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Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (2/2)

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The Project Gutenberg eBook of Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (2/2)

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Title: Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (2/2)

Author: Jeanne Françoise Julie Adélaïde Bernard Récamier

Editor: Amélie Cyvoct Lenormant

Release date: August 18, 2008 [eBook #26352]
Most recently updated: January 3, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIRÉS DES PAPIERS DE MME RÉCAMIER (2/2) ***

Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online

Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)

SOUVENIRS ET CORRESPONDANCE TIRÉS DES PAPIERS DE MADAME RÉCAMIER

Je regarde comme une chose bonne en soi que vous soyez aimée et appréciée lorsque vous ne serez plus.

(Lettre de BALLANCHE, t. I, p. 312.)

DEUXIÈME ÉDITION
TOME SECOND
PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

1860

LIVRE V

La mise à exécution des principes posés à Vérone par les souverains alliés, relativement à l'Italie et surtout à l'Espagne, amena dans le conseil des ministres à Paris un dissentiment profond. Le duc Mathieu de Montmorency voulait que la déclaration de la France fût conforme à celle des autres puissances, et insistait sur le rappel immédiat de notre ambassadeur à Madrid. M. de Villèle était d'avis d'appuyer, sans doute, par des remontrances énergiques les déclarations étrangères, mais il entendait que M. de Lagarde, notre ministre, restât encore en Espagne.

Nous ne prétendons pas, au point de vue de la mémoire d'une femme, écrire l'histoire de la Restauration; mais on a beaucoup discuté les motifs de la sortie du ministère de M. de Montmorency, et de l'entrée de M. de Chateaubriand aux affaires, et l'on a très-diversement apprécié la conduite des trois personnes les plus directement intéressées dans le débat. M. de Villèle a rencontré des apologistes ardents et exclusifs: nous ne saurions accepter des éloges qu'il a reçus, que ce qui ne peut légitimement nuire aux deux amis de Mme Récamier, Mathieu de Montmorency et M. de Chateaubriand.

L'antagonisme même de ces deux hommes d'État s'explique sans qu'on soit obligé d'avoir recours à des interprétations malicieuses ou subalternes. Il est très-certain que M. de Villèle ne voulait auprès de lui aucun homme qu'une supériorité, de quelque espèce qu'elle fut, put rendre prépondérant. L'importance que donnaient à M. de Montmorency son rang, son nom, la considération qu'inspirait son caractère, lui fit d'abord ombrage; toutefois, lorsque M. de Montmorency partit pour Vienne afin d'y concerter l'action de la France avec celle des souverains alliés, il n'était nullement question de donner au ministre des finances la présidence du conseil. C'est en Autriche seulement que M. de Montmorency apprit cette marque éclatante de faveur accordée par le roi à M. de Villèle.

J'en trouve la preuve dans une lettre de M. de Montmorency à la vicomtesse sa femme, en date de Vienne du 15 septembre 1822.

Il s'exprime ainsi:

«Chère amie, hier et aujourd'hui se sont passés très-bien au milieu d'une horrible presse d'affaires et d'une audience de l'empereur Alexandre dont j'ai été fort content.

«Voilà donc la nouvelle positive de la présidence qui m'est apportée par le duc de Rauzan. J'ai fait bonne mine, surtout vis-à-vis des étrangers. Mais j'en suis peu content, sans tomber dans les exagérations auxquelles ma mère et d'autres se livreront.

«J'en écris en toute franchise à Villèle, à Sosthènes dont j'ai huit pages d'explications, et j'ai même placé quelques mots respectueux au roi. On se doit à soi-même quelque chose.»

On le voit donc, lorsque le ministre des affaires étrangères revint du congrès à Paris, et qu'il s'éleva entre lui et le nouveau président du conseil un dissentiment politique, il existait déjà entre eux un refroidissement, résultat inévitable de l'impression que M. de Montmorency avait dû recevoir de la manière dont M. de Villèle avait profité de l'absence de son collègue pour se faire donner le premier rang dans le conseil.

J'ajoute, une fois pour toutes, que lorsque dans les lettres, soit de M. de Chateaubriand, soit de M. de Montmorency, il est question de Sosthènes ou de Sosthènes et de ses amis, cela doit presque constamment désigner l'influence de Mme du Cayla avec laquelle M. le vicomte Sosthènes de La Rochefoucauld était intimement lié, et dont M. de Villèle s'est beaucoup servi.

Mathieu de Montmorency, fidèle aux convictions de sa vie, n'hésitait pas à lier la politique de la France envers l'Espagne avec les intérêts des puissances qui avaient fait le congrès de Vérone. L'ascendant, facile à comprendre, qu'avait pris sur lui l'empereur Alexandre, donnait une couleur presque russe à ses projets.

M. de Villèle, entouré des gens d'affaires, étranger d'ailleurs aux grandes considérations de la politique générale, cédait à la mauvaise humeur du cabinet de Saint-James, et se maintenait sans scrupule dans une position favorable à l'Angleterre.

Le conseil fut plusieurs jours indécis entre ces deux opinions également animées. Enfin le 25 décembre, après une longue séance tenue malgré la solennité de la fête de Noël, le duc Mathieu de Montmorency, n'ayant pu amener à son sentiment la majorité du conseil, crut devoir se démettre du portefeuille des affaires étrangères.

M. de Chateaubriand, avec une supériorité de coup d'oeil incontestable, avait entrevu entre les deux tendances opposées une direction française. De Vérone même, il écrivait à Mme Récamier: «J'ai bien souffert ici, mais j'ai triomphé. L'Italie sera libre, et j'ai pour l'Espagne une idée qui peut tout arranger, si elle est suivie.» Il trouvait bon que l'on intervînt en Espagne, mais pour le compte de la France, avec indifférence pour les menaces de l'Angleterre, et avec fierté à l'égard des puissances qui auraient voulu faire de notre pays l'instrument de leurs résolutions.

Quand M. de Montmorency se fut retiré, il est probable que M. de Villèle n'aperçut pas la vraie nature des plans de M. de Chateaubriand; il se peut que celui-ci n'ait pas jugé à propos de les lui faire entièrement connaître. Mais après l'entrée de M. de Chateaubriand dans le cabinet, la position réciproque des deux ministres s'éclaircit. M. de Villèle, entraîné d'abord par l'ascendant de son collègue, ne dut pas voir, sans un sentiment d'amertume, sa propre perspicacité mise en défaut, et c'est cette blessure secrète, trop aisément envenimée par la répugnance constante du roi Louis XVIII pour M. de Chateaubriand, qui explique surtout l'explosion fatale dont les conséquences préparèrent la chute de la monarchie.

Il est facile de deviner combien les agitations du conseil des ministres et la question de politique générale, qui tenait alors l'opinion publique dans l'attente, devaient donner d'anxiété à Mme Récamier et avait de gravité pour elle.

Les deux hommes dans la personne desquels les deux nuances du parti royaliste, unanimes dans leur but, rendre au roi d'Espagne sa liberté, s'étaient en quelque sorte incarnées, se trouvaient être l'un le plus ancien, le plus dévoué, le plus fidèle de ses amis, l'autre celui que l'admiration de Mme Récamier plaçait au premier rang. La rivalité de deux personnes aussi chères créait pour elle une situation hérissée de difficultés et de chagrins.

M. de Chateaubriand fut nommé ministre des affaires étrangères, le 28 décembre 1822.

M. Ballanche, témoin des angoisses de celle dont il connut et partagea toujours les inquiétudes ou les impressions, lui écrivait, le 20 décembre, à l'occasion de la sortie du ministère de M. de Montmorency:

«Si j'étais complétement égoïste, je voudrais avoir quelque grand revers pour être consolé par vous; mais autant vos consolations sont douces à celui qui en est l'objet, autant elles sont amères pour vous-même. Je sais au reste que l'abdication pour laquelle vous avez un intérêt si vrai, si naïf et si touchant, vous la supporteriez bien mieux, s'il n'y avait en même temps une élévation qui trouble toutes vos sympathies généreuses. Au sein d'une telle perplexité et parmi de si vives émotions, savez-vous ce qu'il faut faire? Il faut tourner quelques-unes de vos pensées vers cette pauvre France qui mérite bien aussi d'avoir un autel pieux dans votre noble coeur. Songez un peu qu'il s'agit de bien grandes destinées auprès desquelles toutes les destinées individuelles, même celles des rois, doivent inévitablement se briser.

«Aimez-moi, quoique je ne sois ni détrôné ni exalté contre votre gré.»

La correspondance datée de Londres, que nous avons déjà citée, témoigne de la passion avec laquelle M. de Chateaubriand avait désiré prendre part au congrès de Vérone; je ne prétends pas dissimuler davantage l'empressement qu'il mit à accepter à la fin de 1822 le portefeuille des affaires étrangères, pas plus que je ne veux nier le regret avec lequel Mathieu de Montmorency abandonna les affaires. Mais serait-il donc nécessaire de faire l'apologie de l'ambition de ces deux hommes? Le génie de l'un, le grand nom, la vertu de l'autre, ne les plaçaient-ils pas tous deux trop haut dans l'estime et l'admiration des hommes pour qu'un ministère pût rien ajouter à leur importance? Avec des caractères fort dissemblables, ils avaient le même dédain des richesses, la même indifférence des honneurs. Mais pour tous deux, il s'agissait de faire triompher une conviction, et d'attacher son nom à un grand acte public: n'est-ce point là un sentiment qui se puisse avouer?

Cette lutte laissa entre M. de Montmorency et M. de Chateaubriand de la froideur, mais nulle amertume. La suite de la correspondance qui sert de base aux souvenirs que nous retraçons, les bons offices que plus tard ils se rendirent, en donneront la preuve. On peut affirmer que l'intervention toujours adoucissante et toujours scrupuleusement sincère de Mme Récamier ne contribua pas médiocrement à ce résultat; comme le lui écrivait le bon Ballanche, c'était surtout pour elle que ces agitations étaient amères.

Le duc de Laval Montmorency, si étroitement uni d'affection, d'intérêts, de solidarité de race avec son cousin Mathieu, rend dans sa correspondance un témoignage très-affectueux à la conduite pleine de délicatesse de Mme Récamier dans ces circonstances pénibles. Après la retraite de M. de Montmorency et l'arrivée aux affaires de M. de Chateaubriand, il lui écrit, de Rome, où il remplissait les fonctions d'ambassadeur de France:

«12 février 1823.

«Votre situation est sans doute une des plus complexes, des plus bizarres et des plus difficiles que je connaisse; mais je suis sûr que vous vous tirez d'affaire avec un naturel admirable, enfin que votre amitié ne blesse personne, et que tout le monde est content de vous.»

Et dans une autre lettre du 26 mai:

«Quoique je ne sois pas encouragé par le retour, je vous écris encore quelques mots. On me dit que vous vous tirez admirablement de toutes vos difficultés, que vous portez toutes les confidences, que tout le monde est content, et que personne n'est trahi.»

Mais il faut laisser la parole aux personnes intéressées dans ce débat. M. de Chateaubriand n'était point revenu du congrès, et déjà les difficultés entre M. de Villèle et le duc de Montmorency étaient flagrantes. Ce dernier écrivait à Mme Récamier:

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 18 décembre.

«Vous croirez réellement, aimable amie, que je veux vous tenir en charte privée, et hier soir je n'ai pas même eu le bonheur d'en profiter. J'en ai été désolé. Jusqu'à onze heures j'ai voulu conserver l'espérance d'aller à cette chère Abbaye. Je veux m'en dédommager aujourd'hui entre quatre et cinq heures.

«Votre second et très-second ami arrivera incessamment, demain ou après-demain au plus tard. J'ai beaucoup à vous parler de ses dispositions qui pourraient me faire sourire, si la chose n'était beaucoup plus grave.

«Je vous renouvelle mes tendres hommages.»

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Paris, 1822.

«J'ai vu Polignac. Je lui ai déclaré que la chute de Villèle était la mienne, et que j'avais lié mon sort au sien, par la raison que lui seul avait été franc et loyal pour moi. Vous voyez qu'il n'y a pas de quoi s'inquiéter. J'ai déclaré en même temps à Polignac que je n'étais point l'ennemi de M. de Montmorency, et que loin de désirer sa place et de rester à favoriser les ambitions et les partis, j'allais retourner à Londres.

«Quant à vous, je vous aime plus que ma vie. De quoi vous plaignez-vous? Je souffre horriblement, mais je suis à vous, peines et plaisirs, joies et douleurs. À demain.

LE MÊME.

«26 décembre.

«Vous verrez par la lettre à Villèle, dont je vous envoie la copie, que Mathieu a donné sa démission hier au soir et que Villèle m'a proposé le portefeuille par ordre du roi. Je l'ai refusé. Mathieu ne valait pas ce sacrifice par la manière dont il a été avec moi, mais je devais cela à vous et à ma loyauté. Ne parlez pas de ma lettre à Mathieu. Il est singulier qu'il ne vous ait rien dit de ce qui s'est passé hier au soir. Se serait-il ravisé et aurait-il repris la démission? J'ai au moins fait preuve de sincérité. On ne dira plus que je suis ambitieux. J'aurais bien désiré vous voir un moment à une heure et demie.»

LE MÊME.

«Samedi matin.

«On est toujours bien agité. Il y a un tel cri de l'opinion pour me pousser dans le ministère qu'il est difficile que mes pauvres diables d'amis ne soient pas obligés de me recevoir parmi eux. Nous parlerons de tout cela à quatre heures. Je souffre horriblement.»

LE MÊME

«Mardi matin.

«Je n'ai pas dormi. Ma pauvre tête, sans compter le coeur, est bien malade. Je suis bien dégoûté ce matin, et je voudrais qu'on n'eût jamais pensé à cela. J'espère encore que le maître refusera sa signature. Nous ne saurons rien aujourd'hui, et cette attente est bien pénible. Je vous verrai à notre heure. Vous me donnerez la force que je n'ai plus.»

LE MÊME.

«Samedi, 10 heures.

«J'ai refusé Villèle à midi. Le roi m'a envoyé chercher à quatre et m'a tenu une heure et demie à me prêcher, et moi résistant. Il m'a donné enfin l'ordre d'obéir. J'ai obéi. Me voilà resté auprès de vous. Mais je périrai dans le ministère. À vous!»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Val-du-Loup, ce 31 décembre 1822.

«J'avais la confiance de recevoir une lettre de vous, aimable amie, quoique vous aimiez peu à écrire; je ne vous en fais nullement le reproche: car c'était aussi à moi à vous prévenir, d'après la manière si bonne, si délicate dont vous avez été pour moi dans cette occasion. Mon coeur en garde un profond souvenir. Je vous plains réellement de vous trouver ainsi placée entre un ministre sortant et un ministre entrant à la même place: outre l'ennui des pétitions qui ne feront que changer d'adresse, nos rapports gâtés et nos deux dernières lettres en particulier vous causeront un sentiment pénible, que je voudrais adoucir. Vous me reprocherez peut-être d'avoir été un peu sec; il fallait l'être ou prendre la chose au sensible, ce qui était une véritable duperie.

«Je causerai de tout cela avec vous demain à huit heures; c'est mon rendez-vous de bonne année auquel je tiens beaucoup.

«Le temps est triste, surtout depuis la neige, la solitude profonde; mais tout cela est très-supportable. Ce qui le serait moins, ce serait l'absence de mes amis.

«Adieu, adieu. Vous savez quelle place vous occupez. Hommages bien tendres.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«1er janvier 1823.

«Combien de fois vous ai-je déjà souhaité la bonne année depuis que je vous aime? Cela fait frémir. Mais ma dernière année sera pour vous, comme aurait été la première, si je vous avais connue. J'ai encore couché rue de l'Université. C'est ce soir que je passe les ponts. J'irai ce soir vous présenter mes respects accoutumés.»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 2 janvier 1823.

«Je veux, aimable amie, vous donner tout de suite des nouvelles de la conversation qui vous inquiétait[1]. J'en sors. Je n'ai eu qu'à me défendre des empressements, des excuses, des protestations. Je crois y avoir répondu assez simplement, sans humeur, colère ni faiblesse, et j'ai passé promptement aux détails d'affaires que j'avais à lui donner et qu'il a très-bien reçus. Nous nous sommes quittés sur le terrain où nous devons rester et qui n'a rien d'embarrassant pour vous en particulier.

«Je vous renouvelle mes tendres hommages et mes regrets de ne pas aller vous les porter moi-même. Je vous demande des nouvelles de votre santé et le Phédon qui me nourrira de hautes pensées dans la retraite.»

LE VICOMTE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Mardi matin.

«Je vais ce soir coucher dans ce lit de ministre, qui n'était pas fait pour moi, où l'on ne dort guère, et où l'on reste peu. Il me semble qu'en passant les ponts je m'éloigne de vous, et que je vais faire un long voyage. Cela me crève le coeur. Mais je ferai mentir le pressentiment. Je vous verrai tous les jours, et à notre heure, dans votre petite cellule. Je vous écrirai tous les jours. Vous m'écrirez pour me consoler et me soutenir. J'en ai, je vous assure, grand besoin. Vous verrai-je aujourd'hui? Faites-le moi dire par un mot, à deux heures.

«À vous pour la vie.»

Benjamin Constant eut cette année-là deux procès de presse, l'un à l'occasion d'une Lettre à M. Mangin, procureur général près la cour de Poitiers, et l'autre pour une autre Lettre adressée à M. de Carrère, sous-préfet de Saumur. Ces deux procès furent jugés en appel le 6 et le 13 février 1823. Pour le premier, il avait été condamné à un mois de prison et cinq cents francs d'amende; pour le second, la peine était de six semaines et de cent francs.

Benjamin Constant ne venait plus qu'à de rares intervalles chez Mme Récamier, mais il était assuré de trouver en elle, sinon une sympathie absolue, du moins un intérêt fidèle, et il y eut recours. L'appui de M. de Chateaubriand lui fut très-utile dans la circonstance de cette double poursuite.

BENJAMIN CONSTANT À Mme RÉCAMIER.

«Le 5 février 1823.

«Pardon, Madame, de vous importuner encore. Heureusement que tout se décidera demain, et que vous n'en entendrez plus parler.

«J'apprends que ce sont les congrégations présidées par M. de Lavau, et surtout M. de Lavau lui-même, qui tiennent à ce que je sois condamné. Il y a eu chez lui une réunion où il a fortement recommandé à de jeunes conseillers, qui n'avaient pas coopéré au premier jugement, d'être à l'audience de demain pour prendre leur revanche. Je sais de vous, Madame, que M. de Chateaubriand n'approuve pas la marche et l'influence de ces congrégations. Si vous aviez donc le temps de lui faire savoir qu'il est probable qu'elles rendront ses bonnes intentions infructueuses, cela me servirait beaucoup. Mais il n'y a plus qu'aujourd'hui, puisque la chose se juge demain à dix heures.

«J'ajouterai qu'il sera bien plus scandaleux de me condamner pour une cause où j'ai été indignement insulté dans la personne de ma femme. J'en montrerai bien l'indignité dans ma plaidoirie, et il me semble qu'une telle condamnation serait une tache pour un ministère qui doit avoir quelque chose de chevaleresque.

«Adieu, Madame, faites pour moi ce que vous pourrez, et agréez mes tendres et respectueux hommages.»

LE MÊME.

«Le 6 février.

«Vous savez déjà, Madame, le résultat de la séance. J'ai le bonheur de rapporter à vous tout ce qu'il y a de bon, j'aime à mettre à vos pieds l'hommage de ma reconnaissance. Vous m'avez forcé à me réduire à ce sentiment; aussi y placé-je tout ce que vous n'avez pas voulu tolérer dans un autre; c'est bien la reconnaissance la plus vive qui ait jamais été, et pour peu qu'elle osât, elle s'appellerait autrement. Je ne bats pourtant encore que d'une aile: j'ai encore une affaire et une prison dont il faut que vous me tiriez. Mais j'y compte tellement que je n'ai plus aucune inquiétude.

«J'irai vous voir demain, si vous le permettez.

«Mille tendres et fidèles hommages.

«B. C.

«J'ai su que M. de Chateaubriand avait été parfait. Le talent est toujours une vertu.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Paris, 5 février.

«J'ai vu le garde des sceaux. Il est très-bien pour M. de Constant, et j'espère que nous aurons commutation de peine, c'est-à-dire la simple amende[2].

«Je vais écrire pour M. Arnault. Le talent doit avoir des priviléges. C'est la plus vieille aristocratie et la plus sûre que je connaisse.»

LE MÊME.

«8 février.

«Je suis sorti de la séance à sept heures. Je n'ai pas eu occasion de parler. Je suis seulement monté à la tribune pour répondre au général Foy qui m'avait interpellé. J'ai dit une douzaine de phrases très-bien, car j'étais en colère. J'ai eu beaucoup de bravo!

«Je saurai ce que c'est que vos deux hommes. À demain. Je m'habille pour ce maudit bal. Ne soyez pas découragée.»

LE MÊME.

«Dimanche, 23.

«Je n'ai pu vous voir hier, la Chambre des pairs a fini trop tard. Aujourd'hui je passerai la journée au conseil chez le roi et dans mon salon, et je travaillerai toute la nuit pour parler peut-être demain: mon discours n'est pas prêt[3]. Le Constitutionnel répète ce matin que j'ai lu le discours à l'Abbaye-au-Bois. Vous voyez comment vos amis vous servent et comment ils sont bien informés. Allons, faites des voeux pour moi comme j'en fais pour vous! Demain ou mardi sera un jour décisif dans ma carrière politique.

«Je vous aime et cela me soutient. Après le discours je serai plus libre et tout à vous!»

LE MÊME.

«Vendredi, 18.

«Plusieurs ambassadeurs étrangers sont venus me prier de répondre au discours de M. Canning[4]. Ils m'ont trouvé travaillant au discours qu'ils me demandaient. Vous sentez que pourtant cela a un peu réchauffé ma verve, en me promettant un succès en Europe. Je vais m'ensevelir dans mon travail et je vous le montrerai. Mais je ne pourrai vous voir aujourd'hui: voilà le contre-poids à ma joie politique. Pardonnez-moi et aimez-moi un peu pour ma gloire. À demain! Salvandy a aujourd'hui vengé les Débats[5].»

On se rappelle que Mme Joseph Bonaparte, après le mariage de sa fille, avait l'année précédente annoncé l'intention d'aller avec ses enfants rejoindre le comte de Survilliers en Amérique, et quel obligeant empressement elle avait trouvé dans M. de Montmorency, alors ministre des affaires étrangères, pour accorder une autorisation de prolongation de séjour à Bruxelles en faveur de son gendre; elle ne rencontra pas une moindre bienveillance dans l'administration de M. de Chateaubriand: on le verra par les deux billets suivants.

LA REINE DE SUÈDE À Mme RÉCAMIER.

«Paris, le 20 mai 1823.

«Mme Joseph profitera de la permission qu'on veut bien lui accorder de venir momentanément à Paris, si la circonstance l'exige, sous le nom de Mme la comtesse de Villeneuve sa soeur, afin de garder le plus grand incognito pendant le temps qu'elle y restera.

«Sa demeure actuelle est à Bruxelles, sous le nom de Mme la comtesse de Survilliers.

«Un mot que Son Excellence daignerait en dire à M. le baron de Fagel, pour en prévenir son gouvernement, éviterait toute difficulté pour le départ de Bruxelles. Je remercie la belle dame et la prie d'exprimer au plus obligeant et au plus aimable des ministres toute la reconnaissance dont je suis pénétrée.

«DÉSIRÉE.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Dimanche matin.

«J'ai écrit ce matin pour votre reine. Le conseil qui a lieu le mardi est avancé d'un jour et aura lieu demain lundi. C'est deux jours sans vous voir, en comptant celui-ci; c'est bien long! Demain je vous écrirai et surtout parce qu'hier vous étiez un peu en train d'être triste. Je ne souhaite que votre joie et tous les biens: ceux que j'ai et ceux que je n'ai pas!»

M. DE CHATEAUBRIAND.

«6 juin.

«Encore conseil! les affaires me tueront, surtout si je suis longtemps sans vous voir, mais lundi sera le jour de ma délivrance. Demain pourtant, dût l'Europe aller au fond de l'eau, je vous verrai. À vous! à vous!»

LE MÊME.

«5 heures.

«J'ai passé trois quarts d'heure seul dans la petite cellule, vous espérant, vous appelant, et pourtant heureux de me trouver au milieu de vos livres, de vos fleurs et de tout ce qui vit avec vous! Il faut pourtant arranger notre vie autrement, car je ne sais que devenir sans vous. Si on avait laissé ce malheureux ministère rue du Bac, je serais à votre porte. Tâchez de m'écrire un petit mot. Comment avez-vous pu sortir à notre heure? Ne pouviez-vous m'attendre un peu? Il vous est bien facile de vous passer de moi. Moi, j'avais tout quitté pour venir à vous.»

LE MÊME.

«Dimanche, 5 heures.

«De grandes nouvelles et des courriers ont pris tout mon temps. Les cortès à Séville, avant d'emmener le roi, ont déclaré qu'il était fou, ont prononcé sa déchéance, et nommé une régence révolutionnaire. Ceci finit misérablement l'affaire. Les cortès ne sont plus qu'une faction sans autorité et qui va expirer[6].»

LE MÊME.

«Chambre des députés, vendredi soir.

«Ne m'en voulez pas, je vous en supplie. Je suis dans un moment déplorable. Entre les deux Chambres où je cours, croyant toujours parler et ne parlant jamais, et les courriers, et les persécutions de l'Europe et de l'intérieur. J'espère que tout cela finira demain. Grâce, mille fois grâce. Plaignez-moi, ne m'en voulez pas, gardez-moi votre angélique bonté. À demain mon pardon, ou plutôt des consolations pour ce que je souffre.»

Aussitôt que M. de Chateaubriand eut connu Mme Récamier, il désira mettre sa femme en rapports avec elle, et il l'amena à l'Abbaye-au-Bois. Il se forma entre ces deux dames une relation qui, sans être intime, fut toujours gracieuse et obligeante.

Mme de Chateaubriand, qui avait une âme élevée, des affections vives et profondes, un dévouement réel et l'admiration la plus entière pour son mari, avait infiniment plus d'esprit et d'originalité que de prudence et de raison; sa tendresse, fort exigeante sur ce qui lui semblait dû à l'objet de son culte, avait trop souvent pour résultat d'agiter, d'inquiéter ou d'irriter M. de Chateaubriand.—Elle affichait la prétention de ne pas connaître les oeuvres littéraires de l'homme dont elle était fière de porter le nom; mais cette prétention était très-mal fondée, et plus d'une fois on l'a surprise lisant quelque livre de son mari.

Mme de Chateaubriand contait agréablement; elle avait une politesse parfaite, des manières extrêmement distinguées, mais l'humeur inégale. Ce qui ne variait point chez elle, c'était la charité: une charité active, entendue, qui savait organiser, et dans laquelle elle mettait de la constance et de la suite.—Elle était de taille moyenne, ses yeux étaient beaux; son visage portait la trace visible de la petite vérole, et sa santé toujours chancelante la réduisait à une maigreur quasi diaphane. C'était, en un mot, une personne bonne et généreuse, mais impossible à prévoir, et peu commode à vivre.

On verra par la suite de cette correspondance combien elle comptait sur l'influence salutaire de Mme Récamier, et avec quelle confiance elle y recourait.

LA VICOMTESSE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Septembre 1823.

«Vous êtes toujours, Madame, notre port dans la tempête. C'est donc encore à votre bonté que j'ai recours pour tâcher de pénétrer dans les secrets de notre capricieux immortel[7]. Notre chapelle est prête, elle est charmante, il n'y manque plus que le tableau; mais quand arrivera-t-il? M. Gérard me l'avait positivement promis pour le 1er octobre. Je n'ose lui rappeler sa promesse, dans la crainte d'en reculer encore l'exécution. Il n'y a donc que vous, Madame, qui, avec toutes vos séductions, puissiez l'amener à achever sa charité promptement et de bonne grâce. Dites-lui, si vous en trouvez l'occasion, que si la niche destinée à la sainte ne peut rien ajouter à un chef-d'oeuvre, au moins elle ne le gâtera pas. Le jour est admirable, et la couleur du stuc telle qu'un peintre la pourrait choisir. M. Huyot m'avait conseillé de lui envoyer le cadre qui est très-beau; mais peut-être préfère-t-il, comme il en avait l'intention, faire apporter son tableau à l'Infirmerie, avant qu'il soit achevé, et le faire placer dans l'endroit qui lui est destiné, afin de voir s'il n'y aurait point à donner quelques coups de pinceau, dépendant de la disposition du jour. Aurez-vous encore l'extrême bonté, Madame, de lui demander si cet arrangement lui convient, et quel jour il voudrait fixer? Tout serait préparé pour qu'il n'y eût point d'importun; ce qui serait trop aimable, ce serait de venir ce jour-là avec lui déjeuner à l'Infirmerie même, avec les oeufs et le bon lait de la soeur Sophie.

«Je ne sais comment vous demander assez de pardons de toutes mes importunités; mais votre indulgence est infatigable, lorsqu'il s'agit de coopérer à une bonne oeuvre.

«Recevez, je vous prie, tous mes regrets de ne pouvoir aller vous présenter moi-même ma requête, et veuillez ne pas douter, Madame, de tous les sentiments qui m'attachent si tendrement et si inaltérablement à vous.

«LA VICOMTESSE DE CHATEAUBRIAND.»

M. CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Samedi matin.

«Je n'ai pu écrire hier matin. J'ai été obligé d'aller chez le roi. Nous sommes dans un moment d'où dépend notre avenir. Chaque dépêche télégraphique peut nous apprendre la plus grande nouvelle. Rien n'est arrivé, rien n'arrivera peut-être encore de quelques jours. Mais ces jours seront des jours de perplexité. Aurons-nous pris, ou aurons-nous manqué de prendre l'île de Léon? Tout est là.

«Je suis accablé de conférences et de courriers. Pour comble de maux, je ne pourrai vous voir encore aujourd'hui, mais à quelque chose le malheur est bon, et cela me fera rompre la fatalité du dimanche. Demain à notre heure. J'irai vous conter tout. Vous êtes pourtant un ange cruel et vous ne méritez guère d'avoir un esclave aussi soumis.

«Ballanche a dîné chez moi hier. J'ai eu soin d'écarter toute conversation politique. Cela m'a fait grand plaisir de voir chez moi le vieil ami.»

LE MÊME.

«Jeudi matin.

«Nous sommes bien tourmentés par une nouvelle télégraphique qui nous annonce, de Bayonne, que le roi d'Espagne est délivré, et pourtant nous ne croyons pas à cette nouvelle. Vous savez ce que c'est que des espérances dont on sent la fausseté et que pourtant on veut croire par faiblesse. Mais moi, ai-je l'espoir de vous voir samedi soir à sept heures?»

LE MÊME.

«5 heures.

«Une dépêche télégraphique annonce que le roi d'Espagne est libre et qu'il sera le 29 (jour de la naissance du duc de Bordeaux) au milieu de nos soldats. Je vous verrai à neuf heures un moment.»

Ce ne fut que le 1er octobre 1823, que le roi et la reine d'Espagne, rendus enfin à la liberté, s'embarquèrent à Cadix pour rejoindre à Port-Sainte-Marie le duc d'Angoulême et l'armée française libératrice.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Mercredi, 2 heures du matin.

«Je suis sorti hier trop tard du conseil pour aller chez vous aujourd'hui. Je crains que ma correspondance d'Espagne ne me retienne au delà de notre heure. Je suis désolé des décrets de ce roi et je tâche de prévenir le mal. Je croyais être libre après la guerre d'Espagne, mais je vois que les affaires pèsent sur moi plus que jamais. Si je ne suis pas à l'Abbaye à six heures et demie, c'est que je n'aurai pu finir. Je dîne chez M. de Cossé, et après le dîner, je vais avec Mme de Chateaubriand chez le duc d'Orléans. Demain à huit heures du soir, si vous y consentez, j'irai à la petite cellule, quoique vous ayez été bien rude la dernière fois. À demain! Je suis bien las et il me prend vingt fois par jour envie de planter tout là.»

LE MÊME.

«Dimanche matin.

«Je n'ai pu vous écrire hier. J'ai été presque malade, c'est-à-dire très-souffrant, et je le suis encore. Je me suis acquitté de la commission de M. Gérard et, je vous assure, uniquement pour lui; car si je m'oppose de toutes mes forces aux actes arbitraires, j'ai une grande répugnance à déranger le cours de la justice. J'insisterai pourtant. Le génie exerce sur moi la séduction que cette jeune femme, dites-vous, a exercée sur cet homme qui la enlevée, et quand vous venez mêler votre puissance à celle du talent, il faut bien que j'obéisse.

«À ce soir.»

LE MÊME.

«Paris, 7 octobre.

«Si le conseil finit de bonne heure, je vous verrai un moment. Je veux vous dire ce matin une chose qui me blesse. M. de Broglie, ou Mme de Broglie, a écrit à Paris que j'avais demandé l'expulsion de M. Comte de la Suisse et que c'était une vengeance du Conservateur sur le Censeur. C'est bien mal me connaître: je ne suis pas persécuteur de mon métier, et j'aime plus la liberté que ceux qui s'en font les champions exclusifs. J'ignorais même que M. Comte fût en Suisse, lorsqu'un Monsieur vint me dire qu'on allait le renvoyer de Lausanne et qu'il me demandait de m'intéresser à lui. Je lui répondis qu'apparemment M. Comte était renvoyé par mesure de police; que je m'en informerais et que je verrais ce qu'il me serait possible de faire pour lui. J'en parlai effectivement à M. Franchet qui m'assura que M. Comte était à la tête de tous nos révolutionnaires en Suisse et qu'il y prêchait les principes les plus opposés au gouvernement des Bourbons. Voilà l'exacte vérité; c'est tout ce que je sais de M. Comte. Je n'ai pas écrit un mot de lui à l'ambassadeur. Son nom ne s'est jamais présenté à mon esprit ni sous ma plume. Il est vrai que le Monsieur, son ami, m'a dit que ce M. Comte irait en Angleterre écrire des choses terribles contre moi: cette menace me tenta un moment, et j'eus la mauvaise pensée de faire donner à M. Comte la liberté d'aller écrire de si grandes choses, car je suis partisan décidé de la liberté de la presse; mais je repoussai cette inspiration du diable, et j'oubliai M. Comte de nouveau, ou plutôt je ne songeai qu'à lui rendre service. Vous me connaissez assez pour savoir si je vous dis ici la pure vérité.

«Dans ce moment, on sollicite mon intérêt pour un bon régicide qui ne demande qu'à respirer l'innocence et la paix dans les vallées de la Suisse, et je vais m'occuper de cet honnête homme, et voir si je puis lui procurer le bonheur champêtre si bien fait pour son âme simple et naïve. Si j'en suis là, comment imaginer que je persécute M. Comte qui n'a d'autre tort à mes yeux que d'écrire lourdement et ennuyeusement, autant qu'il m'en souvient pour avoir lu un article de lui contre le roi, il y a sept ou huit ans? Défendez-moi auprès de vos injustes amis.»

L'importance des événements dont la correspondance de M. de Chateaubriand était remplie pendant les premiers mois de son ministère nous a décidé à donner ses lettres presque sans interruption.

Grâce à la résolution et à l'énergie qu'il sut imprimer à l'intervention de la France dans les affaires d'Espagne, Ferdinand était libre, la maison de Bourbon comptait une belle et vaillante armée, le prestige des succès militaires environnait la monarchie, et M. le Dauphin avait noblement pris sa part dans les fatigues et la gloire de la campagne. M. de Chateaubriand pouvait donc être fier d'un résultat auquel il avait puissamment contribué.

Mais tout en s'associant à la joie et au triomphe de son illustre ami, Mme Récamier n'en sentait pas moins avec tristesse les épines que l'arrivée de M. de Chateaubriand au pouvoir avait semées dans le cercle de ses affections les plus intimes. Les visites quotidiennes de M. de Chateaubriand à l'Abbaye-au-Bois étaient bien souvent dérangées, soit par les réunions du conseil, soit par les séances des Chambres; et le trouble n'était pas seulement dans les habitudes: l'humeur de l'éminent écrivain n'avait pas résisté à la sorte d'enivrement que le succès, le bruit, le monde amènent facilement pour des imaginations ardentes et mobiles. Son empressement n'était pas moindre, son amitié n'était point attiédie, mais Mme Récamier n'y sentait plus cette nuance de respectueuse réserve qui appartient aux durables sentiments que seuls elle voulait inspirer: le souffle d'un monde frivole et adulateur avait passagèrement altéré cette pure affection. D'un autre côté, la blessure d'amour-propre de M. de Montmorency, que ses sentiments religieux ne tardèrent pas à faire disparaître, était encore toute vive dans ces premiers moments. Il mettait le soin le plus aimable et le plus tendre à ne pas exprimer son mécontentement, et s'appliquait à rendre, autant qu'il était en lui, la position de Mme Récamier moins pénible, entre son rival triomphant et lui-même; mais l'agitation était grande dans les âmes.

Au milieu de ces tristesses et de ces difficultés, la nièce de Mme Récamier, celle qu'elle traitait et aimait comme une fille, tomba gravement malade de la poitrine. Lorsque l'état aigu eut fait place à la convalescence, M. de Montmorency insista pour qu'on lui fît respirer l'air de la campagne, dans la solitude de la Vallée-aux-Loups, où presque chaque année Mme Récamier avait été chercher un doux et trop court repos. À l'automne, les médecins ne dissimulèrent point que la rigueur d'un hiver passé à Paris pouvait être fort nuisible à une santé délicate après l'échec d'une maladie vive; ils insistaient pour le séjour du midi. La tendresse inquiète de Mme Récamier la décida à partir pour l'Italie. Elle quitta Paris le 2 novembre 1823.

Le fidèle Ballanche, avec la simplicité de son absolu dévouement, partit en même temps que Mme Récamier, sans avoir même eu la pensée qu'il pût faire autrement; M. Ampère demanda la permission de se joindre à la petite caravane qui devait voyager lentement, et Mathieu de Montmorency, en prenant congé de son amie, se promettait de lui faire, au milieu du carême, une visite dans la ville sainte, que sa piété lui donnait depuis longtemps un désir très-vif de connaître, et où la présence de son cousin le duc de Laval lui offrait un attrait de plus. Ce dernier projet, comme on le verra, ne se réalisa point.

Nous allons maintenant donner, sans les interrompre, les lettres adressées à Mme Récamier par M. de Chateaubriand et M. de Montmorency, dans les jours qui précédèrent et qui suivirent son départ, jusqu'au moment de son arrivée à Rome.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«25 octobre.

«Non, vous n'aurez pas dit adieu à toutes les joies de la terre; si vous parlez, vous reviendrez bientôt, et vous me retrouverez tel que j'ai été et tel que je serai toujours pour vous. Ne m'accusez pas de ce que vous faites vous-même. J'irai vous voir en sortant du conseil. J'ai mis les noms de Mme Thibaudeau et de M. Voutier à ma porte. Je vous aime de toute mon âme, et rien ne pourra m'empêcher de vous aimer, ni votre parti, ni votre injustice.»

LE MÊME.

«Mardi matin, 28 octobre.

«Vous voyez bien que vous vous êtes trompée. Ce voyage était très-inutile. Si vous partez, vous reviendrez au moins promptement, et vous me retrouverez à votre retour tel que vous m'aurez laissé, c'est-à-dire le plus tendrement, le plus sincèrement attaché à vous. Je suis bon à l'user; je ne me lasse jamais, et si j'avais plus d'années à vivre, mon dernier jour serait encore embelli et rempli de votre image.

«À quatre heures et demie, je serai dans la petite cellule qui sera la mienne pendant votre absence.»

LE MÊME.

«2 novembre 1823

«Craignant toujours de vous faire quelque peine, lorsque vous comptez pour rien les miennes, je vous écris ce mot sur les chemins, de peur de manquer votre passage à Lyon. Je serai jeudi à Paris et vous n'y serez plus: vous l'avez voulu. Me retrouverez-vous à votre retour? Apparemment, peu vous importe. Quand on a le courage, comme vous, de tout briser, qu'importe en effet l'avenir? Pourtant je vous attendrai; si j'y suis, vous me retrouverez tel que vous m'avez laissé, plein de vous, et n'ayant pas cessé de vous aimer. Je vous écrirai à Turin et puis à Florence.»

LE MÊME.

«Paris, le 7 novembre 1823.

«Je vous écris ce petit mot à Lyon, à mon retour à Paris, en même temps que je vous écris à Turin. Je vous ai encore écrit à Lyon, en courant les chemins. Mettez sur le compte de mon exactitude ce qui est l'effet de mes sentiments, c'est votre coutume d'être injuste. Malgré tout cela, vous reviendrez; vous ne serez pas même longtemps. Vous reconnaîtrez que vous vous êtes trompée. Le billet de vous que j'ai trouvé ici en arrivant m'a fait voir que la joie d'Amélie vous faisait une sorte de plaisir, et que vous repreniez un peu à la justice et à l'espérance. Croyez-moi, rien n'est changé, et vous en conviendrez un jour.

«Souvenez-vous de tout ce que je vous ai dit sur le manuscrit.»

LE MÊME.

«Paris, le 7 novembre 1823.

«Vous avez passé les Alpes que je ne repasserai plus; vous êtes dans le beau pays où j'étais l'année dernière à la même époque. Vous vous éloignez de vos amis. Ces amis ne sont plus jeunes; le temps qu'ils perdent est irréparable. Vous avancez cette absence qui commence tôt et ne finit plus. Mais enfin vous l'avez voulu. Vous me direz, quand vous serez de retour, si vous avez vu l'Italie avec les mêmes yeux qu'autrefois; si les ruines vous ont dit la même chose, et si le changement, qui est survenu en vous, ne s'est point étendu à ce qui vous aura environnée. Mais je ne veux point attrister votre voyage: avant tout, que vos peines ne vous viennent jamais de moi.

«Je ne vous parle point de politique. Vous êtes trop heureuse de n'entendre parler ni de chambres, ni de ministères, ni de journaux; tout cela vous reviendra assez dans votre cellule. Jouissez bien de votre liberté. Revenez le plus tôt possible. Je tâcherai de vivre jusqu'à votre retour. Je souffre cependant.»

LE MÊME.

«Paris, le 15 novembre 1823.

«Je vous ai écrit deux fois à Lyon, une fois à Turin, et vous ne m'avez pas répondu. J'ai su par le duc de Doudeauville que vous étiez arrivée à Lyon, et j'ai été réduit à apprendre de vos nouvelles par les autres. Je ne vous répéterai pas le lieu commun que ce sont ceux qui restent qui sont le plus à plaindre. Vous avez pris votre parti si vite, que vous avez sans doute été persuadée que vous seriez heureuse: peu importe le reste. Je vous le souhaite du fond de l'âme, ce bonheur que vous méritez, même lorsque vous affligez vos amis. Ma vie maintenant se déroule vite. Je ne descends plus, je tombe, et je ne puis, dans la rapidité de ma chute, que faire des voeux pour vous, que je laisse après moi sur la pente. Je me reproche de vous attrister peut-être au milieu du beau pays que vous parcourez. Saluez pour moi les montagnes, les riantes vallées que sans doute je ne reverrai plus. Je ne vous parle point de politique. Elle va bien, mais ce sont des conversations réservées pour la petite cellule; revenez-y, Horace, dont vous allez voir la retraite, disait qu'il faut renfermer dans un petit espace nos longues espérances. J'espère pourtant bientôt une lettre de vous. Je vous écrirai à Rome. Si mes lettres adressées à Turin et à Florence ne vous étaient pas parvenues, faites-vous les renvoyer à Rome.»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 29 novembre 1823.

«C'est à Dampierre, où j'ai été passer sept à huit jours d'adieux pour cette année, que j'ai reçu votre petite lettre datée du 18 novembre. Elle m'a fait grand plaisir, puisque voilà ce Mont Cenis passé; vous avez atteint un plus beau soleil, un climat doux, pendant que nous sommes depuis une semaine dans les plus épais brouillards.—Amélie se trouve déjà mieux: c'est une vraie consolation et la seule que je puisse recevoir de votre absence. Vous savez quels tendres voeux vous accompagnent, et pour elle et pour vous-même. Je doute qu'une lettre puisse encore vous rejoindre à Florence que vous m'indiquez et où je projetais bien de vous faire trouver un petit mot chez M. de la Maisonfort[8], à qui vous ne pouvez pas échapper. Mais j'envoie toujours ceci à M. Récamier qui m'a fait prévenir d'une bonne et rapide occasion.—Nous sommes ici à peu près dans la même position, disputant sur la septennalité et la dissolution.—Un homme de vos amis[9] a pris la plume: c'est peut-être trop souvent. Je suis du reste, comme vous croyez, beaucoup moins au courant de ses nouvelles. Nous nous sommes rencontrés en bon lieu, et j'ai trouvé que ce qu'il y avait de plus simple, c'était de nous parler de vous. Il m'a dit n'avoir pas eu une seule fois de vos nouvelles: je trouvais moi-même que c'était trop peu, quoique je désire que vous ne vous fatiguiez pas trop surtout à certaines lettres; j'ai cependant dit que je croyais être sûr que vous en aviez écrit une.

«Je pense, surtout pour les envier, aux amis qui vont avoir le bonheur de vous voir, de vous recevoir. J'ai reçu une très-aimable lettre de la duchesse[10], de Naples où elle a été voir les Clifford et son beau-fils. Adrien vous parlera peut-être d'un petit intérêt d'amour-propre sur lequel mon amitié ne veut pas garder un silence affecté. Les journaux vous auront dit que j'avais eu la grand'croix de Saint-Charles[11]. Je voulais le trouver simple, puisque deux autres n'avaient pas été traités autrement. Mais on dit aujourd'hui qu'ils sont parvenus à se faire accorder mieux, et alors je pourrais être blessé du rapprochement. C'est assez misérable, et cela m'ennuie sans y ajouter trop d'importance.

«Adieu, aimable amie, parlez de moi à votre nièce, aux voyageurs qui vous auront sûrement rejointe. Vous savez ce qui manque chaque soir à ma journée.

«Adieu, adieu.

«Nous sommes dans l'attente de la réception de M. le duc d'Angoulême pour mardi prochain.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Paris, le 29 novembre 1823.

«Je crains que ma lettre adressée à Turin ne vous soit pas arrivée, parce qu'elle n'était pas affranchie. J'ai peur aussi que vous n'ayez passé trop vite à Turin et à Florence, où je vous ai également écrit, pour avoir le temps de voir que vous n'étiez pas oubliée. J'espère que mes premières lettres vous rejoindront à Rome avec celle-ci.

«Depuis votre départ, mon travail s'est accru, et je n'ai trouvé que dans cette ennuyeuse occupation une triste distraction à votre absence. Je n'ai pas passé une seule fois auprès de l'Abbaye: j'attends votre retour. Je suis devenu poltron contre la peine: je suis trop vieux et j'ai trop souffert. Je dispute misérablement au chagrin quelques années qui me restent; ce vieux lambeau de ma vie ne vaut guère le soin que je prends de lui. Vous êtes à Rome, à Rome que j'aimais tant et où j'aurais voulu vivre. M'y plairais-je encore? Dites-moi bien ce que vous y aurez éprouvé. Ce que vous sentirez, je l'aurais senti. Comme pour vous, Rome aurait perdu ou gardé pour moi son intérêt et son charme. Il est malheureux de si bien s'entendre et d'être séparés par cinq cents lieues.

«Le temps marche, mais pas assez vite. Je compte, comme si j'avais vingt ans, les jours pour les franchir. Quand je trouve le bon duc de Doudeauville, je lui parle à l'instant de vous. C'est la seule personne que je voie qui vous connaisse, car je ne rencontre jamais Mathieu. Je n'avais pas un grand penchant pour le duc de Doudeauville; mais il parle de vous si bien et avec une telle effusion de coeur que vous me l'avez fait aimer.

«J'ai reçu votre billet de Chambéry. Il m'a fait une cruelle peine. Le Monsieur m'a glacé. Vous reconnaîtrez que je ne l'ai pas mérité.

«Pour jamais à vous.

«J'écrirai régulièrement, souvent deux fois, mais toujours une fois par semaine à Rome.»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, le 13 décembre 1823.

«J'allais vous écrire par la poste, aimable amie, lorsqu'est arrivé chez moi M. Lefebvre, m'annonçant son prompt et rapide voyage, et me disant qu'il avait voulu me voir pour vous donner plus directement de mes nouvelles. Ce serait bien le cas de profiter d'une occasion aussi sûre pour répondre à votre difficile question sur ce qui se passe d'intéressant pour vos amis. Vous en avez de tellement lancés dans les grandes aventures qu'il ne m'est pas facile à moi-même de les y suivre, et encore moins de vous en rendre compte par écrit. Le premier[12], auquel vous savez cependant que je ne cède point le pas, me paraît être toujours dans les mêmes rapports avec son confrère prédominant[13]. Il désirerait souvent que cela ne fût pas ainsi, mais plus souvent il en prend son parti comme le plus sûr; et les phrases habituelles de part et d'autre sont: «qu'ils sont contents réciproquement;» cela ne fait pas que cela soit toujours.

«Vous êtes peut-être plus intriguée de ce dernier changement du ministère espagnol. Il serait curieux de savoir ce que vous en mandera M. de Chateaubriand, votre ami ministre, s'il en mande quelque chose. Lui et ses collègues peuvent prendre le parti de s'en arranger comme d'une chose faite; mais je suis sûr que la première impression a été le regret de n'y avoir pas eu une influence plus directe, et un peu de mécontentement et de dédain pour une chose très-imparfaite.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«4 janvier 1824.

«J'ai reçu non pas vos lettres, mais vos petits billets jusqu'au 24. Je voudrais vous écrire plus souvent, plus exactement, plus longuement, mais les derniers jours de l'année ont été si remplis d'affaires que je n'ai pas eu un seul moment à moi, et ce qui a achevé de m'accabler, Mme de Chateaubriand a été et est encore assez malade. Ainsi vous voyez que nous avons l'un et l'autre fini l'année tristement. En voilà une autre qui commence; ah! puisse-t-elle être plus heureuse! elle le sera, si vous revenez. Croyez-moi, moi vieux voyageur, il n'y a de bon que le repos, le coin du feu et quelques amis éprouvés par le temps.

«Je ne vous parlerai point de politique. Dans trois mois les chambres vont s'ouvrir. Si j'ai le bonheur de réussir à la tribune comme l'autre année et que nous obtenions (et j'en suis à peu près sûr) la septennalité, alors j'aurai rempli une carrière utile à mon pays tant à l'extérieur qu'à l'intérieur; le reste me sera indifférent. Mais revenez me conter tout ce que vous aurez vu dans cette Rome que je ne reverrai sans doute jamais.

«Je vois par mes affaires qu'il me sera impossible d'écrire régulièrement; mais je le ferai aussi souvent que je le pourrai. Le temps où je vous écrivais tous les jours n'est pas passé. Vous n'avez qu'à revenir dans votre cellule.»

Mme Récamier arriva pour la seconde fois à Rome dans les derniers jours de novembre; elle y fut accueillie par l'un des plus aimables et des plus fidèles amis de sa jeunesse, le duc de Laval, avec une joie si vive et si vraie qu'elle en fut profondément touchée. La duchesse de Devonshire lui avait choisi un appartement dans le voisinage de la place d'Espagne et du Pincio, où, grâce aux soins délicats de l'amitié, Mme Récamier et sa jeune compagne trouvèrent une exposition chaude, une distribution commode et, dans des conditions d'économie nécessaires, toute l'élégance que comporte un appartement loué meublé.

L'aspect que Rome présentait alors aux voyageurs était tout autre que celui dont Mme Récamier avait été frappée dix ans auparavant.

Pie VII n'existait plus; ce saint pontife avait rendu son âme à Dieu le 20 août 1823, et le couronnement de son successeur, Léon XII, avait eu lieu le 5 octobre, avant même que Mme Récamier n'eût quitté Paris. De toutes les fêtes religieuses, de toutes les splendeurs qui se déploient à l'intronisation d'un pape, une seule cérémonie restait à accomplir et Mme Récamier y assista: c'était la prise de possession par le nouveau pontife de la basilique de Saint-Jean-de-Latran. Aucun spectacle au monde ne produit une impression plus vive, plus saisissante, n'émeut plus le coeur en charmant les regards, que celui d'une bénédiction pontificale donnée du haut de la loge de Saint-Pierre; et cependant, j'oserai dire, que malgré la grandeur et la magnificence de l'édifice, les belles lignes de sa double colonnade, son obélisque, ses fontaines, tout ce luxe d'une splendide architecture est effacé par le coup d'oeil que présente la même cérémonie de la bénédiction papale déployant sa pompe religieuse dans le cadre de la campagne de Rome vue de la basilique de Saint-Jean; il semble que la bénédiction donnée à la ville et au monde prenne devant ces beaux horizons sa signification véritable.

Grâce à la circonstance d'un conclave et à la proclamation d'un nouveau pape, Rome était donc en 1823 animée par un concours très-nombreux d'étrangers. Cette ville, qui en 1813, privée de son souverain, se voyait réduite à la condition de chef-lieu d'un département français, avait retrouvé, avec son indépendance, le mouvement politique et la vie que crée la présence d'une cour, même ecclésiastique. Les étrangers, pèlerins des arts ou pèlerins de la religion, abondaient dans ses murs; le corps diplomatique y donnait de brillantes fêtes.

Le duc de Laval y représentait noblement la France: bienveillant et gracieux pour les individus, il exerçait envers ses compatriotes la plus large hospitalité. L'urbanité de ses manières, la modération de son caractère étaient en parfaite harmonie avec l'esprit conciliant du gouvernement auprès duquel il était accrédité, et avec la mansuétude des princes qu'il représentait; aussi la famille Bonaparte jouissait-elle à Rome d'une sécurité et d'un calme absolus. Elle y était nombreuse. Le cardinal Fesch, Mme Lætitia, mère de Napoléon, la princesse Borghèse, Lucien Bonaparte, prince de Canino, et ses enfants, Jérôme, l'ancien roi de Westphalie, étaient fixés dans les États pontificaux et résidaient le plus habituellement à Rome.

Le duc de Laval mit, avec une charmante et parfaite amitié sa personne, sa maison, ses gens, ses chevaux à la disposition de Mme Récamier, et chaque soir, finissait ou commençait la soirée chez elle.

La France n'était pas seulement alors représentée à Rome de la façon la plus honorable par son ambassadeur; la colonie de nos artistes comptait des noms illustres, et, ce qui vaut encore mieux, des hommes d'esprit et de nobles coeurs. Guérin était directeur de l'Académie de France; Schnetz, Léopold Robert, dans toute la force de la jeunesse et du talent, vivaient, travaillaient, s'inspiraient au sein de la ville qui sera toujours la vraie patrie des arts. C'était un emploi charmant de la matinée que de parcourir successivement les ateliers des artistes que je viens de nommer; Mme Récamier y trouvait un très-vif intérêt et l'ambassadeur de France l'accompagnait souvent dans ces courses. Guérin, Schnetz et Robert venaient d'ailleurs assidûment chez elle.

Le premier, dont la santé avait toujours été délicate, semblait déjà assez sérieusement atteint dans sa constitution: il était de petite taille, ses traits avaient de la régularité et de l'agrément, ses manières étaient réservées, son esprit fin et aimable. Absorbé par les devoirs et par les minutieux détails de l'administration de l'Académie de France, Guérin ne peignait plus guère: il se plaignait souvent de l'impossibilité où il se trouvait de reprendre ses pinceaux, et annonçait toujours la prochaine résolution de peindre; mais il est permis de douter qu'avec plus de loisir il se fût remis au travail. Le charme de la société de Guérin était extrêmement apprécié dans le salon de Mme Récamier; on n'y témoignait pas moins d'empressement à Léopold Robert, quoique rien dans sa conversation ni dans sa personne ne pût faire deviner sa supériorité et la poésie de son talent.

Robert était très-timide; taciturne et gauche dans le monde, il fallait l'avoir vu souvent, l'avoir connu longtemps, avoir rassuré cette nature mélancolique et défiante d'elle-même, pour découvrir tout ce qu'il y avait de noble simplicité dans son coeur et d'élévation dans ses sentiments.

Une intimité étroite, et qui fut inaltérable, liait Robert à Victor Schnetz. Ces deux artistes présentaient entre eux un assez grand contraste de goûts, d'humeur, et n'en avaient que plus d'amitié l'un pour l'autre. Schnetz a l'esprit prompt, la repartie vive, il a toujours aimé le monde, et y porte des manières aisées, de la dignité et beaucoup d'entrain. Son pinceau, plein de vigueur et de vérité, excelle surtout à rendre les scènes populaires de la vie romaine; ses conseils et son influence furent certainement utiles au talent de Robert.

C'est aussi à Rome, et dans ce même hiver de 1823 à 1824, que Mme Récamier connut M. Delécluze. Un naturel plein de verve, un bon sens mordant, une bienveillance originale, de la bonhomie sans fadeur et un tour imprévu et vif qui s'efface un peu dans ses écrits, donnent à la conversation de M. Delécluze un agrément tout particulier.

Mme Récamier trouvait d'ailleurs dans la duchesse de Devonshire la douceur d'une société intime et les plus agréables sympathies de goût et d'humeur. La duchesse avait été remarquablement belle; en dépit d'une maigreur qui donnait à sa personne un faux air d'apparition, elle conservait des traits d'une régularité fine et noble, des yeux magnifiques et pleins de feu. Sa taille était droite, élevée; elle avait une démarche d'impératrice, et son teint blanc et mat achevait cet ensemble harmonieux et frappant. Ses beaux bras et ses belles mains, réduits pour ainsi dire à l'état de squelette, avaient la blancheur de l'ivoire; elle les couvrait de bracelets et de bagues. La grâce et la distinction de ses manières ne pouvaient être surpassées. Sa jeunesse n'avait pas été sans troubles, et les agitations de son âme, les circonstances romanesques de sa vie avaient laissé sur toute sa personne une empreinte de mélancolie et quelque chose de caressant.

Depuis longtemps fixée à Rome, la duchesse de Devonshire s'était liée d'une amitié sincère avec le cardinal Consalvi qui fut le premier ministre de Pie VII pendant tout son pontificat. Cette intimité d'une grande dame anglaise et protestante avec un cardinal secrétaire d'État du souverain pontife n'était pas le trait le moins singulier de la vie de la duchesse. Elle voyait sans cesse le duc de Laval, qu'elle avait connu en Angleterre pendant l'émigration; Adrien et Mathieu de Montmorency la nommaient toujours la duchesse-cousine, quoiqu'elle ne leur fût unie par aucun lien de parenté. Le duc de Laval en parlant d'elle écrivait à Mme Récamier au mois de mai 1823:

«Je m'entends avec la duchesse pour vous admirer. Elle a quelques-unes de vos qualités, qui ont fait le succès de toute sa vie. C'est la plus liante de toutes les femmes, qui commande par la douceur, et elle s'est fait constamment obéir; ce qu'elle a fait à Londres dans sa jeunesse, elle le recommence ici. Elle a tout Rome à sa disposition; ministres, cardinaux, peintres, sculpteurs, société, tout est à ses pieds.»

Cette aimable et généreuse personne menait en effet à Rome une existence princière, recevait les étrangers, et en particulier ses compatriotes, avec une affabilité parfaite, encourageait les arts, les cultivait elle-même avec goût, et s'intéressait aux lettres.

Deux monuments feront vivre le souvenir de la protection que la duchesse de Devonshire accordait aux artistes. Elle fit imprimer à ses frais, en 1816 et 1819, par les presses de De'Romanis, le texte et une traduction en vers italiens de la Ve satire d'Horace (Voyage à Brindes), et la traduction de l'Énéide, d'Annibal Caro. Ces deux éditions in-folio, exécutées avec un grand luxe, sont ornées l'une et l'autre de nombreuses planches gravées au burin. La duchesse avait eu l'idée de joindre au texte antique la vue des lieux décrits par les deux poëtes latins, dans leur état actuel; elle demanda ces vues aux peintres et aux graveurs les plus habiles parmi les artistes fixés en Italie, à quelque nation qu'ils appartinssent: Camuccini, Catel, Chauvin, Boguet, Pomardi, Williams, Eastlake, Gmelin, Keisermann, ont fourni chacun une ou plusieurs compositions; la duchesse elle-même figure dans ce travail pour deux dessins qui n'en déparent pas l'ensemble.

Mais la mort de Pie VII, en ruinant la fortune politique du cardinal
Consalvi, venait de porter atteinte à cette noble existence.

Le pape mourut le 20 août: la veille de ce jour, c'est-à-dire le 19, le duc de Laval écrivait à Mme Récamier qui n'avait point encore quitté Paris:

     «Nous sommes ici dans les plus tristes agitations. Le pape est
     expirant, et j'attends à chaque instant la nouvelle de son dernier
     soupir pour expédier mon courrier.

«La duchesse est revenue d'Albano abîmée, désolée de la douleur de son cher cardinal. Vous pensez s'il est malheureux; il perd son maître, un ami de vingt-quatre ans, et un pouvoir du même âge.»

Le cardinal Consalvi ne survécut guère au maître à la destinée duquel la sienne avait été si fidèlement attachée. Sa santé, déjà chancelante, reçut le dernier coup à la mort de Pie VII. On lui reprochait depuis longtemps ses tendances libérales, la faveur dont les étrangers avaient joui sous son gouvernement, et jusqu'à l'amitié hautement témoignée qui le liait à une Anglaise.

Le nouveau pape, lorsqu'il n'était encore que le cardinal della Genga, s'était trouvé ouvertement en désaccord avec le premier ministre de Pie VII. Un de ses premiers soins, en montant au trône pontifical, avait bien été de faire porter à ce représentant d'une politique qui n'était pas la sienne les assurances de la plus affectueuse bienveillance; mais il n'en était pas moins vrai que Consalvi, en perdant son vieux maître, voyait renverser le système qu'il avait fait prévaloir pendant près d'un quart de siècle, et cette réaction contre le long exercice de son pouvoir fut extrêmement dure pour lui.

Lorsque Mme Récamier arriva à Rome, à la fin de novembre, l'état du cardinal Consalvi commençait à donner de sérieuses inquiétudes; il mourut le 24 janvier suivant, sept mois presque jour pour jour après la mort de Pie VII.

Mme Récamier ne vit donc pas le cardinal Consalvi; mais elle fut pendant six semaines la confidente des inquiétudes, des espérances, des angoisses alternatives de la duchesse de Devonshire, et personne ne pouvait s'associer plus qu'elle à ces douleurs de l'amitié. Quand enfin le cardinal eut cessé de vivre, et que, selon le cérémonial en usage à Rome pour les personnages considérables, il fut exposé sur son lit de parade, la ville entière se ruait pour contempler mort cet homme d'État si longtemps tout-puissant. Mme Récamier, uniquement préoccupée du vide qui venait de se faire dans le coeur et dans les habitudes de son amie, instruite de l'empressement avec lequel la foule se portait au palais du cardinal, non-seulement n'eut pas l'idée d'aller curieusement se mêler à ce flot des indifférents, mais elle imagina que la duchesse de Devonshire devait être très-froissée de cette curiosité sans respect pour les restes d'une personne qu'elle avait tant aimée.

Mme Récamier dirigea ce jour-là sa promenade vers la villa Borghèse, bien sûre de la trouver déserte, les étrangers comme les Romains se portant tous à la chapelle ardente. La solitude était en effet complète, et Mme Récamier était descendue de voiture pour en jouir à son aise, quand elle aperçut de loin dans une allée la grande et élégante figure de la duchesse que le contraste de ses vêtements noirs avec la blancheur pâle de son teint faisait ressembler à une ombre. Son image m'est restée comme un type frappant de désespoir contenu. Les premières paroles qu'elle adressa à Mme Récamier furent pour lui demander d'aller, elle aussi, contempler le cardinal mort. Celle-ci, extrêmement surprise du désir qui lui était exprimé, voulut pourtant y condescendre, et, remontant en voiture, elle se fit conduire à l'instant même au palais de l'ancien ministre d'État. Ce palais était littéralement assiégé, et sans le valet de chambre de la duchesse, qui se trouva là par bonheur, on n'eût pu fendre la foule; mais cet homme conduisit Mme Récamier par un escalier intérieur, et l'introduisit dans la chambre où reposait la dépouille mortelle.

C'était l'heure où les chapelains qui, pendant l'exposition, étaient rangés aux deux côtés du lit de parade et devaient y prier, prenaient leur repas dans une salle voisine dont la porte était ouverte. L'entrée principale de l'appartement, par où les curieux étaient admis, avait été momentanément fermée, et on entendait derrière la porte les voix, les colloques et presque les cris d'une foule que l'attente impatientait; dans la salle des chapelains, le bruit des assiettes et des verres, et dans la chambre mortuaire, sur un lit très-élevé, le cardinal revêtu de la pourpre et dormant son dernier sommeil; ses traits étaient beaux et calmes, mais sévères.

Mme Récamier et sa nièce s'agenouillèrent et prièrent un moment du fond du coeur pour le mort, et surtout pour la pauvre amie que les années avaient condamnée à l'isolement, en la faisant survivre à toutes les affections de sa jeunesse, et qui perdait, en perdant le cardinal, l'appui et le charme de ses dernières années.

L'arrivée de Mme Récamier à Rome fut troublée dans les premiers temps par une grave maladie de la femme de chambre qui l'accompagnait. Dans un moment où le danger semblait s'éloigner, elle écrivait la lettre suivante:

Mme RÉCAMIER À M. PAUL DAVID.

«Rome, 10 décembre 1823.

«Je suis bien sûre, mon bon Paul, que vous avez partagé tous nos ennuis; ce n'est que depuis peu de jours que nous commençons à respirer. Amélie a été bonne et charmante au milieu de toutes nos contrariétés; sa santé est bien, elle ne tousse pas, mais le mouvement du monde et de la conversation la fatigue facilement. Nous avions hier quelques personnes, elle s'amusait; mais à la fin de la soirée elle était oppressée: il faut encore des soins pour remettre parfaitement sa santé. La mienne a été fort altérée, je tousse toujours et je dors mal; mais je commence depuis quelques jours à reprendre du calme et à jouir de ce pays, dont je sens vivement le charme. Je m'inquiète seulement des choses que, dans la précipitation de mon départ, j'ai pu négliger. Je voudrais que vous me fissiez le plaisir d'aller chez mon notaire de ma part, et de vous éclaircir avec lui sur ce que, dans le trouble où j'étais, j'ai pu oublier; car vous savez que j'aime l'ordre dans les affaires, et je connais trop votre amitié pour craindre d'en abuser en vous occupant de mes intérêts. Vos lettres sont au rang de nos plus agréables distractions; nous attendons l'École des Vieillards, dont nous nous faisons une fête.—Amélie écrit à son oncle. Chargez-vous de mes plus tendres souvenirs pour mon père, pour M. Simonard. Parlez de moi à Mme Pasquier, dont la bonté, j'en suis sûre, s'est associée à tous nos ennuis; parlez aussi de nous à Mme de Malartie, pour laquelle nous avons un attrait si vrai. Enfin, soignez-nous dans le souvenir de nos amis, et continuez de nous écrire.

«Vous pouvez adresser vos lettres chez le duc de Laval. Adieu, adieu!»

La femme de chambre de Mme Récamier, qu'une rechute vint peu de jours après mettre dans le plus pressant danger, était une Suissesse protestante, mariée à un Français catholique, dont tous les enfants étaient également catholiques. L'état désespéré dans lequel se trouvait cette jeune femme, à laquelle Mme Récamier était fort attachée, excita un vif intérêt dans la société étrangère et particulièrement dans la société française de passage à Rome.

Le duc de Rohan-Chabot, que dix ans auparavant Mme Récamier avait connu à Rome chambellan de l'empereur, jeune, charmant et peut-être un peu frivole, devenu veuf par suite d'un horrible accident (sa femme, la princesse de Léon, avait péri brûlée), se trouvait de nouveau dans la capitale du monde chrétien, et il était prêtre. Il vint voir Mme Récamier; il lui exprima une compassion sincère pour la pauvre malade, et demanda à la voir. Elle avait toute sa connaissance, on lui transmit le désir de l'abbé de Rohan de causer avec elle; elle consentit à cet entretien avec empressement. Il lui parla longtemps, avec une charité vive; la grâce la toucha sans doute: car elle voulut, après avoir entendu l'abbé-duc, abjurer entre ses mains et mourir, disait-elle, dans la religion de son mari et de ses enfants. Après son abjuration, elle se trouva mieux, et Dieu lui fit la grâce de guérir et de vivre catholique.

Cependant M. de Montmorency, dont l'amitié s'associait si parfaitement et dans les moindres détails à tout ce qui touchait de près ou de loin au repos de son amie, lui écrivait en apprenant les inquiétudes qui l'avaient troublée:

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 6 janvier 1824.

«Depuis cette lettre du 24 décembre qui me donnait de tristes nouvelles de Rome, nous attendons avec une vive impatience toutes celles qui doivent suivre.—Rotschild nous a dit avant-hier que le courrier qui lui arrivait de Naples avait laissé le pape mieux[14].

«Mais je ne sais rien de votre pauvre femme de chambre. Je m'associe à tout ce que vous avez dû éprouver de premier saisissement, et depuis de peines, d'inquiétudes. Il serait bien triste ensuite de n'avoir pour vous et pour Amélie aucune personne de confiance et accoutumée à votre service.

«Vous aurez passé une nuit de Noël bien agitée, au lieu de pouvoir assister, dans une belle et imposante église, à ces touchants mystères! Dans ma modeste mais édifiante paroisse, j'ai pensé aussi à vous. Je ne me doutais pas que vous fussiez si tourmentée. Cruel effet d'une si longue distance! Cependant je ne veux plus vous plaindre, quand vous me mandez les heureux effets qu'a produits le beau soleil d'Italie sur la santé d'Amélie. Faites-lui-en mes tendres compliments. C'est une compensation que la bonne Providence a accordée aux sacrifices et aux regrets de l'amitié.

«Je suis touché des reproches que vous me faites sur la rareté de mes lettres; je vous en ai cependant écrit plusieurs. J'aurais tant de choses, petites ou grandes, qu'il me serait plus commode de vous raconter chaque jour dans la petite chambre de l'Abbaye-au-Bois!

«Vous manquez certainement beaucoup à mes relations avec votre ami; mais vous manquez pour des choses plus essentielles encore. J'ai été chez lui le dimanche avant le jour de l'an; il a commencé le compliment, que je lui ai rendu immédiatement, sur une faveur commune, que d'autres personnes n'auraient pas voulu voir restreindre à nous deux[15]. Vous avez pu avoir sur cette petite et triste affaire des détails par un plus ancien ami[16]. On a parlé d'un peu de division, mais elle s'éteindra peut-être par la faveur semblable à celle d'il y a huit jours que nous apprend le Moniteur même de ce matin. Vous serez bien aise de ce qui regarde le duc de Doudeauville; je partage ce sentiment, et je l'étends aussi au duc de Damas.

«Imaginez-vous que Sosthènes, dans l'excès de ce que j'appelle son rôle de Brutus royaliste, n'a pas cru pouvoir me faire compliment sur ce qui a accompagné une lettre[17] dont vous aurez eu connaissance. Heureusement j'ai pris le parti de mettre à part de tout cela nos relations de famille, pour ne pas altérer un bonheur qui m'est plus cher que le succès. Ma fille a été un peu souffrante.

«L'autre jour, votre ami, en me renvoyant une lettre de Rome que j'avais cru devoir lui communiquer, ajoutait des paroles affectueuses, et disait qu'il avait deux billets de vous (c'était pour me rassurer), et qu'il voudrait bien vous voir revenir.

«Adieu. Vous me permettrez de rire un peu du bon Ballanche lancé dans la plus grande société. Je crois qu'on la quitte souvent avec plaisir pour le modeste asile, où vous trouvez le moyen dans tous les lieux de porter et de conserver tant de charme! Je ne puis pas blâmer votre vie si retirée, si réglée. N'oubliez ni la plus grande des affaires, là où tant de choses la rappellent, ni vos vrais amis, au souvenir desquels vous êtes rappelée par chaque instant de privation.»

M. de Chateaubriand écrivait de son côté:

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 28 janvier 1824.

«Vous parlez de mes triomphes et de mon oubli. Ne croyez ni aux premiers ni au second. Si des succès politiques mêlés de travaux qui me tuent sont des triomphes; si de perdre le reste de sa vie dans des occupations contraires à ses goûts sont des choses qui peuvent faire oublier les attachements et les charmes d'une autre espèce d'existence, du moins est-il vrai que ces succès et ces occupations n'ont pas ce caractère pour moi. Je ne vous écris pas autant que je le voudrais: tantôt les courriers me manquent, car je n'ose confier mes lettres à la poste; tantôt les affaires surviennent avec une telle abondance que je suis obligé de passer les nuits. Je croyais être délivré après la guerre d'Espagne, et il s'est trouvé que les difficultés et les négociations ont commencé pour moi de ce moment. Que vous êtes heureuse d'être au milieu des ruines de Rome! que je voudrais y être avec vous! Quand retrouverai-je mon indépendance, et quand reviendrez-vous habiter la cellule? Dites-moi tout cela; écrivez-moi. Ne m'écrivez pas des billets si secs et si courts, et pensez que vous me faites du mal sans justice. C'est une double peine que de souffrir sans avoir mérité le mal qu'on vous fait. À vous, à vous pour la vie.»

Parmi les voyageurs français qui arrivèrent à Rome dans l'hiver de 1824 se trouva Dugas-Montbel, le traducteur d'Homère, l'intime ami de M. Ballanche et de M. Ampère, savant aimable et homme excellent, qui vint grossir le cercle dont Mme Récamier était l'âme et le centre. Mais Dugas-Montbel ne faisait en Italie qu'un rapide voyage; il voulait, selon le programme que s'imposent tous les touristes, voir à Rome un carnaval et la semaine sainte, et passer quinze jours à Naples. Il parvint, à force d'instances, à entraîner avec lui le bon Ballanche; ils partirent de Rome le 22 janvier, deux jours avant la mort du cardinal Consalvi. M. Ballanche, tout étonné de se trouver séparé de celle qui remplissait sa vie, lui écrivait de Naples:

«Vous avez le don de me faire changer de patrie, et maintenant c'est Rome qui est devenue ma patrie; je ne vois les heures d'y retourner.»

Quelques jours après, il rendait ainsi compte de l'impression qu'il recevait des horizons de Naples:

M. BALLANCHE À Mme RÉCAMIER.

«Naples, ce 20 janvier 1824.

«Je savais déjà la mort du cardinal Consalvi; j'avais compris tout ce que cet événement devait avoir de triste pour vous personnellement, à cause du chagrin profond que devait en éprouver la duchesse de Devonshire. Elle a été bien heureuse de vous avoir auprès d'elle, et j'ai regretté de ne pas m'être trouvé à Rome pour m'associer à cette douleur; j'en aurais pris ma part, et le fardeau aurait peut-être été allégé d'autant. Dans ce temps-ci, les hommes se survivent à eux-mêmes, tant ils sont vite devancés par les événements; aussi la postérité peut exister pour eux immédiatement après leur mort. Je crois que le jugement sera très-favorable au cardinal Consalvi; ceci du moins sera une consolation pour ses amis. Il sait maintenant la vérité, et nous la verrons à notre tour.

«On nous dit qu'il est un peu trop tôt pour le voyage de Sicile; on s'accorde en général à dire, de plus, qu'il faut pour ce voyage plus de temps que nous ne voudrions lui en consacrer. J'avoue que je suis terriblement combattu à ce sujet. La Grande-Grèce, et dans la Grande-Grèce on comprend la Sicile, me touche personnellement plus que toute autre contrée: tous ces souvenirs philosophiques et poétiques à la fois sont tout à fait dans la sphère de mes idées actuelles. Ce ne serait pas pour y chercher des inspirations, mais pour me confirmer dans celles que j'ai déjà reçues. Je voudrais savoir si j'ai deviné juste.

«La Grande-Grèce est la patrie primitive de cette philosophie poétique dont je crois être appelé à renouveler dans le monde le sentiment éteint. Il me semble à présent que j'ai une destinée à accomplir. Cette destinée, je l'avais déjà entrevue plusieurs fois en France. Depuis que je suis en Italie, elle m'apparaît d'une manière un peu moins confuse. La vieille Europe a besoin de quelques apôtres comme moi. Peut-être serai-je seul, comme ce juif dont parle Cazotte; mais dussé-je être seul, il faut que j'exprime ce que Dieu a mis en moi.

«Je ne sais si vous vous attendiez à des récits de notre voyage, si vous comptiez sur nos impressions, pour me servir de l'expression consacrée. Je suis un pauvre faiseur de récits. Je regarde sans appuyer le regard, sans chercher à me rendre compte à moi-même. Les impressions que je reçois s'associent toujours aux sentiments que j'ai déjà, aux pensées qui sont en moi. Ces ruines et ces paysages, cette mer et ce ciel, deviennent de la philosophie, une sorte de poésie: c'est la voix du passé, c'est la voix de l'avenir. Avec l'aspect de Venise, j'ai fait l'Égypte; avec l'aspect de Cumes, je ferai les antres de la Samothrace. Ce que je vois ici, ce que j'ai vu ailleurs, ce que sais, ce que je devine, c'est toujours l'ensemble et la suite des destinées humaines. Herculanum et Pompeï ont été détruites par le volcan, Cumes par un tremblement de terre, Pæstum par les Sarrazins, et l'aria cattiva poursuit les restes de ces populations échappées à trois fléaux si différents. Comment décrire des colonnes et des paysages?»

Dans une autre lettre, un peu postérieure, le bon Ballanche exprime de nouveau le dépaysement qu'il ressentait loin de Mme Récamier:

«Me voici donc, lui écrit-il, tout seul au coin de mon feu, voulant méditer sur l'ancienne histoire romaine, et ne pouvant toujours penser qu'à la Rome d'aujourd'hui. Ici, je me fais l'effet d'être un citoyen romain exilé, et ce n'est point vers Paris que je tends. Toutefois, je parcours, sans trop pouvoir m'en occuper, quelques livres que j'ai achetés ici. J'entrevois des choses qui étendront encore le champ de mes recherches. Je suis confondu d'étonnement lorsque je viens à penser qu'une histoire si souvent examinée, si souvent discutée, reste encore complétement à faire. Le véritable historien est donc, dans toute la force du terme, un prophète du passé. Le don de prophétie et de divination s'applique donc, en effet, au passé comme à l'avenir. Si vous étiez métaphysicienne, je vous dirais que, dans ce cas, la prophétie est une synthèse.

[…]

«Vous savez bien que vous êtes mon étoile, et que ma destinée dépend de la vôtre. Si vous veniez à entrer dans votre tombeau de marbre blanc, il faudrait bien vite me faire creuser une fosse où je ne tarderais pas d'entrer à mon tour. Que ferais-je sur la terre? Mais je ne crois pas que vous passiez la première; dans tous les cas, il me paraît impossible que je vous survive.»

M. Ballanche et M. Dugas-Montbel ne visitèrent ni la Sicile, ni la Grande-Grèce, et au bout de trois semaines, le fidèle Ballanche revint prendre sa place au foyer de Mme Récamier.

Nous avons déjà dit que le carnaval fut très-brillant et très-animé à Rome. Le duc de Laval donna plusieurs bals et quelques concerts magnifiques. Cependant Mme Récamier ne fit qu'une seule fois exception à la règle qu'elle s'était imposée de n'assister à aucune fête; ce fut à l'occasion d'un spectacle organisé au palais de Venise, chez l'ambassadrice d'Autriche, la comtesse Appony, que Mme Récamier voyait souvent, et dont elle appréciait les rares et aimables qualités. Il s'agissait de célébrer la fête de la comtesse Appony, et Mme Récamier avait consenti à ce que sa nièce se chargeât d'un rôle dans une des deux pièces que l'on représentait.

Le petit succès que ne pouvait manquer de valoir à la jeune Amélie l'accent français qu'elle possédait seule au milieu d'acteurs tous Allemands, Polonais ou Russes, avait doucement flatté le coeur si maternel de Mme Récamier, et le lendemain de cette soirée elle en racontait les circonstances dans une lettre que nous nous excuserions de donner, si on ne devait pas y trouver une preuve touchante de la bonté parfaite et de la grâce indulgente qu'elle portait dans tous ses rapports.

Mme RÉCAMIER À M. PAUL DAVID.

«6 février 1824.

«Je m'empresse, mon cher Paul, de vous rendre compte de la représentation. Je suis encore troublée, et d'avoir vu notre pauvre Amélie paraître sur ce théâtre au milieu de tout ce monde, et de la fatigue qu'elle en a éprouvée. Elle a joué son petit rôle avec une perfection, une grâce ravissante, une nuance de timidité qui ne nuisait point à son jeu et lui donnait un charme de plus; et dans cet auditoire, composé d'étrangers de toutes les nations, elle a été louée dans toutes les langues; mais quand elle est venue me rejoindre après la pièce, et que j'ai vu sa pauvre figure si altérée, tout le plaisir de ce petit succès s'est évanoui. Je l'ai ramenée chez moi; elle s'est bien vite couchée. Elle est mieux ce matin; mais elle a besoin de beaucoup de soins, et se réjouit aujourd'hui de rentrer dans nos habitudes paisibles et retirées. J'étais hier à cette comédie avec la duchesse de Devonshire. C'était la première fois qu'elle se trouvait dans le monde depuis la mort du cardinal Consalvi; elle était fort triste, et quand la salle retentissait d'éclats de rire, elle me regardait tristement, et me trouvait en sympathie avec elle. Adieu, mon cher Paul. Continuez de nous écrire; mais ne mettez pas d'abréviations dans vos lettres, nous ne savons pas deviner. Croyez à notre bien tendre amitié.»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 28 février 1824.

«Je veux répondre depuis quelques jours, aimable amie, à votre lettre du 6. Elle m'apportait le récit de cette petite fête d'ambassadeur pour laquelle vous avez fait une exception rare, et de tous les succès d'Amélie. Je jouis de ceux-ci, sans en être étonné; mais je suis fâché de la grande fatigue qu'elle en a éprouvée. Cela vous aura rendues toutes les deux à vos paisibles habitudes, au milieu desquelles je voudrais trouver ma petite place du soir. Bien des regrets me reportent souvent vers cet hiver, que j'aurais pu passer à Rome, et que j'ai sacrifié réellement au désir prononcé de ma mère. Je ne sais vraiment si même, sous le rapport de la politique, mon séjour ici a été utile. Je suis sans doute plus au courant de beaucoup de choses qui ne s'écrivent pas, mais, sous un certain rapport qui excitait souvent votre intérêt ami, dans une situation à peu près pareille. Ces faveurs lointaines[18], que j'ai su apprécier sans exagération, et dont on s'est beaucoup trop troublé ici, seraient aussi bien venues me chercher là-bas; mais ce sont là de vaines pensées. C'en est une plus réelle que de vous demander si vous songez à fixer l'époque où vous viendrez recevoir, à votre paisible Abbaye, des visites dont vous voulez bien remarquer la privation. N'allez pas attendre cette époque de la belle saison où nécessairement après la chambre je fais des absences campagnardes.

«Je vous ai parlé de chambre, elle s'annonce excellente. Les premières élections d'arrondissement dépassent tout ce qu'on attendait: sur cinquante et quelques, il y avait seulement cinq libéraux, mais très-marquants, et un entre autres que vous connaissez[19], et dont on aurait bien pu se passer. J'imagine que cela satisfera beaucoup celui de vos amis qui m'a envoyé votre dernière lettre. Il m'a dit en avoir reçu une; nous sommes dans les mêmes rapports gracieux et polis, mais sans intimité. J'ai été un quart d'heure au commencement de son bal, qui était très-beau, et dont on dit qu'il est lui-même ravi; ce n'est pas là ce que je lui envie.

     «Je pars après-demain pour aller passer quelques jours chez mon
     beau-frère, qui est resté triste et solitaire à la campagne.

     «Je vous écrirai à mon retour, et vous renouvelle, en attendant,
     tous mes tendres hommages et sentiments.»

La reine Hortense, que Mme Récamier n'avait point revue depuis l'époque des Cent-Jours, arriva à Rome vers la fin de février 1824. Ses deux fils, Napoléon et Louis-Napoléon, dont il sera plusieurs fois question dans ces Souvenirs, l'accompagnaient.

Mais ici nous retrouvons un fragment du manuscrit de Mme Récamier, et nous allons la laisser parler.

FRAGMENTS DES SOUVENIRS DE Mme RÉCAMIER.

LA DUCHESSE DE SAINT-LEU À ROME.

«Je m'étais rendue un jour de fête à l'église de Saint-Pierre, pour y entendre la musique religieuse si belle sous les voûtes de cet immense édifice. Là, appuyée contre un pilier, recueillie sous mon voile, je suivais de l'âme et de la pensée les notes solennelles qui se perdaient dans les profondeurs du dôme. Une femme d'une taille élégante, voilée comme moi, vint se placer près du même pilier; chaque fois qu'une émotion plus vive m'arrachait un mouvement involontaire, mes yeux rencontraient le visage de l'étrangère tourné vers moi. Elle semblait chercher à reconnaître mes traits; de mon côté, à travers l'obstacle de nos voiles, je croyais distinguer des yeux bleus et des cheveux blonds qui ne m'étaient pas inconnus.—«Mme Récamier!—C'est vous, Madame!» dîmes-nous presque à la fois.—Que je suis heureuse de vous retrouver!» continua la reine Hortense, car c'était elle; «vous savez que je n'ai pas attendu ce moment pour chercher à me rapprocher de vous, mais vous m'avez toujours tenu rigueur,» ajouta-t-elle en souriant.—«Alors, Madame, répondis-je, mes amis étaient exilés et malheureux; vous étiez heureuse et brillante, ma place n'était point auprès de vous.—Si le malheur a le privilège de vous attirer, reprit la reine, vous conviendrez que mon tour est venu, et vous me permettrez de faire valoir mes droits.»

«J'éprouvai un peu d'embarras à lui répondre. Ma liaison avec le duc de Laval-Montmorency, notre ambassadeur à Rome, et avec tout ce qui tenait au gouvernement du roi à cette époque, était autant d'obstacles à ce que la reine me vînt voir chez moi; il n'y en avait pas moins à ce que je me présentasse chez elle; elle comprit mon silence.—«Je sais, dit-elle avec tristesse, que les inconvénients de la grandeur nous suivent encore alors même que ses prérogatives nous ont quittés. Ainsi la perte du rang que j'occupais ne m'a point acquis la liberté de suivre le penchant de mon coeur; je ne puis même aujourd'hui goûter les douceurs d'une amitié de femme, et jouir paisiblement d'une société agréable et chère.»

«Je m'inclinai avec émotion, mon regard attendri lui dit seul ce que j'éprouvais.—«Il faut cependant que je vous parle, reprit la reine avec plus de vivacité; j'ai tant de choses à vous dire!… Si nous ne pouvons nous voir l'une chez l'autre, rien ne nous empêche de nous rencontrer ailleurs; nous nous donnerons des rendez-vous, cela sera charmant!—Charmant en effet, Madame, répondis-je en souriant, surtout pour moi; mais comment fixer l'heure et le lieu de ces rendez-vous?—Ce serait à moi de vous le demander, car, grâce à la solitude qui est pour moi d'obligation, mon temps m'appartient tout entier; mais il n'en peut être de même du vôtre: recherchée comme vous l'êtes, sans doute vous allez beaucoup dans le monde.—Dieu m'en garde! Je mène au contraire une vie assez sauvage. Il serait absurde d'être venue à Rome pour y voir des salons et un monde qui se ressemblent partout; j'aime mieux visiter ce qui n'appartient qu'à elle, ses monuments et ses ruines.—Eh bien! voilà qui s'arrange à merveille. Si vous n'y voyez pas d'inconvénients, je serai de moitié dans vos excursions; vous me ferez part chaque jour de vos projets pour le lendemain, et nous nous rencontrerons par hasard au lieu que vous aurez choisi.»

«J'acceptai cette offre avec empressement. Je me faisais une fête de ces courses dans Rome antique, en compagnie d'une femme aimable et gracieuse, qui aimait et comprenait les arts; de son côté, la reine était heureuse de penser que je lui parlerais de la France, et, pour l'une comme pour l'autre, le petit air de mystère jeté sur ces entrevues n'était qu'un attrait de plus.

«—Où comptez-vous aller demain? me dit la reine.—Au Colisée.—Vous m'y trouverez certainement. J'ai à causer longuement avec vous: je tiens à me justifier à vos yeux d'une imputation qui m'afflige.» La reine allait entrer dans des explications, et l'entretien menaçait de se prolonger; je lui rappelai sans affectation que l'ambassadeur de France, qui m'avait conduite à Saint-Pierre, allait venir m'y reprendre: car je craignais que la rencontre ne fût embarrassante pour elle et pour lui.—«Vous avez raison, dit la reine, il ne faut pas qu'on nous surprenne: adieu donc, à demain, au Colisée.» Et nous nous séparâmes.

«Le lendemain, à l'heure de l'Ave Maria, j'étais au Colisée; j'aperçus la voiture de la reine Hortense, qui n'avait précédé la mienne que de quelques minutes. Nous entrâmes ensemble dans le cirque, en nous félicitant mutuellement de notre exactitude; nous parcourûmes ce monument immense au rayon du soleil couchant, au son lointain de toutes les cloches:

«Che paja il giorno pianger che si muore.»

«Nous nous assîmes ensuite sur les degrés de la croix au milieu de l'amphithéâtre. Le prince Charles Napoléon Bonaparte et M. Ampère, qui nous avaient suivies, se promenaient à quelque distance.—La nuit était venue, une nuit d'Italie; la lune montait doucement, dans les airs, derrière les arcades ouvertes du Colisée, le vent du soir résonnait dans les galeries désertes.—Près de moi était cette femme, ruine vivante elle-même d'une si étonnante fortune. Une émotion confuse et indéfinissable me forçait au silence. La reine aussi semblait absorbée dans ses réflexions.—«Que d'événements n'a-t-il pas fallu, dit-elle enfin en se tournant vers moi, pour nous réunir ici! événements dont j'ai souvent été le jouet ou la victime, sans les avoir prévus ou provoqués!»

«Je ne pus m'empêcher de penser intérieurement que cette prétention au rôle de victime était un peu hasardée. J'étais alors persuadée qu'elle n'avait pas été étrangère au retour de l'île d'Elbe. La reine devina sans doute ce qui se passait dans mon esprit; d'ailleurs il ne m'est guère possible de cacher mes sentiments; mon maintien, ma physionomie, les trahissent malgré moi.—«Je vois bien, dit-elle avec vivacité, que vous partagez une opinion qui m'a profondément blessée; c'est pour la détruire que j'ai voulu vous parler librement. Dorénavant vous me justifierez, je l'espère, car je tiens à me laver d'une ingratitude et d'une trahison qui m'aviliraient à mes propres yeux, si j'en étais coupable.»

«Elle se tut un instant, et reprit:—«En 1814, lors de l'abdication de Fontainebleau, je crus que l'empereur avait renoncé à tous ses droits au trône, et que sa famille devait l'imiter. Je désirais rester en France, sous un litre qui ne donnât point d'ombrage au nouveau gouvernement. Louis XVIII m'autorisa, sur la demande de l'empereur de Russie, à prendre celui de duchesse de Saint-Leu, et me confirma la possession de mes biens particuliers. Dans une audience que j'obtins pour l'en remercier, il avait montré pour moi de la grâce et de la bonté; j'en fus sincèrement reconnaissante, et après avoir accepté librement ses bienfaits, je ne pouvais avoir la pensée de conspirer contre lui. Je n'ai appris le débarquement de l'empereur que par la voix publique, et j'en éprouvai bien plus de chagrin que de joie. Je connaissais trop l'empereur pour croire qu'il eût tenté une pareille entreprise sans avoir des raisons certaines d'en espérer le succès, mais la perspective d'une guerre civile m'affligeait profondément et j'étais persuadée qu'on ne pouvait y échapper. L'arrivée rapide de l'empereur déconcerta toutes les prévisions; en apprenant le départ du roi, en me le représentant vieux, infirme, forcé de quitter encore une fois sa patrie, je me sentis vivement touchée. L'idée qu'il pouvait en ce moment m'accuser d'ingratitude et de trahison m'était insupportable, et, malgré tous les inconvénients qu'une pareille démarche pouvait avoir pour moi, je lui écrivis pour me disculper de toute participation aux événements qui venaient de se passer. Le 20 mars au soir, prévenue par les anciens ministres, je me rendis aux Tuileries pour y attendre l'empereur. Je le vis arriver entouré, pressé, porté par une foule d'officiers de tous grades. Au milieu de ce tumulte, je pus à peine aborder l'empereur; il m'accueillit froidement, ne me dit que quelques mots, et m'assigna une heure pour le lendemain.

«L'empereur m'a toujours inspiré beaucoup de crainte, et le ton dont il me donna ce rendez-vous n'était pas fait pour me rassurer. Je m'y rendis cependant avec la contenance la plus calme qu'il me fut possible de prendre. Je fus introduite dans son cabinet. À peine nous eut-on laissés seuls qu'il s'avança vers moi avec vivacité:—«Avez-vous donc si peu compris votre situation, me dit-il brusquement, que vous ayez pu renoncer à votre nom, au rang que vous teniez de moi, et accepter un titre donné par les Bourbons? Était-ce là votre devoir?—Mon devoir, Sire, repris-je en rassemblant tout mon courage pour lui répondre, était de penser à l'avenir de mes enfants, puisque l'abdication de Votre Majesté ne m'en laissait plus d'autre à remplir.—Vos enfants! s'écria l'empereur, vos enfants n'étaient-ils pas mes neveux avant d'être vos fils? L'avez-vous oublié? Vous croyez-vous le droit de les faire déchoir du rang qui leur appartenait?» Et comme je le regardais tout éperdue:—«Vous n'avez donc pas lu le Code?» ajouta-t-il avec une colère croissante. J'avouai mon ignorance, en me rappelant tout bas combien il eût autrefois trouvé mauvais qu'aucune femme, et surtout celles de sa famille, osassent afficher des connaissances en législation.

Alors il m'expliqua avec volubilité l'article de la loi qui défend de changer l'état des mineurs et de faire en leur nom aucune renonciation. Tout en parlant, il arpentait à grands pas son cabinet, dont la fenêtre était ouverte aux premiers rayons d'un beau soleil de printemps. Je le suivais en m'efforçant de lui faire entendre que, ne connaissant pas les lois, je n'avais pensé qu'à l'intérêt de mes enfants, et pris conseil que de mon coeur. L'empereur s'arrêta tout à coup, et se tournant brusquement vers moi:—«Alors il aurait dû vous dire, Madame, que quand on a partagé les prospérités d'une famille, il faut savoir en subir les adversités.» À ces dernières paroles je fondis en larmes; mais en ce moment une bruyante clameur, qui me fit tressaillir, interrompit cet entretien.

«L'empereur, sans s'en apercevoir, s'était, tout en parlant, rapproché de la croisée qui donnait sur la terrasse des Tuileries, alors couverte de monde; toute cette foule, en le reconnaissant, fit retentir l'air d'acclamations frénétiques. L'empereur, accoutumé à se dominer, salua tranquillement le peuple électrisé par sa présence, et je me hâtai d'essuyer mes yeux. Mais on avait vu mes pleurs, sans toutefois en soupçonner la cause; car le lendemain tous les journaux répétèrent à l'envi que l'empereur s'était montré aux fenêtres des Tuileries, accompagné de la reine Hortense qu'il avait présentée au peuple, et que la reine avait été si émue de l'enthousiasme qui s'était manifesté à sa vue qu'elle n'avait pu retenir ses larmes.»

«Ce récit avait un caractère de bonne foi qui ébranla ma conviction, et les dispositions où je me sentais pour la reine y gagnèrent encore. De ce moment nos relations furent décidément établies. Chaque jour nous nous donnions rendez-vous, tantôt au temple de Vesta, tantôt aux thermes de Titus ou au tombeau de Cécilia Métella, d'autres fois à quelqu'une des nombreuses églises de la cité chrétienne, ou des riches galeries de ses palais, ou des belles ville de ses campagnes, et notre exactitude était telle que presque toujours nos deux voitures arrivaient ensemble au lieu désigné.

«Ces mystérieuses promenades duraient depuis assez longtemps, quand on vint à parler d'un bal brillant qui devait avoir lieu chez Tortonia. Ce bal était masqué, ce qui fit venir à la reine la fantaisie d'y aller et de m'y donner rendez-vous. Nous convînmes de nous faire faire un costume semblable; c'était un domino de satin blanc tout garni de dentelles. Ainsi vêtues, on pouvait facilement nous prendre l'une pour l'autre; seulement, comme signe de reconnaissance, je portais une guirlande de roses, et la reine un bouquet des mêmes fleurs.

«J'arrivai au bal conduite par le duc de Laval-Montmorency; au milieu de l'immense et brillante cohue qui remplissait les salons, je cherchais la reine des yeux et je l'aperçus enfin accompagnée du prince Jérôme Bonaparte. Tout en passant et repassant l'une près de l'autre, nous trouvâmes moyen de nous dire quelques mots et nous eûmes bientôt organisé un petit complot. Dans un moment où la foule était excessive, je quitte tout à coup le duc de Laval, et, m'éloignant de quelque pas, je détache à la hâte ma guirlande; la reine, attentive à ce mouvement, me donne son bouquet en échange et va prendre ma place au bras de l'ambassadeur de Louis XVIII, tandis que j'occupe la sienne sous la garde de l'ex-roi de Westphalie. Elle se vit bientôt entourée de tous les représentants des puissances étrangères, et moi, de tous les Bonaparte qui se trouvaient à Rome. Tandis qu'elle s'amusait des saluts diplomatiques que lui attirait la compagnie de l'ambassadeur, et dont quelques-uns sans doute n'étaient pas nouveaux pour elle, je m'étonnais, à mon tour peut-être, à la révélation de regrets et d'espérances que d'ordinaire on ne dévoile que devant les siens.

«Avant qu'on ne pût soupçonner l'échange qui avait eu lieu, nous reprîmes nos premières places; puis à une nouvelle rencontre nous les quittâmes encore; enfin, nous répétâmes ce jeu jusqu'à ce qu'il eût cessé de nous amuser, ce qui ne tarda guère, car tout ce qui amuse est de sa nature peu durable.

«Cependant cette ruse, dont on avait fini par se douter, avait mis le trouble dans nos sociétés respectives. Le bruit s'était répandu dans le bal que la reine Hortense et Mme Récamier portaient le même déguisement, et l'embarras de ceux qui nous abordaient l'une ou l'autre, tant qu'ils n'avaient pas constaté notre identité, prolongea quelque temps le plaisir que nous prîmes à cette plaisanterie. Tout le monde du reste s'y prêta de bonne grâce, à l'exception de la princesse de Lieven que la politique n'abandonne jamais, même au bal, et qui trouva fort mauvais qu'on l'eût compromise avec une Bonaparte!

«Après cette soirée, nous reprîmes, la reine et moi, nos excursions journalières qui nous plaisaient de plus en plus. La reine apportait dans nos relations une grâce si coquette, elle avait pour les opinions qu'elle me connaissait des ménagements si délicats, que je ne pus m'empêcher de dire alors, en parlant d'elle, un mot qui fut répété, c'est que je ne lui connaissais que le défaut de n'être pas assez bonapartiste.

«Cependant malgré l'espèce d'intimité qui s'était établie entre nous, je m'étais toujours abstenue de lui rendre visite, lorsque arriva la nouvelle de la mort d'Eugène Beauharnais. La reine aimait tendrement son frère. Je compris la douleur qu'elle devait éprouver, en perdant le plus proche parent et le meilleur ami qu'elle eût au monde. Mon parti fut bientôt pris: je me rendis sur-le-champ chez la reine que je trouvai dans la plus profonde affliction. Autour d'elle était réunie toute la famille Bonaparte; mais je m'en inquiétai peu. En pareil cas, il m'est impossible de tenir compte des intérêts de parti ou d'opinion: on m'en a souvent blâmée, on m'en blâmera peut-être encore; ce blâme, il faut bien me résigner à le subir, car je sens que je ne cesserai jamais de le mériter.

«Peu de temps après, je quittai Rome, mais, revenue en France, je conservai des relations avec la reine alors établie en Suisse. J'allai même la voir plus lard à son château d'Arenenberg, accompagnée de M. de Chateaubriand qui a raconté cette visite dans ses Mémoires avec son éloquence accoutumée. La reine était déjà souffrante et affaiblie. Après la malheureuse tentative du prince Louis, le chagrin, l'inquiétude, et peut-être la perte d'une dernière et secrète espérance, brisèrent le fil de cette vie si agitée et si peu faite pour l'être. La France, qui lui était fermée de son vivant, livra passage à son cercueil qui vint retrouver à Rueil celui de sa mère. Un service funèbre, auquel assistaient tous les débris de l'empire, fut célébré en son honneur dans l'église du village; la veuve de Murat, alors à Paris, se trouvait à cette cérémonie qui devait bientôt se renouveler pour elle.

«C'était l'hiver, une neige épaisse couvrait la terre; dans la campagne, tout était froid et muet comme la mort elle-même. Je donnai des larmes sincères à cette femme si gracieuse et si bienveillante; j'appris bientôt que j'étais nommée dans son testament. Ce n'est pas sans une profonde et religieuse émotion qu'on peut accueillir ces souvenirs d'amis qui ne sont plus, ces gages d'affection qui vous arrivent pour ainsi dire à travers la tombe, comme pour vous assurer que votre pensée les a suivis jusque-là! Jugez donc si je fus touchée en recevant le legs qui m'était destiné, ce don élégant, léger, mystérieux, choisi pour me rappeler sans cesse le lien qui avait existé entre nous: c'était un voile de dentelles; celui-là même qu'elle portait le jour de notre rencontre dans l'église de Saint-Pierre.»

À ce récit j'ajoute une lettre du duc Mathieu de Montmorency qui gronde doucement sa généreuse amie de son goût pour les aventures et de son attrait pour les exilés.

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER

«Paris, ce lundi soir 15 mars.

«Je reçois très à propos, aimable amie, une lettre de vous du 1er mars; car M. de Chateaubriand me disait précisément hier aux Tuileries qu'il avait reçu la veille des nouvelles de Rome, et que le duc de Laval lui mandait que vous étiez très-souffrante. Enfin vous étiez bien lasse, et surtout pour Amélie, des folies du carnaval, et vous entriez de bon coeur dans le calme du carême. Ce n'est pas là ce que je blâmerai; mais vous me faites une sorte de confession fort aimable de vos nouvelles et inconséquentes liaisons, qu'il m'est bien difficile d'approuver. Je vois à merveille comment les choses se sont arrangées avec vous. Un peu de romanesque qui vous plaît, même en amitié; quelque mystère, quelques difficultés, soit dans la première rencontre, soit dans celles qui l'ont suivie; et puis, survient un malheur à plaindre, à soigner, qui intéresse la générosité, et vous voilà engagée. Cela ne m'étonne pas beaucoup et je n'en rends pas moins justice au fond de vos sentiments; mais des personnes qui vous connaissent moins en bavarderont, en écriront. Il est possible que, revenue ici, vous soyez importunée de quelques lettres, de quelque sollicitation à votre obligeance. C'est en tout une sorte de liaison qu'il est plus aisé de ne pas commencer du tout que de rompre à temps, pour en éviter tous les inconvénients.

«Voilà mon sermon fait; vous ne me parlez pas de celui du duc de Laval pour qui vous avez bien senti que ce pourrait être plus embarrassant. Vous ne me dites pas si vous lui avez fait confidence entière.»

Je trouve dans les papiers de Mme Récamier ce billet écrit le jour même où la première nouvelle de la maladie du prince Eugène, duc de Leuchtemberg, parvenait à sa soeur.

LA REINE HORTENSE À Mme RÉCAMIER.

«Avril 1824. Ce vendredi matin.

«Ma chère Madame, il semble qu'il soit attaché à ma destinée de ne pouvoir jouir de quelque plaisir, distraction, ou intérêt, que la douleur ne soit toujours là. J'ai reçu des nouvelles de mon frère; il a été souffrant, on m'assure bien qu'il était mieux au départ de la lettre, mais mon inquiétude est extrême: malgré moi, je le vois toujours comme dans sa dernière maladie, et je suis loin de lui! J'espère en Dieu qu'il ne me privera pas du seul ami qui me reste, de l'homme le meilleur et le plus loyal qui existe. Je vais à Saint-Pierre prier; cela me calmera peut-être, car je suis inquiète même de mon inquiétude. L'on devient faible et superstitieux dans le malheur. Je ne puis donc aller me promener avec vous aujourd'hui; cependant je serais heureuse de vous voir, si vous vouliez venir me rejoindre à Saint-Pierre. Je sais que vous ne craignez pas ceux qui souffrent et vous devez leur porter bonheur.

«Vous désirer à présent, c'est assez vous prouver mes sentiments pour vous.

«HORTENSE.»

Enfin j'insère ici la lettre que Mme Récamier reçut de la reine
Hortense, après qu'elle fut retournée à Arenenberg.

LA REINE HORTENSE À Mme RÉCAMIER.

«10 juin 1824.

«Vous avez été assez aimable, Madame, pour désirer de mes nouvelles. Je ne puis pas dire que je suis bien, quand j'ai tout perdu sur cette terre; cependant ma santé n'est pas mauvaise. Je viens encore d'éprouver les impressions les plus déchirantes: j'ai revu tout ce qui tenait à mon frère. Je ne recule pas devant la douleur, et peut-être au milieu d'elle trouve-t-on quelque consolation.

«Cette vie si remplie de troubles n'agite plus ceux qu'on regrette. Je n'ai que des larmes, et sans doute il est heureux! Vous qui sentez si bien, vous devinerez tout ce que j'ai dû éprouver.

«Je suis à présent dans ma retraite. La nature est superbe. Malgré le beau ciel de l'Italie, j'ai encore trouvé Arenenberg bien beau; mais il faut toujours que des regrets me suivent: c'est sans doute là ma destinée. L'année dernière, je m'y étais trouvée si satisfaite! j'étais toute fière de ne rien regretter, de ne rien désirer dans ce monde: j'avais un bon frère, de bons enfants. Aujourd'hui! que j'ai besoin de me répéter qu'il me reste encore des liens auxquels je suis nécessaire!

«Mais je vous parle beaucoup de moi, et je n'ai rien à vous apprendre, si ce n'est que vous avez été pour moi d'une bien douce consolation, que je serai toujours heureuse de vous retrouver. Vous êtes de ces personnes auxquelles on n'a pas besoin de raconter sa vie, ses impressions; le coeur devine tout, et l'on se devient nécessaire quand on s'est deviné.

«Je ne vous demande pas vos projets, et cependant je suis intéressée à les savoir. Ne faites pas comme moi qui vis sans avenir, et qui compte rester où le sort me pose; car peut-être resterai-je à ma campagne cet hiver, si je puis faire chauffer toutes les chambres. Le vent semble quelquefois prêt à enlever la maison; la neige y est, dit-on, d'une épaisseur effroyable. Mais il faut bien peu de courage pour surmonter ces obstacles; au contraire, ces grands effets de la nature ne sont pas quelquefois sans charme.

«Adieu; ne m'oubliez pas tout à fait; croyez que votre amitié m'a fait du bien. Vous savez ce que c'est qu'une voix amie qui vous vient de la patrie dans le malheur et l'isolement. Veuillez me répéter que je suis injuste, si je me plains trop de la destinée, et qu'il me reste encore des amis.

«HORTENSE.»

Cependant Mme Récamier continuait à recevoir de Paris ses informations ordinaires.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 16 mars 1824.

«Le temps s'écoule, et bientôt j'espère vous revoir. M. de Montmorency m'a dit hier que vous deviez vous mettre en route à la fin du mois de mai. Vous me retrouverez tel que vous m'avez laissé, et vous vous repentirez d'avoir quitté votre cellule.

«Vous me dites qu'on peut toujours trouver un moment pour écrire. Cela est vrai, mais il n'y a pas toujours un courrier qui parte. J'ai une répugnance invincible pour la poste. Vous savez bien pourquoi, et l'incertitude des occasions, jointe à mon travail, vous explique l'irrégularité de ma correspondance.

«Je ne vous parle pas de nos prospérités; la politique ne vous importe guère. Les chambres vont s'ouvrir, et nous aurons, à une immense majorité, cette septennalité dont vous avez vu M. de Montmorency si inquiet. La session durera quatre mois, de sorte que je serai libre à votre arrivée en France. Vous ne sauriez, sans la plus cruelle injustice, douter de la joie que me causera votre retour.

«Comment est votre santé? et celle de votre nièce?»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 1er avril 1824.

«Je suis aux regrets et aux remords de ne vous avoir pas écrit par le dernier courrier, aimable amie. J'avais à me réjouir de votre véritable convalescence printanière, après une indisposition beaucoup plus grave que je ne le croyais. Adrien a été bien aimable par son exactitude à me donner de vos nouvelles: et vous avez eu ensuite la même perfection par votre bonne lettre qui me donnait des siennes, après cette effroyable aventure de cette charmante jeune anglaise[20]. Votre récit m'a bien touché. Je conçois tout ce qui a bouleversé le coeur de mon pauvre cousin, et même ce reproche qu'il se faisait, d'avoir indiqué le chemin, quoique ce fût bien innocent. Vous avez mis tout le charme que je connais si bien dans vos soins d'amitié, et il me mande qu'il les a bien appréciés.

«J'ai raconté cette triste histoire à Mme de Broglie, qui me demandait beaucoup de vos nouvelles et s'étonnait de n'avoir pas eu de réponse à sa lettre. Je n'avais plus le courage ou la fatuité de répondre que vous n'écriviez guères; car vous m'avez traité cette fois avec une bonté dont mon coeur est vivement reconnaissant.

«J'ai dîné l'autre jour chez ce rival[21], à côté de lui. La conversation a été facile, même sur un sujet délicat, une brochure très-hostile faite par un homme qui m'a tenu de près, et dont Adrien pourrait peut-être vous donner des nouvelles, et vous dire en toute sincérité que j'avais voulu l'empêcher. Mais il n'y a plus jamais rien de bien expansif, et le sujet sur lequel nous le sommes le moins, c'est peut-être vous. Il a parlé de votre retour, et moi j'en parle aussi, et je dis que c'est aujourd'hui le 1er avril, et que, si aux premiers jours de mai, au plus tard, vous ne vous mettiez pas en route, l'amitié aura le droit de jeter les hauts cris.

«Adieu, adieu.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 3 avril 1824.

«J'ai reçu vos deux lettres du 13 et 20 mars. Je m'avoue bien coupable, j'avais promis de vous écrire, et je n'ai point écrit. Vous devez sentir tout ce que j'ai d'affaires au moment de l'ouverture des chambres. Pardonnez-moi, et si vous souffrez, songez aussi que je souffre beaucoup.

«C'est déjà bien assez que l'on ne me reproche que ma perfidie envers Mathieu. Vous savez ce qu'il en est, et ce qu'il en pense lui-même; il a dîné hier chez moi à mes cotés. Mais un homme dans ma position devait être exposé à bien d'autres calomnies. On vous a dit que l'encens m'était monté à la tête: venez, et vous verrez; il m'aurait fait tout un autre effet. Mon grand défaut, c'est de n'être enivré de rien; je serais meilleur, si je pouvais prendre à quelque chose. Je ne suis pas insensible à voir la France dans un tel état de considération au dehors et de prospérité au dedans, et de penser que la gloire et le bonheur de ma patrie datent de mon entrée au ministère; mais, si vous m'ôtez cette satisfaction d'un honnête homme, il ne me reste qu'un profond ennui de ma place, de la lassitude de tout, du mépris pour les hommes beaucoup augmenté, et l'envie d'aller mourir loin du bruit, en paix et oublié dans quelque coin du monde: voilà l'effet de l'encens sur moi.

«La session sera paisible, nous emporterons toutes les lois que nous désirons, à une très-grande majorité. Il y a beaucoup de talents dans la gauche: tant mieux, cela nous empêchera de dormir. Je ne crois pas que Benjamin Constant soit exclu de la chambre. J'en serais fâché, dût-il m'appeler à la tribune. Vous rappelez-vous tout ce que je vous disais de l'avenir, et de la certitude de nos triomphes? Me suis-je trompé? Quand vous reviendrez, vous trouverez les derniers combats finis, la chambre des députés installée pour sept ans, et un long repos devant nous.

«J'ai heureusement appris votre guérison, en apprenant votre maladie; j'aurais été bien tourmenté.

«Mon neveu Christian est parti pour Rome. Je ne lui ai point donné de lettre pour vous, parce qu'il sera longtemps en chemin. Vous l'avez déjà vu au milieu des ruines, dans un temps où vous pensiez bien peu à moi. Cela me fait plaisir qu'un peu de mon sang et de mon nom soit auprès de vous.

«Revenez; c'est mon refrain.»

LE MÊME.

«Paris, ce 9 avril 1824.

«Je reçois votre petit billet. J'apprends vos nouveaux chagrins. Quittez cette Rome si triste, et revenez trouver vos amis. Voilà une lettre de Mathieu.»

Le séjour de Mme Récamier à Rome fut en effet marqué, à la fin du carême de 1824, par un véritable deuil d'amitié. La duchesse de Devonshire, que la mort du cardinal Consalvi avait atteinte au coeur, s'était, on l'a vu par une lettre de Mme Récamier, efforcée, malgré la douleur qu'elle éprouvait, de reprendre la vie et les habitudes que lui imposait son rang.

C'est une des tristesses qui accompagnent la perte d'un ami auquel on n'est pas lié par le sang, j'en ai été plusieurs fois témoin, que cette nécessité de rentrer presqu'immédiatement dans le train ordinaire de la vie, après une mort qui brise une affection vive et profonde. Ce qu'on appelle la convenance impose un temps de retraite et de deuil pour le plus indifférent des parents, mais elle n'autorise rien de semblable, s'il s'agit du plus cher, du plus précieux de nos amis. La duchesse de Devonshire, déjà usée par les émotions d'une vie brillante et romanesque, ne devait pas résister à cette dernière épreuve.

Le 30 mars 1824, après une maladie de quelques jours, cette personne si célèbre par ses agréments, si distinguée par tant de dons heureux, et par le don le plus heureux de tous, celui de plaire et de se faire aimer, s'éteignit doucement dans la patrie qu'elle s'était choisie.

De ses parents, le seul qui se trouvât en ce moment à Rome était son beau-fils, le duc de Devonshire. On a beaucoup dit, on a même publié que cet héritier d'une des plus énormes fortunes et d'un des plus grands noms de l'Angleterre était le fils, non point de l'épouse légitime, la première duchesse de Devonshire, Georgina Cavendish, mais de son amie la belle lady Elisabeth Hervey, mariée alors à M. Foster et dont le duc était en effet dès cette époque passionnément amoureux. D'après ce récit romanesque, la duchesse, accouchée d'une fille en même temps que son amie donnait le jour à un fils, aurait consenti à la substitution de ce fils à sa propre fille. On expliquait la persistance du jeune duc de Devonshire à garder le célibat dans lequel il est mort, en l'attribuant à un engagement pris envers les héritiers légitimes, ou à un scrupule de délicatesse qui ne lui permettait pas de perpétuer en se mariant cette usurpation d'état.

Quoi qu'il en fût de ces rumeurs de salon, les rapports de lady Élisabeth Foster, devenue duchesse de Devonshire, avec celui qui passait légalement pour son beau-fils, étaient affectueux, attentifs, mais sans expansion et empreints d'un peu de roideur.

Lorsqu'elle approcha de sa fin, elle fut, pendant les quelques jours que dura sa courte maladie, séquestrée de toute communication avec ses amis. C'était en vain que Mme Récamier, profondément émue de son dangereux état, insistait pour être admise auprès d'elle; les ordres du duc de Devonshire, de ne laisser pénétrer personne, étaient inflexiblement suivis. Cette exclusion, si cruelle pour des amis, choquait le duc de Laval autant pour Mme Récamier que pour lui-même. Dans la société de Rome on renouvelait, on se racontait l'histoire ou la fable de la substitution d'enfant, et l'on accusait le duc de Devonshire de séquestrer la mourante, dans la crainte qu'elle ne révélât quelque chose de ce secret.

Le duc de Devonshire crut devoir s'excuser auprès des amis de sa belle-mère; il adressa à Mme Récamier, le 29 mars au matin, le billet suivant:

«Ce 29 mars.

«Très-chère Madame Récamier,

«Je vous supplie de ne pas me croire dur, en vous priant de vous tranquilliser. Lorsque le moment où je voudrais la voir entourée de ses amis sera arrivé, vous serez la première à qui je penserai, et je vous enverrai chercher.

«Aujourd'hui on ne permet à personne, pas même à moi, d'entrer dans sa chambre. Croyez, je vous en prie, que je sais apprécier votre tendre amitié pour elle.

«Votre dévoué serviteur,

«DEVONSHIRE.»

Dans la nuit qui suivit, on apporta tout à coup à Mme Récamier ces quelques lignes:

     «Venez, chère Madame, si vous avez la force de me promettre de ne
     pas entrer trop tôt dans sa chambre.

«DEVONSHIRE.»

Elle se rendit en toute hâte chez sa pauvre amie, et y rencontra le duc de Laval, qui, mandé comme elle, était venu comme elle avec le plus douloureux empressement. On les introduisit dans un salon qui précédait la chambre à coucher de la duchesse. Ce magnifique appartement, à peine éclairé par quelques bougies, avait un aspect lugubre. Des domestiques en pleurs allaient et venaient. Le duc de Devonshire et le médecin anglais de la duchesse, avertis de l'arrivée de Mme Récamier et du duc de Laval, vinrent les recevoir. Quelques tristes et froides paroles s'échangèrent. Le médecin annonça que le moment suprême approchait, puis il retourna auprès de la malade; le duc le suivit.

Après une assez longue attente, le duc revint; il semblait fort ému, et engagea les deux amis à entrer chez la mourante.

La duchesse, à demi assise dans son lit et maintenue dans cette position par une pile d'oreillers, avait le visage un peu coloré et les yeux très-animés par la fièvre; sa respiration était courte et oppressée, une de ses mains était étendue hors de son lit; ses femmes tout en larmes l'entouraient et la soutenaient.

Mme Récamier se mit à genoux, prit la main de son amie, la baisa et resta ainsi sanglotant, la tête appuyée sur le bord de la couche. Le duc de Laval se mit à genoux de l'autre coté. La malade ne parlait plus; elle parut reconnaître ses deux amis, et l'anxiété peinte sur son visage fit place un moment à un éclair de joie: elle serra faiblement la main de Mme Récamier. Le silence de cette agonie, interrompu par la respiration toujours plus difficile de la malade, devint absolu au bout d'un moment. La duchesse était morte[22].

L'impression de cette fin pompeuse, froide et sans consolations religieuses, fut navrante pour Mme Récamier. Elle crut, et le duc de Laval partagea sa conviction, que le duc de Devonshire, qui connaissait les tendances catholiques de sa belle-mère, avait redouté qu'au lit de mort elle n'exprimât la volonté d'une abjuration, et qu'afin d'éviter l'éclat, et, à ses yeux, le scandale d'une semblable démarche, il n'avait consenti à laisser approcher d'elle l'ambassadeur de France et Mme Récamier que lorsqu'elle avait déjà perdu la parole.

Le lendemain, le duc de Devonshire envoya à Mme Récamier une des bagues que sa belle-mère portait encore au moment suprême, et qu'elle lui avait léguée.

M. Mathieu de Montmorency, en apprenant cette mort, écrivait à Mme
Récamier:

«Ce 8 avril 1824.

«J'ai reçu hier, aimable amie, quelques mots seulement, comme si vous étiez tout près de moi, à l'Abbaye-au-Bois; mais je pardonne cette brièveté à la peine que vous éprouvez et que je partage si profondément. Ce peu de mots m'ont été au coeur. Cette pauvre duchesse! elle a donc été prise bien subitement? Les lettres du 12 ne disaient rien de son mal, et celles du 24 en parlent comme d'une grande maladie. Quel supplice que cette distance de treize et quatorze jours! on en frémit dans la seule pensée d'inquiétudes encore plus vives; et puis je me désole qu'on l'ait séquestrée des soins de l'amitié, qui lui auraient été précieux sous plus d'un rapport. Je me figure d'abord les vôtres, comme une des plus douces consolations que la bonne Providence puisse ménager dans un tel moment, et vous vous doutez bien aussi que ma pensée va au delà de ce monde qui finit si vite. Enfin, je veux espérer de plus d'une manière pour notre pauvre amie. Je conçois tous vos regrets; ils prouvent la bonté de votre coeur. Nous nous entretiendrons souvent de ce qui vous a laissé une impression plus profonde encore, par le souvenir du cruel spectacle dont vous avez été témoin. Mais je dis toujours: quand causerons-nous? Je compte les heures et les moments.

«Adieu, adieu. Je ne vous parlerai pas de politique aujourd'hui. On ne parle pour le moment que de rentes; leur réduction ne vous atteint-elle pas aussi? Je suis curieux de savoir ce que M. Récamier et d'autres personnes qui vous tiennent de près pensent de ce hasardeux projet.—Je suis toujours avec un homme de votre connaissance sur le même pied: obligeance sans intimité ni confiance réciproque.»

On le voit, dans toutes ses lettres, M. de Montmorency insistait, ainsi que les autres amis de Mme Récamier, pour qu'elle fixât l'époque de son prochain retour en France. Les étrangers abandonnaient Rome; il devenait nécessaire de prendre un parti et de se résoudre, soit à partir promptement pour ne pas voyager pendant les chaleurs, soit à rester en Italie. Mme Récamier était très-combattue. Bien que la santé de sa nièce se fût raffermie, on lui disait, et elle-même était la première à se persuader qu'un second hiver passé dans les pays chauds consoliderait, d'une manière plus certaine, cette santé qui lui avait donné beaucoup d'inquiétude.

Mme Récamier redoutait d'ailleurs de retomber avec M. de Chateaubriand dans le rapport orageux qu'elle avait voulu fuir; c'est le sentiment qu'elle exprime dans une lettre écrite le 1er mai.

«[…] Je n'ajouterai qu'un mot à ce que vous dit Amélie: si je retournais à présent à Paris, je retrouverais les agitations qui m'ont fait partir. Si M. de Chateaubriand était mal pour moi, j'en aurais un vif chagrin, s'il était bien, un trouble que je suis résolue à éviter désormais. Je trouve ici dans les arts une distraction, et dans la religion un appui qui me sauveront de tous ces orages. Il m'est triste de rester encore six mois éloignée de mes amis; mais il vaut mieux faire ce sacrifice, et je vous avoue que je le sens nécessaire. Amélie, qui a passé cet hiver très-agréablement et qui en a vivement joui, ne se fait pas moins une fête de se retrouver à l'Abbaye-au-Bois. Vous savez que cette pauvre duchesse de Devonshire m'a laissé une bague qu'elle a portée jusqu'au dernier moment: cette mort m'a cruellement attristée.»

Aucun devoir impérieux ne réclamait la présence à Paris de Mme Récamier. Son père et son mari jouissaient, dans un âge avancé, d'une admirable constitution, et l'absence de la recluse de l'Abbaye-au-Bois ne dérangeait les habitudes ni de l'un ni de l'autre: on résolut donc de ne retourner en France qu'après l'ouverture de l'Année sainte. L'amitié de M. de Montmorency n'apprendrait sans doute qu'avec peine cette prolongation d'absence, mais les motifs en étaient trop purs pour qu'on ne fût pas d'avance assuré qu'il les approuverait. Quant à M. Ballanche, il avait dit à Mme Récamier comme Ruth à Noémi: «Votre pays sera mon pays,» et n'admettait jamais qu'il pût se séparer d'elle. Son sacrifice, d'ailleurs, eût plutôt consisté, cette année-là, à quitter Rome qu'à y prolonger son séjour. Sa pensée était tout entière absorbée par l'étude des origines romaines.

En parlant des personnes que Mme Récamier voyait le plus habituellement à Rome, je n'ai rien dit encore d'une Française qu'elle avait retrouvée dans cette ville, et avec laquelle elle se lia plus étroitement qu'elle ne l'avait été jusqu'alors.

M. Dumorey, consul de France à Civita-Vecchia, était depuis longues années en relation avec M. Récamier; il habitait Rome à peu près toute l'année. Sa fille, Mme Salvage de Faverolles, vivait chez lui; séparée de son mari, elle n'avait jamais eu d'enfants, et, s'étant fixée en Italie, elle avait acheté à la porte de Rome une vigne sur les bords du Tibre avec un casin où elle donnait quelquefois des fêtes. M. Dumorey passait pour un royaliste exalté, et sa fille semblait avoir les mêmes opinions. C'était une grande femme dont la taille était belle, mais sans grâce, les manières roides, le visage dur, les traits disproportionnés. Le duc de Laval, qui redoutait les susceptibilités de Mme Salvage, disait: «Il faut beaucoup la ménager: car si on la fâchait, elle vous passerait son nez au travers du corps.» Mme Salvage avait de l'esprit, mais cet esprit ressemblait à sa personne: il était sans charme et sans agrément. Elle avait de l'instruction, de la générosité, une grande faculté de dévouement et la passion des célébrités. Elle se prit pour Mme Récamier d'un engouement très-vif qui devint de l'amitié. Pour peu que celle-ci se fût laissé faire, elle aurait disposé souverainement de Mme Salvage, qui, dépourvue de tout autre lien que celui de sa piété filiale, voulait se donner et cherchait un joug. Mais dans le cercle intime, parmi les amis de la femme devenue l'objet de son culte, Mme Salvage rencontrait peu de sympathie, et Mme Récamier elle-même, tout en rendant justice à ses qualités, n'éprouvait point d'attrait pour elle.

Un peu plus tard, Mme Salvage s'attacha avec le même entraînement, avec la même passion, à la duchesse de Saint-Leu que Mme Récamier lui avait fait connaître. La reine Hortense accepta son dévouement qui ne se démentit point jusqu'à sa mort. Mme Salvage l'accompagna dans les voyages que la reine fit à Paris après les affaires de Strasbourg et de Boulogne, l'entoura de soins admirables dans sa dernière maladie, et fut son exécuteur testamentaire.

À l'époque dont je parle, sous la restauration, on n'aurait pas deviné que cette femme, dont les opinions royalistes semblaient très-prononcées, deviendrait le partisan le plus ardent du prince Louis Napoléon. Il sera plusieurs fois question de Mme Salvage dans la suite de ces souvenirs, et dans les lettres de M. de Chateaubriand.

Cependant la situation des partis en France, dans les chambres et au sein même du conseil des ministres, était loin de se pacifier.

La division sourde qui existait depuis longtemps entre M. de Villèle, président du conseil, et le ministre des affaires étrangères, se marquait plus ouvertement. Le projet de loi pour la réduction des rentes, projet favori de M. de Villèle, qui préoccupait et passionnait les esprits, devait être l'occasion de la rupture définitive et éclatante. Le public considérait M. de Chateaubriand et ses amis comme les adversaires du projet, et M. de Montmorency écrivait à Mme Récamier, à la date du 24 avril, au moment où la loi allait être discutée à la chambre des pairs:

«Nous sommes en ce moment tout occupés des rentes, et presque uniquement des rentes. Un de vos amis est beaucoup moins favorable au projet qu'un de ses collègues; au moins si l'on en juge par ses amis à lui.—Moi, je crois juger assez impartialement: je suis frappé de quelques objections, mais je ne compte pas me mettre en avant et je crois en tout que je parlerai très-peu.»

La loi fut rejetée, sans que M. de Chateaubriand se fût levé pour la défendre; dès lors, on résolut de se délivrer d'un collègue incommode. On sait quelle fut la brutalité de ce renvoi. M. de Chateaubriand arrivait aux Tuileries le jour de la Pentecôte, 6 juin 1824, lorsqu'on lui remit un billet de M. de Villèle conçu en ces termes:

«Monsieur le vicomte,

     «J'obéis aux ordres du roi, en transmettant de suite à Votre
     Excellence une ordonnance que Sa Majesté vient de rendre.»

Suivait l'ordonnance.

«Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil, est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand.»

Le ressentiment de l'homme ainsi outragé fut implacable. L'éloquence, la verve incomparable de polémique dont M. de Chateaubriand était doué, fut mise quatre ans au service de sa vengeance, et renversa enfin M. de Villèle; mais elle n'avait pas atteint que lui. On peut dire que cette rupture avec M. de Chateaubriand fut une des grandes fautes et la perte de la restauration.

Le lendemain du renvoi de M. de Chateaubriand, on lisait dans le Journal des Débats:

«C'est pour la seconde fois que M. de Chateaubriand subit l'épreuve d'une destitution solennelle. Il fut destitué, en 1816, comme ministre d'État, pour avoir attaqué, dans son immortel ouvrage de la Monarchie selon la charte, la fameuse ordonnance du 5 septembre qui prononçait la dissolution de la chambre introuvable de 1815. «MM. de Villèle et Corbière étaient alors de simples députés, chefs de l'opposition royaliste, et c'est pour avoir embrassé leur défense que M. de Chateaubriand devint la victime de la colère ministérielle.

«En 1824, M. de Chateaubriand est encore destitué, et c'est par MM. de Villèle et Corbière devenus ministres qu'il est sacrifié. En 1816, il fut puni d'avoir parlé; en 1824 on le punit de s'être tu: son crime est d'avoir gardé le silence dans la discussion de la loi des rentes.

«Toutes les disgrâces ne sont pas des malheurs: l'opinion publique, juge suprême, nous apprendra dans quelle classe il faut placer M. de Chateaubriand; elle nous apprendra aussi à qui l'ordonnance de ce jour aura été la plus fatale, ou du vainqueur ou du vaincu.»

La nouvelle de ce bouleversement de la fortune politique de son illustre ami arriva d'abord à Mme Récamier par une lettre de M. de Montmorency.

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, 8 juin 1824.

«Je voulais vous écrire depuis quelques jours, aimable amie. Je voulais répondre à cette lettre que j'ai enfin reçue, et qui me révèle ces projets de voyage contre lesquels j'ai protesté d'avance, mais qui paraissent déjà avoir subi quelques modifications ou incertitudes sans aucun profit pour l'amitié. Soit que vous veniez à Lucques, ou que vous alliez faire une course à Naples, nous serons toujours privés du bonheur de vous voir; et nous passerons devant cette pauvre Abbaye pour pousser un gros soupir en voyant certaines fenêtres fermées.

«Mais, pendant ce temps-là, que de nouvelles agitations dans nos salons, dans les causeries du peuple, comme dans les nôtres, et même dans les chambres! La loi des rentes est rejetée par les pairs. Je ne sais pas ce qu'en pensaient les têtes financières de votre connaissance. Bien plus, une disgrâce politique en devient la suite, et elle tombe sur un de vos amis, qui depuis quelque temps se trouvait, dit-on, dans une situation fausse et vraiment intolérable. Je vous renvoie pour bien des détails à la Quotidienne d'aujourd'hui 8 juin, qu'il faut que vous vous procuriez, et aussi au Journal des Débats qui paraît se décider pour le parti généreux entre le vainqueur et le vaincu. J'imagine qu'il vous écrit lui-même. Il a un maintien simple, noble et courageux. Il vient de venir à la chambre même où je vous écris reprendre sa place et son ancien costume.

Ce qu'il m'importe le plus de savoir, et ce que je ne devine pas parfaitement, c'est votre impression à vous. Serez-vous fâchée pour son bonheur, et le vôtre en recevra-t-il la moindre atteinte? Cela peut-il influer sur votre retour plus ou moins prompt? Enfin tout ce qui tient au coeur, à l'amitié, est de mon ressort; et c'est pour cela que je suis si peiné de ce retard de votre retour. Je vois apparaître au mois d'octobre de nouveaux motifs tirés de la santé d'Amélie, et cette absence prolongée est un des plus pénibles sacrifices qui puissent m'être imposés.

Adieu, aimable amie; j'aurais tant aimé à vous réunir ici pendant l'été avec ce bon Adrien qui me mande des choses admirables de vos dispositions actuelles sous le rapport le plus essentiel. Pourquoi ne voulez-vous donc pas que j'en profite pour ma propre édification et pour mon bonheur? Je vous quitte et vous renouvelle mes tendres hommages.»

Le duc de Laval avait quitté Rome depuis quelques jours, avec un congé, pour aller passer trois mois en France, lorsque Mme Récamier reçut la lettre qu'on vient de lire, et ce fut pendant son voyage que l'ambassadeur de France à Rome apprit à son tour l'étrange et brusque révolution qui renversait M. de Chateaubriand. Il écrivit aussitôt à Mme Récamier pour lui exprimer son extrême étonnement:

LE DUC DE LAVAL MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER

«Gênes, 19 juin 1824.

«Jugez de ma surprise, lorsque hier soir en arrivant ici j'apprends du consul la destitution si brusque, si singulière dans sa forme, du ministre de mon département. Et le ton si irrité, si menaçant du Journal des Débats, sans le moindre ménagement! Tout cela m'a confondu, et cette surprise vous la partagerez.

«Vous aurez reçu peut-être quelques indices par la correspondance du père[23] et du fils[24], qui sans doute ne sont pas restés inactifs dans ce drame. J'avais reçu une lettre de Mathieu qui me mandait franchement avoir voté contre la loi qui a causé la division, la rupture et l'éclat dont nous voyons les effets. Voilà vos pressentiments d'orage éclaircis. On demandait avec raison[25] à certaine personne de ne point se presser, parce qu'on prévoyait, on combinait déjà qu'à la première occasion il y aurait rupture; et on ne voulait pas que cette personne pût tempérer des passions dont on espère profiter pour son élévation.

«Des lettres particulières ont mandé ici que le duc de Doudeauville pourrait avoir le portefeuille vacant! Ce serait le conserver dans les mêmes mains où il est jusqu'à présent depuis la chute. Que je suis impatient d'en apprendre davantage! Le cousin se sera fort agité.

«De tout mon coeur, je suis tout à vous avec le plus entier et le plus tendre dévouement.»

Il est facile d'imaginer quels durent être les sentiments de Mme Récamier, lorsque l'indignité des procédés qui accompagnèrent la chute de M. de Chateaubriand lui fut connue; mais si elle s'associa au vif ressentiment de cette injure, elle eut pourtant désiré que son noble ami usât de plus de modération dans sa retraite. Il est indubitable, et les amis de M. de Villèle le savaient, que, si elle se fût trouvée auprès de lui dans ce moment critique, Mme Récamier fut parvenue à modérer l'âpreté qu'il porta dans sa vengeance. Malheureusement les personnes qui entouraient alors M. de Chateaubriand, peu capables elles-mêmes de prudence et de mesure, ne pouvaient que l'exciter dans le sens de sa passion.

M. de Chateaubriand avait conscience qu'il n'était pas complétement approuvé par la femme dont le jugement était si considérable à ses yeux, mais il ne voulait pas être apaisé, et sa correspondance avec Mme Récamier devint beaucoup moins fréquente à cette époque.

En outre, par un accident que je déplore, et que je ne puis m'expliquer que par la cécité dont Mme Récamier fut atteinte pendant les dernières années de sa vie, les lettres en petit nombre que M. de Chateaubriand lui adressa à cette époque si grave de sa vie publique manquent toutes à la collection.

Cette regrettable lacune nous oblige à nous contenter, sur l'événement le plus important de cette année, des détails et des informations que le duc Mathieu de Montmorency, son cousin le duc de Laval et le duc de Doudeauville transmettaient à Mme Récamier.

LE DUC DE DOUVEAUVILLE À Mme RÉCAMIER.

«Paris, ce 9 juin 1824.

«Vous aurez appris avec chagrin, Madame, l'éclat qui vient d'avoir lieu; depuis quelque temps je le craignais, car on assurait que M. de Chateaubriand et tout ce qui l'entourait travaillaient contre M. de Villèle. Je vous ai plus que jamais regrettée depuis ce temps: une amie comme vous n'est pas seulement agréable, elle est bien utile. Je suis persuadé que dans cette circonstance vous auriez rendu bien des services à celui qu'on accusait de viser à la place de président du conseil des ministres, et que votre douce sagesse aurait déjoué bien des intrigues.

«Il semble que votre amitié porte naturellement au ministère des affaires étrangères: M. de Montmorency l'a rempli, M. de Chateaubriand lui a succédé, et on a parlé de moi pour remplacer ce dernier. Mais depuis qu'il en a été question, j'ai intrigué à ma manière, c'est-à-dire contre moi. Je n'ai d'autre ambition que celle de faire quelque bien; j'en fais un peu où je suis[26], je n'en ferais peut-être pas ailleurs; je ne veux donc pas changer: tel brille au second rang, qui s'éclipse au premier.

«Je ne ressemble pas beaucoup à César, comme vous voyez, mais je ressemble plus que lui à un honnête homme: je l'aime mieux.

«Vous devinez qu'il y a un peu d'agitation, du moins dans les salons; mais M. de Villèle est plus fort que jamais. La manière dont la septennalité a passé hier à la Chambre des députés en est une grande preuve. Le désir de le dédommager du rejet de la loi des rentes par la Chambre des pairs a décidé bon nombre de députés à voter cette loi et à retirer eux-mêmes tous leurs amendements. Le roi et Monsieur sont mieux que jamais pour lui.

«On ne sait encore qui aura le portefeuille des affaires étrangères; il y a des gens qui croient que M. de Villèle le gardera et se débarrassera d'une grande partie de celui des finances sur M. de Chabrol. Ce directeur général de l'enregistrement est un homme très-capable et très-estimable.

«On me dit que vous avez le projet d'aller aux bains de Lucques; je m'en réjouirais, parce que ce serait un acheminement à votre retour en France. Je ne serais pas un de ceux qui en jouiraient le moins; vous devez en être bien sûre, Madame, si vous rendez justice à mon intérêt bien vif, à mon dévouement bien sincère et à mon désir de pouvoir vous en renouveler moi-même l'assurance.»

LE MÊME.

«Paris, 4 juillet 1824.

«Je viens, Madame, de recevoir votre bien bonne, bien aimable lettre du 12 juin, et je m'empresse d'y répondre. Je vois que la mienne ne vous était pas encore parvenue. Je vous avais écrit aussitôt après la chute de M. de Chateaubriand; je devinais vos chagrins de tout genre sur ce sujet et je voulais être des premiers à y prendre part.

«Vous me demandez quelques détails; je vais vous les donner, en pensant néanmoins que vous les savez vraisemblablement déjà.

«Bien des gens travaillaient à éloigner MM. de Villèle et de Chateaubriand, comme nous travaillions à les rapprocher; car nous n'avions en vue que le bien général, et ils ne pensaient qu'à leur intérêt particulier. Il en résultait une disposition peu confiante et peu amicale entre les deux ministres. L'affaire des rentes est arrivée: M. de Chateaubriand s'est tu dans les chambres pendant la discussion de la loi, mais on assurait, à tort ou à raison, qu'il ne se taisait pas de même dans les salons, et qu'il y laissait voir son opposition. On ajoutait qu'il espérait, comme bien des ambitieux qui l'entouraient, renverser M. de Villèle par le rejet de sa loi favorite. Elle a été fort sottement refusée par nous: le président des ministres s'en est trouvé ébranlé, et on a jugé qu'il fallait que le roi lui donnât une nouvelle preuve de sa confiance et de sa bienveillance en éloignant son antagoniste. Je ne sais si ces inculpations étaient fondées et si le sacrifice était nécessaire, mais ce que je sais, c'est que je suis grand ennemi des changements, et que je les crois, en général, très-nuisibles; ce que je sais encore, malheureusement, c'est que les articles du Journal des Débats, auxquels on croit que M. de Chateaubriand n'est pas étranger, lui font du tort, et qu'on remarque qu'il est le seul ministre depuis dix ans qui ait tenu cette conduite à sa sortie de place. On dit que M. de Montmorency, qui a été contre la loi, n'aurait pas été fâché non plus qu'elle entraînât son auteur; mais il y met plus de noblesse, de mesure et de vertu.

«On parle encore dans le public de changements qui auraient lieu après la fin de la session. J'ignore si cela est fondé, mais à tout hasard je parle contre tant que je peux, et surtout contre l'élévation de celui dont vous connaissez le peu d'ambition, et qui, n'ayant vraiment que celle de faire quelque bien, désire uniquement rester à la place où l'on croit qu'il en fait un peu.

«Je suis charmé d'apprendre l'amélioration de la santé de votre intéressante compagne; veuillez bien l'en assurer, en la remerciant de son souvenir.

«J'ai bien parlé avec le duc de Laval de celle à qui j'aime toujours à réitérer l'assurance de mes sentiments bien sincères de dévouement, d'attachement et d'intérêt.»

LE DUC DE LAVAL MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, 5 juillet 1824.

«Mes premiers moments à Paris ont été tellement confus, troublés, agités par tant de sentiments, d'affaires et de préoccupations, qu'il m'a été impossible d'écrire une ligne.

«À présent, tout vous est connu, comme à toute l'Europe, sur la nature, la cause et la forme de la dernière destitution. Votre excellent esprit vous a déjà fait regretter le ton si violent, si démesuré du journal défenseur du disgracié. Je crois qu'il eût été plus noble, plus digne, plus convenable à la réputation comme aux intérêts de garder le silence, et, sous ce rapport, la retraite du cousin a eu l'avantage sur celle-ci. Au lieu de cela, les déclamations continuent; et comme il y a beaucoup de talent dans ces attaques, et que le désespoir double les forces, cela me semble une guerre à mort, sans la perspective d'un traité de paix. Je ne vois pas de chance d'en sortir par la porte d'une ambassade.

«J'ai vu l'homme malheureux; c'était un procédé que je lui devais. Il s'est loué de ma visite, et s'en est expliqué vis-à-vis de son amie de la rue de Varennes[27]. Mais que peut-il faire, ruiné, abîmé de dettes comme il l'est?

«Je crois toujours que le parti de la modération et du silence eût été préférable.

«Mathieu est dans la même situation et n'a aucune chance d'activité. Sans avoir fait de bruit, encore moins d'intrigues (il en est incapable), il s'est déclaré adversaire dans la grande affaire des rentes, et cela suffit pour l'éloigner. Les plus augustes personnages le boudent.

«Hier, nous avons passé la journée à cette petite campagne[28] toute pleine de vos souvenirs. Nous avons beaucoup parlé de vos projets. Je lui ai lu l'article de votre lettre où vous le laissiez arbitre en quelque sorte du parti que vous aviez à prendre. Il est fort raisonnable. Il comprend les motifs de santé pour Amélie; il est encore plus frappé des raisons solides, des considérations religieuses qui vous font incliner à débuter dans l'Année sainte à Rome; en sorte que je puis vous assurer que son parti est pris, et sans humour ni refroidissement aucun. J'oubliais de vous dire aussi que le duc de Doudeauville est entré dans vos raisonnements sur votre nièce et sur vous-même.

«Je me hâte de terminer ceci, afin de le faire partir par la poste. Mille et mille fois l'assurance du plus invariable, du plus inaltérable de tous les attachements.»

LE MÊME

«Paris, 19 juillet 1824.

«Je suis indigne de vos éloges sur ma correspondance; elle est sèche, elle est réservée, elle ne saurait vous instruire.

«René[29] s'est fait un mal affreux, peut-être irréparable, par l'éclat inouï qu'il a mis dans l'expression de sa vengeance. Sans doute, il ne s'est pas fait de mal à lui seul, et plus d'une personne est blessée; je ne suis pourtant pas de ceux qui croient que ces blessures soient mortelles. Il faut s'attendre à des mesures nouvelles aussitôt après la clôture des chambres. Elle aura lieu dans les premiers jours d'août; les députés finiront cette semaine.

«Dans le public, on parle beaucoup du retour de celui[30] qui s'est trop précipité il y a dix-huit mois. Sa position est belle, sa considération immense et plane sur toutes les autres. Sous ce rapport, il a beaucoup grandi. On a rapproché sa conduite de la violence et des procédés de l'autre. Il est calme, il attend, il ne sera pas pressé; il n'a pas d'ennemis, il a beaucoup d'admirateurs. Personne au monde n'a plus de loyauté dans la conduite et plus de dévouement à la chose publique, sans intérêt personnel. Ce que je dis là n'est que le rabâchage de ce qu'on entend dans toutes les conversations.

«Comme M. de Talaru revient de Madrid par congé, on parle de lui pour la place vacante; je n'en suis pas persuadé. Ce qui me paraît le plus probable, c'est que d'ici à un mois, avant la Saint-Louis, le président fera quelques changements assez considérables dans la haute administration, pour reconquérir ce qu'il a perdu dans l'opinion publique. La majorité de la chambre des députés lui est encore dévouée, il a le coeur du roi et de Monsieur; avec d'aussi grands avantages, on n'est pas mal dans ses affaires.

«Mme de Luynes est arrivée hier au soir de Dampierre, pour voir sa petite-belle-fille au lit de mort. Elle meurt de la poitrine, grosse de six mois; quelle horreur! Je ne vois que tristesses autour de moi. Je reste ferme dans mon dessein de partir à la fin de septembre; je crois que je m'embarquerai à Marseille, sur un petit bâtiment du roi que me donnera le ministre de la marine.

«Depuis vingt-quatre heures, les journaux semblent tendre à une espèce de conciliation entre M. de Chateaubriand et son ennemi. Cette querelle se terminera-t-elle encore par une ambassade?

«Vous recevrez des lettres plus instructives que les miennes.

«Mille et mille assurances d'un éternel attachement.»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vallée-aux-Loups, ce 21 juillet 1824.

«Mon coeur me dit, aimable amie, qu'il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit. Je n'ai pas besoin pour penser à vous de ce lieu que nous avons habité ensemble, et où j'aurais dû naturellement avoir le bonheur de vous revoir dans le cours de cette année. Mais, au lieu de cela, vous ne savez plus que voyager; vous ne pouvez plus vous détacher de Rome et de ses monuments pleins de souvenirs, et de ses belles cérémonies. Ce dernier motif et le sentiment qu'il suppose, et qu'Adrien m'a confirmé être le vôtre, ne peuvent que me toucher beaucoup; mais mon amitié, peut-être trop égoïste, voudrait que nous pussions nous édifier ensemble, et n'être pas séparés par ces terribles distances que la course à Naples augmente encore.

«Une pensée cruelle se rattache à ce séjour pour nous[31], surtout pour ce pauvre Adrien, que je retrouve d'un commerce bien doux et bien agréable, avec qui je n'ai jamais été plus parfaitement d'accord, sur vous en particulier, mais qui conserve toujours la profonde et naturelle impression d'une ineffaçable douleur.

«Il faut vous parler d'une autre à laquelle vous ne serez pas insensible, et qui vient d'accabler à quelques lieues d'ici ce pauvre de Gérando. Sa femme a succombé enfin à ses longues souffrances, à une maladie extraordinaire qui l'avait maigrie, réduite à rien, et séquestrée plus que jamais. Son âme, son coeur, pendant quelques instants de la journée, retrouvaient encore toute leur énergie; ou plutôt, celle qu'ils n'avaient jamais perdue s'épanchait par des lettres vraiment éloquentes, ou par des éclairs de conversation. Elle voulut en avoir une avec moi, il y a quelques semaines, avant de quitter Paris; elle fut vraiment touchante, religieuse, quelquefois sublime, quoique je m'efforçasse, suivant ce qu'on m'avait recommandé, d'écarter ce qu'elle voulait donner de solennel et de définitif à notre entretien. Elle me parla beaucoup de son mari, de ses enfants, de vous aussi et de votre nièce. On la porta peu de jours après à une petite campagne qu'elle désirait et que ce bon de Gérando chercha lui-même avec une occupation touchante, et acheta, peut-être même au delà de ses moyens, à Thiais près Choisy. Elle n'y est jamais sortie de sa chambre, à peine de son lit; elle leur a été enlevée vendredi dernier, 16 de ce mois.

«Les agitations d'affaires, de politique et de société n'ont jamais été plus vives. On dit que le ministère a perdu, et a besoin de se remonter. Il y a là quelque chose d'incontestable. On ajoute qu'il est question de conciliation, de rapprochement avec les ministres passés de diverses dates.

«Il y en a un qui peut vous dire, qu'il n'a reçu aucune communication, qu'il en doute, qu'il ne le désire pas, et même le craindrait, si la chose devait lui être uniquement personnelle et ne devait pas être accompagnée d'arrangements propres à parler à l'opinion.

«Il en est un autre au nom duquel je ne m'aviserai pas de vous parler. Vous m'aviez assez embarrassé, en me chargeant du premier compliment à lui faire: c'était vraiment peu convenable, et je ne savais quel ton prendre, quand vous m'avez mandé, heureusement, que vous lui écriviez. Nous sommes restés réciproquement obligeants et avec une nuance de plus d'attention et d'intérêt de ma part, tenant à sa position actuelle, mais sans aucune alliance ni intimité. J'ai désapprouvé en particulier, pour lui et pour l'avenir, le système trop violent qu'il a embrassé. Il est impossible que votre bon esprit ne se range pas à cet égard de notre côté.

«On prétend aujourd'hui qu'il veut se radoucir, et l'on parle de place lointaine. Peut-être en saurons-nous davantage, après le discours qu'il doit faire demain dans une discussion délicate, et dont la curiosité est fort préoccupée.

«Mon Dieu! comme on aimerait mieux causer de tout cela avec une amie spirituelle qui entend à demi-mot, et qui occupait autrefois deux charmantes chambres embellies par elle, au troisième étage de l'Abbaye-au-Bois. Quand l'y reverrons-nous? Je sais qu'il y a une Année sainte à attendre, une nièce souffrante à ménager; je finis comme j'ai commencé, en disant qu'il faut se résigner, vous aimer toujours et répéter que cela est bien triste.

«Je ne vous ai pas parlé de certaines affaires de journaux qui m'ont bien peiné, surtout pour un homme qui me tient de près, et qui aurait peut-être entendu de votre part quelques paroles raisonnables, si vous aviez été présente. Je vous renouvelle mes bien tendres hommages.»

LE MÊME.

«Paris, ce 22 juillet 1824.

«C'est à M. de Chateaubriand, dans son loisir actuel, à vous entretenir désormais de ce qui le regarde, aimable amie. Nous avons augmenté d'un cran d'obligeance réciproque, mais voilà tout; cela devait être. Je lui ai dit que je vous avais écrit, et que vous lui écririez. Le Journal des Débats s'en donne de dévouement personnel pour lui, et de colère contre les ministres restants. Je vous renvoie à lui. Je suis en ce moment un peu fatigué de la politique; je vais passer dix jours à la campagne, puis je reviendrai attendre Adrien, que j'ai eu tant de bonheur à revoir.»

Pendant que toutes ces ambitions, que Mme Récamier suivait de loin avec la sollicitude et l'anxiété de l'amitié, s'agitaient à Paris, elle quittait Rome, et en compagnie de sa nièce, du bon et fidèle Ballanche et de M. Ampère, s'établissait à Naples, le 1er juillet. C'est sur les bords enchantés de ce beau golfe, éclairés par la resplendissante lumière d'un soleil d'été, que la suite de cette correspondance lui parvint. Nous allons continuer de donner les lettres qui lui furent adressées de Paris, afin d'épuiser les éclaircissements qu'elles fournissent sur l'incident si considérable de la rupture entre M. de Villèle et M. de Chateaubriand: ce procès-là eut des suites assez graves pour mériter d'être instruit. Nous reviendrons ensuite aux circonstances particulières du séjour que Mme Récamier fit à Naples.

LE DUC DE DOUDEAUVILLE À Mme RÉCAMIER.

«Paris, 27 juillet 1824.

«Je viens de recevoir votre lettre du 13, Madame, et je m'empresse de vous en remercier, en vous assurant du plaisir bien vrai que me font vos nouvelles, et entre autres celle de votre heureuse arrivée à Naples.

«Mais vous désirez que je vous parle de Paris, et c'est ce que je vais faire. Dans ce moment où il y a un ministre des affaires étrangères à nommer, d'autres peut-être à changer, du moins selon le dire et le désir de bien des gens, on ne parle d'autre chose. On porte le modeste directeur des postes tantôt à un ministère, tantôt à un autre, mais il témoigne constamment de sa répugnance pour tous. Il aimerait bien mieux cent fois que Mathieu ou Sosthènes, à qui cela plairait bien davantage, y arrivassent, mais il n'y a nulle apparence.

«En attendant, les passions, les ambitions s'agitent de toutes parts, et cela surtout contre M. de Villèle. Mais il a pour lui son talent, son indispensabilité, la difficulté de le remplacer; il a pour lui le roi, Monsieur, la Chambre des députés, les trois-quarts de la France, les royalistes raisonnables, les honnêtes libéraux, et même les ambassadeurs étrangers, qui ne le goûtaient pas beaucoup et qui sont très-contents depuis qu'ils traitent directement avec lui: on est bien fort avec tout cela, et on a bien des moyens de déjouer les intrigues de tout genre. M. Royer-Collard disait dernièrement à M. de Jessaint, qui est à Paris: «Je ne suis pas l'ami de M. de Villèle, il s'en faut, et pourtant je fais des voeux pour qu'il reste; car s'il partait, je ne sais ce que nous deviendrions.» Si un demi-libéral, si un antagoniste de M. de Villèle en parle ainsi, que devons-nous en penser?

«Vous avez su la mort de la jeune duchesse de Luynes, grosse de cinq mois. Je suis toujours affligé et presque choqué de voir la jeunesse passer ainsi avant des cheveux gris comme les miens: c'est le seul passe-droit dont je serais tenté de me formaliser.»

LE DUC MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Paris, 2 août 1824.

«Voici un courrier qui part pour Naples, aimable amie, et dont il faut profiter pour vous exprimer tous ses sentiments de fidèle souvenir. Ma dernière lettre était tout empreinte d'une tristesse trop justifiée par la mort de ma jeune nièce, grosse de six mois[32]. Ma belle-mère en a été affectée, surtout pour son petit-fils; ils sont tous à Dampierre où j'ai été passer quelques jours.

«Votre arrivée à Naples aura été suivie de très-près de la mort de notre ambassadeur[33], que nous avons apprise hier. Il me semble que vous n'aviez aucune relation avec lui. Vous croyez bien qu'on parle déjà de sa place à donner. Ceux qui ont la douce manie des conciliations prétendent qu'il faudrait la donner à M. de Chateaubriand. D'autres douteraient beaucoup qu'il en voulût. Si vous aviez été ici, vous le lui auriez peut-être persuadé. Je ne veux pas faire la mauvaise plaisanterie de dire que l'espoir de vous voir plus tôt, ou d'habiter cette Italie pour laquelle vous montrez tant de prédilection, le déterminerait. En définitive, je ne crois pas qu'il y aille. Mme de Chateaubriand est partie pour Neuchâtel, en Suisse. On dit que son mari ira l'y chercher dans quelques semaines. Le courrier qui va porter à Naples la nouvelle d'un sixième[34] gros enfant dont Mme la duchesse d'Orléans est accouchée en quarante minutes ne pourra pas encore vous apprendre la nomination du ministre des affaires étrangères. On l'avait annoncée pour hier matin à Saint-Cloud; mais ce sera pour la fin de la semaine après la clôture des chambres. Je crois encore à M. de Clermont-Tonnerre plus qu'à un autre.

«Adieu, aimable amie; depuis quelques jours j'ai plus de certitude de ce que j'ai toujours cru, que je n'aurais pas même à délibérer sur aucune proposition, et que quelques autres circonstances donneraient même plus de convenance à une absence de quelques mois dans l'hiver. Vous savez où mon sentiment m'entraînerait, et je ne balancerais pas un moment, si ma mère voulait n'y mettre pas l'opposition de sa trop grande peine. Rapportez-vous-en à mon sentiment pour n'y pas renoncer sans nécessité absolue. Il serait doux, et peut-être trop doux, de commencer l'Année sainte avec vous. Adieu, adieu.»

Les changements qu'on attendait dans les régions élevées de l'administration eurent lieu en effet à la clôture de la session des chambres. Une ordonnance du 4 août reconstitua ainsi le cabinet: M. le baron de Damas devint ministre des affaires étrangères, M. de Clermont-Tonnerre eut la guerre, M. de Chabrol de Crouzol la marine, le duc de Doudeauville la maison du roi, l'évêque d'Hermopolis les affaires ecclésiastiques et l'instruction publique; M. de Villèle conserva les finances avec la présidence du conseil.

Le témoignage de ces trois hommes, Mathieu de Montmorency, le duc de Laval et le duc de Doudeauville, si divers, si bien informés les uns et les autres, si haut placés, et dont aucun n'avait lié sa destinée politique à celle de M. de Chateaubriand, était important à recueillir. Le duc de Doudeauville, uni d'opinions et d'amitié avec M. de Villèle, et qui devait quelques semaines plus tard entrer dans le nouveau cabinet formé après l'expulsion de M. de Chateaubriand, représente fidèlement la pensée du président du conseil; les propos qu'il répète sont ceux de l'entourage intime, adoucis par la modération équitable de son caractère bienveillant; la plupart des amis de M. de Villèle y mettaient plus d'amertume.

Il annonçait ainsi à Mme Récamier son entrée dans le cabinet reconstitué:

LE DUC DE DOUDEAUVILLE À Mme RÉCAMIER.

«Ce 1er septembre.

«Je reçois avec une extrême satisfaction, Madame, votre bonne lettre de Naples. Je suis vivement touché d'un intérêt que je sais apprécier, comme je sais apprécier celle qui me le témoigne, et c'est là ce qui peut donner à mes yeux de la valeur à ma place. J'avais tellement de répugnance pour l'accepter, et cette répugnance était si bien connue, que le roi, en me l'apprenant, m'a dit: «Mon cher duc, j'en suis fâché, je vais vous contrarier.» Ce n'est pas ainsi qu'on annonce ordinairement des grâces, mais aussi ce n'est pas ordinairement ainsi qu'on intrigue. J'ai bien de la peine à me réjouir et presque à me consoler de mon succès, quoiqu'on ait bien voulu ne pas trop le désapprouver dans tous les rangs; car on me regrette dans mes Postes, de manière à me donner à moi-même bien des regrets de les avoir quittées. Mais c'est une chose convenue, qu'on ne peut pas être votre ami sans avoir un ministère; et, certes, à ce titre, j'en mérite un plus que personne.

«Je suis accablé d'affaires: car j'ai à organiser un ministère où il y a bien des abus à détruire et bien des réformes à faire. D'ailleurs, j'ai trouvé plus de vingt mille demandes, à la lettre, et presque rien à accorder. Jugez si le pauvre débutant est à plaindre.

«La santé du roi donne de l'inquiétude depuis quelque temps; cependant il travaille comme à son ordinaire, reçoit comme de coutume, dit à chacun ce qui convient, enfin montre un courage et une présence d'esprit admirables. Son principe a toujours été qu'un roi pouvait mourir, mais qu'il ne devait jamais être malade; il y est parfaitement fidèle.

«La censure a déplu à bien du monde; mais, au point où l'on était, il était indispensable d'en venir à cette mesure.—On n'entend plus parler de M. de Chateaubriand; on le dit voyageant. Pourquoi n'a-t-il pas eu l'attitude noble et digne de M. de Montmorency? Vous devinez que je n'aurai pas de peine à prendre celle-là le jour de ma sortie du ministère. Une place dans le coeur de mes amis et dans l'estime des honnêtes gens est la seule dont je fasse cas, en attendant une là-haut.

«J'ai cédé une partie de mon ministère à mon fils. C'est celle que j'aimais le mieux assurément, celle des beaux-arts, qui seule faisait mon envie depuis quarante ans; mais que ne ferait-on pas pour les personnes qui nous sont chères? Il désire être rappelé à votre souvenir.

«Je m'empresse de vous renouveler l'assurance d'un attachement qui ne finira, soyez-en bien sûre, qu'avec ma vie.»

La supériorité de M. de Chateaubriand importunait M. de Villèle; il subit d'abord M. de Chateaubriand pour se délivrer de M. de Montmorency, et ne tarda pas à se repentir de l'avoir laissé entrer au conseil. J'ai déjà dit que, lorsque l'empereur Alexandre, voulant donner un témoignage de sa haute estime aux deux ministres qui avaient conçu et accompli l'oeuvre de la délivrance du roi d'Espagne, envoya le cordon de Saint-André au duc Mathieu de Montmorency et au vicomte de Chateaubriand, M. de Villèle en éprouva un vif dépit, et ne sut pas dissimuler le sentiment qu'il éprouvait.

C'est encore une lettre du bon duc de Doudeauville qui nous en fournira la preuve: sa candeur reflète naïvement les impressions de son ami le ministre des finances, lorsqu'il écrit à Mme Récamier:

«Le 29 décembre 1823.

«Mathieu vient d'obtenir, ainsi que M. de Chateaubriand le grand ordre de Saint-André de Russie qui équivaut au cordon bleu. Cela fait grande rumeur: car c'est, dit-on, indiquer le ministère que voudrait Alexandre, à l'exclusion de M. de Villèle qu'il exclut ainsi de ses faveurs. Vous concevez que les réflexions vont encore plus loin: qu'elles vont à persuader que l'ambassadeur de Russie et ces messieurs sont loin d'être étrangers à tout cet arrangement qui consisterait à mettre M. de Chateaubriand à la maison du roi, M. de Montmorency aux affaires étrangères et M. de Villèle… à la porte, vraisemblablement. C'est vous dire combien les esprits s'agitent. Vous devinez si l'ami qui vous écrit est dans tous ces tripotages.

«M. de Villèle aura à vaincre plus d'un obstacle d'ici aux chambres, mais il les vaincra. Les chambres réunies, ce sera un grand moment, décisif pour lui. Ou il triomphera, ce que je crois fermement, et il acquerra une puissance durable; ou il sera culbuté, et alors arrivera un ministère qui sera entraîné par l'exagération de la droite, et qui nous entraînera nous-mêmes dans le précipice.»

Il est vraiment curieux de voir les amis de M. de Villèle, tout en mêlant le nom de MM. de Montmorency et de Chateaubriand à des commérages sans portée, signaler la chance qui aurait pu rappeler ces deux hommes d'État au ministère comme un danger d'exagération pour l'opinion royaliste. On ne peut s'empêcher alors de se rappeler la faiblesse avec laquelle M. de Villèle laissa se produire successivement les projets de loi dont l'opposition exploitait avec le plus de succès la tendance. On a peine à croire que, dans une situation semblable, M. de Chateaubriand n'eût pas mieux résisté que lui.

Au reste, la répugnance que M. de Villèle éprouvait à avoir pour collègue l'auteur du Génie du christianisme datait de loin. Lors de la formation du cabinet où entrèrent en 1822 MM. de Montmorency, de Villèle et Corbière, l'ambassade de Londres fut offerte à M. de Chateaubriand et acceptée par lui. Personne ne sut alors qu'à cette époque M. de Montmorency avait insisté pour que l'entrée au conseil, et non point une ambassade, fût donnée à l'homme dont le talent et les efforts avaient amené les royalistes aux affaires. M. de Villèle ne voulut jamais en entendre parler. Ce fait fut révélé bien des années après l'événement par une lettre de la duchesse Mathieu de Montmorency à Mme Récamier, lettre communiquée selon son désir à M. de Chateaubriand. Cette pièce est assez curieuse pour que nous l'insérions ici:

LA DUCHESSE MATHIEU DE MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Dampierre, ce lundi 5 mars 1838.

«En vous renvoyant, Madame, la moitié de ce que vous avez bien voulu me prêter, je demande avec instance de vos chères nouvelles.

«Je sais, depuis quelques jours que votre ami doit bientôt faire paraître un ouvrage sur le congrès de Vérone. J'ai aussi entre mes mains un grand travail sur le même sujet, fait en entier par le plus véridique des hommes qui le termina longtemps avant sa mort. J'aimerais mieux que ce dépôt sacré et tant de douloureux souvenirs restassent à jamais où je les ai placés; mais si l'ouvrage annoncé ne se trouvait pas entièrement en harmonie avec ma pièce officielle, je me croirais obligée de la livrer à l'impression, étant sûre de l'exactitude des faits énoncés par le plus consciencieux des hommes.

«Votre ami a-t-il jamais bien su à quel point M. de Villèle avait été opposé à son entrée au conseil (même sans portefeuille): jamais M. de Montmorency ne l'a pu obtenir du ministre prépondérant. Ses sollicitations à ce sujet étaient cependant d'autant plus pressantes qu'il a toujours regardé l'esprit et le talent de M. de Chateaubriand comme excessivement utiles dans les conseils du roi, et qu'il voyait clairement qu'aucune des plus belles ambassades ne le satisferait entièrement.

«Jugez de ma surprise lorsque ce même M. de Villèle, qui redoutait tant d'avoir votre ami pour collègue, le nomma ministre des affaires étrangères après le congrès. Certes, il fallait qu'il n'y eût pas une autre personne en France capable de remplir cette place, ou que le président du conseil ne sût à cette époque où donner de la tête. Je vous demande de communiquer ces détails à M. de Chateaubriand. M. de Montmorency ne parlait guère de ce qui pouvait le faire valoir, aussi je les crois peu connus.

«Pensez à moi, chère Madame, beaucoup à Dieu et aux mécomptes de cette triste vie, qui ne durera pas toujours.»

Enfin, et sans prétendre épuiser les lettres qui furent adressées à Mme Récamier à l'occasion de la sortie du ministère de son illustre ami, je citerai encore celle qu'elle reçut alors de la reine Hortense:

LA REINE HORTENSE À Mme RÉCAMIER.

«Arenenberg, ce 11 septembre 1824.

«J'attendais de vos nouvelles à votre retour de Naples; je n'en ai pas, et je ne sais où vous trouver. Je vous supposais sur la route de Paris, parce que je suppose toujours qu'on va où le coeur mène et où l'on peut être utile à ses amis. Il est curieux de penser comme les liens de l'affection forment une chaîne. Comment! moi-même, retirée du monde, étrangère à tout, est-ce que je n'ai pas été fâchée de voir un homme distingué éloigné des affaires! Est-ce l'intérêt que vous m'y avez fait prendre? ou bien est-ce, comme Française, que j'aime à trouver en honneur dans mon pays le mérite et la supériorité?

«Je ne suis plus si isolée en ce moment. J'ai avec moi ma cousine la grande-duchesse de Bade; c'est bien la personne la plus distinguée qu'on puisse rencontrer. Le brillant de son imagination, la vivacité de son esprit, sa raison, et ce charme qui naît de l'accord de toutes les facultés, en font une femme charmante et remarquable; elle anime ma retraite, adoucit ma profonde douleur. Nous parlons la langue de la patrie; c'est celle du coeur, et vous la connaissez, puisqu'à Rome nous nous entendions si bien. Aussi je réclame votre promesse de passer par Arenenberg. Il me sera toujours bien doux de vous revoir: je ne puis vous séparer d'une de mes plus vives douleurs; c'est vous dire que vous m'êtes chère et que je serai heureuse de retrouver l'occasion de vous assurer de tous mes sentiments.

«Hortense.»

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