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Souvenirs et correspondance tirés des papiers de Mme Récamier (2/2)

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«Cette très-petite lettre est tout ce que vous daignez m'accorder en réponse à une douzaine de longues lettres de moi: c'est sans doute plus que je mérite; mais, quand on est si loin, de bonnes longues lettres feraient tant de bien!

«Cette lettre du 16 dit deux choses: que Villemain est allé vous parler de Moïse, et que M. Pasquier veut être ministre. Je suppose que le premier était allé, au nom de tous ses amis, vous montrer les craintes les plus vives sur Moïse: point d'acteurs, chute probable, inconvenance, etc., etc. Laissez dire. Si nous réussissons, si nous tombons, peu importe, je n'en serai nullement affligé. Lord Byron, en Italie, s'est bien consolé d'avoir été sifflé à Londres, et pourtant il était poëte! et moi, vil prosateur, qu'ai-je à perdre? Allons donc intrépidement en avant. Ne vous laissez pas ébranler.

«Vous avez l'air de vouloir me rassurer sur la nomination de M. Pasquier? Vous me jugez mal; vous ne me croyez peut-être pas sincère dans mon désir de tout quitter et de mourir dans un gîte oublié: vous auriez tort. Or, dans cette disposition d'âme, je bénirais l'entrée de M. Pasquier au ministère des Affaires étrangères, parce qu'elle m'ouvrirait une porte pour sortir d'ici. J'ai déclaré mille fois que je ne pourrais rester ambassadeur qu'autant que mon ami La Ferronnays serait ministre. Je donnerais donc à l'instant ma démission avec une joie extrême. Faites des voeux pour M. Pasquier.

«Midi.

«Voilà M. de Mesnard avec votre lettre du 19. On ne peut avoir fait plus de diligence. Croiriez-vous que votre lettre m'afflige? Premièrement, quant aux ministères faits ou à faire, je regarde tout cela comme des rêves et des agitations d'ambition sans fondement et sans réalité, et enfin, je ne veux pour rien être ministre; qu'on me raie de toutes les listes. Je ne veux plus que mon Infirmerie pour m'y cacher et pour y mourir.

«MM. Pasquier, de Barante, Villemain, m'écrivent aussi par M. de Mesnard; remerciez les deux derniers. Les deux Bertin, Agier et Villemain m'écrivent à leur tour pour me conjurer de ne pas laisser jouer Moïse. Leur raison est que les acteurs sont déplorables, qu'on n'aime plus la tragédie, et surtout une tragédie religieuse, et qu'enfin cela m'empêcherait d'être ministre.

«Cette dernière raison est nulle pour moi, parce que, fussé-je aussi près du ministère que j'en suis loin, je ne veux plus rien être absolument en politique. Quant aux autres raisons, bonnes ou mauvaises, je dois y céder dans ce moment. Je ne veux pas qu'on dise que j'aie été un obstacle à la formation d'un ministère dont même je ne ferais pas partie, si ce ministère peut être utile à la France. Je ne veux pas qu'on me dise: «Si vous n'aviez pas fait une scène littéraire, nous étions ministres demain.» Retirez donc ce pauvre Moïse. Dites que j'aviserai, et qu'il faut remettre la partie à l'hiver prochain. S'il y a des frais faits, payez-les avec l'argent que vous pourrez prendre chez Hérard. Empêchez les distributions de rôles et la répétition, et retirez le manuscrit. Je reste convaincu d'une chose, c'est que mes amis auraient été affligés d'un succès autant que mes ennemis, et que, d'une autre part, une chute leur aurait fait du mal, politiquement parlant. Voilà le double secret de leur intérêt si vif. Satisfaisons-les. Ils ne m'auront, ni pour collègue au ministère, ni pour auteur sifflé ou triomphant. C'est le ciel ouvert pour eux.

     «C'est un courrier extraordinaire arrivant de Naples et se rendant
     à Paris qui va vous porter cette lettre. Notre correspondance va
     vite.

     «J'envoie par ce courrier mon Mémoire sur les affaires d'Orient à
     M. de La Ferronnays. Les succès des Turcs me font horreur.
     Sébastiani ne vous a dit que ce que les autres m'ont écrit.»

LE MÊME.

«Rome, mardi ce 30 décembre 1828.

«Eh bien, ce pauvre Moïse! Le courrier extraordinaire, parti samedi 27, vous porte l'ordre de le retirer. C'était la dernière fantaisie de ma vie, le radotage d'un homme qui s'en va, mais enfin je désirais vivement le voir réussir ou tomber. Mon sacrifice est d'autant plus grand, que je n'ai plus guère de joies, et que mes amis, qui ont exigé ce sacrifice, l'ont voulu, disent-ils, pour que j'arrive au ministère, et je ne veux point être ministre. De sorte que je renonce à la couronne de Sophocle pour une couronne de Périclès que personne ne m'offre, et que je refuserais, si on me l'offrait; j'abandonne tout pour rien. Mais être aimé de vous, n'est-ce pas une assez belle couronne? J'ai dû céder à mes amis; ils ont associé leur vie à la mienne. S'ils n'obtenaient pas les places qu'ils désirent, et que Moïse fût joué, succès ou non, ils me diraient que je les ai perdus, parce qu'ils s'étaient attachés à ma destinée; ils me rendraient responsables de leurs propres mécomptes. Je me résigne donc. Ce n'est pas la première fois qu'en voyant ce qu'il fallait faire j'ai suivi ceux qui m'obligeaient de prendre la mauvaise voie. Toutes les fois qu'on ne m'a demandé que de m'immoler aux intérêts des autres, on m'a trouvé toujours prêt.

«Mais ne peut-on pas reprendre un jour notre projet? Quand ces messieurs seront montés où ils veulent monter, quand ma retraite à l'Infirmerie annoncera que réellement je ne veux rien être, alors ne serai-je pas libre d'agir comme il me plaira? Oui, sans doute. Mais d'abord il faut vivre, et c'est là une grande difficulté pour moi. Ensuite les événements, les accidents, que sais-je, permettront-ils de nous occuper de Moïse? Nous-mêmes nous en soucierons-nous? Nos idées n'auront-elles point changé? Je pourrais encore dire de moi aujourd'hui:

          Quelquefois un peu de verdure
          Rit sur la glace de nos champs;
          Elle console la nature,
          Mais elle sèche en peu de temps.

     «Mais il n'y aura pas même bientôt un peu de verdure sur ma glace,
     et rien ne me consolera que vous. Laissons ce triste sujet.

«Je crois vous avoir dit que j'avais envoyé par le dernier courrier, à M. de La Ferronnays, mon gros Mémoire sur les affaires de l'Orient. Il ne me manquait plus, pour achever de me dégoûter de la politique, que de voir le triomphe de la peste, de l'esclavage et de la barbarie disciplinés, et des esprits assez bornés pour applaudir à ce triomphe, pour n'en pas découvrir les conséquences, même prochaines, sur les libertés des peuples et sur la civilisation!

«Sept heures du soir.

«Je reçois vos lettres du 9 et du 11; elles sont pleines de cajoleries. Ne vous donnez pas tant de peine pour me séduire: vous êtes sûre de votre succès. Suspendez donc simplement Moïse; j'y consens. Quant au ministère, vous voyez que ma lettre entre parfaitement dans vos idées. Tant que M. de La Ferronnays est en nom, rien n'est changé dans ma position par un intérim. Je ne ferai donc absolument rien, j'attendrai. Je serai tout comme j'étais, lorsque M. de Rayneval avait l'intérim.

«J'ai dans l'espace de quelques mois consolidé les affaires de Rome. Je crois que Sa Sainteté est contente de moi; je pense que les arts n'en sont pas mécontents. Ce court voyage a quelque gravité, je ne veux pas la lui faire perdre par de la précipitation et de l'impatience. J'ai mis quelque coquetterie à faire de mon mieux sur un petit théâtre. Je n'ai paru rien dédaigner, pas même les bals. Maintenant j'irai, quand il en sera temps, vous retrouver avec des transports de joie. Avant tout, mon repos à présent.

«Quant à ce ministère des arts dont votre imagination s'amuse, nous n'en sommes pas encore à un ministère. Attendons. Et ne croyez pas surtout que je me croie Sophocle et Périclès. Je suis trop vieux pour être si fat. À vous, à vous.»

LE MÊME.

«Rome, 1er janvier 1829.

«1829! J'étais éveillé; je pensais tristement et tendrement à vous, lorsque ma montre a marqué minuit. On devrait se sentir plus léger à mesure que le temps nous enlève des années; c'est tout le contraire: ce qu'il nous ôte est un poids dont il nous accable. Soyez heureuse, vivez longtemps; ne m'oubliez jamais, même lorsque je ne serai plus. Un jour il faudra que je vous quitte: j'irai vous attendre. Peut-être aurai-je plus de patience dans l'autre vie que dans celle-ci, où je trouve trois mois sans vous d'une longueur démesurée.

«Je reçois ce matin tous les Français. Mme Salvage dîne pour la première fois à l'ambassade. J'aime cette femme, parce qu'elle me parle de vous. J'ai pris aussi en amitié Visconti, parce qu'il me demande toujours quand vous arrivez. Il a découvert un endroit excellent pour faire une fouille; nous allons la commencer. Si je trouve quelque chose, je le partagerai avec vous. Voilà le premier plaisir que j'aurai à Rome. Je me fais une espèce de fête d'assister au premier coup de bêche. Si j'allais voir sortir quelque chef-d'oeuvre de la terre; c'est là, par exemple, un genre d'intérêt que peuvent seules offrir l'Italie et la Grèce.

«Je vous ai écrit deux fois de retirer Moïse. Conservez le manuscrit; c'est le seul que j'aie avec les dernières corrections. J'ai encore le coeur bien gros de cette affaire. On sacrifie difficilement les dernières illusions de la vie; cela m'apprend de plus en plus à me détacher de tout, excepté de vous. Je vous quitte pour m'habiller. Vous devez penser au supplice de cette existence pour moi. Bonne année! Elle sera bonne, puisque dans quelques mois je serai avec vous.»

LE MÊME.

«Rome, le samedi 3 janvier 1829.

«Je recommence mes souhaits de bonne année: que le ciel vous accorde santé et longue vie. Aimez-moi surtout, et ne m'oubliez pas, quand je ne serai plus. J'ai bonne espérance, car vous vous souvenez bien de M. de Montmorency et de Mme de Staël. Vous avez la mémoire aussi bonne que le coeur. Je disais avant-hier à Mme Salvage que je ne connaissais rien dans le monde d'aussi beau et de meilleur que vous.

«J'ai passé hier une heure avec le pape. Nous avons parlé de tout et des sujets les plus hauts et les plus graves. C'est un homme très-distingué et très-éclairé, et un prince plein de dignité et de grâce. Il ne manquait aux aventures de ma vie politique que d'être en relation avec un souverain pontife; cela complète ma carrière.

«Voulez-vous savoir comment je passe la journée et exactement ce que je fais? Je me lève à six heures et demie; je déjeune à sept heures et demie avec une tasse de chocolat, dans la chambre de Mme de Chateaubriand; à huit heures, je reviens dans mon cabinet; je vous écris ou je fais quelques affaires, quand il y en a; les détails pour les établissements français, et les pauvres français sont assez grands. À midi, je m'habille; à une heure, je prends une grande tasse de lait d'ânesse qui me fait un bien infini; ensuite je vais me promener deux heures avec Hyacinthe dans la campagne romaine. Quelquefois je fais une visite obligée, avant ou après la promenade. À quatre heures, je rentre; je me rhabille pour la soirée. Je dîne à cinq heures; à sept heures et demie je vais à une soirée avec Mme de Chateaubriand, ou je reçois quelques personnes chez moi. Entre dix et onze heures, je me couche, et toujours je pense à vous. Les Romains sont déjà si accoutumés à ma vie méthodique, que je leur sers d'heures pour marquer le temps, comme j'en servais à vos voisins de l'Abbaye. Voilà, n'est-il pas vrai? un bien ennuyeux ambassadeur, et bien différent de M. le duc de Laval! Jamais on n'a tant vu d'étrangers à Rome que cette année. Mardi dernier, le monde entier était dans mon salon.

«Comment! le courrier arrive et m'apporte une lettre de vous du 20 décembre, du lendemain du départ de M. de Mesnard! j'en crois à peine mes yeux; vous voulez donc me tourner la tête? Vous avez vu Bertin, tant pis pour vous; il vous noircira bientôt l'imagination. Cousin ne veut pas que j'abdique, mais je ne règne pas; ainsi je n'ai rien à déposer. Aujourd'hui même, 3 janvier, le courrier extraordinaire a dû vous porter les pouvoirs pour retirer Moïse. Le sacrifice est fait, mais je ne le pardonnerai jamais aux bons amis.

«J'espère que vous avez maintenant le manuscrit bien serré avec les autres. Je vous ai fait le récit du grand ricevimento. Soyez sans peur comme vous êtes sans reproche.»

LE MÊME.

«Rome, mardi 6 janvier 1829.

«En ouvrant les journaux arrivés hier, j'ai trouvé mon nom à toutes les pages, tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Vous devriez imprimer les lettres que je vous écris; ce serait un contraste piquant avec les desseins que l'on me suppose. On verrait un pauvre songe-creux qui ne pense d'abord qu'à vous, qui n'a ensuite dans la tête que de se retirer dans quelque trou pour finir ses jours, et qui s'occupe si peu de politique qu'il pleure Moïse qu'on ne jouera pas. Voilà pourtant à la lettre la vérité. Le public me traite comme on traite ici le Tasse, ce qui me fait trop d'honneur. On veut remuer ma poussière; je commençais à dormir si bien.

«J'en suis toujours à notre tombeau du Poussin, et à la fouille projetée. Visconti promet merveilles. Au fond, je ne cherche qu'à me tromper; je ne vis point où je suis; j'habite au delà des Alpes auprès de vous. Cependant les jours s'écoulent; je puis à présent être à peu près certain du moment où je vous reverrai, et cela me fait un bien que je ne puis dire.

«Mes travaux littéraires sont suspendus. Je fais seulement quelques lectures pour mon Histoire de France. Je suis un peu inquiet de Ladvocat dont je n'entends plus parler; ferait-il banqueroute? J'espère que non, mais pourtant je suis tout consolé d'avance: j'aurais une raison légitime pour faire attendre au public les deux volumes que je lui dois encore; vous voyez que je tire parti de tout.

«Mes travaux diplomatiques se bornent à peu de chose. Cependant, je n'ai pas trop mal arrangé ici les affaires du roi, et j'ai envoyé sur la guerre d'Orient un Mémoire de quelque importance; j'ai de plus entre les mains une dépêche faite et assez curieuse, pour laquelle j'attends un courrier. J'ai vu le pape ces jours derniers. Je suis toujours enchanté de la grâce, de la dignité, de la modération du prince des chrétiens.

«À jeudi.»

LE MÊME.

«Rome, jeudi 8 janvier 1829.

«Je suis bien malheureux; du plus beau temps du monde nous sommes passés à la pluie, de sorte que je ne puis plus faire mes promenades solitaires. C'était pourtant là le seul bon moment de ma journée. J'allais pensant à vous dans ces campagnes désertes; elles lisaient dans mes sentiments l'avenir et le passé, car autrefois je faisais aussi les mêmes promenades, et c'est le souvenir le plus agréable qui me soit resté de Rome. Je vais une ou deux fois la semaine à l'endroit où l'Anglaise[69] s'est noyée. Qui se souvient aujourd'hui de cette pauvre jeune femme? ses compatriotes galopent le long du fleuve sans penser à elle. Le Tibre, qui a vu bien d'autres choses, ne s'en embarrasse pas du tout; d'ailleurs, ses flots se sont renouvelés: ils sont tout aussi pâles et aussi tranquilles que quand ils ont passé sur cette créature pleine d'espérance, de beauté et de vie, mais ce ne sont plus les mêmes flots. Quel abîme de néant que tout ce monde, et qui jamais arrêtera cette fuite?

«Me voilà guindé bien haut sans m'en être aperçu: pardonnez à un pauvre lièvre retenu et mouillé dans son gîte par la pluie. Il faut que je vous raconte une petite historiette de mon dernier mardi. Il y avait à l'ambassade une foule immense. J'étais le dos appuyé contre une table de marbre, saluant les personnes qui entraient et qui sortaient. Une Anglaise, que je ne connaissais ni de nom ni de visage, s'est approchée de moi, m'a regardé entre les deux yeux, et m'a dit avec cet accent que vous savez: «Monsieur de Chateaubriand, vous êtes bien malheureux!» Étonné de l'apostrophe et de cette manière d'entrer en conversation, je lui ai demandé ce qu'elle voulait dire. Elle m'a répondu: «Je veux dire que je vous plains.» En disant cela, elle a accroché le bras d'une autre Anglaise, s'est perdue dans la foule, et je ne l'ai pas revue du reste de la soirée. Ne vous inquiétez pas: cette bizarre étrangère n'était ni jeune ni jolie. Je lui sais gré, pourtant, de ces paroles mystérieuses qui sont en intelligence avec ce que je vous écris et ma position.

«Vos journaux continuent de rabâcher de moi. Je ne sais quelle mouche les pique; je devais me croire oublié autant que je le désire.

     «J'écris par ce courrier à Thierry. Il est à Hyères, bien malade.
     Pas un mot de réponse de M. de La Bouillerie.

«Le courrier d'aujourd'hui manque; cela va maintenant arriver souvent, parce que les rivières et les torrents vont déborder. Souvenez-vous de cela, pour ne pas vous creuser l'imagination, si mes lettres retardent. Seulement, vous serez quinze jours sans en recevoir, puis il vous en arrivera cinq et six à la fois. À samedi.»

LE MÊME.

«Rome, samedi 10 janvier 1829.

«Le pauvre Guérin fait ses paquets; cela me fait beaucoup de peine. Je m'y étais fort attaché. Il m'avait reçu à mon arrivée, et nous avions regardé tristement Rome ensemble du haut de la villa Médicis. Il restera encore quelque temps après l'arrivée d'Horace. Je voulais lui donner une retraite à l'ambassade, il ne l'a pas voulu. Au lieu de cela, je lui donnerai un grand dîner avec Horace et tous les élèves; après quoi, plus heureux que moi, il ira vous voir et vous conter ma vie.

«Le plan du tombeau du Poussin est tout à fait arrêté; il est très-bien. Il ne s'agit plus que de faire déloger un confessionnal, dont il nous faut la place, à San Lorenzo in Lucina, et c'est une grande affaire.

«J'ai été avant-hier passer une heure tête à tête avec Mme Salvage, pour parler de vous. Je lui ai dit que vous viendriez nous rejoindre au printemps, ou que j'irais vous chercher, ce que je dis au reste à tout le monde. À mesure que l'on approche du carnaval, la foule augmente dans les salons; ce ne sont plus que de grandes réunions publiques, où l'on ne trouve pas même à placer un mot. Dans les premières semaines de carême, j'irai montrer Naples à Mme de Chateaubriand, je reviendrai pour la semaine sainte, et à Pâques, je partirai avec le congé que j'espère obtenir.

«Je répète tous ces calculs que je vous ai faits cent fois, parce qu'ils trompent un peu la peine où je suis de votre absence; il me semble qu'en comptant les jours, je les fais disparaître, comme lorsqu'on compte de l'or pour payer une dette: on n'a plus le moment d'après la somme que l'on a prise dans son magot. Hélas! mon pauvre magot est bien diminué et j'en aperçois le dernier écu. Aurai-je une lettre de vous ce matin?»

LE MÊME.

«Rome, lundi 12 janvier 1829.

«Encore un courrier extraordinaire; je passerai pour l'homme le plus occupé de l'Europe. J'envoie à Paris un autre attaché, M. du Viviers: il porte le récit d'une longue conversation que j'ai eue avec le saint-père. Il était essentiel que le gouvernement connût cette conversation avant l'ouverture des chambres, pour le discours de la couronne, et cette dépêche, même chiffrée, n'aurait pu être mise à la poste.

«Mais la grande affaire est de vous écrire, de vous dire à mon aise combien je vous aime et combien je suis malheureux sans vous. Le reste n'est rien pour moi.

«Voyez et admirez l'enchaînement des destinées. Si on nous avait laissé faire, vous et moi, nous aurions donné Moïse; Moïse aurait été alors imprimé avec une grande préface; cela aurait fait prendre patience aux libraires et aux souscripteurs, qui auraient attendu en paix la publication de l'histoire. Au lieu de cela, pour me faire courir après une place imaginaire, et que je refuserais si elle m'était offerte, on m'empêche d'ajouter peut-être quelque chose à une innocente couronne littéraire, et l'on m'expose à des procès avec des entrepreneurs de livres. Que ne nous laissait-on suivre notre instinct! il nous aurait mieux servi. Vous avez été faible par une fausse ambition pour moi. Si vous m'aviez dit: ne cédez pas, je n'aurais pas cédé; mais vous avez vu ma fortune où elle n'était pas. Vous vous êtes laissé prendre à des conversations animées; vous avez cru à quelques articles de journaux. Il était clair, et je vous l'ai toujours dit, que le ministère ne changerait pas. Mais enfin, vous l'avez voulu; votre volonté est ma règle, et, après tout, j'ai cédé à un sentiment généreux, puisque mes amis voyaient leur fortune bien plus compromise que la mienne par la représentation de Moïse.

«Mes lettres, dont je vous accable, sont la peinture fidèle de l'état de mon âme ici. J'ai tout ce qu'on peut désirer en succès, en prévenances, en bon accueil; mais je sens de plus en plus que ma vie sociale et politique est finie. C'est vous et la retraite la plus profonde qu'il me faut aujourd'hui. Je ne m'occupe que d'une chose, c'est de ma santé; car j'ai une envie extrême de vivre encore quelque temps pour vous. Le lait d'ânesse et la promenade me font merveilles, et au printemps qui approche j'espère que vous me trouverez tout ressuscité. Les soirées seules dérangent mon régime et me donnent un tel ennui, que je suis prêt à me jeter par la fenêtre. Je fais pourtant bonne contenance, car je mets de la taquinerie, pour mes ennemis, à les forcer de convenir que je suis bien reçu partout où je vais.

«Je viens d'avoir un petit succès sur l'ambassade de Naples: j'ai obtenu que les courriers pour la Morée ne fussent plus envoyés dans les Calabres, mais à Ancône où j'établirais un de mes secrétaires de légation, pour diriger la correspondance. Par ce moyen, l'ambassade de Rome domine toutes les affaires de l'Italie, et les attachés et secrétaires sont dans la joie. M. de Blacas, qui attirait tout à lui, perd sa puissance, et M. de Vitrolles, à Florence, aura moins de matière pour les notes secrètes. Quelles misères que ces triomphes! Ne parlez pas de tout cela.

«Le Poussin voit élever son monument; j'ai souscrit pour celui du Tasse; la fouille commencera peut-être à la fin de la semaine; avez-vous encore quelque chose à réordonner? moi, je vous supplie de m'écrire plus souvent, et tout simplement par la poste. Vos lettres me donnent seules le courage d'attendre le mois d'avril, ne me les refusez pas. Je suppose qu'on me renverra du Viviers à la fin du mois; vous profiterez de son départ, ainsi que des courriers qui pourront m'être envoyés à Ancône.

«Cette fois, je n'écris à personne qu'à vous, hors un mot à Bertin, que je redoute toujours pour vous. J'ai acquitté ces jours derniers toutes mes dettes, et répondu à toutes les personnes à qui je devais des lettres, Pasquier, Villemain, Thierry, etc. C'est de vous que j'attends des nouvelles. Je ne crois point à des changements de ministère; je suis persuadé que les ministres auront une grande majorité. J'aurai mieux jugé de loin que vous tous, qui étiez trop près pour bien voir.

«J'oubliais de vous dire que, si l'on était obligé d'en venir à une rupture avec Ladvocat, le contrat de vente est entre les mains de M. Lemoine ou du bonhomme Henri. À propos de ce dernier, j'ai appris que vous aviez l'indulgence de le recevoir; vous êtes admirable!»

LE MÊME.

«Rome, mardi 13 janvier 1829.

«Hier au soir, je vous écrivais à huit heures la lettre que M. du Viviers vous porte; ce matin, à mon réveil, je vous écris encore par le courrier ordinaire, qui part à midi. Voici une petite histoire. Vous connaissez les pauvres Dames de Saint-Denis: elles sont bien abandonnées, depuis l'arrivée des grandes Dames de la Trinité-du-Mont. Sans être l'ennemi de celles-ci, je me suis rangé avec Mme de Chateaubriand du côté du faible. Depuis un mois, les Dames de Saint-Denis voulaient donner une fête à M. l'ambassadeur et à Mme l'ambassadrice: elle a eu lieu hier à une heure après midi.

«Figurez-vous un théâtre arrangé dans une espèce de sacristie qui avait une tribune sur l'église: pour acteurs, une douzaine de petites filles, depuis l'âge de huit ans jusqu'à quatorze ans, jouant les Machabées. Elles s'étaient fait elles-mêmes leurs casques et leurs manteaux; elles déclamaient leurs vers français avec une verve et un accent italien le plus drôle du monde; elles tapaient du pied dans les moments énergiques. Il y avait une nièce de Pie VII, une fille de Thorwaldsen et une autre fille de Chauvin le peintre. Elles étaient jolies incroyablement dans leur parure de papier. Celle qui jouait le grand prêtre avait une grande barbe noire qui la charmait, mais qui la piquait, et qu'elle était obligée d'arranger continuellement avec une petite main blanche de treize ans.

«Pour spectateurs, nous, quelques mères, les religieuses, Mme Salvage, deux ou trois abbés, et une autre vingtaine de petites pensionnaires, toutes en blanc avec des voiles. Nous avions fait apporter de l'ambassade des gâteaux et des glaces. On jouait du piano dans les entr'actes. Jugez des espérances et des joies qui ont dû précéder cette fête dans le couvent, et des souvenirs qui la suivront! Le tout a fini par un Vivat in æternum chanté par trois religieuses dans l'église. C'est pour vous que je voudrais éternellement vivre. Je finis. Vous devez être lasse de mes lettres et de mes fadeurs.

«J'ai vu dans les journaux mon dîner chez Guérin et l'histoire de notre tombeau du Poussin.

«Adieu jusqu'à jeudi.»

LE MÊME.

«Rome, jeudi 15 janvier 1829.

«À vous encore. Cette nuit nous avons eu du vent et de la pluie comme en France; je me figurais qu'ils battaient votre petite fenêtre, je me trouvais transporté dans votre petite chambre, je voyais votre harpe, votre piano, vos oiseaux, vous me jouiez mon air favori ou celui de Shakespeare; et j'étais à Rome, loin de vous, dans un grand palais; quatre cents lieues et les Alpes nous séparaient! Quand cela finira-t-il? J'ai reçu une lettre de cette dame spirituelle qui venait quelquefois me voir au ministère. Jugez comme elle me fait bien la cour: elle est Turque enragée. Mahmoud est un grand homme qui a devancé sa nation, etc. Le fait est que tous les bonapartistes détestent les Russes contre lesquels la puissance de leur maître est venue se briser. Par un instinct de despotisme, ils aiment encore les Turcs, et n'aiment point la mémoire d'Alexandre qui a tant contribué à faire donner à la France ses institutions actuelles. Ils voient, dans cette canaille esclave de Constantinople, les vengeurs de la retraite de Moscou et les ennemis de la Charte; sur ce dernier point, ils sont d'accord secrètement avec la Quotidienne. Ils ne prêchent la Charte aujourd'hui que comme un instrument de dommage contre la légitimité; mais ils y seront pris: la Charte sauvera tout, et ils auront, en dépit d'eux, la liberté et les Bourbons.

«Cette Rome, au milieu de laquelle je suis, devrait réapprendre à mépriser la politique. Ici la liberté et la tyrannie ont également péri; je vois les ruines confondues de la république romaine et de l'empire de Tibère: qu'est-ce aujourd'hui que tout cela dans la même poussière? et le capucin qui balaie, en passant, cette poussière, ne semble-t-il pas rendre plus sensible encore la vanité de tant de vanités? Cependant, je reviens, malgré moi, aux destinées de ma pauvre patrie; je lui voudrais religion, gloire et liberté, sans songer à mon impuissance pour la couronner de cette triple auréole.

«Je tiens une petite lettre de vous du 2 janvier. Vous avez été malade et vous l'êtes peut-être encore. Voilà tout ce que je vois; je vais compter les minutes jusqu'à ce que j'aie une autre lettre de vous. Je serais désolé que M. de La Ferronnays quittât le ministère, et surtout qu'il fût gravement malade; c'est un homme excellent et tout loyal. Sa retraite, au surplus, changerait ma position. Car j'ai dit et répété à qui a voulu l'entendre, que je ne serais ambassadeur sous aucun ministre remplaçant mon noble ami. Il faut mettre cette lettre à la poste qui part.

     «C'est du 20 au 22 que vous recevrez mon autre attaché, du
     Viviers.»

LE MÊME.

«Rome, samedi 17 janvier 1829.

«Les journaux m'ont un peu rassuré sur La Ferronnays. Je viens de lui écrire pour le conjurer de rester; sa retraite ferait beaucoup de mal à la France. M. Pasquier, en entrant seul, diviserait tout; et quant à moi, je suis hors de la question. Si pourtant La Ferronnays était forcé de se retirer, cela amènerait, comme je vous l'ai déjà dit, le dénoûment naturel de ma position.

«On sait que je ne reste ambassadeur que parce qu'il est ministre; je l'ai déclaré cent fois, et c'est même cette déclaration connue qui a tant gêné les prétendants; car que faire de moi? Quel maudit homme je suis! Vous savez, en cas de retraite, quelles sont les prétentions de Mme de Chateaubriand. Quoi qu'il en soit, le résultat de tout cela serait de me ramener auprès de vous; c'est tout ce que je désire dans le monde.

«Un M. Prin, recommandé par Charles Nodier, m'a écrit pour me prier de le charger de la poursuite de mes droits d'auteur; je lui ai répondu qu'on ne jouerait pas Moïse. Vous avez maintenant toutes mes réponses par le courrier extraordinaire de Naples et par M. du Viviers; l'un a dû arriver le 4, et l'autre le 21 janvier. Je vais ce matin présenter une troupe de Français au pape; à mon retour, je trouverai peut-être une lettre de vous arrivée, et je fermerai la mienne.

«La poste est arrivée, et elle n'a rien de vous. Je vois que La Ferronnays va mieux et qu'il a travaillé avec le roi, Dieu soit loué!

«Il faut vous quitter jusqu'à lundi.

«Sa Sainteté a été pour moi la plus gracieuse du monde, et cela devant dix-sept témoins.»

LE MÊME.

«Rome, mardi 20 janvier 1829.

«J'ai reçu hier votre lettre du 5. Le conseil que nous donne notre ami est le plus mauvais de tous: demander un congé en ce moment, ce serait me donner l'air de l'ambition et de l'intrigue, et je suis bien loin de l'une et de l'autre. Il faut que le parti soit pris à Paris avant que je prenne le mien, il faut que tout soit terminé; alors, selon ce qui aura été fait, j'agirai. Je crois que c'est là ce qu'il y a de plus digne et de plus grave.

«Ma position est, au surplus, la plus simple du monde, parce qu'elle n'est pas le résultat du moment. Tout le monde sait que je n'ai accepté une ambassade que par amour de la paix, pour donner la majorité au ministère dans un temps difficile, en attachant mon nom au pouvoir, et en brisant ainsi la redoutable opposition que j'avais formée. Mais tout le monde sait aussi que je n'ai consenti à m'éloigner de la France qu'à cause de l'amitié qui me lie à M. de La Ferronnays, qui avait été ambassadeur sous moi et qui était entré dans toutes mes vues politiques pour l'extérieur. J'ai dit et écrit dès le premier moment qu'à l'instant où M. de La Ferronnays cesserait d'être ministre, toutes les conditions de mon traité seraient accomplies, et que je cesserais d'être ambassadeur. Ainsi donc mon affaire se réduit à un seul point: M. de La Ferronnays est-il ou n'est-il pas ministre des Affaires étrangères? S'il ne l'est plus, la question de son successeur n'est rien pour moi: que ce soit M. Pasquier, M. de Rayneval, M. de Mortemart, peu importe; je me retire.

«Je veux me retirer sans bruit et sans éclat. Je n'enverrai point ma démission, quand j'apprendrai la nomination du successeur de La Ferronnays; c'est trop dur. Je demanderai simplement un congé, j'irai à Paris arranger mes affaires et mettre mes raisons aux pieds du roi. Mme de Chateaubriand restera ici, et ne quittera Rome qu'après Pâques, lorsqu'elle saura à quoi s'en tenir sur mon avenir.

«Le rôle d'un ministre des Affaires étrangères sera difficile cette année dans les chambres. L'état actuel de l'Europe l'appellera souvent à la tribune, et les points d'attaque sont visibles et nombreux. Que penser de gens qui vous parlent de la balance de l'Europe, dérangée, disent-ils, par les succès des Russes en Orient (s'ils avaient eu des succès!) et qui ne s'aperçoivent pas que, depuis les derniers traités, cette balance n'existe plus pour la France, que toutes les puissances se trouvent agrandies, tandis que, nous, nous avons perdu nos colonies et jusqu'à une partie du vieux territoire français?

«Tous les amis m'ont écrit sur la position du ministère. J'ai une grande lettre assez curieuse de M. Pasquier. Mon opinion est que le ministère tiendra. On n'a rien à lui reprocher contre les libertés publiques, et quand on ne peut appuyer l'opposition à la tribune sur de bonnes raisons, on n'obtient pas la majorité. Mais je crois seulement que le ministère pourrait être mis en danger par les affaires extérieures. Quelques pas rétrogrades, dans la noble carrière qu'il a suivie jusqu'ici pour l'indépendance de la Grèce, le perdraient. Pour rester ministre en France désormais, il ne faut blesser ni la liberté, ni l'honneur de la France. Ce sont là toutes les affaires intérieures et extérieures de notre pays.

«On m'a parlé de deux articles de journaux, l'un de la Quotidienne, l'autre de la Gazette. La première dit que je suis devenu jésuite; la seconde assure que j'arrive, et que je l'ai écrit, pour faire un dix-huit Brumaire. Cela me fait rire, et prouve du moins que l'on s'occupe de moi. Vous savez que j'ai pour principe de ne jamais répondre aux journaux.

«Nous sommes maintenant à Rome dans les concerts; bientôt nous serons dans les bals. Quand toutes ces calamités seront passées, viendra le carême, et puis Pâques, qui me ramènera auprès de vous. Je vis par cette seule espérance; elle m'aide à supporter le poids des jours, qui sont pour moi bien pesants. Villemain m'a donné des nouvelles du pauvre Thierry: je vais lui écrire. Voilà, je pense, une assez longue lettre. Convenez que je suis bien changé. À vous, à vous.

«M. de La Rochefoucauld m'a écrit au sujet de la porcelaine; je le remercie par le courrier. J'oubliais de vous dire qu'il n'y aura vraisemblablement point de commission des arts envoyée en Morée, puisque notre expédition revient. Ainsi M. Lenormant débarquera tout simplement à Toulon ou à Marseille: cela s'accordera mieux avec les affaires de votre nièce, et mon congé à Pâques.

«Soignez bien surtout votre santé. Vivez longues et longues années, pour qu'il y ait quelqu'un dans le monde qui se souvienne de moi.»

LE MÊME

«Rome, jeudi 22 janvier 1829.

«Tandis qu'on a la bonté de s'occuper de moi à Paris, s'il faut en juger par les journaux, et qu'on me croit sans doute fort agité, savez-vous ce que je fais ici? Je me promène paisiblement, avec une canne ou un fusil, dans la campagne romaine, et si je forme quelque projet politique, c'est celui de me retirer pour toujours des affaires. Il y a loin de là à ce que l'on imagine vraisemblablement. Ayant tout à fait pris mon parti sur l'événement qui se prépare, je suis de la tranquillité la plus profonde, comme il arrive toujours lorsqu'on a un parti pris. Je désire vivement que M. de La Ferronnays reste, ou que du moins il y ait un intérim pendant lequel son nom restera en titre. S'il ne reste pas, le choix ne tombera ni sur M. Pasquier, ni sur moi: on prendra M. de Mortemart au milieu, croyant tout arranger. Peu m'importe, je demanderai un congé, et j'irai porter moi-même aux pieds du roi ma démission et les désirs de Mme de Chateaubriand, bien plus que les miens.

«Je suis donc sans curiosité aucune sur la poste d'aujourd'hui, car elle ne m'apportera pas une lettre de vous. Vous n'écrivez pas deux fois de suite, même dans des circonstances intéressantes; les journaux et les lettres des autres ne me font rien du tout. Au surplus, pourquoi vous parlé-je de tout cela? quand vous recevrez cette lettre, il y aura longtemps que l'événement sera accompli; il faut bien qu'il ait lieu avant la session; or les chambres ouvrent le 27, et nous sommes au 22. Voilà avec quel dédain ce temps qui a entraîné Rome, traite Pasquier, moi, et tout ce petit troupeau d'ambitieux vulgaires qui se disputent l'hôtel de la rue des Capucines. Cela fait grand'pitié!

«Je vous dirai que je suis au désespoir de notre retour de Morée. Pauvre Grèce! Que de millions dépensés pour rien! Ah! si j'étais encore dans l'opposition!

«Je fermerai ma lettre après l'arrivée du courrier.

«Le courrier est arrivé, et n'a, comme je le prévoyais, apporté rien de vous. Il faut vous prendre comme vous êtes; mais convenez que vous me laissez tous les avantages de l'attachement?

«Je vois dans les journaux de grands articles où l'on pèse consciencieusement mes mérites et mes démérites; on se donne trop de peine. Je cherchais ce que je devais penser réellement de la santé de M. de La Ferronnays, je ne le vois pas; c'est sur ce point qu'un petit mot de vous m'eût fait plaisir. Adieu donc, jusqu'à samedi 24.

«Le Constitutionnel du 11 arrive; il m'apprend que c'est M. de Rayneval et M. le garde des sceaux qui ont le portefeuille par intérim; cela annonce un dénoûment prochain. Ma résolution est inébranlable: Je sors avec M. de La Ferronnays; j'y mettrai seulement de la mesure et de la gravité.»

LE MÊME.

«Rome, samedi 24 janvier 1829.

«Vous n'avez pas su, ou vous n'avez pas pu profiter du départ d'un courrier extraordinaire parti de Paris le 14 au soir, et qui m'a apporté hier la nouvelle officielle du congé de trois mois accordé à M. de La Ferronnays, et du portefeuille donné par intérim à M. Portalis. Cela m'arrange fort; car cela me donne le temps de regarder autour de moi, de ne rien précipiter et de mieux préparer l'avenir.

«Cet arrangement des ministres est celui d'hommes qui craignent de prendre un parti: c'est seulement reculer la difficulté. Je vous prie de bien rétablir les faits autour de vous; les voici encore: je n'ai jamais songé ni pu songer à revenir sans congé, pas plus qu'un soldat ne peut quitter son poste sans avoir été relevé par son officier. J'ai écrit à M. de La Ferronnays que je demanderais un congé pour mes affaires, après Pâques, époque où on en donne à tout le monde, et qui ne m'amènerait guère à Paris qu'à la fin de la session. Quant à l'ambassade elle-même, j'ai déclaré en tout temps que je ne resterais ambassadeur qu'autant que mon ami M. de La Ferronnays resterait ministre: c'est la seule et unique condition de mon traité; je me retirerai donc s'il se retire, quel que soit son successeur. Mais je ne demande qu'à m'ensevelir dans ma retraite, et j'espère que le roi voudra bien m'accorder cette faveur.

          Ami, rends moi mon nom! la faveur n'est pas grande;
          Ce n'est que pour mourir que je te le demande.

«Ce matin la poste ordinaire m'apportera peut-être une lettre de vous, mais comme elle sera antérieure de date à mes nouvelles, elle ne m'apprendra rien quant à la politique.

«Je voudrais bien, je vous assure, vous parler de toute autre chose que de cette triste politique, remplir mes lettres du récit de mes promenades solitaires à Rome et de mon attachement pour vous. C'est malgré moi que je reviens à un sujet qui occupe malheureusement ma vie, mais enfin cela finira.

«Mon Mémoire sur les affaires d'Orient était arrivé au ministère au moment même de l'accident de M. de La Ferronnays, et je ne sais s'il aura été mis sous les yeux du conseil, ainsi que ma grande dépêche portée depuis par M. du Viviers. C'est un grand malheur que cet accident de M. de La Ferronnays, je le déplore sincèrement. J'espère encore que, dans trois mois, il pourra reprendre son portefeuille; mais je conçois difficilement comment M. Portalis pourra garder ce portefeuille à la tribune des Chambres pendant trois mois. Je vois que Bertin a donné un démenti à la Gazette dans son journal; il est trop bon: je n'ai pas besoin d'être défendu contre la Gazette

LE MÊME.

«Rome, jeudi 29 janvier 1829.

«Mardi 27, jour où je vous ai écrit, vous entendiez le discours du roi, et moi je donnais mon premier bal de l'hiver. Encore deux autres, et ma porte sera fermée, et j'approcherai de l'époque où je vous reverrai. Je vous ai tant parlé politique dans mes dernières lettres, que je ne vous en dirai rien dans celle-ci. Ma tête est d'ailleurs si malade ce matin, que j'aurais de la peine à en tirer une idée. Mais mon coeur se porte bien; il est plein de vous et peut toujours vous dire combien il souffre de votre absence. J'ai repris mon Histoire de France pour en finir: en revoyant les manuscrits, je me suis convaincu que je pourrai livrer les deux volumes que j'ai promis à Pourrat, dans la lettre dont je vous ai envoyé copie.

«Avez-vous des nouvelles de M. Lenormant? Revient-il? Va-t-il en Morée? si toutefois les savants vont remplacer les soldats, ce qui me paraît un peu fou. Cela m'intéresse. à cause de lui et de votre nièce, mais surtout à cause de vous dont les déterminations seront un peu liées à ce retour et à ces projets.

«Si je souffre déjà tant du climat pendant l'hiver, que sera-ce quand le soleil aura reparu? À présent, il est noyé dans la pluie. Le jour de mon bal, c'était le déluge; pourtant il y avait foule, et on a dansé et soupé, comme si j'eusse été M. de Laval. Il y a ici une foule de Français qui se succèdent. J'ai remarqué, entre les femmes, Mme Beugnot et Mme de Montesquiou: c'est un vrai bonheur de retrouver les idées et le langage de la patrie.

«Au surplus, cette représentation me ruine; et je n'ai pas reçu, comme Blacas en revenant de Gand, le prix du vin que j'ai le bonheur de faire boire à la santé du roi. C'est lundi que je commence une humble et petite fouille dans un coin. Je voudrais bien trouver quelque petite chose pour vous; je ne suis pas heureux.»

«Le 31.

«Votre dernière petite lettre était bien injuste, comme je vous l'ai déjà dit; mais vous me priez de ne pas vous rudoyer, et je ne l'ai pas fait. Pouvez-vous maintenant douter de moi, et n'ai-je pas réparé depuis trois mois toute la peine que j'avais eu le malheur de vous faire dans ma vie? Quand je vous entretiens de mes tristesses, c'est malgré moi; ma santé est fort altérée, et il est possible que cela me porte à des prévoyances d'avenir prochain qui sont trop sombres: j'aurais tant de peine à vous quitter!

«La dernière crise politique a agi aussi sur mon esprit; j'ai vu, d'un côté, des amis qui, ne connaissant et ne voulant pas connaître mes dispositions d'âme, se sont effarouchés d'une fantaisie littéraire, comme s'il y allait de leur destinée et de la mienne; de l'autre, des hommes qui, ne me jugeant pas mieux, ont cru que je voulais être ministre à tout prix, et ont laissé éclater, malgré eux, leur répugnance invincible à m'admettre.

«J'ai vu exalter le commun et rabaisser tout ce qui s'élevait un peu; ce n'était pas la peine de se démasquer ainsi. Vous savez si je demandais, si je désirais quelque chose. Il est résulté pour moi de cette double épreuve un peu d'amertume de coeur et de l'indécision.

«J'ai reçu une lettre de Ladvocat qui me dit que ses affaires sont plus florissantes que jamais. Je travaille un peu à mon histoire, quand ma santé et les bals du carnaval me laissent un moment. Je suis toujours incrédule pour l'expédition scientifique de Morée; je ne puis comprendre qu'on envoie des savants quand on retire des soldats.

«Nous attendons ici le discours du roi; j'en suis très-peu curieux, car je pourrais, sans l'avoir vu, dire d'avance ce qu'il contient: paix avec l'Europe, brillante expédition dans cette Morée où le Grand Turc se gardera bien d'entrer quand nous n'y serons plus; finances prospères; regrets sur l'absence d'un ministre habile et fidèle, adoré de tous les partis, et qui reviendra bientôt, etc., etc. N'est-ce pas cela? Et les Chambres répondront à l'avenant.

«Je vois par les journaux du 21 que la guerre recommence au ministère, et qu'on a eu peur de M. de Polignac. Je me lave les mains de tout cela. Embrassez Canaris pour moi. Je lui répondrai. À vous, pour le reste de ma misérable vie.»

LE MÊME.

«Rome, jeudi 5 février 1829.

«Torre Vergata est un bien de moines, situé à une lieue à peu près du Tombeau de Néron, sur la gauche en venant à Rome, dans l'endroit le plus beau et le plus désert; là, est une immense quantité de ruines à fleur de terre, recouvertes d'herbes et de chardons. J'ai commencé une fouille avant-hier, mardi, en cessant de vous écrire. J'étais accompagné seulement de Visconti, qui dirige la fouille, et d'Hyacinthe. Il faisait le plus beau temps du monde; cette douzaine d'hommes armés de bêches et de pioches, qui déterraient des tombeaux et des décombres de maisons et de palais dans une profonde solitude, offrait un spectacle digne de vous. Je faisais un seul voeu, c'est que vous fussiez là. Je consentirais volontiers à vivre avec vous sous une tente, au milieu de ces débris. J'ai mis moi-même la main à l'oeuvre, j'ai découvert des fragments de marbre. Les indices sont excellents, et j'espère trouver quelque chose qui me dédommagera de l'argent perdu à cette loterie des morts. J'ai déjà un bloc de marbre grec assez considérable pour faire le buste du Poussin.

«Cette fouille va devenir le but de mes promenades; je vais aller m'asseoir tous les jours au milieu de ces débris. À quel siècle, à quels hommes appartiennent-ils? Nous remuons peut-être la poussière la plus illustre sans le savoir. Une inscription viendra peut-être éclairer quelque fait historique, détruire quelque erreur, établir quelque vérité; et puis, quand je serai parti avec mes douze paysans demi-nus, tout retombera dans l'oubli et le silence.

«Vous représentez-vous toutes les passions, tous les intérêts qui s'agitaient autrefois dans ces lieux abandonnés? Il y avait des esclaves et des maîtres, des heureux et des malheureux, de belles personnes qu'on aimait, des ambitieux qui voulaient être ministres; il y reste quelques oiseaux et moi, encore pour un temps fort court; nous nous envolerons bientôt. Dites-moi, croyez-vous que cela vaille la peine d'être membre du conseil d'un petit roi des Gaules, moi barbare de l'Armorique, voyageur chez des sauvages d'un monde inconnu des Romains, et ambassadeur auprès d'un de ces prêtres qu'on jetait aux lions?

«Quand j'appelai Léonidas à Lacédémone, il ne répondit pas. Le bruit de mes pas à Torre Vergata n'aura réveillé personne, et quand je serai à mon tour dans mon tombeau, je n'entendrai pas même le son de votre voix. Il faut donc que je me hâte de me rapprocher de vous, et de mettre fin à toutes ces chimères de la vie des hommes. Il n'y a de bon que la retraite, et de vrai qu'un attachement comme le vôtre.

«Voilà les Débats du 23 qui disent qu'il y aura un ministre des affaires étrangères nommé le dimanche suivant; et le dimanche était le 25: c'est donc fini, Dieu soit loué! et rien de vous!…»

LE MÊME.

«Rome, le 7 février 1829.

«La poste va m'apporter ce matin la solution du problème. Est-ce la continuation de l'intérim (ce que je crois)? Est-ce la nomination de Rayneval ou d'un autre ministre de cette sorte? Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il n'y a rien d'important, parce que, dans ce dernier cas, j'aurais déjà reçu la nouvelle par courrier extraordinaire.

«Je suis allé encore hier causer de vous avec Mme Salvage. Nous avons dit que vos dernières lettres étaient tristes. J'en ai trouvé la raison dans le désappointement de Moïse, le calme plat qui a suivi les projets de ministère et le voyage projeté de votre nièce[70]. J'espère toujours que ce voyage n'aura pas lieu, encore moins le vôtre; il serait insensé. Faire des fouilles, où? puisque Athènes est entre les mains des Turcs, et que, dans tout le Péloponèse, il n'y a qu'Olympie qui offre quelques chances; encore les monuments d'Olympie étaient presque tous de bronze, et l'on sait que les Goths les firent fondre, dans leur seconde invasion de la Grèce. J'ai reçu une longue lettre du général Guilleminot; il me fait un récit lamentable de ce qu'il a souffert dans ses courses sur les côtes de la Grèce: or, pourtant, Guilleminot était ambassadeur, il avait de grands vaisseaux et une armée à ses ordres. Aller, après le départ de nos soldats, dans un pays où il ne reste pas une maison et un champ de blé, parmi quelques hommes épars, forcés à devenir brigands par la misère, ce n'est pas, pour une femme, un projet possible, après trois ans de mariage.

«Je vais aller ce matin à ma fouille: hier nous avons trouvé le squelette d'un soldat goth et le bras d'une statue de femme. C'était rencontrer le destructeur avec la ruine qu'il avait faite; nous avons une grande espérance de retrouver ce matin la statue. Rome est toute réveillée par ma fouille, et en général on me souhaite bonheur. Si les ruines d'architecture que je découvre en valent la peine, je ne les renverserai pas, pour en vendre les briques, comme on fait ordinairement; je les laisserai debout, et elles porteront mon nom. Elles sont du temps de Domitien, nous avons une inscription qui nous l'indique: c'est le beau temps des arts romains.

«Je reviens de la fouille. Je trouve, à mon retour, votre petite lettre du 23. Vous voyez où j'étais, tandis qu'on me supposait aux portes de Paris. Je n'ai reçu de courrier de personne. Je suis le plus tranquille homme du monde. Voilà l'intérim continué entre les mains de M. Portalis, comme vous voyez que je l'avais prévu. Tant mieux; cela me laisse le temps de me préparer aux événements, et de bien juger de ce que j'aurai à faire au moment de la catastrophe. Mais guérissez-vous surtout: voilà ce qu'il faut pour que je sois un peu heureux. À vous.»

LE MÊME.

«Rome, lundi soir 9 février 1829.

«Le pape est très-malade. J'expédie un courrier extraordinaire jusqu'à Lyon, pour transmettre une dépêche télégraphique au gouvernement. Ces deux lignes seront jetées à la poste à Lyon.

«J'ai reçu ce matin votre lettre du 27, où vous me dites que vous avez Moïse.

«10 février, 9 heures du matin.

«Le pape vient d'expirer. N'est-il pas singulier que Pie VII soit mort tandis que j'étais ministre des affaires étrangères, et que Léon XII meure lorsque je suis ambassadeur à Rome? Voilà ma position politique encore changée pour le moment, et mon rôle ici va prendre de l'importance. C'est une perte immense que celle de ce souverain pontife pour les hommes modérés.

«Ce soir partira un attaché avec une longue lettre pour vous.»

LE MÊME.

«Rome, mardi 10 février 1829, 11 heures du soir.

«Je voulais vous écrire une longue lettre, mais la longue dépêche que j'ai été obligé d'écrire de ma propre main, et la fatigue de ces derniers jours, m'ont épuisé.

«Je regrette le pape. J'avais obtenu toute sa confiance. Me voilà maintenant chargé d'une grande mission. Il m'est impossible de savoir quel en sera le résultat, et quelle influence elle aura sur ma destinée.

«Les conclaves durent ordinairement deux mois, ce qui me laissera toujours libre pour Pâques. Je vous parlerai bientôt à fond de tout cela.

«Imaginez-vous qu'on a trouvé ce pauvre pape, jeudi dernier, avant qu'il fût malade, écrivant son épitaphe. On a voulu le détourner de ces tristes idées: «Non, non, a-t-il dit, cela sera fini dans peu de jours.»

«Pour m'achever, Mme de Chateaubriand est assez malade et dans son lit depuis trois jours. Toutes les joies du carnaval, grâces à Dieu, sont finies. Plus de dîners, de bals, etc. Les Anglais partent et vont danser à Naples et à Florence.

«Je vais avoir maintenant une multitude de courriers. J'en profiterai; profitez-en à votre tour.

«Je vous prie de faire venir Bertin et de lui lire quelque chose de cette lettre, en lui disant qu'il m'a été impossible, dans les embarras où je suis, d'écrire à personne. Recommandez-lui de ma part l'éloge du pape et de Bernetti. Il n'y avait rien de plus tolérant et de plus modéré, témoin leur conduite pour les ordonnances, et la confiance et l'estime que le pape me témoignait en toute occasion. Bernetti est tout à fait un homme d'État.

«À bientôt.»

LE MÊME

«Rome, jeudi 12 février 1829.

«Aujourd'hui je veux seulement vous répéter que, le conclave devant, selon toutes les vraisemblances, finir son élection avant Pâques, rien n'est changé dans mes mouvements, ni rien dans vos projets. Je ne saurais prévoir les chances politiques nouvelles que cet événement inattendu peut faire naître dans ma vie. Je les examinerai avec vous dans une prochaine lettre.

«Je lis vos journaux, ils me font souvent de la peine. Je vois dans le Globe que M. le comte Portalis est, selon ce journal, mon ennemi déclaré. Pourquoi? Est-ce que je demande sa place? Il se donne trop de peine; je ne pense point à lui. Je lui souhaite toutes les prospérités possibles; mais pourtant, s'il était vrai qu'il voulût la guerre, il me trouverait tout prêt. On me semble déraisonner sur tout, et sur l'immortel Mahmoud, et sur l'évacuation de la Morée.

Dans les chances les plus probables, cette évacuation remettra la Grèce sous le joug des Turcs, avec la perte pour nous de notre honneur et de quarante millions. Il y a prodigieusement d'esprit en France, mais on manque de tête et de bon sens: deux phrases nous enivrent, on nous mène avec des mots; et ce qu'il y a de pis, c'est que nous sommes toujours prêts à dénigrer nos amis et élever nos ennemis. Au reste, n'est-il pas curieux que l'on fasse tenir au roi, dans un discours[71], mon propre langage,—sur l'accord des libertés publiques et de la royauté,—et qu'on m'en ait tant voulu pour avoir tenu ce langage? Et les hommes qui font parler ainsi la couronne étaient les plus grands partisans de la censure!

«Au surplus, je vais voir l'élection du chef de la chrétienté; ce spectacle est le dernier grand spectacle auquel j'assisterai dans ma vie; il clora ma carrière, et je rentrerai, avec une joie que je ne puis dire, dans ma petite maison de la rue d'Enfer.

«Maintenant que les plaisirs de Rome sont finis, les affaires commencent. Je vais être obligé d'écrire d'un côté au gouvernement tout ce qui se passe, et de l'autre de remplir les devoirs de ma position nouvelle. Il faut complimenter le sacré collége, assister aux funérailles de ce pauvre pape que je regrette et auquel je m'étais attaché, précisément parce qu'on l'aimait peu, et d'autant plus qu'ayant craint de trouver en lui un ennemi, j'ai trouvé un ami qui, du haut de la chaire de Saint-Pierre, a donné un démenti formel à mes calomniateurs chrétiens. Puis vont me tomber sur la tête les cardinaux de France. J'ai écrit pour faire des représentations au moins sur l'archevêque de Toulouse.

«Au milieu de tous ces tracas, le monument du Poussin s'exécute. La fouille réussit: j'ai trouvé trois belles têtes, un torse de femme, drapé, une inscription funèbre d'un frère pour une jeune soeur, ce qui m'a attendri. À propos d'inscription, je vous ai dit que le pauvre pape avait fait la sienne, la veille du jour où il est tombé malade, prédisant qu'il allait bientôt mourir. Il a laissé un écrit où il recommande sa famille indigente au gouvernement romain: il n'y a que ceux qui ont beaucoup aimé qui aient de pareilles vertus.

«La poste arrive, et n'apporte rien de vous. Ma cousine Bonne[72] seulement me mande qu'elle vous a vu et que vous avez été souffrante. Reprenez pour moi de la santé et de la vie.»

LE MÊME.

«Rome, 17 février 1829.

«Maintenant que tous mes premiers courriers sont partis, examinons pour vous et pour moi ma nouvelle position.

«Le conclave, en supposant toutes les chances contraires, ne peut pas durer plus de trois mois, et vraisemblablement il sera beaucoup plus court. Trois mois à partir d'aujourd'hui nous porteraient au 12 mai. Je comptais partir après Pâques qui tombe cette année le 19 avril: ainsi tout calculé, l'événement ne changera rien à mes mouvements, qui se trouvent renfermés dans la limite du conclave. C'est là l'essentiel pour nous. Changera-t-il quelque chose à ma destinée politique?

«Ma mission sans doute augmente aujourd'hui mon importance, mais ne fournira-t-elle pas le prétexte de compléter le ministère, sans savoir si cela me convient, et en me donnant un ministre quelconque, sûr alors qu'on serait que je ne donnerais pas ma démission pendant un conclave, et que mon devoir m'obligerait de rester, en enrageant, à mon poste? Qu'y gagnerait-on pourtant? Ne donnerais-je pas ma démission le lendemain de l'élection du pape; et ayant peut-être rendu quelque service essentiel, en éloignant un pape autrichien ou fanatique, n'aurais-je pas augmenté ma considération publique? Mme de Chateaubriand est orageuse plus que jamais. Je suis aujourd'hui dans des scènes pour des domestiques, et cela au milieu de mes dépêches, de la mort du pape et des agitations politiques de Paris!

«J'ai assisté à la première cérémonie funèbre pour le pape dans l'église de Saint-Pierre. C'était un étrange mélange d'indécence et de grandeur. Des coups de marteau qui clouaient le cercueil d'un pape, quelques chants interrompus, le mélange de la lumière des flambeaux et de celle de la lune, le cercueil enfin enlevé par une poulie et suspendu dans les ombres, pour le déposer au-dessus d'une porte dans le sarcophage de Pie VII, dont les cendres faisaient place à celle de Léon XII. Vous figurez-vous tout cela, et les idées que cette scène faisait naître?

«Je vous prie d'envoyer chercher Bertin, et de lui lire toute la première partie de cette lettre: il faut qu'il sache ce que je pense, et je n'ai pas le temps de lui écrire en détail.

«Du Viviers arrive avec vos deux petites lettres du 7; grand merci. Bertin m'écrit que je suis ministre, et Hyde de Neuville presque la même chose. Le roi a lu le grand Mémoire, il a lu aussi ma grande dépêche sur ma conversation avec le pape; il est enchanté. Le courrier qui vous porte cette lettre porte au gouvernement une longue dépêche qui m'a d'autant plus amusé à faire que je l'ai faite avec la correspondance que M. de Laval eut avec moi, lors du dernier conclave, et avec les fragments de mes propres instructions. Elles sont d'une modération très-remarquable, et comme je les ferais aujourd'hui. Je demande à Portalis si je dois suivre aujourd'hui l'esprit de ces instructions? Jugez comme cela sera agréable au conseil, mais jugez aussi combien cela m'a diverti.

«On vient de m'apporter le chat du pauvre pape; il est tout gris, et fort doux comme son ancien maître.»

LE MÊME.

«Rome, samedi 21 février 1829.

«Je vous parlerais longuement de la profession de foi de Polignac, si je n'avais l'imagination préoccupée de ce qui va m'arriver de Paris, et du changement brusque que la mort de cet excellent pape va encore apporter dans ma vie. Le bruit est ici que le conclave sera extrêmement court; il commence après-demain. J'espère, moi, sans trop me flatter, qu'il sera fini pour la semaine sainte. On parle beaucoup des cardinaux Pacca, Capellari, Gregorio: ce seraient d'excellents choix, et des papes qui suivraient le système modéré et conciliant de Léon XII; mais vous savez qu'on ne peut rien prévoir; et que nos amis de toutes les sortes n'aillent pas surtout se figurer que je puis faire un pape! Ni moi, ni personne, ne pouvons rien à cette affaire que par des voeux et des prières.

«La fouille va bien; je trouve de très-belles choses. Vous ne sauriez croire l'intérêt que le public de Rome porte à cette fouille, et le bien qu'il me souhaite. Quand je suis un grand jour sans rien trouver, les artistes sont désolés. J'ai le torse le plus élégant d'une jeune femme drapée d'une manière toute nouvelle, trois têtes d'homme du meilleur temps de la sculpture, et des fragments d'architecture de marbre admirables. Comme le torse de la jeune femme a été trouvé près du tombeau où nous avons trouvé l'inscription funèbre du frère pour sa soeur, âgée de vingt-cinq ans, ce torse est peut-être le reste de la statue de cette soeur.—Ne me trouvez-vous pas bien stupide de vous parler de cela, au milieu de mes affaires de Rome et de Paris?

«On dit que M. de Blacas est très-jaloux de mes fouilles. Je crains d'avoir persécuté mes prédécesseurs, l'un par mes bals, l'autre par mes fouilles et mes monuments; en vérité je ne l'ai pas fait exprès.

«Je songe déjà à disposer les courriers qui vous apprendront la nomination d'un Pape et mon retour en France. Si j'ai eu l'immense gloire d'avoir averti le premier le gouvernement de la mort de Léon XII, il ne me manquera plus rien comme ambassadeur.»

LE MÊME.

«Rome, lundi 23 février 1829.

«Je vous dirai qu'hier ont fini les obsèques du pape. La pyramide de papier et les quatre candélabres étaient assez beaux, parce qu'ils étaient d'une proportion immense et atteignaient à la corniche de l'église. Le dernier Dies iræ était admirable; il est composé par un homme inconnu qui appartient à la chapelle du pape. Aujourd'hui nous passons de la tristesse à la joie. Nous chantons le veni Creator pour l'ouverture du conclave qui a lieu ce soir, puis nous irons voir tous les soirs si les scrutins sont brûlés, si la fumée sort d'un certain poêle, et le jour où il n'y aura point de fumée, le pape sera nommé, et j'irai vous retrouver. Voilà tout le fond de mon affaire.

«Le discours du roi d'Angleterre est bien insolent pour la France! Quelle déplorable expédition que cette expédition de Morée! Commence-t-on enfin à le sentir? Guilleminot m'a écrit une lettre à ce sujet, qui me fait rire, parce qu'il n'a pu m'écrire ainsi que parce qu'il me présumait ministre.

«Écoutez bien ceci: si par hasard on offrait de me rendre le portefeuille des Affaires étrangères,—ce que je ne crois nullement,—je ne le refuserais pas. J'irais à Paris, je parlerais au roi; j'arrangerais un ministère dont je ne serais pas, et je proposerais, pour moi et pour m'attacher à mon ouvrage, une position qui vous conviendrait. Je pense, vous le savez, qu'il convient à mon honneur ministériel, et pour laver l'insulte que m'a faite Villèle, que le portefeuille des Affaires étrangères me soit un moment rendu: c'est la seule manière honorable que j'aie de rentrer dans l'administration; mais cela fait, je me retire aussitôt, à la grande satisfaction de tous les prétendants, et je passe en paix auprès de vous le reste de ma vie.»

LE MÊME.

«Rome, le 25 février 1829.

«Je suis sans nouvelles de Paris, depuis le départ de mon premier courrier, porteur de l'annonce de la mort du pape: jugez de mon impatience. J'ignore ce que l'on veut, et si les cardinaux français viendront; en attendant, je fais ce que je puis, et les choses vont leur train. Tout fait espérer une élection prompte et un pape modéré: c'est tout ce que je puis désirer; mes courriers sont déjà prêts.

«La mort est ici. Torlonia est mort hier au soir, après deux jours de maladie. C'est une grande perte pour Rome. C'était, comme vous le savez, la seule maison de prince ouverte aux étrangers. Au surplus, tout annonce la séparation du printemps: on commence à se disperser; on part pour Naples. On reviendra un moment à la semaine sainte, et puis on se quittera pour toujours. L'année prochaine, ce seront d'autres voyageurs, d'autres visages, une autre société: j'espère que je ne la verrai pas. Il y a quelque chose de trop triste dans cette course sur des ruines.

«Les Romains sont comme les débris de leur ville: ils voient le monde passer à leurs pieds; mais moi, qui ne veux ni ne puis arrêter le monde, c'est auprès de vous que j'irai trouver quelque chose qui ne passe point et qui me restera. Je me figure toutes ces personnes que je viens de voir, rentrant dans les diverses contrées de l'Europe, toutes ces jeunes misses, si fraîches, si blanches, si roses, retournant au milieu de leurs brouillards. Si par hasard, dans trente ans d'ici, quelqu'une d'entre elles est ramenée en Italie, qui la reconnaîtra? Qui se souviendra de l'avoir vue danser dans tels palais dont les maîtres ne seront plus? Saint-Pierre et le Colisée, voilà tout ce qu'elle même reconnaîtra. Je griffonne plus mal que jamais, car je suis extrêmement souffrant.

«J'attends d'heure en heure un courrier de Paris. Il devrait déjà être arrivé, et on m'a déjà laissé trop longtemps sans instructions. Vous savez que le duc de Laval ne m'apprit la mort de Pie VII, que lorsque j'en avais déjà la nouvelle par M. de La Tour-du-Pin. Je fus obligé de le gronder. Portalis n'aura pas à venger sur moi mon prédécesseur, et il aura vu que mes courriers vont vite.

«Il est certain que le pape sera au moins élu pour la semaine sainte, s'il ne l'est beaucoup plus tôt. Cette époque coïncide avec l'expiration du congé de La Ferronnays, et avec la demande de mon congé pour Pâques. Mme de Chateaubriand est bien souffrante, et parle déjà de me devancer. Le climat de Rome lui fait peur. Il est vrai qu'on ne voit que des morts que l'on promène tout habillés dans les rues: régulièrement, il en passe un sous nos fenêtres quand nous nous mettons à table pour dîner.»

LE MÊME.

«Rome, ce 5 mars 1829.

«Je n'ai point voulu vous parler de ma santé, parce que cela est extrêmement ennuyeux; mais elle n'est pas bonne depuis que je suis à Rome. J'y suis arrivé souffrant, et mes souffrances ont augmenté. Ce matin je vous dis tout cela, parce que j'ai peur d'être obligé d'abréger ma lettre.

«Tandis que je souffre, on me dit que La Ferronnays se guérit: il fait de longues courses à cheval, et sa guérison passe dans ce pays pour un miracle. Dieu veuille qu'il en soit ainsi, et qu'il reprenne le portefeuille au bout de l'intérim: que de questions cela trancherait! et comme notre affaire serait simplifiée! Tout se réduirait à un congé pour aller vous voir et vous chercher.

«Maintenant, nos cardinaux vont arriver. Descendront-ils à l'ambassade, comme je le leur propose? vous voyez quel dérangement encore dans mes habitudes et la paix intérieure de ma vie. J'espère une lettre de vous ce matin par la poste. Croiriez-vous que, depuis dix-huit jours que l'on sait la nouvelle de la mort de Léon XII aux Affaires étrangères, je n'ai pas encore reçu un mot du gouvernement? Ce n'est que par les journaux que j'ai appris l'arrivée exacte de mes courriers.

«Midi.

«Voici votre lettre du 20. Je ne suis pas étonné de toutes les merveilles que promet Bertin: je connais sa tête; mais vous verrez que je me trouverai Gros Jean comme devant. Une illusion dont il faut bien se défendre, c'est celle qui mènerait à croire que je puis faire un pape à ma guise: on ne fait plus les papes. On peut en écarter un, mais on ne peut en faire un. J'ai pourtant bon espoir, parce qu'il y a cinq ou six hommes excellents sur l'un desquels le choix peut tomber.

«En vérité, je ne sais pourquoi vous êtes si triste; si c'est mon absence, elle va cesser. C'est moi, je vous assure, qui voudrais souvent mourir. Que fais-je sur la terre? Hier, mercredi des cendres, j'étais à genoux seul dans cette église de Santa-Croce, appuyé sur les murailles en ruine de Rome, près de la porte de Naples: j'entendais le chant monotone et lugubre des religieux dans l'intérieur de cette solitude; en vérité, je crois que j'aurais voulu être aussi sous un froc, chantant parmi ces débris. Quel lieu pour mettre en paix l'ambition et contempler les vanités de la vie et de la terre!»

LE MÊME.

«Rome, jeudi 12 mars 1829.

«Tous mes cardinaux arrivent successivement; je les loge tous. Samedi, ils seront enfermés dans le conclave et, Dieu aidant, la semaine prochaine nous pourrons avoir un bon pape. Cette union va bien désappointer les furibonds de la Gazette de France. Il est certain qu'ils comptaient sur des divisions hautement annoncées, et ils m'ont fait passer de bien mauvaises nuits. Quel bonheur, si ce petit billet ne vous arrivait qu'après l'élection!

«Si nous avions un pape dans huit jours, vous voyez que rien ne serait changé dans mes projets, et que je serais parfaitement libre à Pâques; on ne refuserait pas un congé à un homme arrivant un rameau d'olivier à la main.»

LE MÊME.

«Rome, ce 14 mars 1829.

«Je suis plongé ici dans des affaires qui augmentent tous les jours d'importance. J'ai découvert bien des choses graves dont j'ai fait part au gouvernement. Je ne sais si le roi sera content de mes services, mais je n'ai jamais eu tant d'embarras politiques dans ma vie, tant d'inquiétudes et de succès. Nous touchons à un dénoûment quelconque. Les cardinaux français sont entrés au conclave très-bien disposés. J'ai fait du moins ce qu'il était possible de faire pour les instruire et les réunir à l'ambassadeur du roi.

«Le roi de Bavière est venu me voir en frac. Nous avons causé une heure ensemble, nous avons parlé de vous. Je suis ravi de ce souverain grec, libéral, qui, en portant une couronne, sait ce qu'il a sur la tête, et qui comprend qu'on ne cloue pas le temps au passé. Il dîne chez moi jeudi et ne veut personne.

     «Je reçois votre lettre du 2 mars. Mille grâces à M. Royer-Collard.
     Nous verrons tout cela dans un mois, et avant.

«17 mars.

«Tous les matins nous espérons un pape, et tous les soirs nos espérances s'évanouissent; cependant il est impossible que nous n'en ayons pas un au moins pour la semaine sainte. Or nous toucherons à cette semaine, quand cette lettre vous arrivera. Au reste, nous voilà au milieu des plus grands événements de ce bas monde. Un pape à faire: qui sera-t-il? L'émancipation des catholiques passera-t-elle? Une nouvelle campagne en Orient: où sera la victoire? Profiterons-nous de cette position? Qui conduira nos affaires? Y a-t-il une tête capable d'apercevoir tout ce qu'il y a là dedans pour la France, et pour en profiter selon les événements? Je suis persuadé qu'on n'y pense seulement pas à Paris, et qu'entre les salons et les chambres, les plaisirs et les lois, les joies du monde et les inquiétudes ministérielles, on se soucie de l'Europe comme de Colin-Tampon. Il n'y a que moi qui, dans mon exil, ai le temps de songer creux du haut de mes ruines, et de regarder autour de moi.

«Hier, je suis allé me promener, par une espèce de tempête, sur le chemin de Tivoli. Je suis arrivé à l'ancien pavé romain, si bien conservé qu'on croirait qu'il a été posé nouvellement. Horace avait pourtant passé par là et foulé les pierres que je foulais; et où est Horace? Allons vite vous retrouver pour ne plus vous quitter: c'est le résultat de toutes mes réflexions. À jeudi.»

LE MÊME.

«Rome, ce 21 mars 1829.

«Eh bien! belle dame, j'ai raison contre vous! Je suis allé hier entre deux scrutins, et en attendant un pape, à Saint-Onufre; ce sont bien deux orangers qui sont dans le cloître, et point un chêne vert: je suis tout fier de cette fidélité de ma mémoire. J'ai couru, presque les yeux fermés, à la petite pierre qui couvre votre ami; je l'aime bien mieux que le grand tombeau qu'on va lui élever. Quelle charmante solitude! quelle admirable vue! quel bonheur de reposer là entre les fresques du Dominiquin et celles de Léonard de Vinci! Je voudrais y être; je n'ai jamais été plus tenté. Vous a-t-on laissé entrer dans l'intérieur du couvent? avez-vous vu, dans un long corridor, cette tête ravissante, quoiqu'à moitié effacée, d'une Madonne de Léonard de Vinci? Avez-vous vu dans la bibliothèque, le masque du Tasse, la couronne de laurier flétrie, un miroir dont il se servait, et la lettre écrite de sa main, collée sur une planche qui pend au bas de son buste? Dans cette lettre, d'une petite écriture raturée mais facile à lire, il parle d'amitié et du vent de la fortune; celui-là n'avait guère soufflé pour lui, et l'autre lui avait souvent manqué.

«J'oubliais la politique. Point de pape encore; nous l'attendons d'heure en heure; cependant j'en viendrai à bout. Il semble que tout le monde veut être en paix avec moi. Le cardinal de Clermont-Tonnerre lui-même vient de m'écrire qu'il m'arrive, qu'il réclame mes anciennes bontés pour lui, et après tout cela, il descend chez moi, résolu à voter pour le pape le plus modéré. Allons! comme il plaira à Dieu qui fait tous les miracles!

«Vous aurez lu mon second discours. Remerciez pour moi Kératry qui a parlé si obligeamment du premier; j'espère qu'il sera encore plus content de l'autre. Nous tâcherons tous les deux de rendre la liberté chrétienne, et nous y parviendrons. Que dites-vous de la réponse que le cardinal Castiglioni m'a faite? suis-je assez loué en plein conclave? Vous n'auriez pas mieux dit dans vos jours de gâterie et d'adulation. Que vont dire les congréganistes et leur gazette?

«Vous voyez que je vous priais de remercier Kératry. La querelle de Bertin m'avait fait peine; De Vaux est bien chatouilleux. J'ai supporté deux ans la responsabilité des articles de Salvandy, de peur, en les démentant, de nuire à la prospérité des Débats.

«Il est certain que je ne songe point au ministère; c'est ce qui me rend si tranquille et si indifférent sur tout ce qui se passe. Je prendrai les chances comme elles viendront. Je n'ai qu'une idée: celle de vous retrouver; peu importe le reste.»

LE MÊME.

«Rome, 24 mars 1829.

«Si j'en croyais les bruits de Rome, nous aurions un pape demain; mais je suis dans un moment de découragement, et je ne veux pas croire à un tel bonheur. Vous comprenez bien que ce bonheur n'est pas le bonheur politique, la joie d'un triomphe, mais le bonheur d'être libre et de vous retrouver enfin. Au surplus, quand je vous parle tant de conclave, je suis comme les gens qui ont une idée fixe, et qui croient que le monde n'est occupé que de cette idée. Et pourtant, à Paris, qui pense au conclave, qui s'occupe d'un pape et de mes tribulations? La légèreté française, les intérêts du moment, les discussions des chambres, les ambitions émues, ont bien autre chose à faire. Quand le duc de Laval m'écrivait aussi ses soucis, tout préoccupé de la guerre d'Espagne, je disais, en ouvrant ses dépêches: Eh bon Dieu! il s'agit bien de cela! Portalis doit aujourd'hui me faire subir la peine du talion.

«Il est vrai de dire cependant que les choses à cette époque n'étaient pas ce qu'elles sont aujourd'hui: les idées religieuses n'étaient pas mêlées aux idées politiques, comme elles le sont aujourd'hui dans toute l'Europe. La querelle n'était pas là; la nomination d'un pape ne pouvait pas, comme aujourd'hui, troubler ou calmer les États.

«Thierry m'a écrit d'Hyères une lettre touchante. Il dit qu'il se meurt, et pourtant il veut une place à l'Académie des Inscriptions, et me demande d'écrire pour lui; je vais le faire. Ma fouille continue à me donner des sarcophages; la mort ne peut fournir que ce qu'elle a. Le monument du Poussin avance; il sera noble et élégant. Vous ne sauriez croire combien le tableau des Bergers d'Arcadie était fait pour un bas-relief, et convient à la sculpture. Mais ce n'est pas tout cela: il faut vous voir, il faut que nous nous retrouvions, et que vous perdiez à jamais toutes vos tristesses! À bientôt!»

LE DUC DE LAVAL MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Vienne, 24 mars 1829.

Vous venez de rompre le silence d'une façon charmante, en vous laissant entraîner un peu plus que généralement vous ne le faites la plume à la main. Ce ne sont pas là les armes que vous aimez; et cependant je vous l'atteste, quand vous le voulez, quand vous osez vous livrer à votre inspiration, vous avez un charme sur le papier, comme vous en avez un, plus vanté, plus reconnu, plus puissant encore lorsque vous causez. Je ne saurais vous dire à quel degré je suis touché de votre dernière lettre, et de cette grâce de m'avoir copié ce fragment de votre lettre de Rome. Lorsqu'on connaît votre aversion d'écrire, on peut apprécier cet acte de bonté. Il est vrai que ce n'était pas sans douceur, de relire et de copier ce que vous savez si bien inspirer.

«Il me prend parfois quelque dépit de vous savoir si contente, et je vous proteste que ce n'est pas par mauvais coeur. Écoutez: si, comme c'est très-probable, et comme ma tante me le mande de votre part, si M. de Chateaubriand est arrivé ou au moment d'arriver, c'est alors qu'il n'y a pas à hésiter de faire en sorte que je retourne d'où j'étais parti. Cet hiver a été affreux, cinq pieds de neige sur la terre pendant trois mois. Je ne veux plus d'hiver du nord, j'en périrais; et certainement je n'en recommencerais pas un second. Tant mieux que l'on ait été jusqu'ici content et satisfait de mon travail, au point de m'envoyer des éloges à chaque occasion d'un courrier; c'est un motif de plus d'être écouté dans ma réclamation.

«Causez de cet intérêt avec ma tante, vous avez, mieux que presque tout le monde, le talent de faire valoir vos amis et de les servir à l'occasion. Mes deux tantes raffolent de vous; c'est un charme que personne de mon sang n'a jamais pu éviter: trois générations ont été sous le joug.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Rome, le 31 mars 1829.

«M. de Montebello est arrivé et m'a apporté votre lettre avec une lettre de Bertin et de Villemain. Je ne suis pas frappé autant que vous paraissez l'être de ce qui est arrivé à la Chambre sur cette question de priorité[73]. C'est une défaite sans doute dans un combat intempestivement engagé, mais le fond de la question est si douteux, on se partagera tellement sur cette question, qu'il reste une chance de succès au ministère; et puis, si l'amendement principal de Sébastiani passe, le ministère l'acceptera tout bonnement, quoiqu'il ait dit qu'il ne l'accepterait pas, et tout sera fini. Que ne ferait-on pas pour rester ministre?

«Au surplus, de quoi vous parlé-je? d'une vieillerie qui sera passée depuis un mois, quand vous recevrez ma lettre, et que vous ne comprendrez même plus. Disons donc des choses qui sont de tous les moments; ces choses-là, c'est que je vous aime plus que jamais, que je vais vous revoir: car enfin, cette lutte des rivaux au conclave ne peut guère se prolonger; elle peut m'enlever une quinzaine de jours plus ou moins, mais quand on touche au terme, on est plus résigné à un sacrifice.

«Ce qui m'afflige surtout, c'est le départ de votre nièce; j'arriverai du moins pour la remplacer auprès de vous, et si rien ne s'arrange en France, nous reviendrons ensemble à Rome.

«Mes fouilles vont bien: je trouve force sarcophages vides; j'en pourrai choisir un pour moi, sans que ma poussière soit obligée de chasser celle de ces vieux morts que le vent a déjà emportée. Les sépulcres dépeuplés offrent le spectacle d'une résurrection, et pourtant ils n'attestent qu'une mort plus profonde; ce n'est pas la vie, c'est le néant qui a rendu ces tombes désertes.

«Pour achever mon petit journal du moment, je vous dirai que je suis monté avant-hier à la boule de Saint-Pierre, pendant une tempête. Vous ne sauriez vous figurer ce que c'était que le bruit du vent au milieu du ciel, autour de cette coupole de Michel-Ange, et au-dessus de ce temple des chrétiens qui écrase la vieille Rome. À bientôt! à bientôt!»

LE MÊME.

«Rome, ce 31 mars 1829.

«Victoire enfin! J'ai, après bien des combats, un des papes que j'avais mis sur ma liste. C'est le cardinal Castiglioni, sous le nom de Pie VIII: le cardinal même que je portais à la papauté en 1823, lorsque j'étais ministre; celui qui m'a répondu dernièrement au conclave de 1829, en me donnant de si grandes louanges. Castiglioni est modéré, anti-jésuite, favorable aux ordonnances et tout dévoué à la France. Enfin, c'est un triomphe complet.

«Quelques mots que je fais jeter à la poste à Lyon disent tout cela à Bertin; mais envoyez-le toujours chercher, en cas que ces mots, par un hasard quelconque, ne lui fussent pas parvenus: car il faut tout prévoir. Envoyez aussi, je vous prie, chercher le bon Kératry pour le Courrier. Donnez-lui les renseignements: cela peut lui être agréable, et cela me sera utile. Je suis certain que le conclave, avant de se séparer, a ordonné d'écrire au nonce à Paris pour lui dire d'exprimer au roi la satisfaction que le sacré collége a éprouvée de ma conduite. Que dira la Gazette? Que vais-je maintenant devenir? Qu'importe! Je vais vous revoir: voilà ma récompense et ma joie.

«Au surplus, je n'ai jamais été si malheureux et si tourmenté que pendant la durée de ce conclave. Tout était d'abord contre moi. Les cardinaux français arrivaient hostiles, résolus à ne pas mettre les pieds à l'ambassade; j'avais découvert des intrigues et des correspondances odieuses; je me croyais véritablement battu. Eh bien! les cardinaux sont venus descendre chez moi; ils ont voté comme je l'ai voulu; ils chantent mes louanges: voilà ce que c'est que d'être sous l'influence de votre étoile.

«J'expédierai Givré à Paris, dans un ou trois jours, avec des dépêches; je vous écrirai par lui. Ne perdez pas un moment pour envoyer chercher Bertin et Kératry. Vous serez assez intelligente pour ne pas les mettre ensemble. Si Bertin était à la campagne, il faudrait envoyer chercher son fils Armand, et au défaut de celui-ci, Bertin de Vaux. De même pour Kératry, en cas d'absence, vous pourriez vous adresser à Chatelain ou La Pelouse, Messieurs du Courrier

LE MÊME.

«Rome, 4 avril 1829.

«Je reçois votre lettre du 23 mars. Je vois en même temps, dans le Constitutionnel toute sa bataille avec le Messager sur mon discours; puis sera survenue la réponse toute en louanges du cardinal Castiglioni, puis la nomination de ce même cardinal pour pape. Il ne s'agit pas de tout cela à présent, mais de vous voir. Vous allez perdre votre nièce; vous me retrouverez: sera-ce une compensation?

«Le congé est demandé. Quant aux projets de ministère, je n'y ai pas du tout le coeur. Mon goût décidé est le repos, et s'il me passe encore quelquefois des rêves de puissance par la tête, je ne les dois qu'aux inspirations étrangères à mon état naturel. Laissons tout cela. Je vous verrai bientôt; bientôt vous serez ici, ou je serai à l'Abbaye-au-Bois.

«Ma santé n'est pas bonne: je ne me promène pas du tout le soir; je me soigne comme si j'étais un autre; je prends deux fois le jour le lait d'ânesse; je marche deux heures avant mon dîner par régime, je ne veille qu'à mon corps défendant, et, malgré tout, je souffre. Avant-hier, dans la nuit, j'ai cru que j'étoufferais; ma goutte ou mon rhumatisme était remonté dans mon estomac et de là dans ma tête. Je ne suis plus qu'un invalide dont le coeur reste tout entier pour vous.

«Demain on couronne mon pape, mais le temps est affreux; il pleut à verse depuis cinq ou six jours. Mercredi, je donne à dîner à tout le conclave, et jeudi à la grande-duchesse Hélène de Russie.

«J'oubliais de vous dire que le cardinal Fesch s'étant très-bien conduit dans le conclave et ayant voté avec nos cardinaux, j'ai franchi le pas et je l'ai invité à dîner. Il a refusé par un billet plein de mesure, auquel j'ai répondu par le billet ci joint.»

M. DE CHATEAUBRIAND AU CARDINAL FESCH.

«J'aurais voulu, Monsieur le cardinal, répondre plutôt au billet que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. Il augmente infiniment mes regrets et ceux de Mme de Chateaubriand. Espérons que le temps viendra où tous les obstacles seront levés. Grâce à la magnanimité de son roi, la France est assez forte désormais pour braver des souvenirs: la liberté doit vivre en paix avec la gloire.

     «Je prie Votre Éminence de croire à mon dévouement, et d'agréer
     l'assurance de ma haute considération.»

En même temps. M. de Chateaubriand envoyait à Mme Récamier le billet suivant destiné au jeune Canaris.

M. DE CHATEAUBRIAND À NICOLAS CANARIS

«Rome, 9 avril 1829.

«Mon cher Canaris, je vous dois depuis longtemps une réponse. Vous m'excuserez, parce que j'ai eu beaucoup d'affaires. Voici mes recommandations:

«Aimez bien Mme Récamier. N'oubliez jamais que vous êtes né en Grèce; que ma patrie devenue libre a versé son sang pour la liberté de la vôtre; soyez surtout bon chrétien, c'est-à-dire honnête homme, et soumis à la volonté de Dieu. Avec cela, mon cher petit ami, vous maintiendrez votre nom sur la liste de ces anciens fameux Grecs, où l'a déjà placé votre illustre père.

«Je vous embrasse.

«CHATEAUBRIAND.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Samedi. Rome, 11 avril 1829.

«Nous voilà au 11 avril: dans huit jours, nous aurons Pâques, dans quinze jours mon congé, et puis vous voir! Tout disparaît dans cette espérance: je ne suis plus triste, je ne songe plus aux ministres et à la politique. Nous retrouver, voilà tout: je donnerais le reste pour une obole.

«Demain nous commençons la semaine sainte. Je penserai à tout ce que vous m'en avez dit. Que n'êtes-vous ici pour entendre avec moi les beaux chants de douleur! Et puis nous irions nous promener dans les déserts de la campagne de Rome, maintenant couverts de verdure et de fleurs. Toutes les ruines semblent rajeunies avec l'année. Je suis du nombre.

«Mon gros ami Bertin a profité de l'à-propos. Il a très-bien fait ressortir les éloges donnés par le cardinal Castiglioni, et quatre jours après vous aurez appris que ce cardinal était pape, comme récompense de ses éloges. J'attends pour fermer cette lettre l'arrivée de la poste.

«Je tiens une bonne lettre de vous du 30. Je regrette comme vous Rayneval, mais nous ne serons pas assez heureux pour l'obtenir. Je ferai ce que je pourrai pour Andryane. Je vois par la discussion que tout le monde est contre la loi. Que me fait tout cela? Je serai à l'Abbaye-au-Bois dans un mois, ou même avant.

«Voilà un portrait de mon pape par Cottreau. Il est frappant.»

LE MÊME.

«Rome, mercredi 15 avril 1829.

«Je commence cette lettre le mercredi saint au soir, au sortir de la chapelle Sixtine, après avoir assisté à ténèbres et entendu chanter le Miserere. Je me souvenais que vous m'aviez parlé de cette belle cérémonie, et j'en étais à cause de cela cent fois plus touché. C'est vraiment incomparable: cette clarté qui meurt par degré, ces ombres qui enveloppent peu à peu les merveilles de Michel-Ange; tous ces cardinaux à genoux, ce nouveau pape prosterné lui-même au pied de l'autel où quelques jours avant j'avais vu son prédécesseur; cet admirable chant de souffrance et de miséricorde, s'élevant par intervalles dans le silence et la nuit; l'idée d'un Dieu mourant sur la croix pour expier les crimes et les faiblesses des hommes; Rome et tous ses souvenirs sous les voûtes du Vatican: que n'étiez-vous là avec moi! J'aime jusqu'à ces cierges dont la lumière étouffée laissait échapper une fumée blanche, image d'une vie subitement éteinte. C'est une belle chose que Rome pour tout oublier, pour mépriser tout et pour mourir.

«Au lieu de cela, le courrier demain m'apportera des lettres, des journaux, des inquiétudes, il faudra vous parler de politique. Quand aurai-je fini de mon avenir, et quand n'aurai-je plus à faire dans le monde qu'à vous aimer et à vous consacrer mes derniers jours?

«Jeudi saint 16.

«Voici votre lettre du 3: Elle est bien triste. Votre nièce va vous quitter[74]: mais songez que dans quelques mois elle vous reviendra, et que je vais la remplacer tant bien que mal. Vous ne m'écrivez que par nécessité, dites-vous? C'est aussi par nécessité que je vous écris, mais elle est plus pressante pour moi: car elle m'oblige à vous envoyer trois grandes lettres par semaine. Voilà comment nos attachements sont faits: j'aime mieux le mien.

     «Je ferai ce que Mme de Montmorency[75] désire. Quant à M. de
     Laval, son lit est tout prêt; il n'a qu'à revenir s'y coucher.

«Je connaissais la suppression de la Gazette. Cela lui sera plus commode pour parler du pape Castiglioni. Je vous ai tant rabâché de ma position que je ne vous en parlerai plus. Tenons-nous-en là: à la fin du mois, j'aurai mon congé, et nous sommes au 16. Je partirai, ou vous viendrez; voilà tout: vous n'aurez pas reçu cette lettre que la chose sera décidée.

«La Quotidienne du 6, que j'ai reçue, dit que l'ordonnance pour la nomination de M. de Rayneval sera le 7 dans le Moniteur. Nous verrons bien; mais je n'y crois pas.»

LE MÊME.

«Rome, 18 avril 1829.

«Le courrier extraordinaire, parti avant-hier 10, vous a porté une lettre bien triste. J'étais découragé par la vôtre. Hier, vendredi saint, j'ai cru que j'allais mourir, comme votre meilleur ami. Vous m'auriez trouvé du moins ce trait de ressemblance avec lui, et peut-être vous nous auriez aimés ensemble. Aujourd'hui je suis très-bien; je ne puis rien concevoir à cet état de santé. Est-ce une humeur de goutte vague? Est-ce un avertissement de me préparer, et la mort me touche-t-elle de temps en temps avec la pointe de sa faux? Vous me trouverez bien changé. J'ai pris cent ans, et c'est un siècle d'attachement que je mets à vos pieds.

«Il y aura déjà longtemps quand vous recevrez cette lettre, que tous mes courriers seront arrivés à Paris. Vous aurez vu Givré et Boissy. Vous savez tout. Tout aussi sera décidé provisoirement sur mon sort, car je ne crois pas que le ministère soit de nature à prendre un parti définitif, tant qu'il pourra reculer. Vos lettres me décideront à partir ou à vous attendre ici. Les choses vont si vite en France, que je suis persuadé qu'au moment où je vous écris, personne ne pense plus à mon pape, que tout est dit à ce sujet, que toute la controverse des journaux est finie.

«Messieurs du Courrier ont été bien peu raisonnables sur le discours du cardinal Castiglioni: un vieux prêtre, un cardinal romain pouvait-il dire autre chose, sinon que tout pouvoir vient de Dieu—ce qui d'ailleurs est vrai,—et devait-il parler comme moi? On gâte bien des choses par ces exagérations. C'est vouloir que tous les hommes, quelles que soient leurs habitudes, leurs moeurs, leurs patries, leurs années, aient le même langage. Tout pouvoir vient de Dieu, sans doute; celui des républiques comme des monarchies, celui de la liberté comme de la royauté. Messieurs du Courrier n'ont pas été cette fois bons logiciens. Ce n'en sont pas moins de très-honnêtes gens que j'aime et estime.

«Pie VIII, vous pouvez le leur dire, est plus constitutionnel que Léon XII. Il m'a dit en toutes lettres qu'il fallait obéir à la monarchie selon la Charte: vérité qui renfermait un compliment; et quant à nos divisions religieuses, il ne s'en mêlera d'aucune sorte et les renverra, pour être jugées, à la piété du roi.

«J'attends un courrier extraordinaire la semaine prochaine. Grâce, indifférence ou disgrâce, il faut bien qu'on me dise quelque chose et qu'on m'envoie un congé. Avant quinze jours, Rome ne sera plus qu'une vaste solitude. J'aimerais à me trouver alors dans ce désert avec vous.

«Je reçois votre petit mot du 3. Vous êtes mille fois trop bonne de tant vous occuper de mon ministère. Le 3, vous ne saviez pas la nomination de mon pape, qui devrait hâter le projet de Hyde de Neuville, si quelque chose marchait naturellement dans ce monde. Mais qui sait si la chose qui devrait me couronner ne sera pas ce qui me rendra à ma pauvre petite infirmerie! Je ne rêve plus que mon jardin, bien que je ne sois pas Dioclétien. Je vois dans les journaux du 8, que l'amendement de la commission a été rejeté: j'avais toujours cru à cette victoire du ministère qui, loin de le fortifier, l'affaiblira, parce qu'il l'a remportée par le secours de ses ennemis.»

LE MÊME.

«Rome, ce 20 avril 1829.

«Vous jugez bien quelle a été ma surprise à la nouvelle du retrait des deux lois[76]: l'amour-propre blessé rend les hommes enfants, et les conseille bien mal. Maintenant que va devenir tout cela? Les ministres essaieront-ils de rester? S'en iront-ils partiellement ou tous ensemble? Qui leur succédera? Comment composer un ministère? etc. Je vous assure qu'à part la peine cruelle de ne pas vous voir, je me réjouirais d'être ici à l'écart, de n'être pas mêlé dans toutes ces inimitiés, dans toutes ces déraisons: car je trouve que tout le monde a tort.

«Au milieu de cette bagarre, Boissy et Givré seront arrivés avec des dépêches qui auraient été dans un temps ordinaire de la plus haute importance, et qui auront paru bien peu de chose à des hommes qui s'en vont. Qu'importe un conclave passé, un pape nommé, à M. Portalis et à M. de Martignac aujourd'hui? Et à propos de cela, j'ai vu de bien grandes niaiseries dans le Constitutionnel[77], au sujet de moi et d'Albani. Il annonce que je suis parti, que Rome est consternée, etc.

«Le nouveau secrétaire d'État est un vieillard de quatre-vingts ans, très-peu fanatique en quoi que ce soit, avec lequel je suis en très-bonne intelligence, et qui abonde dans le sens français, précisément parce qu'il est accusé d'être Autrichien.

«Mais laissons cela; que vais-je devenir? J'attends d'heure en heure un courrier. Aurai-je un congé? dois-je en profiter ou rester ici en attendant les événements? m'appellera-t-on? si on m'appelle, puis-je entrer sans conditions d'hommes et de choses? Et tandis que je m'épuise en conjectures, il y a déjà douze jours que la loi a été retirée, et il y en aura vingt-quatre, quand cette lettre vous arrivera! Tout sera décidé depuis longtemps. Je perds mon temps et le vôtre à vous conter toutes ces inutilités.

«Il serait bien mieux de vous dire ce que le temps ne peut changer, ce qui est vrai à toutes les minutes, ce qui est à l'abri de tous les événements, de tous les caprices et de toutes les volontés des hommes: c'est que je vous aime, et que je n'ai besoin que de votre attachement, pour être heureux. Je vais sans doute recevoir bientôt des lettres de vous, soit par la poste, soit par quelque courrier extraordinaire. Hier, nous avons eu l'illumination de la coupole de Saint-Pierre, aujourd'hui la girandole au château Saint-Ange. Vous voyez que le monde va son train, et que le Tibre continue de couler, malgré le ministère, le côté gauche et le côté droit.»

LE MÊME.

«Samedi. Rome, le 25 avril 1829.

«Tandis que j'attends le courrier extraordinaire qui doit décider de mes résolutions, je m'occupe de donner à la grande-duchesse Hélène, mardi prochain, une petite fête dans les jardins de l'Académie. Ces jardins sont déjà à eux seuls une fête, et surtout dans cette saison. Nous aurons un déjeuner, de la musique dans les bosquets, les dames du pays, une improvisatrice, des proverbes, et un ballon. Vous voyez que le temps sera rempli. Après quoi, le rideau s'abaisse; je ferme ma porte et je vous attends dans ma solitude, ou je vais vous retrouver.

«J'attends aujourd'hui M. de Blacas qui va en France; nous aurons une querelle: je ne permets pas qu'on se mêle de mes affaires, et je suis le maître à Rome; M. de Laval était trop bon. M. de Blacas m'écrivait des lettres pour faire élire le cardinal de Gregorio, et il veut se donner l'air d'avoir dirigé l'élection du cardinal Castiglioni. Il voulait voir Pie VIII en secret, pour aller ensuite conter de belles choses: j'y ai mis bon ordre.

«La poste aujourd'hui n'a rien de vous. Une lettre embrouillée de Givré, datée du 13, me dit que le 16 il devait y avoir décision sur l'intérim: je n'en crois rien, car j'aurais déjà reçu le courrier qui m'annoncerait l'événement. Givré, excellent garçon et garçon de mérite, m'instruira mal, et vous instruira plus mal encore. Il n'y a pas de tête plus embarrassée; il a toujours l'air de garder un secret, de ne s'expliquer qu'à moitié et de faire des réticences. Il paraît croire à Rayneval: Dieu l'entende! Quel bon débarras pour moi, et quelle admirable occasion de rentrer pour jamais dans ma solitude! Allons, attendons un mot de vous pour vivre, lundi.»

LE MÊME.

«Mardi, le 5 mai 1829.

«Il faut que chacun subisse sa destinée. La vôtre est d'avoir toujours un de vos amis pour ministre. Voilà M. de Laval nommé[78], malgré le faible démenti du Messager du 24 avril. Si la nomination n'est pas dans le Moniteur, c'est qu'il faut sans doute attendre le retour du courrier envoyé à Vienne. M. de Laval acceptera-t-il? Ce n'est pas là la question pour moi. Le choix est très-honorable. Je désire que M. de Laval en soit content, et s'en tire bien.

«À présent, j'espère que vous verrez que j'ai eu raison de ne pas faire trop tôt usage de mon congé. Cette impatience, peu digne de ma position, ne m'aurait mené dans tous les cas à Paris que quand la nomination était faite: j'aurais eu l'air pour les uns d'un intrigant trop pressé, et pour les autres d'un ambitieux mystifié. Maintenant, mon parti à prendre est le plus simple, le plus calme et le plus noble du monde: je n'envoie pas ma démission; je ne fais aucun bruit; j'ai un congé; j'en profite pour aller paisiblement à Paris, avec ma femme, quand tout est fini; et là, je vais mettre ma démission aux pieds du roi, lui rendre ses bienfaits, dont je crois n'avoir point fait un mauvais usage pour la gloire de son service, et m'expliquer avec lui.

«Vous sentez bien que si j'ai été mécontent de la conduite de mes amis dans les chambres, de leur peu d'amour du bien public, de leur humeur, de leur esprit tracassier, je dois être d'un autre côté averti que je ne puis être utile au gouvernement. Il a pris soin de m'instruire qu'il me jugeait incapable de le servir, puisque, après m'avoir pesé un mois dans la balance avec toutes sortes de personnages—au moment même où je réussissais à faire nommer le souverain pontife désiré par S. M.—il croit devoir aller chercher un ministre hors de toutes les probabilités politiques. Il a raison: je me faisais justice, en m'excluant moi-même, vous le savez, de la candidature. Mais enfin, il me fallait peut-être cette dernière leçon, pour apaiser les dernières bouffées de mon orgueil; je la reçois en toute humilité, et j'en profiterai.

«Je suis obligé d'attendre encore l'arrivée d'un courrier extraordinaire que M. le comte Portalis m'a annoncé par une de ses dernières lettres. J'ai présenté ce matin mes nouvelles lettres de créance à Sa Sainteté. Aussitôt le courrier annoncé arrivé, je remettrai les affaires à M. Bellocq, et je m'acheminerai pour Paris. Peut-être avant de quitter l'Italie, irai-je montrer Naples à Mme de Chateaubriand. Il y a un mal dans tout cela, c'est que la première année d'un établissement d'ambassadeur est ruineuse, et que les fêtes, que j'ai été obligé de donner à cause du conclave et de la présence de la grande-duchesse, ont achevé de m'écraser. Je sortirai de Rome pour entrer à l'hôpital. Malheureusement, mon édition complète est vendue, ma cervelle vide, et ma santé altérée; mais aussi, j'ai moins de chemin à franchir dans la vie pour arriver au bout, et je n'ai pas besoin d'embarquer tant de provisions sur un vieux vaisseau prêt à faire naufrage.

«Je ne compte plus sur vos lettres, car, bien mal à propos sans doute, vous me croyez parti. Je ne pourrai guère quitter Rome que dans une quinzaine de jours. Tout sera oublié, quand j'aurai le bonheur de vous revoir pour ne plus vous quitter.»

LE MÊME.

«Rome, ce 7 mai 1829.

«Les journaux arrivés ce matin apportent l'ordonnance qui nomme M. de Montmorency: cela tranche encore mieux la question. Je renonce à la course de Naples, et je vais faire mes dispositions pour partir pour Paris. Pour Paris! Cela vous fait-il autant de plaisir qu'à moi? À bientôt! mais Bertin me dit que vous êtes souffrante?

«7 mai, au soir.

«Je pars pour la France: je vous ai écrit ce matin par la poste, et j'ai reçu ce soir votre petit mot par un courrier extraordinaire. Une dernière dépêche de Portalis m'a blessé, et il reçoit ma réponse par M. Siméon qui porte ce billet. Je serai à Paris du 20 au 25, pas avant, à cause de Mme de Chateaubriand. Envoyez, je vous prie, chercher Bertin; je ne puis répondre à ses deux dernières lettres; j'arrive, et nous causerons. Je vais vous voir; qu'importe le reste? À vous, et pour jamais!»

LE MÊME.

«Rome, samedi 9 mai 1829.

«J'ai pris congé du pape avant-hier. Je comptais pouvoir me mettre en route mardi soir 12, mais quand il faut mener une femme et des gens avec soi, les choses ne vont pas si vite. Les voitures ne seront pas prêtes mardi, et Mme de Chateaubriand a une violente attaque de ses maux. Nous serons retardés de quelques jours. Je vous ai écrit que je serais à Paris du 20 au 25: ne m'attendez que du 25 au 30, mais songez que, quand vous recevrez ce billet, je serai parti de Rome, et que j'aurai déjà franchi la moitié de ce terrible espace qui m'a si longtemps séparé de vous!

«Vous croyez que je m'entendrai avec M. de Laval; j'en doute. Je suis disposé à ne m'entendre avec personne, étant mécontent de tout le monde, et ne demandant que le repos et l'oubli. J'arrivais dans les dispositions les plus pacifiques, et les gens s'avisent de me chercher querelle. Tandis que j'ai eu des chances de ministère, il n'y avait pas assez d'éloges et de flatteries pour moi dans les dépêches; le jour où la place a été prise, on m'annonce sèchement la nomination de M. de Laval dans la dépêche la plus rude et la plus bête à la fois. Mais pour devenir si plat et si insolent d'une poste à l'autre, il fallait un peu songer à qui l'on s'adressait, et M. Portalis en aura été averti par deux mots de réponse. Il est possible qu'il n'ait fait que signer sans lire, et cela peut être l'oeuvre de Bourgeot ou de Rayneval! N'importe, je les retrouverai.»

LA REINE HORTENSE À Mme RÉCAMIER.

«Rome, ce 10 mai 1829.

«Chère Madame, je ne veux pas qu'un de vos amis[79] quitte le lieu que j'habite, et où j'ai été heureuse de vous retrouver, sans vous porter une marque de mon souvenir; je désire aussi que vous soyez auprès de lui l'interprète de mes sentiments. Les aimables procédés se montrent dans les plus petites choses et se sentent aussi par ceux qui en sont l'objet, sans pouvoir bien les exprimer; mais la bienveillance qui a pu percer jusqu'à moi m'a laissé le regret de n'avoir pu connaître celui que j'ai su apprécier, et qui, sur une terre étrangère, me représentait si bien la patrie, du moins comme j'aimerais toujours à la voir, amie et protectrice. Je vais bientôt retourner dans mes montagnes, j'espère avoir là de vos nouvelles. Ne m'oubliez pas tout à fait; songez que je vous aime et que votre amitié a contribué à calmer une des plus vives douleurs de ma vie. Ce sont deux souvenirs inséparables: aussi ne doutez jamais des tendres sentiments dont il m'est doux de vous renouveler l'assurance.

«HORTENSE.»

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Rome, le jeudi 14 mai 1829.

«Des lettres de Vienne, arrivées ce matin ici, annoncent que M. de Laval a refusé. S'il tient à ce premier refus, qu'arrivera-t-il? Dieu le sait. J'espère que le tout sera décidé avant mon arrivée à Paris. Il me semble que nous sommes tombés en paralysie, et que nous n'avons plus que la langue de libre. Attendez-moi toujours vers le 30. C'est toujours samedi prochain, après-demain 16, que je pars. Ce mot-là dit tout pour moi, puisque c'est vous voir! Je vous écrirai samedi un dernier mot par la poste, en partant.»

LE MÊME.

«Rome, ce 16 mai 1829.

«Cette lettre partira de Rome quelques heures après moi, et arrivera quelques heures avant moi à Paris. Elle va clore cette correspondance qui n'a pas manqué un seul courrier, et qui doit former un volume entre vos mains. La vôtre est bien petite; en la serrant hier au soir, et voyant combien elle tenait peu de place, j'avais le coeur mal assuré.

«J'éprouve un mélange de joie et de tristesse que je ne puis vous dire. Pendant trois ou quatre mois, je me suis déplu à Rome; maintenant, j'ai repris à ces nobles ruines, à cette solitude si profonde, si paisible et pourtant si pleine d'intérêt et de souvenir. Peut-être aussi le succès inespéré que j'ai obtenu ici m'a attaché; je suis arrivé au milieu de toutes les préventions suscitées contre moi, et j'ai tout vaincu: on paraît me regretter vivement.

«Que vais-je retrouver en France? Du bruit au lieu de silence, de l'agitation au lieu de repos, de la déraison, des ambitions, des combats de place et de vanité. Le système politique que j'ai adopté est tel que personne n'en voudrait peut-être, et que d'ailleurs on ne me mettrait pas à même de l'exécuter. Je me chargerais encore de donner une grande gloire à la France, comme j'ai contribué à lui faire obtenir une grande liberté; mais me ferait-on table rase? me dirait-on: Soyez le maître, disposez de tout au péril de votre tête? Non; on est si loin de vouloir me dire une pareille chose, que l'on prendrait tout le monde avant moi, que l'on ne m'admettrait qu'après avoir essuyé les refus de toutes les médiocrités de la France, et qu'on croirait me faire une grande grâce, en me reléguant dans un coin obscur d'un ministère obscur.

«Chère amie, je vais vous chercher, je vais vous ramener avec moi à Rome; ambassadeur ou non, c'est là que je veux mourir auprès de vous. J'aurai du moins un grand tombeau en échange d'une petite vie. Je vais pourtant vous voir. Quel bonheur!»

LE MÊME.

«Lyon, dimanche 3 heures 1/2, 24 mai 1829.

«Lisez bien cette date. Elle est de la ville où vous êtes née! Vous voyez bien qu'on se retrouve, et que j'ai toujours raison. C'est Hyacinthe que j'envoie en avant, qui vous remettra ce billet. Maintenant, est-ce moi qui vous emmènerai à Rome, ou vous qui me garderez à Paris? Nous verrons cela. Aujourd'hui, je ne puis vous parler que du bonheur de vous revoir jeudi.

«Au surplus, si l'on m'attend avec impatience, j'ai bien peur de tromper tout le monde, car je ne suis content de personne. J'ai de dures vérités à dire; je les dirai d'autant plus aisément, que je ne demande et ne veux rien. Ma position est bonne. J'ai rendu un grand service; j'ai fait, dans un lieu où l'on croyait au repos absolu, une campagne difficile et glorieuse. On voulait m'oublier, et cela n'a pas été possible. Mon congé,—qui me laisse dans une indépendance absolue, et qui m'a été accordé avant que M. Portalis fût ministre,—me donne tout le temps de me prononcer à loisir et de prendre tel parti que je voudrai.

«Enfin, à jeudi. Le coeur me bat à la pensée de vous retrouver dans votre petite chambre. J'ai une lettre de la reine de Hollande pour vous. À jeudi: je n'ose croire à ce mot. Il n'y a que huit jours que je voyais encore les montagnes de la Sabine, et je vois celles du Bourbonnais! Du Tibre au Rhône, au Rhône dont vos premiers regards ont embelli les ondes! À jeudi!

LIVRE VIII

M. de Chateaubriand arriva à Paris le 27 mai 1829; sa joie fut vive en se retrouvant à l'Abbaye-au-Bois. Il développait à Mme Récamier avec tout l'éclat, toute la séduction de sa belle imagination, un plan de vie que rempliraient la religion, l'amitié, les arts; il transportait à Rome, il établissait au Capitole, dans une habitation qui l'avait charmé (le palais Caffarelli), Mme Récamier, M. Ballanche, M. Ampère, toute l'Abbaye-au-Bois.

M. Lenormant voyageait en Grèce, et sa jeune femme attendait à Toulon un bâtiment qui la transportât auprès de lui: raison de plus pour aller passer le temps de leur absence dans la ville des grands souvenirs et des beaux horizons; on serait sur leur route au retour. Quel admirable cadre à donner aux dernières scènes de sa vie que le séjour de la ville éternelle!

Mme Récamier écoutait ces projets sans y croire, mais ce rêve plaisait à sa pensée, et le bon Ballanche s'y laissait bercer comme elle.

C'est sous l'empire de ces impressions que Mme Récamier écrivait à sa nièce:

Mme RÉCAMIER À Mme LENORMANT.

«1er juin 1829.

«Tu sais tous les détails de l'Abbaye, chère petite; M. Ballanche, Paul, M. Récamier, ont dû t'écrire de longues lettres. M. de Chateaubriand est arrivé depuis jeudi; j'ai été heureuse de le retrouver, plus heureuse encore que je ne le croyais; il ne me manque pour jouir de ce bonheur que de te savoir satisfaite; ton isolement pèse sur mon coeur. Je ne puis te donner de conseils dans l'incertitude où je suis moi-même. Si M. de Chateaubriand retourne à Rome, il est probable que j'y passerai l'hiver. Ma santé me forcera peut-être aussi d'aller cet été à Dieppe, pour les bains de mer. Mais, d'ici là, je serai fixée sur ton sort.

«J'attends ce matin M. de Chateaubriand, qui a une audience du roi et qui doit venir me donner tous les détails de cet entretien. Je vois assez de monde, M. Villemain que je trouve bien aimable, M. de Sainte-Aulaire, etc.; mais c'est l'arrivée de M. de Chateaubriand qui ranime ma vie, qui me semblait prête à s'éteindre. Mes impressions encore si jeunes me font mieux comprendre les tiennes; c'est une manière de plus d'être en sympathie avec toi, et c'est à moi que tu dois toutes les confidences de ton pauvre coeur.»

Le roi reçut M. de Chateaubriand à merveille, mais il lui demanda s'il comptait retourner bientôt à Rome. L'intérim du ministère des affaires étrangères durait toujours; il était évident que le roi ne disposerait de ce portefeuille qu'en remaniant le cabinet tout entier; mais il était tout aussi évident que M. de Chateaubriand ne serait pas appelé à concourir à la formation d'un nouveau ministère.

En attendant qu'il retournât dans sa chère Rome, il résolut d'aller prendre les eaux des Pyrénées.

Avant son départ, Mme Récamier, qui savait avec quel regret il avait renoncé à faire jouer sa tragédie de Moïse, arrangea, pour l'en dédommager, une lecture de cette pièce, à laquelle on se plut à donner quelque solennité. La société la plus brillante fut convoquée, et se rendit avec empressement à une invitation qui faisait bien des envieux. Lafond, de la Comédie-Française, devait lire, et reçut, deux jours à l'avance, le manuscrit qu'on le pria d'étudier. Ce public d'élite étant réuni, la lecture commença, et Lafond, malgré les défauts de son accent gascon, se tira convenablement du premier acte: on pouvait donc espérer que tout irait bien jusqu'au bout, la pièce renfermant de grandes beautés, et la versification étant pleine de vrai talent et de poésie. Mais Lafond n'avait étudié, n'avait regardé que ce premier acte; dès le second, il ânonne, hésite, se trouble, dit que le manuscrit est mauvais. Impatience de l'auditoire, supplice parfaitement dissimulé de M. de Chateaubriand, désespoir de Mme Récamier. M. de Chateaubriand, avec beaucoup de goût, de savoir-vivre et de sang-froid, excuse Lafond, ne laisse pas percer la moindre nuance d'humeur, et, accusant seulement l'incorrection du manuscrit, le prend et lit lui-même les deux derniers actes.

M. Ballanche faisait le récit de cette aventure à Mme Lenormant, retenue à Toulon par l'annonce de la prochaine arrivée en France de son mari, qu'elle avait dû rejoindre en Grèce.

M. BALLANCHE À Mme LENORMANT.

«28 juin 1829.

«[…] Hier, il y a eu l'assemblée la plus brillante à l'Abbaye-au-Bois. C'était pour la lecture de Moïse. Lafond lisait fort mal, parce que le manuscrit était mauvais; mais M. de Chateaubriand s'est mis à lire lui-même: ainsi l'intérêt a bien compensé ce qui pouvait manquer à la lecture. Toutefois, madame votre tante était sur les épines; mais soyez certaine que tout a été très-bien, que l'impression a été ce qu'elle devait tout naturellement être, c'est-à-dire une impression de complète admiration. Parmi les auditeurs, je me bornerai à vous citer MMmes Appony, de Fontanes et Gay; MM. Cousin, Villemain, Lebrun, Lamartine, Latouche, Dubois, Saint-Marc-Girardin, Valery, Mérimée, Gérard, les ducs de Doudeauville, de Broglie, MM. de Sainte-Aulaire, de Barante, David; Mme de Boigne, Mme de Gramont, le baron Pasquier, Mme et Mlles de Barante et Mlle de Sainte-Aulaire, Dugas-Montbel, etc. J'aurais aussitôt fait de vous donner la liste complète, car elle était fort belle. M. de Chateaubriand a été d'une grande perfection. Il n'a point eu de mauvaise humeur de ce que ses beaux vers étaient quelquefois estropiés, et il a mis beaucoup de complaisance à en lire quelques morceaux et un acte tout entier. Il a reçu, comme vous pensez, beaucoup de compliments mérités sous tous les rapports…»

La saison des eaux étant arrivée, Mme Récamier partit avec M. Ballanche pour Dieppe, et M. de Chateaubriand pour Cauterets.

Elle écrivait de Dieppe à sa nièce:

Mme RÉCAMIER À Mme LENORMANT.

«Dieppe, 10 août 1829.

«Tu es encore seule, ma pauvre enfant, mais c'est pour bien peu de temps. J'ai écrit à ton mari, en lui envoyant une lettre que j'avais reçue de M. de La Rochefoucauld; il en sera sûrement content, et nous touchons à une décision quelconque. On parle d'un nouveau ministère, il serait complétement ultra: dans cette supposition, M. de Chateaubriand donnerait, je pense, sa démission, et il serait possible que cette circonstance fît échouer aussi la demande de M. Lenormant; voilà ce que nous avons à craindre, et cette mauvaise chance nous réunirait tous à Paris. Si je n'y voyais pas des dangers pour la France, ou du moins une direction inquiétante, j'aurais bien de la peine à ne pas m'en réjouir; enfin, encore quelques jours, et nous saurons notre sort.

«Je suis ici au milieu des fêtes, des princesses, des illuminations, des spectacles; deux des fenêtres de ma chambre sont en face de la salle de bal et les deux autres vis-à-vis du théâtre. Au milieu de tant de fracas, je suis dans une parfaite solitude; je vais m'asseoir et rêver au bord de la mer, je repasse toutes les circonstances tristes et heureuses de ma vie: j'espère que tu seras plus heureuse que moi!

«Je suis profondément touchée de la tendresse que tu m'as gardée, quand il serait si naturel que tu fusses absorbée par un autre sentiment. Ton image vient se mêler à toutes mes rêveries; c'est par toi que j'ai un avenir. Si tu fais ce voyage[80], nous nous résignerons par l'idée de l'influence qu'il peut avoir sur toute la carrière de M. Lenormant. Si nous ne réussissons pas, la résignation me semble encore plus facile, et nous nous retrouverons tous dans quelques semaines.

«J'ai rencontré ici Léonie de B.: elle croyait que tu avais épousé un vieux savant, un pédant; tu juges si j'ai eu plaisir à lui dire que ce vieux savant avait vingt-cinq ans et la conversation la plus spirituelle. Je crois cette pauvre Léonie fort ennuyée de rester fille. Sa mère est très-aimable pour moi. Je vois aussi Mme Anisson[81], qui me fait beaucoup de coquetteries et qui me plaît pour elle-même, et surtout à cause de son frère; mais je passe presque tout mon temps à lire et à causer avec M. Ballanche, qui s'arrange parfaitement de notre solitude. Il s'est logé dans une espèce de tour où il a la vue de la mer, il travaille à sa Palingénésie et me paraît le plus content du monde.

«Le pauvre Ampère est parti pour Lyon; son père donne de vives inquiétudes; on lui ordonne l'air natal. Le fils doit revenir à la fin du mois. Il est bien touchant dans ses soins pour son père; il m'a accompagnée, quand je suis partie pour Dieppe, jusqu'à la première couchée. Comme je voyageais seule et à petites journées, nous sommes arrivés de très-bonne heure, nous nous sommes promenés, nous avons soupé, nous avons lu, puis il m'a quittée pour rejoindre son père. Il a voyagé la nuit, dans une mauvaise voiture, mais il était ravi de notre petit voyage, qui lui a fait une distraction au milieu de tous ses ennuis.

«Voilà bien des détails, mais je pense que tu es désoeuvrée; si M. Lenormant était près de toi, je ne t'écrirais pas si longuement. Je compte sur ton talent pour déchiffrer mon griffonnage. Je t'embrasse et je t'aime.»

Quand Mme Récamier écrivait cette lettre, on ignorait encore à Dieppe la formation du ministère Polignac qu'une ordonnance royale avait institué la veille, mais l'opinion s'alarmait vivement de la possibilité de cette combinaison. M. de Chateaubriand apprit aux Pyrénées la formation du nouveau cabinet, et en comprit à l'instant toutes les conséquences. Revenu à Paris, il eut le désir de voir le roi et de lui parler des dangers que pouvait faire courir à la France et à lui-même l'impopularité de ses nouveaux ministres. Il ne fut point admis, et donna sa démission, comme Mme Récamier l'avait prévu.

En présence de la nouvelle administration dont il ne devait attendre aucune faveur, M. Lenormant, venu à Paris pour solliciter une prolongation de séjour en Grèce, renonça même à la demander, et Mme Récamier vit de nouveau tous les siens groupés autour d'elle: c'est ainsi que se passa l'hiver.

M. Récamier, malgré la force de sa constitution, commençait à sentir l'atteinte des années; depuis la mort de son beau-père, il était venu demeurer chez Mme Lenormant, sa nièce, et chaque jour toute la famille, y compris le jeune ménage et M. Ballanche, se réunissait à dîner à l'Abbaye-au-Bois. Fidèle jusqu'au bout à la bienveillance parfaite de son caractère, à la bonté de son coeur, aux habitudes mondaines de sa vie, à l'insouciance de son humeur, malgré les quatre-vingts ans qu'il allait accomplir, M. Récamier continuait de passer toutes ses soirées dehors. Ses matinées s'écoulaient à la Chaussée-d'Antin, dans l'ancien quartier de ses affaires, où il avait conservé une espèce de petit salon qui lui servait à recevoir la visite d'anciens et de nouveaux amis, d'anciens et de nouveaux clients que, malgré ses revers, il trouvait encore moyen d'obliger et de servir.

Il fut saisi, dans le courant d'avril, d'une de ces fluxions de poitrine auxquelles il était sujet. Au milieu de la suffocation qu'il éprouvait, M. Récamier témoigna le désir d'être transporté à l'Abbaye-au-Bois, se flattant d'y respirer plus librement; on céda à ce voeu, et on l'établit dans le salon même du grand appartement que sa femme habitait. C'est là qu'entouré de tous les siens, et gardant sa sérénité jusqu'au dernier moment, il succomba, malgré les secours les plus éclairés que lui prodigua son cousin et bien tendre ami, le docteur Récamier, le 19 avril 1830.

Il était difficile de rencontrer moins de rapports de goût, d'humeur, d'esprit et de caractère que n'en avaient entre eux M. et Mme Récamier; une seule qualité leur était commune, c'était la bonté; et néanmoins, dans le lien singulier qui les unit trente-sept ans, la bonne harmonie ne cessa jamais de régner. En le perdant, Mme Récamier crut perdre une seconde fois son père. Dans cette douloureuse circonstance, elle reçut de Mme de Chateaubriand le billet suivant:

LA VICOMTESSE DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«22 avril 1830.

«Que je suis triste de vous savoir malheureuse! Dites, je vous en supplie, à M. de Chateaubriand quand vous voudrez me recevoir, je serai toute à vous. C'est au moment de la peine que je voudrais ne pas quitter mes amis, et j'espère que vous ne doutez pas de mes tendres sentiments; c'est bien aujourd'hui que j'en éprouve toute la sincérité.»

À plus forte raison, un des plus anciens amis de sa jeunesse ne pouvait-il rester étranger à ce chagrin; Adrien de Montmorency lui écrivait:

LE DUC DE LAVAL MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Londres, 8 avril 1830.

«Quel que soit le silence qui règne entre nous depuis quelques mois, ma vieille amitié ne saurait le supporter dans un moment où vous venez d'éprouver un coup très-sensible.

«La perte que vous avez faite, tous les souvenirs qu'elle soulève dans ma pensée, m'engagent à vous entretenir de mes impérissables sentiments. Il y a en vous quelque chose d'élevé, de délicat, de généreux, qui aura vivement agité votre coeur dans ces dernières circonstances.

«J'espère aller avant un mois à Paris, si les affaires me le permettent, ce qui est une incertitude jusqu'aux derniers instants. Nous nous reverrons, chère amie, nous rafraîchirons, nous ranimerons cette amitié, cette intimité de tant d'années. Il n'y a de doux, de consolant, et je dirais même d'honorable, que la suite et la persévérance des sentiments. On m'arracherait plutôt le coeur que le souvenir de vous avoir tant et si longtemps aimée. J'ai pu, je pourrais encore me plaindre, par la raison que j'attache une importance extrême à toutes les impressions que je reçois par vous.

     «J'ai eu de vos nouvelles par ma tante et par notre commune amie,
     Mme de Boigne.

     «Je n'ai sur tous vos amis, sur ce qui vous apprécie, vous admire
     et vous entoure, qu'un seul avantage, c'est celui de vous avoir
     aimée avant qu'ils vous connussent.

«Un petit mot de réponse bien aimable, délicat, mais aussi bien réservé, comme vous écrivez; et ne doutez jamais de mon inaltérable intérêt.»

La colonie de l'Abbaye-au-Bois s'était transportée de nouveau à Dieppe, dont les bains étaient ordonnés à Mme Récamier; celle-ci y retrouva un homme bien jeune encore avec lequel on l'avait depuis peu mise en relation, et dont les brillantes facultés faisaient déjà pressentir la prochaine renommée. L'abbé Lacordaire n'avait point encore révélé le don de sublime éloquence que le Ciel a mis dans son âme; mais ardent, plein de foi, joignant la plus noble figure aux plus rares qualités de l'esprit, il était impossible d'être plus aimable que ne l'était alors celui auquel une célébrité éclatante devait s'attacher sous la robe de dominicain. Sa conversation parfaitement libre, souvent paradoxale, toujours brillante, était remarquable par la grâce et la gaieté. Il était extrêmement apprécié par Mme Récamier et par tout son entourage.

M. de Chateaubriand vint à son tour rejoindre son amie au bord de la mer. Il y était arrivé depuis quelques heures seulement, lorsque la nouvelle des funestes ordonnances, rendues le jour même où il avait quitté Paris, lui fut annoncée par M. de Boissy. Il revint immédiatement à Paris, et peu d'heures après, Mme Récamier, inquiète des amis dont elle était séparée, de sa nièce accouchée depuis quelques semaines et demeurée dans la capitale, convaincue, comme M. de Chateaubriand, qu'un mouvement terrible, une révolution peut-être, allait éclater dans Paris, en reprit sans hésiter le chemin.

Elle y rentra le 30, et fut obligée de laisser sa voiture à La Chapelle-Saint-Denis et de traverser à pied, avec sa femme de chambre et M. Ampère, toute la distance qui sépare La Chapelle-Saint-Denis de l'Abbaye-au-Bois. Les barricades debout à tous les coins de rue rendaient ce trajet encore plus fatigant.

Avant de savoir qu'elle avait quitté Dieppe, M. de Chateaubriand lui avait écrit dans cette ville une lettre qui, par suite de l'interruption des courriers, ne parvint que bien des jours après à sa destination. M. de Chateaubriand l'ayant reproduite dans ses Mémoires, nous n'en donnerons ici qu'un extrait.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Jeudi matin, 29 juillet 1830.

«Je vous écris sans savoir si ma lettre vous arrivera, car les courriers ne partent plus. Je suis entré dans Paris au milieu de la canonnade, de la fusillade et du tocsin. Ce matin le tocsin sonne encore, mais je n'entends plus les coups de fusil: il paraît qu'on s'organise et que la résistance continuera tant que les ordonnances ne seront pas rappelées. Voilà le résultat immédiat—sans parler du résultat définitif—du parjure dont les ministres ont donné le tort, au moins apparent, à la couronne.

«La garde nationale, l'école Polytechnique, tout s'en est mêlé. Vous jugez dans quel état j'ai trouvé Mme de Chateaubriand. Les personnes qui, comme elle, ont vu le 10 août et le 2 septembre, sont restées sous l'impression de la terreur. Un régiment, le 5e de ligne, a déjà passé du coté de la Charte. Certainement M. de Polignac est bien coupable: son incapacité est une mauvaise excuse; l'ambition dont on n'a pas les talents est un crime. On dit la cour à Saint-Cloud et prête à partir.

«Je ne vous parle pas de moi; ma position est pénible, mais claire. Je ne trahirai pas plus le roi que la Charte, pas plus le pouvoir légitime que la liberté. Je n'ai donc rien à dire ni à faire, attendre et pleurer sur mon pays.

«Midi.

«Le feu recommence: il paraît qu'on attaque le Louvre, où les troupes du roi se sont retranchées. Le faubourg que j'habite[82] commence à s'insurger. On parle d'un gouvernement provisoire dont les chefs seraient le général Gérard, le duc de Choiseul et M. de Lafayette.

«Il est probable que cette lettre ne partira pas, Paris étant déclaré en état de siége. C'est le maréchal Marmont qui commande pour le roi. On le dit tué, mais je ne le crois pas. Tâchez de ne pas trop vous inquiéter. Dieu vous protége! nous nous retrouverons!

«Vendredi.

«Cette lettre était écrite d'hier; elle n'a pu partir… Tout est fini: la victoire populaire est complète; le roi cède sur tous les points: mais j'ai peur qu'on n'aille maintenant bien au delà des concessions de la couronne. J'ai écrit ce matin à Sa Majesté. Au surplus, j'ai pour mon avenir un plan complet de sacrifices qui me plaît; nous en causerons quand vous serez arrivée. Je vais moi-même mettre cette lettre à la poste et parcourir Paris.»

Averti de l'arrivée de Mme Récamier à l'Abbaye-au-Bois et des fatigues inouïes de son voyage, M. de Chateaubriand lui écrivait:

LE MÊME.

«31 juillet 1830.

«Je venais d'écrire à votre nièce que vous arriveriez au moment le plus inattendu: vous voyez comme je vous connais. J'ai été traîné hier en triomphe par les rues; je n'ose plus sortir aujourd'hui. Venez donc quand vous aurez dormi. Malheureusement on ne peut aller qu'à pied. J'ai les choses les plus importantes à vous dire. J'espère que je vais jouer un rôle digne de vous et de moi, mais qui me fera peut-être massacrer. Vous sentez ce que j'ai à souffrir des terreurs de Mme de Chateaubriand. Dormez, et ne venez que quand vous serez bien reposée.»

Nous n'avons nullement la prétention de faire le récit de la révolution de Juillet. En recueillant ces souvenirs, nous ne nous sommes jamais occupé des événements politiques que dans la mesure de l'influence qu'ils ont exercée sur la vie de Mme Récamier et sur celle de ses amis.

Dominée par ses affections et méprisant l'intrigue, dépourvue d'ambition, mais animée du plus sincère amour de son pays, Mme Récamier avait un vif sentiment de la liberté. Son caractère, dont la douceur et la bonté formaient la base, ne savait pactiser avec aucune injustice. On l'a vue repousser les faveurs qui lui furent offertes par le premier empire, et bannie par ce régime dont la persécution s'étendait à tous ses amis. Le gouvernement avec lequel elle se sentit le plus en sympathie, parce qu'il garantissait à la fois la liberté du peuple, la dignité du pouvoir et l'ordre de la société, fut celui de la Restauration; cette époque fut celle où Mme Récamier vit arriver d'intimes amis au pouvoir. Éprouvée par des revers de fortune auxquels son opposition au régime impérial n'avait pas été tout à fait étrangère, elle ne profita jamais, ni pour elle-même, ni pour les siens, du crédit de ces mêmes amis, ni du souvenir de l'exil qu'elle avait subi.

On ne saurait porter plus haut qu'elle ne le fit l'indépendance et la fierté; la liberté dont elle fut toujours jalouse, celle dont elle fit constamment usage, c'était le droit de rester fidèle à tous les vaincus, de reconnaître et de respecter la sincérité et la bonne foi dans les opinions les plus opposées à la sienne. Avec des principes arrêtés, elle sut être indulgente pour les personnes.

La chute de la branche aînée des Bourbons condamnait à la vie privée M. de Chateaubriand et la plupart des amis de Mme Récamier; elle renversait l'édifice auquel ils avaient coopéré avec patriotisme et dévouement: on ne serait donc pas sincère, si l'on ne disait que la révolution de Juillet parut, à Mme Récamier et à ceux qui formaient le cercle d'élite qu'on désignait par le nom l'Abbaye-au-Bois, un événement douloureux et fatal: mais on espérait encore qu'il en sortirait du bonheur et du repos pour la France.

Le bon Ballanche, si ardent dans ses rêves de perfectionnement moral, si sincère dans sa passion de voir s'opérer l'alliance de l'ancien régime et du monde nouveau, ne pouvait sans chagrin en perdre l'espérance, après y avoir travaillé dans ses divers écrits politiques.

Il s'exprimait ainsi dans une lettre de cette époque:

«Quant à moi, ma thèse est bien faite, j'ai renoncé à une de mes idées, celle qui a rempli ma vie. J'ai cru à la possibilité du progrès par la voie d'évolution, mais je vois bien à présent qu'il n'en est point ainsi dans les choses humaines, et qu'elles procèdent par voie de révolution. Ainsi les cataclysmes ne peuvent s'éviter dans le monde social, pas plus que dans le monde physique.»

La partie plus jeune de la société de l'Abbaye-au-Bois ne jugeait point la révolution au même point de vue. M. Ampère, ami de Carrel, lié avec MM. Thiers et Mignet, avait adopté sans restriction les tendances réputées alors les plus libérales; M. Lenormant, qui avait travaillé au Globe, mais dont les opinions étaient plus exactement représentées par la Revue française, recueil qui ne fit jamais d'opposition systématique aux Bourbons, était d'ailleurs uni par une vive admiration et une affection vraie à M. Guizot. Son respect était grand pour le vieux roi et sa famille; mais il accueillait, avec tout l'entrain de la jeunesse, la perspective d'un ordre de choses où la part serait plus largement faite à liberté.

Mme Récamier, avec son impartialité ordinaire, restait l'arbitre et le lien entre ces opinions opposées.

On sait quel fut le noble langage de M. de Chateaubriand à la Chambre des Pairs; et maintenant que nous sommes hors du mouvement, des illusions, des violences et des ambitions des partis, il faut reconnaître que lui seul avait raison. Il protesta en termes admirables pour les droits méconnus d'un enfant, et après s'être dépouillé de tous les titres, honneurs et pensions qu'il ne pouvait tenir que de la monarchie légitime, il publia sa brochure: De la Restauration et de la Monarchie élective; puis il partit pour la Suisse avec Mme de Chateaubriand.

Le duc de Laval se trouvait à Paris au moment des trois journées; placé dans une position moins éclatante aux yeux du public que l'illustre écrivain dont il partageait les convictions, il fit son renoncement avec plus de modestie, et ne le fit pas moins complet: lui aussi il abandonna promptement Paris pour s'en aller aux Eaux d'Aix. De cette ville, il écrivait à Mme Récamier:

LE DUC DE LAVAL MONTMORENCY À Mme RÉCAMIER.

«Aix en Savoie, 5 septembre 1830.

«Me voici dans ce lieu que nous avons habité ensemble il y a vingt-un ans passés. Quels souvenirs et quel avenir! Quelle confusion d'idées et de sentiments! Il faut refouler dans son coeur tout ce que le passé, et le présent, et cet avenir redoutable, m'inspirent.

«Avec de la générosité dans l'âme, et peut-être de la justice, vous m'écririez quelquefois, vous sauriez vaincre cette répugnance à ouvrir votre pensée par lettres. Cette pensée, partout où elle se porte, est toujours si juste, si bien appliquée aux circonstances que vous traitez, aux personnes à qui vous vous adressez, que ce serait merveille que de recevoir de cette main une lettre tous les quinze jours. Le joug ne serait pas lourd, que de faire cet effort deux fois par mois. Pourquoi ne le feriez-vous pas?

«M. de Lamartine était parti d'ici trois jours avant mon arrivée; c'est dommage. Nous nous connaissions par lettres; il avait désiré servir avec moi, sous moi, celui[83] qui n'est plus à servir, mais qui sera toujours à respecter; il avait parlé d'une certaine lettre[84] qu'il a lue ici avec une bienveillance, une exaltation de poëte; il comptait en imiter la conduite et l'esprit. Il est allé en Bourgogne où les séductions viendront le chercher. Je ne connais pas la force de son bouclier.

«M. Frayssinous, l'homme de sa robe le plus modéré, le plus consciencieux, le plus appréciateur des temps et des nécessités, est ici. Nous sympathisons beaucoup. Ce n'est pas non plus de l'opposition, c'est le respect de soi-même, c'est la reconnaissance, et avant tout l'effroi de l'ingratitude, qui ont porté ses pas jusqu'ici.

«Adieu! Soyez heureuse, si vous le pouvez. Répondez-moi à Genève, où je serai de retour dans une douzaine de jours. Mes bons souvenirs à M. Ballanche et à ce qui est bienveillant pour moi autour de vous.»

Les lettres que M. de Chateaubriand, pendant son séjour en Suisse, écrivit à Mme Récamier, ont été imprimées dans le 10e vol. des Mémoires d'Outre-Tombe. «Je n'avais pas copie de ces lettres, dit l'illustre écrivain: Mme Récamier a eu la bonté de me les prêter.» Nous les avons collationnées sur les originaux, et, cette fois, nous les trouvons reproduites avec une fidélité scrupuleuse. Il n'y a donc pas lieu, comme pour les lettres de Rome, à une comparaison intéressante entre le premier jet et l'arrangement postérieur. C'est ce qui nous décide à les omettre ici, malgré l'intérêt qu'elles présentent. D'autres lettres de la même époque, et notamment celles de M. de Chateaubriand à M. Ballanche, pourront, jusqu'à un certain point, en tenir lieu.

M. BERTIN L'AÎNÉ À Mme RÉCAMIER.

«Aux Roches, 19 juin 1831.

«Madame,

«J'ai reçu hier votre lettre de samedi matin: mon fils viendra passer aujourd'hui quelques heures aux Roches, je lui remettrai l'article de Nodier, avec injonction de le donner à l'impression demain lundi; il paraîtra mardi matin. Si j'avais été à Paris, vous l'auriez lu ce matin.

«Soyez bien convaincue, Madame, que je ne perdrai jamais un instant pour faire ce que vous désirez.

«Je n'ai encore reçu qu'une lettre de Genève[85]; elle est, comme celles que vous avez reçues, fort triste, mais pas plus que les affaires publiques, qui me paraissent tout à fait désespérées.

«Dieu veuille que juillet et le retour des immortelles journées n'amènent point l'effroyable dénoûment que je redoute!

«J'irai mardi passer quelques heures à Paris. Je descendrai des Roches à l'Abbaye-au-Bois. Je reçois, Madame, avec bonheur, avec fierté, l'expression du sentiment que voulez bien me témoigner. J'en suis digne, s'il ne faut, pour le mériter, qu'un dévouement absolu.

«Je suis avec respect, Madame, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

«BERTIN.»
M. DE CHATEAUBRIAND À M. BALLANCHE.

«Genève, 12 juillet 1831.

«L'ennui, mon cher et ancien ami, produit une fièvre intermittente; tantôt il engourdit mes doigts et mes idées, et tantôt il me fait écrire, écrire comme l'abbé Trublet. C'est ainsi que j'accable Mme Récamier de lettres et que je laisse la vôtre sans réponse. Voilà les élections, comme je l'avais toujours prévu et annoncé, ventrues et reventrues. La France est à présent toute en bedaine, et la fière jeunesse est entrée dans cette rotondité. Grand bien lui fasse! Notre pauvre nation, mon cher ami, est et sera toujours au pouvoir: quiconque régnera l'aura; hier Charles X, aujourd'hui Philippe, demain Pierre, et toujours bien, sempre bene, et des serments tant qu'on voudra, et des commémorations à toujours pour toutes les glorieuses journées de tous les régimes, depuis les sans-culottides jusqu'aux 27, 28 et 29 juillet. Une chose seulement m'étonne, c'est le manque d'honneur du moment. Je n'aurais jamais imaginé que la jeune France pût vouloir la paix à tout prix et qu'elle ne jetât pas par la fenêtre les ministres qui lui mettent un commissaire anglais à Bruxelles et un caporal autrichien à Bologne. Mais il paraît que tous ces braves contempteurs des perruques, ces futurs grands hommes, n'avaient que de l'encre au lieu de sang sous les ongles. Laissons tout cela.

«L'amitié a ses cajoleries comme un sentiment plus tendre, et plus elle est vieille, plus elle est flatteuse; précisément tout l'opposé de l'autre sentiment. Vous me dites des choses charmantes sur ma gloire. Vous savez que je voudrais bien y croire, mais qu'au fond je n'y crois pas, et c'est là mon mal: car, si une fois il pouvait m'entrer dans l'esprit que je suis un chef-d'oeuvre de nature, je passerais mes vieux jours en contemplation de moi-même. Comme les ours qui vivent de leur graisse pendant l'hiver en se léchant les pattes, je vivrais de mon admiration pour moi pendant l'hiver de ma vie: je me lécherais et j'aurais la plus belle toison du monde. Malheureusement je ne suis qu'un pauvre ours maigre, et je n'ai pas de quoi faire un petit repas dans toute ma peau.

«Je vous dirai, à mon tour de compliment, que votre livre m'est enfin parvenu, après avoir fait le voyage complet des petits cantons, dans la poche de votre courrier. J'aime prodigieusement vos siècles écoulés dans le temps qu'avait mis la sonnerie de l'horloge à sonner l'air de l'Ave Maria. Toute votre exposition est magnifique, jamais vous n'avez dévoilé votre système avec plus de clarté et de grandeur. À mon sens votre Vision d'Hébal est ce que vous avez produit de plus élevé et de plus profond. Vous m'avez fait réellement comprendre que tout est contemporain pour celui qui comprend la notion de l'éternité; vous m'avez expliqué Dieu avant la création de l'homme, la création intellectuelle de celui-ci, puis son union à la matière par sa chute, quand il crut se faire un destin de sa volonté.

«Mon vieil ami, je vous envie; vous pouvez très-bien vous passer de ce monde dont je ne sais que faire. Contemporain du passé et de l'avenir, vous vous riez du présent qui m'assomme, moi chétif, moi qui rampe sous mes idées et sous mes années. Patience! je serai bientôt délivré des dernières; les premières me suivront-elles dans la tombe? Sans mentir, je serais fâché de ne plus garder une idée de vous. Mille amitiés.

«CHATEAUBRIAND.»
LE MÊME AU MÊME.

«31 juillet 1831.

«Votre lettre, mon cher et vieil ami, est venue à la fois me tirer de mon inquiétude et m'y replonger. Je ne cessais d'écrire lettre sur lettre à l'Abbaye-au-Bois, pour demander compte du silence. Cette fois, je n'écris pas directement à notre excellente amie; mais dites-lui, de ma part, que je compte aller la rejoindre à Paris du 15 au 20 de ce mois, pour m'entendre avec elle et vendre ma maison. Sa maladie me fera hâter mon voyage; je partirai d'ici aussitôt que me le permettra la santé de Mme de Chateaubriand, qui souffre aussi beaucoup en ce moment. J'aurai soin de vous en mander le jour et l'heure. Voilà bien des épreuves! Mais, si nous pouvons jamais nous rejoindre, elles seront finies et nous ne nous quitterons plus.

«Je vous embrasse. Mme Lenormant a dû être bien tourmentée. Au moins, si tous ces rhumatismes étaient tombés sur moi!

«Ne manquez pas de m'écrire.»

LE MÊME AU MÊME.

«3 août 1831.

«Dieu vous bénisse pour votre bonne nouvelle, mon cher ami. Notre amie voulait m'écrire; je la supplie de n'en rien faire; je serai bientôt à Paris. Mais vous, écrivez-moi de temps à autre: je ne puis encore fixer le jour de mon départ, Mme de Chateaubriand étant malade; je vous l'écrirai. Me voilà heureux, et bien plus heureux que si c'était moi qui renaissais à la vie. Je vous embrasse tendrement et cordialement.

«CHATEAUBRIAND.»

«Mme Salvage est arrivée; je l'ai reçue le mieux que j'ai pu.»

M. de Chateaubriand revint à Paris le 11 octobre 1831, et publia à son retour de Suisse sa brochure en réponse à la proposition Baude et Briqueville, relative au bannissement de Charles X et de sa famille.

Le premier cabinet du roi Louis-Philippe n'avait pu que refléter fidèlement le pêle-mêle de la situation et le trouble des esprits. MM. de Broglie, Guizot et Périer, y siégeaient à côté de MM. Dupont de l'Eure et Laffitte; une semblable alliance ne devait pas durer longtemps, et bientôt une administration prise tout entière dans la nuance du mouvement remplaça le ministère qui avait dès le premier jour arboré le drapeau de la résistance à l'esprit révolutionnaire. M. Guizot, pendant ce premier et rapide passage au ministère, avait appelé M. Lenormant à le seconder dans la direction des beaux-arts. Lorsque M. Guizot et ses amis crurent devoir abandonner les affaires, M. Lenormant rentra, pour n'en plus sortir, dans la carrière scientifique et littéraire que Mme Récamier préférait infiniment lui voir suivre. Il fut nommé conservateur de la bibliothèque de l'Arsenal.

Nous devons rendre ici témoignage à la vérité: la tolérance dont M. de Chateaubriand fit preuve envers ses jeunes amis fut sans réserve. Jamais, malgré la divergence de leurs opinions et en présence même des événements qui excitèrent le plus la désapprobation et la violence de son langage imprimé, la bienveillance qu'il daignait montrer à M. et à Mme Lenormant et à M. Ampère ne fut, je ne dirai pas moindre, mais attiédie.

En se reportant par la pensée aux années qui suivirent immédiatement la révolution de Juillet, on peut se rappeler quelle était la vivacité des opinions, combien la société était divisée, quelles inimitiés et quelle aigreur y régnaient. On comprendra sans peine tout ce que l'âme équitable et bienveillante de Mme Récamier devait souffrir: malgré ses efforts pour concilier, elle ne réussissait qu'imparfaitement à modérer dans son salon les vivacités de l'esprit de parti. Tandis que M. de Chateaubriand et plusieurs autres de ses amis les plus intimes avaient rompu avec le régime issu de la révolution, d'autres personnes, chères aussi à Mme Récamier, avaient embrassé la cause du nouveau gouvernement. De ce nombre était la comtesse de Boigne, pour laquelle Mme Récamier avait une affection profonde, et dont l'amitié, mêlée aux souvenirs de tant d'années écoulées, de tant d'amis disparus, prenait chaque jour plus de force dans le coeur de l'une et de l'autre.

Mme de Boigne était intimement liée depuis l'enfance avec Mme la duchesse d'Orléans, devenue la reine Marie-Amélie. Au moment de l'émigration, le marquis et la marquise d'Osmond avaient trouvé à la cour de Naples l'accueil le plus bienveillant, et la reine Caroline, séduite par la grâce et la beauté enfantine de Mlle d'Osmond, avait assuré à sa famille, privée de ses biens et forcée de vivre hors de France, une pension destinée à l'éducation de la jeune personne, pension qui cessa lorsqu'elle atteignit ses dix-huit ans. Ce lien de reconnaissance explique du reste une intimité qu'auraient suffi à faire naître des rapports de goûts, et que justifiaient les rares et hautes vertus de la princesse, fille de la reine Caroline.

M. de Chateaubriand voyait aussi ses amis les Bertin et le Journal des Débats soutenir le nouveau trône. On comprend, en effet, que de bons esprits songeassent à défendre la cause de la France, et, dans le naufrage commun, se ralliassent pour sauver le pays de plus grands maux. Casimir Périer s'était noblement dévoué à cette tâche, et l'amitié très-vraie, l'estime profonde que Mme Récamier et M. Ballanche avaient vouées à Augustin Périer, frère aîné de cet homme d'État illustre, leur faisaient suivre avec un intérêt plus particulier les efforts courageux de sa politique. Mais, comme l'a très-bien dit un homme[86] d'un esprit supérieur, ami comme nous de la Restauration, «M. Périer mort, on put apprécier ce que vaut un homme, même dans une société aussi profondément démocratique que la nôtre. Dès que cette forte main cessa de peser sur les ressorts de cette grande machine qu'on nomme l'administration, ils se détendirent d'eux-mêmes. Tout s'en fut à la dérive. Une insurrection légitimiste éclata dans la Vendée, une insurrection républicaine dans les rues de Paris. La révolte vaincue, le gouvernement crut se donner de la force en mettant Paris en état de siége, et MM. de Chateaubriand et Berryer en prison. Le gouvernement ne pouvait mieux afficher sa faiblesse.»

L'arrestation de M. de Chateaubriand causa un grand trouble à Mme Récamier; en recevant cette nouvelle, elle courut chez sa femme et la trouva dans un état d'exaspération et d'inquiétude inouï. Elle portait à M. de Chateaubriand une affection passionnée et n'avait jamais su dominer sa très-vive imagination: elle ne doutait pas que Philippe ne voulût faire empoisonner son mari. Elle aurait désiré qu'il ne prît d'aliments que ceux qu'elle lui aurait fait porter à la préfecture de police, où il était détenu. Le calme de M. de Chateaubriand finit par lui rendre sa raison, et la détention, d'ailleurs fort adoucie par les égards de la famille Gisquet, ne fut pas longue; mais un semblable procédé à l'égard d'hommes tels que MM. de Chateaubriand, de Fitz-James, Hyde de Neuville et Berryer, était une faute et une maladresse.

M. de Chateaubriand avait été arrêté le 16 juin; le lendemain 17 le Journal des Débats contenait l'article que voici:

«On annonce que MM. de Chateaubriand, Hyde de Neuville et de Fitz-James ont été arrêtés ce matin. Rien au monde ne saurait nous forcer à dissimuler notre surprise et notre douleur. L'amitié de M. de Chateaubriand a fait la gloire du Journal des Débats. Cette amitié, nous la proclamerons aujourd'hui plus haut que jamais. La France tout entière, nous n'en doutons pas, se joindra à nous pour réclamer la liberté de M. de Chateaubriand; la France, qui depuis longtemps a placé M. de Chateaubriand au nombre de ses écrivains les plus illustres, la France, dont M. de Chateaubriand a défendu les droits avec une ardeur de génie et d'éloquence qu'on ne surpassera jamais. Quelles que soient les opinions de M. de Chateaubriand sur la forme actuelle du gouvernement, son amour pour la gloire et la liberté n'en est ni moins vif ni moins pur. M. de Chateaubriand est assez fort de son génie et de son éloquence; il écrit, il ne s'abaisse pas à conspirer.

«Sans doute le gouvernement n'a pu se résoudre à ordonner l'arrestation de M. de Chateaubriand que sur des dépositions judiciaires aussi graves qu'infidèles: mais nous sommes convaincus que, dès les premiers éclaircissements, il sera rendu à la liberté. Chaque jour de plus qu'il passerait en prison serait un nouveau jour de deuil pour nous, pour tous les bons citoyens, pour quiconque respecte la gloire, le génie des lettres et la liberté.

«Nous affirmons aussi sans crainte que M. Hyde de Neuville ne conspire pas. Dans sa prospérité, M. Hyde de Neuville, comme M. de Chateaubriand, a été notre ami. Nous ne l'abandonnerons pas dans son malheur. Est-il besoin de rappeler l'admirable loyauté de caractère de M. Hyde de Neuville? Y a-t-il un homme qui se soit montré plus passionné pour la gloire et le bonheur de la France, pour toutes les idées nobles et généreuses? M. Hyde de Neuville a fait partie de ce ministère, le dernier sous lequel la Restauration ait vu luire de beaux jours, et qui avait entrepris la patriotique et glorieuse tâche de réconcilier le trône avec la liberté. Il fut disgracié dès que la royauté voulut sérieusement renverser la Charte. Le despotisme n'aurait pas eu d'ennemi plus mortel. Quels que puissent être les regrets, les voeux même de M. Hyde de Neuville, certainement, il ne conspire pas.

«Nous n'avons pas l'honneur de connaître intimement M. le duc de Fitz-James, mais l'élévation de son caractère, que révèlent ses discours, nous persuade qu'il ne peut pas plus être coupable que ses deux compagnons de captivité.

«Le gouvernement a ordonné que ces illustres prisonniers fussent traités avec tous les ménagements convenables, et nous savons que M. de Chateaubriand, en particulier, a obtenu, sans les demander, les égards, les respects même, dus à un homme dont le nom est une des gloires nationales. Mais ce n'est pas assez: il faut que justice leur soit rendue, et que la France n'ait pas à gémir en pensant que le plus grand de ses écrivains, le plus illustre défenseur de ses libertés, l'homme qui a tant fait pour sa gloire et qui ne respire que pour elle, n'a plus dans sa patrie d'autre asile qu'une prison.»

M. Bertin se trouvait, par le fait de cette arrestation, dans une situation extrêmement délicate. Il était loin, on vient de le voir, d'abandonner l'homme éminent, objet de cette étrange persécution; mais il ne voulait pas davantage déserter le nouveau drapeau qu'il avait adopté, et le combat de ces deux sentiments, également vifs dans son âme, le mettait à la torture.

Il craignait de ne satisfaire qu'à demi son ancien ami, et adressait, le 18 au matin, le billet suivant à Mme Récamier, sur la raison et l'équité de laquelle il comptait pour adoucir M. de Chateaubriand:

M. BERTIN L'AÎNÉ À Mme RÉCAMIER.

«18 juin 1832.

«Madame,

«J'ai eu tout le temps de réfléchir pendant cette longue nuit au parti que j'ai pris; je suis convaincu que j'ai agi selon le devoir et l'amitié. Mais cela ne me console pas; et si M. de Chateaubriand ne partage pas ma conviction, je suis le plus malheureux des hommes.

«Je n'espère qu'en vous, en vous seule!

«Vive reconnaissance, respectueux dévoûment.

«BERTIN.

«P. S. Je serai à dix heures à la préfecture. Mon fils n'a pas vu M. de Montalivet. La lettre n'est pas dans le National

La lettre dont il est fait ici mention était de M. de Chateaubriand. M. Bertin la trouvait trop vive; il l'inséra dans les Débats, où on pourrait la voir, mais en y faisant quelques retranchements dont l'auteur ne se montra pas satisfait.

Cette terrible année 1832 devait être signalée par tous les fléaux. L'insurrection ensanglanta les rues de Paris après l'explosion du choléra et ses effrayants ravages. Le faubourg Saint-Germain, dans la rue de Sèvres en particulier, fut un des quartiers les plus ravagés par l'épidémie. Par un pressentiment que la mort n'a que trop justifié, Mme Récamier, dont l'âme était inébranlable devant le danger, que l'on a vue prodiguer sans effroi ses soins à des personnes atteintes de maladies contagieuses, avait une terreur invincible et presque superstitieuse du choléra. Elle quitta momentanément l'Abbaye-au-Bois à la reprise du fléau, et s'établit vers la fin de juillet chez Mme Salvage, rue de la Paix. Toute cette partie de la ville, par un caprice inexplicable de ce mystérieux fléau, avait été beaucoup plus épargnée que la rive gauche de la Seine.

Après des secousses et des calamités de tant d'espèces, l'âme et la santé également ébranlées, Mme Récamier se décida, au mois d'août et avant de rentrer à l'Abbaye-au-Bois, à faire un voyage en Suisse. Elle devait y retrouver M. de Chateaubriand, qui déjà parcourait les montagnes, et elle se rendit à Constance avec Mme Salvage.

Le château d'Arenenberg, que la duchesse de Saint-Leu avait acheté et arrangé, qu'elle habitait pendant la belle saison, et dont il a été plusieurs fois question dans les lettres que nous avons citées, domine le lac de Constance. Il était impossible à Mme Récamier de voyager en Suisse sans accorder quelques jours à une personne aimable et bonne, à laquelle on était d'autant plus tenu de témoigner des égards que sa position était plus difficile, et dont on pouvait sans arrière-pensée courtiser l'infortune, car rien alors n'était plus improbable qu'un retour de l'héritier de Napoléon à la suprême puissance.

La duchesse de Saint-Leu avait, l'année précédente, perdu son fils aîné Napoléon: celui-là même qui, en 1824, avait épousé à Florence sa cousine, la princesse Charlotte, seconde fille du comte de Survilliers, Joseph Bonaparte. On se rappelle que, lors du mariage de sa soeur aînée en 1822, l'intervention de Mme Récamier avait été invoquée afin d'obtenir du gouvernement français, en faveur du jeune ménage, une prolongation de séjour à Bruxelles. M. de Montmorency avait mis une grande courtoisie à se prêter à ce désir. M. de Chateaubriand, à son tour, soit comme ministre, soit comme ambassadeur, eut plusieurs fois l'occasion de montrer sa bienveillance à la reine Hortense et à d'autres membres de la famille proscrite.

On sait que les deux fils de la duchesse de Saint-Leu prirent une part active au soulèvement qui troubla la Romagne en 1831, et c'est au moment où cette tentative d'insurrection était réprimée par les Autrichiens, que le prince Charles-Napoléon mourut à Forli, le 17 mars, d'une rougeole, dont son plus jeune frère Louis fut lui-même atteint. Pour soustraire ce fils aux dangers qui le menaçaient, la reine Hortense l'enleva malade de l'Italie, et, traversant la France, malgré l'interdiction faite aux Bonaparte d'en fouler le sol, vint à Paris, vit le roi Louis-Philippe et son ministre M. Périer. Elle trouva dans le roi d'abord, et dans son gouvernement, tous les égards dus au malheur et au dévouement d'une mère. Elle reçut même du roi toutes les offres personnelles de service, mais le ministre ne consentit pas à ce que le séjour de la duchesse et de son fils se prolongeât au delà d'une semaine. Mme Récamier ne vit pas la reine Hortense pendant son séjour à Paris en 1831; elle n'en fut même avertie que plus tard par Mme Salvage.

Quoi qu'il en soit, la situation de la duchesse de Saint-Leu s'était aggravée par l'immixtion de ses fils aux troubles des Légations, et la douloureuse circonstance de la mort du prince Napoléon, que Mme Récamier avait connu à Rome en 1824, jeune, généreux et enthousiaste, était un motif de plus pour la déterminer à donner quelques jours à l'exilée d'Arenenberg.

M. de Chateaubriand, qui rejoignit son amie à Constance, accepta avec elle un dîner chez la duchesse de Saint-Leu. Il a raconté cet incident de son voyage en Suisse dans ses Mémoires d'Outre-Tombe.

La reine Hortense mit une gracieuse coquetterie dans l'hospitalité d'un moment que le hasard lui faisait offrir au fidèle serviteur des Bourbons, à l'ancien ministre de Louis XVIII, à l'auteur de l'immortel pamphlet qui avait si puissamment aidé à la chute du premier empire. Elle lut à Mme Récamier et à M. de Chateaubriand quelques fragments de ses propres Mémoires. Son établissement à Arenenberg était élégant, large sans faste, et ses manières à elle, simples et caressantes. Elle affichait, trop peut-être pour qu'on y ajoutât une foi entière, le goût de la vie retirée, l'amour de la nature et l'aversion des grandeurs. Ce ne fut pas sans quelque surprise, après toutes ces protestations de renoncement aux illusions de la fortune, que les visiteurs s'aperçurent du soin que la duchesse de Saint-Leu et toutes les personne de sa maison mettaient à traiter son fils, le prince Louis, en souverain; il passait partout le premier.

Le prince, poli, distingué, taciturne, parut à Mme Récamier tout différent de son frère aîné. Il fit pour elle à la sépia une vue du lac de Constance dominé par le château d'Arenenberg. Le premier plan est occupé par un pâtre adossé à un arbre, qui garde son troupeau et joue de la flûte.

Ce dessin, gracieux souvenir du passage de Mme Récamier chez la reine Hortense, emprunte un intérêt historique aux circonstances de la destinée du prince Louis-Napoléon. La signature de l'auteur a été apposée, depuis dix ans, à toute autre chose qu'à des bergeries.

À la fin de 1833, la duchesse de Saint-Leu se décida à publier sous ce titre: La reine Hortense en Italie, en France et en Angleterre pendant l'année 1831, un fragment de ses Mémoires. Tandis qu'elle s'occupait à en revoir l'impression, elle écrivait à Mme Récamier:

LA REINE HORTENSE À Mme RÉCAMIER.

«Ce 27 octobre 1833.

«Je ne veux pas laisser partir notre amie commune[87] sans vous parler de mes sentiments pour vous et du plaisir que j'aurais à vous revoir ici. J'espère que ce sera chez moi que vous viendrez dorénavant. Mme Salvage vous dira que j'ai pris mon grand parti de faire publier mon triste voyage en France. Je l'ai écrit cet hiver pour moi seule. Depuis que je l'ai lu, on me force à le rendre public; j'ai cédé, non sans peine, car je vous ai dit l'effet que je ressens lorsque je mets tout le monde dans la confidence de mes idées et de mes impressions. Il me semble que ce soit voler aux personnes que j'aime et que je distingue une confiance qui ne doit pas être jetée à chacun; c'est m'ôter aussi le plaisir des a-parte.

«J'éprouve d'avance un si grand embarras de cette publication, que je ressemble assez à une personne qui se déciderait à se montrer toute nue, sans se croire positivement bossue. Vous m'avouerez qu'il faut du courage, car la position est gênante. Enfin j'ai dit oui, et je dois supporter tous les inconvénients attachés au titre d'auteur. Je n'ai rien composé pourtant, et je me mets en danger d'être sifflée. Ce ne sera pas par vous, j'en suis bien sûre, et il m'est doux au contraire de penser que votre coeur comprendra le mien, et que vous porterez de l'intérêt à des douleurs que vous connaissez déjà.

«Grâce à vous, vos amis seront indulgents: voilà déjà bien de quoi me rassurer. Parlez-leur de moi, je vous prie, et recevez l'assurance de mes tendres sentiments.

«HORTENSE.»

M. Ballanche, resté à Paris avec M. et Mme Lenormant, était condamné à tous les ménagements d'une convalescence: car, sans avoir subi l'épidémie régnante, sa santé, toujours extrêmement frêle, avait été fort mauvaise toute cette année là.

Il adressait à la personne dont il lui était si pénible de ne point accompagner les pas des lettres fréquentes; nous citerons celle qui suivit immédiatement le départ.

M. BALLANCHE À Mme RÉCAMIER.

«18 août 1832.

«Onze heures sonnent, je n'ai point encore de vos nouvelles: demain les inquiétudes commenceraient. Mme Lenormant vous a écrit hier et vous a donné des nouvelles de toute sa famille. Quant à moi, le mieux continue; je commence à marcher, mais je ne veux pas abuser de ces premiers essais de mes forces.

«J'ai vu hier au soir M. de Latouche, nous avons beaucoup parlé de vous, nous avons aussi parlé de M. de Chateaubriand. Il m'a dit combien il préférerait que, sûr de sa renommée, M. de Chateaubriand l'acceptât purement et simplement. Il pense que Paris est encore la meilleure des retraites; que là il est mieux à sa place, beaucoup mieux, qu'il ne le serait partout ailleurs; qu'on lui saurait gré d'y consacrer son temps à sculpter en silence le dernier monument qu'il prépare, etc., etc.

«Il désire, et en cela je le crois l'expression du grand nombre, il désire que lui et vous, on vous sache à Paris cet hiver: lui, faisant ses Mémoires, vous, conciliant tous les partis, poétisant tous les sentiments.

«Le poëme de Sigour[88] est dans la Revue des Deux Mondes: je suis bien curieux de savoir l'effet que produira cette lecture sur les personnes qui ne connaissent pas encore le poëme.

«Un article sur l'Homme sans nom vient de paraître dans la Quotidienne. Ce qu'on y dit de plus remarquable, c'est que je ne suis pas de nature à être compris par beaucoup de gens. On renvoie l'auteur d'Antigone, d'Orphée, de l'Homme sans nom, par-devant M. Cousin.

«Hier, j'ai passé la soirée chez M. et Mme Lenormant avec Ampère. Nous nous sommes entretenus de vous, de vos bonnes pensées de retour. Mais ne nous laissez pas sans nouvelles.

«Nous nous désolions d'être sans lettre, au moment où je reçois la vôtre. Mille et mille actions de grâces! Nous sommes d'autant plus reconnaissants que nous savons toute la peine que vous avez à écrire; c'est du dévouement. J'en prends bien ma bonne part, puisque c'est à moi que vous avez écrit le premier.

«Vous êtes mille fois trop bonne de vous occuper de ma réclusion. Ce n'est pas là le fâcheux de mon affaire: ce qui est triste, c'est la pensée de vous savoir si loin. Enfin toute cette complication d'exil finira, et nous nous retrouverons dans cette Abbaye qui est le centre du monde, comme on le disait, vous savez, du temple de Delphes.»

Après sa visite au lac de Constance, Mme Récamier se rendit avec M. de Chateaubriand à Genève. Elle fit un pieux et douloureux pèlerinage au château de Coppet et au tombeau de Mme de Staël, et revint à Paris au mois d'octobre. M. et Mme de Chateaubriand, encore incertains s'ils abandonneraient la France, ou reviendraient à leurs pénates de la rue d'Enfer, étaient restés à Genève.

Le cabinet qu'on a nommé le ministère du 11 octobre venait de se former; après les hésitations et les dangers d'une direction qui, depuis la mort de Casimir Périer, inquiétait tous les bons esprits, il donnait enfin au gouvernement nouveau l'appui de talents éclatants, et, dans la personne de MM. de Broglie et Guizot, une garantie de durée au principe monarchique.

M. Guizot, en prenant le portefeuille de l'instruction publique, entreprit de réorganiser les établissements scientifiques placés sous sa direction, et notamment la bibliothèque royale. Tout en respectant le privilége que les traditions du passé et les décrets de la Convention avaient accordé aux grands établissements scientifiques, tels que le Muséum d'histoire naturelle, le Collége de France et la Bibliothèque, de se gouverner eux-mêmes, il introduisit dans leurs règlements d'utiles et nécessaires réformes. Ce fut à ce moment que M. Lenormant reçut le titre de conservateur adjoint au cabinet des médailles. Il alla donc, avec sa femme et sa jeune famille, prendre possession du logement auquel ce poste lui donnait droit dans les bâtiments de la Bibliothèque. C'était un avantage de position considérable, mais en même temps un sacrifice, profondément senti des deux côtés, que l'abandon de ces douces habitudes de tous les instants entre Mme Récamier et sa nièce, habitude que le mariage de celle-ci n'avait point interrompues. Mme Récamier fut pourtant la première à le conseiller; mais à partir de cette époque et comme compensation, chaque été réunit à la campagne, soit dans les environs de Paris, dans quelque habitation louée par Mme Récamier, soit en Normandie dans une modeste propriété de M. Lenormant, le cercle intime de l'Abbaye-au-Bois.

Si Mme Récamier mettait, dans ses moindres rapports avec les étrangers, dans ses relations les plus passagères, une grâce et une bonté sans égales, c'était surtout dans les habitudes de la vie intérieure et de famille que le charme de son caractère, l'enjouement de son esprit, l'égalité de son humeur et son désir constant de plaire lui assuraient un empire absolu. Avec un extrême abandon, elle avait horreur de la familiarité, et sa politesse ne l'abandonnait jamais, même avec ses domestiques; elle était à la fois très-discrète et parfaitement sincère, très-indulgente mais très-ferme; et lorsqu'un intérêt important, un sentiment de justice ou de devoir, la forçait à sortir de sa douceur accoutumée, personne ne savait donner une leçon d'une façon plus nette, plus directe et plus vive.

L'incertitude qui pesait sur la destinée de M. de Chateaubriand, ce qu'il y avait de précaire dans son avenir, la douleur si naturelle qu'il éprouvait à survivre à l'ordre de choses auxquelles il avait dévoué sa vie entière et son génie, oppressaient tristement Mme Récamier. En reportant sa pensée vers le saint ami de sa jeunesse, vers celui dont l'amitié et les conseils faisaient un si grand vide dans son âme, elle ne pouvait s'empêcher de trouver que la Providence, en rappelant M. de Montmorency avant la catastrophe de juillet, lui avait épargné une bien poignante déception. M. Ballanche, confident de ses inquiétudes, lui écrivait:

«Si M. de Chateaubriand pouvait prendre les choses générales en les dominant, je crois qu'il ferait beaucoup pour le bien de tous et pour son propre bien. Je persiste à croire qu'il faut se mettre au service des idées, et non au service des choses. Je trouve très-bien que M. de Chateaubriand abdique sa part dans l'action, mais je trouve qu'il a tort d'abdiquer sa part dans la spéculation.»

Mais M. de Chateaubriand était essentiellement un homme d'action, et un événement imprévu devait presque aussitôt l'y faire rentrer. Il était encore à Genève, lorsqu'il apprit l'arrestation de Mme la duchesse de Berry: cette nouvelle fit cesser ses irrésolutions; il accourut à Paris, sollicita des ministres l'honneur d'être un des défenseurs de la princesse captive, et ne pouvant défendre une femme qu'on ne voulait pas juger, mais qu'on espérait déshonorer, il publia son Mémoire sur la captivité de madame la duchesse de Berry. Tout le monde se souvient de l'éloquente péroraison qui termine cet écrit: «Madame, votre fils est mon roi.»

Cette brochure valut à M. de Chateaubriand un procès de presse, mais le jury rendit un verdict d'acquittement. Après sa sortie de Blaye, Mme la duchesse de Berry écrivit à M. de Chateaubriand, et lui demanda d'aller à Prague en son nom, de voir ses enfants, et d'annoncer au roi Charles X son mariage avec le comte Lucchesi Palli. Il n'avait garde de refuser la mission que lui confiait une femme malheureuse, et il partit pour la Bohême le 14 mai. Il écrivait de la route:

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«14 mai 1833.

«Écrivez toujours poste restante, et puis, si vous vous informez bien, vous trouverez quelques banquiers qui feront passer vos lettres par leurs correspondants.

«Dites à Mme de Boigne que je suis parti dans les idées les plus pacifiques, voulant empêcher toutes les petites intrigues, et arriver, s'il est possible, à des arrangements éventuels pour l'avenir, pourvu que le juste milieu n'aille pas m'attaquer et se montrer ennemi personnel.

«Quand la nouvelle de mon départ éclatera, que les journaux disent tout net et sans commentaire que je suis en effet allé à Prague, chargé d'une mission de la part de Mme la duchesse de Berry: veillez bien à cela.

«Que je suis malheureux de vous quitter! mais je serai revenu vite, et je vous écrirai de la chute du Rhin. À vous pour la vie! à vous, à vous!»

LE MÊME.

«Bâle, 17 mai 1833.

«Me voilà à Bâle sans accident. Vous y étiez l'année dernière. Vous avez vu passer ce beau fleuve qui va vous porter en France, un moment, de mes nouvelles.

«Les voyages me rendent toujours force, sentiment et pensée; je suis fort en train d'écrire le nouveau prologue d'un livre. J'ai lu Pellico[89] tout entier en courant. J'en suis ravi; je voudrais rendre compte de cet ouvrage, dont la sainteté empêchera le succès auprès de nos révolutionnaires, libres à la façon de Fouché. N'êtes-vous pas enchantée de la Zanze sotto i Piombi? et le petit sourd-muet? et le vieux geôlier Schiller, et les conversations religieuses par la fenêtre, et notre pauvre Maroncelli? et cette pauvre jeune femme du sopr'intendente, qui meurt si doucement? et le retour dans la belle Italie?

«Pellico avait des visions; je crois que le diable lui a montré quelques pages de mes Mémoires. Au surplus, son génie est peu italien, et il parle une langue différente de celle des anciens classiques de l'Italie. J'ai de la peine à lui passer ses gallicismes, ses chi che si fasse, ses désagréables parecchi, etc. Mais, bon Dieu! que vous dis-je là et quel rapport cela a-t-il au but de mon voyage? C'est ce maudit Rhin, qui a vu César, et qui rit de me voir courir après des empires.

     «Ne m'oubliez pas; n'oubliez pas de me rappeler à la mémoire de mes
     amis, et surtout de M. Ampère.

     «J'écrirai de je ne sais où, car je ne sais plus par où je dois
     aller. À bientôt.»

LE MÊME.

«Schaffhouse, samedi 18.

«Je viens de voir la chute du Rhin à cause de vous. Je n'ai pu que la regarder un moment, penser à vous et partir. Je n'ai pas couché une seule nuit. J'arriverai à ma destination lundi 20. Je n'espérais pas arriver avant le 24; c'est quatre jours gagnés sur mon retour. Mme de Sainte-Aulaire[90] passe aujourd'hui ici; nous n'allons pas au même roi. À bientôt. N'oubliez pas le souvenir aux amis de la petite chambre.

«Waldmünchen, 22 mai 1833.

«J'ai été arrêté ici faute de chevaux à cinquante lieues du but de mon voyage. J'ai perdu vingt-quatre heures; elles m'ont été bien utiles pour prendre un peu de repos, j'étais accablé de fatigues et de veilles. Je ne puis vous écrire que quelques mots en courant. Ce qu'il y a de sûr, c'est que je ne veux plus quitter mes amis, et qu'en voilà assez et trop de voyages. Je ne songe qu'à vous revoir: je compte les heures. À bientôt, j'espère. Mais quand saurai-je de vos nouvelles! que le temps est long!

«Parlez de moi à la petite société de l'Abbaye.»

M. de Chateaubriand arriva à Prague le 24 mai, il y passa trois jours. Il faut relire dans ses Mémoires le récit de sa visite au vieux roi exilé, aux enfants dont il parle avec un respect attendri et une grâce toute particulière. Ce récit restera comme un des morceaux les plus achevés de ces Mémoires, si diversement et si injustement appréciés, et qui renferment pourtant des beautés du premier ordre. La postérité, plus équitable que les contemporains, rendra à cet ouvrage son véritable rang.

Au moment de partir pour Carlsbad où se trouvait Mme la Dauphine, M. de
Chateaubriand écrit à Mme Récamier.

27 mai.

«C'est mercredi 29 que je pars pour Carlsbad. On me désire à Vienne; mais j'ai une telle envie de vous revoir avec la France, que je ne sais si je ferai cette course qui me retarderait de dix à onze jours. Dans tous les cas, j'espère ne pas passer mon mois. Il ne faut plus vous quitter.»

Mme Récamier passa l'été de 1833 à Passy où M. de Chateaubriand trouva la société de l'Abbaye-au-Bois réunie; mais lui-même ne tarda pas à repartir, appelé cette fois en Italie par la royale cliente qui avait placé sa cause entre ses fidèles mains.

Nous allons le suivre dans cette nouvelle excursion, grâce aux lettres qu'il adressait de la route à Mme Récamier.

M. DE CHATEAUBRIAND À Mme RÉCAMIER.

«Paris, lundi soir 2 septembre 1833.

«Ne pouvant vous voir demain matin, je vous écris ce soir pour vous dire adieu. Je suis bien moins ferme que dans le dernier voyage, bien qu'allant sous un plus beau ciel. Je vous laisse souffrante, et je n'ai pas de courage contre cela. Mme de Chateaubriand aussi n'est pas bien; enfin je suis tout troublé. Je me rassure en pensant qu'avant un mois, je serai revenu auprès de vous.

«Je vous écrirai, je vous rapporterai des notes. Mais c'est un grand malheur de vivre ainsi toujours dans l'avenir, quand il reste si peu de présent.

«Ce qui me désole encore plus, c'est que je serai bien longtemps sans recevoir de vos nouvelles. Risquez toujours quelques mots, poste restante, à Venise et à Milan. Si je n'y suis plus, je les ferai retirer.

«Aimez-moi un peu, pensez à moi. Vous savez que c'est toute ma vie et toute ma protection.

LE MÊME.

«Saint-Marc près Dijon, 4 septembre 1833.

«Le hameau où je suis arrêté pour dîner est solitaire et a une belle vue au soleil couchant, sur une campagne assez triste. C'est aujourd'hui, 4 septembre et non 4 octobre, que je suis né, il y a bien des années! Je vous adresse le premier battement de mon coeur; il n'y a aucun doute qu'il ne fût pour vous, quoique vous ne fussiez pas encore née.

«Je voudrais vous écrire longtemps; mais le pavé, sur cette route, m'a ébranlé la tête, et je souffre. Soyez en paix, vous me reverrez bientôt et tout sera fini.

     «Je jetterai ce billet à la poste en passant cette nuit à Dijon. Je
     serai après-demain matin, vendredi, à Lausanne, et dimanche à
     Milan.

LE MÊME.

«Domo d'Ossola, samedi soir 7 septembre.

«Je veux vous saluer en mettant le pied dans la belle Italie. Après-demain matin, je serai à Venise. J'ai eu un temps affreux et il pleut encore à verse. Je ne songe qu'à vous revoir. Pour des détails, n'en espérez pas; je tombe de sommeil et de lassitude. À la rapidité de ma marche, vous voyez que je n'ai pas couché. J'ai pourtant pris quelques notes, et j'ai eu dans le Jura, et ensuite sur le Simplon, un coup de vent que je ne donnerais pas pour cent écus. Je vous écrirai de Venise, de cette Venise où je me suis embarqué, il y a un siècle, pour Jérusalem. Pensez à moi, et guérissez-vous[91], pour vous promener avec moi dans le bois de Boulogne.»

LE MÊME.

«Venise, 10 septembre 1833.

«Je voudrais bien que vous fussiez ici. Le soleil, que je n'avais pas vu depuis Paris, vient de paraître. Je suis logé à l'entrée du grand canal, ayant la mer à l'horizon et sous ma fenêtre. Ma fatigue est extrême, et pourtant, je ne puis m'empêcher d'être sensible à ce beau et triste spectacle d'une ville si charmante et si désolée, et d'une mer presque sans vaisseaux. Et puis, les vingt-six ans écoulés à compter du jour où je quittai Venise, pour aller m'embarquer à Trieste pour la Grèce et Jérusalem! Si je ne vous rencontrais pas dans ce quart de siècle, que je dirais des choses rudes au siècle! Je n'ai rien trouvé pour me diriger ici: on est bien bon, mais bien étourdi. Je vais être obligé d'attendre des réponses de Florence. C'est donc huit jours à courir Venise: je les mettrai à profit, et à la Saint-François je vous montrerai tout cela. À vous, avec toute la douceur de ce climat si différent de celui des Gaules!

«Je ne suis point encore sorti de mon auberge. On faisait des prières pour la cessation de la pluie; elle a cessé à mon arrivée: c'est de bon augure. À bientôt.»

LE MÊME.

«Venise, 12 septembre 1833.

«J'ai fait hier une bien bonne journée, s'il y a de bonnes journées sans vous. J'ai visité le Palais Ducal, revu les palais du Grand Canal. Quels pauvres diables nous sommes, en fait d'art, auprès de tout cela! J'ai toutes sortes de projets dans la tête; je prends des notes, et c'est à cause de ces notes que je ne vous mande aucun détail, ne voulant point me répéter.

«Le Valery[92] est un très-bon guide, mais quand on est sur les lieux, on voit qu'il ne vous a rien fait voir. Ma mémoire, au reste, avait été si fidèle, qu'après vingt-six ans, je ne me trompe pas d'un pas ou d'un jugement sur un monument. Je conçois que lord Byron ait voulu passer de longues années ici. Moi, j'y finirais volontiers ma vie, si vous vouliez y venir. Mme de Chateaubriand aime Venise.

«Je suis toujours attendant des nouvelles[93]. J'en ai d'indirectes qui me font espérer être arrivé à temps. Dans quelques jours mon sort sera éclairci, et je retournerai vers vous.

«Aujourd'hui, je vais continuer mes courses: il me tarde devoir l'Assomption du Titien. On marche ici sur ses chefs-d'oeuvre; sa lumière est si juste, que, quand on regarde un de ses tableaux et ensuite le ciel, on ne s'aperçoit pas d'avoir passé de l'image à l'objet même. J'ai vu les bibliothécaires Betti et Gamba. Je ne sais si le comte Cicognara est ici. La Gazette de Venise ayant annoncé mon arrivée, je m'attends à faire quelque connaissance nouvelle. Êtes-vous retournée à vos bois et êtes-vous sur vos deux pieds? Je suis mangé ici des mêmes bêtes qui n'ont fait que vous piquer; Hyacinthe est presque aveugle. À bientôt. Je mets à vos pieds la plus belle aurore du monde qui éclaire le papier sur lequel je vous écris.

«N'oubliez pas tous nos amis.»

LE MÊME.

Venise, 15 septembre 1833.

«J'ai reçu hier votre lettre du 5. Je vous en rends un million de grâces; elle m'aurait encore fait plus de plaisir, si elle ne m'apprenait que vous souffrez. Je ne puis m'habituer à cette continuation de douleur pour un si petit accident. J'espère pourtant qu'à la date de ma lettre, vous êtes guérie, et peut-être retournée dans votre bois[94].

«Je vous ai écrit souvent, et même assez longuement; je vous ai dit que les notes que je prenais m'empêchaient d'entrer dans les détails. Je cours partout; je vais dans le monde: qu'en dites-vous? Je passe des nuits dans des cercles de dames: qu'en dites-vous? Je veux tout voir, tout savoir. On me traite à merveille; on me dit que je suis tout jeune, et l'on s'ébahit de mes mensonges sur mes cheveux gris. Jugez si je suis tout fier et si je crois à ces compliments! l'amour-propre est si bête! Mon secret est que je n'ai pas voulu garder ici ma sauvagerie, quand j'ai appris celle de lord Byron. Je n'ai pas voulu passer pour être la copie de l'homme dont je suis l'original. Je me suis refait ambassadeur.

«J'ai pris Venise autrement que mes devanciers; j'ai cherché des choses que les voyageurs, qui se copient tous les uns les autres, ne cherchent point. Personne, par exemple, ne parle du cimetière de Venise; personne n'a remarqué les tombes des juifs au Lido; personne n'est entré dans les habitudes des gondoliers, etc. Vous verrez tout cela.

«Je suis toujours sans nouvelles[95]; j'en attends le 18 ou le 19. Arrive ce que pourra, j'ai fait mon devoir. La Saint-François me verra auprès de vous.

«Toujours des souvenirs autour de vous. Toujours à vous et à jamais.»

LE MÊME.

«Ferrare, mercredi 18 septembre 1833.

«J'ai fait une course pour rencontrer la pauvre voyageuse. Arrivé cette nuit, je retourne ce soir à Venise, d'où je partirai enfin pour vous revoir. Vous sentez que j'ai à peine le temps de vous écrire un mot, pour vous avertir de mes mouvements, et pour vous dire que partout je pense à vous. Je suis ici auprès des amours, de la folie et de la prison de votre poëte. Priez pour moi. Peut-être trouverai-je quelques lignes de vous à Venise avant de quitter cette ville, où je voudrais que l'on m'exilât avec vous.

«Jeudi 19.

«Tout est changé. On veut absolument que j'aille jusqu'au terme du voyage où l'on n'ose arriver sans moi. Toutes mes résistances ont été inutiles; il a fallu me résigner. Je pars donc. Cela prolongera mon absence d'un mois. Je vais envoyer Hyacinthe à Paris, qui vous portera une longue lettre et des détails. Rien ne m'a plus coûté dans ma vie que ce dernier sacrifice, si ce n'est celui de ma démission de Rome.»

LE MÊME.

«Padoue, ce 20 septembre 1833.

«Je vous ai écrit hier de Ferrare le changement survenu dans ma marche. Je voulais envoyer Hyacinthe à Paris vous porter des détails, mais je serais resté tout seul, et j'ai besoin de lui pour mille choses. Vous n'aurez donc que cette lettre. On ne voulait pas faire le grand voyage sans moi, on n'osait pas se présenter seule; on m'a supplié d'achever mon oeuvre de réconciliation. Tant de malheur, de courage et de grandeur déchue, se réfugiant dans ma chétive vie, ont vaincu ma résistance; après avoir montré tous les inconvénients pour moi et pour les autres de cette résolution, on s'est obstiné, et je n'ai plus eu qu'à obéir. J'ai mis dans mes conditions que je serais libre aussitôt que j'aurais touché le but, et que je pourrais à l'instant retourner à Paris, c'est-à-dire auprès de vous. Vous me reverrez le 15 d'octobre. C'est bien dommage! J'espérais faire la Saint-François dans mon infirmerie avec mes vieux prêtres et recevoir de vous ma bonne fête. J'étais assez content de ma course italienne. À Venise, imaginez-vous que j'avais retrouvé la Zanze! et que j'étais à la découverte du plus beau roman du monde! L'histoire est venue l'étrangler; enfin, vous en verrez le premier chapitre.

«Écrivez-moi, je vous en supplie, un mot poste restante [96] vous m'écriviez au mois de mai. Je voudrais vous savoir guérie. Je n'ai pas besoin de vous recommander mes intérêts ou plutôt les nôtres, et de veiller aux interprétations, sans les prévenir.

«Toujours souvenirs à nos jeunes amis; à vous des hommages qui sont un culte.

«Je pars ce soir de Padoue. Je devance mon illustre suppliante, avec une lettre pour le terrible tuteur. Je vous écrirai quelques lignes de la route.»

LE MÊME.

«Willach en Carinthie, 22 septembre.

«Me voilà au tiers de ma route. Je vous ai écrit de Ferrare et de Padoue. On a ignoblement empêché ma malheureuse cliente de passer. Je vais embrasser son fils pour elle et porter une lettre de plainte. Le beau rôle me reste toujours; j'en suis bien aise pour vous.

«J'aurais bien des choses curieuses à vous dire. À bientôt.»

«Prague, 26 septembre.

«J'arrive. Mme de Berry est restée en Italie faute de passe-port. Les affaires vont mal ici; je vais voir si je ne les rétablirai pas. À bientôt. À vous, à vous.»

LE MÊME.

«Prague, 29 septembre 1833.

«Me voilà échappé aux honneurs, aux dévouements et à l'absence. Dès le 12 du mois prochain, je serai rendu à notre petite société, à nos habitudes, à nos travaux, et à vous que l'absence me rend toujours plus chère, et plus impatient de retrouver. J'ai été un moment au désespoir. Je ne voyais plus de terme au voyage; il a fallu tout un roman pour amener un dénoûment si brusque. Attendez-vous à des merveilles. Ce soir même, je pars pour l'Abbaye-au-Bois. Comme je suis très-fatigué de la rapidité et de la longueur de mes courses, je serai obligé de m'arrêter à présent la nuit, ce qui me retiendra quelques jours de plus sur les chemins.

«J'espère vous trouver délivrée de vos maux. Si vous n'êtes pas tout à fait guérie, nous vous soignerons comme ce que nous avons de plus précieux au monde. À bientôt. N'oubliez pas nos jeunes amis. À vous. Vous le savez bien, tout à vous.»

LE MÊME.

«Paris, dimanche 6 octobre 1833.

«Si je pouvais faire un pas au delà de mes quinze cents lieues, je le ferais pour vous et j'irais à Passy, mais je suis au bout de mes forces. Le voyage a fixé mes incertitudes. Je ne puis rien pour ces gens-là. Prague proscrit Blaye, et moi, pauvre serviteur, je suis obligé d'employer ma petite autorité pour faire lever des ordres odieux. Les pauvres jeunes gens légitimistes, qui ont été pour complimenter Henri, ont été reçus comme des chiens. Enfin j'ai des milliers de choses étranges à vous dire. Demain, j'irai vous voir.

«Mme de Chateaubriand m'a dit que les journaux avaient parlé de mes voitures et de ma suite en traversant la Suisse, d'où ils concluaient mes richesses. Vous les connaissez: mon trésor, c'est vous, et ma suite votre souvenir.

«Quel misérable pays pourtant, que celui où un honnête homme ne peut être à l'abri, même de sa pauvreté! Ces messieurs supposent que je me vends comme eux.

«À demain; vous revenez mardi, nous voilà encore réunis!»

Ce second voyage de M. de Chateaubriand à Prague marque le terme de sa vie politique. Désormais rentré dans la carrière littéraire, spectateur quelquefois sévère, jamais indifférent, des destinées de son pays, il achèvera sa noble existence dans une retraite où le travail, l'amitié, les espérances religieuses de plus en plus puissantes sur son coeur, l'aideront à supporter la servitude de l'âge et des infirmités.

Neuf ans plus tard, en 1843, obéissant à la voix de son jeune roi, il quittera la France et ira saluer à Londres l'héritier de tant de siècles glorieux; mais alors le poids de l'âge se fera péniblement sentir, et dans la personne du plus illustre défenseur de sa maison. M. le comte de Chambord ne devra trouver d'intacts que le génie et le dévouement.

De 1834 jusqu'à sa mort, M. de Chateaubriand ne s'éloigna donc, pour ainsi dire, plus de Mme Récamier, ou du moins ses absences furent de très-courte durée. Le nombre des lettres qu'il lui adressa pendant ces quatorze années fut pourtant considérable; on y remarque une affection toujours croissante, un mouvement d'esprit plus libre, plus d'abandon que jamais, et dans les jugements qu'il porte sur les événements et sur les personnes, beaucoup moins d'amertume et de sévérité qu'il n'en a mis dans ses Mémoires. C'est qu'il se laissait aller à la pente naturelle de son caractère, dans lequel, à travers une disposition à l'ennui et une mélancolie qui lui revenait sans cesse, il y avait néanmoins un fonds de sérénité et de bonhomie.

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