faune française n'en compte que trois, toutes amies du chaud soleil de la région des oliviers, savoir: le Sphex à ailes jaunes (Sphex flavipennis), le Sphex à bordures blanches (Sphex albisecta) et le Sphex languedocien (Sphex occitanica). Or ce n'est pas sans un vif intérêt que l'observateur constate en ces trois déprédateurs un choix de vivres conforme aux scrupuleuses lois des classifications entomologiques. Pour alimenter les larves, tous les trois choisissent uniquement des orthoptères. Le premier chasse des grillons; le second, des criquets; le troisième, des éphippigères.
Les proies adoptées ont entre elles des différences extérieures si profondes que, pour les associer et saisir leurs analogies, il faut le coup d'oeil exercé de l'entomologiste, ou le coup d'oeil non moins expert du Sphex. Comparez, en effet, le grillon avec le criquet: celui-là doué d'une grosse tête ronde, trapu, ramassé dans sa courte épaisseur, tout noir avec des galons rouges aux cuisses de derrière; celui-ci grisâtre, fluet, élancé, à petite tête conique, bondissant par la soudaine détente de ses longues jambes postérieures et continuant cet essor avec des ailes plissées en éventail. Comparez-les après tous les deux avec l'éphippigère, qui porte sur le dos son instrument de musique, deux aigres cymbales en forme d'écailles concaves, et qui traîne lourdement son ventre obèse, annelé de vert tendre et de jaune beurre, avec une longue dague au bout; mettez en parallèle ces trois espèces, et convenez avec moi que, pour se guider dans des choix aussi dissemblables, sans néanmoins sortir du même ordre entomologique, il faut aux Sphex un coup d'oeil connaisseur que l'homme, non le premier venu, mais l'homme de science, ne désavouerait pas.
Devant ces prédilections singulières, qui semblent avoir reçu leurs limites de quelque législateur en classification, d'un Latreille par exemple, il devient intéressant de rechercher si les Sphex étrangers à notre pays chassent un gibier de même ordre. Par malheur ici les documents sont rares, et pour la plupart des espèces font même totalement défaut. Cette regrettable lacune a pour cause, avant tout, la superficielle méthode généralement adoptée. On prend un insecte, on le transperce d'une longue épingle, on le fixe dans la boîte à fond de liège, on lui met sous les pattes une étiquette avec un nom latin, et tout est dit sur son compte. Cette manière de comprendre l'histoire entomologique ne me satisfait pas. Vainement on me dira que telle espèce a tant d'articles aux antennes, tant de nervures aux ailes, tant de poils en une région du ventre ou du thorax; je ne connaîtrai réellement la bête que lorsque je saurai sa manière de vivre, ses instincts, ses moeurs.
Et voyez quelle lumineuse supériorité un renseignement de ce genre énoncé en deux ou trois mots, aurait sur les détails descriptifs, si longs, si pénibles parfois à comprendre. Vous voulez, supposons, me faire connaître le Sphex languedocien, et vous me décrivez tout d'abord le nombre et l'agencement des nervures de l'aile; vous me parlez de nervures cubitales et de nervures récurrentes. Vient ensuite le portrait écrit de l'insecte. Ici du noir, là du ferrugineux, au bout de l'aile du brun enfumé; en ce point un velours noir, en cet autre un duvet argenté, en ce troisième une surface lisse. C'est très précis, très minutieux, il faut rendre cette justice à la perspicace patience du descripteur: mais c'est bien long, et puis c'est loin d'être toujours clair, tellement qu'on est excusable de s'y perdre un peu, même alors qu'on n'est pas tout à fait novice. Mais ajoutez à la fastidieuse description seulement ceci: chasse des éphippigères, et avec ces trois mots, le jour aussitôt se fait; je connais mon Sphex sans erreur possible, lui seul ayant le monopole de pareille proie. Pour donner ce vif trait de lumière, que faudrait-il? Observer réellement et ne pas faire consister l'entomologie en des séries d'insectes embrochés.
Mais passons et consultons le peu que l'on sait sur le genre de chasse des Sphex étrangers. J'ouvre l'Histoire des Hyménoptères de Lepeletier de Saint-Fargeau, et j'y vois que, par de là la Méditerranée, dans nos provinces algériennes, les Sphex à ailes jaunes et le Sphex à bordures blanches conservent les goûts qui les caractérisent ici. Au pays des palmiers, ils capturent des orthoptères comme ils le font au pays des oliviers. Quoique séparés par l'immensité de la mer, les giboyeurs concitoyens du kabyle et du berbère ont le même gibier que leurs confrères de Provence. J'y vois encore qu'une quatrième espèce, le Sphex africain (Sphex afra), pourchasse des criquets aux environs d'Oran. Enfin j'ai souvenir d'avoir lu, je ne sais plus où, qu'une cinquième espèce guerroie encore contre des criquets dans les steppes des environs de la Caspienne. Ainsi, sur le pourtour de la Méditerranée, nous aurions cinq Sphex différents, dont les larves sont toutes livrées au régime des orthoptères.
Franchissons maintenant l'équateur et allons tout là-bas, dans l'autre hémisphère, aux îles Maurice et de la Réunion, nous y trouverons, non un Sphex, mais un hyménoptère très-voisin, de même tribu, le Chlorion comprimé, faisant la chasse à d'affreux kakerlacs, fléau des denrées dans les navires et dans les ports des colonies. Ces kakerlacs, ne sont autre chose que des blattes, dont une espèce hante nos habitations. Qui ne connaît cet insecte puant, qui, de nuit, grâce à son corps aplati comme le serait celui d'une énorme punaise, se glisse par les interstices des meubles, par les fentes des cloisons et fait irruption partout où il y a des provisions alimentaires à dévorer? Voilà la blatte de nos maisons, dégoûtante image de la non moins dégoûtante proie chérie du Chlorion. Qu'a donc le kakerlac pour être ainsi choisi comme gibier par un confrère presque de nos Sphex? C'est bien simple: avec sa forme de punaise, le kakerlac est lui aussi un orthoptère, aux mêmes titres que le grillon, l'éphippigère, le criquet. De ces six exemples, les seuls à moi connus et de provenance si diverse, peut-être serait-il permis de conclure que tous les Sphex sont chasseurs d'orthoptères. Sans adopter une conclusion aussi générale, on voit du moins quelle doit être, la plupart du temps, chez le Sphex, la nourriture des larves.
À ce choix surprenant, il y a une cause. Quelle est-elle? Quels motifs déterminent un ordinaire, qui, dans les limites rigoureuses d'un même ordre entomologique, se compose ici d'infects kakerlacs, ailleurs de criquets un peu secs, mais de haut goût, ailleurs encore de grillons dodus ou bien d'éphippigères corpulentes? J'avoue n'y rien comprendre, absolument rien, et livre à d'autres le problème. Remarquons cependant que les orthoptères sont parmi les insectes, ce que les ruminants sont parmi les mammifères. Doués d'une puissante panse et d'un caractère placide, ils pâturent l'herbage et prennent aisément du ventre. Ils sont nombreux, partout répandus, de démarche lente, qui en rend la capture facile; ils sont en outre de taille avantageuse, qui en fait de maîtresses pièces. Qui nous dira si les Sphex, vigoureux ravisseurs à qui forte proie est nécessaire, ne trouvent dans ces ruminants de la classe des insectes, ce que nous trouvons nous- mêmes dans nos ruminants domestiques, le mouton et le boeuf, des victimes pacifiques, riches de chair? C'est un peut-être, mais rien de plus.
J'ai mieux qu'un peut-être pour une autre question tout aussi importante. Les consommateurs d'orthoptères ne varient-ils jamais leur régime? Si le gibier préféré vient à manquer, ne peuvent-ils en accepter un autre? Le Sphex languedocien trouve-t-il qu'en ce monde, après la grasse éphippigère, il n'y a plus rien de bon? Le Sphex à bordures blanches n'admet-il à sa table que des criquets; et le Sphex à ailes jaunes que des grillons? Ou bien suivant le temps, les lieux, les circonstances, chacun supplée-t-il les vivres de prédilection qui manquent, par d'autres à peu près équivalents? Constater de pareils faits, s'il s'en produit, serait d'importance majeure, car ils nous enseigneraient si les inspirations de l'instinct sont absolues, immuables, ou bien si elles varient et dans quelles limites. Il est vrai que dans les cellules d'un même Cerceris sont enfouies les espèces les plus variées soit du groupe Bupreste, soit du groupe Charançon, ce qui démontre pour le chasseur une grande latitude de choix; mais pareille extension des domaines de chasse ne peut être supposée chez les Sphex, que j'ai vus si fidèles à une proie exclusive, toujours la même pour chacun d'eux, et qui d'ailleurs trouvent parmi les Orthoptères des groupes à formes les plus différentes. J'ai eu la bonne fortune néanmoins de recueillir un cas, un seul, de changement complet dans la nourriture de la larve, et je l'inscris d'autant plus volontiers dans les archives Sphégiennes, que de pareils faits, scrupuleusement observés, seront un jour des matériaux de fondation pour qui voudra édifier sur des bases solides la psychologie de l'instinct.
Voici le fait. La scène se passe sur une jetée au bord du Rhône. D'un côté le grand fleuve, aux eaux mugissantes; de l'autre un épais fourré d'osiers, de saules, de roseaux; entre les deux, un étroit sentier, matelassé de sable fin. Un Sphex à ailes jaunes se présente, sautillant, traînant sa proie. Qu'aperçois-je? la proie n'est pas un Grillon, mais un vulgaire acridien, un Criquet! Et cependant l'hyménoptère est bien le Sphex qui m'est si familier, le Sphex à ailes jaunes, le passionné chasseur de Grillons. À peine puis-je en croire le témoignage de mes yeux. — Le terrier n'est pas loin: l'insecte y pénètre et emmagasine son butin. Je m'assieds, décidé à attendre une nouvelle expédition, des heures s'il le faut, pour voir si l'extraordinaire capture se renouvellera. Dans ma position assise, j'occupe toute la largeur du sentier. Deux naïfs conscrits surviennent, récemment tondus, avec cette incomparable tournure d'automates que donnent les premiers jours de caserne. Ils devisent entre eux, parlant sans doute du pays et de la payse; et tous les deux innocemment, ratissent du couteau une badine de saule. Une appréhension me saisit. Ah! ce n'est pas facile que d'expérimenter sur la voie publique, où, lorsque se présente enfin le fait épié depuis des années, l'arrivée d'un passant vient troubler, mettre à néant, des chances qui ne se présenteront peut-être plus! Je me lève, anxieux, pour faire place aux conscrits; je m'efface dans l'oseraie et laisse l'étroit passage libre. Faire davantage n'était pas prudent. Leur dire: «Mes braves, ne passez pas là», c'eût été empirer le mal. Ils auraient cru à quelque traquenard dissimulé sous le sable; et des questions se seraient produites auxquelles ne pouvaient se donner raison valable pour eux. Mon invitation d'ailleurs aurait fait de ces désoeuvrés des témoins, compagnie fort embarrassante en de telles études. Je me lève donc sans rien dire, m'en remettant à ma bonne étoile. Hélas! hélas! la bonne étoile me trahit: la lourde semelle d'ordonnance vient juste appuyer sur le plafond du Sphex. Un frisson me passa dans le corps comme si j'eusse reçu moi-même l'empreinte de la chaussure ferrée.
Les conscrits passés, il fut procédé au sauvetage du contenu du terrier en ruines. Le Sphex s'y trouvait, éclopé par la pression; et avec lui, non seulement l'acridien que j'avais vu introduire, mais encore deux autres; en tout trois criquets au lieu des grillons habituels. Pour quels motifs ce changement étrange? Le voisinage du terrier manquait-il donc de grillons, et l'hyménoptère en détresse se dédommagerait-il avec des acridiens: faute de grives se contentant de merles, ainsi que le dit le proverbe? J'hésite à le croire, car ce voisinage n'avait rien qui put faire admettre l'absence du gibier favori. Un autre, plus heureux, dégagera du problème cette nouvelle inconnue. Toujours est-il que le Sphex à ailes jaunes, soit par nécessité impérieuse, soit pour des motifs qui m'échappent, remplace parfois sa proie de prédilection, le grillon, par une autre proie, l'acridien, sans ressemblance extérieure avec le premier, mais qui est encore, lui aussi, un orthoptère.
L'observateur d'après lequel Lepeletier de Saint-Fargeau dit un mot des moeurs du même Sphex a été témoin en Afrique, aux environs d'Oran, d'un semblable approvisionnement en criquets. Un Sphex à ailes jaunes a été surpris par lui traînant un acridien. Est-ce là un fait accidentel comme celui dont j'ai été témoin sur les bords du Rhône? Est-ce l'exception, est-ce la règle? Les grillons manqueraient-ils dans la campagne d'Oran, et l'hyménoptère les remplacerait-il par des acridiens? La force des choses m'impose de faire la question sans y trouver de réponse.
C'est ici le lieu d'intercaler certain passage que je puise dans l'Introduction à l'Entomologie de Lacordaire, et contre lequel il me tarde de protester. Le voici: «Darwin, qui a fait un livre exprès pour prouver l'identité du principe intellectuel qui fait agir l'homme et les animaux, se promenant un jour dans son jardin, aperçut à terre, dans son allée, un Sphex qui venait de s'emparer d'une mouche presque aussi grosse que lui. Darwin le vit couper avec ses mandibules la tête et l'abdomen de sa victime, en ne gardant que le thorax, auquel étaient restés attachées les ailes, après quoi il s'envola; mais un souffle de vent, ayant frappé dans les ailes de la mouche, fit tourbillonner le Sphex sur lui-même et l'empêchait d'avancer; là-dessus, il se posa de nouveau dans l'allée, coupa une des ailes de la mouche, puis l'autre, et, après avoir ainsi détruit la cause de son embarras, reprit son vol avec le reste de sa proie. Ce fait porte les signes manifestes du raisonnement. L'instinct pourrait avoir porté ce Sphex à couper les ailes de sa victime avant de la porter dans son nid, ainsi que le font quelques espèces du même genre; mais ici il y eut une suite d'idées et de conséquences de ces idées, tout à fait inexplicables si l'on n'admet pas l'intervention de la raison».
Il manque à ce petit récit, qui si légèrement accorde la raison à un insecte, je ne dirai pas la vérité, mais même la simple vraisemblance, non dans l'acte lui-même, que j'admets sans réserve aucune, mais dans les mobiles de l'acte. Darwin a vu ce qu'il nous dit, seulement il s'est mépris sur le héros du drame, sur le drame lui-même et sa signification. Il s'est profondément mépris, et je le prouve.
Et d'abord, le vieux savant anglais devait être assez versé dans la connaissance des êtres qu'il ennoblit si libéralement, pour appeler les choses par leur nom. Prenons alors le mot Sphex dans sa rigueur scientifique. Dans cette hypothèse, par quelle étrange aberration ce Sphex d'Angleterre, s'il y en a dans ce pays, choisissait-il pour proie une mouche lorsque ses congénères chassent un gibier si différent, des Orthoptères? En admettant même, à mon sens, l'inadmissible, une mouche pour gibier de Sphex, d'autres impossibilités se pressent. Il est maintenant d'évidence que les Hyménoptères fouisseurs n'apportent pas à leurs larves des cadavres, mais une proie seulement engourdie, paralysée. Que signifie alors cette proie dont le Sphex coupe la tête, l'abdomen, les ailes? Le tronçon emporté n'est plus qu'un morceau de cadavre, qui souillerait de son infection la cellule, sans être d'aucune utilité pour la larve, dont l'éclosion n'aura lieu que quelques jours après. C'est aussi clair que le jour: en faisant son observation, Darwin n'avait pas devant lui un Sphex dans le sens rigoureux du mot. Qu'a-t-il donc vu?
Le terme de mouche, par lequel est désignée la proie saisie, est un mot fort vague, qui peut s'appliquer à la majorité de l'ordre immense des Diptères, et nous laisse par conséquent indécis entre des milliers d'espèces. L'expression de Sphex est très- probablement, elle aussi, prise dans un sens aussi peu déterminé. Sur la fin du dernier siècle, à l'époque où parut le livre de Darwin, on désignait par cette expression non seulement les Sphégiens proprement dits, mais en particulier les Crabroniens. Or, parmi ces derniers, quelques-uns, pour l'approvisionnement des larves, chassent des Diptères, des mouches, proie qu'exige l'Hyménoptère inconnu du naturaliste anglais. Le Sphex de Darwin serait-il donc un Crabronien? Pas davantage, car pour ces chasseurs de Diptères, comme pour les chasseurs de tout autre gibier, il faut des proies qui se conservent fraîches, immobiles, mais à demi vivantes, pendant les quinze jours ou les trois semaines qu'exigent l'éclosion des oeufs et le complet développement des larves. À tous ces petits ogres, il faut viande du jour, et non chair corrompue ou même faisandée. C'est là une règle à laquelle je ne connais pas d'exception. Le mot de Sphex ne peut donc être pris même avec sa vieille signification.
Au lieu d'un fait précis, vraiment digne de la science, c'est une énigme à déchiffrer. Continuons à sonder l'énigme. Divers Crabroniens, par leur taille, leur forme, leur livrée, mélange de noir et de jaune, ont avec les Guêpes une ressemblance assez grande pour tromper tout regard non expert dans les délicates distinctions de l'entomologie. Aux yeux de toute personne qui n'a pas fait sur pareil sujet des études spéciales, un Crabronien est une Guêpe. Ne pourrait-il se faire que l'observateur anglais, regardant les choses de haut et jugeant indigne d'un sévère examen le fait infime qui devait néanmoins corroborer ses transcendantes vues théoriques et faire accorder la raison à la bête, ait commis à son tour une erreur, mais inverse et bien excusable, en prenant une Guêpe pour un Crabronien? Je l'affirmerais presque et voici mes raisons.
Les Guêpes, sinon toujours, du moins souvent, élèvent la famille avec une nourriture animale; mais, au lieu d'amasser d'avance, dans chaque cellule, une provision de gibier, elles distribuent la nourriture aux larves, une à une et plusieurs fois par jour; elles les servent de bouche à bouche, leur donnent la becquée, ainsi que le font le père et la mère pour les oisillons. Et cette becquée se compose d'une fine marmelade d'insectes broyés, porphyrisés entre les mandibules de la Guêpe nourrice. Les insectes préférés pour la préparation de cette pâtée du jeune âge sont des Diptères, des mouches vulgaires surtout; si de la viande fraîche se présente, c'est une aubaine dont il est largement profité. Qui n'a vu les Guêpes pénétrer audacieusement dans nos cuisines ou se jeter sur l'étal des bouchers, pour découper un lopin de chair à leur convenance et l'emporter aussitôt, dépouille opime à l'usage des larves? Lorsque les volets à demi fermés découpent sur le parquet d'un appartement une bande ensoleillée, où la Mouche domestique vient faire voluptueusement la sieste ou s'épousseter les ailes, qui n'a vu la Guêpe faire brusque irruption, fondre sur le Diptère, le broyer entre les mandibules et fuir avec le butin? Encore une pièce réservée aux carnivores nourrissons.
Tantôt sur les lieux mêmes de la prise, tantôt en route, tantôt au nid, la pièce est démembrée. Les ailes, de valeur nutritive nulle, sont coupées et rejetées; les pattes, pauvres de suc, sont parfois aussi dédaignées. Reste un tronçon de cadavre, tête, thorax, abdomen, unis ou séparés, que la Guêpe mâche et remâche pour la réduire en une bouillie, régal des larves. J'ai essayé de me substituer aux nourrices dans cette éducation avec une purée de mouches. Mon sujet d'expérience était un nid de Polistes gallica, cette Guêpe qui fixe aux rameaux d'un arbuste sa petite rosace de cellules en papier gris. Mon matériel de cuisine était un morceau de plaque de marbre sur lequel je broyais la marmelade de mouches, après avoir nettoyé les pièces du gibier, c'est-à-dire après leur avoir enlevé les parties trop coriaces, ailes et pattes; enfin la cuiller à bouche était une fine paille, au bout de laquelle le mets était servi, d'une cellule à l'autre, à chaque nourrisson entrebâillant les mandibules non moins bien que le feraient les oisillons d'un nid. Pour élever les couvées de moineaux, joie du jeune âge, je ne m'y prenais pas autrement et ne réussissais pas mieux. Tout marcha donc à souhait tant que ne faiblit pas ma patience, bien mise à l'épreuve par une éducation si absorbante et si minutieuse.
À l'obscurité de l'énigme succède la pleine lumière du vrai au moyen de l'observation que voici, faite avec tout le loisir que réclame une rigoureuse précision. Dans les premiers jours d'octobre, deux grandes touffes d'aster en fleur devant la porte de mon cabinet de travail deviennent le rendez-vous d'une foule d'insectes, parmi lesquels dominent l'Abeille domestique et un Éristale (Eristalis tenax). Il s'en élève un doux murmure pareil à celui dont nous parle Virgile:
Sæpe levi somnum suadebit inire susurro.
Mais si le poète n'y trouve qu'une excitation aux charmes du sommeil, le naturaliste y voit sujet d'étude: tout ce petit peuple en liesse sur les dernières fleurs de l'année lui fournira peut- être quelque document inédit. Me voilà donc en observation devant les deux touffes aux innombrables corolles liliacées.
L'air est d'un calme parfait, le soleil violent, l'atmosphère lourde, signes d'un prochain orage, mais conditions éminemment favorables au travail des Hyménoptères, qui semblent prévoir les pluies du lendemain et redoublent d'activité pour mettre à profit l'heure présente. Les Abeilles butinent donc avec ardeur, les Éristales volent gauchement d'une fleur à l'autre. Par moments, au sein de la population paisible, se gonflant le jabot de liqueur nectarée, fait soudain irruption la Guêpe, insecte de rapine qu'attire ici la proie et non le miel.